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Actes et Paroles, Volume 4: Depuis l'Exil 1876-1885

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I

LE CINQUANTENAIRE D'HERNANI
—26 FÉVRIER—

Extrait du Rappel:

Nous sortons d'un banquet dont se souviendront longtemps tous ceux qui ont eu l'honneur et le bonheur d'y assister.

On rendait à Victor Hugo, à l'occasion du soixante-dix-huitième anniversaire de sa naissance et du cinquantenaire d'Hernani, le dîner qu'il avait donné à la centième représentation de la dernière reprise du chef-d'oeuvre qui ne quittera plus le répertoire du Théâtre-Français.

La plus grande salle de l'hôtel Continental était aussi pleine qu'elle peut l'être.

Citons, au hasard de la mémoire, les noms des convives qui nous reviennent.

Victor Hugo avait à sa droite doña Sol, Mlle Sarah Bernhardt.

La Comédie-Française était représentée par Mlle Sarah Bernhardt et par
MM. Mounet-Sully, Worms, Maubant, etc.

L'administrateur général, M. Émile Perrin, avait été retenu par un deuil de famille.

La politique avait pour représentants: MM. Louis Blanc, Laurent
Pichat, Édouard Lockroy, Clémenceau, Georges Périn, Spuller, Emmanuel
Arago, Émile Deschanel, Camille Sée, Noël Parfait, Laisant, Henri de
Lacretelle, etc.

Le Rappel y était dans la personne de MM. Auguste Vacquerie, Paul
Meurice, Ernest d'Hervilly, Ernest Blum, Émile Blémont.

Les autres journaux avaient pour les représenter MM. Francisque
Sarcey, Jourde, Isambert, Hébrard, Henri Martin, Edmond Texier, Henry
Maret, Camille Pelletan, Jules Claretie, Pierre Véron, Charles Bigot,
Edmond About, de Molinari, Louis Ulbach, Auguste Vitu, Aurélien
Scholl, Dalloz, Adolphe Michel, Escoffier, Léon Bienvenu, Charles
Monselet, Arnold Mortier, Maurice Talmeyr, Armand Gouzien, Le
Reboullet, Alexis Bouvier, Louis Leroy, Charles Canivet, Édouard
Fournier, Stoullig, Paul Foucher, Clément Caraguel, Mayer, Bonboure,
Gaston Bérardi, Dumont, Paul Démény, Jean Walter, Achille Denis, Henri
Salles, Eugène Montrosier, Raoul Toché, Renaut, René de Pontjest,
Émile Abraham, A. Spoll, etc.

Nous n'avons garde d'oublier MM. Émile Augier, Paul de Saint-Victor,
Théodore de Banville, François Coppée, Alphonse Daudet, Henri de
Bornier, Arsène et Henri Houssaye, Édouard Thierry, Calmann Lévy, A.
Quantin, Lemerre, Méaulle, Jacques Normand, Voillemot, Catulle Mendès,
Hetzel, Carjat, Eugène Ritt, Paul Deroulède, le comte d'Ideville, le
prince Lubomirsky, Pierre Elzéar, Jean Aicard, Benjamin Constant,
Alfred Gassier, Philippe Burty, Émile Allix, Lecanu, Paul Viguier,
Édouard Blau, E. Wittmann, Moreau-Châlon, Léon Bocher, Georges Peyrat,
de Reinach, Gustave Rivet, Paul Bourdon, Clovis Hugues, Alfred Talon,
Adolfo Calzado, Bertie Marriott, Crawford, Alphonse Duchemin, Duret,
Campbell-Clarke, Mme Edmond Adam.

En face de Victor Hugo était son petit-fils Georges, avec Pierre et Jacques Lefèvre, les deux fils d'Ernest Lefèvre et les deux petits-neveux d'Auguste Vacquerie.

Au dessert, M. Émile Augier s'est levé et a prononcé le toast suivant:

Cher et glorieux maître,

Combien, parmi ceux qui vous offrent cette fête, combien n'avaient pas atteint l'âge d'homme, combien même n'étaient pas nés le jour où éclatait sur la scène française l'oeuvre immortelle dont nous célébrons aujourd'hui le cinquantième anniversaire.

Les premiers artistes qui ont eu l'honneur de l'interpréter ont tous disparu; ils ont été deux fois et brillamment remplacés; les générations se sont succédé, les gouvernements sont tombés, les révolutions se sont multipliées; l'oeuvre a survécu à tout et à tous, de plus en plus acclamée, de plus en plus jeune….

Et il semble qu'elle ait communiqué au poète quelque chose de son éternelle jeunesse! Le temps n'a pas pas de prise sur vous, cher maître; vous ne connaissez pas de déclin; vous traversez tous les âges de la vie sans sortir de l'âge viril; l'imperturbable fécondité de votre génie, depuis un demi-siècle et plus, a couvert le monde de sa marée toujours montante; les résistances furieuses de la première heure, les aigres rébellions de la seconde se sont fondues dans une admiration universelle; les derniers réfractaires sont rentrés au giron; et vous donnez aujourd'hui ce rare et magnifique spectacle d'un grand homme assistant à sa propre apothéose et conduisant lui-même le char du triomphe définitif que ne poursuit plus l'insulteur.

Quand La Bruyère, en pleine Académie, saluait Bossuet père de l'Église, il parlait d'avance le langage de la postérité; vous, cher maître, c'est la postérité même qui vous entoure ici, c'est elle qui vous salue et vous porte ce toast:

Au père!

Il nous serait impossible de rendre l'émotion produite par ces belles et généreuses paroles. Quand l'auteur de tant d'oeuvres applaudies, et si justement, a si modestement et si dignement parlé des «réfractaires rentrés au giron», il y a eu, dans l'explosion des applaudissements, en même temps qu'une vive admiration pour l'orateur, une profonde cordialité pour l'homme.

Le deuxième toast a été porté, au nom de la Comédie-Française, par M.
Delaunay:

Messieurs,

En l'absence du notre administrateur général, retenu par un deuil de famille, permettez-moi, comme l'un des doyens de la compagnie, de prendre la parole au nom de la Comédie-Française et de porter un toast à l'hôte illustre qui a bien voulu se rendre à notre appel.

Que souhaiter à M. Victor Hugo? Il a lassé la renommée, on a épuisé pour lui toutes les formules de la louange, il a touché à tous les sommets. Qu'il ajoute de longues années à cette longue et prodigieuse carrière faite de gloire et de génie! Tel doit être le seul voeu de tous nos coeurs.

Il en est bien encore un autre! Mais j'ose à peine le formuler, messieurs, et pourtant il aurait, j'en suis sûr, votre approbation unanime. Aux drames merveilleux, à ces chefs-d'oeuvre qui sont dans toutes les mémoires, le maître en a ajouté d'autres qu'il tient secrets et qu'il dérobe à notre admiration. Qu'il entende au moins une fois l'immense cri de joie qui saluerait l'apparition d'une nouvelle oeuvre dramatique signée de ce nom resplendissant: Victor Hugo!

Voulez-vous vous unir à moi, messieurs? C'est peut-être un moment unique et favorable pour lui demander, pour le supplier d'ouvrir, ne fût-ce qu'une fois, la porte de son trésor.

Les applaudissements ont associé tout l'auditoire au voeu si bien exprimé par l'éminent comédien qui a tant de titres à parler au nom de la Comédie-Française.

Les battements de mains n'avaient pas cessé, lorsque M. Francisque
Sarcey a repris pour son compte le voeu que venaient d'exprimer M.
Delaunay par son discours et tous les assistants par leurs battements
de mains.

Nous regrettons de n'avoir pas le texte du discours de l'éminent critique du Temps. Disons seulement qu'il a été spirituellement bon enfant quand il a reconnu avoir été un de ces réfractaires dont avait parlé Émile Augier, et qu'il a eu des paroles émues et touchantes quand il a déclaré que sa conviction, pour avoir été tardive, n'en était que plus raisonnée et plus inébranlable.

Après l'éloquente causerie de M. Francisque Sarcey, Mlle Sarah Bernhardt a redit les beaux vers de François Coppée, la Bataille d'Hernani, qui ont eu à l'hôtel Continental le même succès qu'ils venaient d'avoir au Théâtre-Français.

On a acclamé ces vers si vrais:

    Désormais tu confonds Chimène et doña Sol,
    Et tu sais bien, alors qu'un chef-d'oeuvre se trouve,
    Que Molière sourit et que Corneille approuve.
    Au firmament de l'art où tu les mets tous deux,
    Hugo depuis longtemps rayonne à côté d'eux.

Les applaudissements ont redoublé à ce beau vers:

Vieux chêne plein d'oiseaux, sens tressaillir tes branches!

Et à celui-ci:

Ton front marmoréen et fait pour le laurier.

Victor Hugo a pris alors la parole:

J'ai devant moi la grande presse française.

Les hommes considérables qui la représentent ici ont voulu prouver sa concorde souveraine et montrer son indestructible unité. Vous vous ralliez tous pour serrer la main du vieux combattant qui a commencé avec le siècle et qui continue avec lui. Je suis profondément ému. Je remercie.

Toutes ces grandes et nobles paroles que vous venez d'entendre ajoutent encore à mon émotion.

Les journaux, dans ces derniers jours, ont souvent répété certaines dates.—26 février 1802, naissance de l'homme qui parle à cette heure; 25 février 1830, bataille d'Hernani; 26 février 1880, la date actuelle. Autrefois, il y a cinquante ans, l'homme qui vous parle était haï; il était hué, exécré, maudit. Aujourd'hui … aujourd'hui, il remercie.

Quel a été, dans cette longue lutte, son grand et puissant auxiliaire?

C'est la presse française.

Messieurs, la presse française est une des maîtresses de l'esprit humain. Sa tâche est quotidienne, son oeuvre est colossale. Elle agit à la fois et à toute minute sur toutes les parties du monde civilisé; ses luttes, ses querelles, ses colères se résolvent en progrès, en harmonie et en paix. Dans ses préméditations, elle veut la vérité; par ses polémiques, elle fait étinceler la lumière.

Je bois à la presse française, qui rend de si grands services et qui remplit de si grands devoirs.

Les acclamations et les cris de: Vive Victor Hugo! qui avaient interrompu plusieurs fois le grand poète populaire et national, ont éclaté alors avec une énergie incomparable, et n'ont cessé que lorsqu'il a fallu se lever de table pour passer dans les salons, dont un était moins un salon qu'un jardin; M. Alphand, voulant participer à l'hommage qu'on rendait au génie, l'avait magnifiquement et artistement empli d'admirables fleurs.

On a complimenté les orateurs, on a causé, et ainsi s'est terminé ce banquet, qui est plus qu'un banquet exceptionnel, qui est un banquet unique.

II

DEUXIÈME DISCOURS POUR L'AMNISTIE
SÉANCE DU SÉNAT DU 3 JUILLET

Je ne veux dire qu'un mot.

J'ai souvent parlé de l'amnistie, et mes paroles ne sont peut-être pas complètement effacées de vos esprits; je ne les répéterai point.

Je vous laisse vous redire à vous-mêmes ce qui a été dit, dans tous les temps, contre l'amnistie et pour l'amnistie, dans les deux ordres de faits, dans l'ordre politique et dans l'ordre moral.—Dans l'ordre politique, toujours les mêmes crimes reprochés par un côté à l'autre côté; toujours, à toutes les époques, quels que soient les accusés, quels que soient les juges, les mêmes condamnations, sur lesquelles on entrevoit au fond de l'ombre ce mot tranquille et sinistre: les vainqueurs jugent les vaincus.—Dans l'ordre moral, toujours le même gémissement, toujours la même invocation, toujours les mêmes éloquences, irritées ou attendries, et, ce qui dépasse toute éloquence, des femmes qui lèvent les mains au ciel, des mères qui pleurent. (Sensation.)

J'appellerai seulement votre attention sur un fait.

Messieurs, le 14 juillet est la grande fête; votre vote aujourd'hui touche à cette fête.

Cette fête est une fête populaire; voyez la joie qui rayonne sur tous les visages, écoutez la rumeur qui sort de toutes les bouches. C'est plus qu'une fête populaire, c'est une fête nationale; regardez ces bannières, entendez ces acclamations. C'est plus qu'une fête nationale, c'est une fête universelle; constatez sur tous les fronts, anglais, hongrois, espagnols, italiens, le même enthousiasme; il n'y a plus d'étrangers.

Messieurs, le 14 juillet, c'est la fête humaine.

Cette gloire est donnée à la France, que la grande fête française, c'est la fête de toutes les nations.

Fête unique.

Ce jour-là, le 14 juillet, au-dessus de l'assemblée nationale, au-dessus de Paris victorieux, s'est dressée, dans un resplendissement suprême, une figure, plus grande que toi, Peuple, plus grande que toi, Patrie,—l'Humanité! (Applaudissements.)

Oui, la chute de cette Bastille, c'était la chute de toutes les bastilles. L'écroulement de cette citadelle, c'était l'écroulement de toutes les tyrannies, de tous les despotismes, de toutes les oppressions. C'était la délivrance, la mise en lumière, toute la terre tirée de toute la nuit. C'était l'éclosion de l'homme. La destruction de cet édifice du mal, c'était la construction de l'édifice du bien. Ce jour-là, après un long supplice, après tant de siècles de torture, l'immense et vénérable Humanité s'est levée, avec ses chaînes sous ses pieds et sa couronne sur sa tête.

Le 14 juillet a marqué la fin de tous les esclavages. Ce grand effort humain a été un effort divin. Quand on comprendra, pour employer les mots dans leur sens absolu, que toute action humaine est une action divine, alors tout sera dit, le monde n'aura plus qu'à marcher dans le progrès tranquille vers l'avenir superbe.

Eh bien, messieurs, ce jour-là, on vous demande de le célébrer, cette année, de deux façons, toutes deux augustes. Vous ne manquerez ni à l'une ni à l'autre. Vous donnerez à l'armée le drapeau, qui exprime à la fois la guerre glorieuse et la paix puissante, et vous donnerez à la nation l'amnistie, qui signifie concorde, oubli, conciliation, et qui, là-haut, dans la lumière, place au-dessus de la guerre civile la paix civile. (Très bien!—Bravos.)

Oui, ce sera un double don de paix que vous ferez à ce grand pays: le drapeau, qui exprime la fraternité du peuple et de l'armée; l'amnistie, qui exprime la fraternité de la France et de l'humanité.

Quant à moi,—laissez-moi terminer par ce souvenir,—il y a trente-quatre ans, je débutais à la tribune française,—à cette tribune. Dieu permettait que mes premières paroles fussent pour la marche en avant et pour la vérité; il permet aujourd'hui que celles-ci,—les dernières, si je songe à mon âge, que je prononcerai parmi vous peut-être,—soient pour la clémence et pour la justice. (Profonde émotion et vifs applaudissements.)

III

L'INSTRUCTION ÉLÉMENTAIRE

—1er AOUT—

La Société pour l'instruction élémentaire (enseignement laïque), fondée en 1814 par J.-B. Say et Carnot, distribuait, dans la salle du Trocadéro, ses prix et récompenses, et célébrait en même temps son 65e anniversaire.

Victor Hugo présidait. Il a prononcé, en ouvrant la séance, le discours qui suit:

Il y a un combat qui dure encore, un combat désespéré, un combat suprême, entre deux enseignements, l'enseignement ecclésiastique et l'enseignement universitaire. J'ai proposé, il y a trente ans, à la tribune de l'Assemblée législative, une solution du problème. Cette solution, qui était la vraie, a été repoussée par la réaction, qui a dû en partie peut-être à ce refus son désastreux triomphe.

Aujourd'hui, messieurs, je veux rester dans le calme philosophique. Vous avez pu remarquer que, pour caractériser les deux enseignements qui se querellent, je n'ai voulu employer que les qualificatifs dont ils se désignent eux-mêmes: ecclésiastique, universitaire; j'ai laissé de côté, vieux combattant, ces expressions vivement populaires dont la polémique actuelle se sert avec tant d'éclat. Ne mettons pas de colère dans les mots, il y a assez de colère dans les choses. L'avenir avance, le passé résiste; la lutte est violente, les efforts sont quelquefois excessifs; modérons-les. La certitude du triomphe se mesure à la dignité du combat; la victoire est d'autant plus certaine qu'elle est plus tranquille. (Bravos.)

Quelle fête célébrons-nous ici? La fête d'une société pour l'enseignement élémentaire.

Qu'est-ce que cette société? Je vais tâcher de vous le dire.

Elle s'occupe peu de ce qui occupe particulièrement l'école ecclésiastique dont je viens de vous parler; cette société est absorbée, d'abord par ce premier art, lire et écrire, puis par l'histoire, la géographie, la morale, la littérature, la cosmographie, l'hygiène, l'arithmétique, la géométrie, le droit usuel, la chimie, la physique, la musique. Pendant que l'enseignement ecclésiastique, inquiet pour l'erreur dont il est l'apôtre, entre en folie et pousse des cris de guerre et de rage, cette société, profondément calme, se tourne vers les enfants, les mères et les familles, et se laisse pénétrer par la sérénité céleste des choses nécessaires; elle travaille. (Applaudissements.)

Elle travaille; elle élève des esprits. Elle n'enseigne rien de ce qu'il faudra plus tard oublier; elle laisse blanche la page où la conscience, éclairée par la vie, écrira, quand l'heure sera venue. (Bravos répétés.)

Elle travaille. Que produit-elle? Écoutez, messieurs. Elle va donner, cette année:

Trois médailles de vermeil,

Trente-cinq médailles d'argent,

Cent dix médailles de bronze,

Deux cent dix-huit mentions honorables,

Et quinze cent quatrevingt-dix certificats d'études.

Ici, j'entends un cri unanime: Grand succès! Messieurs, j'aime mieux dire: Grand effort!

Ce mot, grand effort, fait mieux que satisfaire l'amour-propre, il engage l'avenir.

Oui, un noble, puissant et généreux effort! Et aucune bonne volonté n'est inutile à la marche de l'humanité. La somme du progrès, qu'est-ce? le total de nos efforts.

Je suis un de ces passants qui vont partout où il y a un conseil à donner ou à recevoir, et qui s'arrêtent émus devant ces choses saintes, l'enfance, la jeunesse, l'espérance, le travail. On se sent satisfait et tranquillisé, quand on est de ceux qui s'en vont, de pouvoir, de ce point extrême de la vie, jeter au loin les yeux sur l'horizon, et dire aux hommes:

«Tout va bien. Vous êtes dans la bonne voie. Le mal est derrière vous, le bien est devant vous. Continuez. Les volontés suprêmes s'accomplissent.» (Vive sensation.)

Messieurs, nous achevons un grand siècle.

Ce siècle a vaillamment et ardemment produit les premiers fruits de cette immense révolution qui, même lorsqu'elle sera devenue la révolution humaine, s'appellera toujours la Révolution française. (Bravos prolongés.)

La vieille Europe est finie; une nouvelle Europe commence.

L'Europe nouvelle sera une Europe de paix, de labeur, de concorde, de bonne volonté. Elle apprendra, elle saura. Elle marchera à ce but superbe: l'homme sachant ce qu'il veut, l'homme voulant ce qu'il peut. (Applaudissements.)

Nous ne ferons entendre que des paroles de conciliation. Nous sommes les ennemis du massacre qui est dans la guerre, de l'échafaud qui est dans la pénalité, de l'enfer qui est dans le dogme; mais notre haine ne va pas jusqu'aux hommes. Nous plaignons le soldat, nous plaignons le juge, nous plaignons le prêtre. Grâce au glorieux drapeau du 14 juillet, le soldat est désormais hors de notre inquiétude, car il est réservé aux seules guerres nationales; on ne ment pas au drapeau. Notre pitié reste sur le prêtre et sur le juge. Qu'ils nous fassent la guerre, nous leur offrons la paix. Ils veulent obscurcir notre âme, nous voulons éclairer la leur. Toute notre revanche, c'est la lumière. (Longue acclamation.)

Allez donc, je ne me lasserai pas de le redire, allez, et efforcez-vous, vous tous, mes contemporains! Que personne ne se ménage, que personne ne s'épargne! Faites chacun ce que vous pouvez faire. L'Être immense sera content. Il égalise l'importance des résultats devant l'énergie des intentions. L'effort du plus petit est aussi vénérable que l'effort du plus grand. (Bravos.)

Allez, marchez, avancez. Ayez dans les yeux la clarté de l'aurore. Ayez en vous la vision du droit, la bonne résolution, la volonté ferme, la conscience, qui est le grand conseil. Ayez en vous—c'est par là que je termine—ces deux choses, qui toutes deux sont l'expression du plus court chemin de l'homme à la vérité, la rectitude dans l'esprit, la droiture dans le coeur. (Triple salve d'applaudissements. Cri unanime de: Vive Victor Hugo! Toute la salle se lève et fait une ovation à l'orateur.)

IV

LA FÊTE DE BESANÇON
—27 DÉCEMBRE 1880—

En mai 1879, M. le sénateur Oudet, maire de Besançon, transmettait à Victor Hugo un extrait d'une délibération du conseil municipal de Besançon, lequel décidait:

«Une plaque en bronze sera placée sur la façade et contre le jambage séparatif des deux fenêtres de la chambre où est né Victor Hugo, au premier étage de la maison Arthaud; cette plaque portant une inscription qui rappellera la naissance de notre illustre compatriote.

«La rue du Rondot-Saint-Quentin recevra à l'avenir le nom de rue
Victor Hugo.»

En conséquence de cette décision, la ville de Besançon célébrait, le 27 décembre 1880, par une fête en l'honneur de Victor Hugo, l'inauguration de la plaque commémorative.

A une heure, le cortège officiel se réunissait à l'hôtel de ville: le maire, M. Beauquier, député, M. Alfred Rambaud, délégué du ministre de l'instruction publique, les professeurs, les magistrats, les généraux, etc.

Paul Meurice, venu de Paris, représentait Victor Hugo.

Le cortège s'est dirigé vers la maison natale de Victor Hugo.

Le Rappel donne ce récit de la journée:

… La foule est immense sur la place du Capitole, sur les balcons, aux fenêtres.

Une vaste estrade a été dressée, toute fleurie d'arbustes charmants. Elle est recouverte d'un haut pavillon, constellé des initiales V.H. sur fond d'or.

En face de l'estrade, la maison où est né Victor Hugo.

Cette maison, qu'habitait en 1802 le commandant Hugo, père du poète de la Légende des Siècles, s'élève dans la Grande-Rue qui conduit à la citadelle. Une place, ornée d'une fontaine, monumentale, s'étend devant la maison célèbre.

La maison a deux étages et cinq fenêtres de front. Les deux fenêtres, à droite de la porte d'entrée, au premier étage, éclairent une vaste chambre, celle où Victor Hugo est né.

Le large toit flamand a deux rangées de mansardes espagnoles, surmontées de frontons terminés par des boules de pierre. L'une de ces boules, celle du milieu, se termine par trois feuilles de chêne en granit sculpté. Celui qui a sculpté ces feuilles de chêne savait-il quel grand front elles couronneraient?

Les fenêtres sont aujourd'hui remplies de larges camélias en fleurs et surmontées d'écussons peints et dorés sur lesquels on lit: Hernani—Ruy Blas—Les Orientales, etc.

Une immense guirlande de bois émaillée de roses brode la frise et la corniche du toit et encadre en retombant la sixième croisée du premier étage, qui est du quinzième siècle.

Cette ouverture étrange, formée de deux croisées jumelles à ogive, fait partie de la maison voisine; mais elle appartenait alors à l'appartement du commandant Léopold Hugo, et encore aujourd'hui la chambre sur laquelle elle s'ouvre est annexée à l'immeuble du présent propriétaire.

Ainsi, la maison où Victor Hugo est né, située sur l'emplacement d'un ancien capitole romain, donne la main à une maison contemporaine de Notre-Dame de Paris.

Autre coïncidence: à dix mètres de cette maison illustre se dresse une magnifique colonnade antique qui a été retrouvée en 1870 avec plusieurs chapiteaux et fragments de statues antiques. Ces restes d'un ancien théâtre romain semblent être sortis de terre pour saluer le glorieux représentant du théâtre moderne.

A quelques pas se dresse un arc de triomphe du temps de Marc-Aurèle.

Le maire, le préfet, les députés, les généraux, les universitaires, le premier président, Paul Meurice, montent sur l'estrade.

M. Oudet prononce, au milieu des applaudissements, un chaleureux discours, dont voici les principaux passages:

Le père de Victor Hugo revint de la campagne du Rhin chef de bataillon; et, dans les premiers mois de 1801, il fut appelé en cette qualité au commandement du 4e bataillon de la 20e demi-brigade, alors en garnison à Besançon.

A cette époque, Jacques Delelée, aide de camp de Moreau, était rentré à Besançon, où il habitait avec sa jeune femme. Peu de nos contemporains ont connu le commandant Delelée, décédé en 1810, à l'armée de Portugal, à l'âge de quarante-neuf ans; mais plusieurs de ceux qui m'entourent se souviennent de sa veuve, Mme Delelée, morte le 17 mars 1850, et d'un frère de celle-ci, le capitaine Dessirier, décédé en cette ville depuis quelques mois seulement. Si donc nous n'avons plus aujourd'hui les témoins des événements que nous allons raconter, du moins nous en tenons le récit de première main.

Delelée était l'ami du commandant Hugo, qui descendit chez lui et profita de celle hospitalité pendant deux ou trois mois, d'après l'affirmation que m'en donnait le capitaine Dessirier lui-même, peu de temps avant sa mort. Mais le commandant, ayant appelé près de lui sa femme et ses deux enfants, dut chercher en ville un appartement suffisant pour installer sa jeune famille. Et c'est ainsi qu'il vint à louer le premier étage d'une maison appartenant aux enfants Barratte, située sur la place du Capitole (ancienne place Saint-Quentin, 264). Cette maison, d'une certaine apparence extérieure, était d'ailleurs admirablement placée au point de vue de l'hygiène, dans le quartier le plus salubre de la ville, protégée contre les vents humides et malsains du sud-ouest par la montagne de la citadelle, et ayant sa façade largement aérée et tournée au soleil levant, comme la vigne du chansonnier.

Peu après, s'annonça un troisième enfant. Le père, ayant déjà deux garçons, désirait une fille. Garçon ou fille, on lui chercha un parrain; la marraine était toute trouvée, c'était Mme Delelée. Pour parrain, on pensa au général Lahorie. Il était à Paris, Delelée le représenta.

La mère fut si rapidement relevée de ses couches, que vingt-deux jours après elle assistait elle-même, à la mairie de Besançon, à la rédaction de l'acte de naissance du fils d'un compagnon d'armes de son mari, acte qui porte la signature de Mme Hugo, et lui donne l'âge de vingt-cinq ans. Le commandant Hugo en avait alors vingt-huit.

A quelles circonstances extérieures la mère et l'enfant, l'enfant surtout, venu au monde si chétif, devaient-ils d'avoir surmonté si facilement, la mère les dangers d'un accouchement précédé d'une grossesse pénible, l'enfant la délicate constitution avec laquelle il vint au monde? L'un et l'autre le durent à la salubrité de notre climat, aux soins affectueux qu'ils reçurent.

Oui, il y a de cela soixante-dix-neuf ans, Victor Hugo naquit dans cette maison, dans cette chambre au premier étage; oui, il y est né d'un sang breton et lorrain à la fois; mais il y naquit chétif et moribond, et s'il survécut, s'il fit mentir les prévisions de la science, c'est qu'il eut; dès sa première aspiration à la vie, pour se réchauffer et se revivifier, cet air si pur qui anime toute la nature dans notre pays, qui fait les constitutions solides, les caractères bien trempés, les âmes fortes, et qui, dans ses effluves généreuses, inspire nos artistes et nos poètes.

J'ai donc le droit de dire que le sang qui a produit ce puissant génie n'est pas seulement lorrain et breton; il est franc-comtois aussi, et j'en revendique notre part; le berceau qui a recueilli et réchauffé au seuil de la vie l'enfant moribond est à nous tout entier!

Arrivé là, ma tâche est finie. Je ne suivrai pas cette longue et incomparable existence dans les diverses phases de son évolution littéraire, politique et sociale. Je n'oserais aborder un pareil et si vaste sujet. Une voix plus jeune, mais aussi plus autorisée par de savantes études littéraires, vous les fera connaître ou vous les rappellera tout à l'heure. Un de mes collègues et amis du sénat disait, il y a quelque temps, à la tribune, en parlant de Victor Hugo: «Cet homme de génie dont le cerveau a donné l'hospitalité à toutes les idées généreuses et à tous les progrès de son siècle.» Cet éloge, si grand qu'il soit, est insuffisant. Victor Hugo fut avant tout le poète du dix-neuvième siècle. Or, le poète ne reçoit pas les idées, il les crée, ou plutôt il les devine. Ce n'est point un vulgarisateur, c'est un prophète. Il ne suit pas, il marche en avant. Tel fut le rôle de Victor Hugo, tel il est encore.

J'en ai dit assez pour faire comprendre à mes concitoyens pourquoi j'ai, le 3 mars 1879, proposé au conseil municipal, et pourquoi le conseil a décidé de donner le nom de Victor Hugo à l'une des rues de la ville et de poser sur la façade de cette maison une plaque commémorative de sa naissance.

Vive Victor Hugo! Vive la république!!

Au dernier mot du maire, le voile de velours cramoisi qui cache la plaque commémorative est enlevé, aux acclamations de la foule.

La plaque est en bronze. Une lyre sur laquelle montent deux branches de laurier d'or dresse ses cinq cordes au dessus d'une inscription qui, d'après le désir du poète, se compose uniquement d'un nom et d'une date:

VICTOR HUGO

26 février 1802.

La lyre est couronnée par la rayonnante figure d'une République étoilée.

La jeune fille du propriétaire de la maison, Mlle Artauld, apporte au maire, qui le remet à Paul Meurice, un superbe bouquet destiné à Victor Hugo.

Puis le cortège se dirige vers le théâtre.

Il y entre par une grande porte de côté qui s'ouvre sur la scène même.

Des gradins recouverts d'un tapis y ont été ménagés pour donner accès à l'estrade où ont pris place les invités.

Le buste de Victor Hugo, par David d'Angers, est au milieu de la scène.

Les loges du premier rang, le balcon et l'orchestre étaient déjà occupés par les personnes admises sur lettres d'invitation. Mais alors on a ouvert les portes aux premiers arrivants d'une foule énorme qui se pressait sur la place, et cet admirable public populaire, vivant, bruyant et chaud, s'est entassé, non sans rumeur et sans clameur, sur les banquettes des places d'en haut.

Quand le calme s'est un peu rétabli, le maire-sénateur a résumé, dans une courte allocution, ce qui venait de se dire et de se faire devant la maison de la place du Capitole.

Il a ensuite donné la parole à M. Rambaud.

Ainsi que M. Rambaud l'a rappelé lui-même, il ne parlait pas seulement comme délégué du ministre de l'instruction publique, il parlait aussi comme enfant de Besançon, car il a l'honneur d'être le compatriote de Victor Hugo.

Il a pu ainsi donner à son éloquent discours une allure plus libre et moins officielle. Il a esquissé à larges traits la vie du grand poëte et du grand combattant. Puis, il a parlé de son oeuvre si multiple et si puissante. Il a dit les luttes du commencement, la bataille d'Hernani, les résistances, les haines, puis la conquête progressive des esprits et des pensées, l'influence chaque jour grandissante, et enfin le triomphe éclatant et l'acclamation universelle. Il a raconté aussi les combats intérieurs et les progrès du penseur et de l'homme politique, son exil, son duel de dix-huit ans avec l'empire et, là aussi, sa victoire, qui est la victoire de la république et de la libre pensée.

Il a terminé ainsi:

«….Le génie lyrique de Victor Hugo n'entend pas vivre hors de ce temps et de ce pays; il s'inspire des sentiments et des passions de l'homme moderne; il a chanté la Révolution, la république, la démocratie, et, depuis l'Ode à la Colonne jusqu'à l'Année terrible, rien de ce qui a fait battre les coeurs français ne lui est resté étranger.

On peut dire qu'il n'est pas un sentiment humain, français, qu'il n'ait exprimé; et qu'en revanche il n'est pas un de nous qui n'ait dans l'esprit et dans le coeur quelque empreinte de Victor Hugo, qui, sous le coup de quelque émotion, de quelque enthousiasme, de quelque sentiment triste ou joyeux, ne trouve cette émotion ou ce sentiment déjà formulé en lui avec la frappe que lui a donnée Victor Hugo.

De là cette action prodigieuse qu'il a exercée sur ses contemporains, pendant les trois générations, si différentes entre elles, qu'il a traversées. Les hommes du premier tiers de ce siècle se groupent autour de lui: Balzac a été un des applaudisseurs de son Hernani; Lamartine, Musset, Vigny, Sainte-Beuve, George Sand, Mérimée, ont plus ou moins ressenti son influence. Paul de Saint-Victor a prophétisé que sous les pas de celui qu'on appelait le roi des Huns ne repousseraient jamais «les tristes chardons et les fleurettes artificielles des pseudo-classiques». Théodore de Banville voit en lui un géant, un Hercule victorieux, et, dans son merveilleux Traité de la poésie française, justifie toutes les règles de la poétique nouvelle par des exemples empruntés à celui qu'il appelle tout simplement le poëte. Michelet se défend de toucher au sujet de Notre-Dame de Paris, parce que, dit-il, «il a été marqué de la griffe du lion».

Théophile Gautier, bien des années après la représentation d'Hernani, lui qui a compté parmi les trois cents Spartiates, écrivait ceci:

«Cette date reste écrite dans le fond de notre passé en caractères flamboyants … Cette soirée décida de notre vie. Là, nous reçûmes l'impulsion qui nous pousse encore après tant d'années et qui nous fera marcher jusqu'au bout de la carrière.»

«Cette impulsion n'a pas été donnée à Théophile Gautier seulement; elle a été donnée à tout un siècle, à tout un monde, qui depuis ce jour-là est en marche.

«Les Grecs disaient que d'Homère découlait toute poésie. De Victor
Hugo sort aussi une grande source de poésie qui s'est répandue sur
les esprits les plus divers et qui les a vivifiés. Les peintres comme
Delacroix, les musiciens comme Berlioz ont bu à cette source.

«L'action qu'il a exercée sur ses premiers contemporains s'étend encore sur la génération actuelle. Lorsqu'en 1867, sous l'empire, eut lieu la première reprise d'Hernani, le poëte exilé reçut une adresse de quelques-uns des noms les plus illustres de la jeune école: Sully Prudhomme, Coppée, Jean Aicard, Theuriet, Léon Dierx, Armand Silvestre, Lafenestre. Bien des vaillants qui avaient fait partie des «vieilles bandes d'Hernani» étaient couchés dans la tombe; une armée nouvelle sortait de terre, rien qu'à voir frissonner de nouveau les plis du vieux drapeau; la vieille garde morte, toute une jeune garde accourait se ranger autour du maître.»

Le public a souvent interrompu par ses applaudissements ce remarquable discours et les heureuses citations de Victor Hugo que M. Rambaud y a mêlées. On voulait presque faire bisser un passage du discours sur la loi de l'enseignement de 1850.

Les artistes du grand théâtre ont ensuite lu ou chanté diverses poésies de l'oeuvre du maître.

Paul Meurice lit alors ce remerciement de Victor Hugo:

Je remercie mes compatriotes avec une émotion profonde.

Je suis une pierre de la route où marche l'humanité, mais c'est la bonne route. L'homme n'est le maître ni de sa vie, ni de sa mort. Il ne peut qu'offrir à ses concitoyens ses efforts pour diminuer la souffrance humaine, et qu'offrir à Dieu sa foi invincible dans l'accroissement de la liberté.

VICTOR HUGO.

Applaudissements prolongés. On couronne le buste d'un laurier d'or.
Cris: Vive Victor Hugo! vive la république!

La fête de jour s'est brillamment terminée par le chant de la Marseillaise, qui a été exécuté avec une verve toute patriotique par les artistes et l'orchestre du théâtre.

Le soir, à sept heures et demie, un magnifique banquet a été donné dans la grande salle du palais Granvelle, admirablement décorée pour la circonstance par le jeune et habile architecte auquel on doit le dessin de la plaque commémorative. Sur un fond rouge se détachaient en lettres d'or les initiales R.F. et V.H.

Plus de cent convives assistaient à ce banquet, qui réunissait les représentants de la presse parisienne et locale, les autorités civiles, municipales, universitaires et militaires du département.

Divers toasts ont été portés:

Le maire: Au président de la République.

A. Rambaud: A Victor Hugo, poète des États-Unis du monde.

Ad. Pelleport: A Garibaldi, qui empêcha l'ennemi d'envahir Besançon.

Le général Wolf: Au génie, dans la personne de Victor Hugo.

Paul Meurice: A la ville de Besançon.

M. Beauquier, député: A Victor Hugo, président de la république des lettres.

Après les toasts, de beaux vers de M. Grandmougin, enfant de Besançon comme Victor Hugo, lus par M. le recteur, ont été salués d'unanimes applaudissements.

On a passé dans un jardin d'hiver qui avait été improvisé dans une autre salle du palais Granvelle.

De beaux arbustes verts portaient des lanternes vénitiennes d'un effet charmant, l'hôtel de ville et la maison où est né Victor Hugo étaient brillamment illuminés.

La foule répandue dans les rues participait à la fête par sa joie et ses nombreux vivats auxquels faisait écho la musique militaire.—Ad. Pelleport.

1881

I

LA FÊTE DU 27 FÉVRIER 1881

Le 12 février 1881, un nombre de jeunes gens, écrivains et artistes, se réunissaient au Grand-Orient, sur la convocation de MM. Edmond Bazire et Louis Jeannin. Louis Blanc et Anatole de la Forge présidaient. Il s'agissait de convoquer Paris, les écoles, les associations ouvrières, pour célébrer, par une grande manifestation populaire, l'entrée de Victor Hugo dans sa quatrevingtième année.

La date de la manifestation serait fixée au dimanche 27 février. On partirait de l'Arc de Triomphe et on irait, par rangs de douze ou quinze, défiler devant les fenêtres de Victor Hugo. Ce serait comme une immense revue que passerait de tout le peuple de Paris le grand poète de la France.

En même temps, une fête littéraire serait donnée dans la salle du Trocadéro, où des vers de Victor Hugo seraient dits par les acteurs de la Comédie-Française [Note: Voir aux Notes.].

Un comité d'organisation fut élu. Il se composait de MM. Edmond
Bazire, Alfred Barbou, Emile Blémont, Delarue, Alfred Étiévant, Flor
O'Squarr, Paul Foucher, Alfred Gassier, Ernest d'Hervilly, Louis
Jeannin, Lemarquand, Eugène Mayer, Catulle Mendès, Bertrand
Millanvoye, Joseph Montet, Adolphe Pelleport, Félix Régamey, Gustave
Rivet, A. Simon, Spoll, Paul Strauss, Maurice Talmeyr et Troimaux.

Le projet de la manifestation pouvait paraître risqué; la saison était froide et brumeuse, la neige ou la pluie allait tout empêcher peut-être. La généreuse initiative de ces jeunes gens ne s'arrêta à aucune objection. Leur idée prit comme une traînée de poudre. De toutes parts les adhésions arrivaient, les adresses pleuvaient, les délégations se formaient. Le comité d'organisation, heureux d'être ainsi débordé, annonçait qu'il s'était borné à proposer un programme, mais qu'il n'entendait en aucune façon se substituer à l'initiative de la population parisienne.

Le 25 février, au soir, M. Jules Ferry, président du conseil, se présentait chez Victor Hugo, lui apportant, au nom du gouvernement, un magnifique vase de Sèvres peint par Fragonard. «—Les manufactures nationales, lui disait-il, ont été instituées à l'origine pour offrir des présents aux souverains. La République offre aujourd'hui ce vase à un souverain de l'esprit.»

Le 26, le conseil municipal de Paris, le conseil général de la Seine délèguent leurs bureaux pour les représenter à la fête du lendemain. Les cercles, les lycées, les associations, les orphéons, les loges maçonniques prennent leurs rendez-vous.

La Ville fait dresser, à l'entrée de l'avenue d'Eylau, deux mâts vénitiens de vingt mètres de hauteur, exécutés sur les dessins de M. Alphand, et qui sont d'un caractère charmant et superbe. Au sommet, les initiales R. F. Quatre écussons étagés sur chaque face portent les titres des ouvrages du poète. Chaque mât est orné de faisceaux de drapeaux et de lances dorées, avec bannières bleues et roses. Les mâts sont reliés par une grande draperie rose frangée d'or, où se lit en grands caractères cette inscription:

VICTOR HUGO
NÉ LE 26 FÉVRIER 1802

1881

Des palmes, des guirlandes de feuilles de chêne, de sapin et de buis, des arbustes, des plantes et des fleurs s'entremêlent dans cette élégante décoration.

Dans cette soirée du 26, inauguration, au théâtre de la Gaîté, de la nouvelle direction Larochelle-Debruyère par une éclatante reprise de Lucrèce Borgia, avec Mme Favart et M. Dumaine.

Tout est prêt pour le lendemain.

Il faut donner l'impression de cette grande journée dans les récits, pris sur le vif, de Jules Claretie et de Gustave Rivet, dans le Rappel et dans le Temps.

Extrait du Temps:

C'est aujourd'hui une journée historique.

Paris,—et, avec Paris, la nation entière, les députations de l'étranger, la jeunesse, cette France en fleur, a dit Victor Hugo lui-même,—tout un peuple fêtant l'entrée de Victor Hugo dans ses quatrevingts ans, un tel spectacle est de ceux qui se gravent pour l'avenir dans la mémoire des hommes, et en couronnant l'oeuvre et la vie de son grand poète, la France aura ajouté une admirable page à son histoire.

Il semble que, sur les bannières qui ont flotté aujourd'hui devant les fenêtres de l'avenue d'Eylau, on eût pu écrire: La Patrie à Victor Hugo. C'est la patrie, en effet, qui a célébré le poète patriote; ce sont les générations reconnaissantes envers cet homme de toutes les émotions, de toutes les joies qu'il leur a données, de toutes les nobles pensées qu'il a fait éclore en elles, de toute la gloire que sa gloire personnelle a fait rejaillir sur le pays.

Le peuple, pendant toute une journée, a défilé devant la maison de Victor Hugo en acclamant son nom. Et quand je dis peuple, toutes les classes, tous les rangs, tous les âges étaient confondus dans ce flot humain qui se déroulait des Tuileries à l'Arc de Triomphe et de l'Arc de Triomphe à l'avenue d'Eylau.

N'y a-t-il pas dans la destinée du poète quelque chose de prédestiné? N'était-ce pas de l'Arc de Triomphe, qu'il a si souvent et si magnifiquement chanté, que devait nécessairement partir l'immense cortège qui a passé en saluant devant les fenêtres de Victor Hugo? C'est aujourd'hui surtout qu'il pourrait crier au «monument sublime»:

    Entre tes quatre pieds toute la ville abonde,
    Comme une fourmilière aux pieds d'un éléphant!

Que de monde! Et qu'est-ce, à côté d'un tel concours de population, que le triomphe théâtral de Pétrarque, le front encadré d'un camail rouge, porté sur son char triomphal avec les Muses et les Grâces, escorté par les écuyers, les pages, les seigneurs blasonnés et les cardinaux?

Qu'est-ce que le triomphe de Voltaire, acclamé par une foule où, déguisée, le coeur battant bien fort, Marie-Antoinette se cachait, curieuse de voir passer l'auteur de Candide,—la jeune reine saluant le vieillard roi?

La fête de Victor Hugo, c'est l'acclamation qui saluait Voltaire centuplée par le télégraphe, le téléphone, le fil électrique qui envoie au poète le salut de l'Amérique; c'est le peuple courant à son poète, comme la reine au philosophe; c'est le triomphe de Voltaire multiplié par les forces du dix-neuvième siècle.—Jules Claretie.

Extrait du Rappel:

Dès le matin, toute l'avenue d'Eylau était déjà pleine d'une foule animée; on pavoisait les fenêtres, on établissait des estrades, on se massait devant la maison du poète, décorée avec un goût exquis par les soins du comité et de la Ville de Paris. M. Alphand avait envoyé ses plus belles fleurs.

Devant la porte, sur un piédestal aux couleurs bleues et roses frangées d'or, un grand laurier d'or dont la pointe touche au premier étage.

Aux deux côtés de la maison, de grandes estrades couvertes de fleurs et de plantes vertes font un décor de printemps; des palmes sont attachées aux arbres; et, devant la maison, aux pointes de fer de la marquise, aux fenêtres, devant la porte, sont accrochées des couronnes, sont amoncelés des palmes et des lauriers envoyés pas les villes des départements.

Il nous a été impossible de noter les inscriptions de toutes les couronnes; citons au hasard: de Marseille, la couronne de l'Athénée méridional, avec cette inscription: «Au poète, au philosophe, au grand justicier de la cause des peuples»; le Cercle de la Fédération a envoyé une grande couronne d'or et d'argent; le Cercle de l'Aurore une superbe palme d'or et d'argent; la société le Réveil social, une palme d'or.

A chaque instant, une délégation des départements vient apporter des fleurs; des bouquets merveilleux arrivent du Midi, de Nice, de Toulon; l'un d'eux, tout entier de myosotis, avec ces mots en fleurs rouges: A Victor Hugo. Un autre, énorme, fait de superbes violettes, avec les initiales du poète tracées en fleurs de jasmin blanc.

L'intérieur de la maison est aussi tout fleuri; depuis la veille, chaque heure apporte une foule de bouquets qui décorent le salon, la salle à manger, la véranda. Partout, partout de la verdure et des fleurs. Une couronne immense a été envoyée par la Comédie-Française, faite de roses blanches et roses, avec les titres, brodés sur des drapelets de soie rouge, des drames du poète représentés au Théâtre-français: Hernani, Le Roi s'amuse, Angelo, Les Burgraves, Marion de Lorme, Ruy Blas.

A dix heures et demie, dans une maison qui fait face à celle du poète, s'organise le cortège de petits enfants qui doivent dire un compliment au Maître. Une bannière bleue et rose, avec cette inscription: L'Art d'être grand-père, est tenue par une petite fille, ayant à ses côtés des enfants qui portent des bouquets et tiennent les rubans de la bannière.

Au dehors, s'est organisé le défilé des enfants des écoles, qu'on a amenés à cette heure pour qu'ils ne courent aucun danger dans la foule; les petites filles bleues et roses prennent la tête du cortège, accompagnées des membres du comité.

La députation est introduite dans le salon, et Victor Hugo embrasse d'abord la plus petite, en disant:—Je vous embrasse tous en elle, mes chers enfants.—Comme ils sont charmants! ajoute le poète; et il dit: Je veux embrasser aussi la porte-bannière.

L'enfant, qui est la fille de notre confrère Étiévant, récite avec une grâce émue ces jolies strophes de Catulle Mendès:

    Nous sommes les petits pinsons,
    Les fauvettes au vol espiègle
    Qui viennent chanter des chansons
          A l'Aigle.

    Il est terrible! mais très doux,
    Et sans que son courroux s'allume
    On peut fourrer sa tête sous
          Sa Plume.

    Nous sommes, en bouton encor,
    Les fleurs de l'aurore prochaine,
    Qui parfument les mousses d'or
          Du Chêne.

    ….Nous sommes les petits enfants
    Qui viennent gais, vifs, heureux d'être,
    Fêter de rires triomphants
          L'Ancêtre.

    Si Jeanne et George sont jaloux,
    Tant pis pour eux! c'est leur affaire….
    Et maintenant embrassez-nous,
          Grand-Père!

On applaudit, Victor Hugo serre la main à ses amis et reçoit les bouquets que lui offrent les enfants.

«Je les accepte pour vous les offrir», dit le poète à Mmes Léon Cladel et Gustave Rivet, qui reçoivent avec émotion ces souvenirs précieux.

Arrive M. Hérold, préfet de la Seine. Il présente au poète ses enfants qui portent un bouquet. Victor Hugo offre à Mme Édouard Lockroy le bouquet de M. Hérold.

La députation sort de la maison, et au dehors tous les enfants des écoles demandent à voir Victor Hugo. Il paraît à sa fenêtre; une immense acclamation retentit de toutes ces jeunes voix et de celles de la foule massée sur les trottoirs. Vive Victor Hugo! vive Victor Hugo! crient les enfants, en envoyant des baisers au poète.

Les écoles défilent et s'éloignent.

Victor Hugo déjeune alors avec ses petits-enfants et M. et Mme
Lockroy. Déjeuner de famille. Aucun invité.

La foule grossit toujours autour du logis. Lui n'a rien changé à ses habitudes; il a dû travailler ce matin comme chaque jour, et son déjeuner a lieu sans aucun apparat.

Une nouvelle députation des écoles arrive. Victor Hugo se montre à la fenêtre du petit salon de gauche, et salue les enfants de la main avec son paternel sourire.

A ce moment, apparaît la députation du conseil municipal de Paris, précédée par deux huissiers.

En tête, MM. Thorel, Sigismond Lacroix, Murat. Tous s'arrêtent, tête nue, sous la fenêtre de Victor Hugo. Il se fait un grand silence.

Victor Hugo prononce le discours suivant, interrompu à chaque phrase par les applaudissements et les cris de: Vive Victor Hugo!

Je salue Paris.

Je salue la ville immense.

Je la salue, non en mon nom, car je ne suis rien; mais au nom de tout ce qui vit, raisonne, pense, aime et espère ici-bas.

Les villes sont des lieux bénis; elles sont les ateliers du travail divin. Le travail divin, c'est le travail humain. Il reste humain tant qu'il est individuel; dès qu'il est collectif, dès que son but est plus grand que son travailleur, il devient divin; le travail des champs est humain, le travail des villes est divin.

De temps en temps, l'histoire met un signe sur une cité. Ce signe est unique. L'histoire, en quatre mille ans, marque ainsi trois cités qui résument tout l'effort de la civilisation. Ce qu'Athènes a été pour l'antiquité grecque, ce que Rome a été pour l'antiquité romaine, Paris l'est aujourd'hui pour l'Europe, pour l'Amérique, pour l'univers civilisé. C'est la ville et c'est le monde. Qui adresse la parole à Paris adresse la parole au monde entier. Urbi et orbi.

Donc, moi, l'humble passant qui n'ai que ma part de votre droit à tous, au nom des villes, de toutes les villes, des villes d'Europe et d'Amérique et du monde civilisé, depuis Athènes jusqu'à New-York, depuis Londres jusqu'à Moscou, en ton nom, Madrid, en ton nom, Rome, je glorifie avec amour et je salue la ville sacrée, Paris.

Le discours achevé, les chapeaux s'agitent, on crie: bravo! et le conseil municipal s'éloigne. Quelques flocons de neige tombent, mais les têtes de la foule sont toujours nues.

A onze heures et demie, on place devant la maison le buste doré de la République, que le sculpteur Francia vient d'envoyer à Victor Hugo, et la foule, qui grossit de plus en plus, crie: Vive Victor Hugo! vive la république!

On commence à apercevoir au loin, du côté de l'Arc de Triomphe, des masses noires que dominent des bannières.

Les membres du comité d'organisation, avec les commissaires de la fête, sont à leur poste, Ils ont fait tendre devant la maison des rubans bleus et roses en guise de barrières, et ils contiennent sur les trottoirs la foule qui s'y est massée, attendant le défilé.

Pas un sergent de ville dans l'avenue, les commissaires de la fête font eux-mêmes garder l'avenue libre, et tout se prépare dans le plus grand ordre.

Le temps est gris, mais un grand souffle de joie et de fête passe sur tous les fronts.

Les amis, connus et inconnus, de Victor Hugo viennent apporter leurs cartes, qu'on entasse dans des corbeilles, à côté des fleurs et des couronnes.

Deux Chinois, en robe bleue, leur parapluie à la main, viennent se mêler à la foule, plus civilisés certes que ne pouvaient être des Hurons apportant leur hommage à Voltaire.

Un photographe arrive et installe son objectif devant la maison même, tandis que les dessinateurs des journaux illustrés prennent des croquis. Un peintre, M. H. Scott fait, au fond de la boite, comme on dit, debout, le pinceau à la main, malgré le froid, une étude peinte de l'entassement des fleurs et des couronnes au seuil du logis.

Cependant le cortège en marche s'est approché; la Marseillaise retentit.

Il est midi. Le défilé commence.

Victor Hugo est à sa fenêtre, au premier étage. A ses côtés, personne autre que Georges et Jeanne.

Et alors c'est un spectacle merveilleux, inouï, unique, et tel qu'on n'en vit jamais: de midi à la nuit, sans relâche, comme une mer toujours montante, le flot de la population n'a pas cessé de défiler devant la maison, en criant: Vive Victor Hugo!

Et tout était mêlé dans cette grande foule, les habits noirs, les blouses, les casquettes, les chapeaux; des soldats de toutes les armes, les vieux en uniformes d'invalides; des vieillards, des jeunes filles; des mères en passant élevaient leurs enfants vers Victor Hugo, et les enfants lui envoyaient des baisers. Bien des yeux pleuraient; et c'était le plus beau et le plus attendrissant des spectacles que celui de ce peuple les mains levées vers ce génie; on sentait toutes les âmes confondues dans une seule et même pensée.

Plusieurs groupes, en passant devant la maison, après avoir acclamé et salué le poète, déposent à son seuil leurs couronnes ou leurs souvenirs.

La chambre où se tient le poète est bientôt remplie d'adresses et d'écrins; nous y voyons une magnifique plume d'or ciselée, avec cette dédicace: «A Victor Hugo. Ses admirateurs de Saint-Quentin». Puis une couronne de chêne en bronze vert, nouée par un ruban d'or massif, venant du Cercle de la même ville.

Les sociétés de gymnase de la Seine, qui ont pu traverser cette foule formidable, ont fait remettre une superbe médaille frappée pour cette circonstance solennelle; elle est soutenue par une large palme d'argent finement ciselée.

Une admirable couronne porte cette mention: Les Français de
Californie à Victor Hugo
; une autre: l'Alliance latine à Victor
Hugo
.

Une médaille est offerte par la Société des anciens élèves des Écoles nationales des arts et métiers.

Un livre richement relié porte ce titre: Basni Vicktora Huga. C'est un volume de la traduction des ouvres du poète en langue tchèque, celui de la Légende des Siècles.

Dans un buvard riche, à cadre de bronze ciselé, avec coins d'émail incrusté d'or et d'argent, se trouve une adresse écrite sur parchemin; c'est celle de la Société des hommes de lettres viennois, la Concordia.

Les sociétés chantantes viennent rendre leur hommage gaulois au plus grand des Français. Parmi elles nous lisons sur leurs bannières les noms des Gais parisiens, la société des Épicuriens, et, arborant sans crainte de leurs femmes leur drapeau, la société des Amis du divorce.

Un drapeau est particulièrement acclamé au passage, après qu'il s'est incliné devant Victor Hugo, c'est un vieux drapeau fané portant le faisceau coiffé du bonnet phrygien et l'inscription: Garde nationale de Thionville, 1792.

Il nous est impossible d'énumérer les bannières des corporations, des chambres syndicales, des sociétés, des orphéons, des fanfares, qui durant tout le jour ont défilé.

La Société des gens de lettres ouvrait la marche; puis les élèves de l'École normale supérieure, apportant une énorme couronne de lauriers, aux rubans violets, couleur de l'Université.

Une société de jeunes gens, la Lecture, apporte une table couverte de lilas blancs et de roses.

Les élèves des lycées, rangés en compagnies, passent martialement, marchant au pas dans un ordre admirable; ils sont acclamés. Ils déposent des couronnes devant la maison; l'une d'elles, de lauriers, de roses et de bleuets, porte cette inscription: «Au Père! Ses fils du Lycée Fontanes

Les élèves de Louis-le-Grand, de Saint-Louis, de Sainte-Barbe, de Henri IV. Ceux du lycée de Versailles, apportent un immense bouquet. Du lycée de Valenciennes, une couronne. Tout le défilé de cette jeunesse est saisissant; l'émotion étrangle les cris. C'est la France de demain qui passe.

Ensuite défilent les anciens élèves des Arts et Métiers, avec un immense bouquet envoyé de Nice. La députation du cercle républicain de Saint-Quentin apporte une magnifique couronne d'or sur un coussin de velours rouge. Le journal la Lanterne envoie un superbe trophée de lilas blanc et de camélias rouges, où s'enroulent des rubans qui portent le nom des oeuvres du maître.

La société Chevé passe en chantant la Marseillaise.—Vive la république!

Des artilleurs en rang saluent militairement.

Parfois, respectueusement, la foule salue sans rien dire. Des jeunes gens des clubs élégants passent et ôtent leurs chapeaux correctement.

Et ce n'était pas seulement Paris, c'étaient la France et le monde entier qui étaient représentés.

L'Association littéraire internationale dépose ses cartes. Elle a remis à Victor Hugo quatre volumes reliés des adhésions qu'elle a reçues de tous pays.

L'Union française de la jeunesse, au nombre de 500, avec ses élèves, ses professeurs, les directeurs de sections, apporte une longue et éloquente adresse.

Nous n'avons pu lire toutes les inscriptions des bannières des corporations, des orphéons, des fanfares.

C'est la fanfare d'Ivry, de Levallois-Perret, l'harmonie d'Arcueil-Cachan, la chambre syndicale des ouvriers boulangers, des horlogers de Paris, des tourneurs en cuivre, des serruriers, des gantiers.

Le choral de Belleville chante à Victor Hugo un hymne, imprimé sur papier tricolore; la foule applaudit, crie: Bis! et le choeur répète:

    Nous donnerons tout le sang de la France
    Pour la patrie et pour la liberté!

Une société de récitation, conduite par M. Léon Ricquier, apporte une magnifique corbeille de fleurs naturelles. On met à côté un bouquet de deux sous que vient offrir un enfant.

Le choral de la Villette passe en chantant un choeur: En avant!

Puis des collégiens encore, et toute une école d'enfants, l'avenir.

Victor Hugo essuie une larme, salue de la main. Les cris de vive Victor Hugo se font entendre et la foule continue sa marche, respectueuse, presque recueillie. Puis une fanfare éclate, et les cris renaissent.

Il est impossible de décrire l'aspect de l'avenue vers deux heures; les trottoirs sont couverts d'une foule énorme; les maisons sont pavoisées; les balcons sont couverts de monde, il y en a jusque sur les toits; on s'entasse sur des estrades établies dans les jardins, sur les murs, sur les grilles; des enfants sont perchés dans tous les arbres.

Et le défilé ne cesse pas.

Un instant la foule est tellement compacte qu'un arrêt se produit, les commissaires se multiplient pour faire avancer et circuler cette foule qui se succède sans relâche, qui arrive en masses profondes, occupant toute la largeur de l'avenue, et l'ordre n'est pas troublé un seul moment; point de tumulte dans ce défilé de toute une ville.

Une jeune femme s'évanouit, on lui apporte une chaise de chez Mme
Lockroy. On la soigne. Elle revient à elle.

Autant qu'il est permis d'évaluer la foule, on peut dire que cent mille personnes par heure ont passé sous les fenêtres de Victor Hugo, de midi à six heures du soir.

Le temps froid et neigeux du matin est devenu plus doux. Le poète, toujours debout à sa fenêtre, contemple silencieusement la foule, sourit à ces sourires et rend le salut à ces saluts.

Voici la bannière bleue des Félibres; les poètes du Midi acclament Victor Hugo, la bannière s'incline; Victor Hugo salue. Une délégation de Rodez remet une couronne avec cette inscription: Au poète, au citoyen! Passent sous leur bannière, les ouvriers galochiers, les emballeurs, les tonneliers; le cercle de l'Aurore de Marseille envoie une superbe couronne; voici la fanfare du Xe arrondissement, la fanfare de Bagneux, le Choral-Français, la fanfare de l'Industrie, le Choral des Amis de la Seine; tous chantent et jouent aux applaudissements de la foule. A ce moment on apporte un magnifique coussin brodé d'or, avec cette inscription: «Au poète, de la part du prince de Lusignan.»

Le choral d'Alsace-Lorraine, avec sa bannière noire, sur laquelle est brodée une couronne d'argent surmontant l'écusson des deux provinces, s'arrête et chante un air patriotique. Les bravos éclatent, des larmes coulent de bien des yeux.

Puis c'est la fanfare de Montmartre, le choral de Plaisance; et entre chacune de ces sociétés un immense flot de peuple continue sans intervalles à défiler.

Un grand drapeau avec cette inscription «Les étudiants de Paris à Victor Hugo» est accroché devant la porte. Voici la fanfare de Saint-Denis, les Enfants de Saint-Denis, l'Union musicale de Paris, les Enfants de Lutèce, le Choral de la rive gauche, une députation du département du Nord avec sa couronne, l'Union chorale de Somain avec sa couronne, le Choral parisien, le Choral de la plaine Saint-Denis.

De la maison du poète c'est, à droite et à gauche dans l'avenue, à perte de vue, un océan de têtes humaines, au-dessus desquelles flottent drapeaux et bannières; c'est la fanfare Saint-Gervais, la fanfare des Quatre-Chemins, la société chorale Alsacienne. Ce n'est pas tout encore.

Le Progrès de Montreuil envoie une couronne d'or traversée d'une large plume d'argent. Puis les fanfares des divers arrondissements, du dix-huitième, du douzième, la fanfare du commerce de Saint-Ouen, le choral l'Avenir, la Société de prévoyance des Francs-Comtois, l'harmonie de Clichy; les ouvriers tôliers, les selliers, les bottiers, les sculpteurs praticiens, les jardiniers, les plombiers, les charpentiers, les dégraisseurs, les teinturiers, les scieurs de long, portant sur leur bannière verte cette inscription: Conciliation, Union, Vertu, les décolteurs, les potiers d'étain, les chauffeurs-conducteurs-mécaniciens; les chapeliers, qui offrent à Victor Hugo un superbe bouquet porté par deux jeunes ouvriers; les fondeurs-typographes.

Le Choral savoisien, l'Union musicale des Batignolles, la fanfare la
Sirène, la Lyre de Belleville; la Société des États-Unis d'Europe
portant une bannière aux couleurs de l'arc-en-ciel; la fanfare de
Courbevoie, les Enfants de Belgique.

Le comité du monument de Garibaldi, à Nice, fait apporter par MM. Récipon et Chiris, députés, un bouquet merveilleux d'un mètre de diamètre.

On crie: Vive la France! vive Victor Hugo!

Une députation de la presse républicaine de Nice apporte une couronne.

Viennent ensuite les loges maçonniques, qui ont presque toutes envoyé des délégués. Les francs-maçons, revêtus de leurs insignes, sont rangés par quatre et défilent dans le plus grand calme.

Après eux, viennent vingt sociétés de gymnastique, qui sont toutes réunies sous le même commandement. Chaque société avec ses costumes, gris, bleus, rouges, blancs, fait un effet très pittoresque. Elles offrent à Victor Hugo un charmant bouquet.

Les tireurs de France et d'Algérie sont représentés par la section du 20e arrondissement.

Les employés du Commerce et de l'Industrie, venus en très grand nombre, précédés de la bannière bleu et rouge des drapiers du XIVe siècle, offrent une magnifique couronne en feuilles de chêne dorées. Les tourneurs sur bois, les menuisiers offrent une palme dorée.

Et tant d'autres dont nous n'avons pu lire les bannières, et à qui nous demandons pardon de les omettre.

Quant aux compositeurs typographes, ils formaient les groupes les plus nombreux.

L'un de ces groupes avait pavoisé un grand char, orné d'écussons portant les noms des oeuvres de Victor Hugo et, souvenir précieux et touchant, sur ce char ils avaient établi, entre autres outils d'imprimerie, tels que rouleaux, clichés et papiers, une vieille presse à bras, sur laquelle les premiers vers du poète ont été tirés. Cette presse appartient maintenant à l'imprimerie Kugelmann.

Il faut finir cependant le récit de ce défilé splendide, où tout un peuple est venu apporter son hommage au génie. Ces cris, ces saluts, ces bouquets, ces palmes, ces lauriers, ces chants et ces fanfares, ces centaines de milliers d'hommes, ont fait la plus belle manifestation pacifique que puisse rêver la pensée humaine.

Il semblait que ce fût l'aurore d'une époque nouvelle, du règne de l'intelligence, de la souveraineté de l'esprit.

Victor Hugo salué, acclamé par les enfants, par les hommes, par les vieillards, souriant à leurs sourires, c'est un des spectacles les plus touchants, les plus nobles, que la France nous ait encore donnés, et, si c'est une date mémorable dans la vie du poète, c'est une date à jamais illustre dans notre histoire nationale.—Gustave Rivet.

Ce qui a été extraordinaire, intraduisible, c'est le dernier moment de cette inoubliable journée. Lorsque la dernière délégation a eu défilé,—précédée par deux toutes petites filles en robes blanches traversées d'écharpes tricolores,—la foule, jusqu'alors entassée dans les rues avoisinantes et sur les trottoirs de l'avenue, dans un prodigieux mouvement de houle qui ressemblait à l'arrivée d'un flot colossal, toute cette mer humaine est arrivée sous la fenêtre du poète, et là, électriquement, dans un même élan, dans un même cri, a poussé de ses milliers de poitrines, cette acclamation immense:

—Vive Victor Hugo!

Le spectacle était stupéfiant. Sur cet entassement de têtes nues, un crépuscule de ciel gris, neigeux, tombait, çà et là piqué des lueurs claires des becs de gaz que les allumeurs avaient trouvé moyen de faire flamber jusqu'en cette foule;—on n'apercevait plus, à travers les branches des arbres, qu'une fourmilière indistincte, des milliers de points blafards,—faces humaines tournées vers le poète,—et la lumière argentée du soir emplissait l'avenue: une multitude à la Delacroix dans un paysage de Corot.—Jules Claretie.

Séance du 4 mars 1881 au sénat.

La fête du 27 février a eu, le 4 mars, son écho dans la séance du sénat.

On discutait le tarif des douanes. Tout à coup un mouvement se produit dans la salle. Victor Hugo, qui n'était pas venu au sénat de la semaine, entrait en causant avec M. Peyrat. Au moment où il monte à son fauteuil, l'assemblée se lève et le salue par une triple salve d'applaudissements. Beaucoup de sénateurs s'empressent autour de lui et lui serrent la main.

Victor Hugo, très ému, dit alors:

Ce mouvement du sénat est tout à fait inattendu pour moi. Je ne saurais dire à quel point il m'a touché.

Mon trouble inexprimable est un remerciement. (Applaudissements.) Je l'offre au sénat, et je remercie tous ses membres de cette marque d'estime et d'affection.

Jamais, jusqu'au dernier jour de ma vie, je n'oublierai l'honneur qui vient de m'être fait. Je m'assieds profondément ému. (Applaudissements répétés.)

M. LÉON SAY, président.—Le génie a pris séance, et le sénat l'a salué de ses applaudissements. Le sénat reprend sa délibération. (Nouveaux applaudissements.)

II

OBSEQUES DE PAUL DE SAINT-VICTOR
—12 JUILLET 1881—

M. Paul Dalloz a lu, au seuil de l'église Saint-Germain-des-Prés, les paroles suivantes, envoyées par Victor Hugo:

Je suis accablé. Je pleure. J'aimais Saint-Victor.

Je vais le revoir. Il était de ma famille dans le monde des esprits, dans ce monde où nous irons tous. Ce n'était pas un esprit ni un coeur qui peuvent se perdre; la mort de telles âmes est un grandissement de fonction.

Quel homme c'était, vous le savez. Vous vous rappelez cette rudesse, généreux défaut d'une nature franche, que recouvrait une grâce charmante. Pas de délicatesse plus exquise que celle de ce noble esprit. Combinez la science d'un mage assyrien avec la courtoisie d'un chevalier français, vous aurez Saint-Victor.

Qu'il aille où sa place est marquée, parmi les français glorieux. Qu'il soit une étoile de la patrie. Son oeuvre est une des oeuvres de ce grand siècle. Elle occupe les sommets suprêmes de l'art.

Parmi d'autres gloires, il a celle-ci, ne l'oublions pas: il a été fidèle à l'exil. Pendant les plus sombres années de l'empire, l'exil a entendu cette voix amie, cette voix persistante, cette voix intrépide. Il a soutenu les combattants, il a couronné les vaincus, il a montré à tous combien est calme et fière cette habitude des hautes régions.

Que toute cette gloire lui revienne aujourd'hui; qu'il entre dans la sérénité souveraine, et qu'il aille s'asseoir parmi ces hommes rares qui ont eu ce double don, la profondeur du grand artiste et la splendeur du grand écrivain.

1882

LE BANQUET GRISEL
—10 MAI—

Le 10 mai 1882, un banquet était offert par les mécaniciens de France à leur camarade Grisel, qui venait d'être décoré pour avoir autrefois sauvé un train en marche, avec un courage et un sang-froid qui n'auraient pas dû attendre si longtemps leur récompense. La république avait tenu à payer cette dette du second empire.

Victor Hugo, sollicité par une députation parlant au nom de l'immense corporation des chemins de fer, avait accepté la présidence effective de cette fête du travail.

Le banquet a eu lieu dans la salle de l'Élysée-Montmartre, magnifiquement décorée de drapeaux, de fleurs et de plantes exotiques.

Dans la grande salle, douze tables de cent couverts avaient été dressées. Avec les tables des salles du jardin et de la galerie, les convives étaient au nombre de 1,400 environ.

La table d'honneur, élevée en avant de l'orchestre, était dominée par un splendide trophée encadrant un beau buste en bronze de la République.

Les représentants de la presse, les membres du comité, les délégués anglais, les membres de l'Association fraternelle, occupaient le haut des tables, près de la table d'honneur. Les députés, les sénateurs, les conseillers municipaux venaient ensuite au nombre de près de trois cents.

La voiture qui amenait Victor Hugo est signalée. Un mouvement prolongé se manifeste dans la foule.

Lorsque Victor Hugo descend et paraît sur les marches de l'Élysée-Montmartre, les cris de: Vive Victor Hugo! vive la république! retentissent de toutes parts. Le poète, nu-tête, se retourne et salue la foule, qui fait entendre de nouveaux vivats.

Les commissaires reçoivent au haut de l'escalier Victor Hugo, très ému de l'ovation dont il vient d'être l'objet.

Victor Hugo s'assied entre le mécanicien Grisel à sa droite et M.
Raynal, ministre du commerce, à sa gauche. M. Gambetta président du
Conseil, est en face d'eux.

Au dessert, Victor Hugo se lève (Acclamations) et prononce les paroles suivantes:

Il y a deux sortes de réunions publiques: les réunions politiques et les réunions sociales.

La réunion politique vit de la lutte, si utile au progrès; la réunion sociale a pour base la paix, si nécessaire aux sociétés.

La paix, c'est ici le mot de tous. Cette réunion est une réunion sociale, c'est une fête.

Le héros de cette fête se nomme Grisel. C'est un ouvrier, c'est un mécanicien. Grisel a donné toute sa vie,—cette vie qui unit le bras laborieux au cerveau intelligent,—il l'a donnée au grand travail des chemins de fer. Un jour, il dirigeait un convoi. A un point de la route, il s'arrête.—Avancez! ordonne le chef de train.—Il refuse. Ce refus c'était sa révocation, c'était la radiation de tous ses services, c'était l'effacement de sa vie entière. Il persiste. Au moment où ce refus définitif et absolu le perd, un pont sur lequel il n'a pas voulu précipiter le convoi s'écroule. Qu'a-t-il donc refusé? Il a refusé une catastrophe.

Cet acte a été superbe. Cette protection donnée par l'humble et vaillant ouvrier, n'oubliant que lui-même, à toutes les existences humaines mêlées à ce convoi, voilà ce que la République glorifie.

En honorant cet homme, elle honore les deux cent mille travailleurs des chemins de fer de France, que Grisel représente.

Maintenant, qui a fait cet homme? C'est le travail. Qui a fait cette fête? C'est la République.

Citoyens, vive la République!

Cette allocution est suivie d'applaudissements prolongés et des cris de: Vive Victor Hugo!

Les membres du comité apportent un buste de la République et prient Victor Hugo de le remettre à Grisel.—Je le fais de grand coeur, dit le poète; et il serre la main de Grisel, qui, ému, répond:

—Au nom des mécaniciens de France, je remercie Victor Hugo, le poète immortel, d'avoir bien voulu présider cette fête fraternelle et démocratique.

M. Martin Nadaud, député, fait l'éloge chaleureux des travailleurs, et salue, dans Victor Hugo le grand travailleur, le plus grand génie du siècle.

M. Gambetta prononce à son tour quelques paroles, et dit:

«Cette belle fête a son caractère essentiel, qui est la paix sociale, comme le disait tout à l'heure celui qui est notre maître à tous, Victor Hugo. (Bravos.)

«Je crois que la pensée unanime de cette réunion peut être exprimée par le toast que je porte ici: Au génie et au travail! A Victor Hugo! A Grisel! (Acclamations!)

«Beau et grand spectacle! l'homme qui résume les hauteurs du génie national mettant sa main dans la main du généreux travailleur qui, depuis vingt-cinq ans, attendait la récompense qu'il n'a jamais sollicitée.»

Victor Hugo lève la séance.

Au dehors, la foule est innombrable sur le boulevard. Comme à l'arrivée, Victor Hugo est, à son départ, l'objet d'une ovation enthousiaste. Il faut toute la vigilance des gardiens de la paix pour qu'il n'arrive pas d'accidents, tellement la voiture est entourée par des groupes qui se pressent et s'étouffent.

Enfin les commissaires parviennent à dégager le chemin, et la voiture part au milieu des cris répétés de: Vive Victor Hugo! vive la république!

II

OBSÈQUES DE LOUIS BLANC
—12 DÉCEMBRE 1882—

Sur la tombe de Louis Blanc, M. Charles Edmond a lu, au nom de Victor
Hugo, les paroles qui suivent:

Un homme comme Louis Blanc meurt, c'est une lumière qui s'éteint. On est saisi d'une tristesse qui ressemble à de l'accablement. Mais l'accablement dure peu; les âmes croyantes sont les âmes fortes. Une lumière s'est éteinte, la source de la lumière ne s'éteint pas. Les hommes nécessaires comme Louis Blanc meurent sans disparaître; leur oeuvre les continue. Elle fait partie de la vie même de l'humanité.

Honorons sa dépouille, saluons son immortalité. De tels hommes doivent mourir, c'est la loi terrestre; et ils doivent durer, c'est la loi céleste. La nature les fait, la république les garde.

Historien, il enseignait; orateur, il persuadait; philosophe, il éclairait. Il était éloquent et il était excellent. Son coeur était à la hauteur de sa pensée. Il avait le double don, et il a fait le double devoir: il a servi le peuple et il l'a aimé.

1883

BANQUET DU 81e ANNIVERSAIRE DE LA NAISSANCE DE VICTOR HUGO

—27 FÉVRIER—

Extrait du Rappel:

Le banquet offert à Victor Hugo pour fêter le quatre-vingt-unième anniversaire de sa naissance a eu l'éclat qu'on était en droit d'en attendre.

Dès sept heures, la foule des souscripteurs emplissait le vaste salon de l'hôtel Continental.

A huit heures on a passé dans la belle salle à manger qui est la salle des fêtes.

Victor Hugo s'est assis entre Mme Edmond Adam à sa droite et Mme
Édouard Lockroy à sa gauche.

En face, les deux petits-enfants de Victor Hugo, Georges et Jeanne.

A droite de Mme Edmond Adam et à gauche de Mme Édouard Lockroy, le président de la Société des auteurs dramatiques, M. Camille Doucet, et le président de la société des gens de lettres, M. Edmond About.

Puis citons—au hasard de la mémoire—MM. Got, Auguste Vitu, Emile
Augier, Francisque Sarcey, Auguste Vacquerie, John Lemoinne, Ernest
Renan, Albert Wolff, Henri Rochefort, Paul Meurice, Jules Claretie,
Clémenceau, Ernest Lefèvre, Pierre et Jacques Lefèvre, Georges Périn,
Lafontaine, Mounet-Sully, Henry de Pène, Charles Bigot, François
Coppée, Arnold Mortier, Henry Fouquier, Jehan Valter, Édouard
Thierry, La Pommeraye, Paul Foucher, Louis Ulbach, Charles Canivet,
Lepelletier, Edmond Stoullig, Émile Bergerat, Anatole de la Forge,
Pierre Véron, Edmond Texier, Firmin Javel, Émile Blémont, Massenet,
Léo Delibes, Ludovic Halévy, Léon Bienvenu, Ritt, Ganderax, Léon
Glaize, Charles Monselet, Henri de Bornier, Edmond Lepelletier,
Georges Ohnet, Gaulier, Frédéric Montargis, Destrem, Rodin, Louis
Leroy, Raoul Toché, Déroulède, Ernest Blum, Bazin, Lecomte, Lafont de
Saint-Mur, Gramont, Henri Houssaye, Oscar Comettant, Méaulle,
Armand Gouzien, Eugène Montrosier, H. Renault, de Fontarabie, Sully
Prud'homme, Henri Becque, Richebourg, Théry, H. Bauer, J. Allard,
Millanvoye, Ch. Martel, Robineau, J. Reinach, Montlouis, A. Goupil,
Étiévant, Ludovic Halévy, Aurélien Scholl, J. Laffitte, comte
Ciezkowsky, E. Blavet, Hébert, Maurice Talmeyr, R. Pictet, Gaston
Carle, R. de la Vallée, Louis Besson, Nadar, Duquesnel, Calmann Lévy,
Louis Jeannin, Louis Dépret, Émile Abraham, Cassigneul, Dreyfus,
Crawford, Gaillard, Lemerre, Gustave Rivet, Émile Mendel, Escoffier,
Edmond Bazire, Bertol-Graivil, etc.—Mmes Favart, Émilie Broisat,
Alice Lody, Hadamard, Nancy Martel, etc.

Le dîner a été plein d'animation et de cordialité.

Au dessert, M. Camille Doucet s'est levé et, en quelques mots très heureux, a passé la parole à Edmond About, président de la Société des gens de lettres, et à M. Got, doyen—par l'âge, mais encore plus par le talent—des artistes qui ont eu l'honneur d'interpréter les chefs-d'oeuvre de celui qu'on fêtait.

Alors Edmond About a prononcé le discours suivant:

Messieurs,

Au nom de la grande famille des lettres, qui comprend les poètes, les auteurs dramatiques, les romanciers, les critiques, les publicistes, je remercie Victor Hugo de l'honneur qu'il nous fait et de la bienveillance qu'il nous témoigne en venant inaugurer parmi nous la 82e année de sa gloire. Les jeunes gens qui sont ici n'oublieront jamais cette soirée; les hommes mûrs en garderont à l'hôte illustre du 27 février une profonde reconnaissance.

Mais ce n'est pas seulement aujourd'hui, c'est tous les jours depuis soixante ans que Victor Hugo nous honore, tous tant que nous sommes, et par l'éclat de son génie, et par l'inépuisable rayonnement de sa bonté. Celui que Chateaubriand saluait à son aurore du nom d'enfant sublime, est devenu un sublime vieillard, sans que l'on ait pu signaler, dans sa longue et magnifique carrière, soit une défaillance du génie, soit un refroidissement du coeur.

Ce n'est pas une médiocre satisfaction pour nous, petits et grands écrivains de la France, de constater que le plus grand des hommes de notre siècle, le plus admiré, le plus applaudi, le plus aimé, n'est ni un homme de guerre, ni un homme de science, ni un homme d'argent, mais un homme de lettres.

Je ne vous dirai rien de son oeuvre: c'est un monde. Et les mondes ne s'analysent pas au dessert entre la poire et le fromage. Parlons plutôt de la fonction sociale qu'il a remplie et qu'il remplira longtemps encore, j'aime à le croire, au milieu de nous.

Dès son avènement, ce roi de la littérature a été un roi paternel. Il a laissé venir à lui les jeunes gens, comme avant-hier, dans sa maison patriarcale, il laissait venir à lui nos enfants. Qui de nous ne lui a pas fait hommage de son premier volume ou de son premier manuscrit, vers ou prose? A qui n'a-t-il pas répondu par une noble et généreuse parole? Qui n'a pas conservé, dans l'écrin de ses souvenirs, quelques lignes de cette puissante et caressante main? Des écrivains qu'il a encouragés on formerait, non pas une légion, mais une armée.

Notre pays, messieurs, avait toujours été rebelle à l'admiration. On ne pouvait pas lui reprocher de gâter ses grands hommes. La médiocrité se vengeait du génie en lui tressant des couronnes où les épines ne manquaient pas. Tandis que nos voisins d'Europe mettaient une complaisance visible à idéaliser leurs idoles de chair et d'os, nous prenions un malin plaisir, c'est-à-dire un plaisir national, à martyriser les nôtres. Pour corriger ce mauvais instinct, il a fallu, non seulement le génie de Victor Hugo elles acclamations du monde entier, mais encore l'action du temps et la longueur d'une existence bien remplie. On dit en Italie: «Chi dura vince.» Victor Hugo a vaincu parce qu'il a duré. C'est depuis quelques années seulement que ses concitoyens se sont décidés, non sans efforts, à célébrer son apothéose. Cette résolution, un peu tardive, mais sincère, nous a relevés aux yeux du monde, peut-être même à nos propres yeux. Nous nous sentons meilleurs depuis que nous sommes plus justes. Ces querelles d'écoles, dont les hommes de mon âge n'ont pas oublié la fureur, se sont apaisées par miracle devant l'ancien généralissime des romantiques, assis, à côté de Corneille, dans l'Olympe de la littérature classique.

L'oeuvre de pacification ne s'arrête pas là. Il s'est produit, grâce à l'illustre maître, une détente sensible dans le monde orageux de la politique; j'en atteste les hommes de tous les partis qu'une même pensée, un sentiment commun, une admiration fraternelle a rapprochés ici, qui s'y sont assis coude à coude, qui ont rompu le pain ensemble et qui, entre les luttes d'hier et les batailles de demain, célèbrent aujourd'hui la trêve de Victor Hugo.

Aimons-nous en Victor Hugo! et n'oublions jamais, dans nos dissentiments, hélas inévitables, que le 27 février 1883 nous avons bu tous ensemble à sa santé. A la santé de Victor Hugo!

Quand les applaudissements se sont apaisés, M. Got a soulevé à son tour les bravos dont il a l'habitude en portant le toast suivant:

Messieurs,

C'est un grand honneur pour moi d'avoir été appelé à prendre la parole dans ce banquet.

Je ne le dois qu'à mon âge et à mon rang d'ancienneté; mais, tout périlleux qu'il me semble d'élever la voix sur un tel sujet et devant une pareille assemblée, je n'ai pas voulu me soustraire à ce devoir, puisqu'il me permet de saluer, en personne, le Maître, au nom de ceux qui représentent ici le théâtre.

Un autre a pu apprécier dignement l'ensemble de son oeuvre puissante, au nom des gens de lettres, et vos applaudissements ont prouvé qu'il avait dit—et dit à merveille—notre pensée à tous.

Mais la corde dramatique n'est-elle pas, sinon la première, du moins la plus retentissante de celle lyre incomparable qui, depuis soixante années, vibre sans trêve à tous les grands souffles de la passion et de l'idéal?

Permettez-nous donc, messieurs, à nous autres comédiens, porte-voix de chaque jour et intermédiaires vivants entre le poète et la foule, de vous dire avec quelle joie pieuse nous avons senti monter par degrés l'admiration et le respect autour de ces drames immortels.

Heureux ceux d'entre nous qui ont pu s'élever à la hauteur de ses inspirations! Heureux même ceux dont sa bonté sereine a daigné encourager le dévouement et soutenir les défaillances.

Et c'est ma gratitude qui vous porte ce toast, cher et vénéré maître.

A Victor Hugo!

Victor Hugo s'est levé et a dit:

C'est avec une profonde émotion que je remercie ceux qui viennent de m'adresser des paroles si cordiales, et que je vous remercie tous, mes chers confrères. Et dans le mot confrères il y a le mot frères.

Je vous serre la main à tous avec une fraternelle reconnaissance.

Une longue acclamation a remercié le grand poète de son remerciement. Puis, on est revenu dans le salon où, jusqu'à minuit s'est prolongée la belle fête, que tous les assistants espèrent bien renouveler encore bien des années.

1884

I

LE DÉJEUNER DES ENFANTS DE VEULES
—25 SEPTEMBRE.—

Chaque automne, depuis trois ans, Victor Hugo veut bien accepter l'hospitalité chez Paul Meurice, à Veules, près Saint-Valéry-en-Caux, tout au bord de la mer. Dans le village il est connu, vénéré, aimé; aimé des enfants surtout, qu'il a gagnés par son sourire.

En 1884, il veut faire pour les enfants de Veules ce qu'il faisait pour les enfants de Guernesey. Avant de partir, il donnera un banquet aux cent petits les plus pauvres de la commune. Ceux qui n'ont pas trois ans n'en participeront pas moins à la fête; il auront un billet pour la tombola de cinq cents francs qui suivra le repas. Tous les billets gagneront; les moins heureux auront une pièce de vingt sous toute neuve; les autres 2 francs, 5 francs, 10 francs, 20 francs. Il y aura un gros lot de cent francs.

Le 25 septembre, pendant que la musique de Veules exécute la Marseillaise, Victor Hugo fait son entrée à l'hôtel Pelletier. Deux tables ont été dressées parallèlement dans la grande salle, et les murs disparaissent sous les guirlandes et les drapeaux. M. Bellemère, le maire de Veules, adresse au poète, en quelques phrases simples et émues, le remerciement qui est dans tous les coeurs. L'instituteur, M. Deschamps, s'avance vers Victor Hugo, à la tête de ses élèves, et lui dit:

    J'apporte à votre coeur, interprète soumis,
    Doux et vénéré maître à qui l'enfance est chère,
    Les hommages, les voeux de vos jeunes amis,
    Et je viens présenter les enfants au grand-père.

    Tous un jour ils diront: Je l'ai vu! De vos yeux
    A leurs fronts peut jaillir une secrète flamme
    Et pour eux votre vue être un éveil des cieux.
    Je leur apprends les mots, vous leur enseignez l'âme.

Victor Hugo serre la main de l'excellent maître d'école, et dit à son tour:

Mes chers enfants,

A Veules, je suis chez vous; accueillez-moi donc comme m'accueillent chez moi mes petits-enfants Georges et Jeanne. Vous aussi, vous êtes des petits-enfants, et, au milieu de vous, qu'est-ce que je veux être et qu'est-ce que je suis? Le grand-père.

Vous êtes petits, vous êtes gais, vous riez, vous jouez, c'est l'âge heureux. Eh bien, voulez-vous—je ne dis pas être toujours heureux, vous verrez plus tard que ce n'est pas facile—mais voulez-vous n'être jamais tout à fait malheureux? Il ne faut pour ça que deux choses, deux choses très simples: aimer et travailler.

Aimez bien qui vous aime; aimez aujourd'hui vos parents, aimez votre mère; ce qui vous apprendra doucement à aimer votre patrie, à aimer la France, notre mère à tous.

Et puis travaillez. Pour le présent, vous travaillez à vous instruire, à devenir des hommes, et, quand vous avez bien travaillé et que vous avez contenté vos maîtres, est-ce que vous n'êtes pas plus légers, plus dispos? est-ce que vous ne jouez pas avec plus d'entrain? C'est toujours ainsi; travaillez, et vous aurez la conscience satisfaite.

Et quand la conscience est satisfaite et que le coeur est content, on ne peut pas être entièrement malheureux.

Pour le moment, mes chers petits convives, ne pensons qu'à nous réjouir d'être ensemble, et faites, je vous prie, honneur à mon déjeuner de tout votre appétit. Je désire que vous soyez seulement aussi contents d'être avec moi que je suis heureux d'être avec vous.

Toutes les petites mains battent joyeusement. Victor Hugo s'assied, seule «grande personne», au milieu de ses soixante-quatorze jeunes convives, garçons et petites filles, qui sont servis par Mlles Pelletier et par les trois filles de Paul Meurice.

Après le repas, la loterie. Le sort a été intelligent; le gros lot est gagné par une pauvre femme restée veuve avec quatre enfants, qui vient en pleurant de joie recevoir le lot de sa petite fille endormie dans ses bras.

II

VISITE A LA STATUE DE LA LIBERTÉ
—29 NOVEMBRE 1884.—

Extrait du Temps:

Victor Hugo est allé visiter les ateliers de la rue de Chazelles où se dresse, achevée maintenant et prête à partir, en mai, sur le bateau l'Isère, la gigantesque statue de Bartholdi destinée à la rade de New-York. Quelques amis étaient seuls présents à cette visite de l'illustre poète, mais le sculpteur, prévenu depuis la veille, avait fait placer dans un écrin et graver un fragment du cuivre de la statue, et les ouvriers de l'usine Gaget-Gauthier attendaient, fort émus, l'arrivée de Victor Hugo.

Il est venu accompagné de Mme Édouard Lockroy et de sa petite-fille, Mlle Jeanne Hugo. Bartholdi l'a reçu à la porte de l'usine et l'a conduit dans une pièce du rez-de-chaussée pavoisée, pour la circonstance, de drapeaux français mariés aux couleurs américaines.

Là, le sculpteur lui a présenté Mme Bartholdi, sa mère, plus âgée d'une année que Victor Hugo, et, avec cette politesse d'autrefois qui le caractérise, le poète a porté à ses lèvres la main tremblante de l'octogénaire, son aînée, toute fière de cette visite solennelle à l'oeuvre de son fils. Mme Bartholdi jeune, M. le comte de Latour, chargé d'affaires d'Amérique, puis le secrétaire du comité de l'Union franco-américaine ont été présentés à Victor Hugo, qui a trouvé pour tous un mot aimable et cordial. Et, tête nue devant tout ce monde, malgré le temps aigre, Victor Hugo a passé devant les ouvriers massés là et le saluant avec un touchant respect.

Devant la gigantesque statue de la Liberté, deux écussons aux étendards de France et d'Amérique portaient les noms de La Fayette et de Rochambeau. Victor Hugo regarde, contemple cette géante de cuivre et de fer, dit: C'est superbe! et entre dans les ateliers. M. Bartholdi, sur les fragments demeurés là, lui explique la façon dont le cuivre a été battu, estampé, dans la seule usine qui pût mener à bien un tel travail.

Victor Hugo regarde le lumineux diorama de Lavastre, qui montre la Liberté éclairant le monde telle qu'elle sera dressée sur son piédestal, en face de Long-Island. Le spectateur est placé sur le pont d'un steamer, et, devant lui, a le panorama de New-York, de Brooklyn, de l'Hudson. C'est un petit chef-d'oeuvre.

Au moment de quitter l'atelier, Bartholdi demande à Victor Hugo la permission de lui présenter «son vieux collaborateur», Simon.

Timidement perdu dans la foule, M. Simon, que son maître Bartholdi appelle, s'avance, très ému, devant Victor Hugo, qui lui tend la main:

—Ah! monsieur Victor Hugo, je ne vous avais pas vu depuis l'atelier de David!

Victor Hugo sourit:

—Ah! vous étiez de l'atelier de David?

—Oui, monsieur, et je vous vois encore venir poser pour votre buste!

—David! … Un beau souvenir!

Derrière moi, le docteur Maximin Legrand raconte qu'il n'a pas vu, lui, Victor Hugo depuis l'enterrement de Chateaubriand.

Hugo est pour nous comme de l'histoire vivante.

Et voici Henri Cernuschi qui, lui,—chose incroyable;—n'a jamais parlé à Victor Hugo. Bartholdi le nomme au poète, charmé.

Cernuschi, montrant la statue géante de la Liberté, dit à Victor Hugo de sa voix mâle:

—Je vois deux colosses qui s'entre-regardent.

Ce qui a surtout frappé Victor Hugo et ce qui frappera tout le monde, c'est l'intérieur de cette figure de quarante-six mètres de hauteur c'est en la regardant intérieurement qu'on se rend compte de sa taille, qui ne paraît pas écrasante parce que la statue est harmonieuse.—Victor Hugo a gravi lestement deux des étages intérieurs de la statue.

—Je peux bien monter les dix! fait-il en riant.

C'est Mme Lockroy qui l'en empêche:—Non, dit-elle avec sa bonne grâce charmante, je serais fatiguée.

—Claude Frollo, disons-nous à Victor Hugo, se tuerait tout aussi bien en tombant de là-haut que précipité des tours de Notre-Dame.

Avant de partir, debout devant cette gigantesque image de la Liberté, le poète reste un moment comme en contemplation, voyant devant lui se dresser un gage immense de ce qu'il a toujours rêvé: l'union.

Il est là, silencieux, les mains dans ses poches, comme s'il était seul. Puis, d'une voix forte, lentement, il dit en regardant la statue colosse,—ces deux cent mille kilos de métal qui feront face à la France, là-bas:

La mer, cette grande agitée, constate l'union des deux grandes terres, apaisées!

Et comme quelqu'un le prie de dicter ces mots lapidaires, qu'on veut garder, il ajoute doucement, vraiment ému devant cette image de fer et de cuivre de la concorde:

—Oui, cette belle oeuvre tend à ce que j'ai toujours aimé, appelé: la paix. Entre l'Amérique et la France—la France qui est l'Europe—ce gage de paix demeurera permanent. Il était bon que cela fût fait.

Ensuite, saluant, salué, appuyé au bras de Mme Lockroy et suivi de sa petite-fille, Victor Hugo regagne sa voiture, emportant le fragment de la statue, sur lequel M. Bartholdi a fait graver en hâte la date de cette journée, le souvenir de cette glorieuse visite, avec cette inscription:

                    A VICTOR HUGO
    Les Travailleurs de l'Union franco-américaine

    Fragment de la statue colossale de la Liberté
             présenté à l'illustre apôtre
        de la Paix, de la Liberté, du Progrès
                     VICTOR HUGO
         le jour où il a honoré de sa visite
        l'oeuvre de l'Union franco-américaine.
                  29 novembre 1884

Au moment où Victor Hugo montait en voiture, tous les fronts se sont découverts et toutes les voix ont crié: Vive Victor Hugo!

Une Américaine a crié avec un accent saxon, entrecoupé par l'émotion:

—Vive Victor Hugo! le plus grand poète de la France!

—Vous pourriez dire du monde, a ajouté le sculpteur.

Tout cela s'est passé sans fracas, dans l'intimité touchante d'une réception familière, et cependant—les Américains ne s'y tromperont pas—cela est une date, une date désormais historique.

Voltaire, un jour, baptisa le petit-fils de Franklin. Victor Hugo a fait mieux: il a salué la statue qui, pendant des siècles, éclairera les navires abordant dans la grande cité des petits-neveux de Benjamin Franklin.—Jules Claretie.

1885

MORT DE VICTOR HUGO
—22 MAI—

Extrait du Rappel:

Victor Hugo est mort.

Il est mort aujourd'hui vendredi 22 mai 1885, à une heure vingt-sept minutes de l'après-midi.

Il était né le 26 février 1802.

Il est mort à quatrevingt-trois ans trois mois moins quatre jours.

Né avec le siècle, il semblait devoir mourir avec lui. Il l'avait tellement personnifié qu'on ne les séparait pas et qu'on s'attendait à les voir partir ensemble. Le voilà parti le premier.

Il y a huit jours, nous l'avions quitté aussi bien portant que d'habitude. On avait dîné gaiement. On était nombreux, et il avait fallu faire une petite table. Il avait, outre ses habitués du jeudi, M. de Lesseps et ses enfants. Enfants, jeunes filles, jeunes femmes avaient ajouté à son sourire ordinaire, et il s'était mêlé souvent à la conversation. Nous n'étions pas plus tôt sortis que la maladie le saisissait.

Elle l'a attaque à deux endroits, au poumon et au coeur. C'a été une lutte terrible. Il était si fortement constitué que par moments le mal cédait, mais pour reprendre aussitôt. Ceux qui le soignaient ont passé par des alternatives incessantes d'espérances et d'angoisses, croyant un instant qu'il n'avait plus qu'un quart d'heure à vivre, et l'instant d'après qu'il allait guérir.

Lui, il ne s'est pas fait illusion.

Dès le premier jour, il disait à Mme Lockroy que c'était la fin.

Samedi, il me prenait la main, la serrait et souriait.

—Vous vous sentez mieux! lui dis-je.

—Je suis mort.

—Allons donc! Vous êtes très vivant, au contraire!

—Vivant en vous.

Lundi, il disait à Paul Meurice:

—Cher ami, comme on a de la peine à mourir!

—Mais vous ne mourez pas!

—Si! c'est la mort. Et il ajouta en espagnol:—Et elle sera la très bien venue.

Il acceptait la mort avec la plus entière tranquillité. Toute sa vieil l'avait regardée en face, comme celui qui n'a rien à craindre d'elle. Il avait d'ailleurs une telle foi dans l'immortalité de l'âme que la mort n'était pour lui qu'un changement d'existence, et la tombe que la porte d'un monde supérieur.

Mardi, il y a eu un semblant de mieux, et nous avions tant besoin d'espérer que nous avons repris courage. Mercredi, notre confiance est tombée.

Hier, jeudi, la journée a été moitié oppression et moitié prostration. Le malade, quand on lui parlait, ne répondait plus et ne paraissait pas entendre. Nous désespérions encore une fois.

Tout à coup, vers cinq heures et demie, il a eu comme une résurrection. Il a répondu aux questions avec sa voix de santé, a demandé à boire, s'est dit soulagé, a embrassé ses petits-enfants et les deux amis qui étaient là. Et nous avons eu encore l'illusion d'une guérison possible. Hélas! c'était la dernière clarté que la lampe jette en s'éteignant. Il a dit: Adieu, Jeanne! Et la prostration l'a repris. Puis, dans la nuit, des accès d'agitation que ne parvenaient plus à calmer les injections de morphine. Le matin, l'agonie a commencé.

Les médecins disaient qu'il ne souffrait pas, mais le râle était douloureux pour ceux qui l'entendaient. C'était d'abord un bruit rauque qui ressemblait à celui de la mer sur les galets, puis le bruit s'est affaibli, puis il a cessé.

Victor Hugo était mort.

Il était mort dans la maison devant laquelle, il y a quatre ans, six cent mille personnes étaient venues le saluer, debout à sa fenêtre, nu-tête malgré l'hiver, portant ses soixante-dix-neuf ans comme les chênes portent leurs branches. Une foule égale va venir l'y chercher; mais elle ne l'y trouvera plus debout.

Il est couché, immobile, pâle comme le marbre, la figure profondément sereine. On se dit qu'il est immortel, qu'il est plus vivant que les vivants, et l'on en a la preuve dans ce grand cri de douloureuse admiration qui retentit d'un bout du monde à l'autre; on se dit que c'est beau d'être pleuré par un peuple, et pas par un seul; mais n'importe, le voir là gisant, pour ceux dont la vie a été pendant cinquante ans mêlée à la sienne, c'est bien triste.—Auguste Vacquerie.

La nouvelle de la maladie de Victor Hugo ne s'était répandue que dans la journée du dimanche. Mais, à partir de ce moment, elle avait été l'unique pensée de Paris.

Le lundi 18 mai, les journaux publiaient ce premier bulletin:

«Victor Hugo, qui souffrait d'une lésion du coeur, a été atteint d'une congestion pulmonaire.

GERMAIN SÉE. Dr ÉMILE ALLIX.»

Le mardi, il y eut une consultation des docteurs Vulpian, Germain Sée et Émile Allix. Ils rédigèrent le bulletin suivant:

«L'état ne s'est pas modifié d'une manière notable. De temps à autre, accès intenses d'oppression.»

Les bulletins se succédèrent ainsi chaque jour, signalant tantôt des syncopes alarmantes, tantôt un calme relatif et quelque tendance à l'amélioration. Paris, on pourrait dire la France entière, a passé, avec les amis et les proches, par des alternatives de crainte et d'espérance et a suivi, heure par heure, les péripéties de la maladie.

Le soir, sur les boulevards, on s'arrachait les journaux pour y chercher les bulletins et les nouvelles. A chaque instant, des voitures s'arrêtaient devant le petit hôtel de l'avenue Victor Hugo; des personnalités parisiennes, des étrangers, descendaient, s'informaient avec anxiété, s'inscrivaient ou déposaient leur carte. Sur les trottoirs, autour de la maison, toute une foule attendait.

Le 22 mai, la fatale nouvelle se répand avec une incroyable rapidité et jette la consternation dans Paris. Il n'y a qu'un cri: deuil national!

La chambre des députés ne siégeait pas ce jour-là; mais les députés y étaient venus en foule pour attendre les nouvelles. A une heure cinquante minutes, on affichait à la salle des Pas-Perdus, cette laconique dépêche: «Victor Hugo est mort à une heure et demie.» L'émotion est profonde. Toutes les commissions convoquées se retirent sur-le-champ.

Au sénat, à l'ouverture de la séance, M. Le Royer, président, se lève, et dit, au milieu de l'émotion de tous:

«Messieurs les sénateurs,

«Victor Hugo n'est plus.

«Celui qui, depuis soixante années, provoquait l'admiration du monde et le légitime orgueil de la France, est entré dans l'immortalité….»

Le président termine en proposant au sénat de lever la séance en signe de deuil.

La séance est immédiatement levée.

Au conseil municipal de Paris, la nouvelle de la mort de Victor Hugo est apportée au milieu d'une délibération, qui est aussitôt interrompue. Le président propose de lever la séance.

M. Pichon demande, de plus, que «le conseil municipal décide qu'il se rendra en corps, et immédiatement, à la demeure de Victor Hugo, pour exprimer à la famille du plus grand de tous les poètes les sentiments de sympathie et de condoléance profonde des représentants de la ville de Paris.»

La proposition de M. Pichon est unanimement adoptée, et le conseil municipal se rend en corps à la maison mortuaire.

A l'institut, ce n'était pas le jour de séance de l'académie française, c'était celui de l'académie des inscriptions et belles-lettres, et la règle est qu'une classe de l'Institut ne doit lever la séance en signe de deuil que pour ses propres membres. A la nouvelle de la mort de Victor Hugo, l'académie des inscriptions lève aussitôt la sienne.

Le lendemain, l'académie des sciences morales et l'académie des beaux-arts rendaient à l'illustre mort le même hommage.

A Rome, la chambre des députés est en séance quand le télégraphe apporte la triste nouvelle. M. Crispi monte à la tribune: «La mort de Victor Hugo, dit-il, est un deuil, non seulement pour la France, mais encore pour le monde civilisé.» Le président de la chambre ajoute: «Le génie de Victor Hugo n'illustre pas seulement la France, il honore aussi l'humanité. La douleur de la France est commune à toutes les nations. L'Italie reconnaissante s'associe au deuil de la nation française [Note: Voir aux Notes les procès-verbaux de ces séances.].

Est-il besoin de dire la part que, dès ce premier jour, la presse parisienne et française prit dans le deuil de tous? Plusieurs journaux du soir parurent encadrés de noir. Tous étaient pleins du souvenir et de la louange du poète.

A la maison de Victor Hugo, la douleur universelle se traduisait par l'affluence des visites, des lettres, des dépêches, des adresses.

A une heure et demie, Victorien Sardou, qui connaissait à peine Victor Hugo, venait prendre des nouvelles, apprenait que tout était fini et s'en allait en sanglotant. Comment citer tous les noms, tous les témoignages: le président de la République, les présidents des deux chambres, les ministres, les députés et les sénateurs en foule, le bureau du conseil général de la Seine, et tant d'amis qu'il faut renoncer à les dire.

Et les villes de France,—Montpellier, Nancy, Compiègne,
Saumur, Troyes, Melun, Tarascon, Abbeville, etc.; les maires de
Clermont-Ferrand, de Marseille, de Toul, au nom de leur conseil
municipal, etc.

Et l'étranger,—les maçons italiens de Rome, le cercle Mazzini de Gênes, la colonie française de Londres, la Concordia, association des littérateurs de Vienne, l'association des écrivains et artistes de Buda-Pesth, etc. Les journaux de Londres avaient fait des éditions spéciales; la Pall Mall Gazette donnait, le soir même du 22, un portrait de Victor Hugo.

Pour les amis inconnus, ils sont innombrables. A minuit et demi on venait encore s'inscrire en masse sur une petite table, éclairée de deux lanternes, qui avait été installée devant la maison mortuaire.

Le 2 août 1883, Victor Hugo avait remis à Auguste Vacquerie, dans une enveloppe non fermée, les lignes testamentaires suivantes, qui constituaient ses dernières volontés pour le lendemain de sa mort:

Je donne cinquante mille francs aux pauvres.

Je désire être porté au cimetière dans leur corbillard.

Je refuse l'oraison de toutes les églises; je demande une prière à toutes les âmes.

Je crois en Dieu.

VICTOR HUGO.

Il fallait concilier la modestie de ces dispositions avec l'éclat que voulait donner la France à des funérailles qui, dans la pensée de tous, devaient être telles qu'aucun roi, qu'aucun homme n'en aurait encore eu de pareilles.

Dès le 22 mai, le président du conseil, M. Henri Brisson, avait annoncé au sénat, avant la levée de la séance, que le gouvernement présenterait le lendemain aux chambres, un projet de loi pour faire à Victor Hugo des funérailles nationales.

Le conseil municipal de Paris avait, le même jour, sur la proposition de M. Deschamps, émis le voeu «que le Panthéon fût rendu à sa destination primitive et que le corps de Victor Hugo y fût inhumé.»

Le 23 mai, le président du conseil, à l'ouverture de la séance du sénat, prononçait sur Victor Hugo de mémorables paroles. Il disait:

«Son génie domine notre siècle. La France, par lui, rayonnait sur le monde. Les lettres ne sont pas seules en deuil, mais aussi la patrie et l'humanité, quiconque lit et pense dans l'univers entier … C'est tout un peuple qui conduira ses funérailles.»

Et il présentait un projet de loi par lequel des funérailles nationales seraient faites à Victor Hugo.

L'urgence aussitôt est votée, le rapport rédigé et lu, et le projet de loi adopté sans discussion.

A la chambre des députés, après un éloquent discours de M. Floquet, président, les funérailles nationales sont également votées, par 415 voix sur 418 votants.

M. Anatole de La Forge dépose alors la proposition qui suit:

«Le Panthéon sera rendu à sa destination première et légale.

«Le corps de Victor Hugo sera transporté au Panthéon.»

Il demande l'urgence, qui est votée. La discussion est remise au mardi suivant.

En attendant, une commission est nommée par le ministre de l'intérieur, sous la présidence de M. Turquet, sous-secrétaire d'état à l'instruction publique, pour organiser les funérailles nationales.

La commission se compose de MM. Bonnat, Bouguereau, Dalou, Garnier,
Guillaume, Mercié, Michelin, président du conseil municipal, Peyrat,
Ernest Renan et Auguste Vacquerie.

MM. Alphand, Bartet et de Lacroix sont adjoints à la commission pour exécuter ses décisions.

Comme si le génie de Victor Hugo dictait, une idée nouvelle et grande se présente à tous:

La commission décide: Le corps de Victor Hugo sera exposé sous l'Arc de Triomphe. Il partira de là pour le lieu de sa sépulture.

La commission choisit, dans sa seconde séance, le projet de décoration de l'Arc de Triomphe présenté par M. Garnier.

Mais où serait inhumé Victor Hugo?

L'Assemblée nationale de 1791 avait décidé que le Panthéon «serait destiné à recevoir les cendres des grands hommes, à dater de l'époque de la liberté française»; elle avait fait inscrire sur le fronton: AUX GRANDS HOMMES LA PATRIE RECONNAISSANTE; et elle avait immédiatement décerné à Mirabeau l'honneur de cette sépulture. Une ordonnance de Louis-Philippe avait, en 1830, confirmé la loi de l'assemblée nationale. Il est vrai que deux décrets des deux Napoléon avaient rétabli le culte au Panthéon, mais ces décrets n'avaient jamais été exécutés.

Le gouvernement de la République jugea que, pour restituer le Panthéon aux grands hommes, une loi n'était pas nécessaire; un décret suffisait.

Le 26 mai 1885, deux décrets du président de la République étaient insérés au Journal officiel. Le premier rendait le Panthéon «à sa destination primitive et légale». Le second décidait que le corps de Victor Hugo serait déposé au Panthéon.

Ainsi le corps de Victor Hugo irait reposer au Panthéon, après être parti de l'Arc de Triomphe. On ne pouvait, jusqu'ici, rien rêver de plus grand.

La décoration de l'Arc de Triomphe ne devait pas être terminée avant le samedi 30 mai.

La date des funérailles fut fixée au lundi 1er juin, onze heures du matin.

Le corps de Victor Hugo serait exposé sous l'Arc de Triomphe pendant la journée du dimanche 31 mai.

L'itinéraire du cortège funèbre fut ainsi réglé par le conseil des ministres: il descendrait les Champs-Elysées jusqu'à la place de la Concorde, traverserait le pont, suivrait le boulevard Saint-Germain, prendrait le boulevard Saint-Michel et arriverait au Panthéon par la rue Soufflot.

A l'Arc de Triomphe, des discours seraient prononcés au nom des corps constitués: le sénat, la chambre des députés, le gouvernement, l'académie française, le conseil municipal de Paris, le conseil général de la Seine. Les autres discours seraient prononcés au Panthéon.

Le lundi 1er juin, jour des funérailles nationales, serait comme un jour férié. Toutes les écoles et toutes les administrations publiques seraient fermées.

Le samedi 23 mai, le corps de Victor Hugo avait été embaumé et reposait maintenant sur son lit couvert de fleurs.

Le visage du poète était tout empreint d'un calme et d'une majesté suprêmes.

Le sculpteur Dalou modela la tête de Victor Hugo. MM. Bonnat,
Falguière, Clairin, Léopold Flameng et Guillaumet firent des croquis.
M. Léon Glaize peignit la chambre.

Pendant toute la semaine, une foule innombrable et sans cesse renouvelée vint s'inscrire à la maison mortuaire. Des gardiens de la paix maintenaient la double file. Un lierre qui tapisse le mur à l'intérieur du jardin déborde un peu au sommet; c'était à qui en atteindrait une feuille.

Le lundi, les étudiants des diverses facultés de Paris se rendirent en corps auprès de la famille, si nombreux que la plupart durent rester dehors. L'un d'eux prit la parole et exprima éloquemment la douleur causée aux élèves des écoles «par la perte du grand poète qui a si admirablement traduit tous les sentiments chers à la jeunesse».

Les ouvriers et leurs délégations n'étaient pas les moins empressés et les moins affligés.

De toutes parts ne cessaient d'arriver à la famille et aux amis les condoléances et les hommages des représentants les plus autorisés et les plus illustres de la France et du monde. On ne peut que citer pêle-mêle et comme au hasard: Émile Augier, M. et Mme Rattazzi, Benjamin Bright, Jules Simon, Clemenceau, Gounod, la Chambre nationale du Mexique, le roi de Grèce, Antoine, député de Metz, Zorilla, la maison de Lar et Lara d'Espagne, le gouvernement roumain, les représentants de l'île de Crète, le prince Torlonia, syndic de Rome, Paul Bert, les artistes et le directeur de la Porte-Saint-Martin, Georges Perrot, directeur de l'École normale, Gréard, Camille Saint-Saëns, Menotti Garibaldi, la veuve d'Edgar Quinet, le père de Gambetta, le fils de Canaris, le fils de Miçkiewicz, Benito Juarez, Sacher Masoch, Mounet-Sully, etc. Tous envoyaient les lettres et les télégrammes les plus émus et les plus touchants.

Nombre de villes d'Italie, d'Espagne, d'Angleterre, de Belgique, de Portugal, du Trentin, etc., firent parvenir des adresses: «Le peuple grec, écrivait M. Théodore Delyannis, pleure en Victor Hugo le plus ancien, le plus généreux et le plus constant des philhellènes.» Toute l'Europe partageait le deuil de la France.

Durant toute la semaine, les journaux, sans distinction d'opinion, furent remplis chaque jour du nom et de la gloire de Victor Hugo. Il faut pardonner, en les omettant, quelques basses insultes cléricales. Partout ailleurs concert unanime de douleur et d'admiration.

Ernest Renan:

Victor Hugo a été une des preuves de l'unité de notre conscience française. L'admiration qui entourait ses dernières années a montré qu'il y a encore des points sur lesquels nous sommes d'accord.

Sans distinction de classes, de partis, de sectes, d'opinions littéraires, la France, depuis quelques jours, a été suspendue aux récits navrants de son agonie, et maintenant il n'est personne qui ne sente au coeur de la patrie un grand vide.

Il était un membre essentiel de l'église en la communion de laquelle nous vivons; on dirait que la flèche de cette vieille cathédrale s'est écroulée avec la noble existence qui a porté le plus haut en notre siècle le drapeau de l'idéal.

Leconte de l'Isle:

    Dors, Maître, dans la paix de ta gloire! Repose,
    Cerveau prodigieux, d'où, pendant soixante ans,
    Jaillit l'éruption des concerts éclatants.
    Va! la mort vénérable est ton apothéose:
    Ton esprit immortel chante à travers les temps!

    Pour planer à jamais dans la vie infinie,
    Il brise comme un Dieu les tombeaux clos et sourde,
    Il emplit l'avenir des voix de ton génie,
    Et la terre entendra ce torrent d'harmonie
    Rouler de siècle en siècle en grandissant toujours!

Edmond Schérer:

Le monde civilisé tout entier portera le deuil du grand poète; il sentira qu'une grande lumière s'est éteinte, et que le plus glorieux des fils de la France moderne est entré définitivement par la mort dans cette immortalité dont, vivant, il avait déjà connu les prémices.

Victor Hugo a ouvert dans noire histoire littéraire une époque. Il a été à la fois très fort et très nouveau. On n'a longtemps voulu voir en lui qu'un chef d'école; il a été plus et mieux que cela, un créateur, un initiateur. Je ne vois personne à lui comparer en ce genre, ni Ronsard, ni Corneille, ni Voltaire. Ajoutons qu'il a été plus extraordinaire que les plus grands; Victor Hugo n'a pas été seulement un génie, il a été un phénomène.

Arsène Houssaye:

Un siècle après la mort de Voltaire, nous saluons la même apothéose pour Victor Hugo. Ils ne se ressemblent pas par le génie, ce poète et ce philosophe, ces deux conteurs merveilleux; ils se ressemblent par l'amour de l'humanité. Ce sont deux papes de l'esprit humain.

Henri Fouquier:

Victor Hugo a été le poète du siècle.

Pas un homme, dans le monde entier contemporain, ne pourrait songer un instant à opposer son oeuvre à l'oeuvre immense de Victor Hugo.

Il n'est pas une forme de la pensée humaine qu'il n'ait abordée, toujours avec supériorité, le plus souvent avec génie. Sa lyre avait toutes les cordes; il a été sans effort de la chanson d'Anacréon au poème épique de Dante. Il a tout compris de l'humanité, tout aimé, tout chanté.

Henry Houssaye:

Le génie de Victor Hugo rayonne sur la France depuis soixante ans. Cinq générations d'écrivains l'ont salué vivant comme un maître souverain. Ce siècle est plein de lui, de ses oeuvres, de ses paroles, de sa langue, de ses conceptions, de la musique de ses vers, de la lumière de ses idées. De Sainte-Hélène à l'île de Chio, tous les vaincus ont trouvé sa voix d'airain pour les glorifier. Immense a été et est encore son action sur les lettres françaises. Tous ceux qui tiennent une plume aujourd'hui, les prosateurs comme les poètes, les journalistes comme les auteurs dramatiques, procèdent plus ou moins de lui. Ils se servent d'épithètes et d'images, ils ont des alliances de termes et des surprises de rimes, des tours de phrases et des formes de pensée, qui sont des réminiscences inconscientes de Victor Hugo. Le style moderne est marqué à son empreinte. Son oeuvre écrite passe par le nombre des volumes celle même de Voltaire et égale par la puissance et l'éclat celle des plus grands poètes.

On ne peut pas dire de Victor Hugo qu'il meurt pour entrer dans l'immortalité, car son immortalité avait commencé lui vivant. Depuis quinze ans et plus, il assistait à son apothéose. Ses adversaires mêmes, ceux de la politique et ceux des lettres, se taisaient devant sa glorieuse vieillesse. Et, avec le vingtième siècle, viendra la vraie postérité, non point cette postérité des premières années, soumise à tant de modes et à tant de variations, mais la grande, l'éternelle, l'immuable postérité, celle où sont dans le rayonnement suprême Eschyle, Dante, Shakespeare et le grand Corneille.

Camille Pelletan:

Quelle vie et quelle oeuvre! Ce siècle en est rempli.—Peut-on parler du poète qui a fait vibrer toutes les émotions, qui a donné à la strophe son plus prodigieux coup d'aile, et dont on ne peut résumer l'oeuvre que par le titre qu'il a écrit sur une de ses oeuvres: «Toute la Lyre?»

Faut-il parler de l'écrivain;—du plus prodigieux manieur de la langue française qui ait jamais existé;—du Maître qui n'a pas seulement produit les plus étonnants chefs-d'oeuvre, mais qui a encore créé le style et l'école littéraire du dix-neuvième siècle?

Faut-il parler du génie profond, qui a donné de nouveaux accents à la pitié humaine, qui a traduit, par ce qu'il y a de plus puissant dans la langue, ce qu'il y a de plus profond dans la miséricorde pour tout ce qui souffre;—de l'auteur de Claude Gueux et des Misérables, du poète qui a chanté, toutes les déchéances?

Faut-il enfin parler du combattant? Faut-il rappeler comment l'homme, à qui il était si aisé et si glorieux de jouir d'une admiration incontestée, s'est jeté dans la bataille, du côté où il voyait l'idéal, le droit, le peuple, l'avenir? Faut-il rappeler le proscrit, Titan enchaîné sur un rocher de l'océan, et défiant, écrasant de là le despote? Faut-il rappeler ce grand coeur, qui seul, dans la hideuse folie de la guerre civile, plus encore, après la défaite, à l'heure de l'immense déroute qui charriait dans ses flots irrésistibles les derniers sentiments d'humanité …, faut-il rappeler l'homme qui alors, en pleine terreur, livra son front glorieux aux huées, se mit en travers des furieux et couvrit les proscrits de sa poitrine?….

Comme Voltaire, il a remué le monde, parce qu'il l'a aimé.

Auguste Vitu:

C'en est fait, Victor Hugo «entré vivant dans la postérité», entre aujourd'hui glorieusement dans la mort.

Environné de l'admiration publique, consolé de ses épreuves passées et de ses douleurs domestiques par une popularité prodigieuse et sans exemple dans notre pays, Victor Hugo n'apparaissait plus que comme le symbole radieux du génie de la France.

Nulle royauté littéraire n'égala jamais la sienne. Voltaire régnait à d'autres titres. On a dit de Voltaire qu'il était le second dans tous les genres. Victor Hugo, au contraire, est et demeurera le premier dans plusieurs. Ni dans ce siècle, ni dans nul des siècles qui l'ont précédé, la France n'a possédé un poète de cette hauteur, de cette abondance et de cette envergure. Il est pour nous ce que Dante, Pétrarque, le Tasse et l'Arioste réunis furent pour l'Italie; c'est le chêne immense dont les robustes frondaisons couvrent depuis soixante ans de leur ombre les floraisons sans cesse renaissantes de la pensée française.

Henry Maret:

Ne vous semble-t-il pas que ce soit là un coucher d'astre, et que nous entrions dans je ne sais quelles ténèbres?

Comme Voltaire, mourant presque au même âge, presque au même jour, il donnera son nom au siècle qu'il a illuminé de son génie, qu'il a éclairé de sa bonté.

Deuil national, deuil universel, deuil avant tout de ce Paris qu'il a tant aimé. La cité, qu'il a baptisée capitale du monde, fera a son poète de splendides funérailles; l'atelier chômera, le théâtre fermera, les passions s'apaiseront, et les partisans des vieux trônes se joindront aux fils de la Révolution pour accompagner, tristes et recueillis, les restes du chantre sublime de toutes les gloires et de tous les malheurs.

Henri Rochefort:

Le grand amnistieur, c'est sous ce nom et avec ce caractère que le souvenir de Victor Hugo restera vivant parmi le peuple. Il n'est allé rendre visite aux souverains que pour demander la grâce de quelque proscrit. Lorsqu'en 1869 j'allai voir à La Have l'illustre Armand Barbès, j'aperçus dans sa chambre à coucher un portrait de Victor Hugo:

«Est-il ressemblant?» me demanda-t-il; et il ajouta: «Comprenez-vous que sans lui j'aurais eu certainement la tête coupée, et que je ne l'ai jamais vu?»

Après la Commune, la première voix qui cria: Amnistie! fut la voix de Victor Hugo; comme ce fut sa porte qui s'ouvrit la première aux échappés de la Semaine sanglante.

Victor Hugo, depuis, a demandé la grâce du patriote Oberdank à l'empereur d'Autriche, la grâce du justicier de l'espion James Carey à la reine d'Angleterre….

Émile Augier:

La France perd le plus illustre de ses fils.

Vous perdez, Meurice et vous, mon cher Vacquerie, le meilleur et le plus glorieux des pères.

Émile Zola, à George Hugo:

… Victor Hugo a été ma jeunesse, je me souviens de ce que je lui dois. Il n'y a plus de discussion possible en un pareil jour; toutes les mains doivent s'unir, tous les écrivains français doivent se lever pour honorer un maître et pour affirmer l'absolu triomphe du génie.

Théodore de Banville:

… Ah! le deuil n'est pas seulement pour Paris, pour la France, pour l'Europe; il est pour le monde entier, car la patrie du plus grand des poètes était partout, et il laisse des orphelins partout. Ceux qui perdent en lui un père, ce ne sont pas seulement les poètes, les écrivains, les artistes, les penseurs; ce sont les humbles, tous les souffrants, tons les petits, tous les misérables, tout le peuple, dont il pansait et baisait les blessures; ce sont les riches, les heureux, les triomphants, les rois du monde, dont il élevait les coeurs vers la charité et vers l'idéal; ce sont toutes les patries, à qui il tendait les branches d'olivier pacifiques, en leur disant de sa voix attendrie et dominatrice: Aimez-vous les uns les autres!

Oui, l'âme de Victor Hugo est avec ses pareils, avec Homère, avec Pindare, avec Eschyle, avec Dante, avec Shakespeare; mais aussi elle est, elle sera vue toujours vivante parmi nous; et longtemps après que les petits-fils de nos fils seront couchés sous le gazon, c'est elle, c'est cette âme qui continuera à éclairer les hommes, et à les embraser des feux de l'immense amour. Tout ce qui sera fait de grand, de beau, d'héroïque, sera nécessairement fait en son nom. Victor Hugo sera présent, il sera visible parmi nous toutes les fois que la vieillesse sera honorée, que la femme sera déifiée, que la misère sera consolée; toutes les fois que retentira un noble chant de lyre, faisant s'ouvrir mystérieusement les portes du ciel….

II

LES FUNÉRAILLES

3l MAI

A l'Arc de Triomphe.

Depuis l'heure où s'était répandue la nouvelle de la mort de Victor Hugo, et pendant toute la semaine où son corps était resté étendu sur le lit mortuaire, la douleur avait été immense, comme peut l'être la douleur d'un peuple.

Les funérailles eurent un tout autre caractère.

On ne sait qui, le premier, prononça le mot «apothéose», mais tout de suite ce mot fut dans toutes les bouches et dans toutes les pensées.

Après avoir pleuré son poète, la France, dans ces deux journées suprêmes, ne pensa plus qu'à le glorifier. Ce fut comme une fête funéraire, qui prit aussitôt les proportions d'un colossal triomphe.

La mise en bière du corps de Victor Hugo avait eu lieu le samedi, à dix heures et demie du soir, en présence de la famille et d'un petit nombre d'amis.

On aurait voulu que le transport au catafalque de l'Arc de Triomphe se fît la nuit et secrètement Mais les vingt maires de Paris demandèrent à se joindre, dans le trajet, au premier cortège intime. On laissa du moins ignorer l'heure indiquée: la première heure, cinq heures et demie du matin. La foule attendit toute la nuit dans la rue.

A six heures, la bière fut descendue de la chambre mortuaire et placée dans un fourgon des pompes funèbres, qui disparaissait sous les fleurs et les couronnes.

La famille, les amis, les maires de Paris suivirent, et traversèrent toute cette population émue et recueillie.

Là fut jeté pour la première fois, et à plusieurs reprises, ce cri qui devait souvent retentir le lendemain, et qui pouvait paraître singulier sur le passage d'un mort: Vive Victor Hugo! Pour le peuple, son poète était toujours vivant. Vive Victor Hugo! cela voulait dire: Vive son oeuvre et vive sa gloire!

Parmi les amis qui suivaient le convoi, un groupe à part était formé par des jeunes gens qui avaient réclamé l'honneur de veiller auprès du corps, pendant le jour et la nuit où il allait rester sous le catafalque de l'Arc de Triomphe. Quels étaient ces jeunes gens? Les mêmes qui, quatre ans auparavant, avaient préparé la fête de l'anniversaire du 27 février 1881. On se rappelle que, ce jour-là, ils avaient assigné l'Arc de Triomphe comme point de départ au peuple qu'ils amenaient saluer Victor Hugo; ils amenaient aujourd'hui Victor Hugo à la rencontre du peuple, au même lieu de rendez-vous.

Rien de plus grandiose que cet aspect: l'Arc de Triomphe en deuil.

Du haut du fronton, un immense crêpe noir tombe en diagonale de la corniche opposée au groupe de Rude. Le quadrige de Falguière, qui surmontait alors le monument, apparaissait aussi sous un voile noir. Aux quatre coins pendent des oriflammes. De longues draperies noires frangées de blanc, décorées d'écussons où se lisent les titres des oeuvres du poète, ferment trois des ouvertures. Sur l'une des faces latérales, l'image de Victor Hugo, portée par deux Renommées embouchant la trompette lyrique.

Sous la grande arche faisant face à l'avenue des Champs-Elysées se dresse le catafalque. Il est surélevé de douze marches et touche presque à la voûte. A la base, un grand médaillon de la République. Au-dessus, les hautes initiales V. H., que surmonte une sorte de disque lumineux aux rayons phosphorescents.

Devant le catafalque monumental, le sarcophage où sera déposé le corps, exhaussé sur un piédestal et recouvert de velours noir semé de larmes d'argent. Sur les marches, l'entassement des couronnes.

De chaque côté de l'Arc de Triomphe s'élancent deux oriflammes noires aux étoiles d'argent. Tout autour, sur le rond-point, deux cents lampadaires et torchères.

Le gaz, allumé en plein jour jette sous les crêpes noirs une lueur étrange et funèbre.

Un bataillon scolaire, relevé toutes les deux heures, formera la garde d'honneur. Quatre huissiers du sénat, en grande tenue de cérémonie, se tiennent aux coins du sarcophage. Deux rangs de cuirassiers en armes gardent l'entrée.

C'est un spectacle sans précédent dans l'histoire des honneurs rendus aux grands hommes que celui qui fut donné par cette journée, veille des funérailles de Victor Hugo.

A partir du moment où le corps fut exposé sous l'Arc de Triomphe, le peuple, que le poète aimait, n'a cessé de l'entourer. Paris entier, non plus, comme en 1881, pendant six heures, mais pendant un jour et une nuit, a défilé ou s'est tenu devant son cercueil, consacrant par son hommage unanime l'entrée du maître, non plus dans sa quatrevingtième année, mais dans son immortalité.

Les boulevards, les rues, les avenues, présentaient, dans Paris, le même aspect singulier: des groupes et des voitures marchant dans la même direction, tous n'ayant qu'un unique objectif, l'Arc de Triomphe.

La foule répandue sur les avenues qui aboutissent à l'Étoile s'arrêtait devant le cordon ininterrompu des cavaliers de la garde républicaine entourant le monument. Ceux qui voulaient défiler devant le catafalque prenaient la file sur l'avenue Friedland. Quelle file! longue de trois cents mètres sur toute la largeur de l'avenue! une masse compacte, que ni le soleil, ni l'attente, ni la poussière,ne parvenaient à entamer; des femmes, des vieillards qui ne se fatiguaient pas; des enfants sur les épaules de leur père, d'autres mêlés à la cohue et qu'on retirait par instants à demi étouffés.

A sept heures, la foule était aussi épaisse qu'au commencement de la journée; mais, en vertu des décisions prises, le défilé devait s'arrêter. Bon nombre de ceux qui avaient attendu pendant deux ou trois heures voulurent néanmoins passer, malgré les gardes. Il s'ensuivit un tumulte, qui heureusement n'eut pas de suite. Les milliers de citoyens venus pour honorer une dernière fois le grand mort eurent bien vite repris leur attitude calme et digne.

On avait, à ce moment, de la place de la Concorde, un coup d'oeil saisissant: l'avenue des Champs-Elysées noire et grouillante de foule; au-dessus du rond-point de Courbevoie, les derniers feux du soleil couchant empourprant l'horizon, et l'Arc de Triomphe détachant sa masse sombre sur ce fond d'or et de flamme.

L'exposition nocturne du corps de Victor Hugo fut quelque chose de plus étonnant encore que tout le reste, et ceux devant lesquels cette vision a passé ne l'oublieront jamais.

Dans la soirée, la marée de la foule était revenue, plus énorme, s'il est possible, que dans le jour. A partir de neuf heures, les Champs-Elysées et toutes les avenues rayonnant autour de l'Étoile charriaient de véritables fleuves humains.

Ce que cette foule avait sous les yeux était inimaginable.

Par un merveilleux parti pris de lumière et d'ombre, on n'avait projeté de clarté, une clarté très vive, que sur un seul côté, le côté droit, de l'Arc de Triomphe. Tout autour, dans les lampadaires allumés, brûlait une flamme verdâtre. Sur la chaussée, au pied du cénotaphe déroulant ses profils lamés d'argent sur un ciel gris et triste, s'ouvrait une double haie de cuirassiers portant des torches. Reflétées par l'acier et le cuivre des casques et des cuirasses, toutes ces lueurs tremblantes brillaient et voltigeaient fantastiquement sur ces cavaliers noirs, superbes dans leur immobilité de statues. De même, sur la face de pierre impassible et morne de l'Arc de Triomphe, les longs plis flottants des drapeaux et des oriflammes se tordaient et s'échevelaient, comme désespérés, dans le vent.

A la beauté de ce tableau, l'immense bruit que faisait autour le peuple ajoutait la vie.

De près, il y a de tout dans ce bruit; aux paroles d'admiration, de bénédiction et de recueillement se mêlent des cris, des appels vulgaires,—marchands d'oranges, vendeurs et déclamateurs de prétendues pièces de poésie, camelots colportant des médailles commémoratives, des photographies, des épingles, loueurs de chaises et d'échelles, chansons et choeurs improvisés et incohérents; les entretiens sérieux ou touchants sur les oeuvres et les actes du poète sont troublés çà et là par des disputes, des quolibets, des huées; de minuit à deux heures, ce tumulte confus bat son plein; et, quand on est dans la foule même, toute cette clameur de la foule, pour ceux qui sont attendris et graves, détonne parfois choquante et grossière.

De loin, aux abords du monument, dans le silence qui enveloppe l'Arc de Triomphe, tous ces bruits se fondent en une tranquille et souveraine harmonie. Pour voir, il faut être du côté de la foule; il faut, pour entendre, être du côté du mort. Le poète a bien souvent comparé et confronté dans sa pensée le peuple et l'océan, qu'il aimait également tous deux. Cette vaste rumeur du peuple, dans la profonde paix qui règne autour du cercueil, n'est plus que le calme et grave retentissement de la mer, berçant pour la dernière fois Victor Hugo endormi. Et c'est avec cette douceur qu'elle arrive aux oreilles des jeunes poètes assis sur des chaises de deuil aux angles du catafalque, qui, religieusement, veillent le père.

La foule, après deux heures, a commencé à s'éclaircir.

Toute la nuit, le ciel est resté gris et sombre. Pas une étoile, sauf une qui a brillé sur le monument au commencement de la soirée. Un nuage l'a cachée, et aucune éclaircie ne s'est produite depuis.

A trois heures, le jour point, une blancheur court vers l'orient. Aussitôt les lampadaires et la ceinture de flamme des urnes s'éteignent; les cuirassiers soufflent leurs torches et mettent sabre au clair; la veillée nocturne est terminée.

L'Arc de Triomphe apparaît dans le jour naissant avec des formes confuses. Paris surgit dans l'indécise clarté de l'aube. Il n'y a plus d'allumées que les lanternes de quelques voitures et les bougies des camelots sur les étalages en plein vent.

Des ouvriers se mettent à l'oeuvre pour disposer les banquettes réservées aux corps officiels et aux invités et la tribune des orateurs. Des cavaliers de la garde républicaine se portent en avant pour déblayer les abords de la place, surtout du côté de l'avenue des Champs-Elysées.

Enfin le jour grandit; une pluie fine tombe pendant un quart d'heure, puis une déchirure se fait dans le réseau nuageux et un coin de ciel bleu apparaît.

De larges bandes orangées strient l'horizon du côté du levant; c'est le soleil.

C'est le réveil pour beaucoup de gens qui de nouveau s'empressent vers l'Arc de Triomphe. La foule, un moment diminuée, grossit rapidement. Il n'est que cinq heures, et déjà des sonneries lointaines de clairons retentissent, des sociétés de gymnastique se dirigent vers leurs rendez-vous.

L'animation s'accroît peu à peu; les délégations se groupent aux lieux de réunion désignés par la commission des obsèques. Les musiques et les fanfares résonnent de tous côtés. De nouveaux porteurs de couronnes, les unes pendues à une perche, les autres installées sur des brancards, arrivent ajouter à celles qui jonchent les marches du catafalque. Les roses, les lilas, les bleuets, les violettes s'entassent, emmêlant leurs écharpes de soie aux inscriptions d'or. L'air alentour s'embaume de toute cette montagne de fleurs.

1er JUIN

Les discours.

A onze heures, les canons du mont Valérien, par une salve de vingt et un coups, annoncent le commencement de la cérémonie.

Les groupes du cortège et la foule emplissent les avenues, mais la vaste place de l'Étoile est vide.

Devant l'Arc de Triomphe a été réservé un demi-cercle, partagé en deux moitiés égales par une allée conduisant au catafalque, et garni de bancs drapés de noir.

A gauche, prennent place: le ministère au complet, M. Henri Brisson en tête, la grande chancellerie de la Légion d'honneur, la maison militaire du président de la République, conduite par le général Pittié, le corps diplomatique; lord Lyons, le prince de Hohenlohe, le comte Hoyos, le général Menabrea, le comte de Beyens, Nazare-Aga, sont là, l'uniforme tout chamarré d'or et la poitrine constellée de décorations. Les bureaux du Sénat et de la Chambre sont aussi de ce côté, et derrière se pressent les sénateurs et les députés, l'écharpe tricolore croisée sur la poitrine, les conseillers municipaux avec l'écharpe bleue et rouge, les membres de l'Institut avec l'habit à palmes vertes, la cour des comptes et la cour de cassation.

A droite, la famille et les amis. Derrière eux, les invités de la littérature et de la presse. Il faudrait citer tous les noms connus dans les lettres et dans les arts pour nommer ceux qui étaient là. A côté d'eux, les autorités militaires, un groupe tout resplendissant de broderies et de panaches, les maires de Paris, les tribunaux, les avocats.

L'élite de la France est autour du glorieux cercueil.

La musique de la garde républicaine fait entendre la marche funèbre de
Chopin. Aussitôt après les discours officiels sont prononcés.

Une petite tribune tendue de noir passementé d'argent a été dressée à la travée de droite. C'est là, au milieu de cette foule choisie, avec la formidable rumeur des sept cent mille personnes entassées dans les avenues, sous le ciel immense auquel les nuages gris faisaient à ce moment-là un voile de deuil, devant l'un des plus grands morts que la France ait jamais pleurés, que les orateurs ont pris la parole.

Le premier discours [Note: Voir les Discours aux Notes.] a été celui de M. Le Royer, président du Sénat. Il a débuté avec ampleur, se demandant, «en présence de cette foule immense, de toute une nation inclinée devant un cercueil, ce que le langage humain, dans son expression la plus haute, pourrait ajouter aux témoignages de douleur et d'admiration prodigués à ce prodigieux génie». Il a terminé par ce cri: Gloire à Victor Hugo le Grand!

Le président de la chambre des députés, Charles Floquet, s'est dit saisi, lui aussi, par «la grandeur de ce spectacle, que l'histoire enregistrera: sous la voûte toute constellée des noms légendaires de tant de héros qui firent la France libre et la voulurent glorieuse, apparaît la dépouille mortelle, je me trompe, l'image toujours sereine du grand homme qui a si longtemps chanté pour la gloire de la patrie, combattu pour sa liberté; autour de nous, les maîtres de tous les arts et de toutes les sciences, les représentants et les délégués du peuple français, les ambassadeurs volontaires de l'univers civilisé, s'inclinent pieusement devant celui qui fut un souverain de la pensée, un protecteur persévérant de toute faiblesse contre toute oppression, le défenseur en titre de l'humanité».

M. René Goblet, ministre de l'instruction publique, parlant au nom du gouvernement, a montré la grande unité de la vie et de l'oeuvre de celui qui «apparaîtra de plus en plus, dans le lointain des temps, comme le précurseur du règne de la justice et de l'humanité!»

Émile Augier a pris la parole au nom de l'académie française. Il a dit:—«Au souverain poète la France rend aujourd'hui les honneurs souverains … Ce n'est pas à des funérailles que nous assistons, c'est à un sacre.»

Au nom de la ville de Paris, M. Michelin, président du conseil municipal, a dit «quels liens indissolubles unissaient Victor Hugo à Paris», à Paris qu'il a toujours aimé, célébré, servi, et qui l'a toujours choisi pour son représentant dans les assemblées. M. Lefèvre, président du conseil général, a rappelé avec quels sentiments d'enthousiasme et de reconnaissance pour le justicier des Châtiments et de l'Année terrible le département de la Seine l'a acclamé sénateur.

Le cortège.

Il est onze heures et demie. Pendant que la musique militaire joue la Marseillaise et le Chant du départ, douze employés des pompes funèbres, conduits par un officier des cérémonies, viennent chercher le corps sous le catafalque. Tous les fronts sont découverts. Vingt jeunes gens de la Jeune France font une escorte d'honneur au cercueil jusqu'au corbillard.

C'est le corbillard des pauvres, le corbillard demandé par le poète dans son testament. Pour tout ornement, on pend derrière la simple voiture noire deux petites couronnes de roses blanches, apportées par George et Jeanne.

Le cortège se met en marche.

Marche triomphale! Le soleil, juste à ce moment-là, fend les nuages et donne au prodigieux tableau tout son éclat. Par intervalles le canon tonne.

En tête, le général Saussier, gouverneur de Paris, avec un brillant état-major, précédé d'un escadron de la garde municipale et suivi d'un régiment de cuirassiers, dont les casques, les cuirasses polies et les sabres resplendissent au soleil.

Puis viennent les tambours des trois régiments qui font la haie le long du parcours, leurs tambours voilés de crêpes et battant lugubrement.

Onze chars à quatre et six chevaux, conduits à la main par des piqueurs, et chargés des couronnes et des trophées de fleurs. C'est un éblouissement.

Les chars sont encadrés par les enfants des lycées et des écoles.

Vient la députation de la ville de Besançon, avec une belle couronne, violettes et muguet. Suivent les délégations de la presse; chaque journal est représenté par sa couronne; les journalistes ont donné la première place au Rappel, dont la couronne est faite de palmes vertes et dorées, avec un semé d'orchidées. La Société des auteurs dramatiques et les théâtres ont aussi chacun leur couronne; la Comédie-Française apporte une lyre d'argent aux cordes d'or, oeuvre de Froment-Meurice. La Société des gens de lettres ferme cette première partie du cortège, qu'escortent dans un ordre parfait, sur deux haies par rangs de quatre, les jeunes gens des bataillons scolaires.

Le corbillard.

Autour du corbillard, six amis désignés; à droite, MM. Catulle Mendès,
Gustave Rivet, Gustave Ollendorf; à gauche, MM. Amaury de Lacretelle,
George Payelle et Pierre Lefèvre.

Derrière le corbillard, George Hugo.

A quelque distance, les parents et les amis.

La maison militaire du président de la République.

Les autorités militaires, auxquelles se sont joints quantité d'officiers, parmi lesquels beaucoup d'officiers de l'armée territoriale.

Le conseil d'état, précédé de ses huissiers, en gilet rouge.

Les membres de l'Institut, en habit à palmes vertes; M. de Lesseps à leur tête.

Cent quatrevingt-cinq délégations de municipalités de Paris et de la province. La couronne du seizième arrondissement de Paris est si grosse qu'il a fallu la faire porter sur un char. Toulouse a envoyé une grande lyre faite avec des roses. Saint-Étienne a fait sa couronne avec ses rubans de soie, Calais avec ses dentelles. Les enfants de Veules ont envoyé une immense gerbe de toutes les roses du pays, célèbre par ses roses.

Les délégations des colonies. Le char de l'Algérie porte une couronne énorme entourant une urne funéraire, de laquelle s'échappent des flammes rouges et vertes; sur les trois faces du char, les armes des trois grandes villes de l'Algérie, Alger, Constantine, Oran. Des arabes tiennent les cordons du char. Un arabe en turban marche devant, portant un étendard.

Les proscrits de 1851. Une couronne portée sur un socle rouge. On lit sur leur bannière: Histoire d'un crime, Napoléon le Petit, les Châtiments.

La Ligue des patriotes, avec un étendard portant en guise d'inscription: 1870-18 … Une nombreuse délégation d'alsaciens-lorrains, très émus, très émouvants. Le drapeau de Thionville 1792, qui a figuré à la fête du 27 février 1881.

Cent sept sociétés de tir et de gymnastique défilent au son des clairons et des tambours. Leurs couleurs variées sont de l'effet le plus pittoresque.

Les délégations des écoles. Les élèves de l'École polytechnique ouvrent la marche; viennent ensuite l'École normale supérieure, l'École centrale, les étudiants. Les étudiantes polonaises portent une couronne d'immortelles.

Les six Facultés sont représentées par des porteurs de palmes vertes. Les couronnes des institutrices et de la Société pour l'instruction élémentaire, dont Victor Hugo était le président d'honneur, sont portées par des jeunes filles.

On admire le bouquet monumental des jardiniers, la couronne en camélias blancs des étudiants hellènes, dont le ruban azur porte: «A l'auteur des Orientales»; les couronnes de la république d'Haïti, de la colonie italienne; la couronne des Monuments historiques; la couronne des éditeurs Hetzel et Quantin et celle de l'Édition nationale; la couronne des belges, avec cette inscription: «A Victor Hugo, les Belges protestant contre l'arrêté royal de 1871»; la couronne blanche de la Franche-Comté, portée par quatre enfants; une couronne de roses blanches, avec cette inscription: «Les femmes et les mères de France à Victor Hugo».

Il faut clore ce dénombrement homérique. On a calculé que Paris et la
France avaient dépensé, ce jour-là, un, million en fleurs.

Le défilé des corporations venait à la fin, innombrable. L'armée de
Paris et un escadron de garde républicaine fermaient le cortège.

Il était quatre heures quand cette troupe a défilé devant le catafalque. Le corbillard était arrivé depuis deux heures au Panthéon.

Le défilé

Paris s'est versé tout entier sur le parcours du cortège. Le reste de la grande ville est un désert. De rares passants dans les rues silencieuses; pas de voitures; les boutiques fermées; sur la devanture de la plupart, un écriteau porte: «Fermé pour deuil national».

De l'Étoile, c'était un prodigieux panorama de contempler, tout le long de l'avenue, cet énorme cortège, tout bigarré de couleurs vives par les fleurs et les dorures, tout étincelant des reflets dont le soleil pique l'acier des armes.

De chaque côté de l'avenue se presse le flot du peuple, maintenu par la ligne et les escouades des gardiens de la paix. C'est un fourmillement de têtes. Au-dessus s'étagent d'autres groupes, juchés sur des pliants, sur les degrés des échelles, sur des estrades faites à la hâte, le long des colonnes des réverbères, aux saillies des fontaines Wallace, sur les branches des arbres de l'avenue, formant partout de véritables grappes humaines. Toutes les fenêtres de chaque côté de l'avenue sont garnies de spectateurs; les toits, les cheminées mêmes en sont bondés. C'est un tableau vertigineux.

L'affluence est plus considérable au débouché des rues. La rue Balzac est une avalanche vivante. Les voitures, les tapissières ont été arrêtées, réquisitionnées, envahies.

Détail curieux: les agents qui maintiennent la foule sont espacés de vingt en vingt mètres; quoique compacte et pressée, la masse ne tente sur aucun point de dépasser la ligne qui lui est assignée.

Une maison en réparation, en face de la rue de La Boëtie, a été prise d'assaut. Les échafaudages sont couverts de gens en veston et en blouse. Rue Marbeuf, la foule s'étend sur une largeur de plus de vingt mètres.

Au rond-point des Champs Élysées, toutes les avenues qui y débouchent sont littéralement obstruées; les balcons des cafés et des restaurants sont combles; il n'est pas jusqu'aux vasques des squares qui ne soient occupées. La toiture du Cirque et celle du Diorama sont diaprées de groupes humains émergeant du feuillage vert des arbres.

Un incident émouvant se produit au moment où le corbillard passe devant le Palais de l'Industrie. Sur la place, se dresse le groupe de l'Immortalité, tout enguirlandé de fleurs et de feuillages, et au pied duquel trois couronnes d'immortelles, cravatées de crêpe, ont été déposées; autour du monument, des cuirassiers forment la garde d'honneur. Le corbillard s'arrête une minute. La figure de l'Immortalité semble tendre sa palme au poète; les clairons sonnent aux champs; une grande rumeur court parmi la foule qui, respectueuse, se découvre.

Sur la place de la Concorde, deux pelotons de dragons, sabre au clair, mousquet au dos, forment la haie. Le tableau ici est indescriptible. Les statues des villes sont voilées bien moins par les crêpes dont on les a couvertes que par les groupes des spectateurs qui s'y sont hissés. Les bassins pleins d'eau sont mêmes envahis.

Au pont de la Concorde, cent cinquante pigeons sont mis en liberté et s'envolent à tire-d'aile au-dessus du cortège; gracieuse idée de Léopold Hugo, le neveu du poète, en souvenir de l'affection que portait le maître aux pigeons messagers, depuis le siège de Paris.

Les abords du Palais législatif et le boulevard Saint-Germain continuent les entassements humains jusque sur les toits, sur les cheminées. Tous les édifices publics et le plus grand nombre des maisons sont pavoisés de décorations funèbres, de drapeaux mis en berne ou cravatés d'un crêpe.

Devant l'église Saint-Germain-des-Prés jusqu'au boulevard
Saint-Michel, l'affluence est telle qu'elle a débordé sur la chaussée.
Avant l'arrivée du cortège, la garde républicaine à cheval refoule
lentement cette masse devant elle.

Elle est tumultueuse, cette foule; elle applaudit au passage les groupes, les journaux, les personnalités qui lui sont sympathiques: le général Saussier, l'école polytechnique, les bataillons scolaires, les étudiants, les proscrits, les alsaciens-lorrains…. Mais, quand le corbillard passe, tout se tait, les fronts se découvrent, il se fait un religieux silence, que rompt seulement le cri incrédule à la mort: Vive Victor Hugo!

A deux heures moins vingt minutes, la tête du cortège arrive devant le Panthéon tendu de noir. La troupe s'est rangée sur la droite du monument; les bataillons scolaires et les députations des écoles gardent la gauche.

Les corps constitués ont pris place sur les degrés.

Au Panthéon.

A deux heures, le corbillard arrive à la grille du Panthéon.

Le cercueil est descendu et déposé au pied d'un grand catafalque dressé sous le porche.

Là, de nouveaux orateurs prennent la parole. Ceux de l'Arc de Triomphe avaient embrassé dans leur ensemble l'oeuvre et l'action du poète. Ceux du Panthéon le prennent sous chacun de ses aspects et détaillent, pour ainsi dire, sa gloire.

Le sénateur Oudet parle au nom de Besançon, à qui nulle autre ville ne peut disputer l'honneur d'avoir vu naître notre Homère; Henri de Bornier, au nom des auteurs dramatiques, s'émeut des grands drames, Hernani, Ruy Blas, les Burgraves; Jules Claretie, pour les gens de lettres, énumère les combats et les victoires du grand lutteur pour la liberté de la forme et de la pensée; Leconte de l'Isle, voix autorisée, salue au nom des poètes «le plus grand des poètes, celui dont la voix sublime ne se taira plus parmi les hommes».

Louis Ulbach, au nom de l'Association littéraire internationale, dit ce qu'est, à l'étranger, Victor Hugo, «l'écrivain français le plus admiré hors de France»; Philippe Jourde, pour la presse parisienne, revendique en Victor Hugo le journaliste, le rédacteur du Conservateur littéraire, le conducteur de l'Événement et du Rappel; Madier de Montjau, au nom des proscrits de 1851, rappelle en paroles émues comment Victor Hugo fut la consolation et la lumière de ses compagnons d'exil; le statuaire Guillaume, au nom des artistes français, glorifie, dans le poète des Orientales, «l'artiste le plus grand du siècle, le maître souverain de l'idée et de la forme». M. Delcambre, au nom de l'Association des étudiants de Paris, dit comment Victor Hugo a été «pour tous les jeunes gens, l'initiateur et le bon guide». Got, le grand comédien, remercie Victor Hugo, au nom de son théâtre, des grands drames dont il a honoré et enrichi la Comédie-Française.

C'est le tour des étrangers. M. Tullo Massaroni et M. Raqueni viennent associer au deuil de la France le deuil de l'Italie; M. Boland, au nom du peuple de Guernesey, vient dire quelle trace lumineuse et douce laissera dans l'île la grande mémoire de l'exilé; M. Lemat, un des défenseurs de Charlestown, apporte le témoignage de «la douloureuse émotion ressentie d'un bout à l'autre des États-Unis à la nouvelle de la mort de Victor Hugo, l'homme considérable dont la perte a rempli d'unanimes regrets l'âme du monde civilisé.» La race noire, dans la personne de M. Édouard, représentant de la République d'Haïti, «salue Victor Hugo et la grande nation française», et jette ce cri: «Jamais Athènes et Rome n'ont été le théâtre d'une si imposante solennité! Paris dépasse aujourd'hui Rome et Athènes!»

Pendant tous ces discours, l'immense cortège n'a pas cessé de se dérouler devant le Panthéon.

Chaque groupe, en passant, laisse sur les marches sa couronne ou son trophée de fleurs. Les degrés du vaste édifice en sont bientôt couverts du haut en bas, et jusque sur les faces latérales.

Paris viendra en pèlerinage, pendant bien des jours suivants, s'émerveiller devant cet amoncellement de fleurs.

Il est six heures et demie quand le dernier groupe a passé.

Le corps de Victor Hugo accompagné par la famille et les amis les plus proches, est alors descendu dans les cryptes du Panthéon.

Telle fut la splendeur de cette journée, qui restera comme l'une des plus belles et des plus pures de notre histoire de France.

«Cette journée parisienne, écrit le soir même Albert Wolff, apparaîtra à la postérité comme une légende invraisemblable. Si loin qu'on retourne dans le passé, elle n'a pas de précédent, et qui sait si jamais elle trouvera un pendant? On peut dire que le peuple français tout entier a conduit aujourd'hui Victor Hugo à sa dernière demeure. La manifestation est d'une telle grandeur que notre fierté chasse la mélancolie et que le deuil prend les proportions d'une apothéose. Il meurt à peine un homme par siècle qui puisse réunir autour de son cercueil, dans un même sentiment de respect pour son génie, deux millions d'hommes résumant dans leur ensemble, par la pensée ou le travail, le génie d'une nation.

«Cette journée n'est pas triste, elle est radieuse! A travers le deuil des parents et des innombrables amis, elle répand un sourire de satisfaction sur la grande ville qui a pu faire à Victor Hugo des funérailles dignes de son nom.»

NOTES DE DEPUIS L'EXIL

1876-1885

NOTE I.

LE CERCLE DES ÉCOLES.

Un cercle des écoles est en voie de formation. Le comité d'organisation adresse à Victor Hugo la lettre suivante:

Illustre Maître,

«Un grand nombre d'étudiants républicains et anticléricaux ont résolu de fonder un cercle des écoles, dans le but de s'entr'aider fraternellement pendant le cours de leurs études.

«Ils croient faire en cela une oeuvre utile et généreuse.

«Dans l'application de cette idée si éminemment républicaine, et surtout toute de fraternité, ils ont voulu s'assurer un concours: celui du poète qui, dans les pages palpitantes des Misérables, a si magnifiquement personnifié la jeunesse des écoles.

«Ils sont donc venus à lui.

«En se plaçant sous le haut patronage de son nom, ils veulent bien préciser les sentiments qui les animent et faire en quelque sorte, une déclaration de principes. Qui dit Victor Hugo, dit Justice, république, libre pensée.

«Maître, vous entendrez notre appel!

«Notre oeuvre est en bonne voie; un mot de vous et le succès nous est assuré.

«Nous vous prions d'agréer, cher et illustré Maître, l'hommage respectueux de notre profonde admiration.

Ont signé: L. DEMAY, A. DUT, H. GALICHEL, P. HELLET, TOUTÉS.

Victor Hugo a répondu:

Paris, 26 février 1877.

Mes jeunes et chers concitoyens,

Je vous approuve.

Votre fondation est excellente. La fraternité dans la jeunesse, c'est une force à la fois grande et douce. Cette force, vous l'aurez.

Toute la clarté delà conscience est dans votre généreux âge.

Vous serez la coalition des coeurs droits et des esprits vaillants, contre le despotisme et le mensonge, pour la liberté et la lumière.

Vous continuerez et vous achèverez la grande oeuvre de nos pères: la délivrance humaine.

Courage!

Soyez les serviteurs du droit et les esclaves du devoir.

Votre ami,

VICTOR HUGO.

NOTE II.

LE DROIT DE LA FEMME.

Victor Hugo écrit à M. Léon Richer, à l'occasion de son livre, la
Femme libre
.

5 août 1877.

Mon cher confrère,

J'ai enfin, malgré les préoccupations et les travaux de nos heures troublées, pu lire votre livre excellent. Vous avez fait oeuvre de talent et de courage.

Il faut du courage, en effet, cela est triste à dire, pour être juste, hélas! envers le faible. L'être faible, c'est la femme. Notre société mal équilibrée semble vouloir lui retirer tout ce que la nature lui a donné. Dans nos codes, il y a une chose à refaire, c'est ce que j'appelle «la loi de la femme».

L'homme a sa loi; il se l'est faite à lui-même; la femme n'a pas d'autre loi que la loi de l'homme. La femme est civilement mineure et moralement esclave. Son éducation est frappée de ce double caractère d'infériorité. De là tant de souffrances, dont l'homme a sa part; ce qui est juste.

Une réforme est nécessaire. Elle se fera au profit de la civilisation, de la vérité et de la lumière. Les livres sérieux et forts comme le vôtre y aideront puissamment; je vous remercie de vos nobles travaux, en ma qualité de philosophe, et je vous serre la main, mon cher confrère.

VICTOR HUGO.

NOTE III.

MEETING POUR LA PAIX.

Un meeting pour la paix est tenu à Paris, sur l'initiative de l'Association anglaise pour la paix.

M. Tolain, président, lit cette lettre, que Victor Hugo adresse de
Guernesey au meeting:

Guernesey, 20 août 1878.

Mes chers compatriotes d'Europe,

Je ne puis en ce moment, à mon grand regret, aller vous présider. Je demande ce que vous demandez. Je veux ce que vous voulez. Notre alliance est le commencement de l'unité.

Hors de nous, les gouvernements tentent quelque chose, mais rien de ce qu'ils tâchent de faire ne réussira contre votre décision, contre votre liberté, contre votre souveraineté. Regardez-les faire sans inquiétude, toujours avec douceur, quelquefois avec un sourire. Le suprême avenir est en vous.

Tout ce qu'on fait, même contre vous, vous servira. Continuez de marcher, de travailler et de penser. Vous êtes un seul peuple, l'Europe, et vous voulez une seule chose, la Paix.

Votre ami,

VICTOR HUGO.

NOTE IV.

UN JOURNAL POUR LE PEUPLE.

Victor Hugo adresse la lettre suivante aux rédacteurs du journal le
Petit Nord
, qui se publie à Lille:

Paris, 29 novembre 1878.

Messieurs,

Je vous vois avec joie entrer dans la grande cause, comme des combattants de tous les jours.

Vous avez le talent, vous aurez le succès.

Servir le pauvre, aider le faible, renseigner le citoyen, affermir la République, en un mot, agrandir la France, déjà si grande, tel sera votre but; d'avance j'applaudis.

Donnez au peuple tout l'appui paternel qu'il réclame et qu'il mérite; traitez-le doucement, car il est souffrant, et grandement, car il est souverain.

Suaviter et granditer, cette vieille loi des anciennes républiques est toute neuve pour les jeunes démocraties.

Je vous envoie tous mes voeux de succès.

VICTOR HUGO.

NOTE V.

LA VILLE DE SAINT-QUENTIN.

La lettre qui suit est adressée par Victor Hugo au Cercle républicain de Saint-Quentin:

Paris, le 17 janvier 1880.

Chers citoyens de Saint Quentin,

M. Anatole de La Forge va vous revoir; il va constater une fois de plus la profonde adoption qui le lie à votre cité. Votre cité, dans une occasion suprême, a trouvé en lui, dans l'écrivain et dans le préfet, les deux hommes nécessaires aux temps sérieux où nous vivons: l'homme éloquent et l'homme vaillant.

Votre nom et le sien sont liés ensemble, et glorieusement, aux jours terribles de l'invasion vandale.

Il va vous parler de moi. Je ne puis l'en empêcher; d'ailleurs, j'appartiens à tous, et le peu que je vaux vient de là. Qu'il accomplisse donc sa pensée; mais, quelle que soit la puissance de sa parole, jamais il ne vous dira assez combien j'honore en vous le double sentiment qui fait de votre cité une ville charmante parmi les villes littéraires, et une ville héroïque parmi les villes patriotes.

Je presse vos mains cordiales,

VICTOR HUGO.

NOTE VI.

CONTRE L'EXTRADITION D'HARTMANN.

Le gouvernement russe réclamait du gouvernement français l'extradition du nihiliste Hartmann.

Victor Hugo intervient:

AU GOUVERNEMENT FRANÇAIS

Vous êtes un gouvernement loyal. Vous ne pouvez pas livrer cet homme.

La loi est entre vous et lui.

Et, au-dessus de la loi, il y a le droit.

Le despotisme et le nihilisme sont les deux aspects monstrueux du même fait, qui est un fait politique. Les Lois d'extradition s'arrêtent devant les faits politiques. Ces lois, toutes les nations les observent; la France les observera.

Vous ne livrerez pas cet homme.

27 février 1880.

NOTE VII.

LE CENTENAIRE DE CAMOËNS.

A l'occasion du centenaire de Camoëns, Victor Hugo, sollicité par la comité des fêtes d'apporter son témoignage au poète portugais, répond ce qui suit:

Paris, le 2 juin 1880

Camoëns est le poète du Portugal. Camoëns est la plus haute expression de ce peuple extraordinaire qui, à peine compté sur le globe, a su se faire compter dans l'histoire, qui a su saisir la terre comme l'Espagne et la mer comme l'Angleterre, qui n'a reculé devant aucune aventure et fléchi devant aucun obstacle, et qui, parti de peu, a su faire la conquête de tout.

Nous saluons Camoëns.

VICTOR HUGO.

NOTE VIII.

LA TOUR DE VERTBOIS.

Un architecte de la Ville veut démolir la tour du Vertbois, à Paris.

M. Romain-Boulenger appelle au secours de l'édifice menacé l'auteur de Guerre aux démolisseurs, qui lui répond:

5 octobre 1880.

Démolir la tour? Non. Démolir l'architecte? Oui. Cet homme doit être immédiatement changé. Il ne comprend rien à l'histoire et, par conséquent, rien à l'architecture.

Sur pied la tour! à terre l'architecte! Telle est ma réponse à votre question, monsieur.

La tour Saint-Jacques de Nicolas Flamel a, elle aussi, été condamnée. Arago me l'a signalée. Je l'ai sauvée. Me le reproche-t-on aujourd'hui?

Je suis en proie à des travaux qui dépassent mes forces et auxquels je ne puis rien ajouter. Mais vous, monsieur, faites, continuez; vous avez prouvé votre compétence par votre excellent travail sur les Musées, qui est un vrai livre.

Prenez cette base: tous les vieux vestiges de Paris doivent être conservés désormais.

Paris est la ville de l'avenir. Pourquoi? Parce qu'il est la ville du passé.

VICTOR HUGO.

NOTE IX.

LES MORTS DE MENTANA.

Milan donne de grandes fêtes pour recevoir Garibaldi et pour inaugurer le monument consacré aux «tombes de Mentana.»

Le Comité convie à ces fêtes Victor Hugo, qui répond:

Paris, 29 octobre 1880.

Mes chers et vaillants amis,

Je vous remercie. Votre généreux appel me va au coeur. Je ne puis quitter Paris en ce moment, mais je serai moralement à Milan, et mon âme s'unit aux vôtres.

Nous sommes tous, France, Italie, Espagne, la même famille. Les enfants de ces nobles pays sont frères; ils ont la même mère: l'antique République romaine.

Je serre vos mains cordiales,

VICTOR HUGO.

NOTE X.

LES ARÈNES DE LUTÈCE.

Il y a doute et débat sur la conservation des Arènes de Lutèce Victor
Hugo invoqué écrit au conseil municipal de Paris:

Monsieur le Président du conseil municipal,

Il n'est pas possible que Paris, la ville de l'avenir, renonce à la preuve vivante qu'elle a été la ville du passé. Le passé amène l'avenir.

Les Arènes sont l'antique marque de la grande ville. Elles sont un monument unique. Le conseil municipal qui les détruirait se détruirait en quelque sorte lui-même.

Conservez les Arènes de Lutèce. Conservez-les à tout prix. Vous ferez une action utile, et, ce qui vaut mieux, vous donnerez un grand exemple.

VICTOR HUGO.

27 juillet 1883.

NOTE XI.

DEMANDE EN GRACE POUR O'DONNELL.

L'irlandais O'Donnell est condamné pour avoir frappé un traître et s'être fait justicier par patriotisme.

Victor Hugo demande sa grâce à la reine d'Angleterre.

Paris, 14 décembre 1883.

La reine d'Angleterre a montré plus d'une fois la grandeur de son coeur. La reine d'Angleterre fera grâce de la vie au condamné O'Donnell, et acceptera le remerciement unanime et profond du monde civilisé.

VICTOR HUGO.

L'appel n'a pas été entendu, O'Donnell a été exécuté.

NOTE XII.

LE MONT SAINT-MICHEL.

Le mont Saint-Michel, s'il n'est consolidé et restauré, est menacé de ruine et par le temps et par l'océan.

Victor Hugo proteste:

Le mont Saint-Michel est pour la France ce que la grande pyramide est pour l'Egypte.

Il faut le préserver de toute mutilation.

Il faut que le mont Saint-Michel reste une île.

Il faut conserver à tout prix cette double oeuvre de la nature et de l'art.

VICTOR HUGO.

14 janvier 1884.

NOTE XIII.

L'ABOLITION DE L'ESCLAVAGE AU BRÉSIL.

Dans un banquet présidé par Victor Schoelcher, on fête l'abolition de l'esclavage dans une province brésilienne, Victor Hugo écrit:

Une province du Brésil vient de déclarer l'esclavage aboli.

C'est là une grande nouvelle.

L'esclavage, c'est l'homme remplacé dans l'homme par la bête; ce qui peut rester d'intelligence humaine dans cette vie animale de l'homme appartient au maître, selon sa volonté et son caprice. De là des circonstances horribles.

Le Brésil a porté à l'esclavage un coup décisif. Le Brésil a un empereur; cet empereur est plus qu'un empereur, il est un homme. Nous le félicitons et nous l'honorons. Avant la fin du siècle l'esclavage aura disparu de la terre.

VICTOR HUGO.

25 mars 1884.

NOTE XIV.

ANNIVERSAIRE DE LA DELIVRANCE DE LA GRÈCE.

A l'occasion d'un banquet donné pour célébrer le soixante-troisième anniversaire de la délivrance de la Grèce, Victor Hugo écrit:

5 avril 1884.

Je serai par le coeur avec vous. Personne ne peut manquer à la célébration de la délivrance des Grecs. Il y a des titres sacrés.

J'ai autrefois, dans les jours de combat, fait ce vers dont le souvenir me revient au jour de la victoire:

L'Italie est la mère et la Grèce est l'aïeule.

VICTOR HUGO.

NOTE XV.

INAUGURATION DE LA STATUE DE GEORGE SAND.

Le 10 août 1884, la statue de George Sand est inaugurée à La Châtre.

Paul Meurice lit, à la cérémonie de l'inauguration, cette lettre de
Victor Hugo:

Il y a quelque vingt-cinq ans, la grande et illustre femme que nous célébrons aujourd'hui fut un moment l'objet des attaques les plus vives et les plus imméritées. J'eus alors l'occasion d'écrire à notre ami commun Jules Hetzel une lettre, qu'il fit reproduire dans un journal du temps, et où je lui disais:

«Je vous applaudis de toutes mes forces et je vous remercie d'avoir glorifié George Sand, cette belle renommée, cet éminent esprit, ce noble et illustre écrivain.

«George Sand est un coeur lumineux, une belle âme, un généreux combattant du progrès, une flamme dans notre temps. C'est un bien plus vrai et bien plus puissant philosophe que certains bonshommes plus ou moins fameux du quart d'heure que nous traversons. Et voilà ce penseur, ce poëte, cette femme, en proie à je ne sais quelle aveugle réaction. Quant à moi, je n'ai jamais plus senti le besoin d'honorer George Sand qu'à cette heure où on l'insulte.»

J'écrivais cela en 1859. Ce que je disais à l'heure où on insultait George Sand, il m'a semblé que je n'avais qu'à le répéter à l'heure où on la glorifie.

VICTOR HUGO.

NOTE XVI.

FÊTE DU 27 FÉVRIER 1881
LA MATINÉE DU TROCADÉRO

Dans la grande journée du 27 février 1881, à côté de la fête populaire, la fête littéraire se poursuivait au Trocadéro.

Dès six heures du matin la place est envahie par une foule énorme massée autour du bassin et devant la façade du palais. Toutes les avenues voisines sont en fête. Maisons pavoisées et décorées de drapeaux, de fleurs et d'emblèmes. On achète de petites médailles frappées à l'effigie du poète et chacun en orne sa boutonnière.

A une heure, les portes du palais sont ouvertes. On s'y précipite, et le vaste édifice est bientôt rempli. À deux heures, la salle est comble. On n'eût pas trouvé un coin inoccupé.

Le coup d'oeil offert par la salle est splendide. Sur l'estrade, décorée de trophées aux armes de la République, autour du buste couronné de Victor Hugo, ont pris place les membres d'honneur du comité, les représentants de la presse, les délégués de la province et de l'étranger.

Louis Blanc préside. A côté de lui, M. Salmon, ancien président de la
République espagnole.

Louis Blanc se lève, salué par de très vifs applaudissements, et prononce l'allocution suivante:

«Il a été donné à peu de grands hommes d'entrer vivants dans leur immortalité. Voltaire a eu ce bonheur dans le dix-huitième siècle, Victor Hugo dans le dix neuvième, et tous les deux l'ont bien mérité; l'un pour avoir déshonoré à jamais l'intolérance religieuse; l'autre pour avoir, avec un éclat incomparable, servi l'humanité.

«Les membres du comité d'organisation ont compris ce que doit être le caractère de cette fête, lorsqu'ils ont appelé à y concourir des hommes appartenant à des opinions diverses. Que la pratique de la vie publique donne naissance à des divisions profondes, il ne faut ni s'en étonner ni s'en plaindre; la justice et la vérité ont plus à y gagner qu'à y perdre. Mais c'est la puissance du génie employé au bien, de réunir dans un même sentiment d'admiration reconnaissante les hommes qui, sous d'autres rapports, auraient le plus de peine à s'accorder, et rien n'est plus propre à mettre en relief cette puissance que des solennités semblables à celle d'aujourd'hui.

«L'idée d'union est, en effet, inséparable de toute grande fête.

«C'est cette idée qu'exprimaient dans la Grèce antique les fêtes de Minerve, de Cérès, de Bacchus, et ces jeux célèbres dont les Grecs firent le signal de la trêve olympique, et qui étaient considérés comme un lien presque aussi fort que la race et le langage.

«C'est cette idée d'union qui rendit si touchante la plus mémorable des fêtes de la Révolution française: la Fédération. Assez de jours dans l'année sont donnés à ce qui sépare les hommes; il est bon qu'on donne quelques heures à ce qui les rapproche. Et quelle plus belle occasion pour cela que la fête de celui qui est, en même temps qu'un poète sans égal, le plus éloquent apôtre de la fraternité humaine! Car, si grand que soit le génie de Victor Hugo, il y a quelque chose de plus grand encore que son génie, c'est l'emploi qu'il en a fait, et l'unité de sa vie est dans l'ascension continuelle de son esprit vers la lumière.»

M. Coquelin dit alors, ces belles strophes de Théodore de Banville:

    Père! doux au malheur, au deuil, à la souffrance!
    A l'ombre du laurier dans la lutte conquis,
    Viens sentir sur tes mains le baiser de la France,
    Heureuse de fêter le jour où tu naquis!

    Victor Hugo! la voix de la Lyre étouffée
    Se réveilla par toi, plaignant les maux soufferts,
    Et tu connus, ainsi que ton aïeul Orphée,
    L'âpre exil, et ton chant ravit les noirs enfers.

    Mais tu vis à présent dans la sereine gloire,
    Calme, heureux, contemplé par le ciel souriant,
    Ainsi qu'Homère assis sur son trône d'ivoire,
    Rayonnant et les yeux tournés vers l'orient.

    Et tu vois à tes pieds la fille de Pindare,
    L'Ode qui vole et plane au fond des firmaments,
    L'Épopée et l'éclair de son glaive barbare,
    Et la Satire, aux yeux pleins de fiers châtiments;

    Et le Drame, charmeur de la foule pensive,
    Qui, du peuple agitant et contenant les flots,
    Sur tous les parias répand, comme une eau vive,
    Sa plainte gémissante et ses amers sanglots.

    Mais, ô consolateur de tous les misérables!
    Tu détournes les yeux du crime châtié,
    Pour ne plus voir que l'Ange aux larmes adorables
    Qu'au ciel et sur la terre on nomme: la Pitié!

    O Père! s'envolant sur le divin Pégase
    A travers l'infini sublime et radieux,
    Ce génie effrayant, ta Pensée en extase,
    A tout vu, le passé, les mystères, les Dieux;

    Elle a vu le charnier funèbre de l'Histoire,
    Les sages poursuivant le but essentiel,
    Et les démons forgeant dans leur caverne noire,
    Les brasiers de l'aurore et les saphirs du ciel;

    Elle a vu les combats, les horreurs, les désastres,
    Les exilés pleurant les paradis perdus,
    Et les fouets acharnés sur le troupeau des astres;
    Et, lorsqu'elle revient des gouffres éperdus,

    Lorsque nous lui disons: «Parle. Que faut-il faire?
    Enseigne-nous le vrai chemin. D'où vient le jour?
    Pour nous sauver, faut-il qu'on lutte ou qu'on diffère?»
    Elle répond: «Le mot du problème est Amour!

    «Aimez-vous!» Ces deux mots qui changèrent le monde
    Et vainquirent le Mal et ses rébellions,
    Comme autrefois, redits avec ta voix profonde,
    Émeuvent les rochers et domptent les lions.

    Oh! parle! que ton chant merveilleux retentisse!
    Dis-nous en tes récits, pleins de charmants effrois,
    Comment quelque Roland armé pour la justice
    Pour sauver un enfant égorge un tas de rois!

    O maître bien-aimé, qui sans cesse t'élèves,
    La France acclame en toi le plus grand de ses fils!
    Elle bénit ton front plein d'espoir et de rêves!
    Et tes cheveux pareils à la neige des lys!

    Ton oeuvre, dont le Temps a soulevé les voiles,
    S'est déroulée ainsi que de riches colliers,
    Comme, après des milliers et des milliers d'étoiles,
    Des étoiles au ciel s'allument par milliers.

    Oh! parle! ravis-nous, poète! chante encore,
    Effaçant nos malheurs, nos deuils, l'antique affront;
    Et donne-nous l'immense orgueil de voir éclore
    Les chefs-d'oeuvre futurs qui germent sous ton front!

Mmes Croizette, Bartet, Barretta, Dudlay, MM. Mounet-Sully, Lafontaine, Worms, Maubant, Porel, Albert Lambert, lisent des vers de Victor Hugo. M. Faure chante le Crucifix. Et ce sont des acclamations et des rappels sans fin.

Dans la soirée, la louange du poète a retenti sur toutes les grandes scènes de Paris: poésie d'Ernest d'Hervilly à l'Odéon, d'Émile Blémont à la Gaîté, de Gustave Rivet au Châtelet, de Bertrand Millanvoye au théâtre des Nations.

A la maison de Victor Hugo, ce sont des vers d'Armand Silvestre et d'Henri de Bornier qui arrivent, avec les adresses de toutes les villes de la France, de l'Europe et du Nouveau-Monde.

NOTE XVII.

PROCÈS-VERBAUX DES SÉANCES
DU SÉNAT, DE LA CHAMBRE ET DD CONSEIL MUNICIPAL.

SÉNAT

Séance du 22 mai 1883.

PRÉSIDENCE DE M. LE ROYER

La nouvelle de la mort de Victor Hugo était connue au Luxembourg un peu avant l'ouverture de la séance.

M. le président se lève et dit:

Messieurs les sénateurs, Victor Hugo n'est plus! (Mouvement prolongé.)

Celui qui, depuis soixante années, provoquait l'admiration du monde et le légitimé orgueil de la France, est entré dans l'immortalité. (Très bien! très bien!)

Je ne vous retracerai pas sa vie; chacun de vous la connaît; sa gloire, elle n'appartient à aucun parti, à aucune opinion (Vive approbation sur tous les bancs); elle est l'apanage et l'héritage de tous. (Nouvelle approbation.)

Je n'ai qu'à constater la profonde et douloureuse émotion de tous et, en même temps, l'unanimité de nos regrets.

En signe de deuil, j'ai l'honneur de proposer au Sénat de lever la séance. (Approbation unanime.)

M. BRISSON, président du conseil, garde des sceaux, ministre de la justice.—Je demande la parole.

M. LE PRESIDENT.—La parole est à M. le président du conseil.

M. LE PRÉSIDENT DU CONSEIL.—Messieurs, le gouvernement s'associe aux nobles paroles qui viennent d'être prononcées par M. le président du Sénat.

Comme il l'a dit, c'est la France entière qui est en deuil. Demain, le gouvernement aura l'honneur de présenter aux chambres un projet de loi pour que des funérailles nationales soient faites à Victor Hugo. (Très bien! très bien!)

La séance est immédiatement levée.

Séance du 23 mai.

M. HENRI BRISSON, président du conseil:

Messieurs, Victor Hugo n'est plus. Il était entré vivant dans l'immortalité. La mort elle-même, qui grandit souvent les hommes, ne pouvait plus rien pour sa gloire.

Son génie domine notre siècle. La France, par lui, rayonnait sur le monde. Les lettres ne sont pas seules en deuil, mais aussi la patrie et l'humanité, quiconque lit et pense dans l'univers entier.

Pour nous, Français, depuis soixante-cinq ans, sa voix se mêle à notre vie morale intérieure et à notre existence nationale, à ce qu'elle eut de plus doux ou de plus brillant, de plus poignant et de plus haut, à l'histoire intime et à l'histoire publique de cette longue série de générations qu'il a charmées, consolées, embrasées de pitié ou d'indignation, éclairées et échauffées de sa flamme. (Applaudissements.) Quelle âme en notre temps, ne lui a été redevable et des plus nobles jouissances de l'art et des plus fortes émotions?

Notre démocratie le pleure: il a chanté toutes ses grandeurs, il s'est attendri sur toutes ses misères. Les petits et les humbles chérissaient et vénéraient son nom; ils savaient que ce grand homme les portait dans son coeur. (Nouveaux applaudissements.) C'est tout un peuple qui conduira ses funérailles. (Applaudissements.)

Le gouvernement de la République a l'honneur de vous présenter le projet de loi suivant:

PROJET DE LOI

Le président de la République française,

Décrète:

Le projet de loi dont la teneur suit sera présenté à la chambre des députés par le président du conseil, ministre de la justice, et par les ministres de l'intérieur et des finances, qui sont chargés d'en exposer les motifs et d'en soutenir la discussion.

Art. premier.—Des funérailles nationales seront faites à Victor Hugo.

Art. 2.—Un crédit de vingt mille francs est ouvert à cet effet au budget du ministère de l'intérieur sur l'exercice 1885.

Fait à Paris, le 23 mai 1885.

Le président de la République, Signé: JULES GREVY.

Par le président de la République: Le président du conseil, ministre de la justice, Signé: HENRI BRISSON.

                              Le ministre de l'intérieur,
                                 Signé: ALLAIN-TARGÉ.

    Le ministre des finances,
    Signé: SADI CARNOT.

Le président du conseil demande l'urgence et la discussion immédiate.

La commission des finances se réunit immédiatement.

Quelques instants après, elle revient, et M. Dauphin fait en son nom le rapport suivant:

Messieurs, le génie qui fut et qui restera la grande gloire du dix-neuvième siècle vient, suivant la belle expression de M. le président du conseil, d'entrer dans l'immortalité.

Le gouvernement vous propose de décider que des funérailles nationales seront faites à Victor Hugo aux frais l'État.

Ce n'est qu'un faible témoignage du double sentiment de douleur et de fierté qui anime le pays.

Mais la France, plus puissante que ses représentants, rend à cette heure, par un deuil public, un solennel hommage au poète inimitable, au profond penseur, au grand patriote qu'elle a perdu. (Vive approbation.)

Votre commission des finances vous propose à l'unanimité de voter le projet de loi dont lecture a été donnée par M. le président du conseil.

Le projet est voté par 219 voix sur 220 votants.

M. DE FREYCINET, ministre des affaires étrangères:

Je crois devoir donner lecture au Sénat d'un télégramme que j'ai reçu hier de notre ambassadeur à Rome à l'occasion de notre deuil national.

«Rome, 22 mai 1885.

«La mort de Victor Hugo a donné lieu, à la Chambre des députés d'Italie, à une imposante manifestation.

«M. Crispi, après avoir fait l'éloge du grand poète que la France a perdu, a dit que la mort de Victor Hugo était un deuil pour toutes les nations civilisées. (Applaudissements.) Il a demandé que M. le président de la Chambre voulût bien associer la nation italienne au deuil de la France.

«M. Biancheri, président de la Chambre, a dit que le génie de Victor Hugo n'illustre pas seulement la France, mais honore aussi l'humanité, et que la douleur de la France est commune à toutes les nations. Il a ajouté que ce ne serait pas le dernier titre de gloire de Victor Hugo d'avoir été toujours le défenseur de la liberté et de l'indépendance des peuples, et que l'Italie n'oubliera pas que, dans ses jours de malheur, elle eut toujours en Victor Hugo un ami bienveillant et un ardent défenseur de la sainteté de ses droits.» (Applaudissements.)

Je crois être l'interprète du Sénat et du Parlement tout entier, en déclarant que la France est profondément sensible à ces témoignages de sympathie de l'Italie et qu'elle l'en remercie solennellement. (Acclamations prolongées.)

CHAMBRE DES DÉPUTÉS

Séance du 23 mai.

A l'ouverture de la séance, M. Charles Floquet, président de la
Chambre, se lève et dit:

Mes chers collègues, le monde vient de perdre un grand homme; la France pleure un de ses meilleurs citoyens, un fils qui a enrichi l'antique trésor de notre gloire nationale. (Très bien! très bien!) Le dix-neuvième siècle n'entendra plus la voix de son contemporain, de celui qui a été l'écho sonore de ses joies et de ses douleurs, le témoin passionné de ses grandeurs et de ses désastres.

Le poète, celui qu'on appelait l'enfant sublime, avait charmé jusqu'au ravissement la jeunesse brillante de ce siècle. Aux heures sombres, le penseur avait soutenu les consciences, relevé les courages. (Applaudissements.) Et, dans les dernières années, le vieillard auguste nous était revenu, apportant au milieu de nos malheurs et de nos luttes l'esprit de concorde et la tolérance de celui qui peut tout comprendre et tout concilier, ayant tout souffert pour la République. (Vifs applaudissements.)

Nous nous étions habitués à le croire immortel dans sa laborieuse et indomptable vieillesse; désormais il vivra dans l'éternelle admiration de la postérité, dans le cercle lumineux des esprits souverains qui imposent leur nom à leur âge. (Applaudissements.)

Victor Hugo n'a pas seulement ciselé et fait resplendir notre langue comme une merveille de l'art; il l'a forgée comme une arme de combat, comme un outil de propagande. (Nouveaux et vifs applaudissements.)

Cette arme, il l'a vaillamment tournée, pendant plus de soixante années, contre toutes les tyrannies de la force. (Applaudissements.) Pendant plus de soixante années, la propagande de ce héros de l'humanité a été en faveur des faibles, des humbles, des déshérités, pour la défense du pauvre, de la femme, de l'enfant, pour le respect inviolable de la vie, pour la miséricorde envers ceux qui s'égarent et qu'il appelait à la lumière et au devoir. (Applaudissements répétés.)

C'est pourquoi le nom de Victor Hugo doit être proclamé, non seulement dans l'enceinte des académies où s'inscrit la renommée des artistes, des poètes, des philosophes, mais dans toutes les assemblées où s'élabore la loi moderne, à laquelle l'illustre élu de Paris voulait donner pour règles supérieures les inspirations de son génie prodigieux fait de toute puissance et de toute bonté. (Double salve d'applaudissements.—Acclamations prolongées.)

Je vais donner la parole au gouvernement qui l'a demandée et, après que la Chambre aura statué sur les résolutions qui lui seront proposées, je pense que je répondrai au voeu de toute la Chambre en lui demandant de lever la séance en signe de deuil national. (Applaudissements.)

Le président du conseil présente, dans les mêmes termes qu'au Sénat, la proposition de funérailles nationales.

Elle est votée par 415 voix contre 3.

M. Anatole de La Forge dépose alors la proposition qui suit:

«Le Panthéon est rendu à sa destination première et légale.

«Le corps de Victor Hugo sera transporté au Panthéon.»

Il demande l'urgence, qui est votée.

La discussion est remise à mardi.

CONSEIL MUNICIPAL DU PARIS

Séance du 22 mai.

La nouvelle de la mort de Victor Hugo est apportée au milieu de la séance.

M. LE PRÉSIDENT.—Messieurs, j'apprends comme vous tous, le deuil que frappe la patrie.

Victor Hugo est mort! Je vous propose de lever la séance. (Assentiment unanime.)

M. PICHON.—Messieurs, je n'ajoute qu'un mot aux paroles que vous venez d'entendre.

Je demande que le conseil municipal décide qu'il se rendra en corps, et immédiatement, à la demeure de Victor Hugo, pour exprimer à la famille du plus grand de tous les poètes les sentiments de sympathie et de condoléance profonde des représentants de la ville de Paris. (Très bien! très bien!)

La proposition de M. Pichon est adoptée.

M. DESCHAMPS.—J'ai l'honneur, au nom de plusieurs de mes amis et au mien de déposer la proposition suivante:

«Le conseil,

«Émet le voeu:

«Que le Panthéon soit rendu à sa destination primitive et que le corps de Victor Hugo y soit inhumé. (Assentiment sur un grand nombre de bancs.)

«Signé: Deschamps, Cattiaux, Boué, Rousselle, Chassaing, Guichard,
Muzet, Voisin, Mesureur, Jacques, Maillard, Mayer, Cernesson,
Simoneau, Dujarrier, Braleret, Songeon, Delhomme, Hubbard, Navarre,
Marsoulan, Millerand, Dreyfus, Curé, Chantemps, Darlot, Monteil,
Strauss, Pichon.»

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