Actes et Paroles, Volume 4: Depuis l'Exil 1876-1885
Je demande l'urgence.
L'urgence, mise aux voix, est adoptée.
La proposition de M. Deschamps est adoptée.
M. MONTEIL.—J'ai l'honneur de déposer la proposition suivante, pour laquelle je demande l'urgence:
«Le conseil délibère:
«Article premier.—Le nom de Victor Hugo sera donné à la place d'Eylau jusqu'à l'Arc de Triomphe.
«Art. 2.—Les plaques seront posées immédiatement. (Approbation.)
«Signé: Monteil Deschamps, G. Hubbard, Strauss, Michelin.»
L'urgence, mise aux voix, est adoptée.
La proposition de M. Monteil est adoptée.
M. SONGEON.—Messieurs, vous venez d'arrêter que vous vous rendriez immédiatement en corps auprès de la famille du grand citoyen qui vient de disparaître. Je vous propose de décider que tous, également en corps, vous assisterez aux obsèques.
Cette proposition est adoptée.
La séance est levée et le conseil municipal se rend en corps à la maison mortuaire.
NOTE XVIII.
LES DÉCRETS SUR LE PATHÈON.
Le Journal officiel du 28 mai 1885 publie le rapport suivant adressé au président de la République par les ministres de l'intérieur, de l'instruction publique et des finances:
Monsieur le président,
Le Panthéon, commencé sous le règne de Louis XV et terminé seulement sous la Restauration, a subi, même avant son achèvement définitif, des affectations diverses.
Par le décret-loi des 4-10 avril 1791, l'Assemblée nationale décida que «le nouvel édifice serait destiné à recevoir les cendres des grands hommes à dater de l'époque de la liberté française»; elle décerna immédiatement cet honneur à Mirabeau.
En 1806, le décret du 20 février décida que l'église Sainte-Geneviève serait affectée au culte et confia au chapitre de Notre-Dame, augmenté à cet effet de six chapelains, le soin de desservir cette église. Il en remit la garde à un archiprêtre choisi par les chanoines. Il ordonnait la célébration de services solennels à certains anniversaires, notamment à la date de la bataille d'Austerlitz. Toutefois, ce décret, qui ne devait entrer en vigueur qu'après l'achèvement complet de la construction, ne fut pas exécuté.
L'ordonnance du 12 décembre 1821 rendit l'église au culte public et la mit à la disposition de l'archevêque de Paris pour être provisoirement desservie par des prêtres que ce prélat était chargé de désigner. La même ordonnance portait qu'il serait ultérieurement statué sur le service régulier et perpétuel qui devrait être fait dans ladite église et sur la nature de ce service. Cependant aucune décision n'intervint à cet égard, et l'église ne fut érigée ni en cure ni en succursale de la cure voisine. Elle n'avait donc encore reçu aucun titre légal lors de la révolution de 1830.
L'ordonnance du 26 août 1830 statua en ces termes:
«Louis-Philippe,
«Vu la loi des 4-10 avril 1791;
«Vu le décret du 20 février 1806 et l'ordonnance du 12 décembre 1821;
«Notre conseil entendu,
«Considérant qu'il est de la justice nationale et de l'honneur de la France que les grands hommes qui ont bien mérité de la patrie, en contribuant à sa gloire, reçoivent après leur mort un témoignage éclatant de l'estime et de la reconnaissance publiques;
«Considérant que, pour atteindre ce but, les lois qui avaient affecté le Panthéon à une semblable destination doivent être remises en vigueur,
«Décrète:
«Article premier.—Le Panthéon sera rendu à sa destination primitive et légale; l'inscription: Aux grands hommes, la Patrie reconnaissante, sera rétablie sur le fronton. Les restes des grands hommes qui ont bien mérité de la patrie y seront déposés.
«Art. 2.—Il sera pris des mesures pour déterminer à quelles conditions et dans quelles formes ce témoignage de la reconnaissance nationale sera décerné au nom de la patrie.
«Une commission sera immédiatement chargée de préparer un projet de loi à cet effet.
«Art. 3.—Le décret du 20 février 1806 et l'ordonnance du 12 décembre 1821 sont rapportés.»
Ainsi, l'ordonnance qui précède faisait du Panthéon un lieu de sépulture non confessionnel, comme l'avait voulu l'Assemblée nationale. L'édifice était laïcisé.
Au lendemain du coup d'État, le décret du 6 décembre 1851 vint encore une fois rendre au culte l'ancienne église.
Ce décret porte:
«L'ancienne église de Sainte-Geneviève est rendue au culte, conformément à l'intention de son fondateur, sous l'invocation de sainte Geneviève, patronne de Paris.
«Il sera pris ultérieurement des mesures pour régler l'exercice permanent du culte catholique dans cette église.»
Un décret du 22 mars 1852 remit en vigueur les dispositions de celui de 1806 et reconstitua la communauté des chapelains de Sainte-Geneviève recrutée au concours avec traitement alloué par l'État.
A la suite de la loi de finances du 29 juillet 1831, qui supprima cette allocation, le chapitre a cessé de se compléter lors des vacances et ne contient plus que trois membres, lesquels ne reçoivent aucun traitement de l'État.
En résumé, le Panthéon n'est, comme la basilique de Saint-Denis, ni un édifice diocésain, ni un édifice paroissial. Il ne rentre pas dans la catégorie de ceux qui, aux termes de l'article 75 de la loi du 18 germinal an X, ont dû être mis à la disposition des évêques à raison d'un édifice par cure et par succursale. Le culte ne s'y célèbre pas d'une manière régulière et légale. Ce n'est la paroisse d'aucun citoyen français. Il n'a aucune existence comme circonscription ecclésiastique.
Comme monument, il appartient incontestablement au domaine de l'État et, dès lors, il rentre dans vos attributions, monsieur le président, conformément aux dispositions de l'arrêté des consuls du 13 messidor an X et à l'ordonnance du 14 juin 1833, d'affecter cet édifice à un nouveau service public.
Il nous a paru que le moment était venu de donner satisfaction au voeu déjà formulé par le Parlement en 1881 et de restituer au Panthéon sa destination première. Si ces vues sont agréées par vous, monsieur le président, nous avons l'honneur de vous prier de vouloir bien revêtir de votre signature le décret ci-joint.
Nous vous prions d'agréer, monsieur le président, l'hommage de notre profond respect.
Le ministre de l'instruction publique,
des beaux-arts et des cultes,
RENÉ GOBLET.
Le ministre de l'intérieur,
H. ALLAIN-TARGÉ.
Le ministre des finances,
SADI CARNOT.
A la suite de ce rapport, le Journal officiel publie le décret suivant, rendu sur les conclusions conformes des ministres:
Le président de la République française,
Sur le rapport des ministres de l'instruction publique, des beaux-arts et des cultes, de l'intérieur et des finances,
Vu la loi des 4-10 avril 1791;
Vu le décret du 20 février 1806;
Vu l'ordonnance du 12 décembre 1821;
Vu l'ordonnance du 26 août 1830;
Vu le décret des 6-12 décembre 1851;
Vu les décrets des 22 mars 1852 et 26 juillet 1867;
Vu l'arrêté du gouvernement du 13 messidor an X et l'ordonnance du 4 juin 1833;
Considérant que la France a le devoir de consacrer, par une sépulture nationale, la mémoire des grands hommes qui ont honoré la patrie, et qu'il convient, à cet effet, de rendre le Panthéon à la destination que lui avait donnée la loi des 4-10 avril 1791,
Décrète:
Article premier.—Le Panthéon est rendu à sa destination primitive et légale. Les restes des grands hommes qui ont mérité la reconnaissance nationale y seront déposés.
Art. 2.—La proposition qui précède est applicable aux citoyens à qui une loi aura décerné les funérailles nationales. Un décret du président de la République ordonnera la translation de leurs restes au Panthéon.
Art. 3.—Sont rapportés le décret des 6-12 décembre 1851, le décret du 26 février 1806, l'ordonnance du 12 décembre 1821, les décrets des 23 mars 1852 et 26 juillet 1867, ainsi que toutes les dispositions réglementaires contraires au présent décret.
Art. 4.—Les ministres de l'instruction publique, des beaux-arts et des cultes, de l'intérieur et des finances sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent décret,
Fait à Paris, le 26 mai 1885.
JULES GRÉVY,
Par le président de la République:
Le ministre de l'instruction publique,
des beaux-arts et des cultes,
RENÉ GOBLET.
Le ministre de l'intérieur,
H. ALLAIN-TARGÉ.
Le ministre des finances,
SADI CARNOT.
Le _Journal officiel publie également le décret suivant:
Le président de la République française,
Sur le rapport des ministres de l'intérieur, de l'instruction publique, des beaux-arts et des cultes,
Vu le décret du 26 mai 1885;
Vu la loi du 24 mai 1885, décernant à Victor Hugo des funérailles nationales,
Décrète:
Article premier.—A la suite des obsèques ordonnées par la loi du 21 mai 1885, le corps de Victor Hugo sera déposé au Panthéon.
Art. 2:—Le ministre de l'intérieur et le ministre de l'instruction publique, des beaux-arts et des cultes sont chargés, chacun en ce qui le concerne, de l'exécution du présent décret.
Fait à Paris, le 26 mai 1885.
JULES GRÉVY.
Par le président de la République:
Le ministre de l'intérieur,
H. ALLAIN-TARGÉ.
Le ministre de l'instruction publique,
des beaux-arts et des cultes,
RENÉ GOBLET.
NOTE XIX.
DISCOURS PRONONCÉS AUX FUNÉRAILLES
A l'Arc de Triomphe.
DISCOURS DE M. LE ROYER
PRÉSIDENT DU SÉNAT.
Messieurs,
En présence du spectacle grandiose de cette foule immense, de toute une nation respectueusement inclinée devant ce cercueil, aux échos retentissants de la commotion éprouvée, à la nouvelle de la mort de Victor Hugo, par tout ce qui pense et lit dans le monde civilisé, je me demande ce que le langage humain, dans son expression la plus élevée, peut ajouter aux témoignages de regret et d'admiration prodigués à ce prodigieux génie.
Le sénat, dont Victor Hugo a été le plus illustre membre, qu'il a honoré d'un reflet de sa gloire, ne saurait cependant rester muet. D'autres, mieux qualifiés, vous diront ce qu'a été l'oeuvre littéraire et poétique de Victor Hugo. A moi, un rôle plus modeste: celui de rappeler en quelques paroles la marche ascensionnelle et progressive de ce grand esprit dans son évolution politique, son influence sur ses contemporains et les services qu'il a rendus.
Victor Hugo vint au monde à l'heure où la France, après une longue et douloureuse lutte entre le passé et l'avenir, s'était donné un maître, à l'heure où elle avait abdiqué sa volonté et ses destinées entre des mains puissantes et implacables. Un compromis tacite et fatal était intervenu entre les entraînements de la veille et les nécessités du jour. Victor Hugo grandit dans une famille où régnaient les traditions monarchiques unies au souvenir tragique, mais imposant, de l'épopée révolutionnaire. L'enfant subit nécessairement l'influence de cette atmosphère. Aussi voua-t-il une admiration de poète au génie de Napoléon; puis, par une pente naturelle, il célébra le retour des Bourbons comme une espérance de repos, comme une promesse d'épanouissement intellectuel et libéral.
A ce moment, commencèrent pour Victor Hugo ces mémorables luttes littéraires qu'il ne m'appartient pas de vous décrire. Il n'entra dans la vie politique active que vers les dernières années du régime de Juillet. Dans les remarquables harangues qu'il prononça alors devant la Chambre des Pairs, on discerne facilement la transformation qui devait le conduire à des croyances démocratiques et républicaines s'affermissant à chaque pas pour ne plus se démentir jusqu'à son dernier soupir. On sent déjà dans la parole de Victor Hugo un amour passionné de la patrie, un esprit altéré d'idéal et de grandeur, s'enivrant des gloires de la France, pleurant ses défaites, élevant toujours la voix en faveur des opprimés, des exilés et des vaincus.
A son tour, il fut proscrit et c'est surtout dans les douleurs de l'exil qu'il se montra vaillant et superbe. Sous les humiliations qui accablaient la France, son vers vengeur retentit comme le clairon de ralliement et d'espérance.
Rentré le 4 septembre, Victor Hugo partagea toutes les angoisses de la lutte gigantesque qui aboutit au démembrement de la patrie; mais, après la paix, le poète rendit à nos morts un solennel hommage et releva les courages par ce cri de suprême consolation: Gloire aux vaincus!
Lorsqu'il vint siéger au sénat, l'apaisement s'était fait en lui. De grands malheurs intimes avaient ajouté leur fardeau au poids de ses tristesses nationales; la sérénité était cependant rentrée dans son âme. Lui qui avait prophétisé que «la République était la terre ferme», il la tenait, victorieuse et vivante. Son idéal était réalisé! Vous le voyez encore, messieurs les sénateurs, sur ce fauteuil que la piété de ses collègues veut consacrer, les mains croisées sur la poitrine, son front olympien incliné; attirant tous les regards et tous les hommages, déjà dans sa pose d'immortalité! La dernière fois qu'il monta à la tribune, ce fut pour soutenir la cause qui lui était chère entre toutes, celle du pardon et de l'oubli.
A travers d'apparentes hésitations, il ne faut voir que le travail de l'esprit en quête des formules définitives de sa foi. Victor Hugo a constamment poursuivi un idéal supérieur de justice et d'humanité. Donner la liberté et la lumière à tous, prêcher la fraternité pour les déshérités et les faibles, revendiquer l'autorité du droit contre la force, tel fut le labeur de ce noble coeur, de cette grande intelligence. Son action fut immense sur le moral de la France. Il dévoila et détruisit les sophismes du crime couronné, releva les coeurs affolés et rendit aux honnêtes gens dévoyés la notion de la loi morale un instant méconnue. Sous son souffle inspiré, les âmes renaissaient à l'espérance: par deux fois, après le 2 décembre, après 1871, il réveilla la conscience de la patrie.
Gloire à ce puissant génie, dont le patriotisme et l'amour du bien illuminent toutes les oeuvres! Gloire à celui que nous saluons tous d'une égale reconnaissance et d'une égale admiration! Gloire à Victor Hugo le Grand!
DISCOURS DE M. FLOQUET
PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS.
Quelles paroles pourraient égaler la grandeur du spectacle auquel nous assistons et que l'histoire enregistrera!
Sous cette voûte toute constellée des noms légendaires de tant de héros qui firent la France libre et la voulurent glorieuse, apparaît la dépouille mortelle, je me trompe, l'image toujours sereine du grand homme qui a si longtemps chanté pour la gloire de notre patrie, combattu pour sa liberté!
Autour de nous les maîtres de tous les arts et de toutes les sciences, les représentants du peuple français, les délégués de nos départements, de nos communes, les ambassadeurs volontaires et les missionnaires spontanés de l'univers civilisé s'inclinent pieusement devant celui qui fut un souverain de la pensée, un proscrit pour le droit vaincu et la république trahie, un protecteur persévérant de toute faiblesse contre toute oppression, le défenseur en titre de l'humanité dans notre siècle.
Au nom de la nation nous le saluons aujourd'hui non plus dans l'humble attitude du deuil, mais dans la fierté de la glorification.
Nous le redirons sans cesse, ce ne sont pas des funérailles qui commencent ici, c'est une apothéose.
Nous pleurons l'homme qui finit, mais nous acclamons l'apôtre impérissable qui demeure parmi nous et dont le verbe survivant d'âge en âge nous conduira à la conquête définitive de la liberté, de l'égalité, de la fraternité dans le monde.
Ce géant immortel aurait été mal à l'aise dans la solitude et l'obscurité des cryptes souterraines; nous l'avons exposé là-haut au jugement des hommes et de la nature, sous le grand soleil qui illuminait sa conscience auguste.
Tout un peuple a voulu réaliser le rêve poétique de ce doux génie:
Le cercueil au milieu des fleurs veut se coucher.
Que ce cercueil entouré de ces fleurs amies et de ce peuple reconnaissant entre dans le grand Paris que Victor Hugo appelait de ce nom sacré: la «cité-mère» et dont il a été véritablement le fils respectueux, le serviteur fidèle et l'élu bien-aimé; que ce cercueil vénérable qui va à la gloire apporte parmi nous, avec toutes les lumières qui sortaient d'un cerveau si puissant, toutes les douceurs que caressait un coeur si tendre; qu'il enseigne à la multitude émue sur son passage le devoir, la concorde, la paix; que devant lui se lèvent pour nous éclairer et nous guider les méditations austères du jeune voyant de 1831, cet acte de foi qui pourrait résumer le testament du vieux républicain de 1885 et qui constitue l'unité morale la cette grande vie.
Je hais l'oppression d'une haine profonde!
Je suis fils de ce siècle. Une erreur chaque année
S'en va de mon esprit, d'elle-même étonnée,
Et, détrompé de tout, mon culte n'est resté
Qu'à vous, sainte patrie, et sainte liberté.
DISCOURS DE M. GOBLET
MINISTRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE.
Messieurs,
Le monde entier honore Victor Hugo, mais c'est à la France qu'il appartient. Quel que soit le caractère universel de son génie, il est le nôtre d'abord. Il vient de nous, de nos traditions, de notre race, et, si nous accueillons avec une émotion reconnaissante les témoignages d'admiration et de respect que lui envoient à l'envi tous les peuples, cependant la France justement orgueilleuse le revendique; elle se glorifie en lui et s'illustre elle-même en lui faisant aujourd'hui ces funérailles nationales.
Dans le concert d'hommages qui monte vers Victor Hugo, le gouvernement réclame l'honneur de faire entendre sa voix. Ce ne peut être ni pour retracer sa carrière, ni pour résumer son oeuvre immense, encore moins pour le louer comme il convient. Il semble, à la première vue, que cette oeuvre soit si multiple et si grande, la carrière si vaste et si diverse, qu'il faille pour une pareille tâche autant d'orateurs que son art a compté de genres et qu'il y a de phases diverses dans son existence.
Roman, poème, drame, histoire, philosophie, il a tout abordé; et son rôle politique et social n'est pas moins considérable que celui qu'il a occupé dans la littérature moderne.
Et pourtant, messieurs, ce que je voudrais pouvoir montrer ici, comme je le sens, c'est l'unité du plan qui a présidé à cette vie et à cette oeuvre, si complexe en apparence.
Je ne sais s'il est vrai que notre siècle portera son nom et qu'on dira: «le siècle de Victor Hugo» comme on a dit le «siècle de Voltaire»; mais ce qui nous apparaît dès aujourd'hui avec une pleine certitude, c'est qu'il en restera la plus haute personnification, parce qu'il est celui qui résume le mieux l'histoire de ce siècle, ses contradictions et ses doutes, ses idées et ses aspirations.
Victor Hugo en a été le témoin attentif et passionné. Il en a vu et jugé les événements avec son génie, il en a suivi toutes les évolutions; ébloui d'abord par les gloires éphémères des premières années, séduit par la résurrection de la Liberté que l'ancienne monarchie semblait ramener avec elle, progressant vers la démocratie avec la royauté de juillet, maudissant et frappant d'une condamnation inexorable l'Empire qui, pour la seconde fois, venait faire violence à ce grand mouvement, jaloux de demeurer exilé pour rendre sa protestation plus forte, trouvant enfin dans la République triomphante le refuge et le couronnement de sa vie.
Dans cette longue et constante ascension, son oeuvre l'accompagne. Poète, Victor Hugo n'a pas seulement chanté ce que chantent les poètes. Il ne s'est pas contenté de célébrer les harmonies de la nature, les joies et les tristesses humaines; il ne s'est pas uniquement appliqué à disséquer son coeur pour en exprimer toutes les voluptés et les amertumes de la jeunesse en proie à la passion et au doute. Combien son oeuvre est plus virile, plus haute et plus impersonnelle!
Ce n'est pas en lui tout d'abord, c'est autour de lui qu'il regarde, curieux de notre passé, habile à restituer les souvenirs des temps qui nous ont précédés, à nous faire revivre en plein Paris du moyen âge, parmi ses monuments et ses rues, comme avec les moeurs, les fêtes, les gaietés et les colères de nos aïeux.
Puis le poète embrasse tout ce qu'il rencontre sur son chemin, la gloire des batailles et la pompe des sacres, la liberté, l'amour du droit, de la justice, la haine de la violence et du parjure, les malheurs comme les triomphes de la patrie. Rien n'échappe à son regard dans le domaine des sentiments comme dans celui de la nature. Comme Homère, il admire les merveilles de l'univers, «la terre, ce poème éternel», «le ciel superbe et l'océan qui chantent les beautés de la création». Comme Shakespeare, il pénètre dans les plus profonds replis de l'âme humaine; il en a scruté toutes les faiblesses et toutes les grandeurs.
Ainsi va son poème depuis les Odes et Ballades, les Voix intérieures, par les Contemplations et par les Châtiments, jusqu'à la Légende des Siècles, cette épopée du genre humain, jusqu'à l'Année terrible, ce cri d'amour filial et de pitié.
Le drame s'y vient mêler à la poésie, drame étrange qui semble inventé en pleine fantaisie, en dehors de toute réalité et de toute convention.
Quel drame cependant s'empare plus violemment de nos âmes! Où trouver à la fois des situations plus hardies et plus fortes, plus de charme ou de grandeur dans les sentiments et dans la pensée, plus de grâce ou de noblesse dans le langage?
Pour cette oeuvre, il a fait sa langue, ou plutôt il a renouvelé et transformé notre vieille langue française. En l'arrachant aux anciennes formules, en la démocratisant, il y a découvert de nouvelles ressources et lui a donné une souplesse, une vigueur, une magnificence inconnue jusqu'à lui.
Et c'est pourquoi, malgré les prétentions révolutionnaires de sa jeunesse, bien qu'il se soit vanté «d'avoir tout saccagé, tout secoué du haut jusques en bas», Victor Hugo de son vivant est devenu classique. Il figurait déjà dans la glorieuse pléiade des grands poètes avec Corneille, Molière, Racine, Voltaire…. Permettez-moi de ne citer que des gloires françaises; elles suffisent à remplir ce cénacle d'élus.
Mais il n'est pas seulement égal à eux, il les dépasse par tout ce que son âme a de plus grand et de plus vaste, cette âme «où sa pensée habite comme un monde». Le poète en Victor Hugo n'est plus qu'une partie de l'homme, ou plutôt l'homme a compris à sa manière le rôle du poète, et cette conception supérieure l'élève et le conduit.
Lui-même l'a dit: «Dans cette mêlée d'hommes, de destinées et d'intérêts qui se ruent si violemment tous les jours sur chacune des oeuvres qu'il est donné à ce siècle de faire, le poète a une fonction supérieure. Il faut qu'il jette sur ses contemporains le tranquille regard que l'histoire jette sur le passé. Il faut qu'il sache se maintenir au-dessus du tumulte, inébranlable, austère et bienveillant, sachant être tout à la fois irrité comme homme et calme comme poète.»
Ce rôle grandiose, Victor Hugo l'a rempli en effet. Il a été le grand justicier de son temps. Il a été aussi le témoin auguste de la marche de ce siècle «que mène un noble instinct….»
Où le bruit du travail, plein de parole humaine,
Se mêle au bruit divin de la création.
Victor Hugo est l'homme de notre temps qui a le mieux compris, le plus aimé l'humanité dans l'ensemble et dans l'individu. Charitable avant tout aux petits, aux humbles, aux opprimés, aucune misère morale ou physique, le vice même ni le crime, ne peuvent rebuter sa magnanimité, et l'amélioration de la nature humaine, contre les destinées de l'humanité tout entière, fait l'objet principal de sa contemplation.
«Dans ses drames, vers et prose, pièces et romans, le poète, a-t-il dit, mettra l'histoire et l'invention, la vie des peuples et des individus … il relèvera partout la dignité de la créature humaine en faisant voir qu'au fond de tout homme, si désespéré et si perdu qu'il soit, Dieu a mis une étincelle qu'un souffle d'en haut peut toujours raviver, que la cendre ne cache point, que la fange même n'éteint pas: l'âme!»
Et maintenant, si l'on demande où est le lien de cette oeuvre et de cette vie, ce qui en fait l'unité, je répondrai, avec ses propres vers:
Qu'il fut toujours celui
Qui va droit au devoir dès que l'honnête a lui,
Qui veut le bien, le vrai, le beau, le grand, le juste.
Messieurs, c'est par ce côté profondément humain de sa nature que Victor Hugo a mérité d'être considéré comme le citoyen de toutes les nations.
C'est par là aussi qu'il s'est élevé à cette idée de Dieu qui emplit tout son ouvrage. Il croyait à l'âme immortelle. Le génie a des lumières supérieures. Peut-être a-t-il connu la vérité? Nous qui demeurons, nous savons seulement qu'il avait conquis l'immortalité sur la terre, et c'est pourquoi nous le conduisons aujourd'hui avec ce cortège triomphal dans le temple que la Révolution française avait consacré aux grands hommes.
N'était-il pas juste et nécessaire, en effet, qu'il fût rouvert par lui? La postérité, ratifiant nos hommages, l'y honorera éternellement.
Non, en vérité ses cendres ne sauraient redouter ces retours funestes dont on les menace. Après plus de cent ans, les noms de Voltaire et de Rousseau excitent encore les haines et les colères. Mais, depuis bien des années déjà, Victor Hugo, revenu de l'exil, vivait devant l'opinion dans une région sereine bien au-dessus de nos passions et de nos disputes: le grand vieillard, sorti des «jours changeants», représentait au milieu de nous l'esprit de tolérance et de paix entre les hommes, et le respect universel de ses contemporains lui donnait l'avant-goût de la vénération dont sera entourée sa mémoire.
C'est cette majesté sublime dans laquelle il a terminé sa carrière qui restera le trait dominant de cette belle vie. Toujours on rejouera quelques-uns de ces drames, on relira ces poèmes où il a su mettre «avec les conseils au temps présent les esquisses rêveuses de l'avenir, le reflet, tantôt éblouissant, tantôt sinistre, des événements contemporains, le panthéon, les tombeaux, les ruines, les souvenirs, la charité pour les pauvres, la tendresse pour les misérables, les saisons, le soleil, les champs, la mer, les montagnes, et les coups d'oeil furtifs dans le sanctuaire de l'âme où l'on aperçoit sur un autel mystérieux, comme par la porte entr'ouverte d'une chapelle, toutes ces belles urnes d'or: la foi, l'espérance, la poésie, l'amour!»
Mais quelle que soit la gloire du poète, la postérité la connaîtra sous un plus haut aspect. Elle se rappellera surtout qu'il a dit:
Je suis … celui qui hâte l'heure
De ce grand lendemain, l'humanité meilleure.
Et s'il est vrai, comme il le croyait et comme nous devons le croire, que ce monde mû par une force dont il n'a pas conscience, marche invinciblement vers le progrès, Victor Hugo ira en grandissant dans la mémoire des hommes, et, à mesure que son image reculera dans le lointain des temps, il leur apparaîtra de plus en plus comme le précurseur du règne de la justice et de l'humanité.
DISCOURS DE M. ÉMILE AUGIER
AU NOM DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE
Messieurs,
Le grand poète que la France vient de perdre voulait bien m'accorder une place dans son amitié; c'est à quoi j'ai dû l'honneur d'être choisi par l'Académie française pour apporter ici l'expression d'une douleur partagée par l'Institut tout entier.
Mais qu'est-ce que notre deuil de famille devant le deuil national qui fait cortège à notre illustre confrère?
Toute la France est là, cette France dont Victor Hugo restait après nos désastres le plus légitime orgueil et la plus fière consolation, car il l'a dit lui-même:
Rien de ces noirs débris ne sort que toi, pensée.
Poésie immortelle, à tous les vents bercée.
Et la sienne est immortelle en effet!
Faut-il vous parler de l'éclat incomparable de son oeuvre? de cette imagination merveilleuse, de cette magnificence de style, de cette hauteur de pensée qui font de lui un maître sans pareil? Ses droits à l'admiration des siècles sont proclamés plus éloquemment que je ne le saurais faire par cette cérémonie sans précédent, par cette affluence de populations accourues des quatre points cardinaux à ce pèlerinage du Génie.
Grand et salutaire spectacle, messieurs. Il est juste, il est beau qu'une patrie rende en honneurs à ses fils ce qu'elle reçoit d'eux en illustration.
Au souverain poète, la France rend aujourd'hui les honneurs souverains.
Elle dresse son catafalque sous cet Arc de Triomphe qu'il a chanté et sous lequel jusqu'ici elle n'avait encore fait passer qu'un triomphateur, celui qu'elle a entre tous surnommé le Grand.
Elle n'est pas prodigue de ce beau surnom. Elle en fait presque l'apanage exclusif des conquérants. Il n'y avait qu'un poète couronné par elle de cette auréole: il y en aura deux désormais, et comme on dit le Grand Corneille, on dira le Grand Hugo.
Il y a dans la plus haute renommée une partie caduque dont elle se dégage par la mort.
Il semble alors qu'elle s'élance avec l'âme du mourant, secouant ainsi une sorte de dépouille mortelle, pour planer radieuse au dessus de la dispute humaine.
La renommée, ce jour-là s'appelle la Gloire, et la postérité commence. Elle a commencé pour Victor Hugo. Ce n'est pas à des funérailles que nous assistons, c'est à un sacre. On est tenté d'appliquer au poète ces beaux vers qu'il adressait à son glorieux prédécesseur sous l'arche triomphale:
Maître, en ce moment-là vous aurez pour royaume
Tous les fronts, tous les coeurs qui battront sous le ciel;
Les nations feront asseoir votre fantôme
Au trône universel.
Les nuages auront passé dans votre gloire.
Rien ne troublera plus son rayonnement pur;
Elle se posera sur toute notre histoire
Comme un dôme d'azur.
DISCOURS DE M. MICHELIN
PRÉSIDENT DU CONSEIL MUNICIPAL DE PARIS.
Au nom de la Ville de Paris, je viens devant cet Arc de Triomphe,
Monceau de pierre assis sur un monceau de gloire,
saluer Victor Hugo et adresser un suprême adieu au poète incomparable, à l'homme bon et humain entre tous, au grand citoyen dont la vie a été si bien remplie au profit de l'humanité.
Je laisse à d'autres le soin de célébrer le génie littéraire du poète de la Légende des Siècles, d'Hernani et des Châtiments.
Il ne m'appartient pas de retracer le rôle politique de Victor Hugo. Je me contente de rappeler que l'auteur de Napoléon le Petit et des Misérables a désiré et poursuivi ardemment, pendant toute sa vie, le triomphe de la liberté, de la vérité et de la justice.
Je veux simplement et en quelques mots constater le lien indissoluble qui unit Paris à Victor Hugo.
Notre grand poète national professait pour notre grande cité un sentiment d'admiration qui se manifesta, pour ainsi dire, dans chacune de ses oeuvres.
Rappelons-nous ces vers admirables sur Paris:
Oh! Paris est la Cité mère!
Paris est le lieu solennel
Où le tourbillon éphémère
Tourne sur un centre éternel
Frère des Memphis et des Romes,
Il bâtit au siècle où nous sommes
Une Babel pour tous les hommes,
Un Panthéon pour tous les dieux.
Toujours Paris s'écrie et gronde.
Nul ne sait, question profonde,
Ce que perdrait le bruit du monde
Le jour où Paris se tairait.
En mai 1867, alors qu'il était en exil, éloigné de Paris depuis le crime du 2 Décembre, notre grand et illustre citoyen, examinant le rôle de notre chère cité par le monde, s'exprime ainsi: «La fonction de Paris, c'est la dispersion de l'idée, secouant sur le monde l'inépuisable poignée des vérités; c'est là son devoir, et il le remplit. Faire son devoir est un droit. Paris est un semeur. Où sème-t-il? Dans les ténèbres. Que sème-t-il? Des étincelles. Tout ce qui, dans les intelligences éparses sur cette terre, prend feu çà et là et pétille est le fait de Paris. Le magnifique incendie du progrès, c'est Paris qui l'attise. Il y travaille sans relâche. Il y jette ce combustible: les superstitions, les fanatismes, les haines, les sottises, les préjugés. Toute cette nuit fait de la flamme, et grâce à Paris, chauffeur du bûcher sublime, monte et se dilate en clarté. De là le profond éclairage des esprits. Voilà trois siècles surtout que Paris triomphe dans ce lumineux épanouissement de la raison et qu'il prodigue la libre pensée aux hommes: au seizième siècle, par Rabelais; au dix-septième, par Molière; au dix-huitième, par Voltaire.
«Rabelais, Molière et Voltaire, cette trinité de la raison: Rabelais, le père; Molière, le fils; Voltaire, l'esprit; ce triple éclat de rire: gaulois au seizième siècle, romain au dix-septième, cosmopolite au dix-huitième, c'est Paris.»
Qu'il me soit permis de compléter l'énumération faite par notre grand poète, et d'ajouter son nom à ceux de Rabelais, de Molière et de Voltaire. Ce nom de Victor Hugo sera évidemment donné à notre siècle par l'histoire.
Le dix-neuvième siècle s'appellera le siècle de Victor Hugo.
Après la chute de l'empire, au lendemain du désastre de Sedan et à la veille du siège, Victor Hugo s'empresse de rentrer à Paris pour partager ses souffrances et ses dangers. Nous nous rappelons tous son arrivée le 5 septembre au soir. Quelle joie! Quel enthousiasme dans la population parisienne! Elle revoyait enfin celui qui était absent depuis dix-neuf ans!
Désormais Victor Hugo est resté parmi nous toujours prêt à défendre les droits de notre grande cité.
Devant l'Assemblée de Bordeaux, il défend Paris en ces termes: «Paris espérait votre reconnaissance et il obtient votre suspicion! Mais qu'est-ce donc qu'il vous a fait? Ce qu'il vous a fait, je vais vous le dire: Dans la défaillance universelle, il a levé la tête; quand il a vu que la France n'avait plus de soldats, Paris s'est transfiguré en armée; il a espéré quand tout désespérait; après Phalsbourg tombée, après Toul tombée, après Strasbourg tombée, après Metz tombée, Paris est resté debout. Un million de vandales ne l'a pas étonné. Paris s'est dévoué pour tous, il a été la ville superbe du sacrifice. Voici ce qu'il vous a fait. Il a plus que sauvé la vie à la France, il lui a sauvé l'honneur.»
Voilà comment Victor Hugo parlait de Paris. Vous voyez que j'ai raison de dire que le lien entre notre grand citoyen et Paris est indissoluble. Mon affirmation est confirmée par la population parisienne, qui se presse pour assister à ses magnifiques funérailles.
En rappelant ici les services considérables rendus à Paris par Victor Hugo, j'honore sa mémoire et je lui apporte la reconnaissance et la gratitude de notre grande cité.
Après les événements terribles de mai 1871, Victor Hugo est le premier à parler de concorde et d'apaisement et à réclamer l'amnistie. A Bruxelles, il offre un asile aux Parisiens vaincus, obligés de s'expatrier pour échapper aux rigueurs des conseils de guerre.
Il conseille la clémence alors que la répression et la vengeance sont à l'ordre du jour.
Au point de vue municipal, Paris est encore placé sous un régime d'exception. Il y a longtemps que Victor Hugo a réclamé la reconnaissance des droits municipaux de Paris, et voici en quels termes: «Le droit de Paris est patent. Paris est une commune, la plus nécessaire de toutes comme la plus illustre. Paris commune est le résultat de la France république. Comment! Londres est une commune et Paris n'en serait pas une! Londres, sous l'oligarchie, existe, et Paris, sous la démocratie, n'existerait pas! La monarchie respecte Londres et la monarchie violerait Paris! Énoncer de telles choses suffit; n'insistons pas. Paris est de droit commune, comme la France est de droit république.»
Je remercie Victor Hugo d'avoir réclamé les droits de Paris. Je suis heureux de rappeler ces paroles en présence des pouvoirs publics. Qu'ils me permettent d'espérer qu'ils voudront bien se souvenir que Paris vit encore sous un régime d'exception, et qu'il est digne cependant d'obtenir enfin ses libertés communales, son autonomie municipale qu'il réclame depuis si longtemps.
La reconnaissance de Paris envers Victor Hugo sera éternelle. Paris s'est honoré en envoyant Victor Hugo le représenter dans les assemblées législatives. Le conseil municipal, par trois fois, l'a élu délégué sénatorial et a attaché son nom à l'une des plus belles avenues de Paris. Dès que le bruit de sa mort s'est répandu dans la ville, le conseil municipal a cru qu'il était de son devoir de demander pour Victor Hugo le triomphe du Panthéon. Il s'est empressé, avant de lever sa séance en signe de deuil, d'émettre un voeu tendant à restituer le Panthéon aux grands hommes. Le gouvernement a donné satisfaction à ce voeu de la population parisienne, et Victor Hugo va reposer au Panthéon, au milieu de la jeunesse des écoles, qui professe pour lui la plus grande vénération.
Je résume en ces mots la vie de Victor Hugo: Grandeur d'âme, bonté, clémence, fraternité, civilisation.
Paris, reconnaissant à Victor Hugo, s'associe aujourd'hui à l'univers entier pour pleurer un mort et pour saluer un immortel. Le travailleur s'en est allé, mais son travail subsiste impérissable.
Honneur et gloire à Victor Hugo, le génie de l'humanité!
DISCOURS DE M. LEFÈVRE
VICE-PRÉSIDENT DU CONSEIL GÉNÉRAL DE LA SEINE.
Messieurs,
Dans ce jour de deuil, au nom du conseil général de la Seine, je viens rendre un suprême hommage à Victor Hugo.
Au milieu d'une manifestation nationale, si superbement méritée par tant d'oeuvres éclatantes, le département de la Seine témoigne au grand mort son admiration sans bornes. Il se souvient avec orgueil qu'il a deux fois envoyé siéger au sénat celui que toutes les bouches ont raison de proclamer aujourd'hui le premier des poètes et le plus grand des Français.
Nous, ses électeurs, nous avons principalement admiré le démocrate aussi dévoué qu'inébranlable.
Sans doute, avec tout le monde civilisé, nous savions l'immensité de son génie; sans doute nous savions la ciselure merveilleuse et la majesté de son langage; nous savions que jamais front plus inspiré ne rayonna parmi les humains; et, pour tout dire en un mot, nous savions que le dix-neuvième siècle, si étincelant de lumière, s'appellera le siècle de Victor Hugo. Assurément nous acclamions avec enthousiasme, avec vénération, tant de grandeur, tant de puissance et tant d'éclat.
Mais s'il fut notre héros, c'est surtout parce qu'il se montra l'apôtre infatigable des revendications populaires et des grandes réformes.
Ami des faibles et des déshérités, nous avons nommé leur plus éloquent défenseur, l'auteur immortel des Misérables, le coeur toujours saignant des blessures de la France, nous avons nommé celui qui marqua éternellement d'un fer rouge les criminels envers la patrie, le sublime justicier des Châtiments et de l'Année terrible.
Et, le jour même de notre premier vote, en face du palais du Luxembourg, le peuple ratifiait magnifiquement notre choix, en faisant au nouvel élu une de ces ovations d'un caractère à la fois si touchant et si grandiose. Oui, à cette époque d'angoisse et de combat, alors que sur la France la réaction dressait encore sa face ténébreuse, Victor Hugo proclamé sénateur à Paris, ce fut un triomphe que ne peuvent oublier les républicains et tous ceux qui sont animés d'un véritable patriotisme.
Bientôt l'ancien proscrit de décembre, qui, au sortir d'horribles tempêtes politiques, avait senti toutes les douleurs de l'exil et qui connaissait maintenant tous les bienfaits de l'apaisement, réclama, avec son éloquence magistrale, en faveur des déportés de nos commotions civiles, la clémence et l'amnistie.
De sa haute autorité, il soutint constamment les oeuvres les plus généreuses, et de tous les points de la France et du monde il était salué comme le représentant le plus vénéré de la démocratie.
A l'avenir, si le grand homme n'est plus au milieu de nous pour parler et pour agir, du moins son exemple, ses oeuvres et ses enseignements resteront notre plus riche héritage. Et sans cesse, du fond de sa tombe, sortira comme un large souffle vivifiant qui fera fleurir partout la Justice et la Fraternité.
Gloire donc et reconnaissance à cet immortel génie de la patrie française et de l'humanité!
Au Panthéon.
DISCOURS DE M. OUDET
AU NOM DE LA VILLE DE BESANÇON.
La ville de Besançon, qui s'enorgueillit d'avoir été le berceau du grand citoyen que pleure aujourd'hui la France, avait sa place marquée dans ces obsèques. C'était pour elle un devoir, c'était un grand honneur de venir, au milieu de ce deuil national, dire un dernier adieu au plus illustre de ses enfants. Et j'ai accepté du conseil municipal, après bien des hésitations et avec le sentiment intime de mon insuffisance, la mission périlleuse de prendre ici la parole en son nom.
C'est à Besançon, le 7 ventôse an X de la République française (26 février 1802), que la femme du commandant Léopold Hugo, après une grossesse laborieuse, mit au monde cet enfant, faible et chétif, qui deviendra l'honneur de la France, la gloire des lettres, la grande personnification du siècle, et dont nous accompagnons aujourd'hui, à quatre-vingt-trois ans de date, la dépouille mortelle dans ce monument que la patrie reconnaissante vient, après bien des vicissitudes, de consacrer de nouveau à la sépulture et à la mémoire de ses grands hommes.
Victor Hugo lui-même, dans les Feuilles d'automne, a décrit, en vers d'une délicatesse inimitable, son apparition dans la vie; mais, le moment n'étant point aux longs discours, je ne les citerai pas.
Quiconque, d'ailleurs, sait lire les a lus; quiconque, a un coeur les a aimés, s'il m'est permis de paraphraser l'un de ses biographes. Mais à qui donc «cet enfant que la vie effaçait de son livre, et qui n'avait pas même un lendemain à vivre», dut-il de surmonter alors les dangers d'une aussi délicate constitution? Il nous l'a dit lui-même: «aux soins d'une mère adorée».
Dieu me garde d'en douter et de commettre un pareil sacrilège. Serait-il cependant téméraire de penser que, dans cette oeuvre de dévouement et d'amour, la mère dut être puissamment secondée par l'influence bienfaisante de l'air si pur qui, dans nos montagnes, contribue à créer ces natures solides dans lesquelles se trouvent des caractères si fortement trempés?
Serait-il téméraire de croire que, nous quittant plusieurs mois après sa naissance et déjà inscrit comme enfant de troupe, doué dès lors de cette admirable constitution qui le conserva à sa patrie pendant près d'un siècle, il put emporter en germe de notre pays une portion de ces qualités physiques qui ont fait de lui l'un des plus puissants génies de son temps?
Ah! laissez-moi, vous qui voulez bien m'écouter avec indulgence,
laissez-moi appeler à mon aide, en ce moment solennel, quelques vers
de l'un de nos jeunes poètes francs-comtois, adressant, en 1881, une
ode à Victor Hugo:….A votre âme il reste quelque chose
De ce qui l'entoura dans ses premiers moments….
O, vieux maître, c'est bien dans la Franche-Comté
Que vous avez puisé pour toute votre vie
Cette sublime soif sans cesse inassouvie
De justice suprême et d'âpre liberté.
C'est pénétré moi-même de cette pensée que, dès le mois de mars 1879, étant maire de Besançon, je proposais au conseil municipal, pour perpétuer parmi nous le nom du grand citoyen dont Besançon fut le berceau et pour en transmettre la mémoire aux générations à venir, de donner son nom à l'une de nos rues et de placer sur la façade de la maison où il est né un cartouche en bronze, dont le maître lui-même dicta l'inscription: Victor Hugo: 26 février 1802, inscription qu'il faut aujourd'hui compléter par cette date funèbre: «22 mai 1885.»
La pose de ce cartouche fut l'occasion d'une fête presque nationale et d'un banquet où le maître se fit représenter par M. Paul Meurice, porteur d'une lettre que nous conservons dans nos archives comme un monument bien précieux.
Elle est ainsi conçue:
«Décembre 1880.
«Je remercie mes compatriotes avec une émotion profonde. Je suis une pierre de la route où marche l'humanité; mais c'est la bonne route. L'homme n'est le maître ni de sa vie ni de sa mort. Il ne peut qu'offrir à ses concitoyens ses efforts pour diminuer la souffrance humaine et qu'offrir à Dieu sa foi invincible dans l'accroissement de la liberté.
«VICTOR HUGO.»
Voilà l'admirable testament qu'il a laissé à ceux qui conservent son berceau. Voilà pourquoi la ville de Besançon a délégué une partie de sa municipalité à ces solennelles obsèques, pendant que toute sa population, sur l'initiative des étudiants de ses écoles préparatoires, des instituteurs et des élèves de ses écoles primaires, réunis à la même heure devant la maison où le maître est né, déposent en ce moment sur la façade des couronnes de fleurs, afin d'honorer sa mémoire, en attendant que la ville complète son oeuvre par l'érection de la statue du grand citoyen sur l'une de nos places publiques.
Adieu donc, maître, recevez une dernière fois l'hommage de notre douleur profonde et de notre souvenir respectueux.
Après les désastres de la patrie foulée par l'envahissement, vous avez, le premier, jeté le cri de protestation et de rage sur les deux provinces écartelées, Strasbourg en croix, Metz au cachot, et depuis la douloureuse séparation, vous n'avez cessé de conserver à nos frères malheureux d'Alsace et de Lorraine l'amour de la patrie française et l'espérance dans l'avenir. Maître, soyez sans inquiétude sur votre berceau; depuis que la Franche-Comté, après toutes ses vicissitudes, se donna à la France, il y a deux siècles de cela, elle resta le rempart avancé et fidèle de la patrie.
Jamais Besançon n'a vu l'ennemi dans sa citadelle, jamais sur ses tours l'ombre d'Attila, et les hirondelles qui viennent chaque année construire leurs nids aux fenêtres de cette chambre où vous êtes né ne diront jamais: La France n'est plus là.
Adieu donc, maître, au nom de tous mes concitoyens! ou plutôt au revoir au sein du Dieu de «la raison, du droit, du bien, de la justice», dont vous nous avez légué la foi!
DISCOURS DE M. HENRI DE BORNIER
AU NOM DE LA SOCIÉTÉ DES AUTEURS DRAMATIQUES.
La Société des auteurs et compositeurs dramatiques m'a chargé d'apporter l'hommage de son admiration et de sa douleur à l'homme qui a illustré à jamais la scène française.
Je n'ai à parler que du poète dramatique, mais à l'insuffisance de mes paroles suppléera cette voix mystérieuse que chacun écoute dans son âme en face des grands tombeaux.
Victor Hugo a écrit cette phrase dont on pourrait faire l'épigraphe de son théâtre: «Dieu frappe l'homme, l'homme jette un cri; ce cri c'est le drame.»
Oui, c'est le drame, le drame de Victor Hugo surtout. Dans aucun temps, dans aucun pays, aucun poète n'a écouté de plus près, n'a reproduit avec plus de force ce cri de la douleur humaine. Chacune de ses oeuvres tragiques semble porter le nom d'un champ de bataille: Hernani a l'aspect d'un combat étincelant sous le soleil de l'Espagne, dans quelque sierra désolée; Ruy Blas ressemble au choc de deux escadrons farouches plus avides de donner la mort que de trouver la victoire; les Burgraves ont la grandeur douloureuse et titanique des trilogies d'Eschyle. Cette puissance admirable dans la peinture des souffrances de l'humanité n'est qu'un des mérites du théâtre de Victor Hugo; il en a un autre: le sentiment profond de la pitié! Tous ces héros, tous ces vaincus de la fatalité, tous ces désespérés de la vie, tous ces martyrs, tous ces bourreaux mêmes ont sur leur visage un ruissellement de larmes qui tombe comme un torrent d'une montagne sombre. C'est pourquoi le poète glorifie les uns et absout les autres. Il sait que tout crime est le germe d'un désespoir, que le poète, ayant dans une main la justice, doit avoir dans l'autre la clémence et que, si Adam a pleuré sur Abel, Ève a pleuré sur Caïn!
C'est en cela que l'oeuvre de Victor Hugo est à la fois terrible et touchante, et c'est pour cela qu'elle doit rester parmi les plus nobles et les plus hautes dont s'honore le génie humain.
DISCOURS DE M. JULES CLARETIE
AU NOM DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES.
Dans l'immense deuil de cette journée, le monde célèbre et pleure l'Immortel, la littérature française le Maître, la Société des gens de lettres le Père.
Aux hommages universels, qui changent ces funérailles en apothéose, notre famille littéraire apporte son pieux et respectueux souvenir. Les acclamations disent assez combien partout Victor Hugo est admiré: chez nous, il fut aimé. Quand il s'est agi, pour nous, de donner des canons à la défense nationale, de célébrer le centenaire d'un grand homme, de défendre pour l'écrivain le droit à la liberté et le droit à la vie, le grand poète nous apporta toujours l'autorité de sa parole et l'apostolat de son génie.
Oui, ce fut un apôtre avant tout, ce grand et incomparable homme de lettres qui, dans toute sa longue et glorieuse existence, n'eut jamais d'autre autorité officielle que celle qu'exerce la pensée, d'autre pouvoir que celui du livre, et qui gouverna l'esprit humain par la plume, comme d'autres—mieux que d'autres—par l'épée ou par le sceptre.
Il a dit de Paris que «sa fonction, c'est la dispersion de l'idée». Sa fonction, à lui, ce fut la diffusion de la pensée nationale, par sa langue, cette langue claire et nette des traités diplomatiques, des souverains, dont il fit le verbe vivant et généreux de l'âme des peuples. Messieurs, ce qui assure encore à notre pays la suprématie dans le monde, c'est la littérature et l'art, c'est le roman, c'est le théâtre, c'est l'histoire, et aucun homme n'a plus fait pour la gloire de son pays que Victor Hugo, le plus grand des lyriques de France. Un jour, en un vers admirable, il a parlé dugeste auguste du semeur secouant sur le monde «l'inépuisable poignée des vérités»; il fut, lui, le semeur, le majestueux et sublime semeur de l'idée française!
Oui, ne l'oublions jamais, ce grand homme qui rêva, salua l'immense fraternité des peuples, a étroitement aussi, énergiquement et tendrement aimé la patrie, et après avoir dit à la France: «Sers l'humanité et deviens le monde,» son oeuvre entière dit au monde: «Honore, respecte, acclame, remercie la France.»
Ainsi toute sa vie fut un combat. Lorsqu'il n'était encore que l'enfant sublime, celui qui devait être le sublime aïeul avait proclamé que le poète a charge d'âmes et, en merveilleux artiste, en artiste souverain et inimitable, dans ces livres dont les titres chantent en toutes les mémoires, il opposa à la doctrine de l'art pour l'art, l'art pour le droit, l'art pour une foi, l'art pour la vérité, l'art pour le Dieu qu'il proclamait, pour l'humanité qu'il consolait, pour la patrie qu'il glorifiait!
A travers son oeuvre, qui a toutes les tempêtes et tous les apaisements du grand nourricier l'Océan, un autre sentiment souffle comme une brise ou court plutôt comme le sang même des veines du poète, cette vertu dont on vous parlait tout à l'heure: la pitié. Il a toujours jeté sur les douleurs «le voie d'une idée consolante». Il a partout cherché dans l'obscurité de la nature humaine la mélancolie latente et la vertu cachée, la fleur ignorée qu'un peu de bonté pouvait faire refleurir. Tout ce qui souffre a place dans sa vaste tendresse: Fantine et Marion purifiées par l'amour, Jean Valjean par le repentir, Triboulet châtié dans son coeur de père, Lucrèce dans ses entrailles de mère.
Il a pour les petits des caresses de lion; l'orphelin, le pauvre, le marin, il les adopte comme le matelot des «Pauvres gens» recueille les épaves de la mer, et dans un sourire d'enfant Victor Hugo voit un monde de poésie, comme dans la larme d'une femme qui tombe il voit un monde de douleurs.
Voilà l'exemple que ce grand écrivain a donné à tous les écrivains. Il nous disait, un soir, en parlant d'un illustre homme de lettres qu'il aimait et qui venait de mourir: «Il fut grand, ce qui est bien; mais il fut bon, ce qui est mieux!» Messieurs, Shakspeare a parlé quelque part des mamelles sublimes de la charité. De ce lait de la bonté humaine Victor Hugo s'était nourri, il en garda jusqu'à la fin l'héroïque douceur et, offrant au monde la manne de sa poésie, il réclama, de sa première ode à son dernier livre,
Avec le pain qu'il faut aux hommes,
Le baiser qu'il faut aux enfants!
Et maintenant il a laissé tomber sa tête puissante dans le dernier sommeil. Il a rejoint Homère, Eschyle, Dante, Rabelais, Isaïe, Tacite —ceux qu'il appelait des génies—Cervantes, Shakspeare, Corneille, Molière; il a libre croyant, montré «l'évidence du surhumain sortant de l'homme»; il a servi à la fois la poésie et le progrès, les lettres et les peuples «dans son ascension vers l'idéal»; et, «libre dans l'art, libre dans le tombeau», il a, je cite ses paroles, «déployé dans la mort ces autres ailes qu'on ne voyait pas».
Il n'avait demandé que le corbillard des pauvres. Le monde vient de lui faire des funérailles inoubliables, immortelles comme son oeuvre. C'est comme de l'histoire de France qui vient de passer triomphalement à travers l'histoire de Paris. Cherchez parmi ces couronnes: il y en a une qui apporte au fils du défenseur de Thionville l'hommage des habitants de Thionville annexée. Et par une sorte de voie sacrée, de l'avenue qui porta le nom d'Eylau, où son oncle défendit le cimetière dans la neige, en passant par l'Arc de l'Étoile, où le nom de son père devrait être inscrit.
N'ajoutons rien, nous, gens de lettres, à cette réclamation. Rien —si ce n'est cette parole même que faisait entendre, il y a trente-cinq ans, sa grande voix sur le tombeau de Balzac: «Ce penseur, ce poète, ce génie a vécu parmi nous de cette vie d'orages commune dans tous les temps à tous les grands hommes!….» Mais Victor Hugo n'avait pas attendu que la mort fut un avènement, et, dominant les partis, dominant les passions, continuant là-haut son rêve, il va briller désormais au-dessus de toutes ces poussières qui sont sous nos pas, «de toutes ces nuées qui sont sur nos têtes, parmi les étoiles de la patrie!»
Victor Hugo a eu comme un cortège de monuments: les statues voilées de nos cités en deuil, la Colonne, Notre-Dame, le trophée et la cathédrale, le bronze et le granit qu'il a contresignés de sa griffe, et, là-haut, du fronton ciselé par le maître sculpteur de sa jeunesse, tombe le cri profond de tout un peuple: «Aux grands hommes, la patrie reconnaissante!»
DISCOURS DE M. LECONTE DE L'ISLE
AU NOM DES POÈTES.
C'est avec le profond sentiment de mon insuffisance que j'ose adresser, au nom de la poésie et des poètes, le suprême adieu de ses disciples fidèles, respectueux et dévoués, au maître glorieux qui leur a enseigné la langue sacrée. Puisse ma gratitude infinie et ma religieuse admiration pour notre maître à tous me faire pardonner la faiblesse de mes paroles!
Messieurs,
Nous pleurons sans doute le grand homme qui a daigné nous honorer de sa bienveillance inépuisable, de sa bonté d'aïeul indulgent; mais nous saluons aussi, avec un légitime orgueil filial, dans la sérénité de sa gloire, du fond de nos coeurs et de nos intelligences, le plus grand des poètes, celui dont le génie a toujours été et sera toujours pour nous la lumière vivante qui ne cessera de nous guider vers la beauté immortelle, qui désormais a vaincu la mort, et dont la voix sublime ne se taira plus parmi les hommes.
Adieu et salut, maître très illustre et très vénéré, éternel honneur de la France, de la République et de l'humanité!
DISCOURS DE M. PHILIPPE JOURDE
AU NOM DE LA PRESSE PARISIENNE.
Messieurs,
La presse parisienne m'a fait un honneur dont je sens le prix en me chargeant de dire, en son nom, un dernier adieu au grand mort que nous pleurons.
En ce jour où tant de voix éloquentes s'élèvent pour célébrer cette illustre mémoire, la presse ne pouvait garder le silence sans manquer à un devoir sacré.
N'a-t-elle pas, elle aussi, une dette de reconnaissance à acquitter envers Victor Hugo?
Le journal n'était pas seulement pour Victor Hugo une des plus belles manifestations de la pensée humaine: il était à ses yeux l'instrument du progrès, le flambeau de la civilisation: Le journal était pour lui l'avant-coureur du livre dans les masses profondes de notre société démocratique.
Il n'a pas vingt ans qu'il publia le Conservateur littéraire. Lorsque plus tard, sorti vainqueur de la grande bataille romantique, il élargit son horizon, c'est au journal, c'est à l'Événement de 1848 qu'il demande une tribune politique, comme il avait demandé une tribune littéraire au Conservateur de 1819.
Plus tard encore, pendant l'exil et après l'exil, toutes les fois que le grand poète a eu une cause généreuse à défendre, il fait à la presse l'honneur de l'associer à ses belles actions, à ses revendications éloquentes, à ses appels à la clémence et à l'humanité. Qu'il s'agisse de combattre l'esclavage dans les colonies espagnoles ou de répondre à l'appel des Crétois, qu'il s'agisse de demander à l'Angleterre la grâce des fenians condamnés à mort, ou d'implorer de Juarez la grâce de l'empereur Maximilien; plus tard encore, qu'il s'agisse de plaider la cause de la France durant l'Année terrible, c'est le journal qui porte au monde les revendications de cette grande conscience et les éclats de cette voix puissante.
Voilà, messieurs, pour la presse, un grand honneur. Elle en est fière. On l'accuse parfois du mal dont elle est innocente: n'a-t-elle pas le droit de se glorifier du bien qui s'est fait par elle?
On n'accusera pas la presse d'ingratitude vis-à-vis du grand homme dont nous célébrons aujourd'hui l'apothéose; l'immense publicité qu'elle a donnée aux oeuvres du maître a fait pénétrer sa pensée jusque dans les hameaux les plus reculés. Elle a mis sa gloire à l'abri des contestations qui se sont élevées, dans d'autres pays, autour d'illustres génies.
La presse tout entière s'est inclinée avec respect devant les restes du poète national. Les dissentiments se sont imposé silence devant ce glorieux cercueil; et c'est pour celui qui parle au nom de la presse parisienne une satisfaction profonde de savoir qu'il est l'interprète de tous ses confrères quand il exprime son admiration et sa gratitude pour celui qui fut Victor Hugo.
DISCOURS DE M. LOUIS ULBACH
AU NOM DE L'ASSOCIATION LITTÉRAIRE INTERNATIONALE.
Si je n'écoutais que la douleur d'une amitié de plus de quarante ans et si je n'obéissais qu'à l'admiration de toute ma vie, je me tairais devant le silence formidable de ce cercueil.
Mais j'ai reçu de l'Association littéraire et artistique internationale, dont Victor Hugo était le président d'honneur, un mandat qu'il ne m'est pas permis de récuser. Nos amis de la France et de l'étranger, ceux qui dans nos courses à travers l'Europe, à chacun de nos congrès, à Londres, à Lisbonne, à Vienne, à Rome, à Amsterdam, à Bruxelles, acclamaient Victor Hugo avec tant de sympathie, en nous donnant tant d'orgueil, ont aujourd'hui l'orgueil de faire retentir leur sympathie dans notre profonde tristesse.
Nous sommes les soldats d'une idée que Victor Hugo nous a léguée, la défense de la propriété littéraire et de la propriété artistique. Partout où nous sommes allés livrer ce bon combat, son nom nous a ouvert l'hospitalité la plus cordiale, son génie nous a donné les armes les plus sûres et sa gloire a illuminé nos succès.
Je viens donc, au nom de ceux qu'il a inspirés, commandés, soutenus, l'acclamer à mon tour, quand je voudrais uniquement le pleurer.
Victor Hugo est l'écrivain français le plus admiré hors de France; non pas parce que nous l'admirons, car les étrangers parfois nous reprochent de ne pas l'admirer assez, tant ils sont saisis par la forte expansion de son génie! A peine a-t-on besoin de le traduire! Le relief de sa pensée fait sa trouée dans la langue étrangère, et le geste de sa parole aide à le deviner, avant qu'on l'ait pénétré.
Sa gloire prodigieuse, messieurs, nous est donc doublement chère! Elle rayonne sur nous, avec le souvenir de nos joies, de nos douleurs les plus intimes, de nos ambitions les plus vastes, et en même temps elle resplendit au dehors comme une irradiation de la France généreuse et fraternelle.
Le patriotisme de Victor Hugo, qui ne sacrifie rien des droits stricts de la patrie, s'augmente d'un sentiment de justice internationale, supérieur aux préjugés de la diplomatie, aux ignorances populaires. Il est un foyer hospitalier où toutes les patries s'échauffent pour aimer et servir davantage la paix, l'union, la liberté.
Soyons fiers, à travers notre douleur, de voir ce mort sublime se dégager de nos étreintes pour recevoir de toutes les nations tournées vers lui une immortalité qui s'ajoute à notre reconnaissance nationale.
On n'a trouvé dans Paris qu'une porte assez haute pour y faire passer son ombre: celle qu'il a mesurée lui-même à sa taille dans ses strophes de granit, celle où son doigt filial a inscrit le nom de son père absent, celle, où son nom rayonnera désormais, sans avoir besoin d'y être inscrit. Mais ce qu'on ne trouvera pas, c'est un horizon qui borne sa renommée. Déjà, devant ces témoignages venus de tous les points du globe, il semble que ce poète, évanoui dans l'infini, déborde l'Europe comme il a débordé la France et qu'à l'heure où nous rouvrons pour lui le Panthéon français le monde lui élève un Panthéon international.
Gardons nos larmes pour le recueillement de demain; mais aujourd'hui ne résistons pas à cet entraînement d'un enthousiasme universel. C'est notre honneur d'y céder.
Il y a, en effet, messieurs, dans cette solennité comme un relèvement définitif de la patrie, qui se sent grande du génie de son plus grand homme, et aussi de la foi que ces funérailles rallument dans les coeurs.
Conservons le souvenir de cette journée, comme celui d'un pacte nouveau conclu avec l'amour du pays, avec sa gloire, avec sa puissance dans le monde, avec le rayonnement de ses idées, et restons dignes de ce transport unanime qui a fait s'agenouiller toute la France et se dresser toute l'Europe sur ce seuil où notre poète national renaît dans sa vie immortelle.
Ce sera le dernier chef-d'oeuvre de Victor Hugo. C'eût été son ambition suprême après avoir tant écrit, tant lutté pour la fraternité humaine et pour la gloire de la France, de faire servir sa mort à une fédération sincère entre les peuples et à une explosion radieuse du patriotisme français!
DISCOURS DE M. GOT
AU NOM DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE.
C'est un grand honneur pour toute notre corporation qu'on ait fait choix d'un délégué qui prît aussi la parole dans cette cérémonie auguste.
Mais le théâtre de Victor Hugo, cette portion si fameuse de son oeuvre, vient d'être apprécié à sa valeur grandiose, et tout d'ailleurs n'a-t-il pas été dit—par quelles voix éloquentes!—sur le maître poète devant qui la France et le monde s'inclinent aujourd'hui!
Je crois donc devoir restreindre à son but véritable la mission qu'on a bien voulu me confier.
C'est au nom de l'Art et des artistes dramatiques, dont une moitié—la plus brillante sans doute, les femmes—pouvait difficilement prendre place dans le cortège, accouru fiévreusement de toutes part à ces funérailles triomphales; c'est au nom de nous tous enfin, que je dépose ici cet hommage respectueux, mais plein d'un orgueil patriotique!
A Victor Hugo, le Théâtre-Français reconnaissant!
DISCOURS DE M. MADIER DE MONTJAU
AU NOM DES PROSCRITS DU DEUX-DÉCEMBRE.
Concitoyens,
Mesdames et concitoyennes,
Au lendemain du coup terrible du 22 mai, à l'un de ceux dont ce coup traversait le plus cruellement le coeur, un autre génie contemporain, un chantre illustre de l'art écrivait: «Devant la mort de cet immortel, nulle parole n'est à la hauteur du silence.» Que venons-nous donc faire à cette place d'où je m'adresse à vous? Et celui qui vient de m'y précéder, et ceux qui m'y suivront, et moi-même? Ajouter une feuille à la couronne de laurier que depuis si longtemps le monde a tressée pour le Maître, glorifier la gloire elle-même, illustrer cette illustration universelle et déjà presque séculaire, qui pourrait y songer, qui oserait le dire?
Nous, nous venons tout simplement, modestement, humblement, je ne crains pas de le dire, payer à celui qui n'est plus la dette énorme de notre reconnaissance. Et vous, modernes poètes, modernes écrivains dont il fut le vaillant pionnier, pour qui il ouvrit des voies nouvelles, à qui il fit entrevoir un immense horizon, et qui vous élevâtes dans un généreux essor, emportés sur les ailes de son inspiration; et vous, représentants du Parlement et des Académies, qui dûtes tant de gloire à sa vaillante éloquence, aux oeuvres de son grand esprit; et vous tous patriotes qui m'écoutez, qui n'avez pas oublié la grandeur de celui qui porta si haut l'honneur de la France.
Entre tous, la dette reste immense, pour ceux-là surtout qui m'ont fait l'honneur de m'autoriser à parler ici en leur nom: les proscrits de 1851. Des proscrits de tous les temps, de toutes les heures douloureuses, comme de ceux-là, Victor Hugo fut en effet le champion traditionnel.
Enfant, il avait vu sa mère recueillir dans la maison paternelle ceux du premier empire. Jeune homme, dans son modeste gîte, il offrait un asile à ceux de la Restauration. Sous la monarchie de Juillet, il disputait victorieusement à l'échafaud la tête de notre cher Barbès. Et plus tard, s'il ne sauvait pas la tête de John Brown, du moins en la défendant il rendait la victime immortelle et flétrissait à jamais les défenseurs de l'esclavage sanglant.
Quand vint notre tour, quand, le coeur saignant de nos misères et de celles de la France, il nous fallut quitter cette patrie qu'on n'emporte pas, a dit un grand homme, à la semelle de ses souliers, alors que quelques coeurs navrés s'abandonnaient au désespoir, quelle joie d'avoir à nos côtés le maître, de le sentir à la fois notre compagnon et le chef de notre phalange!
Dans l'obscurité profonde qui nous enveloppait, il brillait comme un phare. Il était le soleil où nous nous réchauffions. Par lui, on se sentait éclairé, guidé, protégé! Protégé, semblait-il, contre tous les périls, mais protégé certainement contre le plus grand de tous, contre les odieuses calomnies, contre les infamies qu'à flots on déversait sur nous. Ne nous suffisait-il pas, en effet, pour nous laver, de pouvoir affirmer, de dire: «Nous sommes du parti de Victor Hugo; nous sommes ses complices; nous sommes ses amis!»
Oui, tu nous protégeas et tu nous vengeas, maître! Et en nous protégeant, tu protégeais, tu vengeais, tu sauvais, plus grands, plus précieux que nous, ces proscrits de tous les temps funestes, le droit, la liberté, dont nous n'étions que les soldats.
Quelle ivresse parmi nous et pour toutes les âmes où vivait encore leur amour, quand de sa plume, formidable Euménide, sortit et traversa, comme un éclair, le monde, cette histoire de Napoléon le Petit, écrite avec le burin de Tacite; lorsque, plus tard, semblables aux anathèmes antiques, le suivaient les Châtiments, cette coulée poétique colossale, épique, grandiose parfois, on l'a dit, grimaçante comme une charge de Callot, où se mêlaient dans une alliance sublime le terrible et le grotesque, la poignante ironie et l'inépuisable colère.
Ah! ces oeuvres sublimes, filles de la vertu indignée, de la justice implacable, et ces discours passionnés, prononcés sur la tombe de chacun des martyrs du Deux-Décembre, et ces Misérables, et cette Légende des Siècles, revendication solennelle et plus large encore au profit de toutes les misères, contre toutes les tyrannies de tous les pays, de tous les temps, nous les réclamons comme nôtres, nous compagnons de l'exil de Hugo, solidaires de ses indignations, victimes des persécutions qui le frappaient!
Elles ont été faites, en même temps que de son génie, du spectacle de nos souffrances, de celles de nos proches, de la vue de notre sang, voire du grondement de nos indignations.
Écrivains illustres de notre pays, vaillants des grandes batailles littéraires du maître, mettez dans votre lot toutes les autres sorties de sa plume, mais ne nous disputez pas celles-là, n'y touchez pas, elles sont dans le nôtre, encore une fois, elles nous appartiennent, et ce sont les plus belles!….
Quel réconfort nous y avons trouvé! Et quel sentiment du devoir dans l'exemple de ce stoïque. Résigné à la solitude, renonçant à cette cour d'esprits d'élite, que faisait autour de lui, dans son pays, tout ce qu'avaient la France et l'Europe de plus illustre, seul sur son roc, au milieu de l'océan, impassible et inflexible, attendant que l'heure de la justice et de la réparation vint.
Ce roc, comme celui de Sainte-Hélène, il était chaque jour battu par le flot monotone, attristé par le mugissement de la vague tempétueuse; mais tandis que, de là où vécut ses derniers jours et mourut un tyran, ne vinrent que des souvenirs sinistres d'iniquité, de sang partout répandu, l'écho de rancunes furieuses et d'impuissantes colères,—de Hauteville-House partaient, pour courir à travers le monde, de nobles appels à la révolte contre l'oppression, de hautes leçons de sagesse, des paroles d'espérance, avec les plus nobles conseils, les plus généreux exemples!
Nous en retrouvons le reflet et l'écho dans le discours superbe que, sur la tombe d'un autre grand homme dont le nom est lié au sien et par le malheur et par la grandeur du génie, Edgar Quinet, Hugo prononçait il y a quelques années.
Pour faire dignement l'oraison funèbre de Hugo il eût fallu Hugo lui-même. C'est lui, qui en célébrant la gloire d'un de ses pairs, nous dira quelle fut sa propre gloire.
«Il ne suffit pas, disait-il en 1876 au cimetière Montparnasse, de faire une oeuvre, il faut en faire la preuve. L'oeuvre est faite par l'écrivain, la preuve est faite par l'homme. La preuve d'une oeuvre, c'est la souffrance acceptée.»
Comme il l'acceptait, lui! Comme il s'offrait à elle en holocauste avec ardeur, et comme il la faisait accepter à tous qui, en le voyant invincible, invulnérable presque à la douleur, ne songeaient plus à se plaindre, oubliant même quils souffraient!
Par sa sympathie, il les consolait. Par ses encouragements, il les élevait au dessus d'eux-mêmes.
Qui ne se fut senti fier et presque heureux d'être proscrit quand, des hauteurs d'où il planait, il laissait tomber ces paroles que nous retrouvons plus tard encore sur ses lèvres devant la tombe glorieuse dont je parlais tout à l'heure: «Il y a de l'élection dans la proscription. Être proscrit, c'est être choisi par le crime pour représenter le droit. Le crime se connaît en vertus. Le proscrit est l'élu du maudit.
«Il semble que le maudit lui dise: sois mon contraire.»
Qui eût voulu sortir du bataillon ainsi sanctifié? Qui aurait pu songer à être infidèle à l'infortune et à l'exil, quand, parlant des exilés, il disait dans un de ses vers immortels, gravé aujourd'hui dans toutes les mémoires, que, «s'il n'en restait qu'un, il serait celui-là.»
Pour les faibles, pour les découragés, il affirmait pourtant la victoire future et sûrement prochaine, avec la certitude, avec l'autorité du vates, du poète prophète.
Elle vint, o proscrits! au milieu de quelles douleurs et de quels désastres, hélas! Nous nous en souvenons, sans pouvoir l'oublier! Et pourtant, au milieu de ces désastres, quand, sous le coup de ses angoisses, Paris apprit le retour de son poète, de son orateur, de son vaillant, tout entier il se leva, joyeux une heure, pour le recevoir. Il lui fit fête dans le deuil, tant il lui semblait qu'en franchissant nos murs Victor Hugo y conduisait avec lui la force invincible et la victoire assurée.
Avec la même unanimité, pénétré d'une émotion plus forte encore, Paris pleure aujourd'hui. Sur quoi? sur la fin de cette existence qu'avec admiration nous avons vue se dérouler? sur le sort de celui qui mourut plein de jours et comblé de gloire? Non; ne le croyez pas! Mais sur lui-même, sur le monde à jamais privé de cette grande lumière.
Quand de telles morts viennent nous attrister, ce n'est pas en effet la tombe qui semble noire. De ses profondeurs un rayonnement jaillit qui l'illumine. C'est nous tous, ce sont les vivants qui comme enveloppés dans un crêpe de deuil se sentent dans les ténèbres. Nous pleurons comme pleure l'orphelin, qui, éperdu, verse moins des larmes sur sa mère que sur l'appui tutélaire, sur la protection sans égale qui vient à lui manquer.
Lui, le Maître, jusqu'au dernier instant, jusqu'à son dernier souffle, il souriait à la mort; mieux encore, se sentant immortel, il n'y pouvait pas croire. Il voyait au delà la continuation de sa puissante vitalité, devenue plus puissante encore.
Ici bas, à l'heure où se fermaient ses yeux, il pressentait sans doute, avec l'amour de tout ce grand peuple entourant son cercueil, ce temple devant lequel nous sommes, trop longtemps ravi au culte des grands hommes, à celui de la patrie, reconquis par lui, s'ouvrant à deux battants pour le recevoir, sans souci des quelques clameurs vaines qui essayaient de troubler le triomphe, sans souci des accusations inouïes de profanation, comme si le contact du génie pouvait jamais profaner!
En d'autre temps, parlant de cet autre édifice où d'autres honneurs viennent de lui être rendus tout à l'heure, de la grandeur que donne à la pierre le temps écoulé, de la majesté que lui prête l'usure des ans, il avait dit:
La vieillesse couronne et la ruine achève,
Il faut à l'édifice un passé dont on rêve.
Ce qui est vrai de la pierre, l'est des hommes, chers concitoyens. Nul n'eut rêvé, pour couronner une si admirable vie, une aussi glorieuse vieillesse. La mort vient de les compléter. Pour Victor Hugo le passé a commencé tout à l'heure et, dans le rêve, nous pouvons le voir entouré de Barbès, dont il prolongea la vie, de Ledru-Rollin dont la mâle éloquence ne put qu'égaler celle du grand poète, d'Edgar Quinet, du grand Edgar Quinet, cet autre génie qu'on peut célébrer, sans qu'il pâlisse, à côté de celui du maître, et de Louis Blanc, qu'il aimait d'une tendresse fraternelle et qui le payait d'un retour presque filial. Pléiade illustre qui tressaille de joie en se sentant complète.
Nous seuls sommes en deuil. Élevons-nous à la hauteur de toutes ces âmes héroïques, de celle qui vient de se séparer de nous. Déchirons nos crêpes. Cessons de pleurer sur la mort devant l'immortalité. Ce que nous devons au Maître, ce ne sont pas des larmes, c'est le souvenir intime de ses oeuvres, de ses exemples, germe fécond de nouveaux dévouements, de nouvelles grandeurs, de nouvelles gloires pour le monde.
DISCOURS DE M. GUILLAUME
AU NOM DE LA SOCIÉTÉ DES ARTISTES FRANÇAIS.
Messieurs,
Le grand poète dont nous portons le deuil fut un artiste incomparable: les artistes français ne pouvaient manquer de s'associer à l'hommage solennel qui lui est rendu. Eux aussi se font gloire d'appartenir à la famille intellectuelle de Victor Hugo; car, si ce vaste génie a résumé les pensées et les aspirations de son temps, s'il a évoqué les siècles passés et jeté sur l'avenir un regard prophétique, en même temps il a donné, dans son oeuvre, une idée frappante de tous les arts. En lui l'Art est intimement uni à la Poésie.
Il y a, en effet, entre ces deux modes de l'inspiration, une étroite affinité. Féconde en images expressives, la poésie crée dans le champ de l'imagination des représentations pleines de vie. Sans doute elle ne façonne point les matériaux qui assurent aux idées une forme sensible; chez elle c'est l'esprit seul qui s'adresse à l'esprit. Mais elle est capable de donner aux objets qu'elle fait naître un caractère de détermination qui les égale à des images peintes ou sculptées. Alors ces objets nous apparaissent avec une sorte de réalité. On croit les voir et ils restent sous le regard intérieur comme s'ils existaient en dehors de nous.
Victor Hugo, entre tous les poètes et à l'égal des plus grands, a eu le rare privilège de susciter les illusions plastiques. Que d'exemples n'a-t-il pas donnés de ce pouvoir prestigieux! N'avait-il pas en lui le génie d'un grand architecte et d'un voyant alors que, dans les Orientales, il a décrit les villes maudites que le feu du ciel va dévorer? L'archéologie n'a rien à reprendre à cette création qui devança de beaucoup les découvertes de la science. Hugo avait la divination du poète. Dès ses débuts n'avait-il pas évoqué le moyen âge dans les Odes et Ballades, comme il le fit plus tard dans Notre-Dame de Paris? Admirateur passionné et juste de notre architecture nationale, il l'a relevée dans l'opinion et a préparé l'action des services publics destinés à la protéger.
Quel sculpteur a taillé, a ciselé avec plus d'énergie et de précision l'image des héros et des dieux, la figure des nations, l'effigie des hommes? Quelques mots, et c'est assez pour rendre visible tel phénomène de la forme que plusieurs ouvrages du ciseau suffiraient à peine à faire comprendre. Qui ne se rappelle les trois vers dans lesquels il a représenté l'évolution du masque de Napoléon. Exacte observation, vérité historique, sentiment de l'art, tout s'y trouve réuni. Les possibilités de la statuaire y sont atteintes et dépassées. Combien d'autres images sont sorties de sa pensée, les unes comme détachées d'un bloc de granit, les autres comme jetées en bronze, et cela dans une strophe qui étonne l'esprit et, pour ainsi dire, le regard.
Est-ce la variété, est-ce la richesse des formes et du coloris qui font défaut à ce peintre sans égal? Ceux qui ont lu dans la Légende des Siècles, la pièce intitulée le Satyre, ne sont-ils pas restés, en quittant le livre, comme éblouis et enivrés de couleur et de lumière? Et puis, cette étude ardente de la nature poussée jusque dans ses profondeurs, ce travail du poète qui suit les mêmes voies que la science, quel exemple et quel enseignement pour l'avenir et pour nous-mêmes!
Que dirai-je de l'harmonie qui déborde de ses poèmes, de coupe et de mouvement si divers. Le rythme suit toujours le sentiment. Il accompagne la pensée, tantôt grave ou léger, tantôt vif ou plein de langueur; tantôt soutenu comme pour quelque symphonie de la nature; tantôt brisé comme pour un dialogue ou une plainte; tantôt solennel comme il convient à la méditation philosophique. Quelle musique que cette poésie! et combien, même sans tenir compte des mots, elle berce ou exalte l'âme qui s'abandonne au cours mélodieux de la rime et des sons!
Ah! oui, Victor Hugo est un grand artiste, un artiste complet, le plus grand du siècle. Dans son oeuvre il a reconstitué l'unité de l'art, cette unité qui n'existe que dans les antiques épopées. Il a le sentiment de toutes les activités humaines: elles vibrent en lui; il en est l'interprète ardent. Artiste, il l'est aussi le crayon à la main: ses dessins sont inimitables. Mais sa gloire, comme celle des poètes les plus sublimes, est de nous inspirer. Son oeuvre, comme l'oeuvre d'Homère et de Dante, est une école. Il en sortira des ouvrages grandioses, car l'admiration est féconde. Un vers d'Homère avait donné à Phidias l'idée du Jupiter Olympien. Nos sculpteurs pourront tirer des vers de Victor Hugo de nobles figures, dignes des matériaux les plus précieux … Je vois sur son tombeau les images des plus nobles inspirations de son génie: les statues de la Justice et de la Pitié.
Aucunes funérailles n'ont été plus magnifiques, plus imposantes, plus triomphales. Nous avons eu au milieu de nous un génie sans égal. Honneur à lui! Honneur au poète qui a donné à ses oeuvres un caractère d'universalité!
Gloire au maître souverain de l'idée et de la forme, à celui qui a identifié avec la poésie la représentation intellectuelle de tous les arts!
Les artistes français déposent sur le cercueil de Victor Hugo un laurier d'or en ce jour mémorable consacré à son apothéose.
DISCOURS DE M. DELCAMBRE
AU NOM DE L'ASSOCIATION DES ÉTUDIANTS DE PARIS.
Après les contemporains de Victor Hugo, nous venons—nous la postérité —affirmer la même admiration et le même amour. Nous venons, avec toutes les générations du siècle, pleurer celui qui fut et restera notre maître à tous. Nous n'avons pas vu grandir son génie, mais nous l'avons vu triompher, et nous avons applaudi au triomphe. Pour tous les jeunes hommes, il a été l'initiateur et le bon guide. Ceux qui vivaient loin de lui trouvaient dans ses oeuvres la parole révélatrice, ceux qui l'approchaient comprenaient combien notre époque eut raison de l'appeler le Père.
Tant de génie et de bonté méritent un long amour et une éternelle reconnaissance; c'est pourquoi nous apportons à Victor Hugo, très grand et très bon, des larmes avec des fleurs, prémices d'un culte qui ne périra pas.
DISCOURS DE M. TULLO MASSARONI
SÉNATEUR DU ROYAUME D'ITALIE.
Messieurs,
Après les voix si éloquentes que vous venez d'entendre, c'est à peine si j'ose, moi étranger, parler près de cette tombe. Si je l'ose, c'est que ma voix, quelque faible qu'elle soit, est l'écho de l'âme de tout un peuple s'associant à votre douleur.
Là où est le deuil de la France, la pensée humaine est en deuil. Et ce deuil de la pensée, ces angoisses de l'esprit assoiffé de vérité, de poésie et d'amour, et sevré tout à coup de la coupe d'or où il puisait à grands traits sa triple vie, quel peuple les ressentirait jusqu'au fond de l'âme si ce n'est le peuple italien, qui, pendant des siècles de souffrance et de lutte, n'a résisté que par l'esprit, ne s'est senti vivre que par la pensée?
Aussi, messieurs, ayant l'honneur de porter ici la parole au nom des écrivains, des artistes et des amis de l'enseignement populaire dans mon pays, puis-je sans hésitation vous affirmer que je parle au nom de mon pays même.
Victor Hugo a été de ceux auxquels les siècles parlent, et qui écoutent le lendemain germer et croître sous terre; il s'est pris corps à corps avec les iniquités et les haines du passé, et il les a terrassées; il a deviné, au milieu du bruissement des foules, les vérités de l'avenir, et, de ses bras d'athlète, il les a élevées sur le pavois.
Il avait avec cela toutes les charités et toutes les tendresses; et les petits enfants et les misérables ont pu venir à lui avant les puissants et les heureux. Jusque sur les degrés de ce temple magnifique, où la France l'associe à toutes ses gloires, je ne saurais oublier qu'il a voulu venir à son dernier repos, porté par le corbillard des pauvres, afin que la poésie du coeur rayonnât encore une fois à travers les fentes de sa bière; et je pense à Sophocle, dont le tombeau se passa de même, d'après le voeu du poète, de lauriers et de palmes, et ne connut que la rose et le lierre.
Aussi, Maître, ne t'ai-je offert qu'un rameau de lierre et deux roses; mais ces feuilles et ces fleurs ont poussé en terre de France, et, sur le seuil de l'immortalité qui s'ouvre pour toi, elles mettent les couleurs de l'Italie.
La main dans la main, tous les peuples qui se relèvent viennent s'incliner, Maître, devant ce tombeau.
DISCOURS DE M. LE MAT
AU NOM DE L'INSTITUT DE WASHINGTON.
C'est au nom de l'Institut national de Washington que j'ai l'insigne honneur d'exprimer ici la douloureuse émotion ressentie d'un bout à l'autre des États-Unis à la nouvelle de la mort de Victor Hugo, l'homme considérable dont la perte a rempli de si unanimes regrets l'âme du monde civilisé.
DISCOURS DE M. RAQUENI
AU NOM DES FRANCS-MAÇONS ITALIENS.
C'est au nom de la loge Michel-Ange de Florence, au nom de la maçonnerie italienne, que je viens adresser un dernier adieu au génie de la France, au poète de toutes les patries, de toutes les libertés, au défenseur des faibles et des opprimés de toutes les nationalités, à l'apôtre éloquent de toutes les nobles causes, au chantre du droit, de la vérité et de la justice, dont la gloire rayonnera sur la monde entier.
L'Italie tout entière porte le deuil de Victor Hugo qu'elle admirait et vénérait. Le grand malheur qui a frappé la France et l'humanité a prouvé une fois de plus que le coeur des peuples latins bat à l'unisson. Ils ont en commun les joies comme les douleurs, les sentiments, les idées, les espérances et les aspirations.
L'Italie, dans cette circonstance douloureuse, a désavoué ce qu'on
l'avait représentée, ce qu'elle n'est pas et qu'elle ne sera jamais.
Elle a montré les sentiments véritables qui l'animent à l'égard de la
France.
L'esprit de la patrie de Dante restera toujours uni à l'esprit de la patrie de Victor Hugo.
Sur ce cercueil entouré de l'admiration universelle, jurons de resserrer de plus en plus les liens de fraternité qui unissent la France à l'Italie, afin de hâter la formation du faisceau latin qui était l'idéal sublime du grand poète humanitaire. Ce sera là le plus beau monument que nous puissions élever à la mémoire glorieuse de l'auteur immortel de la Légende des Siècles.
Que le peuple français et le peuple italien, sur la tombe de leurs génies,—Victor Hugo et Garibaldi,—se retrempent à leur mission de paix, de civilisation et de liberté.
DISCOURS DE M. LEMONNIER AU NOM DE LA LIGUE DE LA PAIX.
Citoyennes et citoyens,
La Ligue internationale de la paix et de la liberté apporte à son tour sur cette tombe, avec ses pieux hommages, le témoignage de sa reconnaissance et de sa douleur.
Le 31 mai 1851, Victor Hugo prononçait à la tribune de l'Assemblée nationale, au milieu des rires de la droite, ce mot prophétique: LES ÉTATS-UNIS D'EUROPE.
Notre ligne a inscrit cette parole sur sa bannière.
En 1869, Victor Hugo est venu du fond de l'exil présider à Lausanne notre troisième congrès.
Le 14 juillet 1870, il a de ses mains planté à Hauteville le chêne des États-Unis d'Europe.
Victor Hugo aimait notre ligue, il suivait nos travaux, il nous donnait ses conseils.
La Ligue n'oubliera jamais qu'elle a été fondée et guidée par Victor
Hugo.
DISCOURS DE M. BOLAND AU NOM DE GUERNESEY.
Messieurs,
Le peuple de Guernesey nous a délégués, mon estimable ami M. Frédéric, M. Allos et moi, pour le représenter aux funérailles de l'immense génie que quinze années de séjour à Hauteville-House ont rendu cher à la population guernesiaise, et il a cru qu'il appartenait a l'un des obscurs ouvriers de l'idée qui souffrent et qui luttent sur le rocher séculaire de l'exil de dire en son nom un dernier adieu au plus illustre de ces proscrits auxquels la terre libre de Guernesey, a toujours offert un inviolable asile.
Je me sens bien au dessous de la tâche honorable qui m'est dévolue et l'émotion naturelle qui nous gagne tous, messieurs, à l'heure solennelle où l'Europe, que dis-je? l'humanité tout entière, se courbe avec douleur devant la dépouille mortelle du plus grand poète du dix-neuvième siècle, me rend impuissant à exprimer les sentiments de vénération, de respect et d'amour du peuple de Guernesey pour ce grand mort.
Permettez-moi, sans rien ôter a la France de ce qui lui appartient en propre dans la gloire de Victor Hugo, d'en réclamer une partie pour la petite île de Guernesey, épave normande au milieu de la Manche, demeurée aussi française par le coeur, les moeurs, les traditions et le langage qu'elle est politiquement attachée à l'Angleterre, dont les souverains ont respecté à travers les siècles, en dépit de toutes les suggestions contraires, son autonomie et ses franchises, sans lui imposer d'autre joug qu'une suzeraineté nominale.
A Guernesey, tout en se tenant en dehors des querelles et des compétitions locales, le Maître a attaché son nom à des labeurs charitables et humanitaires qui ne périront point avec lui. Il faisait le bien sans ostentation, s'efforçant d'arracher les humbles à la détresse et les petits enfants à cette épouvantable misère morale qui s'appelle l'ignorance.
La sainte, digne et courageuse compagne du poète, la vaillante femme qui l'a précédé dans l'éternel repos, le seconda dans son oeuvre paternelle avec un zèle qui lui acquit l'affection du peuple guernesiais, et le nom de Madame Victor Hugo sera toujours confondu dans l'archipel avec celui de son mari dans une même pensée de reconnaissance émue et de respectueuse admiration.
Lorsque l'illustre Maître dédia, au plus fort des douleurs d'un long exil, les Travailleurs de la mer à la vieille terre normande dont l'éternel honneur sera de lui avoir donné l'hospitalité, il avait le pressentiment d'une fin prochaine, et il appelait Guernesey: «Mon asile actuel, mon tombeau probable».
Le suprême arbitre de nos destinées à tous, Dieu, que ce grand esprit proclame sans cesse et dont il eut la constante et éblouissante vision, n'a pas voulu que cette prophétie se réalisât; les portes de la France se sont rouvertes pour Victor Hugo, et il est mort dans ce Paris qu'il a tant aimé et qui le lui rendait avec usure, témoin cet hommage sans précédent de la capitale du monde, cette douleur populaire, ce deuil général, qui constituent un spectacle consolant et unique et réhabiliteront aux yeux de l'étranger ce grand Paris tant calomnié et pourtant si patriotique et si jaloux de ses gloires.
Que Paris garde ta dépouille mortelle, ô Maître, Guernesey conservera précieusement ta mémoire et, longtemps après que nous ne serons plus, ses enfants se découvriront devant cette sombre demeure de Hauteville-House, que tu as immortalisée et qui deviendra le pèlerinage obligé des littérateurs et des poètes de toutes les nations.
Victor Hugo, au nom du peuple de Guernesey, je te dis adieu!
DISCOURS DE M. EM. ÉDOUARD AU NOM DE LA RÉPUBLIQUE D'HAÏTI.
Elle peut être fière, elle peut s'enorgueillir, la nation qui nous donne le majestueux spectacle que nous avons aujourd'hui sous les yeux.
Ils ont menti ceux qui, il y a quelques années, à propos de la France, après une crise terrible subie par ce pays, ont prononcé le mot de décadence; la France est bien debout!
Presque tous les peuples civilisés, librement, spontanément, ont envoyé ici des délégations. Athènes, Rome, n'ont jamais été le théâtre d'une si imposante solennité. Paris dépasse Athènes et Rome!
Je représente ici la délégation de la république d'Haïti. La république d'Haïti a le droit de parler au nom de la race noire; la race noire, par mon organe, remercie Victor Hugo de l'avoir beaucoup aimée et honorée, de l'avoir raffermie et consolée.
La race noire salue Victor Hugo et la grande nation française.
PARIS
1867
I
L'AVENIR
Au vingtième siècle, il y aura une nation extraordinaire. Cette nation sera grande, ce qui ne l'empêchera pas d'être libre. Elle sera illustre, riche, pensante, pacifique, cordiale au reste de l'humanité. Elle aura la gravité douce d'une aînée. Elle s'étonnera de la gloire des projectiles coniques, et elle aura quelque peine à faire la différence entre un général d'armée et un boucher; la pourpre de l'un ne lui semblera pas très distincte du rouge de l'autre. Une bataille entre italiens et allemands, entre anglais et russes, entre prussiens et français, lui apparaîtra comme nous apparaît une bataille entre picards et bourguignons. Elle considérera le gaspillage du sang humain comme inutile. Elle n'éprouvera que médiocrement l'admiration d'un gros chiffre d'hommes tués. Le haussement d'épaules que nous avons devant l'inquisition, elle l'aura devant la guerre. Elle regardera le champ de bataille de Sadowa de l'air dont nous regarderions le quemadero de Séville. Elle trouvera bête cette oscillation de la victoire aboutissant invariablement à de funèbres remises en équilibre, et Austerlitz toujours soldé par Waterloo. Elle aura pour «l'autorité» à peu près le respect que nous avons pour l'orthodoxie; un procès de presse lui semblera ce que nous semblerait un procès d'hérésie; elle admettra la vindicte contre les écrivains juste comme nous admettons la vindicte contre les astronomes, et, sans rapprocher autrement Béranger de Galilée, elle ne comprendra pas plus Béranger en cellule que Galilée en prison. E pur si muove, loin d'être sa peur, sera sa joie. Elle aura la suprême justice de la bonté. Elle sera pudique et indignée devant les barbaries. La vision d'un échafaud dressé lui fera affront. Chez cette nation, la pénalité fondra et décroîtra dans l'instruction grandissante comme la glace au soleil levant. La circulation sera préférée à la stagnation. On ne s'empêchera plus de passer. Aux fleuves frontières succéderont les fleuves artères. Couper un pont sera aussi impossible que couper une tête. La poudre à canon sera poudre à forage; le salpêtre, qui a pour utilité actuelle de percer les poitrines, aura pour fonction de percer les montagnes. Les avantages de la balle cylindrique sur la balle ronde, du silex sur la mèche, de la capsule sur le silex, et de la bascule sur la capsule, seront méconnus. On sera froid pour les merveilleuses couleuvrines de treize pieds de long, en fonte frettée, pouvant tirer, au choix des personnes, le boulet creux et le boulet plein. On sera ingrat pour Chassepot dépassant Dreyse et pour Bonnin dépassant Chassepot. Qu'au dix-neuvième siècle, le continent, pour l'avantage de détruire une bourgade, Sébastopol, ait sacrifié la population d'une capitale, sept cent quatrevingt-cinq mille hommes [1] cela semblera glorieux, mais singulier. Cette nation estimera un tunnel sous les Alpes plus que la gargousse Armstrong. Elle poussera l'ignorance au point de ne pas savoir qu'on fabriquait en 1866 un canon pesant vingt-trois tonnes appelé Bigwill. D'autres beautés et magnificences du temps présent seront perdues; par exemple, chez ces gens-là, on ne verra plus de ces budgets, tels que celui de la France actuelle, lequel fait tous les ans une pyramide d'or de dix pieds carrés de base et de trente pieds de haut. Une pauvre petite île comme Jersey y regardera à deux fois avant de se passer, comme elle l'a fait le 6 août 1866, la fantaisie d'un pendu [2] dont le gibet coûte deux mille huit cents francs. On n'aura pas de ces dépenses de luxe. Cette nation aura pour législation un fac-simile, le plus ressemblant possible, du droit naturel. Sous l'influence de cette nation motrice, les incommensurables friches d'Amérique, d'Asie, d'Afrique et d'Australie seront offertes aux émigrations civilisantes; les huit cent mille boeufs, annuellement brûlés pour les peaux dans l'Amérique du Sud, seront mangés; elle fera ce raisonnement que, s'il y a des boeufs d'un côté de l'Atlantique, il y a des bouches qui ont faim de l'autre côté. Sous son impulsion, la longue traînée des misérables envahira magnifiquement les grasses et riches solitudes inconnues; on ira aux Californies ou aux Tasmanies, non pour l'or, trompe-l'oeil et grossier appât d'aujourd'hui, mais pour la terre; les meurt-de-faim et les va-nu-pieds, ces frères douloureux et vénérables de nos splendeurs myopes et de nos prospérités égoïstes, auront, en dépit de Malthus, leur table servie sous le même soleil; l'humanité essaimera hors de la cité-mère, devenue étroite, et couvrira de ses ruches les continents; les solutions probables des problèmes qui mûrissent, la locomotion aérienne pondérée et dirigée, le ciel peuplé d'air-navires, aideront à ces dispersions fécondes et verseront de toutes parts la vie sur ce vaste fourmillement des travailleurs; le globe sera la maison de l'homme, et rien n'en sera perdu; le Corrientes, par exemple, ce gigantesque appareil hydraulique naturel, ce réseau veineux de rivières et de fleuves, cette prodigieuse canalisation toute faite, traversée aujourd'hui par la nage des bisons et charriant des arbres morts, portera et nourrira cent villes; quiconque voudra aura sur un sol vierge un toit, un champ, un bien-être, une richesse, à la seule condition d'élargir à toute la terre l'idée patrie; et de se considérer comme citoyen et laboureur du monde; de sorte que la propriété, ce grand droit humain, cette suprême liberté, cette maîtrise de l'esprit sur la matière, cette souveraineté de l'homme interdite à la bête, loin d'être supprimée, sera démocratisée et universalisée. Il n'y aura plus de ligatures; ni péages aux ponts, ni octrois aux villes, ni douanes aux états, ni isthmes aux océans, ni préjugés aux âmes. Les initiatives en éveil et en quête feront le même bruit d'ailes que les abeilles. La nation centrale d'où ce mouvement rayonnera sur tous les continents sera parmi les autres sociétés ce qu'est la ferme modèle parmi les métairies. Elle sera plus que nation, elle sera civilisation; elle sera mieux que civilisation, elle sera famille. Unité de langue, unité de monnaie, unité de mètre, unité de méridien, unité de code; la circulation fiduciaire à son haut degré; le papier-monnaie à coupon faisant un rentier de quiconque a vingt francs dans son gousset; une incalculable plus-value résultant de l'abolition des parasitismes; plus d'oisiveté l'arme au bras; la gigantesque dépense des guérites supprimée; les quatre milliards que coûtent annuellement les armées permanentes laissés dans la poche des citoyens; les quatre millions de jeunes travailleurs qu'annule honorablement l'uniforme restitués au commerce, à l'agriculture et à l'industrie; partout le fer disparu sous la forme glaive et chaîne et reforgé sous la forme charrue; la paix, déesse à huit mamelles, majestueusement assise au milieu des hommes; aucune exploitation, ni des petits par les gros, ni des gros par les petits, et partout la dignité de l'utilité de chacun sentie par tous; l'idée de domesticité purgée de l'idée de servitude; l'égalité sortant toute construite de l'instruction gratuite et obligatoire; l'égout remplacé par le drainage; le châtiment remplacé par l'enseignement; la prison transfigurée en école; l'ignorance, qui est la suprême indigence, abolie; l'homme qui ne sait pas lire aussi rare que l'aveugle-né; le jus contra legem compris; la politique résorbée par la science; la simplification des antagonismes produisant la simplification des événements eux-mêmes; le côté factice des faits s'éliminant; pour loi, l'incontestable, pour unique sénat, l'institut. Le gouvernement restreint à cette vigilance considérable, la voirie, laquelle a deux nécessités, circulation et sécurité. L'état n'intervenant jamais que pour offrir gratuitement le patron et l'épure. Concurrence absolue des à peu près en présence du type, marquant l'étiage du progrès. Nulle part l'entrave, partout la norme. Le collège normal, l'atelier normal, l'entrepôt normal, la boutique normale, la ferme normale, le théâtre normal, la publicité normale, et à côté la liberté. La liberté du coeur humain respectée au même titre que la liberté de l'esprit humain, aimer étant aussi sacré que penser. Une vaste marche en avant de la foule Idée conduite par l'esprit Légion. La circulation décuplée ayant pour résultat la production et la consommation centuplées; la multiplication des pains, de miracle, devenue réalité; les cours d'eau endigués, ce qui empêchera les inondations, et empoissonnés, ce qui produira la vie à bas prix; l'industrie engendrant l'industrie, les bras appelant les bras, l'oeuvre faite se ramifiant en innombrables oeuvres à faire, un perpétuel recommencement sorti d'un perpétuel achèvement, et, en tout lieu, à toute heure, sous la hache féconde du progrès, l'admirable renaissance des têtes de l'hydre sainte du travail. Pour guerre l'émulation. L'émeute des intelligences vers l'aurore. L'impatience du bien gourmandant les lenteurs et les timidités. Toute autre colère disparue. Un peuple fouillant les flancs de la nuit et opérant, au profit du genre humain, une immense extraction de clarté. Voilà quelle sera cette nation.
Cette nation aura pour capitale Paris, et ne s'appellera point la
France; elle s'appellera l'Europe.
Elle s'appellera l'Europe au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s'appellera l'Humanité.
L'Humanité, nation définitive, est dès à présent entrevue par les penseurs, ces contemplateurs des pénombres; mais ce à quoi assiste le dix-neuvième siècle, c'est à la formation de l'Europe.
Vision majestueuse. Il y a dans l'embryogénie des peuples, comme dans celle des êtres, une heure sublime de transparence. Le mystère consent à se laisser regarder. Au moment où nous sommes, une gestation auguste est visible dans les flancs de la civilisation. L'Europe, une, y germe. Un peuple, qui sera la France sublimée, est en train d'éclore. L'ovaire profond du progrès fécondé porte, sous cette forme dès à présent distincte, l'avenir. Cette nation qui sera palpite dans l'Europe actuelle comme l'être ailé dans la larve reptile. Au prochain siècle, elle déploiera ses deux ailes, faites, l'une de liberté, l'autre de volonté.
Le continent fraternel, tel est l'avenir. Qu'on en prenne son parti, cet immense bonheur est inévitable.
Avant d'avoir son peuple, l'Europe a sa ville. De ce peuple qui n'existe pas encore, la capitale existe déjà. Cela semble un prodige, c'est une loi. Le foetus des nations se comporte comme le foetus de l'homme, et la mystérieuse construction de l'embryon, à la fois végétation et vie, commence toujours par la tête.
Notes
[1]: Morts à la suite Années. Tués. de blessures Total. ou de maladies. Armée française 1854-1856 10,240 85,375 95,615 —— anglaise 1854-1856 2,755 19,427 22,182 —— piémontaise 1855-1856 12 2,182 2,194 —— turque 1853-1856 10,000 25,000 35,000 —— russe 1853-1856 30,000 600,000 630,000 ———— ————- ————- 53,007 731,984 784,991.
[2]: Bradley. On croit en ce moment s'apercevoir qu'il était innocent.
II
LE PASSÉ
I
Il y a des points du globe, des bassins de vallées, des versants de collines, des confluents de fleuves qui ont une fonction. Ils se combinent pour créer un peuple. Dans telle solitude, il existe une attraction. Le premier pionnier venu s'y arrête. Une cabane suffît quelquefois pour déposer la larve d'une ville.
Le penseur constate des endroits de ponte mystérieuse. De cet oeuf sortira une barbarie, de cet autre une humanité. Ici Carthage, là Jérusalem. Il y a les villes-monstres de même qu'il y a les villes-prodiges.
Carthage naît de la mer, Jérusalem de la montagne. Quelquefois le paysage est grand, quelquefois il est nul. Ce n'est pas une raison d'avortement.
Voyez cette campagne. Comment la qualifierez-vous? Quelconque. Çà et là des broussailles. Faites attention. La chrysalide d'une ville est dans ces broussailles.
Cette cité en germe, le climat la couve. La plaine est mère, la rivière est nourrice. Cela est viable, cela pousse, cela grandit. A une certaine heure, c'est Paris.
Le genre humain vient là se concentrer. Le tourbillon des siècles s'y creuse. L'histoire s'y dépose sur l'histoire. Le passé s'y approfondit, lugubre.
C'est là Paris, et l'on médite. Comment s'est formé ce chef-lieu suprême?
Cette ville a un inconvénient. A qui la possède elle donne le monde.
Si c'est par un crime qu'on l'a, elle donne le monde à un crime.
II
Paris est une sorte de puits perdu.
Son histoire, microcosme de l'histoire générale, épouvante par moments la réflexion.
Cette histoire est, plus qu'aucune autre, spécimen et échantillon. Le fait local y a un sens universel. Cette histoire est, pas à pas, l'accentuation du progrès. Rien n'y manque de ce qui est ailleurs. Elle résume en soulignant. Tout s'y réfracte, mais tout s'y réfléchit. Tout s'y abrége et s'y exagère en même temps. Pas d'étude plus poignante.
L'histoire de Paris, si on la déblaie, comme on déblaierait Herculanum, vous force à recommencer sans cesse le travail. Elle a des couches d'alluvion, des alvéoles de syringe, des spirales de labyrinthe. Disséquer cette ruine à fond semble impossible. Une cave nettoyée met à jour une cave obstruée. Sous le rez-de-chaussée, il y a une crypte, plus bas que la crypte une caverne, plus avant que la caverne un sépulcre, au-dessous du sépulcre le gouffre. Le gouffre, c'est l'inconnu celtique. Fouiller tout est malaisé. Gilles Corrozet l'a essayé par la légende; Malingre et Pierre Bonfons par la tradition; Du Breul, Germain Brice, Sauval, Béquillet, Piganiol de La Force par l'érudition; Hurtaut et Marigny par la méthode; Jalliot par la critique; Félibien, Lobineau et Lebeuf par l'orthodoxie; Dulaure par la philosophie; chacun y a cassé son outil.
Prenez les plans de Paris à ses divers âges. Superposez-les l'un à l'autre concentriquement à Notre-Dame. Regardez le quinzième siècle dans le plan de Saint-Victor, le seizième dans le plan de tapisserie, le dix-septième dans le plan de Bullet, le dix-huitième dans les plans de Gomboust, de Roussel, de Denis Thierry, de Lagrive, de Bretez, de Verniquet, le dix-neuvième dans le plan actuel, l'effet de grossissement est terrible.
Vous croyez voir, au bout d'une lunette, l'approche grandissante d'un astre.
III
Qui regarde au fond de Paris a le vertige. Rien de plus fantasque, rien de plus tragique, rien de plus superbe. Pour César, ville vectigale; pour Julien, maison de campagne; pour Charlemagne, école, où il appelle des docteurs d'Allemagne et des chantres d'Italie, et que le pape Léon III qualifie Soror bona (Sorbonne, n'en déplaise à Robert Sorbon); pour Hugues Capet, palais de famille; pour Louis VI, port avec péage; pour Philippe-Auguste, forteresse; pour saint Louis, chapelle; pour Louis le Hutin, gibet; pour Charles V, bibliothèque; pour Louis XI, imprimerie; pour François 1er, cabaret; pour Richelieu, académie, Paris est, pour Louis XIV, le lieu des lits de justice et des chambres ardentes, et pour Bonaparte le grand carrefour de la guerre. Le commencement de Paris est contigu au déclin de Rome. La statue de marbre d'une dame latine, morte à Lutèce comme Julia Alpinula à Avenches, a dormi vingt siècles dans le vieux sol parisien; on l'a trouvée en fouillant la rue Montholon. Paris est qualifié «la ville de Jules» par Boëce, homme consulaire, qui mourut d'une corde serrée autour de sa tête par le bourreau jusqu'au jaillissement des yeux. Tibère a, pour ainsi dire, posé la première pierre de Notre-Dame; c'est lui qui avait trouvé cette place bonne pour un temple, et qui y avait érigé un autel au dieu Cerennos et au taureau Ésus. Sur la montagne Sainte-Geneviève on a adoré Mercure, dans l'île Louviers Isis, rue de la Barillerie Apollon, et là où sont les Tuileries, Caracalla. Caracalla est cet empereur qui faisait dieu son frère Geta à coups de poignard en disant: divus sit, dum non vivus. Les marchands d'eau qu'on appelait les nautes ont précédé de quinze cents ans la Samaritaine. Il y a eu une poterie étrusque rue Saint-Jean-de-Beauvais, une arène à gladiateurs rue Fossés-Saint-Victor, aux Thermes un aqueduc venant de Rungis par Arcueil, et rue Saint-Jacques une voie romaine avec embranchements sur Ivry, Grenelle, Sèvres et le mont Cétard. L'Égypte n'est pas seulement représentée à Lutèce par Isis; une tradition veut qu'on ait trouvé vivant dans une pierre d'alluvion de la Seine un crocodile dont on voyait encore au seizième siècle la momie appliquée au plafond de la grande salle du Palais de justice. Autour de saint Landry se croisait le réseau des rues romanes où circulaient les monnaies de Richiaire, roi des suèves, marquées à l'effigie d'Honorius. Le quai des Morfondus recouvre la berge de boue où s'imprimaient les pieds nus du roi de France Clotaire, lequel habitait un château de poutres cloisonnées de peaux de boeuf, dont quelques-unes, fraîches écorchées, imitaient la pourpre. Où est la rue Guénégaud, Herchinaldus, maire de Normandie, et Flaochat, maire de Bourgogne, conféraient avec Sigebert II, qui portait, clouées à son chapeau, comme un roi sauvage d'aujourd'hui, deux pièces de monnaie, un quinaire des vandales et un triens d'or des visigoths. Au chevet de Saint-Jean-le-Rond était incrustée une dalle étalant, gravé en latin, le capitulaire du sixième siècle: «Que le voleur présumé soit saisi; si c'est un noble, qu'on le juge; si c'est un vilain, qu'on le pende sur place. Loco pendatur.» Où est l'archevêché, il y a eu une pierre dressée en commémoration de la mise à mort des neuf mille familles bulgares qui avaient fui en Bavière, en 631. Dans une bruyère où est à présent la Bourse, les hérauts ont proclamé la guerre entre Louis le Gros et la maison de Coucy. Louis le Gros, qui donna asile en France à cinq papes chassés, Urbain II, Paschal II, Gélase II, Calixte II et Innocent II, venait de sortir vainqueur de sa guerre contre le baron de Montmorency et le baron de Puiset. Dans une crypte romaine qui a existé à peu près où fut bâtie la salle dite Rue de Paris au Palais de justice, on apporta de Compiègne le premier orgue connu en Europe, qui était un don de Constantin Copronyme à Pépin le Bref, et dont le bruit fit mourir une femme de saisissement. Les caborsins, nous dirions aujourd'hui les boursiers, étaient battus de verges devant le pilier des Halles Septemsunt dédié à Pythagore le musicien; ce nom Septem était justifié par six autres noms écrits au revers du pilier: Ptolémée l'astronome, Platon le théologien, Euclide le géomètre, Archimède le mécanicien, Aristote le philosophe et Nicomaque l'arithméticien. C'est à Paris que la civilisation a germé, qu'Oribase de Pergame, questeur de Constantinople, a abrégé et expliqué Galien, que se sont fondées la hanse pour les marchands, imitée en Allemagne, et la basoche pour les clercs, imitée en Angleterre, que Louis IX a bâti des églises, Sainte-Catherine entre autres, «à la prière des sergents d'armes», que l'assemblée des barons et des évêques est devenue parlement, et que Charlemagne, dans son capitulaire concernant Saint-Germain-des-Prés, a défendu aux ecclésiastiques de tuer des hommes. Célestin II y est venu à l'école sous Pierre Lombard. L'étudiant Dante Alighieri a logé rue du Fouarre. Abailard rencontrait Héloïse rue Basse-des-Ursins. Les empereurs d'Allemagne haïssaient Paris comme «tison de mauvais feu», et Othon II, ce boucher, qu'on appelait «la Pâle mort des sarrasins», Pallida mors Sarracenorum, frappait une des portes de la Cité d'un coup de lance dont elle a eu longtemps la marque. Le roi d'Angleterre, autre ennemi, a campé à Vaugirard.
IV
Paris a grandi entre la guerre et la disette. Charles le Chauve donnait aux normands, qui avaient brûlé les églises de Sainte-Geneviève et de Saint-Pierre et la moitié de la Cité, sept mille livres d'argent pour racheter le reste. Paris a été le radeau de la Méduse: la famine y a agonisé; en 975, on y tirait au sort à qui serait mangé. L'abbé de Saint-Germain-des-Prés et l'abbé de Saint-Martin-des-Champs, crénelés dans leurs monastères, s'attaquaient et se combattaient dans les rues, car le droit aux guerres privées a existé jusqu'en 1257. En 1255, saint Louis établit l'inquisition en France; acclimatation vénéneuse. A partir de ce moment, persécutions sans nombre dans Paris; en 1255, contre les banquiers; en 1311, contre les béguards, les hérétiques et les lombards; en 1323, contre les franciscains et les magiciens; en 1372, contre les turlupins; puis contre les jureurs, les patérins et les réformateurs. Les révoltes donnent la réplique. Les écoliers, les jacques, les maillotins, les cabochiens, les tuchins, ébauchent cette résistance, que plus tard les prêtres copieront dans la Ligue et les princes dans la Fronde; en 1588 viendra la première barricade, et le peuple, à qui Philippe-Auguste a donné ce dallage de grès nommé le pavé de Paris, apprendra la manière de s'en servir. Avec les révoltes se multiplient les supplices; et, honneur des lettres et de la science, à travers ce pêle-mêle de charniers, de piloris et de potences, germent et croissent les collèges, Lisieux, Bourgogne, les Écossais, Marmoutier, Chancer, Hubant, l'Ave-Maria, Mignon, Autun, Cambrai, maître Clément, cardinal Lemoine, de Thou, Reims, Coquerel, de la Marche, Séez, le Mans, Boissy, la Merci, Clermont, les Grassins, d'où sortira Boileau, Louis-le-Grand, d'où sortira Voltaire; et, à côté des collèges, les hôpitaux, asiles terribles, espèces de cirques où les pestes dévorent les hommes. La variété de ces pestes, née de la variété des pourritures, est inouïe; c'est le feu sacré, c'est la florentine, c'est le mal des ardents, c'est le mal des enfers, c'est la fièvre noire; elles font des fous; elles gagnent jusqu'aux rois, et Charles VI tombe en «chaude maladie». Les impôts étaient si excessifs qu'on tâchait de devenir lépreux pour n'en point payer. De là le synonyme de ladre et d'avare. Entrez dans cette légende, descendez-y, errez-y. Tout dans cette ville, si longtemps en mal de révolution, a un sens. La première maison venue en sait long. Le sous-sol de Paris est un receleur; il cache l'histoire. Si les ruisseaux des rues entraient en aveu, que de choses ils diraient! Faites fouiller le tas d'ordures des siècles par le chiffonnier Chodruc-Duclos au coin de la borne de Ravaillac! Si trouble et si épaisse que soit l'histoire, elle a des transparences, regardez-y. Tout ce qui est mort comme fait, est vivant comme enseignement. Et, surtout, ne triez pas. Contemplez au hasard.
Sous le Paris actuel, l'ancien Paris est distinct, comme le vieux texte dans les interlignes du nouveau. Otez de la pointe de la Cité la statue de Henri IV, et vous apercevrez le bûcher de Jacques Molay. C'est sur la place du château des Porcherons, devant l'hôtel Coq, en présence de l'oriflamme déployée par le comte de Vexin, avoué de l'abbaye de Saint-Denis, que, sur la proclamation des six évêques pairs de France, Jean Ier, immédiatement après son sacre, qui eut lieu le 24 septembre, et le supplice du comte de Guines, qui eut lieu le 24 novembre, fut surnommé «le Bon». A l'hôtel Saint-Pol, Isabeau de Bavière mangeait de l'aigrun, c'est-à-dire des oignons de Corbeil, des «eschaloignes» d'Etampes, et des gousses d'ail de Grandeluz, tout en riant avec quelque prince anglais de la paternité de son mari Charles VI sur son fils Charles VII. C'est sur le Pont au Change que fut crié, le 23 août 1553, l'édit du parlement défendant de parler si une femme grosse accoucherait d'une fille ou d'un garçon. C'est dans la salle basse du Châtelet que, sous François Ier, père des lettres, on donnait aux imprimeurs relaps la question à seize crans. C'est rue du Pas-de-la-Mule que passait presque tous les jours, en 1560, le premier président du parlement de Paris, Gilles le Maistre, monté sur une mule, suivi de sa femme dans une charrette et de sa servante sur une ânesse, allant le soir voir pendre les gens qu'il avait jugés le matin. Dans la tour de Montgomery, non loin du logis du concierge du palais, lequel avait droit à deux poules par jour et aux cendres et tisons de la cheminée du roi, était creusé, au-dessous du niveau de la Seine, ce cachot nommé la Souricière, à cause des souris qui y rongeaient vivants les prisonniers. Dans l'embranchement de rues appelé le Trahoir, parce que Brunehaut, dit-on, y fut traînée à la queue d'un cheval à l'âge de quatrevingts ans, et plus tard l'Arbre-Sec, à cause d'un arbre sec, c'est-à-dire d'une potence qui était là en permanence, au pied du gibet, à quelques pas d'un étuviste où se faisaient les plus gaies orgies nobles du seizième siècle, des bouquetières offraient des fleurs et des fruits aux passants avec ce chant:
Fleur d'aiglantier,
Verjux à faire aillie.
A la porte Saint-Honoré, le cardinal de Bourbon, qui fut une ébauche de Charles X, et le duc de Guise, se sont promenés pour la première fois avec des gardes, nouvelle qui fit subitement blanchir la moitié de la moustache du roi de Navarre. C'est en sortant de faire ses dévotions à Sainte-Marie-l'Égyptienne que Henri III tira de dessous ses petits chiens pendus à son cou dans un panier rond l'édit qu'il remit au chancelier Chiverny et qui reprenait aux bourgeois de Paris la noblesse que leur avait octroyée Charles V. C'est devant la fontaine Saint-Paul, rue Saint-Antoine, qu'aux obsèques du cardinal de Birague la cour des aides et la chambre des comptes se donnèrent des coups de poing pour la préséance. Ici a été la grand'chambre où siégeait «la magistrature française», longues barbes au seizième siècle, larges perruques au dix-septième, et ici est le guichet du Louvre par où sortaient de grand matin les mousquetaires noirs ou gris qui, de temps en temps, venaient mettre ces barbes et ces perruques à la raison. On sait qu'elles étaient parfois réfractaires. En 1644, par exemple, l'opposition du parlement alla jusqu'à consentir à la surcharge de l'emprunt, dit forcé, pour toute la France, le parlement excepté. Une certaine acceptation des voleurs et des chauves-souris a longtemps caractérisé les rues de Paris; avant Louis XI, pas de police; avant La Reynie, pas de lanternes. En 1667, la cour des miracles, ayant encore toutes ses guenilles gothiques, fait vis-à-vis aux carrousels de Louis XIV. Cette vieille terre parisienne est un gisement d'événements, de moeurs, de lois, de coutumes; tout y est minerai pour le philosophe. Venez, voyez. Cet emplacement a été le Marché aux pourceaux; là, dans une cuve de fer, au nom de ces princes qui, entre autres habiletés monétaires, inventèrent le tournois noir, et qui, au quatorzième siècle, en l'espace de cinquante ans, trouvèrent moyen de faire [Note: 1306.—1339.—1342.—1347. —1348.—1353.—1358.] sept fois de suite à la fortune publique la rognure d'une banqueroute, phénomène royal renouvelé sous Louis XV, au nom de Philippe I'er, qui déclara argent les espèces de billon, au nom de Louis VI et de Louis VII, qui contraignirent tous les français, les bourgeois de Compiègne exceptés, à prendre des sous pour des livres, au nom de Philippe le Bel, qui fabriqua ces angevins d'or douteux appelés moutons à la grande laine et moutons à la petite laine, noms qui symbolisent la tonte du peuple, au nom de Philippe de Valois, qui altéra le florin Georges, au nom du roi Jean, qui éleva des rondelles de cuir portant un clou d'argent au centre à la dignité de ducats d'or, au nom de Charles VII, doreur et argenteur de liards qu'il qualifia saluts d'or et blancs d'argent, au nom de Louis XI, qui décréta que les hardis d'un denier en valaient trois, au nom de Henri II, lequel fit des henris d'or qui étaient en plomb, pendant cinq siècles, on a bouilli vifs les faux monnayeurs.
VI
Au centre de ce qu'on appelait alors la Ville, distincte de la Cité, est la Maubuée (mauvaise fumée), lieu où l'on a rôti, dans le goudron et les fagots verts, tant de juifs, pour punir «leur anthropomance», et, dit le conseiller De l'Ancre, «les admirables cruautés dont ils ont toujours usé envers les chrétiens, leur forme de vie, leur synagogue déplaisante à Dieu, leur immondicité et puanteur». Un peu plus à l'écart, l'antiquaire rencontre le coin de la rue du Gros-Chenet, où l'on brûlait les sorciers en présence d'un bas-relief doré et peint, attribué à Nicolas Flamel, et représentant le météore tout en feu, gros comme une meule de moulin, qui tomba à Aegos-Potamos, la nuit où naquit Socrate, et que Diogène d'Apollonie, le législateur de l'Asie Mineure, appelle une «étoile de pierre». Puis ce carrefour Baudet, où fut criée et commandée, à son de corne ou de trompe, comme le raconte Gaguin, l'extermination des lépreux par tout le royaume, à cause d'une mixture d'herbe, de sang et «d'eau humaine», roulée dans un linge et liée à une pierre, dont ils empoisonnaient les citernes et les rivières. D'autres cris avaient lieu. Ainsi, devant le Grand-Châtelet, les six héraults d'armes de France, vêtus de velours blanc sous leurs dalmatiques fleurdelysées, et le caducée à la main, venaient, après les pestes, les guerres et les disettes, rassurer le peuple et lui annoncer que le roi daignait continuer à recevoir l'impôt. A l'extrémité nord-est, cette place, place Royale de la monarchie, place des Vosges de la république, fut l'enclos royal des Tournelles, où Philippe de Comines partageait le lit de Louis XI, ce qui dérange un peu son sévère profil d'historien; on ne se figure guère Tacite couchant avec Tibère. Philippe de Comines, qui était sénéchal de Poitiers, était aussi seigneur de Chaillot, et avait toute la Cerisaie jusqu'au fossé de l'égout de Paris, sept fiefs arriérés tenus de la Tour Carrée, plus justice moyenne et basse avec mairie et sergent. Cela, heureusement, ne l'empêche pas d'être un des ancêtres de la langue française.
VII
Il faut, en présence de cette histoire de Paris s'écrier à chaque instant comme John Howard devant d'autres misères: C'est ici que les petits faits sont grands. Quelquefois cette histoire offre un double sens; quelquefois un triple sens; quelquefois aucun. C'est alors qu'elle inquiète l'esprit. Il semble qu'elle tourne à l'ironie. Elle met en relief tantôt un crime, tantôt une sottise, parfois on ne sait quoi qui n'est ni sottise ni crime et qui pourtant fait partie de la nuit. Au milieu de ces énigmes on croit entendre derrière soi, en aparté, l'éclat de rire bas du sphinx. Partout des contrastes ou des parallélismes qui ressemblent à de la pensée dans le hasard. Au numéro 14 de la rue de Béthisy meurt Coligny et naît Sophie Arnould, et voilà brusquement rapprochés les deux aspects caractéristiques du passé, le fanatisme sanglant et la jovialité cynique. Les halles, qui ont vu naître le théâtre (sous Louis XI), voient naître Molière. L'année où meurt Turenne, madame de Maintenon éclôt; remplacement bizarre; c'est Paris qui donne à Versailles madame Scarron, reine de France, douce jusqu'à la trahison, pieuse jusqu'à la férocité, chaste jusqu'au calcul, vertueuse jusqu'au vice. Rue des Marais, Racine écrit Bajazet et Britannicus dans une chambre où, cinquante ans plus tard, la duchesse de Bouillon, empoisonnant Adrienne Lecouvreur, vient faire à son tour une tragédie. Au numéro 23 de la rue du Petit-Lion, dans un élégant hôtel de la renaissance dont il reste un pan de mur, tout à côté dé cette grosse tour à vis de Saint-Gilles où Jean sans Peur, entre le coup de poignard de la rue Barbette et le coup d'épée du pont de Montereau, causait avec son bourreau Capeluche, ont été jouées les comédies de Marivaux. Assez près l'une de l'autre s'ouvrent deux fenêtres tragiques: par celle-ci, Charles IX a fusillé les parisiens; par celle-là, on a donné de l'argent au peuple pour l'écarter de l'enterrement de Molière. Qu'est-ce que le peuple voulait à Molière mort? l'honorer? Non, l'insulter. On distribua à cette foule quelque monnaie, et les mains qui étaient venues boueuses s'en allèrent payées. O sombre rançon d'un cercueil illustre! C'est de nos jours qu'a été démolie la tourelle à la croisée de laquelle le dauphin Charles, tremblant devant Paris irrité, se coiffa du chaperon écarlate d'Étienne Marcel, trois cent trente ans avant que Louis XVI se coiffât du bonnet rouge. L'arcade Saint-Jean a vu passer un petit «Dix-août», le 10 août 1652, qui esquissa la mise en scène du grand; il y eut branle du bourdon de Notre-Dame et mousqueterie. Cela s'appelle l'émeute des têtes de papier. C'est encore en août, la canicule est anarchique, c'est le 23 août 1658, qu'eut lieu, sur le quai de la Vallée, dit autrefois le Val-Misère, la bataille des moines augustins contre les hoquetons du parlement; le clergé recevait volontiers les arrêts de la magistrature à coups de fusil; il qualifiait la justice empiétement; il s'échangea entre le couvent et les archers une grosse arquebusade, ce qui fit accourir La Fontaine, criant sur le Pont-Neuf: Je vais voir tuer des augustins. Non loin du collège Fortet, où ont siégé les Seize, est le cloître des Cordeliers, où a surgi Marat. La place Vendôme a servi à Law avant de servir à Napoléon. A l'hôtel Vendôme il y avait une petite cheminée de marbre blanc célèbre par la quantité de suppliques de forçats huguenots qu'y a jetées au feu Campistron, lequel était secrétaire général des galères, en même temps que chevalier de Saint-Jacques et commandeur de Chimène en Espagne, et marquis de Penange en Italie, dignités bien dues au poëte qui avait apitoyé la cour et la ville sur Tiridate résistant au mariage d'Érinice avec Abradate. Du lugubre quai de la Ferraille, qui a vu tant d'atrocités juridiques, et qui était aussi le quai des Racoleurs, sont sortis tous ces joyeux types militaires et populaires, Laramée, Laviolette, Vadeboncoeur, et ce Fanfan la Tulipe mis de nos jours à la scène avec tant de charme et d'éclat par Paul Meurice. Dans un galetas du Louvre est né de Théophraste Renaudot le journalisme; cette fois ce fut la souris qui accoucha d'une montagne. Dans un autre compartiment du même Louvre a prospéré l'Académie française, laquelle n'a jamais eu un quarante et unième fauteuil qu'une fois, pour Pellisson, et n'a jamais porté le deuil qu'une fois, pour Voiture. Une plaque de marbre à lettres d'or, incrustée à l'un des coins de rue du Marché-des-Innocents, a longtemps appelé l'attention des parisiens sur ces trois gloires de l'année 1685, l'ambassade de Siam, le doge de Gênes à Versailles, et la révocation de l'édit de Nantes. C'est contre le mur de l'édifice appelé Val-de-Grâce que fut jetée une hostie [Note: Champ des Capucines. Croix de la Sainte-Hostie.] à propos de laquelle on brûla vifs trois hommes. Date: 1688. Six ans plus tard, Voltaire allait naître. Il était temps.
VIII
On montrait encore, il y a quarante ans, dans la sacristie de Saint-Germain-l'Auxerrois, la chaise cramoisie, portant la date 1722, en laquelle trônait le cardinal-archevêque de Cambrai le jour où Monsieur Clignet, bailli de l'abbaye de Saint-Remi de Reims, et les sieurs de Romaine, de Sainte-Catherine et Godot, chevaliers de la Sainte-Ampoule, vinrent prendre «les ordres de son éminence au sujet du sacre de sa majesté». L'éminence était Dubois, la majesté était Louis XV. Le garde-meuble conservait une autre chaise à bras, celle du régent d'Orléans. C'est sur ce fauteuil que le régent d'Orléans était assis le jour où il parla au comte de Charolais. M. de Charolais revenait de la chasse où il avait tué quelques faisans dans les bois et un notaire dans un village. Le régent lui dit: Allez-vous-en, vous êtes prince, et je ne ferai couper la tête ni au comte de Charolais qui a tué un passant, ni au passant qui tuera le comte de Charolais. Ce mot a servi deux fois. Plus tard, on a jugé utile de l'attribuer à Louis XV promu Bien-Aimé. Rue du Battoir, le maréchal de Saxe avait son sérail qu'il menait avec lui à la guerre, ce qui faisait à la suite de l'armée trois coches pleins appelés par les hulans «les fourgons à femmes du maréchal». Que d'événements étranges, parfois accumulés avec cette incohérence de la réalité où vous êtes libre de puiser des réflexions! Dans la même semaine, une femme, madame de Chaumont, gagne, dans l'agiotage du Mississipi, cent vingt-sept millions, les quarante fauteuils de l'Académie française sont envoyés à Cambrai pour y asseoir le congrès qui a cédé Gibraltar à l'Angleterre, et la grande porte de la Bastille s'entr'ouvre à minuit, laissant voir dans la première cour l'exécution aux flambeaux d'un inconnu dont personne n'a jamais su ni le nom ni le crime. Les livres étaient traités de deux façons; le parlement les brûlait, le théologal les lacérait. On les brûlait sur le grand escalier du palais, on les lacérait rue Chanoinesse. C'est, dit-on, dans cette rue, au milieu d'un rebut de livres condamnés, que les épîtres de Pline, depuis imprimées chez Alde Manuce, furent découvertes par le moine Joconde, le faiseur de ponts de pierre que Sannazar nommait Pontifex. [Note: Hunc tu jure potes dicere Pontificem.] Quant aux grands degrés du palais, à défaut des écrivains, «qui sentaient le roussi», ils voyaient brûler les écrits. Boindin, au pied de cet escalier, disait à Lamettrie: On vous persécute, parce que vous êtes athée janséniste; moi, on me laisse tranquille, parce que j'ai le bon sens d'être athée moliniste. Il y avait, en outre, pour les livres, les sentences de Sorbonne. La Sorbonne, calotte plutôt que dôme, dominait ce chaos de collèges qui était l'Université, et que le premier Balzac, dans sa querelle avec le père Golu, a appelé le Pays latin, nom qui est resté. La Sorbonne avait, de par la scolastique, juridiction morale. La Sorbonne forçait Jean XXII à rétracter sa théorie de la vision béatifique; la Sorbonne déclarait le quinquina «écorce scélérate», sur quoi le parlement faisait au quinquina défense de guérir; la Sorbonne donnait, à propos du sac de Civitta-di-Castello, raison contre le pape Sixte IV à Antoine Campani, cet évêque «dont une paysanne accoucha sous un laurier», et à qui l'Allemagne déplut «si fort», dit son biographe, qu'à son retour en Italie, se trouvant au haut des Alpes, ce vénérable prélat ………………. [Note: Nous omettons une ligne.] et dit à l'Allemagne:«Aspice nudatas, barbara terra, nates.»
IX
La maison numéro 20, à Bercy, a appartenu à Le Prévost de Beaumont, mis vivant dans une des tombes de pierre de la tour Bertaudière pour avoir dénoncé le Pacte de famine. Tout auprès, une autre maison toute mystérieuse s'appelle la Cour des crimes. Personne ne sait ce que c'est. Devant la porte de la prévôté de Paris, où des cartouches sculptés et peints représentaient Énée, Scipion, Charlemagne, Esplandian et Bayard, qualifiés «fleurs de chevalerie et de loyauté», un huissier à verge, le 30 août 1766, cria l'édit ordonnant aux gentilshommes de n'avoir désormais au côté que des épées longues de trente-trois pouces au plus «avec la pointe en langue de carpe». Les épées de guet-apens abondaient dans Paris. Très bien portées. De là l'édit. D'autres répressions étaient nécessaires; en 1750, à l'époque où l'ameublement d'une chambre pour le dauphin au pavillon de Bellevue venait de coûter dix-huit cent mille francs, on diminua, par esprit d'économie, la ration de pain des prisonniers, ce qui les affama et les fit révolter. On tira dans le tas à travers les grilles des prisons, et l'on en tua plusieurs, entre autres, au For-l'Évêque, deux femmes. Il y avait à l'Académie française un curieux effrayant, la Condamine; il rimait des bouquets à Chloris comme Gentil-Bernard, et explorait l'océan comme Vasco de Gama. Entre un quatrain et une tempête, il allait sur les échafauds considérer de près les supplices. Une fois il assistait, sur l'estrade même du tourment, à un écartèlement. Le patient, hagard et cerclé de fer, le regardait.—Monsieur est un amateur, dit le bourreau. Telles étaient les moeurs. Ceci se passait sur la place de Grève, le jour où Louis XV y assassina Damiens.
X
Faut-il continuer? S'il était permis de se citer soi-même, celui qui écrit ces lignes dirait ici: J'en passe, et des meilleurs. Ajoutez à ce monceau douloureux la surcharge de Versailles, cette cour terrible, la maltôte, expédient des princes du dix-septième siècle, remplacée par l'agiotage, expédient des princes du dix-huitième, et ce Conti difforme écrasant de chiquenaudes le visage d'une jeune fille coupable d'être jolie, ce chevalier de Bouillon châtrant un manant pour le punir de s'appeler Lecoq, cet autre chevalier, un Rohan, bâtonnant Voltaire….—Quel précipice que ce passé! Descente lugubre! Dante y hésiterait. La vraie catacombe de Paris, c'est cela. L'histoire n'a pas de sape plus noire. Aucun dédale n'égale en horreur cette cave des vieux faits où tant de préjugés vivaces, et à cette heure encore bien portants, ont leurs racines. Ce passé n'est plus cependant, mais son cadavre est; qui creuse l'ancien Paris le rencontre. Ce mot cadavre en dit trop peu. Un pluriel serait ici nécessaire. Les erreurs et les misères mortes sont une fourmilière d'ossements. Elles emplissent ce souterrain qu'on appelle les annales de Paris. Toutes les superstitions sont là, tous les fanatismes, toutes les fables religieuses, toutes les fictions légales, toutes les antiques choses dites sacrées, règles, codes, coutumes, dogmes, et l'on distingue à perte de vue dans ces ténèbres le ricanement sinistre de toutes ces têtes de mort. Hélas! les hommes infortunés qui accumulent les exactions et les iniquités oublient ou ignorent qu'il y a un compteur. Ces tyrannies, ces lettres de cachet, ces jussions, ce Vincennes, ce donjon du Temple, où Jacques Molay a assigné le roi de France à comparaître devant Dieu, ce Montfaucon, où est pendu Enguerrand de Marigny qui l'a construit, cette Bastille où est enfermé Hugues Aubriot qui l'a bâtie, ces cachots copiant les puits, et ces «calottes» copiant les plombs de Venise, cette promiscuité de tours, les unes pour la prière, les autres pour la prison, cette dispersion de glas et de tocsins faite par toutes ces cloches pendant douze cents ans, ces gibets, ces estrapades, ces voluptés, cette Diane toute nue au Louvre, ces chambres tortionnaires, ces harangues des magistrats à genoux, ces idolâtries de l'étiquette, connexes aux raffinements de supplices, ces doctrines que tout est au roi, ces sottises, ces hontes, ces bassesses, ces mutilations de toutes les virilités, ces confiscations, ces persécutions, ces forfaits, se sont silencieusement additionnés de siècle en siècle, et il s'est trouvé un jour que toute cette ombre avait un total: 1789.
III
SUPRÉMATIE DE PARIS
I
1789. Depuis un siècle bientôt, ce nombre est la préoccupation du genre humain. Tout le phénomène moderne y est contenu.
Ces dates-là sont des chiffres exigibles.
Payez.
Et ne soyez pas de mauvaise foi avec ces chiffres impérieux. Éludés, ils grossissent; et tout à coup, au lieu de 89, le débiteur trouve 93.
Pourquoi tout à l'heure avons-nous rappelé ces faits, puisés au hasard dans le saisissant pêle-mêle du souvenir, tous ces faits, et tant d'autres? Parce qu'ils expliquent.
Ils ont une source, le despotisme, et ils ont une embouchure, la démocratie.
Sans eux, et sans leur résultat, 89, la suprématie de Paris est une énigme. Réfléchissez, en effet. Rome a plus de majesté, Trèves a plus d'ancienneté, Venise a plus de beauté, Naples a plus de grâce, Londres a plus de richesse. Qu'a donc Paris? La révolution.
Paris est la ville-pivot sur laquelle, à un jour donné, l'histoire a tourné.
Palerme a l'Etna, Paris a la pensée. Constantinople est plus près du soleil, Paris est plus près de la civilisation. Athènes a bâti le Parthénon, mais Paris a démoli la Bastille.
George Sand parle magnifiquement quelque part des vies antérieures. Ces existences préparatoires, sortes de dépouillements successifs de la destinée, les villes les ont comme les hommes. Paris druidique, Paris romain, Paris carlovingien, Paris féodal, Paris monarchique, Paris philosophe, Paris révolutionnaire, quelle ascension lente, mais quelle sublime sortie des ténèbres!
Après moi le déluge! dit le dernier sultan de la série. On sent en effet, sous ce Louis XV, qu'un certain accomplissement s'apprête, tant la petitesse de tout est formidable. Vers la fin du dix-huitième siècle, l'histoire ne peut plus être étudiée qu'au microscope. On voit un fourmillement de nains, et c'est tout; d'Aiguillon, Richelieu, Maurepas, Calonne, Vergennes, Brienne, Montmorin; brusquement une ouverture se fait dans ce qu'on pourrait nommer le mur du fond, et il apparaît des inconnus hauts de cent coudées, et voici Mirabeau, l'homme-éclair, et voici Danton, l'homme-foudre, et les événements deviennent dignes de Dieu.
Il semble que la France commence.
II
On sait ce que c'est que le point vélique d'un navire; c'est le lieu de convergence, endroit d'intersection mystérieux pour le constructeur lui-même, où se fait la somme des forces éparses dans toutes les voiles déployées. Paris est le point vélique de la civilisation. L'effort partout dispersé se concentre sur ce point unique; la pesée du vent s'y appuie. La désagrégation des initiatives divergentes dans l'infini vient s'y recomposer et y donne sa résultante. Cette résultante est une poussée profonde, parfois vers le gouffre, parfois vers les Atlantides inconnues. Le genre humain, remorqué, suit. Percevoir, pensif, ce murmure de la marche universelle, cette rumeur des tempêtes en fuite, ce bruit d'agrès, ces soufflements d'âmes en travail, ces gonflements et ces tensions de manoeuvre, cette vitesse de la bonne route faite, aucune extase ne vaut cette rêverie. Paris est sur toute la terre le lieu où l'on entend le mieux frissonner l'immense voilure invisible du progrès.
Paris travaille pour la communauté terrestre.
De là autour de Paris, chez tous les hommes, dans toutes les races, dans toutes les colonisations, dans tous les laboratoires de la pensée, de la science et de l'industrie, dans toutes les capitales, dans toutes les bourgades, un consentement universel.
Paris fait à la multitude la révélation d'elle-même.
Cette multitude que Cicéron appelle plebs, que Bessarion appelle canaglia, que Walpole appelle mob, que de Maistre appelle populace, et qui n'est pas autre chose que la matière première de la nation, à Paris elle se sent Peuple. Elle est à la fois brouillard et clarté. C'est la nébuleuse qui, condensée, sera l'étoile.
Paris est le condensateur.
III
Voulez-vous vous rendre compte de ce qu'est cette ville? Faites une chose étrange. Mettez-la aux prises avec la France. Et d'abord éclate une question. Quelle est la fille? quelle est la mère? Doute pathétique. Stupéfaction du penseur.
Ces deux géantes en viennent aux mains. De quel côté est la voie de fait impie?
Cela s'est-il jamais vu? Oui. C'est presque un fait normal. Paris s'en va seul, la France suit de force, et irritée; plus tard elle s'apaise et applaudit; c'est une des formes de notre vie nationale. Une diligence passe avec un drapeau; elle vient de Paris. Le drapeau n'est plus un drapeau, c'est une flamme, et toute la traînée de poudre humaine prend feu derrière lui.
Vouloir toujours; c'est le fait de Paris. Vous croyez qu'il dort, non, il veut. La volonté de Paris en permanence, c'est là ce dont ne se doutent pas assez les gouvernements de transition. Paris est toujours à l'état de préméditation. Il a une patience d'astre mûrissant lentement un fruit. Les nuages passent sur sa fixité. Un beau jour, c'est fait. Paris décrète un événement. La France, brusquement mise en demeure, obéit.
C'est pour cela que Paris n'a pas de conseil municipal.
Cet échange d'effluves entre Paris centre, et la France sphère, cette lutte qui ressemble à un balancement de gravitations, ces alternatives de résistance et d'adhésion, ces accès de colère de la nation contre la cité, puis ces acceptations, tout cela indique nettement que Paris, cette tête, est plus que la tête d'un peuple. Le mouvement est français, l'impulsion est parisienne. Le jour où l'histoire, devenue de nos jours si lumineuse, donnera à ce fait singulier la valeur qu'il a, on verra clairement le mode d'ébranlement universel, de quelle façon le progrès entre en matière, sous quels prétextes la réaction s'attarde, et comment la masse humaine se désagrège en avant-garde et en arrière-garde, de telle sorte que l'une est déjà à Washington, tandis que l'autre est encore à César.
Sur ce conflit séculaire, et si fécond en émulation, de la nation et de la cité, posez la révolution, voici ce que donne ce grossissement: d'un côté la Convention, de l'autre la Commune. Duel titanique.
Ne reculons pas devant les mots, la Convention incarne un fait définitif, le Peuple, et la Commune incarne un fait transitoire, la Populace. Mais ici la populace, personnage immense, a droit. Elle est la Misère, et elle a quinze siècles d'âge. Euménide vénérable. Furie auguste. Cette tête de Méduse a des vipères, mais des cheveux blancs.
La Commune a droit; la Convention a raison. C'est là ce qui est superbe. D'un côté la Populace, mais sublimée; de l'autre, le Peuple, mais transfiguré. Et ces deux animosités ont un amour, le genre humain, et ces deux chocs ont une résultante, la Fraternité. Telle est la magnificence de notre révolution.
Les révolutions ont un besoin de liberté, c'est leur but, et un besoin d'autorité, c'est leur moyen. La convulsion étant donnée, l'autorité peut aller jusqu'à la dictature et la liberté jusqu'à l'anarchie. De là un double accès despotique qui a le sombre caractère de la nécessité, un accès dictatorial et un accès anarchique. Oscillation prodigieuse.
Blâmez si vous voulez, mais vous blâmez l'élément. Ce sont des faits de statique, sur lesquels vous dépensez de la colère. La force des choses se gouverne par A+B, et les déplacements du pendule tiennent peu de compte de votre mécontentement.
Ce double accès despotique, despotisme d'assemblée, despotisme de foule, cette bataille inouïe entre le procédé à l'état d'empirisme et le résultat à l'état d'ébauche, cet antagonisme inexprimable du but et du moyen, la Convention et la Commune le représentent avec une grandeur extraordinaire. Elles font visible la philosophie de l'histoire.
La Convention de France et la Commune de Paris sont deux quantités de révolution. Ce sont deux valeurs, ce sont deux chiffres. C'est l'A plus B dont nous parlions tout à l'heure. Des chiffres ne se combattent pas, ils se multiplient. Chimiquement, ce qui lutte se combine. Révolutionnairement aussi.
Ici l'avenir se bifurque et montre ses deux têtes; il y a plus de civilisation dans la Convention et plus de révolution dans la Commune. Les violences que fait la Commune à la Convention ressemblent aux douleurs utiles de l'enfantement.
Un nouveau genre humain, c'est quelque chose. Ne marchandons pas trop qui nous donne ce résultat.
Devant l'histoire, la révolution étant un lever de lumière venu à son heure, la Convention est une forme de la nécessité, la Commune est l'autre; noires et sublimes formes vivantes debout sur l'horizon, et dans ce vertigineux crépuscule où il y a tant de clarté derrière tant de ténèbres, l'oeil hésite entre les silhouettes énormes des deux colosses.
L'un est Léviathan, l'autre est Béhémoth.
IV
Il est certain que la révolution française est un commencement. Nescio quid majus nascitur Iliade.
Remarquez ce mot: Naissance. Il correspond au mot Délivrance. Dire: la mère est délivrée, cela veut dire: l'enfant est né. Dire: la France est libre, cela veut dire l'âme humaine est majeure.
La vraie naissance, c'est la virilité.
Le 14 juillet 1789, l'heure de l'âge viril a sonné.
Qui a fait le 14 juillet?
Paris.
La grande geôle d'état parisienne symbolisait l'esclavage universel.
Paris toujours un peu tenu en prison, ç'a été de tout temps l'arrière-pensée des princes. Gêner qui nous gêne est une politique. La Bastille au centre, une muraille à la circonférence, avec cela on peut régner. Murer Paris, ce fut le rêve. Stabilité sous clôture; cette discipline imposée aux moines, on a voulu l'imposer à Paris. De là contre la croissance de cette ville mille précautions, et beaucoup de ceintures bouclées avec des tours. D'abord, la circonvallation romaine, à laquelle était adossée, près Saint-Merry, la maison de l'abbé Suger, puis le mur de Louis VII, puis le mur de Philippe-Auguste, puis le mur du roi Jean, puis le mur de Charles V, puis le mur de l'octroi de 1786, puis l'escarpe et contrescarpe d'aujourd'hui. Autour de cette ville, la monarchie a passé son temps à construire des enceintes, et la philosophie à les détruire. Comment? Par la simple irradiation de la pensée. Pas de plus irrésistible puissance. Un rayonnement est plus fort qu'une muraille.
Enfermer la ville est un expédient; l'amoindrir en serait un autre. Ceux à qui Paris fait peur y ont songé. Soutirer la vie à cette cité monstre et prodige, pourquoi pas? On a essayé. On installait volontiers les états généraux à Blois; Bourges était déclaré capitale; de temps en temps les rois envoyaient le parlement à Pontoise; Versailles a été un exutoire. De nos jours on a proposé de mettre l'école polytechnique à Orléans, l'école de droit à Rouen, l'école de médecine à Tours, l'institut ici, la cour de cassation là, etc. De cette façon, on clivait Paris; cliver un diamant, c'est le couper en petits morceaux. On avait vingt petits Paris au lieu d'un gros. Admirable moyen de convertir trente millions en trente mille francs. Demandez à un lapidaire ce qu'il pense de la décentralisation du Régent.
Le fait fatal, le fait brutal, si vous voulez, a déjoué toutes ces combinaisons.
Sous cette réserve qu'il n'y a jamais rien que d'approximatif dans l'assimilation du fait et de l'idée, l'agrandissement matériel donne, en de certains cas, la mesure de l'agrandissement moral, Paris a d'abord tenu tout entier dans l'île Notre-Dame; puis il a jeté un pont, comme le petit oiseau qui veut sortir donne un coup de bec dans l'oeuf; puis, sous Philippe-Auguste, il a eu sept cents arpents de surface, et il a émerveillé Guillaume le Breton; puis, sous Louis XI, il a eu trois quarts de lieue de tour, et il a enthousiasmé Philippe de Comines; puis, au dix-septième siècle, il a eu quatre cent treize rues, et il a ébloui Félibien. Au dix-huitième siècle, il a fait la révolution, et sonné la grande cloche d'appel, avec six cent soixante mille habitants. Aujourd'hui il en a dix-huit cent mille. C'est un plus gros bras qui peut secouer une plus grosse corde.
Le tocsin d'aujourd'hui est un tocsin pacifique. C'est la vaste sonnerie joyeuse du travail invitant toutes les nations à l'exposition du chef-d'oeuvre de chacune.
V
Quelque chose de nous est toujours penché sur nos enfants, et dans le temps futur il entre une dose du temps actuel. La civilisation traverse des phases quelconques, toujours dominées par la phase précédente. Aujourd'hui, surtout ce qui est, et sur tout ce qui sera, la révolution française est en surplomb. Pas un fait humain que ce surplomb ne modifie. On se sent pressé d'en haut, et il semble que l'avenir ait hâte et double le pas. L'imminence est une urgence; l'union continentale, en attendant l'union humaine, telle est présentement la grande imminence; menace souriante. Il semble, à voir de toutes parts se constituer les landwehrs, que ce soit le contraire qui se prépare; mais ce contraire s'évanouira. Pour qui observe du sommet de la vraie hauteur, il y a dans la nuée de l'horizon plus de rayons que de tonnerres. Tous les faits suprêmes de notre temps sont pacificateurs. La presse, la vapeur, le télégraphe électrique, l'unité métrique, le libre échange, ne sont pas autre chose que des agitateurs de l'ingrédient Nations dans le grand dissolvant Humanité. Tous les railways qui paraissent aller dans tant de directions différentes, Pétersbourg, Madrid, Naples, Berlin, Vienne, Londres, vont au même lieu, la Paix. Le jour où le premier air-navire s'envolera, la dernière tyrannie rentrera sous terre.
Le mot Fraternité n'a pas été en vain jeté dans les profondeurs, d'abord du haut du Calvaire, ensuite du haut de 89. Ce que Révolution veut, Dieu le veut. L'âme humaine étant majeure, la conscience humaine est lucide. Cette conscience est révoltée par la voie de fait dite guerre. Les guerres offensives en particulier, contenant un aveu naïf de convoitise et de brigandage, sont condamnées par l'humanité honnête du genre humain. Remettre en marche les armures n'est décidément plus possible; les panoplies sont vides, les vieux géants sont morts. Césarisme, militarisme, il y a des musées pour ces antiquités-là. L'abbé de Saint-Pierre, qui a été le fou, est maintenant le sage. Quant à nous, nous pensons comme lui; et nous nous figurons sans trop de peine que les hommes doivent finir par s'aimer. Vivre en paix, est-ce donc si absurde? On peut, ce nous semble, rêver une époque où lorsque quelqu'un dira: propreté, promptitude, exactitude, bon service, on ne songera pas tout d'abord à un canon se chargeant par la culasse, et où le fusil à aiguille cessera d'être le modèle de toutes les vertus.
VI
Insistons-y, un certain empiétement du présent sur l'avenir est nécessaire. Cette vague figuration de ce qui sera dans ce qui est, Paris l'esquisse. C'est pour la faire mieux saillir, et pour l'éclairer des deux côtés, que, tout à l'heure, en regard de l'avenir, nous avons placé le passé. Le fruit est bon à voir, mais maintenant retournez l'arbre, et montrez sa racine. Cette histoire qu'on vient de revoir, on peut en refaire et en varier le raccourci; on n'en modifiera ni le sens ni le résultat. Changer l'altitude ne change point le corps.
Qu'on interroge, non les archives de l'empire, car le mot archives de l'empire s'applique seulement aux deux périodes 1804-1814 et 1852-1867, et hors de là n'a aucun sens, qu'on interroge et qu'on remue jusqu'au fond les archives de France, et, de quelque façon que la fouille soit faite, pourvu que ce soit de bonne foi, la même histoire incorruptible en sortira.
Cette histoire, qu'on la prenne telle qu'elle est, qu'on en ait la quantité d'horreur qu'elle mérite, à la condition qu'on finisse par admirer. Le premier mot est Roi, le dernier mot est Peuple. L'admiration comme conclusion, c'est là ce qui caractérise le penseur. Il pèse, examine, compare, sonde, juge; puis, s'il est tourné vers le relatif, il admire, et, s'il est tourné vers l'absolu, il adore. Pourquoi? parce que dans le relatif il constate le progrès; parce que dans l'absolu il constate l'idéal. En présence du progrès, loi des faits, et de l'idéal, loi des intelligences, le philosophe aboutit au respect. Le coup de sifflet final est d'un idiot.
Admirons les peuples chercheurs, et aimons-les. Ils sont pareils aux Empédocles dont il reste une sandale et aux Christophe Colombe dont il reste un monde. Ils s'en vont à leurs risques et périls dans le grand travail de l'ombre. Ils ont souvent aux mains la boue du déblaiement à tâtons. Leur reprocherez-vous les déchirures de leurs habits d'ouvriers? O sombres ingrats que vous êtes!
Dans l'histoire humaine, parfois c'est un homme qui est le chercheur, parfois c'est une nation. Quand c'est une nation, le travail, au lieu de durer des heures, dure des siècles, et il attaque l'obstacle éternel par le coup de pioche continu. Cette sape des profondeurs, c'est le fait vital et permanent de l'humanité. Les chercheurs, hommes et peuples, y descendent, y plongent, s'y enfoncent, parfois y disparaissent. Une lueur les attire. Il y a un engloutissement redoutable au fond duquel on aperçoit cette nudité divine, la Vérité.
Paris n'y a point disparu.
Au contraire.
Il est sorti de 93 avec la langue de feu de l'avenir sur le front.
VII
Depuis les temps historiques, il y a toujours eu sur la terre ce qu'on nomme la Ville. Urbs résume orbis. Il faut le lieu qui pense.
Il faut l'endroit cérébral, le générateur de l'initiative, l'organe de volonté et de liberté, qui fait les actes quand le genre humain est éveillé, et, quand le genre humain dort, les rêves.
L'univers sans la ville; il y a là comme une idée de décapitation. On ne se figure pas la civilisation acéphale.
Il faut la cité dont tout le monde est citoyen.
Le genre humain a besoin d'un point de repère universel.
Pour nous en tenir à ce qui est élucidé, et sans aller chercher dans les pénombres les cités mystérieuses, Gour en Asie, Palenque en Amérique, trois villes, visibles dans la pleine clarté de l'histoire, sont d'incontestables appareils de l'esprit humain.
Jérusalem, Athènes, Rome. Les trois villes rhythmiques.
L'idéal se compose de trois rayons: le Vrai, le Beau, le Grand. De chacune de ces trois villes sort un de ces trois rayons. A elles trois, elles font toute la lumière.
Jérusalem dégage le Vrai. C'est là qu'a été dite par le martyr suprême la suprême parole: Liberté, Égalité, Fraternité. Athènes dégage le Beau. Rome dégage le Grand.
Autour de ces trois villes, l'ascension humaine a accompli son évolution. Elles ont fait leur oeuvre. Aujourd'hui de Jérusalem il reste un gibet, le Calvaire; d'Athènes, une ruine, le Parthénon; de Rome, un fantôme, l'empire romain.
Ces villes sont-elles mortes? Non. L'oeuf brisé ne représente pas la mort de l'oeuf, mais la vie de l'oiseau. Hors de ces enveloppes gisantes, Rome, Athènes, Jérusalem, plane l'idée envolée. Hors de Rome la Puissance, hors d'Athènes l'Art, hors de Jérusalem la Liberté. Le Grand, le Beau, le Vrai.
En outre elles vivent en Paris. Paris est la somme de ces trois cités. Il les amalgame dans son unité. Par un côté il ressuscite Rome, par l'autre, Athènes, par l'autre, Jérusalem. Du cri du Golgotha il a tiré les Droits de l'homme.
Ce logarithme de trois civilisations rédigées en une formule unique, cette pénétration d'Athènes dans Rome et de Jérusalem dans Athènes, cette tératologie sublime du progrès faisant effort vers l'idéal, donne ce monstre et produit ce chef-d'oeuvre: Paris.
Dans cette cité-là aussi il y a eu un crucifix. Là, et pendant dix-huit cents ans aussi,—nous avons compté les gouttes de sang tout à l'heure,—en présence du grand crucifié, Dieu, qui pour nous est l'Homme, a saigné l'autre grand crucifié, le Peuple.
Paris, lieu de la révélation révolutionnaire, est la Jérusalem humaine.
IV
FONCTION DE PARIS
I
La fonction de Paris, c'est la dispersion de l'idée. Secouer sur le monde l'inépuisable poignée des vérités, c'est là son devoir, et il le remplit. Faire son devoir est un droit.
Paris est un semeur. Où sème-t-il? dans les ténèbres. Que sème-t-il? des étincelles. Tout ce qui, dans les intelligences éparses sur cette terre, prend feu ça et là, et pétille, est le fait de Paris. Le magnifique incendie du progrès, c'est Paris qui l'attise. Il y travaille sans relâche. Il y jette ce combustible, les superstitions, les fanatismes, les haines, les sottises, les préjugés. Toute cette nuit fait de la flamme, et, grâce à Paris, chauffeur du bûcher sublime, monte et se dilate en clarté. De là le profond éclairage des esprits. Voilà trois siècles surtout que Paris triomphe dans ce lumineux épanouissement de la raison, qu'il envoie de la civilisation aux quatre vents, et qu'il prodigue la libre pensée aux hommes; au seizième siècle par Rabelais,—qu'importe la tonsure!—au dix-septième, par Molière,—qu'importe le travestissement et le masque!—au dix-huitième, par Voltaire,—qu'importe l'exil!
Rabelais, Molière et Voltaire, cette trinité de la raison, qu'on nous passe le mot, Rabelais le Père, Molière le Fils, Voltaire l'Esprit, ce triple éclat de rire, gaulois au seizième siècle, humain au dix-septième, cosmopolite au dix-huitième, c'est Paris.
Ajoutez-y Danton, pourtant.
Paris a sur la terre une influence de centre nerveux. S'il tressaille, on frissonne.
Il est responsable et insouciant. Et il complique sa grandeur par son défaut.
Il se contente trop souvent d'avoir de la joie. Joie athénienne aux yeux de l'historien, joie olympienne aux yeux du poëte.
Cette joie est souvent une faute. Quelquefois elle est une force.
Elle vient en aide à la raison.
A l'heure qu'il est, et nous ne saurions trop en prendre acte, nous, philosophes, la guerre étant dans la coulisse et prête à rentrer en scène, Paris raille la guerre. La grosse voix militaire le fait rire. Bon commencement. C'est là une gaieté de faubourien, mais Paris est surtout de son faubourg. Le caporalisme ayant cessé d'être une grandeur française et étant devenu une grandeur tudesque, Paris est à l'aise pour s'en moquer. Cette moquerie est saine. On en verra les suites. Dans les Muettes de l'Histoire, vivant et puissant livre, on lit ceci: «Un jour Henri VIII n'aima plus sa femme; de là une religion.» On pourra dire de même: «Un jour Paris n'aima plus le soldat; de là une guérison.»
Le caporalisme, c'est l'absolutisme. C'est Narvaëz. C'est Bismarck. Le despotisme est un paradoxe. L'omnipotence militaire monarchique offense le bon goût.
—Sifflons cela, dit Paris. Et il prend sa clef dans sa poche. La clef de la Bastille.
II
Paris a été trempé dans le bon sens, ce Styx qui ne laisse point passer les ombres. C'est par là que Paris est invulnérable.
Il s'engoue comme toutes les autres foules, puis, brusquement, devant les apothéoses, les tedeums, les cantates, les fanfares, il perd son sérieux.
Et voilà les apothéoses en danger.
Le roi de Prusse est grand. Il a sur sa monnaie une couronne de laurier, sur sa tête aussi. C'est à peu près un César. Il est en passe d'être empereur d'Allemagne. Mais Paris sourira. C'est terrible.
Que faire à cela?
Sans doute les uniformes du roi de Prusse sont beaux; mais vous ne pouvez pas forcer Paris à admirer la passementerie de l'étranger.
Bien des choses seraient ou voudraient être; mais le rire de Paris est un obstacle.
Des principes d'autrefois, qui étaient crénelés et armés, légitimité, grâce de Dieu, inviolabilité séculaire, etc., sont tombés devant «ce rictus», comme l'appelle Joseph de Maistre.
La tyrannie est un Jéricho dont ce rire fait crouler les tours.
Les puissances terrestres que la messe noire foudroyait, un refrain de faubourien les exécute. Être excommunié était une forme de la démolition; être chansonné en est une autre.
La gaieté de Paris est efficace, parce que, venant des entrailles du peuple, elle se rattache à des profondeurs tragiques.
C'est à Paris, désormais, nous l'avons indiqué plus haut, qu'est l'urbi et orbi. Mystérieux déplacement du pouvoir spirituel.
Au balcon du Quirinal succède cette boîte à compartiments qu'on appelle la casse d'imprimerie. De ces alvéoles sortent, ailées, les vingt-cinq lettres de l'alphabet, ces abeilles. Pour n'indiquer qu'un détail, dans une seule année, 1864, la France a exporté pour dix-huit millions deux cent trente mille francs de livres. Les sept huitièmes de ces livres, c'est Paris qui les imprime.
Les clefs de Pierre, l'allusion décourageante à la porte du ciel plutôt fermée qu'ouverte, sont remplacées par le rappel perpétuel du bien qu'ont fait aux peuples les grandes âmes, et si Saint-Pierre de Rome est un plus vaste dôme, le Panthéon est une plus haute pensée. Le Panthéon, plein de grands hommes et de héros utiles, a au-dessus de la ville le rayonnement d'un tombeau-étoile.
Ce qui complète et couronne Paris, c'est qu'il est littéraire.
Le foyer de la raison est nécessairement le foyer de l'art. Paris éclaire dans les deux sens; d'un côté la vie réelle, de l'autre la vie idéale. Pourquoi cette ville est-elle éprise du beau? Parce qu'elle est éprise du vrai. Ici apparaît dans son néant la puérile distinction entre le fond et la forme, dont une fausse école de critique a vécu pendant trente ans. Fond et forme, idée et image, sont, dans l'art complet, des identités. La vérité donne la lumière blanche; en traversant ce milieu étrange qu'on nomme le poëte, elle reste lumière et devient couleur. Une des puissances du génie, c'est qu'il est prisme. Elle reste réalité et devient imagination. La grande poésie est le spectre solaire de la raison humaine.
III
Paris n'est pas une ville; c'est un gouvernement. «Qui que tu sois, voici ton maître.» Je vous défie de porter un autre chapeau que le chapeau de Paris. Le ruban de cette femme qui passe gouverne. Dans tous les pays, la façon dont ce ruban est noué fait loi. Le boy de Blackfriars copie le gamin de la rue Grénetat. La manola de Madrid a encore aujourd'hui pour idéal la grisette. Caillé, le blanc qui a vu Tombouctou, disait avoir trouvé, dans le Bagamedri, sur la hutte d'un nègre, cette inscription: A l'instar de Paris. Paris a ses caprices, ses faux goûts, ses illusions d'optique; un moment il a mis Lafon au-dessus de Talma et Wellington au-dessus de Napoléon. Quand il se trompe, tant pis pour le bon sens universel. La boussole est affolée. Le progrès est quelques instants à tâtons.
L'autorité allant dans un sens, l'opinion allant dans l'autre; un gouvernement obscur sur un peuple lumineux; ce phénomène se voit parfois, même à Paris. Paris le traverse comme on traverse une pluie. Le lendemain il se sèche au soleil.
C'est à Paris qu'est l'enclume des renommées. Paris est le point de départ des succès. Qui n'a pas dansé, chanté, prêché, parlé devant Paris n'a pas dansé, chanté, prêché et parlé. Paris donne la palme et il la chicane. Ce distributeur de popularité a parfois des avarices. Les talents, les esprits, les génies, sont de sa compétence, et il conteste, volontiers, et le plus longtemps qu'il peut, les plus grands. Qui a été plus nié que Molière [1]? Et à ce sujet,—disons-le en passant,—que l'artiste et le poëte ne souhaitent pas trop n'être point contestés. Être discuté, c'est traverser l'épreuve. Épuiser de son vivant la contradiction est utile. Le rabais qui n'aura pas été essayé sur vous votre vie durant, vous le subirez plus tard. A la mort, les incontestés décroissent et les contestés grandissent. La postérité veut toujours retravailler à une gloire.
Paris, insistons-y, est un gouvernement. Ce gouvernement n'a ni juges, ni gendarmes, ni soldats, ni ambassadeurs; il est l'infiltration, c'est-à-dire la toute-puissance. Il tombe goutte à goutte sur le genre humain, et le creuse. En dehors de qui a la qualité officielle d'autorité, au-dessus, au-dessous, plus bas, plus haut, Paris existe, et sa façon d'exister règne. Ses livres, ses journaux, son théâtre, son industrie, son art, sa science, sa philosophie, ses routines qui font partie de sa science, ses modes qui font partie de sa philosophie, son bon et son mauvais, son bien et son mal, tout cela agite les nations et les mène. Vous empêcherez plus aisément l'invasion des sauterelles que l'invasion des modes, des moeurs, des élégances, des ironies, des enthousiasmes. Cela entre partout, et opère irrésistiblement. Toutes ces choses, qui sont Paris, sont autant de rongeurs invisibles. Dans toutes les constructions sociales et politiques actuellement solides et satisfaisantes au regard, Paris, à l'état latent, pullule, sape et mine, ménageant les surfaces qui restent intactes. Ce fourmillement des idées parisiennes, dry-rot effrayant, évide l'intérieur des pouvoirs patents, met dedans l'inconnu, et les laisse debout jusquau jour de la chute en poussière. Même dans les pays hiérarchiques, tels que la Grande-Bretagne, ou despotiques, tels que la Russie, ce travail de Paris se fait. La réforme, en Angleterre, résulte de notre suffrage universel. Et c'est bien. Le présent, si robuste qu'il semble et si hautain qu'il soit, est attaqué de cette maladie incurable, l'avenir. Tous les matins, l'humanité en s'éveillant regarde le coin de son mur. Paris y affiche son spectacle jusqu'à ce qu'il y affiche sa révolution. Que donne-t-on aujourd'hui? Scribe. Et demain? Lafayette.
Quand il est mécontent, Paris se masque. De quel masque? d'un masque de bal. Aux heures où d'autres prendraient le deuil, il déconcerte étrangement l'observateur. En fait de suaire, il met un domino. Chansons, grelots, mascarades, tous les airs penchés de l'abâtardissement, pyrrhiques excessives, musiques bizarres, la décadence jouée à s'y méprendre, des fleurs partout. Transformation gaie. Y réfléchir.
Note [1]:
Avant qu'un peu de terre obtenu par prière
Pour jamais dans la tombe eût enfermé Molière,
Mille de ses beaux traits, aujourd'hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
L'ignorance et l'erreur, à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d'oeuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l'endroit le plus beau.
Etc. (BOILEAU.)
IV
Un défunt procureur général, fort peu malveillant pour le pouvoir, s'est fâché tout rouge contre Paris. Son mécontentement contre les parisiens produisit des catilinaires contre les parisiennes. Ce magistrat, qui était, à ce qu'il paraît, de l'Académie, a prolongé ses réquisitoires jusque sur les toilettes des femmes. La mort l'a surpris prématurément, car probablement le sévère accusateur officiel, en sortant de sa colère contre le trop d'ampleur des jupes, eût passé à la seconde question, le trop de largeur des consciences; et, après s'être énergiquement indigné de beaucoup de bijoux sur une femme, il nous eût dit l'effet que lui faisaient beaucoup de serments sur un homme.
On est Caton ou on ne l'est pas.
Il existe d'autres vieillards, éloignés de Paris pour des motifs quelconques depuis quinze ou seize ans, qui vivent solitaires, qui ne voient jamais d'autres toilettes que celle de l'aurore sortant de la mer, et qui sont plus indulgents. Ils aiment ces villes où le soudain est toujours caché. D'ailleurs, dans les villes où il y a de la femme, il y a du héros. Les excès de parure ont au fond la même source que les excès de bravoure. Prenez garde, cette langueur n'est peut-être que l'attente d'une occasion. On a vu les efféminés se redresser virils. Une ville était plus vaillante que Sparte; c'était Sybaris. Supposez, par exemple, le territoire à défendre, un roulement de tambour à la frontière, et vous verrez. Quelle plus folle journée que le dix-huitième siècle? Le soir arrivé, c'est la Convention, c'est la Patrie en danger, c'est le premier venu immense, c'est Rouget de Lisle trouvant le chant dont Barra trouve l'action, c'est la France des Quatorze armées. Sur ce, comptez les défauts, et requérez contre Paris. Montrez-lui le poing. Pourquoi pas? Boerhaave, étudiant les fièvres cérébrales, s'écriait: Que de mal on peut dire du soleil!
En quatre mots, et tout net, Paris ne recule pas.
Pourtant il a ses inconséquences, parfois coupables. Ainsi, il s'est ému pour la Pologne et ne s'émeut pas pour l'Irlande; il s'est ému pour l'Italie et ne s'émeut pas pour la Roumanie, qui est Italie; il s'est ému pour la Grèce et ne s'émeut pas pour la Crète, qui est Grèce. Il y a quarante ans, Psara l'a soulevé; aujourd'hui Arcadion le laisse froid. Même héroïsme pourtant, même cause, même droit; mais autre moment. Hélas! Paris aussi a ses sommeils. Quandoque bonus dormitat. Quelquefois, cette immensité a pour occupation le néant.
Il faut l'aimer, il faut la vouloir, il faut la subir, cette ville frivole, légère, chantante, dansante, fardée, fleurie, redoutable, qui, nous l'avons dit, à qui la prend donne la puissance, que Maximilien, aïeul de Charles-Quint, aurait payée de tout son empire, que les Girondins auraient achetée de leur sang et que Henri IV eut pour une messe. Ses lendemains sont toujours bons. La folie de Paris, cuvée, est sagesse.
V
Mais, dira-t-on, le Paris immédiatement actuel, le Paris de ces quinze dernières années, ce tapage nocturne, ce Paris de mascarade et de bacchanale, auquel on applique particulièrement le mot décadence, qu'en pensez-vous? Ce que nous en pensons? nous n'y croyons pas. Ce Paris-là existe-t-il? S'il existe, il est au vrai Paris du passé et de l'avenir ce qu'est une feuille à un arbre. Moins encore. Ce qu'est une excroissance à un organisme. Jugerez-vous le chêne sur le gui? Jugerez-vous Cicéron sur le pois chiche.
Un peu d'ombre flottante ne compte pas dans un immense lever d'aurore. Nous nions la décadence, nous ne nions pas la réaction. Une réaction ressemble à une décadence; faites la différence pourtant: la décadence est incurable, la réaction n'est que momentanée. Qu'en cet instant où nous sommes la réaction sévisse, nous n'en disconvenons point. Nous constatons volontiers une réaction actuelle, aussi violente, et par conséquent aussi faible qu'on voudra, et sur tous les points, et qui se manifeste à peu près partout, contre l'ensemble du fait révolutionnaire et démocratique, contre tout le mouvement d'esprits dérivé de 89, contre toutes les idées qui ont la vie et l'avenir. Cette réaction, si vaillamment dénoncée par l'éloquence fière et forte d'Eugène Pelletan, par l'étincelante gaieté philosophique de Pierre Véron, par l'ironie pénétrante et profonde de Henri Rochefort, par Michelet, par Louis Ulbach, et par la généreuse indignation de presque tous les écrivains démocratiques, essaie de remonter tous les courants de la révolution, le courant littéraire comme le courant politique, le courant philosophique comme le courant social, le courant des idées comme le courant des faits, et prend le progrès à rebours et le siècle à contre-sens. Nous en sommes peu inquiet. Cet oïdium des intelligences est superficiel; le fond de la pensée publique n'est point touché; quel que soit l'effort rétrograde, la tendance de l'époque n'en sera en rien altérée. C'est la minute qui est malade, non le siècle.
Cela voudrait être un retour au passé, passé politique absolutiste, passé littéraire monarchique, restauration du droit divin comme principe et du goût classique comme dogme. Peine perdue. Ce contre-courant produit par un barrage disparaîtra avec le barrage. Cette réaction, dont sourient les penseurs, durera ce que durent les réactions, le temps que le reflux arrive. Or le reflux des principes est aussi éternel, aussi absolu et aussi certain que le reflux des océans. Donc passons. De bas empire point.
Le fond du siècle est grand et honnête. Disons-le, après la révolution française, aucune gangrène de peuple n'est possible. Grâce à la France pénétrante, grâce à notre idéal social infiltré à cette heure dans toutes les intelligences humaines, d'un pôle à l'autre, grâce à ce vaccin sublime, l'Amérique se guérit de l'esclavage, la Russie du servage, Rome du fanatisme, les croyances de l'absurdité, les codes de la barbarie. De chaque chose le virus ôté, voilà là révolution vue par un de ses plus grands côtés. Regardez. Constatez, sinon le fait régnant, du moins la tendance souveraine. C'est l'éducation sans la compression, l'enseignement sans le pédantisme, l'ordre sans le despotisme, la correction sans la vindicte, le moi sans l'égoïsme, la concurrence sans le combat, la liberté sans l'isolement, l'homme sans la bête, la vérité sans la glose, Dieu sans Bible. Qu'est-ce que la révolution française? un vaste assainissement. Il y avait une peste, le passé. Cette fournaise a brûlé ce miasme.
VI
Mal parler de Paris, l'injurier, le railler, le dédaigner, cela est sans inconvénient. Prendre avec les colosses un air de mépris, rien n'est plus facile. C'est même enfantin. Il y a là-dessus des rédactions toutes faites. Défiez-vous des ritournelles, c'est comme en pédagogie la comparaison des poètes vivants à Claudien, à Lucain et à Stace. Cela date de loin. Cecchi déclare que Dante n'est qu'un Stace; pour Scudery, Corneille n'est qu'un Claudien, pour Greene, Shakespeare n'est qu'un Lucain et un Gongora. Voilà Dante, Corneille et Shakespeare bien malades. Ces procédés de critique, qui ont pris place dans les cahiers d'expressions des rhétoriciens, sont vieux; mais qu'importe! ils servent encore aujourd'hui. De même Paris n'est qu'une Gomorrhe. Sodome est la variante de Joseph de Maistre.
Paris étant haï, c'est un devoir de l'aimer. Pourquoi le hait-on? parce qu'il est foyer, vie, travail, incubation, transformation, creuset, renaissance. Parce que de toutes ces choses régnantes aujourd'hui, superstition, stagnation, scepticisme, obscurité, recul, hypocrisie, mensonge, Paris est le contraire magnifique. A une époque où les syllabus décrètent l'immobilité, il fallait rendre un service au genre humain, prouver le mouvement. Paris le prouvée. Comment? en étant Paris.
Être Paris, c'est marcher.
A cette heure de réaction contre toutes les tendances du progrès, dénoncé de tous côtés, de par l'encyclique, de par le droit divin, de par le «bon goût», de par le magister dixit, de par l'ornière, de par la tradition, etc., en cette insurrection flagrante de tout le passé, passé fanatique, passé scolastique, passé autoritaire, contre ce puissant dix-neuvième siècle, fils de la révolution et père de la liberté, il est utile, il est nécessaire, il est juste de rendre témoignage à Paris. Attester Paris, c'est affirmer, en dépit de toutes les apparences évidentes acceptées du vulgaire, la continuation de la vaste évolution humaine vers la libération universelle. Au moment où nous sommes, la coalition nocturne des vieux préjugés et des vieux régimes triomphe, et croit Paris en détresse, à peu près comme les sauvages croient le soleil en danger pendant l'éclipse.
Cette affirmation de Paris, ce livre la fait.
Cette affirmation, elle est dans les pages qu'on lit en ce moment. Affirmation de la démocratie, affirmation de la paix, affirmation du siècle. Pourtant indiquons ce qui est en notre pensée le côté réservé. Une affirmation n'existe qu'à la condition d'être en même temps une négation. Donc ces pages nient quelque chose.
C'est un Oui qui dit Non.
Du reste, en écrivant ces quelques feuilles, nous n'engageons pas plus le livre [Note: Le livre Paris-Guide, publié pour l'Exposition universelle de 1867, et dont les pages de Victor Hugo étaient l'Introduction.] que nous ne sommes engagé par lui. Si quelqu'un dans ce livre est peu de chose, c'est nous. Un édifice bâti par une éblouissante légion d'esprits, voilà ce que c'est que ce livre. Si à tous les noms dont il offre la pléiade, il réunissait les autres noms lumineux qui, pour des raisons diverses, lui manquent, ce livre, ce serait Paris même. Quant à nous, ainsi que cela convient, nous sommes sur le seuil, presque dehors. Absent de la ville, absent du livre. Il existe au delà de nous, et nous sommes en deçà. Isolement humble et sévère, que nous acceptons.
V
DECLARATION DE PAIX
I
Que l'Europe soit la bienvenue.
Qu'elle entre chez elle. Qu'elle prenne possession de ce Paris qui lui appartient, et auquel elle appartient! Qu'elle ait ses aises et qu'elle respire à pleins poumons dans cette ville de tous et pour tous, qui a le privilège de faire des actes européens! c'est d'ici que sont parties toutes les hautes impulsions de l'esprit du dix-neuvième siècle; c'est ici que s'est tenu, magnifique spectacle contemporain, pendant trente-six ans de liberté, le concile des intelligences; C'est ici qu'ont été posées, débattues et résolues dans le sens de la délivrance, toutes les grandes questions de cette époque: droit de l'individu, base et point de départ du droit social, droit du travail, droit de la femme, droit de l'enfant, abolition de l'ignorance, abolition de la misère, abolition du glaive sous toutes ses formes, inviolabilité de la vie humaine.
Comme les glaciers, qui ont on ne sait, quelle chasteté grandiose, et qui, d'un mouvement insensible, mais irrésistible et inconnu, rejettent sur leur moraine les blocs erratiques, Paris a mis dehors toutes les immondices, la voirie, les abattoirs, la peine de mort. Cette pénalité, inquiétude de la conscience publique qui sent là un empiétement sur l'inconnu, Paris l'a supprimée autant qu'il était en lui. Il a compris que l'échafaud chassé, c'était, dans un temps donné, l'échafaud détruit, et il a mis la guillotine à la porte. De cette façon, il a été aussi peu complice que possible du suicide qui a eu lieu dernièrement par le moyen du bourreau, la société obéissant à la réquisition d'un enfant-monstre. [Footnote: Lemaire.] En dépit de la fiction de l'enceinte fortifiée, la Roquette, c'est dehors. On pend dans Londres, on ne pourrait guillotiner dans Paris. De même qu'il n'y a plus de Bastille, il n'y a plus de place de Grève. Si l'on essayait de redresser la guillotine devant l'hôtel de ville, les pavés se soulèveraient. Tuer dans ce milieu humain n'est plus possible. Présage décisif et certain. Le pas qui reste à faire est celui-ci: mettre hors la loi ce qui est hors la ville. Il se fera. La sagesse du législateur est de suivre le philosophe, et ce qui a son commencement dans les esprits a inévitablement sa fin dans le code. Les lois sont le prolongement des moeurs. Enregistrons les faits à mesure qu'ils se présentent. Dès à présent, quand la peine de mort opère sur une place publique de France, défense est faite à l'armée de regarder l'échafaud; les hommes de garde ne doivent point faire face au supplice, et les soldats ont ordre de tourner le dos à la loi. C'est là, à vrai dire, une exécution de la guillotine. Il faut louer l'autorité publique quelconque qui l'a voulue.
Au fond, cette autorité, c'est Paris.
Paris est un flambeau allumé. Un flambeau allumé a une volonté.
Paris, après 89, la révolution politique, a fait 1830, la révolution littéraire; remise en équilibre des deux régions, la région de l'idée appliquée et la région de l'idée pure; installation dans l'intelligence de la démocratie installée dans l'état; suppression des routines ici comme des abus là; transformation du goût français en goût européen; remplacement d'un art ayant pour souverain le public par un art ayant pour élève le peuple. Ce peuple, celui de Paris, est déjà pensif et profond. Prenez ce petit être qu'on appelle le gamin de Paris; en révolution que fait-il? il respecte le chemin de fer et démolit l'octroi; et l'instinct de cet enfant éclaire toute l'économie politique. C'est à Paris que la question des banques s'élabore, et que se centralise ce vaste et fécond mouvement coopératif qui, donnant raison aux prévisions du grand socialiste de 1848, Louis Blanc, amalgame le capitaliste à l'ouvrier, associe les industries sans gêner la liberté, proportionne le résultat à l'effort, et résout l'un par l'autre les deux problèmes du bien-être et du travail. Les préjugés et les erreurs sont des torsions qui exigent un redressement; l'appareil orthopédique, ébauché par Ramus, agrandi par Rabelais, retouché par Montaigne, rectifié par Montesquieu, perfectionné par Voltaire, complété par Diderot, achevé par la Constitution de l'an II, est à Paris. Paris tient école. École de civilisation, école de croissance, école de raison et de justice. Que les peuples viennent se tremper l'âme dans ce tourbillon de vie! que les nations viennent vénérer cet hôtel de ville d'où est sorti le suffrage universel, cet Institut, avant peu régénéré, d'où sortira l'enseignement gratuit et obligatoire, ce Louvre d'où sortira l'égalité, ce champ de Mars d'où sortira la fraternité. Ailleurs on forge des armées; Paris est une forge d'idées.
Bonne espérance à l'avenir! Paris est la ville de la puissance par la concorde, de la conquête par le désintéressement, de la domination par l'ascension, de la victoire par l'adoucissement, de la justice par la pitié et de l'éblouissement par la science. De l'Observatoire la philosophie voit une plus grande quantité de Dieu que la religion n'en voit de Notre-Dame. Dans cette cité prédestinée, le contour vague, mais absolu, du progrès est partout reconnaissable; Paris, chef-lieu d'Europe, est déjà hors de l'ébauche, et, dans toutes les révolutions qui dégagent lentement sa forme définitive, on distingue la pression de l'idéal, comme on voit sur le bloc de glaise à demi pétri le pouce de Michel-Ange.
Le merveilleux phénomène d'une capitale déjà existante représentant une fédération qui n'existe pas encore, et d'une ville ayant l'envergure latente d'un continent, Paris nous l'offre. De là l'intérêt pathétique qui se mêle au puissant spectacle de cette cité-âme.
Les villes sont des bibles de pierre. Celle-ci n'a pas un dôme, pas un toit, pas un pavé, qui n'ait quelque chose à dire dans le sens de l'alliance et de l'union, et qui ne donne une leçon, un exemple ou un conseil. Que les peuples viennent dans ce prodigieux alphabet de monuments, de tombeaux et de trophées épeler la paix et désapprendre la haine. Qu'ils aient confiance. Paris a fait ses preuves. De Lutèce devenir Paris, quel plus magnifique symbole? Avoir été la boue et devenir l'esprit!
II
L'année 1866 a été le choc des peuples, l'année 1867 sera leur rendez-vous.
Les rendez-vous sont des révélations. Là où il y a rencontre, il y a entente, attraction, frottement, contact fécond et utile, éveil des initiatives, intersection des convergences, rappel des déviations au but, fusion des contraires dans l'unité; telle est l'excellence des rendez-vous. Il en sort un éclaircissement. Un carrefour de sentiers avec son poteau indicateur débrouille une forêt, un confluent de rivières conseille la colonisation, une conjonction de planètes éclaire l'astronomie. Qu'est-ce qu'une exposition universelle? C'est le monde voisinant. On va causer un peu ensemble. On vient comparer les idéals. Confrontation de produits en apparence, confrontation d'utopies en réalité. Tout produit a commencé par être une chimère. Voyez-vous ce grain de blé; il a été, pour les mangeurs de glands, une absurdité.
Chaque peuple a son patron de l'avenir qui est une extravagance; l'amalgame et la superposition de toutes ces extravagances diverses composent, pour l'oeil fixe du penseur, la confuse et lointaine figure du réel. Ces réverbérations viennent des profondeurs. Ainsi les fantômes ébauchent l'être; ainsi les idolâtries esquissent Dieu.
Celui qui rêve est le préparateur de celui qui pense. Le réalisable est un bloc qu'il faut dégrossir, et dont les rêveurs commencent le modelé. Ce travail initial semble toujours insensé. La première phase du possible, c'est d'être l'impossible. Quelle quantité de folie y a-t-il dans le fait? Épaississez tous les songes, vous avez la réalité. Concentration auguste de l'utopie, semblable à la concentration cosmique, qui de fluide devient liquide, et de liquide solide. A un certain moment l'utopie est maniable; c'est là que la philosophie la quitte et que l'homme d'état la prend; l'homme d'état n'étant que le deuxième ouvrier. Il n'est rien qui ne débute par l'état visionnaire. Prenez le fait le plus algébriquement positif, et remontez-le de siècle en siècle, vous arriverez à un prophète. Quel songe-creux que Denis Papin! S'imagine-t-on une marmite transfigurant l'univers? Comme l'Académie des sciences leur dit leur fait de temps en temps à tous ces inventeurs! Ils ont toujours tort aujourd'hui et raison demain. Or le demain d'une foule de chimères est arrivé; c'est de cela que se composent aujourd'hui la richesse publique et la prospérité universelle. Ce qui vous eût fait mettre à Charenton au siècle dernier a, en 1867, la place d'honneur au palais de l'Exposition internationale. Toutes les utopies d'hier sont toutes les industries de maintenant. Allez voir. Photographie, télégraphie, appareil Morse, qui est l'hiéroglyphe, appareil Hughes, qui est l'alphabet ordinaire, appareil Caselli, qui envoie en quelques minutes votre propre écriture à deux mille lieues de distance, fil transatlantique, sonde artésienne qu'on appliquera au feu après l'avoir appliquée à l'eau, machines à percement, locomotive-voiture, locomotive-charrue, locomotive-navire, et l'hélice dans l'océan en attendant l'hélice dans l'atmosphère. Qu'est-ce que tout cela? Du rêve condensé en fait. De l'inaccessible à l'état de chemin battu. Continuez donc, vous, pédants, à nier, vous, voyants, à marcher.
Une rencontre des nations comme celle de 1867, c'est la grande Convention pacifique. Elle a cela d'admirable qu'elle accable comme l'évidence, qu'elle supprime subitement partout l'obstacle, et qu'elle remet en mouvement dans tous ses engrenages plus ou moins entravés le divin mécanisme de la civilisation. Une exposition universelle, à Paris, et en 1867, c'est une brusque rupture partout à la fois et un splendide vol en éclats de tous les bâtons dans les roues. Nous disons tous, et nous ne nous opposons à aucun des rêves que contient ce monosyllabe immense. Un grand espoir de clarté prochaine, c'est là toute notre vie. Allons, allons, incendiez-vous dans le progrès. Une chevelure de flamme sur votre tas de charbon noir. Peuples, vivez.
III
Il manquera à ce palais de l'exposition ce qui lui eût donné une signification suprême: aux quatre angles, quatre statues colossales, figurant quatre incarnations de l'idéal; Homère représentant la Grèce, Dante représentant l'Italie, Shakespeare représentant l'Angleterre, Beethoven représentant l'Allemagne; et, devant la porte, tendant la main à tous les hommes, un cinquième colosse, Voltaire, représentant, non le génie français, mais l'esprit universel.
Quant à l'exposition de 1867 en elle-même, considérée comme réalisation, nous n'avons point à en juger. Elle est ce qu'elle est, nous la croyons magnifique, mais l'idée nous suffit. Ce qu'est l'idée, et quel chemin elle a fait, un chiffre le dira. En 1800, à la première exposition internationale, il y avait deux cents exposants; en 1867, il y en a quarante-deux mille deux cent dix-sept.
Une certaine mise à point de la civilisation résulte d'une exposition universelle. C'est une sorte d'homologation. Chaque peuple remet son dossier. Où en est-on? Le genre humain vient là faire sa propre connaissance. L'exposition est un nosce te ipsum.
Paris s'ouvre. Les peuples accourent à cette aimantation énorme. Les continents se précipitent, Amérique, Afrique, Asie, Océanie, les voilà tous, et la Sublime Porte, et le Céleste Empire, ces métaphores qui sont des royaumes, ces gloires qui sont de la barbarie. Vous plaire, ô athéniens! c'était l'ancien cri; vous plaire, ô parisiens! c'est le cri actuel. Chacun arrive avec l'échantillon de son effort. Cette Chine elle-même, qui se croyait «le milieu», commence à en douter, et sort de chez elle. Elle va juxtaposer son imagination à la nôtre, les cas tératologiques de la statuaire à notre recherche de l'idéal, et à notre sculpture de marbre et de bronze la sculpture torturée et magnifique du jade et de l'ivoire, art profond et tragique où l'on sent le bourreau. Le Japon vient avec sa porcelaine, le Népaul avec son cachemire, et le caraïbe apporte son casse-tête. Pourquoi pas? Vous étalez bien vos canons monstres.
Ici une parenthèse. La mort est admise à l'exposition. Elle entre sous la forme canon, mais n'entre pas sous la forme guillotine. C'est une délicatesse.
Un très bel échafaud a été offert, et refusé.
Enregistrons ces bizarreries de la décence. La pudeur ne se discute pas.
Quoi qu'il en soit, casse-tête et canons auront tort. Les machines de meurtre ne sont ici que pour faire ombre. Elles ont honte, on le voit. L'exposition, apothéose pour tous les autres outils de l'homme, est pour elles pilori. Passons. Voici toute la vie sous toutes les formes, et chaque nation offre la sienne. Des millions de mains qui se serrent dans la grande main de la France, c'est là l'exposition.
Comme les conquérants ont vieilli! où est aujourd'hui le blocus continental?
Appuyons sur ces phénomènes démocratiques d'une signification si haute. Les portes ne sont jamais ouvertes trop grandes dans la démonstration du progrès. Le trop n'est pas à craindre lorsqu'on énumère les évidences rassurantes à l'extrémité desquelles est la concorde. L'unité se forme; donc l'union. L'homme Un, c'est l'homme Frère, c'est l'homme Égal, c'est l'homme Libre.
Le fait des peuples se produit en dehors du fait des gouvernements.
Symptôme décisif. Ce qui vient à ce rendez-vous de l'exposition universelle, ce n'est pas seulement l'Europe, redisons-le, ce n'est pas seulement le groupe civilisé, ce n'est pas seulement l'Angleterre avec sa pyramide dorée de soixante pieds de haut figurant le rendement d'or de l'Australie, la Prusse avec son temple de la Paix et sa grotte de sel gemme, la Russie avec sa vieille orfèvrerie byzantine, la Crimée avec ses laines, la Finlande avec ses lins, la Suède avec ses fers, la Norvège avec ses fourrures, la Belgique avec ses dentelles, le Canada avec ses bois de luxe, New-York avec son anthracite dont un seul bloc pèse huit mille livres, le Brésil avec les bijoux entomologiques et ornithologiques que lui fait son soleil; ce qui arrive, ce qui accourt, ce qui s'empresse, c'est le vieux Thibet fanatique, c'est le Kolkar, le Travancore, le Bhopa, le Drangudra, le Punwah, le Chatturpore, l'Attipor, le Gundul, le Ristlom; c'est le jam de Norvanaghur, c'est le nizam d'Hyderabad, c'est le kao de Rusk, c'est le thakore de Morwée; c'est toute cette famille de nations embryonnaires sur lesquelles pèsent les hautesses asiatiques, les maharadjahs, les jageerdars, les bégums. Jusqu'à un baril de poudre d'or, qui est envoyé par cet informe roi nègre de Bonny, habitant d'un palais bâti d'ossements humains. Disons-le en passant, ce détail a fait horreur. C'est avec des pierres que notre Louvre à nous est bâti. Soit.
L'Égypte n'a que sa momie; elle l'exhume. Ce cimetière étale tous ses chefs-d'oeuvre, ses sarcophages de porphyre, ses cercueils de granit rose, ses gaines à cadavres peintes et dorées, d'autant plus ornées qu'elles doivent être plus enfouies. La contemporaine du zodiaque de Denderah, la vache Hothor, descend de son socle de basalte, et vient. Rhamsès, Chephrem, Ateta, la reine Ammenisis, débarquent par le chemin de fer; l'antique statue de bois que les arabes appellent Cheick-el-Beled, et qui est un dieu inconnu, arrive, apportant, au nom d'Isis, la mère commune, à la vieille Lutèce le salut de la vieille Thèbes. Comment t'appelles-tu, Lutèce? Je m'appelle Paris. Et toi, comment t'appelles-tu, Thèbes? Je m'appelle Dehr-el-Bahari. Constatation poignante; les deux villes de même race ont, chacune de leur côté, perdu figure, l'une dans la civilisation, l'autre dans la barbarie. Différence entre ce qui a avancé et ce qui a reculé.
IV
Donc, ce qui vient, c'est tous les peuples.
Non, il n'est plus temps de s'en dédire. L'exposition internationale ne se rétracte pas. Les rois ont beau s'organiser militairement, donnons-leur la joie de le leur répéter à satiété, ce qui est l'avenir, ce n'est pas la haine, c'est l'entente; ce n'est pas le roulement des bombardes, c'est la course des locomotives. L'apaisement de l'univers est fatal. Rien n'y peut. Pour tout ce qui est plumet, dragonne, cymbale, quincaillerie meurtrière, gloriole sanglante, il y a refroidissement.
Le rapetissement de la terre par le chemin de fer et le fil électrique la met de plus en plus dans la main de la paix. Qu'on résiste tant qu'on voudra; les temps sont arrivés. L'ancien régime lutte en pure perte. Le passé est très ingénieux pour un mort; il se donne beaucoup de peine, il fait des trouvailles, il invente chaque jour un nouvel engin très curieux et très homicide. On lui donnera la croix d'honneur, mais il n'aura pas d'autre réussite. Les hommes commencent à voir moins trouble; l'envie de s'entre-tuer leur passe. Rien ne prévaut contre un tel courant d'idées. Les déclivités de la civilisation versent le genre humain dans un tel ou tel sens, et cette fois, et pour jamais, l'univers penche du bon côté. Il y aura peut-être encore une ou deux péripéties, mais finales. L'immense vent de l'avenir souffle la paix. Que faire contre l'ouragan de fraternité et de joie? Alliance! alliance! crie l'infini. Et, sous cette haleine de l'invisible, l'amour pousse hors de terre comme l'herbe. Insurgez-vous donc contre ce verdissement du printemps universel. Défaites donc la révolution. Défaites donc, non seulement le vingtième siècle devant vous, mais le dix-huitième derrière vous. Rêves! rêves! rêves! Les énormes boulets d'acier, du prix de mille francs chaque, que lancent les canons titans fabriqués en Prusse par le gigantesque marteau de Krupp, lequel pèse cent mille livres et coûte trois millions, sont juste aussi efficaces contre le progrès que les bulles de savon soufflées au bout d'un chalumeau de paille par la bouche d'un petit enfant.
V
Pourquoi voulez-vous nous faire croire aux revenants? Vous imaginez-vous que nous ne savons pas que la guerre est morte? Elle est morte le jour où Jésus a dit: Aimez-vous les uns les autres! et elle n'a plus vécu sur la terre que d'une vie de spectre. Pourtant, après le départ de Jésus, la nuit a encore duré près de deux mille ans, la nuit est respirable aux fantômes, et la guerre a pu rôder dans ces ténèbres. Mais le dix-huitième siècle est venu, avec Voltaire qui est l'étoile du matin, et la Révolution qui est l'aube, et maintenant il fait grand jour. La guerre habite un sépulcre. Les larves ne sortent pas des sépulcres à midi. Qu'elle reste dans son tombeau et qu'elle nous laisse dans notre lumière.
Cache tes drapeaux, guerre. Sinon, toi, misère, montre tes haillons.
Et confrontons les déchirures. Celles-ci s'appellent gloire; celles-là
s'appellent famine, prostitution, ruine, peste. Ceci produit cela.
Assez.
Est ce vous qui attaquez, allemands? Est ce nous? A qui en veut-on? Allemands, all Men, vous êtes Tous-les-Hommes. Nous vous aimons. Nous sommes vos concitoyens dans la cité Philosophie, et vous êtes nos compatriotes dans la patrie Liberté. Nous sommes, nous, européens de Paris, la même famille que vous, européens de Berlin et de Vienne. France veut dire Affranchissement. Germanie veut dire Fraternité. Se représente-t-on le premier mot de la formule démocratique faisant la guerre au dernier?
Les masses sont les forces; depuis 89, elles sont aussi les volontés. De là le suffrage universel. Qu'est-ce que la guerre? C'est le suicide des masses. Mettez donc ce suicide aux voix! Le peuple complice de son propre assassinat, c'est le spectacle qu'offre la guerre. Rien de plus lamentable. On voit là à nu tout ce hideux mécanisme des forces détournées de leur but et employées contre elles-mêmes. On voit les deux bouts de la guerre; nous en avons montré un tout à l'heure, qui est le résultat: la misère. Maintenant montrons l'autre, qui est la cause: l'ignorance. Oh! ce sont là, en effet, les deux tragiques maladies. Qui les guérira augmentera la lumière du soleil.
Le propre de l'ignorance, c'est de subir. Les forces s'ignorent. Avez-vous remarqué le grand oeil doux du boeuf? Cet oeil est aveugle. Il faut qu'il reste doux, mais qu'il devienne intelligent. La force doit se connaître. Sans quoi elle est terrible. Elle aboutit à commettre des crimes, elle qui doit les empêcher. Que tout soit actif, que rien ne soit passif, le secret de la civilisation est là. Forces passives, quel mot inepte! De là des meurtres. Un cadavre étendu qui regarde le ciel accuse évidemment. Qui? Vous, moi, nous tous, non seulement ceux qui ont fait, mais ceux qui ont laissé faire.
Que les spectres s'en aillent! Que les méduses se dissipent! Non, même pendant le canon d'une bataille, nous ne croyons pas à la guerre. Cette fumée est de la fumée. Nous ne croyons qu'à la concorde humaine, seul point d'intersection possible des directions diverses de l'esprit humain, seul centre de ce réseau de voies qu'on appelle la civilisation. Nous ne croyons qu'à la vie, à la justice, à la délivrance, au lait des mamelles, aux berceaux des enfants, au sourire du père, au ciel étoile. De ceux mêmes qui gisent froids et saignants sur le champ de bataille se dégage, à l'état de remords pour les rois, à l'état de reproche pour les peuples, le principe fraternité; le viol d'une idée la consacre; et savez-vous ce que recommandent aux vivants les morts, ces paisibles sombres? La paix.
VI
Bas les armes! Alliance. Amalgame. Unité!
Tous ces peuples que nous énumérions tout à l'heure, que viennent-ils faire à Paris? Ils viennent en France. La transfusion du sang est possible dans les veines de l'homme, et la transfusion de la lumière dans les veines des nations. Ils viennent s'incorporer à la civilisation. Ils viennent comprendre. Les sauvages ont la même soif, les barbares ont le même amour. Ces yeux saturés de nuit viennent regarder la vérité. Le lever lointain du Droit Humain a blanchi leur sombre horizon. La Révolution française a jeté une traînée de flamme jusqu'à eux. Les plus reculés, les plus obscurs, les plus mal situés sur le ténébreux plan incliné de la barbarie, ont aperçu le reflet et entendu l'écho. Ils savent qu'il y a une ville-soleil; ils savent qu'il existe un peuple de réconciliation, une maison de démocratie, une nation ouverte, qui appelle chez elle quiconque est frère ou veut l'être, et qui donne pour conclusion à toutes les guerres le désarmement. De leur côté, invasion; du côté de la France, expansion. Ces peuples ont eu le vague ébranlement des profonds tremblements de la terre de France. Ils ont, de proche en proche, reçu le contre-coup de nos luttes, de nos secousses, de nos livres. Ils sont en communion mystérieuse avec la conscience française. Lisent-ils Montaigne, Pascal, Molière, Diderot? Non. Mais ils les respirent. Phénomène magnifique, cordial et formidable, que cette volatilisation d'un peuple qui s'évapore en fraternité. O France, adieu! tu es trop grande pour n'être qu'une patrie. On se sépare de sa mère qui devient déesse. Encore un peu de temps, et tu t'évanouiras dans la transfiguration. Tu es si grande que voilà que tu ne vas plus être. Tu ne seras plus France, tu seras Humanité; tu ne seras plus nation, tu seras ubiquité. Tu es destinée à te dissoudre tout entière en rayonnement, et rien n'est auguste à cette heure comme l'effacement visible de ta frontière. Résigne-toi à ton immensité. Adieu, Peuple! salut Homme! Subis ton élargissement fatal et sublime, ô ma patrie, et, de même qu'Athènes est devenue la Grèce, de même que Rome est devenue la chrétienté, toi, France, deviens le monde.
Hauteville House, mai 1867.