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Aimer quand même

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The Project Gutenberg eBook of Aimer quand même

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Title: Aimer quand même

Author: Jean de La Brète

Release date: November 29, 2010 [eBook #34496]

Language: French

Credits: Produced by Chuck Greif and the Online Distributed
Proofreading Team at http://www.pgdp.net

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AIMER QUAND MÊME ***

AIMER QUAND MÊME



DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE

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Un Mirage. 6e édit. Un vol. in-163 fr. 50

PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE—12647.




JEAN DE LA BRÈTE

AIMER QUAND MÊME

PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE—6e

Tous droits réservés

Tous droits de reproduction et de traduction
réservés pour tous pays.

Published 2 July 1909.

Privilege of copyright in the United States
reserved under the Act approved March 3d 1905
by Plon-Nourrit et Cie.

AIMER QUAND MÊME


Chapitres: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII

I

Bernard Cébronne, fils d'un chirurgien qui avait eu ses heures de célébrité, et lui-même médecin éminent, traversait un soir de mai le jardin du Luxembourg. Absorbé dans une rêverie, il regardait distraitement les vieux arbres, témoins de tant de vieilles choses, les fleurs de printemps plantées à profusion dans les massifs, toutes les beautés nouvelles qui rajeunissaient les grandes allées.

C'était un de ces soirs doux et paisibles, où les promesses de la terre refleurie excitent les bons espoirs, calment les pensées douloureuses, où le bien semble émaner de la nature entière, où rien ne fait prévoir le mal.

Quelques promeneurs remarquaient la haute taille de M. Cébronne, son visage intelligent aux traits accentués, et peut-être se demandaient-ils quel était le sujet de sa méditation profonde.

La réponse leur eût été donnée si, le voyant s'arrêter devant des jacinthes magnifiques, ils l'avaient entendu murmurer: «Elle les aime... ces fleurs lui rappellent une époque heureuse de sa vie. Pauvre enfant!»

Il s'assit sur un banc et s'absorba dans ses pensées jusqu'au moment où il se sentit frappé sur l'épaule.

—Ah! c'est toi enfin, Henri! Il y a une demi-heure que je t'attends, dit-il au nouveau venu en lui serrant la main.

L'ami, qui venait de le rejoindre, contrastait avec lui de la façon la plus complète. De taille moyenne, élégante, il n'avait pas cette apparence de force qui frappait chez M. Cébronne. Avec son visage fin, terminé par une barbe en pointe, il ressemblait, moins l'expression d'astuce et de libertinage, aux portraits d'hommes peints à l'époque des Valois.

De vieille famille parlementaire, avocat de talent, M. des Jonchères était lié depuis son enfance avec le docteur Cébronne.

—Quoi! c'est toi qui rêves si profondément, Bernard?

—Je rêve, oui! Cela t'étonne chez un homme de travail et d'action.

—Non, rien ne m'étonne d'une nature comme la tienne... Je soupçonne depuis longtemps que tu es amoureux, mais comme, évidemment, tu désirais cacher tes sentiments, je n'ai pas questionné... L'heure des confidences est-elle venue?

—Elle est venue... Voilà pourquoi je t'ai prié de me rejoindre ici.

—Eh bien?

—Eh bien, dit M. Cébronne, passant son bras sous celui de son ami et marchant lentement avec lui, eh bien, dans une heure j'aurai demandé la main de Mlle Gertrude Deplémont.

—Deplémont? répéta M. des Jonchères, je ne vois pas ce nom dans tes relations.

—Non... ce ne sont pas des relations mondaines. Il y a cinq mois, Mme Deplémont est tombée gravement malade, un de mes clients que je soigne depuis dix ans, parent de ces dames, m'a appelé auprès d'elles.

—Et alors?

—Alors, pendant des semaines, deux fois par jour, j'ai approché Mlle Deplémont. C'est une femme idéale, dit-il en s'arrêtant tout à coup.

—La femme qu'on aime est toujours idéale, répliqua en riant M. des Jonchères.

—Plus ou moins, Henri... et celle-ci a fait ses preuves dans le malheur.

—Dans le malheur... quel malheur?

—Ce sont des femmes du monde ruinées. D'après un mot de leur ami, M. Deplémont ne valait pas cher.

—Elles sont de Paris?

—Non, de province. Il y a cinq ans qu'elles se sont installées ici et travaillent pour vivre; elles n'ont, en effet, qu'une rente viagère de quinze cents francs que leur a laissée une parente.

—Hum! ce sont de bien minces renseignements pour une démarche aussi grave...

—Il suffit de les voir pour être renseigné, et je sais par leur cousin tout le bien que l'on doit penser d'elles. Aujourd'hui même, je vais poser des questions directes sur leur situation et leur passé. Elles ont certainement des souvenirs très douloureux; lorsque, en causant avec Mlle Deplémont, je lui ai parlé de son père, elle m'a répondu avec une émotion telle que je m'en suis voulu d'avoir touché à un deuil qui remonte, je crois, à quelques années.

L'avocat fronçait les sourcils d'un air mécontent.

—Drôle de mariage! Bien au-dessous de ta position.

—Si tu voyais mesdames Deplémont, tu changerais d'avis.

—Elles peuvent être charmantes, mais...

—Mais, interrompit le docteur Cébronne, je me suis marié une première fois d'après toutes les convenances mondaines, et j'ai été assez malheureux pour ne recommencer qu'à bon escient.

—A bon escient? Précisément! je ne vois pas que ce soit le cas.

—Pourquoi?... Mme Deplémont me dira la vérité, quelle qu'elle soit. Mais serai-je accepté? Quels sont les sentiments de Gertrude?

—Tu crois que des femmes, dans une situation aussi précaire, refuseront une pareille aubaine? s'écria M. des Jonchères.

—Une pareille aubaine! répéta Bernard mécontent. Ce n'est pas à ce bas point de vue qu'elles envisageront ma demande. Nous n'avons pas affaire à des femmes vulgaires.

—Une fille sans relations, dans une situation peut-être très fausse si son père a fait quelque grosse sottise...

—Et après?... Je n'ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère que mon mariage puisse froisser. Ma position est très établie, et tu sais qu'une certaine sympathie...

—Si je le sais! interrompit M. des Jonchères. Je sais aussi que la sympathie qui t'accueille partout n'a jamais été plus méritée; je sais que...

—Je ne te demande pas de compliments, dit Cébronne, secouant en riant le bras de son ami. Mais, pour conclure, cette position solide, ma fortune personnelle et mon travail me permettent de me marier comme je l'entends.

—C'est certain... et je ne te dis pas de penser à un mariage vaniteux, mais entre cela et une union comme celle dont tu parles, il y a loin.

—Oui, répondit gaiement Cébronne, il y a loin... il y a toute la distance qui sépare le bonheur exultant des petites joies d'une union terne et conventionnelle. De plus, ce mariage est une bonne action. N'est-il pas navrant de voir une femme, une jeune fille délicieuse s'étioler sur un travail qui n'est pas fait pour elle et lui donne à peine le nécessaire?

—Réflexion digne de toi, répondit M. des Jonchères. Mais cet aperçu philanthropique ne doit rien décider.

—C'est l'amour qui décide, répliqua Bernard en souriant. Toutefois, mon cœur bat de joie à l'idée de l'entourer du bien-être dont la ruine l'a privée, et de mettre à sa portée tous les moyens de suivre les penchants généreux de sa belle nature, que je connais bien!

—Comment la connais-tu si bien? Trop souvent, après un temps beaucoup plus long, on ne connaît pas les gens que l'on croit avoir pénétrés.

—Oui, mais, dans certaines crises douloureuses, le caractère se montre à nu. Fréquemment, je suis venu voir la malade à une heure où, plus libre de mon temps, je pouvais rester et causer un peu avec Mlle Deplémont. Je lui ai prêté des livres que nous avons discutés ensemble. Elle a une intelligence ouverte, élevée; je l'ai toujours vue délicate et sensée dans ses jugements, calme dans le malheur. Elle a été façonnée par une éducatrice austère: la douleur! qui a développé et mûri plusieurs de ses qualités principales.

—Ah! tu es bien pris! s'écria M. des Jonchères avec émotion.

Il aimait profondément le docteur Cébronne, le regardant comme l'homme le plus droit, comme la nature la plus sympathique qu'il eût jamais rencontrés. Il avait beaucoup souffert de le voir malheureux dans une première union, dénouée par la mort après trois années très tourmentées, et il redoutait une seconde erreur.

—Je devais, dit-il, te soumettre différentes réflexions, mais, à ton âge, surtout dans une carrière comme la tienne, un homme possède une grande expérience, aussi peut-être as-tu raison. Maintenant, je t'en veux d'être arrivé à un moment décisif sans m'avoir parlé.

—Je m'en veux à moi-même... et si tu n'avais pas été absent depuis quelque temps, je n'aurais pas attendu si tard. Je pouvais t'écrire, il est vrai, mais...

—Mais tu redoutais mes observations et tu voulais y répondre de vive voix... je le comprends! Où demeure cette femme idéale?

—A deux pas d'ici... rue Vavin.

—Alors je me sauve... tu meurs d'envie d'être débarrassé de moi et de marcher de ton pas ferme vers la réalisation du rêve!

—Ne plaisante pas... tout mon avenir heureux dépend de l'heure présente.

—Mon cher Bernard! Tu connais mon affection? Dieu me garde de te froisser dans un moment aussi sérieux! Et j'espère de tout mon cœur que tu as bien jugé.

—En la voyant, tu comprendras qu'il ne faut ni un grand jugement, ni une grande expérience pour apprécier une femme comme elle.

Il serra de nouveau la main de son ami, et s'éloigna rapidement.

«Il est foncièrement bon, se disait M. des Jonchères; pourvu que ces femmes ne soient pas des intrigantes!»

En trois minutes, M. Cébronne arriva devant une maison d'apparence ordinaire bien qu'elle contînt d'assez grands appartements. Le premier était habité par le parent de madame Deplémont, mais la maison étant double, celle-ci avait pris au dernier étage, sur le derrière, un modeste logement composé de quatre petites pièces claires et aérées.

M. Cébronne monta lentement les cinq étages et fut introduit dans une chambre qui servait en même temps de salon et de salle à manger. Elle était propre et fort bien tenue, mais d'aspect si mesquin que jamais Bernard n'y pénétrait sans un serrement de cœur.

Mme Deplémont et sa fille cousaient devant une table couverte des objets nécessaires à leur travail.

—Comment va mon ancienne malade? demanda le docteur Cébronne en prenant la main de Mme Deplémont.

—Très bien, docteur, répondit-elle, bien que sa pâleur et une sorte de fébrilité la missent en contradiction avec sa réponse.

—La convalescence a été rapide, grâce à votre science et à vos bons soins, docteur, dit Gertrude avec un sourire qui laissait voir des dents superbes.

—Je voudrais la mine meilleure, répondit Cébronne. Il y a huit jours, c'était mieux. Avez-vous souffert depuis ma dernière visite?

—Je vous assure que je vais très bien, répondit Mme Deplémont.

—Alors, insista Bernard en la regardant attentivement, vous avez eu quelque vive émotion?

—C'est vrai! dit Gertrude. Une très vive émotion! Mais maintenant, tout va bien.

M. Cébronne pensa que le ton contraint de la jeune fille et la tristesse qui pesait évidemment sur elle et sur sa mère, indiquaient, au contraire, que tout allait mal.

Il remarquait également que Gertrude, dont la belle santé résistait à des épreuves multipliées et à une vie de travail assidu, était pâle et fatiguée. Il avait toujours vu de la douleur au fond des grands yeux d'un bleu presque noir, mais l'expression douloureuse s'accentuait ce jour-là au point de devenir presque sombre.

Le docteur Cébronne n'était pas un homme hésitant; il prenait promptement ses décisions et les exécutait non moins rapidement. La conviction qu'un nouveau chagrin frappait celle qu'il aimait n'était pas faite pour modifier ses habitudes, et, dans cette circonstance délicate, il parla sans aucun préliminaire diplomatique.

—Je suis venu, dit-il, non pour revoir ma malade, mais pour lui poser quelques questions.

—Des questions? répéta Mme Deplémont en regardant sa fille avec anxiété.

—Il faut m'en reconnaître le droit, madame, dit-il doucement; j'aime mademoiselle Gertrude et je viens vous dire mon espoir.

Se tournant vers la jeune fille, il s'aperçut que son beau visage était bouleversé.

—Si vos sentiments répondaient aux miens, dit-il avec ardeur, je serais le plus heureux des hommes!

En le voyant entrer, elle avait pressenti le motif de sa visite. Plus d'une fois, elle s'était crue aimée, elle aimait elle-même passionnément l'homme qu'elle avait vu, pendant des mois, attentif et dévoué, intelligent de façon supérieure dans les idées discutées avec elle, bon dans tous les sentiments qu'il laissait entrevoir.

Il avait puissamment adouci l'impression amère de Gertrude sur la vie, jugée souvent par elle avec une misanthropie bien naturelle chez un être jeune qui a passé par de terribles et humiliantes souffrances.

Elle l'aimait pour lui-même, elle l'aimait également parce qu'il avait dissipé les ténèbres qui assombrissaient sa vie morale.

Cependant elle se demandait quelquefois s'il lui était attaché au point d'épouser une femme non seulement sans fortune, mais assez pauvre pour vivre du travail de ses mains. Etait-il au-dessus du singulier préjugé français qui met en état d'infériorité sociale la femme du monde obligée de travailler? Elle répondait affirmativement; elle croyait avoir assez justement observé le caractère de Cébronne pour être en droit de se dire à elle même:

«Il est au-dessus de préjugés plus sérieux que celui-là, et s'il demande ma main, je ne le quitterai pas pour toujours sans lui avouer mes sentiments; je veux savourer cette seconde de bonheur.»

Le moment était arrivé; il l'inondait en même temps de joie et de douleur. Elle luttait contre les sentiments presque irrésistibles qui l'entraînaient vers un amour partagé, et le regard de détresse qu'elle jeta à sa mère impressionna péniblement M. Cébronne.

—Parle, Gertrude, réponds toi-même, dit Mme Deplémont d'une voix altérée.

Bernard observait avec surprise l'effort de Gertrude pour se dominer et parvenir à exprimer sa pensée.

—Répondez, je vous en conjure, dit-il. Je vous aime tant! que je saurai me faire aimer, si vous m'honorez assez pour m'épouser.

—Je ne puis ni ne veux me marier, répondit-elle sans hésiter, et je regrette infiniment pour vous que votre cœur se soit égaré de mon côté.

—Egaré! répéta Cébronne avec étonnement.

—Oui... Ma mère vous dira le pourquoi de mon refus.

—Vous avez parlé de questions, dit Mme Deplémont. Il y a dans notre passé des points trop douloureux pour que nous les abordions, et nous vous supplions de comprendre à demi-mot.

Ces allusions n'apprenaient rien à M. Cébronne, mais il n'admettait pas qu'on eût la pensée de couper court à une explication.

—Mademoiselle, dit-il, si ce passé, dont parle madame votre mère, n'existait pas, m'accepteriez-vous comme mari?

—Oui... avec joie!

—Gertrude, que dis-tu? s'écria Mme Deplémont avec un accent de reproche.

Mais Gertrude, se rappelant ses résolutions, voulait vivre dans sa plénitude la seule minute de bonheur que la vie, selon elle, pût verser dans son cœur affamé de tendresses.

—Dois-je croire que vous m'aimez? dit M. Cébronne qui se leva avec vivacité pour s'approcher d'elle.

Les grands yeux expressifs répondaient clairement à la question.

—Vous devez le croire, dit-elle simplement. Il faudrait que je n'eusse ni cœur, ni intelligence pour ne pas apprécier...

Sa voix, faiblissant, se perdit dans un sanglot.

—Alors, reprit Cébronne avec joie, il n'y a pas d'obstacle. Pourquoi pleurez-vous, chère Gertrude? Et si vous m'aimez, si vous croyez en mon amour, de quel droit briseriez-vous ma vie et la vôtre?

—Ce n'est pas moi... ce sont les circonstances.

—Ces circonstances... je dois les connaître. C'est à moi de juger si vraiment elles mettent l'irréparable entre nous. Parlez! je vous en prie! confiez-moi tout! Je suis de ceux qui savent trancher et surmonter les difficultés.

—C'est impossible! répondit-elle pendant que certains souvenirs empourpraient subitement son visage.

—Croyez à notre reconnaissance, dit Mme Deplémont d'un ton qui disait assez ses amers regrets, mais n'insistez pas; renoncez à un projet irréalisable. Quant à nous, nous n'oublierons jamais la démarche qui honore si grandement ma fille.

—Singulière obstination! répliqua Cébronne. Qui vous dit que je ne devine pas la nature de votre malheur? Ce que vous cachez...

Il s'arrêta, mais Mme Deplémont, sur un signe d'entente avec Gertrude, répondit comme si la pensée de Bernard avait été clairement formulée:

—Oui, notre résolution cache de la honte; cette honte ne nous atteint pas personnellement, ma fille et moi, mais elle pèse sur notre nom. Nous nous sommes éloignées de notre pays pour vivre ici inconnues, perdues.

Il regardait Gertrude dont l'expression ne dissimulait pas la plus vive souffrance.

—Je suis seul juge de mes actions, répondit-il. Vous savez, je vous l'ai dit, que je suis veuf depuis cinq ans et sans famille. J'ai donc ma liberté d'agir tout entière, et je briserai les difficultés réelles ou chimériques.

—Rien n'est chimérique, répliqua Mlle Deplémont, et ce bonheur que vous m'offrez est inacceptable. Vous êtes riche, aimé, estimé de tous, je le sais! et j'aimerais mieux souffrir indéfiniment que de jeter l'ombre du malheur sur votre vie honorable et honorée.

Ces paroles généreuses et l'accent passionné de Gertrude émurent jusqu'au fond de l'âme M. Cébronne.

—Vous parlez en femme dévouée dont j'admire depuis cinq mois le courage et l'abnégation, mais vous jugez trop vite. Encore une fois, moi, moi seul dois être juge de la situation. En avouant que vous m'aimez, vous me reconnaissez un droit sur vous, sur votre vie.

Un droit sur elle!... elle n'avait pas prévu cette réponse, lorsque, vivant en imagination la scène qui se passait alors, elle préparait ses phrases et pesait ses mots.

—Laissez-nous réfléchir, dit-elle, et revenez après-demain soir.

—Il serait si simple de vous décider aujourd'hui! La question n'est-elle pas résolue par votre aveu même?

—Il faut que nous causions seules, ma mère et moi...

L'altération croissante de ses traits et sa voix tremblante semblaient un appel à la pitié de Cébronne.

—Soit! dit-il; et d'ailleurs puis-je vous obliger à répondre malgré vous? Mais vous n'êtes pas insensible à mon amour et vous me faites souffrir!

—Ah! si vous saviez!... vous ne m'adresseriez pas de reproches. Si je vous aimais moins, hésiterais-je à accepter?...

Surpris et touché, il avait l'impression déconcertante de marcher lui l'homme droit, l'esprit net, sur un terrain vague, fuyant...

—Je m'y perds! et comme un cœur féminin a de singulières subtilités! s'écria-t-il. Tout mon bonheur à venir est contenu dans votre acceptation, et vous hésitez parce que vous m'aimez... Du moins vous me laissez un espoir sans lequel je serais bien malheureux! et déjà, je veux, entendez bien, je veux vous regarder comme ma fiancée.

—Nous en reparlerons, dit-elle précipitamment en lui tendant la main; adieu!

—Quoi! n'ajouterez-vous rien à ce mot désolant?

—Je vous ai avoué mes sentiments, dit-elle avec une angoisse que M. Cébronne devait se rappeler plus tard, et je vous suis infiniment reconnaissante de penser à moi...

—Le mot de reconnaissance est le dernier à prononcer, dit-il vivement. Je vous aime et vous prie de me rendre heureux, c'est tout!

Il attendit vainement une réponse et reprit avec chagrin:

—Je vous quitte malheureux, alors que je croyais... Enfin à lundi, n'est-ce pas?

Elle fit un signe qui fut interprété par Cébronne comme une réponse affirmative.

Il habitait un vaste appartement dans une ancienne et belle maison au coin de la rue de Vaugirard et de la rue Bonaparte. M. des Jonchères, qui voulait savoir sans retard le résultat de sa démarche, l'attendait dans son salon.

—Comment, déjà toi? dit l'avocat.

Et devant l'expression attristée de son ami, il ajouta affectueusement:

—Tu n'as pas le visage d'un homme heureux, mon pauvre Bernard!

M. Cébronne lui raconta presque mot pour mot sa conversation avec Mmes Deplémont.

—Comprends-tu, devines-tu, quelle peut être la honte qui, à leurs yeux, rend impossible, au premier moment, une réponse favorable à mes désirs?

—M. Deplémont a dû commettre quelque acte déshonorant, et ces femmes, qui sont délicates, ne supportent pas l'idée de te faire des révélations.

—C'est absurde! car je parviendrais facilement, sans leur concours, à savoir la vérité.

—Sans doute... mais pour elles il n'y a pas que des révélations douloureuses... Mlle Deplémont t'aime et ne veut pas t'entraîner dans un mariage qui pèserait sur toi un jour ou l'autre. C'est d'une âme honnête.

—Il ne pèserait jamais sur moi!... Qu'importent les sottises d'un homme que la mort a fait oublier!

—La mort?... Es-tu bien certain qu'il soit mort?

—Comment certain? Je n'en ai jamais douté: Mme Deplémont et sa fille n'en parlent qu'au passé.

—Mais elles n'en parlaient pas souvent?

—Très rarement... par des allusions.

—Il est vivant, affirma M. des Jonchères.

—C'est possible! répondit Cébronne, affectant un ton tranquille. Mme Deplémont se sera séparée, à l'amiable ou non; c'est une situation qui se voit tous les jours et ne peut être considérée comme une entrave à mon mariage.

—D'après les propres paroles de Mme Deplémont, il y a autre chose certainement! As-tu remarqué un fait anormal dans ta visite de ce soir?

—Rien!... si ce n'est que Mme Deplémont paraissait souffrante, et, comme explication de sa mine défaite, m'a parlé d'une vive émotion...

—Ah! ah!

—Eh bien... quoi?

—La honte vient évidemment du mari. Tu ignores absolument s'il avait une position?

—Mlle Deplémont, lorsque je l'ai questionnée, m'a répondu: Mon père avait une très belle position; il l'a perdue avec sa fortune.»

—Perdue par sa faute!... peut-être a-t-il été condamné à une peine quelconque; le temps de cette peine terminé, il est revenu ces jours-ci, et sa femme, à peine remise de sa maladie, a supporté difficilement l'émotion de ce retour.

—La manie des déductions est bien forte chez un avocat, répondit Bernard en haussant les épaules.

—Ces déductions se tiennent admirablement si tu veux bien y réfléchir. Elles expliquent parfaitement l'attitude et les réponses de ces pauvres femmes que je plains maintenant de tout mon cœur. Elles ne sont pas des intrigantes ainsi que je le craignais, mais des victimes, comme j'en ai tant rencontré dans ma carrière.

—Je changerai leur sort, dit Cébronne avec ardeur.

L'avocat s'approcha vivement de son ami qui regardait vaguement par la fenêtre.

—Quoi! si mes prévisions sont justes, tu persisterais? Es-tu fou, Bernard?

—Si l'amour est une folie, certes je suis fou, répliqua posément Cébronne.

—L'amour se guérit.

—Non... pas à mon âge, quand on aime... comme j'aime!

M. des Jonchères réprima un mouvement d'humeur et alla se jeter dans un fauteuil.

—Et tu ne connais personne les connaissant? demanda-t-il après un silence prolongé.

—Mais si! je t'ai parlé de leur ami qui m'a mis en rapport avec elles; il connaît certainement leur histoire!

—L'as-tu questionné?

—Indirectement... et les réponses ont été évasives. Mais lui aussi parle au passé de M. Deplémont.

—Quel genre d'homme? T'inspire-t-il confiance?

—Il est excellent, mais original au dernier point. Il est ordinairement cloué dans son fauteuil par la goutte et, depuis une semaine, ne quitte pas son lit.

—En quoi consiste son originalité?

—On le dit riche, et il refuse d'avoir des domestiques chez lui sous prétexte qu'il les hait. Pour le servir, il a une sorte de femme de charge qui tient et fait son ménage, mais ne couche pas auprès de lui, malgré ce que je lui ai dit à ce sujet. Quand il parle de Gertrude, c'est avec une affection enthousiaste qui m'a souvent touché.

—A ta place, avant de revoir cette jeune fille, je dirais à monsieur... comment l'appelles-tu?

—M. de Chantepy.

—Eh bien, quand M. de Chantepy connaîtra tes intentions, il te dira tout. Avant une démarche décisive, tu aurais dû causer avec lui.

—Ma résolution était prise, répondit tranquillement M. Cébronne. J'irai le voir, en effet, afin d'épargner à ces pauvres femmes des révélations humiliantes. Je leur dirai alors que je connais le mobile de leur détermination et que, à mes yeux, rien n'est un obstacle à mon union avec Gertrude.

Il prononça ces mots avec une énergie qui contraria M. des Jonchères.

—Voyons, Bernard, examinons la question sous son jour le plus noir. Supposons que M. Deplémont ait subi une condamnation, te vois-tu le gendre d'un déporté?

Le docteur vint s'asseoir auprès de son ami pour discuter.

—Si cet homme est mort comme je le crois...

—Il vit!

—Tu n'en sais rien... S'il est mort, quelle qu'ait été sa vie, j'épouserai Gertrude.

—Et s'il ne l'est pas?

Bernard rougit légèrement.

—Nous nous arrangerons de façon à ne jamais le voir paraître. Il vivra et mourra à l'étranger.

—Et cependant, tu n'envisages pas sans rougir l'éventualité dont nous parlons; ah! puisque cette jeune fille t'aime, elle a bien raison de répondre à ta demande par un refus!

—Oui, elle m'aime! dit Bernard avec joie. Elle m'aime, elle me l'a avoué, et, grâce à Dieu, elle ne refusera pas toujours.

M. des Jonchères se sentait irrité plus qu'étonné. Il savait qu'un cœur chaud, généreux, dévoué s'alliait aux qualités d'énergie et d'amour du travail si développées chez son ami.

—Après-demain soir, dit Cébronne, j'irai te rendre compte de mes deux visites. Je saurai mettre fin aux scrupules et aux hésitations qui s'élèvent entre moi... et le bonheur, Henri!

—Je t'attendrai, répondit simplement M. des Jonchères.

Mais il pensait:

«Tu ne trouveras personne... Je suis bien convaincu qu'en ce moment même, ces pauvres femmes cherchent le moyen de se dérober à l'entrevue.»

S'il avait pénétré dans l'appartement de Mme Deplémont, il eût constaté que son opinion était fondée.

Après le départ de M. Cébronne, Gertrude pleura longtemps, abîmée dans une douleur que sa mère contemplait avec désespoir.

—Ainsi c'est vrai!... tu l'aimes! ma pauvre enfant!

Mme Deplémont, femme intelligente et distinguée, dont les épreuves n'avaient pas abattu l'énergie, perdait cependant son courage en pensant à Gertrude.

Secrètement, elle versait bien des larmes sur sa fille trempée dans le malheur, et qui ne connaîtrait jamais les douceurs d'un heureux foyer. Beauté et qualités devaient mourir dans l'ombre sans avoir vécu, et la mère ne s'en consolait pas.

Elle avait été trop malade pour observer sa fille dans ses rapports avec M. Cébronne, et, en dépit de quelques soupçons, l'aveu de Gertrude était un coup amer. Nature fière et naturellement concentrée, Mlle Deplémont eût gardé très secrets ses sentiments si Bernard n'avait pas parlé.

Elle réprima son accès de chagrin et répondit:

—Oui, je l'aime! de toute mon âme! et il vient de me donner une grande joie.

—Une joie!... qui te fait pleurer bien amèrement, pauvre petite!

La fierté ombrageuse de Gertrude se révoltait facilement, elle n'aimait pas qu'on la plaignît, et le ton de sa mère l'aida à se ressaisir.

—Il est bien doux de se savoir aimée... aimée d'un homme comme lui! Nous n'en parlerons plus, ma chère mère. Et maintenant, prenons nos dispositions pour partir dès demain, ou plutôt lundi matin; je ne veux pas le revoir. Qui sait si je résisterais toujours à ses instances!

—Et tu es décidée à résister?

—Quoi! ne l'êtes-vous pas vous-même? Devons-nous rougir devant lui? Lui raconter... c'est impossible! plus impossible que jamais, vous le savez bien!

—Te voir ce nouveau chagrin! s'écria Mme Deplémont. Je partirai avec lui, j'irai vivre à l'étranger, et toi, du moins, tu seras heureuse.

—Heureuse! dans de pareilles conditions! ma pauvre mère! Ne le croyez pas. Nous resterons ensemble, et nous lutterons ensemble.

—M. Cébronne apprendra tout quand il le voudra.

—Qu'il l'apprenne! mais voyez la situation si, instruit par nous et regrettant alors sa démarche, il se croyait engagé d'honneur à poursuivre un projet qui lui répugnerait après une telle confidence... Je ne supporte pas une semblable idée!

—Je le crois homme, quand il aime, à passer outre...

—Nous n'en savons rien... et ce n'est pas à nous à le lui demander. Nous devions refuser.

Quelle que fût l'énergie naturelle de Mme Deplémont, sa fille avait une nature plus forte et une intelligence beaucoup plus prompte.

—Nous quittions cet appartement à la fin du mois, reprit Gertrude, nous le quitterons immédiatement sous le prétexte d'un voyage. Dans deux ou trois semaines, nous écrirons que nous le laissons, et nous prendrons des mesures pour faire enlever, sans nous découvrir, notre très mince mobilier. Mon cousin nous aidera par l'entremise de sa femme de charge; on peut se fier entièrement à la discrétion de Sophie.

—Je sais bien, elle nous est dévouée; mais comment trouver si vite un nouveau logement?

—Ce doit être facile... nous chercherons demain, dans un quartier éloigné d'ici. Il nous faut seulement trois mansardes avec le nécessaire. C'est un malade, ajouta-t-elle en baissant la voix; je le crois même très atteint, il aura besoin de quelques douceurs; sa présence complique notre situation, et nous sommes obligées d'économiser sur le loyer.

—Oui... mais crois-tu que M. Cébronne abandonnera si facilement l'espoir de t'épouser. Il t'aime, et te cherchera...

—Je lui écrirai... je lui dirai que notre décision est irrévocable et tout sera fini.

Ce mot, prononcé par elle-même, lui parut insupportable, et la nuit, qui enveloppait les deux femmes, donnait à Gertrude la sensation physique d'une ombre épaisse qui planait sur sa vie et ne se dissiperait jamais.

—Le seul lien, entre le docteur et nous, est M. de Chantepy, dit-elle d'une voix fatiguée, notre vieil ami ne nous trahira pas et comprendra mieux que personne les raisons de notre refus.

Elle convint donc avec sa mère de chercher, dès le lendemain matin, un nouveau logement, et se retira dans sa chambre pour se livrer sans contrainte à la désolation de son âme.

Elle regarda son malheur en face, elle en épuisa imaginairement la grande amertume, puis descendit chez M. de Chantepy.

Elle revint un peu apaisée auprès de sa mère.

—Il partage notre manière de voir, dit-elle.

—Et il approuve notre départ précipité?

—Je ne lui en ai pas parlé; nous le lui dirons demain, si nous réussissons dans nos recherches. Qu'importent pour lui et pour nous quelques jours plus tôt? Il sait que nous devons partir; néanmoins, je n'avais pas le courage, ce soir, de lutter contre des objections, et nous parlerons quand tout sera réglé.

II

A midi, le lendemain, M. Cébronne reçut, par pneumatique, la lettre suivante:


«Cher docteur et ami,

«Je vous donne ce nom d'ami parce que vous êtes l'homme que j'estime le plus au monde, et je vous serre affectueusement la main pour votre démarche d'hier. Je la pressentais, je l'espérais même, car je vous crois assez d'indépendance d'esprit et de caractère pour ne pas reculer devant les révélations que j'entends vous faire.

«Gertrude m'a tout confié, mais, bien qu'ayant l'air d'abonder dans son sens, j'ai résolu de ne rien vous cacher. Instruit par un tiers, vous serez libre de vous retirer si bon vous semble, et l'honneur sera sauf puisque le refus d'hier est bien suffisant pour couvrir votre retraite. Mais si vous persistez, comme je le crois, votre amour saura vaincre les scrupules délicats de cette charmante fille.

«Venez me voir dès aujourd'hui si vous le pouvez, ou alors demain dans la matinée.

«Du reste, j'ai besoin de votre visite comme médecin; cette crise de goutte est plus longue que les précédentes, et vous me direz si vous prévoyez le moment où je sortirai enfin de mon lit.

«A vous très amicalement.

«CHANTEPY


Cébronne répondit aussitôt par télégramme.

«Je pars dans une heure pour Orléans où j'ai deux rendez-vous qu'il m'est impossible de remettre, n'étant libre, ou à peu près, que le dimanche. Malgré ma hâte de vous voir, il faut attendre à demain matin, vers dix heures, et encore je n'aurai à moi qu'une vingtaine de minutes, tant je suis débordé par mes consultations.

«Vous ne soupçonnerez jamais le bien que m'a fait votre lettre, et vous avez mille fois raison: j'aime trop profondément Mlle D... pour que des malheurs passés, dont je connais déjà la nature, me fassent reculer.

«A nous deux, nous triompherons, cher monsieur, et votre appui suffirait pour lever les difficultés. Mais il y a dans un amour partagé—car elle m'aime!—une force irrésistible. Demain soir, je la reverrai, et ne la quitterai pas sans qu'elle se soit engagée.

«Bien cordialement vôtre.

«CÉBRONNE.»


Il revint chez lui au milieu de la nuit et rêva longtemps aux étoiles, pendant que les bruits sourds de la ville et les senteurs qui sortaient du jardin de Marie de Médicis s'associaient à sa joie intime.

Après son veuvage, il avait quitté la maison qui lui rappelait de tristes souvenirs, et nulle femme n'était entrée dans son appartement actuel.

Il voyait déjà Gertrude apportant à son foyer solitaire la grâce de sa beauté, le charme de son intelligence et de ses qualités féminines. Son refus la lui rendait plus chère, car une vive admiration se mélangeait désormais à ses sentiments. Il avait la plus haute estime pour le courage silencieux et l'énergie dans le travail, mais il lui semblait surhumain qu'on refusât, par délicatesse excessive, de prononcer le mot qui doit terminer une existence malheureuse.

A dix heures, dans la matinée, son coupé s'arrêtait rue Vavin. La concierge se précipita au-devant de lui.

—Vous avez vu mon fils, monsieur le docteur?

—Votre fils? Mais non! Est-il venu chez moi? Est-il malade? Je ne reçois jamais le matin.

—Non, non... il est allé vous chercher pour M. Chantepy qui est mort cette nuit.

—Mort! s'écria Bernard.

Dans son saisissement, il demeura sans voix, sans entendre la concierge qui parlait avec volubilité.

—Mort? répéta-t-il; ce n'est pas possible! Il m'a écrit hier et ne parlait que de son accès de goutte qui n'offrait aucun danger, je le sais.

—C'est une attaque, je pense, monsieur le docteur. Montez, je vous en prie.

M. Cébronne monta promptement, bien que le coup imprévu eût été si vif qu'il se sentait brisé, courbaturé comme s'il venait de passer par une extrême fatigue physique.

«Encore un chagrin pour ces pauvres femmes!...» se disait-il.

La porte lui fut ouverte par la femme de charge qui pleurait et, dans la chambre il trouva le concierge avec un ami de M. de Chantepy qu'on était allé chercher précipitamment. Sans être très lié avec le défunt, M. Verchaire, qui demeurait rue d'Assas, venait le voir assez souvent.

—C'est affreux, docteur! dit-il. J'ai causé avec lui hier même; il était assez gai, parce qu'il souffrait moins que les jours précédents.

Cébronne s'approcha du lit; son examen fut long et minutieux.

—C'est une attaque, ou la goutte est remontée au cœur, n'est-ce pas, docteur? demanda M. Verchaire un peu étonné de la longueur de l'examen.

Quelques secondes se passèrent encore avant que Cébronne se retournât pour répondre à la question.

—Non, dit-il du ton froid et un peu bref qu'il avait toujours dans ses consultations, non, rien de tout cela! M. de Chantepy est mort empoisonné.

—Empoisonné! répétèrent M. Verchaire et le concierge.

—Empoisonné! dit la femme de charge consternée. Comment se serait-il empoisonné? C'est affreux!

—Et j'ai lieu de croire que c'est avec de l'aconitine. En avait-il en sa possession, Sophie? demanda-t-il à la femme de charge qu'il voyait depuis dix ans et appelait par son petit nom.

—Je ne pense pas, monsieur, je ne lui ai jamais apporté d'aconitine.

—Vous lui faisiez toutes ses commissions?

—Oui... toujours! il marchait si lentement! Et depuis deux semaines, il était cloué dans son lit. M. le docteur le sait bien.

—Oui, répondit distraitement Cébronne. D'ailleurs on ne délivre pas d'aconitine sans ordonnance, et moi, son médecin, je n'ai jamais eu à lui en ordonner. Il n'a pas consulté un spécialiste en dehors de moi?

—Non, monsieur.

Sauf Bernard, qui avait recouvré son calme, ils se regardaient d'un air effrayé.

—Alors? Vous concluez? dit M. Verchaire.

—Je n'ai pas encore le droit de conclure, mais je soupçonne un crime. Où est la seringue Pravaz dont M. de Chantepy se servait pour ses injections de morphine?

Personne ne répondant, il regarda autour de lui et aperçut l'instrument sur la cheminée. Il l'examina attentivement et ne vit aucun indice; mais un papier froissé, jeté derrière un candélabre, attira son attention.

Il le déplia avec précaution et aperçut quelques parcelles cristallisées. De plus, le fond d'un verre, dans lequel avait probablement été dissoute l'aconitine, conservait encore un peu de liquide qu'il serait aisé d'analyser.

Cébronne, posant le verre et le papier, jeta un coup d'œil vers un secrétaire où la clef était restée.

—Prévenez le commissaire de police, dit-il au concierge, pour moi je reviendrai dans deux heures; cette affaire est du ressort de la justice.

—M. le docteur ne veut pas attendre le commissaire? dit le concierge tout tremblant.

—Ce serait normal, évidemment! mais j'ai, avec un confrère, une consultation urgente, et je suis déjà en retard.

Il prit à part M. Verchaire.

—Voulez-vous être assez bon pour rester ici afin qu'on ne touche à rien en attendant la police. Ces pauvres gens sont assez bouleversés pour commettre une maladresse.

—J'attendrai, je vous le promets.

—Vous devriez déjà être parti, dit Cébronne au concierge.

Puis il s'approcha de la femme de charge qui sanglotait.

—Allons, allons, ma pauvre Sophie!

—Ah! monsieur, un si bon maître! Si j'avais été auprès de lui, ce ne serait pas arrivé! Je n'aurais pas dû l'écouter!

—On n'en sait rien... En tout cas, vous ne pouviez pas l'obliger à vous garder, et vous n'avez rien à vous reprocher. Ne touchez à aucun objet avant l'arrivée du commissaire.

—Oh! non... mais je ne veux pas rester seule.

—M. Verchaire reste avec vous.

Dans le désarroi où le jetait cette mort que les circonstances rendaient si pénible, Cébronne ne songea pas à demander si Mme Deplémont avait été prévenue. Au bas de l'escalier, l'idée lui vint de monter chez elle, mais en regardant sa montre, il changea aussitôt d'avis.

«Déjà une demi-heure de retard! dit-il avec impatience. D'ailleurs, si elles ignorent encore leur malheur, les pauvres femmes l'apprendront toujours trop tôt. En revenant, j'irai chez elles. Quelle terrible chose!...»

Après ses visites qui l'absorbèrent jusqu'à une heure et demie de l'après-midi, il revint rue Vavin sans prendre le temps de déjeuner.

—Le magistrat vous attend avec impatience, monsieur, lui dit la concierge.

—Ah! déjà là?

—Oui, monsieur, depuis longtemps... M. le procureur de la République est même parti après avoir interrogé tout le monde dans la maison. M. le juge d'instruction voulait qu'on courût vous chercher, mais nous avons dit que vous deviez venir tout de suite après vos visites, sans rentrer chez vous.

Le juge d'instruction, M. de Monvoy, homme de soixante ans, magistrat intègre et bon, avait été très lié avec le père de Bernard. Il reçut Cébronne dans le salon et lui serra la main avec un plaisir évident.

—Ah! mon cher docteur, dit-il à voix basse, il y a longtemps que je n'ai eu la satisfaction de causer avec vous, et nous nous revoyons dans de tristes circonstances.

—Le reproche que vous m'adressez paraît mérité, mais si vous saviez comme je suis débordé!

—Je sais... et ne vous adresse aucun reproche, croyez-le bien. Voyons! passons sans tarder à notre affaire. Selon vous, il y a empoisonnement?

—Assurément!... Voulez-vous entrer chez M. de Chantepy, je vous montrerai la preuve matérielle?

Dans la chambre, un greffier écrivait, un agent de la sûreté était assis près du lit, et le concierge, que M. de Monvoy avait gardé auprès de lui, attendait qu'on voulût bien le laisser partir.

Le docteur s'approcha de la cheminée.

—Voici, dit-il au magistrat, un morceau de papier qui contient encore quelques parcelles d'aconitine.

—Oui, nous l'avons déjà examiné sur l'indication que vous-même aviez donnée avant de partir. C'est vous, docteur, qui l'avez découvert?

—C'était facile... l'assassin l'a jeté maladroitement sur la cheminée. De plus, dans ce verre, il y a un reste de liquide qu'on analysera.

—Pourquoi dites-vous l'assassin? M. de Chantepy n'a-t-il pu s'empoisonner lui-même? Il souffrait beaucoup de la goutte et...

—Il n'était pas homme à commettre une lâcheté pour éviter quelques souffrances, d'autant qu'il avait des principes religieux intransigeants. D'ailleurs, matériellement, la question de suicide ne se pose même pas. M. de Chantepy, depuis deux semaines, ne mettait pas le pied par terre. Il est mort dans son lit, et la seringue, qui a servi à l'injection d'aconitine, est encore sur la cheminée, fort loin de la victime.

—En effet! la conclusion s'impose. La mort a-t-elle été foudroyante?

—Foudroyante? Non! Mais très prompte certainement. Employée à cinq milligrammes, l'aconitine tue un homme; la dose employée étant évidemment beaucoup plus forte, un arrêt du cœur a dû se produire rapidement. Trente minutes, peut-être, après l'injection.

—A quelle heure, d'après vous, M. de Chantepy est-il mort?

—Probablement vers dix heures.

—Personne, vous me l'avez affirmé, n'est monté chez M. de Chantepy hier au soir? dit M. de Monvoy au concierge.

—Personne, monsieur le juge, je n'ai pas quitté ma loge.

—Les habitants de la maison ont été interrogés, chacun était chez soi et n'a rien entendu.

—Comme je l'ai déjà dit à monsieur le juge, Mlle Deplémont est peut-être allée chez M. de Chantepy sans que je le sache, car elle avait une clef et passait par l'escalier qui relie les deux maisons et sert d'escalier de service au bâtiment du devant. Mais si mademoiselle avait vu ou entendu quelque chose, elle m'aurait prévenu.

—Vous m'avez dit qu'elle faisait souvent la lecture le soir à M. de Chantepy?

—Oui, monsieur... mais il n'est pas supposable qu'elle soit sortie de son appartement hier.

—Pourquoi?

—Elle a dit à ma femme qu'elle avait fait ses adieux à M. de Chantepy avant le dîner, à cause des préparatifs de son départ.

—Comment, son départ? dit M. Cébronne en se tournant vivement vers le concierge.

—Oui, monsieur! Ces dames sont parties aujourd'hui à six heures pour un petit voyage. Je crois bien qu'elles sont allées voir une amie de mademoiselle qui demeure en Suisse. Mademoiselle en recevait souvent des lettres.

—Est-ce pour longtemps?

—Je ne crois pas, monsieur.

M. de Monvoy observait l'étonnement pénible et non dissimulé du docteur Cébronne.

—Nous allons passer dans le salon pour continuer notre enquête, dit-il. Nous n'avons plus besoin de vous, ajouta-t-il en s'adressant au concierge qui se retira avec empressement.

—Ces dames habitaient ici depuis quelques années, et vous les connaissez beaucoup, docteur?

—Beaucoup... quoique depuis peu de temps. Elles étaient très liées avec leur parent, c'est par lui que je les ai connues. Pauvres femmes! Quel chagrin pour elles en apprenant la mort de leur vieil ami!

—Je regrette leur départ, reprit le magistrat, car elles nous donneraient sans doute des renseignements précieux. Croyez-vous qu'elles vous écrivent?

—Oui... je suis sûr de ne pas tarder à recevoir des nouvelles, mais j'ai des raisons particulières pour être étonné de ce départ subit.

—Ce sont des femmes du monde ruinées, paraît-il?

Cébronne allait répondre quand une idée traversa son esprit.

—Je pense, dit-il en riant, que la justice ne se couvrira pas de ridicule en soupçonnant des femmes comme Mme Deplémont et sa fille?

—Qui parle de soupçons? Mais la présence de personnes aussi liées avec la victime nous serait utile.

—Demain ou après demain j'aurai une lettre.

M. de Monvoy, qui examinait un papier, leva les yeux et rencontra le regard ferme, presque irrité du docteur.

—Revenons aux causes de la mort, dit-il froidement.

Il interrogea minutieusement Cébronne qui lui promit son rapport pour le jour même.

—Maintenant, dit le juge au greffier, allez m'attendre dans la chambre de M. de Chantepy, j'ai un mot confidentiel à dire au docteur Cébronne.

Il referma la porte avec soin et attira Bernard à l'autre extrémité de la pièce.

—Docteur, dit-il aussitôt, il y a des coïncidences fâcheuses! J'ignore quels sont vos rapports exacts avec Mmes Deplémont, mais tenez-vous sur vos gardes, car je vous confie que l'enquête se tournera, se tourne déjà de leur côté.

—De leur côté! répéta Cébronne avec stupéfaction. Etes-vous fou? Oh! pardon!... Mais savez-vous bien de qui vous parlez?

—Non... et c'est pour le savoir que nous allons chercher.

Le premier mouvement de Cébronne avait été de répondre par un rire moqueur.

—Je m'excuse de ma franchise, mais vous allez me faire croire, dit-il, en haussant les épaules, que la magistrature est...

—Imbécile, voulez-vous dire? Allons, Bernard, dit M. de Monvoy avec bonté, laissez-moi vous appeler toujours par votre petit nom, je vous ai tant choyé enfant! et dites-moi quel intérêt particulier il y a pour vous dans cette affaire?

—J'ai demandé la main de Mlle Deplémont avant-hier, et je la considère comme ma fiancée.

—Votre fiancée... et vous ignoriez son départ?

Cébronne, frappé au cœur, recula de quelques pas, dominé par la colère la plus violente qu'il eût jamais éprouvée.

—Si vous n'étiez pas un magistrat dans l'exercice de son mandat, si vous n'étiez pas un ancien ami que j'honore, Dieu sait ce qui arriverait! dit-il d'une voix étouffée.

M. de Monvoy était loin de s'attendre à la révélation de rapports aussi sérieux entre Bernard et Mlle Deplémont. Pour des raisons particulières, il en était presque bouleversé, et se sentait toutes les indulgences pour les écarts de langage où une violente irritation entraînait Cébronne.

—Mon cher Bernard, calmez-vous, je vous en prie, et conservons l'un et l'autre notre sang-froid. Raisonnez un instant: à ma place, vous penseriez comme moi que le départ de ces dames dans la matinée qui suit la nuit du crime, sans même que vous ayez été prévenu, est au moins singulier?

—Simple coïncidence!... et si c'est là toute la base de votre soupçon, il est aisé de l'ébranler, dit vivement Cébronne. Ma demande a été repoussée sur ce prétexte que des faits déshonorants pour leur nom ne permettaient pas à Mlle Deplémont de se marier. J'ai insisté, afin d'obtenir une explication qui m'a été refusée. Mais je devais, ou, du moins, j'espérais la voir ce soir même et enlever la position. Elles ont fui par délicatesse dans la crainte de céder, et elles auraient cédé d'autant plus facilement que M. de Chantepy, leur conseiller et leur parent, était mon allié: il me l'a écrit.

—Quand cela?

—Hier... me donnant un rendez-vous ce matin.

M. de Monvoy, les yeux baissés, réfléchissait, et ses appréhensions, en pensant à Cébronne, devenaient plus vives et plus pénibles. Il ne lui disait pas que les réponses de certains interrogatoires étaient une charge bien autrement grave qu'un départ précipité, bien que cette dernière circonstance fût un nouvel anneau ajouté à la chaîne.

—Bernard, mon cher enfant, dit-il tout à coup, mon âge m'autorise à vous parler comme autrefois. Je m'intéresse à vous et vous aime toujours comme le fils très cher d'un excellent ami, je veux donc vous donner un conseil tout paternel, que je vous supplie d'écouter et de suivre. Votre réputation grandit chaque jour, votre caractère est universellement respecté; croyez-moi, acceptez la fuite de Mlle Deplémont comme le moyen normal de ne plus la revoir; c'est, du reste, son désir à elle-même. Paraissez seulement dans l'affaire comme le médecin appelé pour les constatations légales.

Chaque mot, chaque intonation ajoutaient à la stupeur de Cébronne. Il comprenait que M. de Monvoy, à demi convaincu, cachait les raisons principales de sa conviction. Il sentait, en outre, que ses propres paroles avaient apporté un appui aux idées du magistrat.

Il réussit momentanément à contenir sa colère; avec la promptitude de jugement qui était, en temps ordinaire, une des qualités de son intelligence, il vit les conséquences, pour lui et pour Gertrude, de cette erreur à ses yeux monstrueuse, même si elle était promptement reconnue.

Jamais son amour n'avait été plus fort, plus ardent; la générosité de sa nature le poussait à se poser en protecteur de la femme aimée qu'il savait être innocente, et si, malgré tout, les paroles paternelles de M. de Monvoy le touchaient, elles le révoltaient également jusqu'au fond du cœur.

—C'est Mme Deplémont que vous soupçonnez particulièrement? demanda-t-il.

—Non... sa fille.

Cébronne s'avança vers M. de Monvoy dans un mouvement violent, mais il s'arrêta court pour répondre avec une chaleur inexprimable:

—Rien n'est meilleur, plus pur, plus innocent que Mlle Deplémont. Je le répète et le dirai hautement partout: elle est ma fiancée, je me considère comme son protecteur naturel et malheur à ceux...

Il leva la main dans un geste éloquent.

—Mon cher Bernard! de grâce ne cédez pas à un entraînement irréfléchi, lui dit M. de Monvoy.

—Entraînement irréfléchi!... Allons donc! Suis-je un homme que l'on taxe d'irréflexion? Mais je soutiens que je serais le dernier des lâches si je ne prenais pas en main la cause de la femme innocente à laquelle, il y a quelques heures, j'avouais mon amour. Vous ne persisterez pas dans votre accusation! Ce serait odieux si ce n'était le comble du ridicule.

Il suivait son idée sans peser ses mots, et c'est à peine s'il pensait à M. de Monvoy en parlant avec tant d'ardeur et d'autorité.

Dans toute autre circonstance, le magistrat eût été vivement froissé, mais il jugeait avec son cœur la situation, et répondit avec bonhomie:

—Odieux, ridicule... soit! Ce que vous dites là, vous devez le dire! Mais vous ne savez pas tout, et ce tout je ne vous le révélerai pas aujourd'hui.

—Pourquoi? Dites, dites! Je vous répondrai, j'anéantirai d'un mot ces absurdités!

M. de Monvoy secoua négativement la tête.

—Je ne parlerai pas maintenant, mais, je vous le répète, Bernard, suivez mon conseil.

—Jamais, jamais!

Le visage énergique de Cébronne exprimait une angoisse et une indignation qui achevèrent d'émouvoir M. de Monvoy. Il laissa passer quelques instants avant de dire d'un ton conciliant:

—Je reviens à des questions de professionnel. Pouvez-vous me fournir des indications sur les habitudes de Mmes Deplémont? Avez-vous quelque idée sur le moyen pratique de découvrir rapidement leur nouvelle adresse? Il est dans leur intérêt, remarquez-le bien, de ne pas se cacher.

—Je ne connais rien, répondit sèchement Bernard.

Il était sincère, mais, à peine la réponse prononcée, il se souvint que la maison, pour laquelle travaillait Gertrude, était à Nanterre.

Pendant la maladie de Mme Deplémont, la jeune fille avait prié Bernard de jeter une lettre à la poste en disant:

«Je préviens la maison qui me donne du travail que je n'irai pas reporter mon ouvrage d'ici un certain temps.»

Machinalement, il avait regardé l'adresse et se rappelait parfaitement le nom de l'endroit. C'était un renseignement intéressant qu'il entendait garder pour lui.

—Eh bien, vous ne vous rappelez rien?

—Si... mais je ne parlerai pas jusqu'à nouvel ordre.

—Cependant, il y a intérêt pour la cause que vous soutenez à ne pas dissimuler.

—J'agirai comme bon me semblera... C'est moi-même qui veux chercher Mlle Deplémont et la prévenir des soupçons que vous faites peser sur elle.

—Bien, bien... c'est entendu, répliqua M. de Monvoy qui sentait Bernard sur le point de s'emporter.

Il lui restait à poser une question importante et se demandait comment elle allait être accueillie.

—Docteur, veuillez répondre à la question suivante: Mme Deplémont, m'a-t-on dit, a été longtemps malade; entrait-il de l'aconitine dans son traitement?

—Oui...

—Oui? s'écria M. de Monvoy en levant les sourcils d'un air significatif.

—Oui, reprit Cébronne irrité, mais vous devez savoir à quelle dose infime cette substance est employée, et, jamais à l'état pur comme celle qui a été dissoute pour l'injection. Vous savez que...

Tout à coup il s'interrompit, frappé par un souvenir. Il se rappelait avoir donné à Mlle Deplémont des explications sur la violence du poison et sur la dose relativement faible qui tuerait un homme. Etrange rapprochement! qui le faisait pâlir malgré lui.

Lorsqu'il entrait dans ces explications, une seconde personne allait et venait dans la chambre, mais qui était-ce? Et à quel moment cette conversation sur les propriétés de l'aconitine avait-elle eu lieu? Pendant la période aiguë de la maladie ou plus tard? Dans le premier cas, la personne présente devait être simplement la sœur garde-malade, et alors...

Il souffrait cruellement de son défaut de mémoire, et M. de Monvoy, observant sa physionomie tourmentée, comprenait qu'il eût été très utile pour l'instruction de connaître les pensées secrètes de Cébronne.

Celui-ci sortit de son mutisme pour dire fermement:

—C'est aussi monstrueux que de me soupçonner moi-même!

—Tant mieux! Je désire de tout mon cœur m'égarer, répondit avec empressement M. de Monvoy, mais il faut les découvrir et me les amener. Un mot d'elles changera peut-être entièrement la face de la question.

—Ce sera fait, soyez-en certain. Elles ne sont pas femmes à se dérober devant une accusation aussi énorme et ridicule.

Il salua avec raideur, descendit l'escalier en courant, et se jeta dans sa voiture après avoir dit au cocher de le conduire chez M. des Jonchères.

L'avocat fumait tranquillement dans son cabinet, au milieu d'une montagne de livres et de papiers.

Il se leva à l'entrée de son ami et s'écria:

—Qu'as-tu, mon Dieu! Qu'est-il arrivé?

L'aspect de Cébronne motivait bien cette question effrayée. Pâle, défait, le regard troublé, il avait perdu le calme extérieur sous lequel se dissimulaient habituellement les impressions d'une nature pondérée, mais douée toutefois d'une grande sensibilité.

Il tomba pesamment sur un siège et ne répondit pas à son ami. M. des Jonchères, inquiet, lui prit la main.

—Mais tu as la fièvre, Bernard?

—C'est possible! Qu'importe! Il ne s'agit pas de moi. Gertrude...

—Eh bien?

Cébronne raconta les événements et, d'un ton emporté que son ami ne lui connaissait pas, parla des soupçons de M. de Monvoy.

—Elle! s'écria-t-il, elle! Comme je l'ai répété à ce juge imbécile, c'est aussi monstrueux que de soupçonner moi ou toi! La pauvre enfant! La pauvre enfant!

Quoique habitué à recevoir des confidences extraordinaires, M. des Jonchères n'avait jamais éprouvé un tel étonnement.

—C'est inouï! dit-il. Quoi! la femme que tu voulais épouser est soupçonnée d'avoir commis un assassinat! Rêvons-nous? Ou sommes-nous dans la réalité?

Les lèvres de Cébronne tremblaient.

—Nous sommes trop éveillés, répondit-il.

—Voyons, reprit M. des Jonchères en avocat qui veut pénétrer dans la cause, voyons, pourquoi Mlle Deplémont est-elle soupçonnée avant sa mère? L'as-tu demandé à M. de Monvoy?

—Non... J'étais hors de moi. Mais je devine en partie pourquoi. En me disant que je ne savais pas tout, il a fait allusion à des circonstances que je connais, révélées par les concierges ou par Sophie.

—Qui est Sophie?

—La femme de charge de M. de Chantepy.

—Quelles circonstances?

—M. de Chantepy, lorsque ses douleurs étaient trop vives, se servait de morphine sous forme de piqûres. Mlle Deplémont employait une ou deux heures de la soirée à lui faire la lecture et, avant de le quitter, préparait souvent elle-même...

—Oh! interrompit avec effroi M. des Jonchères.

—Selon toutes probabilités, elle n'est pas allée hier soir chez M. de Chantepy. On le prouvera... il n'y a rien à craindre, dit Cébronne d'un ton saccadé.

—Il faut retrouver ces femmes le plus tôt possible... N'as-tu pas parlé tout à l'heure d'un moyen pratique pour arriver jusqu'à elles?

—Oui... et il me faut quelqu'un pour agir aujourd'hui même. Moi je suis retenu impérieusement par mes malades et par le rapport que je dois envoyer ce soir au magistrat.

—J'irai moi-même, dit M. des Jonchères. Je suis libre et vais partir. Où faut-il aller?

—A Nanterre. Elle travaille pour une maison qui fabrique les gants de laine dont on se sert pour frictions. J'ignore l'adresse, mais là-bas tu te renseigneras facilement.

—Oui... J'ai un client à Nanterre. C'est un négociant, si je le rencontre, tout sera vite fait. Je pars à l'instant.

Mais il se ravisa en observant l'air fatigué de Cébronne.

—Au milieu de ces choses terribles, à quelle heure as-tu déjeuné, Bernard?

—Déjeuné! Est-ce qu'on peut penser à la vie physique quand...

—Pas déjeuné... et il est trois heures et demie! Si tu voyais ton visage, mon pauvre ami! Et dois-tu aller chez tes malades pour leur offrir le spectacle d'un médecin qui défaille? On va t'apporter ici un repas froid.

Il sonna son valet de chambre, donna ses ordres et revint s'asseoir auprès de M. Cébronne.

—Voyons, mon cher Bernard, remets-toi. L'erreur sera, sans doute, rapidement constatée. Il n'y a pas lieu probablement de tant se bouleverser. En tout cas, il faut conserver ton énergie et ton sang-froid; ces deux qualités ne t'ont jamais manqué.

—Je ne fléchirais pas s'il s'agissait de moi... Mais savoir cette femme exquise, que j'aime passionnément, accusée, elle, ne fût-ce qu'une minute! C'est épouvantable! Le plus indifférent, la connaissant, serait transporté de fureur ou d'indignation.

—Dès aujourd'hui, il peut se produire un fait qui anéantira tout soupçon. Ainsi, agissons! Découvrons-la, et nous verrons après.

—Oui, répondit Cébronne avec ardeur, agissons! Elle aura, dans cette circonstance extraordinaire, tout l'appui que je lui donnerais si j'étais son mari.

Cette idée le calma, et, cédant aux instances de son ami, il mangea rapidement.

—Ce magistrat est un brave, un excellent homme, je le sais bien, malgré mon irritation contre lui! et, cependant, il me conseillait d'abandonner lâchement Gertrude.

—Comment! quel conseil? Tu ne m'avais pas dit cela!

—Oui... M. de Monvoy, se plaçant sur le terrain de mon intérêt personnel, et de la vieille affection qu'il m'a conservée, affirmait que mon caractère «universellement respecté, ma réputation qui grandit chaque jour» (ce sont ses propres expressions) ne devaient pas «être compromis dans cette affaire». «Profitez du moyen qu'elle-même, en fuyant, vous a fourni de ne plus la revoir. Suivez mon conseil paternel, etc...» Telles sont ses affectueuses, mais absurdes paroles.

M. des Jonchères affectait, par contenance, de ranger des papiers.

«Les conseils du magistrat sont une preuve de sa conviction, pensait-il, et pour qu'il y ait conviction déjà formée, il faut des présomptions bien graves... Malheureux Bernard!»

Cébronne, reculant la petite table sur laquelle on lui avait servi son repas, se prépara à partir.

—Et toi? Tu vas tout de suite à Nanterre, n'est-ce pas, Henri?

—Oui... répondit en hésitant M. des Jonchères.

—Qu'est-ce que tu as? Ta physionomie est singulière!

—Ecoute, Bernard, et ne t'emporte pas... ne penses-tu pas que...

—Quoi donc?

—Enfin, réfléchis! Ne serait-il pas sage de suivre, au moins momentanément, le conseil de M. de Monvoy?

—Et c'est toi, homme d'honneur, homme de cœur, qui parles ainsi! s'écria Cébronne.

—Je t'aime... et alors j'hésite. Où allons-nous dans cette aventure?

—Nous allons dans le droit chemin, et moi je n'hésite pas un instant, répondit froidement Cébronne, auquel l'hésitation de l'avocat rendait sa résolution naturelle. Je ne crois pas, mais je sais, entends-tu bien, je sais que Gertrude est une femme admirable; mon amour ne reculera devant rien pour la soutenir, et dès maintenant! Je suis aussi sûr d'elle que je suis sûr de moi.

—Soit! partons! dit brusquement M. des Jonchères.

Il prit son chapeau et suivit le docteur Cébronne dans la rue.

—Tu viendras ce soir chez moi? dit Bernard.

—Oui... je m'installerai rue Vaugirard et t'attendrai.

III

L'avocat prit une automobile et se fit conduire à Nanterre.

Il eut la bonne fortune de rencontrer le négociant dont il avait parlé à son ami et d'obtenir aussitôt le renseignement désiré.

—Cette maison est boulevard du Nord, 23; suivez ma rue, vous y arriverez en deux minutes.

M. des Jonchères, s'empressant de mettre à profit l'indication, fut reçu, boulevard du Nord, par une femme encore jeune, au visage avenant et à l'accueil aimable. Cependant, quand il exposa sa requête, beaucoup de défiance perçait dans la question que Mme Cardier lui posa.

—Pourquoi, monsieur, désirez-vous connaître l'adresse de Mlle Deplémont?

—Je suis avocat, répondit-il en tendant sa carte, et, pour une affaire très sérieuse, il est nécessaire que je voie Mlle Deplémont, ou plutôt sa mère.

Mme Cardier connaissait la réputation comme avocat de M. des Jonchères; elle se rassura, et un léger sourire passa sur son visage.

«Il est amoureux», pensa-t-elle, sans réfléchir que, dans ce cas, il n'eût pas demandé une adresse qu'il devait connaître.

—Ces dames demeurent rue Vavin, 6. Mlle Deplémont est venue ici ce matin.

—Ce matin? répéta l'avocat en dissimulant son vif étonnement.

—Oui... elle me rapportait son ouvrage, et venait en chercher pour quinze jours. Elle et sa mère sont des femmes bien distinguées, monsieur! C'est triste de les voir dans le malheur. Mlle Gertrude est si bonne, si courageuse! elle sera un trésor pour l'homme qui l'épousera.

Tout en souriant intérieurement des idées matrimoniales de Mme Cardier, M. des Jonchères constatait, non sans surprise, qu'elle ignorait le départ de Mmes Deplémont.

—Je connais l'adresse de la rue Vavin, dit-il; mais ces dames sont parties aujourd'hui pour un court voyage; elles ont omis de laisser leur adresse au concierge, et il est urgent qu'elles reçoivent les nouvelles qui les intéressent.

—Je ne puis rien vous dire, monsieur, répliqua Mme Cardier dont la défiance s'éveilla de nouveau. Leur voyage ne me regarde pas; si elles sont parties pour deux ou trois jours, elles n'avaient pas besoin de laisser d'adresse. Certainement leur absence sera courte, puisque Mlle Deplémont ne m'a parlé de rien et a emporté beaucoup d'ouvrage. On ne travaille pas en voyage.

—Evidemment! mais je désirais leur envoyer une dépêche aujourd'hui même, c'est pourquoi, sachant que vous les faisiez travailler, je me suis permis de vous questionner.

—Je regrette, monsieur, de ne pas mieux vous renseigner, répondit assez froidement Mme Cardier.

M. des Jonchères revint à Paris très ennuyé de son insuccès.

«Pour moi, pensait-il, elles ne font aucun voyage et sont cachées à Paris. Il s'agit de les découvrir, mais la police y parviendra avant nous; à notre époque, comment se cacher longtemps? Dans quelle affaire est engagé mon pauvre Bernard! Amoureux comme un fou, il n'en fera qu'à sa tête. Qu'est-ce que cette jeune fille? Est-elle coupable comme c'est à craindre? Ou est-ce une malade qui a su tromper un homme expérimenté? Le fait ne serait pas nouveau, il se voit souvent, et, dans l'histoire, nous en avons des exemples éclatants...»

Sept heures sonnaient quand il arriva rue Vaugirard, mais le docteur Cébronne n'étant pas rentré, il alla dîner chez Foyot, puis revint s'installer dans la bibliothèque de son ami.

C'était une grande pièce arrangée avec un sens artistique très remarquable. Rempli d'objets d'art, de livres curieux, elle révélait les goûts qui, dans la famille de Bernard, se transmettaient de génération en génération. Son aïeul avait été lui-même un peintre de grand talent.

Cébronne, dans ses rares moments de loisir, venait se reposer au milieu d'une atmosphère intellectuelle qui le transportait loin de ses travaux trop positifs et trop absorbants. Il affectionnait plus particulièrement sa bibliothèque, depuis qu'en imagination, il y voyait rayonner la beauté de Gertrude.

En l'attendant, M. des Jonchères essaya de lire, mais les mots prenaient des apparences fantastiques et le sens des phrases se rapportait toujours à ses préoccupations.

«Quelle lamentable affaire!» dit-il avec impatience.

Le docteur Cébronne, qui avait été obligé de remettre au soir plusieurs visites, rentra à neuf heures passées.

—Eh bien, Henri?

—Eh bien, rien! J'ai découvert facilement la maison, mais la personne, à qui j'ai parlé, m'a renvoyé rue Vavin. Elle ne connaissait pas le départ sur lequel je ne me suis pas étendu. Mais, circonstance surprenante, Mlle Deplémont est allée, ce matin même, chercher de l'ouvrage.

—Ce matin!... s'écria Bernard.

—Ce matin... Elles ont quitté leur maison, m'as-tu dit, à six heures?

—Oui...

—A présent, je comprends leur dessein. Elles ont emporté du travail pour quinze jours, afin de n'avoir pas à sortir, et se terrent dans un quartier quelconque où elles n'ont aucune chance de te rencontrer.

—Tu ne crois pas au voyage?

—Non...

—Pourquoi?

—Parce qu'il est inutile... parce que Mme Deplémont est là. Elles donneront, par lettre, congé de leur appartement, à moins qu'elles n'aient chargé un tiers d'agir pour elles.

—Oui... M. de Chantepy.

L'avocat ne répondit pas et détourna son regard qui eût peut-être trahi sa secrète pensée.

—Comment la découvrir avant l'intervention brutale de la police? s'écria Cébronne.

—Elle t'écrira, crois-tu?

—Oui, elle m'écrira... elle ne peut pas ne pas m'écrire. Mais elle ne donnera pas son adresse.

—Est-elle catholique? A-t-elle des habitudes pieuses?

—Oui, répondit Bernard étonné d'une question qui lui semblait bien intempestive, elle va tous les jours à la messe de six heures. Si elle est catholique! Convaincue et même ardente. Rien n'était charmant comme ses discussions avec moi quand nous abordions certains sujets.

—Tu m'as dit que le malheureux Chantepy te parlait d'elle fréquemment?

—Chaque fois que j'allais le voir, et, depuis quelques mois, il m'appelait souvent. Il l'aimait sincèrement; d'après un mot, j'ai lieu de croire qu'elle sera son héritière.

—Ah!... pourvu qu'il n'ait pas fait de testament en sa faveur!...

—Tu considères que ce serait une charge contre elle!... tu la soupçonnes! alors que nulle charge n'existe parce que le soupçon ne peut pas l'effleurer!

—Pour toi, oui! mais pour ceux qui n'ont aucun intérêt à la défendre, pour la justice?

Cébronne s'irritait, mais M. des Jonchères voulait le préparer sans faiblesse à un avenir cruel.

—Bernard, écoute-moi de sang-froid. Cette jeune fille appartient peut-être à la catégorie de certaines malades que tu connais aussi bien et même mieux que moi. Tu sais combien elles sont habiles et dissimulatrices.

—Pas plus malade que coupable, répondit avec fermeté Cébronne. Tu t'égares, mon pauvre ami.

Il passa dans la salle à manger pour dîner, mais presque aussitôt il repoussa son assiette et revint avec M. des Jonchères dans la bibliothèque.

—Tu as tort de ne pas mieux te soigner, Bernard. Quelles que soient les conséquences de cette singulière affaire, tu as et tu auras besoin de tes forces.

—Je suis nourri par l'angoisse et l'inquiétude, répondit distraitement Cébronne. Mon rapport est envoyé à M. de Monvoy.

—Déjà!

—En te quittant tantôt, je suis rentré chez moi pour rédiger ce rapport. C'était horrible! connaissant les soupçons qui pèsent sur la femme que j'aime... Chaque mot peut être un appui pour l'accusation.

Il marchait, agité, dans la vaste pièce.

—Je ne veux plus être questionné sur cette mort... J'ai rempli mon devoir, je ne répondrai plus rien... c'est horrible, horrible!

—Tu es libre d'agir comme il te plaira, mon cher Bernard.

—Je n'en sais rien... mais je ferai comme si j'étais libre, en effet, répondit-il brièvement.

Et sa pensée s'en alla vers Gertrude seule, accusée et innocente. Dans son cœur plein de pitié et d'amour généreux, il n'y avait aucun mouvement égoïste. Il ne songeait qu'à la défendre, la protéger et les soupçons de son ami, loin de l'ébranler, stimulaient ses sentiments.

—Mais pourquoi ta question sur ses idées religieuses? demanda-t-il en s'arrêtant tout à coup devant M. des Jonchères.

—Nous avons probablement là un moyen rapide de les retrouver.

—Comment cela?

—C'est bien simple... si Mlle Deplémont t'écrit, elle oubliera qu'il est imprudent de porter sa lettre à une poste du quartier, car je ne crois pas que ces pauvres femmes soient bien habiles. Rien de plus aisé alors que de surveiller l'église ou la chapelle la plus voisine.

—Excellente idée, Henri... mais hélas! je n'ai pas encore la lettre. Et vois ton inconséquence! tu admets qu'une femme soit, en même temps, criminelle et pieuse!

—C'est admissible... j'ai rencontré le cas.

—Tu as rencontré de la superstition, ou une vague sensibilité religieuse très féminine et très inapte à bien conduire la volonté. Mais chez Mlle Deplémont la foi éclairée, basée sur un fonds d'instruction solide, se manifeste non par des sensations, mais par l'effort sur elle-même, le courage et l'abnégation. Les deux cas n'ont aucun rapport. J'ai observé de près Gertrude sur ce point spécial; elle m'a souvent vivement intéressée, et m'a même suggéré des réflexions qui, avant que je la connusse, ne s'étaient pas présentées à ma pensée.

Cette réponse frappa l'avocat sous bien des rapports; il s'en souvint plus tard lorsqu'il vit évoluer l'esprit de son ami. Elle lui était, en attendant, une preuve nouvelle d'un attachement évidemment irréductible.

Le jeudi, M. de Monvoy envoya un mot au docteur Cébronne pour le prier de venir le voir à cinq heures.

Bernard entra dans le cabinet, étreint par une angoisse qu'il sut dissimuler.

—C'est à titre amical et non officiel que je vous ai appelé, mon cher Cébronne, lui dit M. de Monvoy. L'enquête, que je pousse vivement, a marché depuis trois jours; j'ai bien des choses à vous dire; malheureusement, elles sont d'un ordre très pénible.

—Vous connaissez mon opinion, répondit froidement Bernard, elle ne variera pas. Si la justice persiste dans sa première voie, elle s'égarera d'une façon monstrueuse.

Beaucoup de compassion se lisait dans l'expression de M. de Monvoy et le docteur s'en irrita.

—Je doute, reprit le juge d'instruction, que vous conserviez votre opinion en face de l'évidence. Vous n'avez reçu aucune lettre? Vous n'avez rien découvert sur la nouvelle adresse de Mme Deplémont?

—Non... et vous?

—Non plus... mais nous arriverons vite. Vous ne savez pas encore leur histoire?

—Non... elles ne m'ont pas dissimulé, je vous l'ai dit, qu'une honte pesait sur elles. Quant à leur honorabilité personnelle, elle est inattaquable.

Il s'était promis de rester calme, mais sa voix le trahissait malgré lui.

—M. Deplémont, reprit le magistrat, a fait des faux et des détournements comme administrateur d'une Compagnie. Condamné à cinq ans de prison, il est arrivé ces jours derniers à Paris après avoir purgé sa peine. Sa femme lui envoyait fréquemment un peu d'argent.

—Elles en gagnaient, dit Cébronne d'un ton bref.

—Oui, mais leur situation était précaire, et le retour de M. Deplémont la complique encore. Il est malade et a dû se réfugier auprès de sa femme et de sa fille, car, sans laisser d'adresse, il a quitté subitement le petit hôtel où il était descendu.

—Vous saviez où il s'était logé?

—Oui, je l'ai su tout de suite par la préfecture de police, et j'espérais ainsi parvenir à mon but. Il faut chercher autrement... Le testament de la victime est connu; M. de Chantepy donne tout à Mlle Deplémont.

Le magistrat se tut un instant, attendant vainement une observation de Cébronne.

—Continuez, je vous prie, dit celui-ci; mais avant, pourquoi Mlle Deplémont est-elle soupçonnée, et non sa mère?

—Chaque soir, cette jeune fille allait faire la lecture à son cousin; quelquefois sa mère l'accompagnait, mais rarement depuis sa maladie. C'est Mlle Deplémont qui préparait souvent la piqûre dont M. de Chantepy avait besoin.

—C'est moi qui lui ai appris, dit avec calme Cébronne. Après?

—Après? Un reste d'aconitine était caché dans la commode de Mlle Deplémont. Le papier, trouvé par vous sur la cheminée de M. de Chantepy, s'adapte à la déchirure du papier découvert dans le tiroir et contenant le reste d'aconitine dont je viens de parler.

Une pâleur de cendre se répandait sur les traits de M. Cébronne.

—Sait-on si Mlle Deplémont est allée dimanche soir chez M. de Chantepy? demanda-t-il d'un ton encore ferme.

—Oui... on le sait.

Ecrasé par ces réponses successives, Cébronne sentait tourbillonner ses idées.

—Une seule observation fera crouler cet échafaudage, dit-il avec effort. Elles se cachent... Comment, se cachant, pourraient-elles hériter? C'est un non-sens.

—Ces non-sens ne sont pas rares dans l'histoire des crimes... Elles ont entassé maladresses sur maladresses, les malheureuses! Enfin votre objection ne tient pas devant la nécessité où elles étaient d'avoir de l'argent. Elles en ont pris, voilà tout!

—Vous dites «elles», vous soupçonnez donc également la mère?

—Peu... c'est une manière de dire. Pardonnez-moi de parler aussi crûment, mais, pour moi, Mlle Deplémont a évidemment tout conduit. Un secrétaire était ouvert dans lequel M. de Chantepy mettait ses valeurs; valeurs au porteur, remarquez bien. De plus, pour une raison inconnue, il avait réalisé une somme de dix mille francs que le Crédit Lyonnais lui envoya, le samedi, à trois heures.

—Alors, il eût fallu que Mlle Deplémont fût au courant des affaires d'argent de M. de Chantepy?

—Pourquoi pas?... C'est très supposable.

Cébronne ne pouvait nier ni les faits, ni leur enchaînement, mais quel que fût le poids qui l'écrasait intérieurement, il conservait une contenance ferme.

—Vous affirmez, dit-il, que M. Deplémont, rentré à Paris, a vu sa femme?

—Oui, j'en suis sûr.

—Est-ce samedi?

—Samedi matin, en effet; d'après le concierge, un homme, ayant l'air très malade, est monté chez ces dames.

—Ah!... je comprends maintenant!

M. de Monvoy se trompa sur le sens de cette exclamation, et, malgré sa sympathie pour la douleur de Cébronne, il éprouvait un vague soulagement à le sentir ébranlé.

—Mon opinion s'est vite formée, dit-il, parce que, dès l'abord, les faits semblaient probants. A présent, voyez-vous que mon conseil était bon?

—Je ne vois rien, parce que je ne pense pas et ne penserai jamais comme vous! Jamais je ne serai égaré par les apparences quand il s'agira d'une femme comme Mlle Deplémont! Si on vous affirmait, avec semblant de preuves, que je suis un assassin, que diriez-vous?

—Je hausserais les épaules...

—C'est précisément mon geste sur l'accusation portée contre ma fiancée. Ma fiancée! vous entendez bien?

—Trop bien! répondit le magistrat. Puissiez-vous avoir raison, Bernard! mais, pour vous-même, je crois mieux faire en ne vous cachant rien. Je vous sais homme à regarder le malheur en face.

—Assurément! dit Cébronne d'une voix irritée.

—Expliquez-moi votre phrase de tout à l'heure: «Je comprends maintenant!»

—Samedi soir, j'ai remarqué l'air souffrant de Mme Deplémont qui sort seulement de convalescence, et j'ai su qu'elle avait éprouvé une vive émotion; or, vous me dites que son mari était venu le jour même?

—Oui... elle devait d'ailleurs être informée de sa visite. Elle et sa fille lui écrivaient régulièrement en lui envoyant de petites sommes économisées sur leur travail. J'ajoute que Mme Deplémont, dans le désastre amené par les turpitudes de son mari, n'a pas retiré un centime de sa fortune personnelle. Le dossier du procès de M. Deplémont est entre mes mains depuis ce matin, et l'attitude de Mme Deplémont, dans cette épreuve, a été absolument correcte.

—Comment ose-t-on les soupçonner? s'écria Cébronne. Leurs efforts si honorables pour vivre et pour soulager ce misérable, ne sont-ils pas des garanties suffisantes?

—Mon cher docteur, ces femmes luttaient pour gagner le pain quotidien et, après de longues habitudes de bien-être, on se fatigue vite d'une pareille lutte!...

—Nous sommes en plein dans l'absurde! s'écria Bernard. M. de Chantepy, dans cette phase nouvelle, leur serait venu en aide.

—En êtes-vous certain? On le croyait dans une grande aisance, il avait à peine sept mille francs de rente. Enfin c'était un original, vous le savez bien.

—Oui... je sais, dit impatiemment Cébronne; mais il avait assez de générosité dans le caractère pour faire un sacrifice.

—Soit!... Croyez-vous qu'on puisse soupçonner quelqu'un de la maison? La femme de charge, par exemple?

—Sophie Brion!... mais non! C'est la meilleure et la plus sûre des femmes de confiance; elle servait son maître depuis bien des années.

—Comment expliquer l'aconitine chez Mlle Deplémont? Comment expliquer la présence de cette jeune fille chez son parent, à l'heure même du crime?

—L'heure du crime?... Elle ne peut être précisée à une demi-heure près... J'ai parlé par hypothèse.

—Hypothèse confirmée par le médecin légiste... Quand nous aurons questionné Mlle Deplémont, peut-être verrons-nous une autre piste; jusque-là...

—Jusque-là, j'affirme que vous faites fausse route! L'affirmation d'un homme qui connaît si bien Mlle Deplémont devrait compter pour beaucoup, surtout quand cet homme est habitué à observer et à juger... Vous avez du cœur, et vous vous repentirez d'accuser, de traquer une femme innocente... une jeune fille!

—Bernard, mon cher enfant, dit M. de Monvoy avec une vive émotion, croyez que ma tâche est bien pénible... Je pourrais la passer à un autre, j'y ai pensé, et c'est à cause de vous que je la garde. A un moment donné, vous trouverez bon que le magistrat soit un ami...

Cébronne ne pouvait être insensible à des paroles aussi bonnes et affectueuses, mais il était en proie à des sentiments trop violents pour exprimer sa gratitude.

M. de Monvoy le comprit et ne fut pas offensé de son silence.

—Convenez vous-même, reprit-il, que la justice ne soupçonne pas légèrement, mais soupçonne sur des présomptions fort graves qui sont presque des preuves matérielles.

Pendant l'entretien, M. de Monvoy avait évité ce dernier mot, il le prononça alors à dessein, tant il avait à cœur de combattre, jusque dans ses derniers retranchements, la décision du docteur Cébronne.

Preuves matérielles... le mot atterra Bernard, mais il n'en laissa rien voir et répondit simplement:

—Présomptions ou preuves sont des leurres, vous le saurez un jour.

En quittant le juge d'instruction, il avait encore à faire quelques visites, et, dans le désarroi de son esprit, il eut la tentation de se dérober à sa tâche; mais, se ressaisissant presque aussitôt, il examina ses malades avec autant de soin et aussi longuement que si son cœur n'avait pas été torturé.

On lui demanda plusieurs fois s'il n'était pas souffrant; il répondit:

—J'ai sur les bras une affaire préoccupante; il est possible que, dans deux ou trois jours, je sois obligé de m'absenter et de me faire remplacer auprès de mes malades; je m'en excuse à l'avance.

Une dame lui parla de la mort de M. de Chantepy.

—C'est vous qui avez été appelé, docteur? C'est affreux vraiment! personne n'est en sûreté. Savez-vous si on est sur la trace des assassins?

—J'ai fait mon rapport, répondit-il brièvement; mon rôle est terminé.

Mais cette question l'avait bouleversé. Déjà, il le savait, un journal parlait mystérieusement d'une femme, jeune et belle, qui devait être la coupable. Quel bruit, lorsque, Gertrude arrêtée, il se placerait auprès d'elle en disant: «C'est ma fiancée, il est impossible qu'elle soit coupable, je le jure!» Après avoir renvoyé sa voiture, il dîna hâtivement dans un restaurant et se dirigea à pied vers la rue Solférino. L'éclat auquel il pensait ne l'inquiétait pas; cependant, les journaux du monde entier parleraient de ce procès, qui deviendrait sensationnel, à cause de son amour pour l'accusée.

«Le monde entier!... c'est bien peu de chose», se dit-il avec lassitude.

Et, habitué à tirer des déductions de ses pensées, il songeait:

«La douleur extrême d'une situation extraordinaire m'amène à penser que le monde est bien petit, et, en considérant le rien de ce monde, mes facultés tombent dans le vide. Cependant, elles ne sont pas créées pour le vide... Chère et croyante Gertrude! je connais sa réponse si je lui parlais de mon impression.»

Il raconta d'un trait à son ami sa terrible conversation avec le magistrat.

M. des Jonchères l'interrompait de temps en temps pour poser une question, préciser un fait, et quand M. Cébronne cessa de parler, l'avocat fut frappé d'un mutisme trop significatif pour Bernard.

—N'exprime pas ta pensée... elle est atroce! s'écria-t-il. Oh! ma chère Gertrude!

La tête dans ses mains, il pleura comme un homme sait pleurer quand il est vaincu par la douleur.

Consterné, son ami marchait avec agitation, sans oser parler.

—Bernard... mon pauvre Bernard! dit-il enfin en lui touchant l'épaule; je t'en prie!...

Cébronne se redressa vivement.

—Pardonne cette faiblesse et prépare-toi à me rendre service, dit-il résolument.

—Quel service?

—D'abord, c'est toi qui la défendras si elle est arrêtée; j'ai une confiance absolue dans ton jugement et ton talent.

—Soit! je la défendrai, non avec mon talent, mais avec mon cœur, puisque tu l'aimes!

—Merci, Henri!... je sais que je peux toujours compter sur toi. Maintenant, je t'en prie, va dès ce soir chez M. de Monvoy. Dis-lui que tu seras l'avocat, fais-le parler; tu sauras questionner, alors que moi je suis trop ému, surtout trop irrité pour penser...

—Mais cette jeune fille n'est pas arrêtée! répliqua M. des Jonchères. Me poser comme son avocat est prématuré, et ce sera le premier mot de M. de Monvoy.

—Est-ce que, dans un cas pareil, la famille n'a pas le droit de choisir un avocat pour la défense?

—Si, certainement!

—Eh bien, je représente le seul protecteur de Mlle Deplémont. Je suis implicitement son mari, j'agis en conséquence et je prends un conseiller pour elle. Si c'est contre l'usage, la correction, qu'importe! Comme avocat, te donnera-t-on les pièces qui concernent l'enquête?

—Un peu plus tard... quand je serai officiellement et non officieusement l'avocat de la défense.

—Tu crois que M. de Monvoy ne répondra pas dès ce soir à tes questions?

—Si! il me répondra... C'est, du reste, au juge d'instruction à apprécier s'il doit ou non parler dans telle ou telle circonstance, et il agit avec toi d'une façon très particulière.

—Alors, pars, Henri.

Après un peu d'hésitation, l'avocat dit à voix basse:

—Ainsi, tu ne changes pas d'avis?

—Je ne suis ni un cuistre, ni un lâche...

M. des Jonchères partit, sans essayer de discuter, et fut accueilli cordialement par M. de Monvoy.

—Ah! mon cher Jonchères, charmé de vous voir! Quoi de nouveau?

—Je suis envoyé par le docteur Cébronne.

L'expression du magistrat changea aussitôt.

—Il vous a tout raconté?

—Tout... il me prend, dès aujourd'hui, comme avocat de cette pauvre fille... si on l'arrête.

—Si on l'arrête?... Doute-t-il encore?

—Il ne doute pas, non! il est sûr d'aimer une femme admirable, idéale!

—C'est désolant!... je n'ai pas fermé l'œil de la nuit, en réfléchissant aux conséquences de cette obstination. J'ai beaucoup aimé le père de Cébronne, et si, lui, je l'ai peu vu depuis quelques années, je lui conserve néanmoins une amitié sincère, et c'est avec le plus vif intérêt que j'ai suivi les succès de sa brillante carrière. Je voudrais, avant tout, que son nom ne parût pas dans cette triste affaire.

—Quoi! votre opinion est-elle donc déjà et sérieusement formée?

—Du moins, les charges sont accablantes.

—Est-ce que personne, dans la maison, en dehors de Mlle Deplémont, ne peut être soupçonné?

—Chacun, elle exceptée, était chez soi le soir du crime. Tous les locataires ont été minutieusement interrogés; ils n'ont rien vu, rien entendu. Seule, Sophie Brion, la femme de charge qui habite une chambre voisine du petit appartement occupé par Mmes Deplémont, a ouvert sa porte au moment où la jeune fille descendait chez M. de Chantepy. Mlle Deplémont lui a dit: «Je compte sur vous, demain matin, avant six heures; vous mettrez les chambres en ordre, après notre départ. Ma mère dort, et je vais dire adieu une fois encore à notre parent.» Donc, Mlle Deplémont est allée seule, lundi soir, chez M. de Chantepy.

—Mais, cette Sophie Brion... est-on sûr d'elle? N'avait-elle pas, également, une clé qui lui permettait d'entrer pour son service, et comme elle l'entendait, chez M. de Chantepy?

—Elle est très estimée et a la confiance de toute la maison. C'est la veuve d'un employé de commerce, qui lui a laissé un petit avoir, qu'elle a presque entièrement sacrifié pour élever son fils et lui donner une bonne instruction. Malgré l'estime dont elle est entourée, j'ai dirigé mes investigations de ce côté, et rien ne peut la faire soupçonner. Quant à la clé, qui lui permettait d'entrer chez M. de Chantepy, elle était restée hier soir chez le concierge, qui, à huit heures, le matin, devait remplacer la femme de charge chez le vieillard.

—Pourquoi?

—Parce que, de bonne heure, elle allait voir son fils, assez souffrant. Elle est rentrée à neuf heures. C'est donc le concierge qui devait servir à M. de Chantepy son petit déjeuner.

—Et ce concierge?

—Un brave homme, qui a causé dans la loge, avec sa femme et deux amis, jusqu'à une heure avancée de la soirée.

—Mais, il a pu entrer quelqu'un... les concierges ont bien des distractions. D'après Cébronne, M. de Chantepy n'avait ni verrou, ni chaîne de sûreté à la porte de l'escalier de service.

—Non... il s'était borné à une serrure, plus forte et plus compliquée que les serrures ordinaires; il avait des manies singulières, comme vous savez. Personne, le soir, n'est entré dans la maison, car la porte de la rue est fermée à neuf heures.

—Dans la journée, on a pu se glisser et se cacher...

—Jusqu'ici, aucun indice ne le fait présumer; et puis, ce personnage supposé connaissait donc intimement M. de Chantepy, pour être au courant de ses habitudes?

—Tant de choses invraisemblables sont vraies! dit M. des Jonchères, d'un ton découragé.

Bien qu'il ne fût pas intéressé personnellement dans l'affaire, il éprouvait l'écrasement d'une conviction terrible.

—Décidez votre ami à ne pas paraître comme fiancé, reprit le magistrat, suppliez-le! Mettons les choses au mieux: l'innocence de la jeune fille est prouvée, bien! reste le père... Son procès a eu lieu au fond de la province, il n'est pas connu, mais, dans les circonstances actuelles, la honte s'étalera au grand jour.

—Bernard est amoureux fou; de plus, l'honneur, chez lui, est chevaleresque, et il est homme, quand il aime, à ne reculer devant aucun dévouement. Le père ne l'arrêtera pas.

—Bien, bien! j'admets... d'autant que ce malheureux est très malade et n'a peut-être pas trois mois à vivre. Mais, hélas! vous voyez vous-même l'enchaînement des faits; jamais cause, au premier abord, n'a été plus lumineuse.

—Cébronne est trop affirmatif et connaît trop bien cette jeune fille pour que je la croie coupable, répliqua M. des Jonchères, qui entrait dans son rôle de défenseur. N'avez-vous aucun indice sur la nouvelle demeure de Mme Deplémont?

—Non... il est plus malaisé de découvrir deux femmes d'apparence honnête que des rôdeurs de barrière.

L'avocat revint très malheureux chez lui. Il n'omit aucun mot de sa conversation avec M. de Monvoy et supplia Cébronne de renoncer à sa fatale idée.

—Et toi, dit sèchement Bernard. Tu abandonnerais la femme que tu aimes, que tu sais innocente?

—Innocente... c'est la question douteuse, et pour mon affection, il s'agit de toi! Attends, du moins! ne te mets pas en avant. Moi, son avocat, je ferai tout au monde pour la sauver.

Il développa ses idées pendant que la physionomie de M. de Cébronne, ordinairement calme et ferme, exprimait peu à peu une si violente colère que M. des Jonchères s'arrêta court...

—Tais-toi! ou je ne sais...

Sans achever, Bernard quitta subitement son ami désolé, et revint chez lui à grands pas, coudoyant, sans les voir, les rares passants, et se demandant s'il n'allait pas devenir fou de chagrin.

IV

Il était onze heures environ quand il entra dans son cabinet. Plusieurs lettres, arrivées par le courrier du soir, étaient posées sur son bureau. Il les examina d'une main fiévreuse et jeta une exclamation: il venait de reconnaître l'écriture de Gertrude qui, plusieurs fois, lui avait écrit pendant la maladie de Mme Deplémont.

«Enfin, enfin!...»

Il déchira l'enveloppe sans penser au timbre de la poste. La lettre n'était pas longue; il la lisait debout, et ses traits, altérés par tant d'émotions violentes, s'adoucissaient, se détendaient.

«Nous nous sommes retirées loin de vous, lui disait Gertrude, parce que nous ne voulons pas vous entraîner dans notre malheur. Il faut nous oublier; jamais nous ne reviendrons sur notre décision. Une femme doit s'effacer pour sauver du désastre l'homme qu'elle aime.

«Des choses que vous ne savez pas, des choses affreuses nous séparent pour toujours. Si vous les apprenez (et je sais que vous les apprendrez quand vous voudrez, mais ce n'est pas nous qui devons vous les révéler), si vous les apprenez, dis-je, vous comprendrez, avec votre sentiment élevé de l'honneur, pourquoi nous fuyons les hommes, pourquoi nous fuyons le bonheur!...

«Il faut se soumettre à la volonté de Dieu qui permet, sans doute, que ma vie ne soit éclairée par aucune joie.

«Du moins, vous vous consolerez, c'est mon vœu le plus cher, et si, un jour, je vous sais heureux, un rayon de votre propre bonheur viendra jusqu'à moi. La pensée d'avoir été aimée de vous sera éternellement la douceur de mon cœur endolori.

«Adieu, donc! oubliez-moi. Je vous en supplie, ne me cherchez pas; une nouvelle circonstance nous oblige plus que jamais à vivre seules et cachées. Que tout soit fini! et soyez béni pour l'affection que vous m'avez offerte.

«Gertrude D.»


Bernard s'assit et médita chaque mot de cette lettre; il la relut vingt fois avec attendrissement; elle le calmait; malgré les passages qui eussent paru significatifs à bien des gens, elle dissipait le doute épouvantable que son ami avait presque glissé dans son esprit et qui avait été, au fond, la cause de son emportement. Il revoyait le visage de la jeune fille, ses yeux bleu foncé, si intelligents et si pleins de douleur quand elle ne se savait pas observée.

Tout à coup il se rappela le timbre de la poste; dans sa précipitation, il l'avait déchiré; mais, en rejoignant les deux parties, il déchiffra le nom de la rue du Temple, imparfaitement marqué.

«Elles sont dans le Marais, se dit-il; quelle est l'église la plus rapprochée de la rue du Temple?»

Il passa dans sa bibliothèque pour étudier un plan de Paris et, découvrant l'église de Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux, résolut d'y aller le matin même, car une heure venait de sonner.

Il appela son valet de chambre, qui se leva à la hâte.

—Monsieur est malade? dit-il, en entrant un peu effaré dans la bibliothèque.

—Non... mais il faut que je sorte demain matin... ou plutôt ce matin, à cinq heures et demie. Prévenez le cocher.

—Mais, monsieur, Pierre dort depuis longtemps. Je le préviendrai à cinq heures, il aura le temps...

—Non, non, réveillez-le pour le prévenir il pourrait être en retard; et, surtout, recommandez-lui d'être exact.

Cébronne expédia sa correspondance, régla sa journée du lendemain et passa le reste de la nuit étendu sur un canapé.

Quand il sortit de son demi-sommeil, le jour paraissait; un jour pur et limpide qu'il trouva livide, et, en regardant autour de lui, il s'étonnait d'avoir attaché quelque importance à la possession d'œuvres belles et charmantes qui, dans la détresse de son cœur, étaient sans voix pour l'encourager ou le consoler.

«Et lorsque je la verrai, se disait-il, comment lui apprendre cette énormité?»

Il monta en voiture avec le pressentiment de réussir dans ses recherches.

Sauf la place des Vosges, il ne se rappelait rien du Marais, où il n'avait aucun client et n'allait jamais. Malgré ses sombres préoccupations, il remarquait l'aspect curieux d'un quartier que le vandalisme contemporain n'a pas encore entièrement ravagé. Son cocher, s'étant trompé de rue, s'arrêta pour se renseigner près d'un concierge qui venait d'ouvrir les deux battants d'une immense porte. Au fond et à droite de la cour, un hôtel, dont le grand air frappa Cébronne, était habité par des fabricants de bronzes. Une plaque, à l'entrée de l'escalier principal, indiquait à quel abaissement les revirements du goût et de la mode avaient réduit l'hôtel austère du grand Lamoignon.

Cébronne se demandait si, il y a deux cent quarante ans, un homme passant dans ces mêmes rues, entrant peut-être chez le premier président au Parlement, avait eu à protéger, à défendre une femme adorée accusée d'un assassinat...

Absorbé, il ne vit pas que son cocher prenait la rue des Francs-Bourgeois, et il sortit brusquement de sa douloureuse rêverie lorsque la voiture s'arrêta devant l'église de Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux.

Cette église, ancienne chapelle du couvent des Guillemites, n'a qu'une nef sans chapelles latérales. La messe de six heures se disait donc au grand autel, devant un public d'une trentaine de personnes. Il demeura dans l'église jusqu'à sept heures et demie, mais ne vit aucune femme qui, de près ou de loin, ressemblât à Mlle Deplémont.

Il alla dans la sacristie, pour parler au bedeau.

—Y a-t-il, tout proche d'ici, des chapelles où l'on entend la messe tous les jours?

—Non, monsieur... je n'en connais pas.

—Je cherche une dame et sa fille qui habitent dans ce quartier, et j'ai perdu leur adresse. Je croyais voir l'une d'elles à la messe de six heures.

«Connu!» pensait le bedeau.

—Comment sont-elles, ces dames?

—La jeune fille, qui assiste ordinairement à une messe matinale, est grande, avec les cheveux très noirs, un teint mat et des yeux bleu foncé; peut-être vous a-t-elle questionné sur les habitudes de cette paroisse, car elle y est très nouvellement arrivée.

—Je ne me rappelle pas, monsieur.

—Et vous êtes certain qu'il n'y a pas de chapelle dans un voisinage immédiat?

—Certain! répondit le bedeau, du ton désagréable trop souvent particulier à ce genre d'individus.

M. Cébronne, dont l'attente ne pouvait se prolonger, descendit l'église pour se retirer, mais voyant un jeune abbé auprès d'un confessionnal, il l'accosta et lui expliqua le motif de sa présence à Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux.

—Pour une raison capitale, il faut que je retrouve les personnes que je viens de vous décrire et dont je suis obligé de vous taire le nom. Depuis trois jours, n'avez-vous vu aucune femme leur ressemblant? Aux messes matinales, il y a si peu d'assistants, qu'il est facile de remarquer une nouvelle venue, surtout si elle contraste avec le reste de l'assistance?

—Mon Dieu, monsieur, non... je n'ai remarqué personne. Vous me paraissez avoir entrepris une tâche bien difficile.

—J'arriverai... il le faut!

L'abbé, remarquable par ses joues roses et son regard d'enfant, laissa percer quelque inquiétude et s'efforça de prendre une attitude sévère, bien que la physionomie de Bernard lui plût infiniment.

—Je suis le docteur Cébronne, monsieur l'abbé, si vous connaissez mon nom, j'espère qu'il vous inspirera de la confiance.

L'air soucieux du jeune prêtre disparut aussitôt.

—Qui ne connaît le nom brillant et surtout si honorable du docteur Cébronne, répondit-il aimablement. Que puis-je faire pour vous, docteur?

—Mon Dieu, je ne sais! dit Bernard avec angoisse. Si vous aviez remarqué les personnes dont je parle, vous me le diriez.

—Elles ont l'habitude quotidienne de la messe? Et vous êtes sûr qu'elles sont dans ce quartier?

—Oui, monsieur l'abbé, très sûr!

—Reviendrez-vous demain matin, docteur?

—Oui, certainement!

—Si j'ai eu lieu de faire des remarques utiles à vos recherches, je vous les soumettrai. Je suis toujours le matin auprès de ce confessionnal.

—Merci, monsieur l'abbé! Aujourd'hui, je n'entre pas dans de plus amples explications, mais ces explications... tous les journaux les donneront d'ici peu de jours, malheureusement!

Cébronne se fit reconduire chez lui, expédia un télégramme à M. des Jonchères, en le priant de passer le soir rue de Vaugirard, puis il partit pour ses consultations.

En route, il parcourut un journal du matin. Une colonne était consacrée à la mort de M. de Chantepy. On savait de source certaine, disait le journal, que ce crime mystérieux avait été accompli par une femme jeune, belle, dont on taisait encore le nom. On ajoutait que des circonstances romanesques rendraient sensationnel le procès qui suivrait l'arrestation de la coupable, la jeune femme étant aimée d'un homme en vue à Paris.

Cébronne se dit: «Voici le commencement! demain, mon nom et le sien seront jetés au public. Soit! je parlerai moi-même et la défendrai avec toute l'énergie dont je suis capable.»

Il prévint ses malades qu'il se ferait remplacer le lendemain et les deux jours suivants, et, soit réalité, soit par esprit prévenu, il crut que, dans certaines maisons, on l'observait avec curiosité.

Le travail forcé d'une journée très chargée le détendit, en lui faisant perdre de vue l'idée fixe qui le harcelait.

Mais il fut violemment repris par elle, lorsque, le soir, la lettre de Gertrude sous les yeux, il médita de nouveau chaque phrase et chaque mot.

La veille, cette lettre l'avait calmé; en la relisant, il voyait qu'elle serait facilement une charge contre la jeune fille par ses allusions à des «choses affreuses et à une circonstance nouvelle qui les obligeait à se cacher...»

«C'est évidemment une allusion à son père, pensait-il, mais M. de Monvoy y puiserait la confirmation de sa propre logique. Il ne l'aura pas!...»

M. des Jonchères arriva, fort anxieux.

—Il y a du nouveau, Bernard?

—Oui, elle m'a écrit... et, d'après le timbre de la poste, elles sont dans le Marais.

—Bien choisi! répondit l'avocat. C'est un quartier où personne ne va, mais qui n'est pas excentrique. Tu as cherché déjà?

—Ce matin... et recherche vaine. Je me suis libéré pour trois jours; demain, si je ne la vois pas à l'église, je chercherai dans les rues avoisinantes. Elles sont sûrement dans le quartier, puisque la lettre est timbrée de la rue du Temple.

—C'est mon avis... Et cette lettre... puis-je la lire?

Cébronne hésita un instant.

—Oui... lis!

Après avoir lu attentivement, M. des Jonchères tendit la lettre à Bernard et, sans mot dire, s'appuya le dos à la cheminée.

—Eh bien, Henri, qu'est-ce que tu penses?

—Rien!... c'est simplement la lettre d'une femme qui aime et s'exalte un peu dans le sacrifice qu'elle se voit obligée d'accepter...

—Où vois-tu de l'exaltation? La lettre est réfléchie, au contraire, et presque contrainte. Si elle avait osé, c'est sur un autre ton qu'elle m'eût écrit, j'en suis sûr!

—Je n'aime pas sa phrase sur la volonté de Dieu.

—Tu es superbe, vraiment! Elle parle en femme chrétienne, qui puise ses forces dans un sentiment, ou plutôt une conviction, que nous ne partageons pas, mais que, du moins, nous pouvons comprendre.

—J'ai vu des femmes, des femmes d'éducation soignée, qui jouaient du sentiment religieux pour mieux égarer le jugement des autres.

—Elle est incapable de jouer la comédie, incapable de la moindre fausseté, mais si ton parti est pris, n'en parlons plus!

—Mais non, mon cher ami, je n'ai pas de parti pris; tu t'irrites, et je le comprends! Pour moi, j'étudie chaque nouveau fait. Je doute, c'est vrai, car, jusqu'ici, je ne vois aucune fêlure à l'accusation, sauf sur un point.

—Lequel? dit vivement Bernard.

—L'aconitine... comment en avoir une aussi grande quantité en sa possession? C'est incompréhensible! Mais, enfin, elle en avait. Quant à cette lettre, je te concède qu'elle indiquerait une nature en même temps courageuse et délicate, si...

—Si?

—Si une ombre noire ne planait pas sur chaque ligne.

Cébronne garda un assez long silence.

—Tu la verras, dit-il, et ce sera suffisant pour te convaincre.

En ce moment, le valet de chambre prévint le docteur qu'on désirait lui parler.

—Qu'est-ce que c'est? Vous savez bien que je ne reçois jamais à cette heure-ci?

Il avait répondu avant de regarder la carte, mise sous enveloppe fermée, que le valet de chambre lui présentait.

—Ah! bien!... faites entrer.

—Un inspecteur de la sûreté... un M. Gardais, dit-il à son ami.

L'avocat fit un petit mouvement qui signifiait:

«Nous allons bien voir.»

Très correct dans sa mise et dans sa tenue, l'inspecteur expliqua sa mission.

—Je suis chargé de découvrir l'adresse de Mlle Deplémont, monsieur. M. de Monvoy demande si vous avez des nouvelles?

—Je préviendrai M. de Monvoy quand ce sera nécessaire, répondit Cébronne d'un ton glacial, et je n'admets pas cette insistance.

—L'insistance ne vient pas du juge d'instruction, dit tranquillement l'avocat en regardant assez insolemment l'inspecteur qui lui était antipathique, M. Gardais agit pour son propre compte.

—M. de Monvoy désire vivement aboutir; ainsi il m'est permis de demander au docteur Cébronne si, depuis hier, il a quelques données. Il a pu recevoir une lettre qui simplifierait notre tâche.

—J'ai des données, en effet, mais j'entends agir seul.

L'air perplexe de l'inspecteur fit sourire M. des Jonchères.

—Vous n'avez rien à craindre, dit-il; ni moi, l'avocat, ni mon ami nous n'aurions l'idée de prêter la main à la fuite de Mlle Deplémont. Aussitôt l'adresse découverte, M. de Monvoy sera prévenu.

Tout en parlant, M. des Jonchères se demandait pourquoi les yeux de M. Gardais inspectaient obstinément le bureau de Cébronne. La lettre de Gertrude était en sûreté, mais l'enveloppe avait été oubliée.

«Ah! pensa-t-il, il reconnaît l'écriture.»

Les trois hommes étaient debout, et Bernard dit sèchement:

—Je n'ai aucun renseignement à donner, par conséquent...

—Je pars, monsieur.

Plus prompt que M. des Jonchères qui s'approchait négligemment du bureau, il saisit l'enveloppe.

—C'est de Mlle Deplémont, dit-il froidement; je connais l'écriture, j'ai vu une des lettres de cette jeune fille à M. de Chantepy; une belle écriture, élégante et hardie.

Profitant de la stupéfaction du docteur Cébronne, il approcha l'enveloppe de la lumière.

—Rue du Temple, et datée d'hier; voici enfin une indication.

—Donnez-moi ce papier immédiatement, s'écria Cébronne en marchant sur l'inspecteur, vous n'avez pas le droit de faire une inquisition ici!

—C'est vrai, docteur, et veuillez me pardonner. Ma tâche est difficile, vous ne voulez pas me venir en aide, je prends la liberté de m'aider tout seul.

—Vous allez me remettre cette enveloppe, ou je...

M. des Jonchères l'interrompit.

—Bah! laisse-le faire son métier... Il nous importe peu qu'il emporte ou non ce papier. La lettre a été mise à la poste rue du Temple, très loin de la demeure de Mlle Deplémont.

—Pourquoi très loin? demanda M. Gardais.

—Parce que ces dames désirant se cacher, il est évident qu'elles n'ont pas choisi une poste tout près d'elles. Elles savent bien que le timbre les trahirait, ou, pour ne rien exagérer, aiderait à les trahir.

—Elles n'ont pas pensé au timbre, croyez-moi, répliqua l'inspecteur, et je suis convaincu que M. Cébronne a déjà commencé ses recherches dans le Marais.

—Serais-je espionné? s'écria Bernard.

—Non, monsieur! on compte trop sur votre promesse à M. de Monvoy.

—Alors, si on compte sur ma promesse, pourquoi vient-on chez moi et pourquoi emploie-t-on des moyens dont la brutalité me révolte et contre lesquels je proteste énergiquement? Sortez d'ici, monsieur!

—Docteur, répondit M. Gardais, vous nuirez à la cause que vous défendez d'abord si vous cachez la vérité, ensuite si vous vous emportez au point de ne pas vouloir raisonner.

—On m'accusera peut-être moi-même, dit Bernard ironiquement. Ce serait le digne corollaire de l'accusation imbécile portée contre Mlle Deplémont. Allons, en voilà assez! Sortez, monsieur, et ne vous avisez pas de me donner des leçons ou...

M. des Jonchères l'interrompit et dit d'un ton grave:

—Nous nous engageons sur l'honneur, mon ami et moi, à conduire Mlle Deplémont chez M. le juge d'instruction dès que nous l'aurons découverte. La police n'a donc point à s'inquiéter de nos mouvements.

—Bien, monsieur! je suis maintenant très tranquille.

Il salua le docteur Cébronne, qui lui tourna le dos, et disparut.

Bernard eut quelque peine à se calmer, car il étouffait de colère.

—Heureusement, dit-il, que ce personnage n'a pas la lettre.

M. des Jonchères réfléchissait aux conséquences du fait qui venait de se passer.

—Puisque tu veux absolument arriver avant la police, il est bien regrettable que l'enveloppe ait été prise...

—Comment si je veux absolument!... vois-tu cette pauvre enfant prévenue brutalement des soupçons qui... C'est impossible! je ne vis pas en pensant à cela!

—Tu réussiras, Bernard, je l'espère de tout mon cœur. Mais les investigations commenceront demain dans le Marais. Tu n'aurais pas dû opposer une résistance aussi vive; c'était confirmer ce policier dans l'idée que tu as l'adresse et que le timbre de la poste ne le trompe pas sur le quartier...

—C'est possible! mais mon regret est de ne l'avoir pas jeté par la fenêtre. Je parlerai au Préfet de police; je suis son médecin et nos rapports sont excellents. Nous verrons si un misérable agent de la sûreté a le droit, même en semblable occurrence, de mettre la main sur mes papiers!

—Droit ou non, je te conseille de ne pas donner une importance trop grande à l'incident. Nous avons autre chose à faire!

—Tu as raison... mais je ne suis plus moi-même, car je vis dans un état continuel de douleur et d'exaspération.

—Je le sais, mon pauvre ami, répondit affectueusement M. des Jonchères, et je comprends admirablement ton état d'esprit; il est affreux! mais, avant tout, il faut se posséder pour mener à bien l'entreprise. Demain matin, tu retournes à Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux? Veux-tu que je t'accompagne?

—Non... je préfère agir seul. Si elle n'est pas dans l'église, j'irai dans les rues avoisinantes, de porte en porte.

—Sais-tu si elles ont écrit à leur ancienne adresse?

—Je l'ignore... Au cas où elles auraient écrit à M. de Chantepy, la lettre serait entre les mains des magistrats.

—Une lettre à la victime... voilà qui ébranlerait les soupçons. A quelle heure pars-tu demain matin?

—A cinq heures et demie.

—Attends-toi à voir M. Gardais là-bas.

—Je serai filé, tu crois?

—C'est inutile... il ira tout droit à Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux. Tu comprends que la police est au courant des habitudes de Mlle Deplémont, elle aura la même idée que nous-mêmes: surveiller l'église.

—Que faire alors?

—Rien... la chercher simplement, sans se préoccuper de l'inspecteur. Il te verra, mais te laissera agir, j'en suis convaincu. Tu seras surveillé, c'est tout.

—Et s'il intervient?

—C'est un risque à courir... mais ne voyant aucun péril en la demeure, il usera de ménagements vis-à-vis de toi. D'ailleurs son objectif est de la découvrir, non de l'arrêter. Il n'y a pas de mandat d'amener lancé contre elle. Quand il saura où elle demeure, il préviendra la justice et prendra de nouveaux ordres. Donc plus j'y réfléchis, plus je suis rassuré. Tu es entièrement libre pour trois jours?

—Entièrement, non! j'irai à ma clinique. Mais je n'aurai pas à faire de visites. J'ai travaillé aujourd'hui sans arrêt, et Dieu sait si, dans mon état d'esprit, il est dur de traîner la charrue!

—C'est un bien quand même...

—Oui, dit Cébronne avec fatigue, et je sais me dédoubler; le médecin est à son devoir, pendant que l'homme souffre amèrement quand il retombe sur lui-même.

Quelle que fut la compassion de M. des Jonchères, il n'osait donner sur le fond de la situation ni un espoir, ni un encouragement.

«Peut-être n'est-elle qu'une malade irresponsable, se répétait-il à lui-même, mais le cas est toujours terrible.»

—Et si tu la découvres, dit-il tout haut, tu viendras directement avec elle au Palais, Bernard?

—Directement! à moins que je ne doive pas rencontrer M. de Monvoy?

—Si; demain il sera dans son cabinet dès huit heures. Moi également j'irai au Palais; si tu as besoin de mes services, tu me feras demander.

—Besoin de tes services, Henri? répéta M. Cébronne avec étonnement.

—Tu sais, répondit M. des Jonchères en hésitant, qu'on n'interroge pas un accusé sans la présence de son avocat.

—Grand Dieu! en sommes-nous là? s'écria Bernard avec éclat.

—Non, j'espère, si Mlle Deplémont fournit immédiatement un alibi... Mais enfin, au point où nous en sommes, le juge d'instruction, en effet, lui parlera tout d'abord d'un avocat... maintenant elle peut refuser.

—Elle refusera! dit Cébronne avec conviction, parce que, dès ses premières réponses, elle anéantira l'accusation.

—C'est possible! répondit l'avocat d'un ton encourageant.

Il n'ajouta point, afin de ne pas exaspérer son ami, que, par suite des circonstances, le juge d'instruction interrogerait aussitôt la jeune fille, mais que normalement elle devrait être conduite d'abord devant le procureur de la République.

Sans rien dire à Bernard, il quitta la rue Vaugirard pour aller causer avec M. de Monvoy et obtenir, si c'était possible, que le docteur Cébronne, bien que suivi, ne fût pas entravé le lendemain dans ses projets s'il découvrait Mlle Deplémont.

V

En arrivant dans l'église de Notre-Dame-des-Blancs-Manteaux, la première personne qu'aperçut Cébronne fut l'inspecteur de la sûreté qui ne cherchait même pas à se dissimuler. Il s'était placé à droite, au milieu du bas côté, de façon à surveiller l'entrée de la rue des Archives et celle de la rue des Blancs-Manteaux.

Il s'approcha aussitôt de Bernard et lui dit tout bas:

—Ne vous tourmentez pas, docteur, quoique vous m'ayez fort maltraité hier, je suis content de vous dire que je n'ai pas mission d'arrêter Mlle Deplémont. Au contraire! j'ai reçu l'ordre de ne pas vous contrecarrer.

—Et cependant vous êtes ici, monsieur?

—Ah! ceci est différent... Je surveille, et dois savoir le résultat de vos démarches. Le docteur Cébronne comprendra que j'ai à remplir un devoir strict?

—Je comprends, monsieur, et suis sensible aux égards contenus dans vos paroles, mais hier...

Il fit un léger signe de tête moitié menaçant, moitié courtois, et s'avança vers le jeune abbé qui, sortant de la sacristie, semblait le chercher.

—Auriez-vous découvert quelque chose, monsieur l'abbé?

—Docteur, de l'autre côté de l'église, derrière le pilier le plus proche de l'autel, il y a une jeune femme que je n'ai jamais vue à la messe de six heures, et dont l'aspect répond à ce que vous me disiez hier.

Cébronne se tourna vivement.

—Vous ne pouvez pas la voir d'ici, faites le tour par le bas de l'église. Du reste, je vais vous accompagner. J'ai deviné, grâce aux journaux, le motif de vos recherches. Selon vous, elle n'est pas coupable?

—Non, mille fois non! et elle ne sait rien encore!

—Ah! c'est affreux!... Vous avez toute ma sympathie, docteur! dit l'abbé avec l'élan d'une bonne nature et la chaleur de la jeunesse.

—Merci, monsieur l'abbé! Mon nom et le sien étaient-ils dans les journaux dont vous parlez?

—Non... mais c'était transparent pour ceux qui suivent avec intérêt les discussions sur l'assassin mystérieux de M. de Chantepy, et qui savent que vous étiez son médecin.

Ils échangeaient très bas ces quelques mots en s'avançant d'un pas discret vers l'endroit indiqué par le prêtre. Bernard s'arrêta court en apercevant Mlle Deplémont. Agenouillée, la tête dans ses mains, elle pleurait, et son attitude affligée acheva de troubler Cébronne.

—C'est elle! dit-il.

L'abbé le regardait avec compassion et, avant de s'éloigner, lui serra la main en disant chaleureusement:

—Courage, docteur! elle est innocente, vous la sauverez!

Cette sympathie encourageante d'un inconnu, dont le cœur jeune et bon n'hésitait pas à le croire, devait, longtemps après, se présenter à l'imagination de Bernard comme le trait d'une douce lumière au milieu de ténèbres bien épaisses...

L'inspecteur de la sûreté toucha le bras du docteur en montrant Gertrude d'un geste interrogateur.

—Oui!... dit simplement Cébronne.

Il attendit avec une impatience à peine contenue qu'elle se levât pour partir.

Les yeux baissés, elle passa près de lui, sans le remarquer; il l'accosta à la sortie de l'église.

—Prenez mon bras, dit-il en la voyant pâlir et chanceler sous le coup de l'émotion.

—Ah! c'est mal, c'est mal! dit-elle avec précipitation. Je vous avais supplié de ne pas me chercher.

—Bien vaines supplications! dit-il. Où demeurez-vous? Il faut que je vous parle, ainsi qu'à votre mère?

—Non, répondit Gertrude d'une voix mal assurée, non! je ne veux pas renouveler ses émotions.

—Ne discutons pas, dit impérativement Cébronne, je ne puis éviter à votre mère des émotions. Vous ne savez pas ce que j'ai à dire: ce sont des nouvelles excessivement graves qui vous intéressent.

Il avait pris le ton et l'air résolu d'un homme qui entend qu'on lui obéisse. Gertrude chercha d'autant moins à discuter que la joie de le revoir ébranlait ses résolutions antérieures.

—Est-ce loin? demanda Bernard.

—A deux pas d'ici, de l'autre côté de l'église.

Le docteur dit à son cocher de les suivre et de l'attendre à la porte de la maison où il allait entrer.

—Mais, qu'y a-t-il? dit Gertrude. Comment nous avez-vous trouvées? Est-ce par M. de Chantepy?

Il tressaillit en lui entendant prononcer le nom du vieillard.

—Non... j'ai trouvé seul, par le timbre de la poste.

—Le timbre!... ah! je n'avais pas pensé à cela. Mais quelles nouvelles? dit-elle en s'arrêtant; il vaut mieux que je sache avant ma mère, car ce sont sans doute des nouvelles tristes?

—Elles sont tristes, en effet! Il s'agit de votre vieux cousin.

—Il est malade, très malade? dit-elle vivement.

—Oui... Vous n'avez lu aucun journal depuis quatre jours?

—Aucun... nous sommes trop absorbées et trop préoccupées. Pourquoi cette question?

Le regard de Cébronne, la façon dont il lui prit la main éclairèrent Gertrude aussi bien que ses paroles.

—Il est mort?

—Oui... il est mort.

Elle avait appris depuis longtemps à se posséder et ne manifesta son chagrin que par son expression désolée.

—Mort! répéta-t-elle. Mort subitement? Vous l'avez vu, vous l'avez soigné?

—Je vous dirai tout dans un instant. Arrivons-nous?

—C'est là! dit Gertrude, en désignant un curieux et très vieux bâtiment.

Sur la façade, des constructions à toits plats, formant terrasse à mi-hauteur d'un premier étage, avaient sans doute été ajoutées il y a cent cinquante ans et servaient de petits magasins borgnes. Des vases en fonte, à l'air sale et piteux, les uns à moitié brisés, ornaient encore prétentieusement la longue terrasse.

Cette antique maison était une partie de l'ancien couvent des Guillemites. Ces moines aux blancs manteaux, sortis d'Italie pour essaimer en France et ailleurs, quittèrent leur monastère de Montrouge pour s'installer au Marais en 1298.

Du côté de la rue des Blancs-Manteaux, les murailles d'une demeure jadis sainte renfermaient des boutiques lépreuses, ignobles débits de vins frelatés, infimes magasins de charbon, tenus par des femmes ébouriffées, à l'air effronté et à la voix criarde.

Mais l'intérieur même de la maison était assez bien habité par des commerçants, des travailleurs, des ouvriers horlogers que leurs affaires obligeaient à demeurer dans le quartier.

Mme Deplémont, forcée d'agir vite et bien, car l'état de son mari s'était subitement aggravé, avait pris pour un mois, en attendant de découvrir un loyer moins cher, un petit appartement meublé qui, par hasard, se trouvait à louer. La rue des Guillemites, que traversa Gertrude pour pénétrer dans la maison, a certainement été percée dans l'ancien jardin des moines qui reliait à la chapelle cette partie du couvent.

Avant d'entrer, Cébronne regarda derrière lui et vit que l'inspecteur de la sûreté, très décidé à exercer rigoureusement sa surveillance, s'appuyait patiemment contre le mur servant d'enclos aux derniers restes de ce qui fut le jardin des Blancs-Manteaux.

Gertrude gravit promptement un sombre escalier et, parvenue au second, dit à Bernard:

—Voulez-vous m'attendre quelques minutes ici? Je veux préparer ma mère, lui apprendre moi-même.

—J'attendrai.

Il eut le temps de regarder les étroits corridors sur lesquels s'ouvraient autrefois des cellules. Avaient-elles été habitées par des heureux? Sans connaître le nom du fondateur de la congrégation, Guillaume de Malavalle, Cébronne l'enviait en pensant qu'il avait probablement ignoré les angoisses extraordinaires de la vie.

«Comment lui apprendre, mon Dieu, comment?»

Gertrude ouvrit la porte et le fit entrer dans l'appartement. Mme Deplémont, les yeux pleins de larmes, vint à lui:

—Ah! docteur, quelle nouvelle! notre pauvre ami! Et comment assez vous remercier de nous avoir cherchées, d'être venu vous-même...

Le revoir auprès d'elles était pour Mme Deplémont un puissant adoucissement, car, sans oser l'avouer à sa fille, elle conservait l'espoir que Bernard n'abandonnerait pas facilement son rêve.

—Et moi, dit Gertrude, qui reprochais à M. de Chantepy de ne m'avoir pas encore écrit, comme il me l'avait promis!

—Il connaissait votre adresse?

—Mais oui... lui seul! Sophie elle-même ne devait la connaître que plus tard, quand nous aurions enlevé nos meubles. J'allais envoyer ce matin un mot à mon cousin.

—Votre lettre est-elle écrite? demanda Cébronne avec une vivacité qui étonna Gertrude.

—Non, pas encore...

Elle se pencha pour embrasser sa mère, qui pleurait.

—C'est encore une dure épreuve, ma pauvre mère!

M. Cébronne pensait:

«Si Henri la voyait, l'entendait, il serait complètement éclairé.»

Surprise de son silence, Gertrude leva les yeux vers lui et remarqua son expression troublée, qu'elle attribua à sa sympathie pour leur propre chagrin.

—Ne vous affligez pas à ce point pour nous, lui dit-elle, nous sommes habituées à souffrir. Et maintenant, donnez-nous des détails sur l'événement. Les rhumatismes sont-ils remontés au cœur, comme vous le craigniez?

Le moment terrible était venu, Cébronne ne pouvait plus reculer.

—Il est mort assassiné.

—Assassiné! s'écrièrent-elles avec horreur. Assassiné?

—Assassiné.

Mme Deplémont mit la main sur ses yeux:

—Mais, c'est horrible!

Le regard terrifié de Gertrude ne quittait pas le visage angoissé de Cébronne.

—Qui l'a assassiné? demanda-t-elle tout bas. Le sait-on?

—Quelqu'un est soupçonné... une femme innocente. Ah! pourquoi, pourquoi êtes-vous parties d'une façon si singulière?

—Que voulez-vous dire?... dit-elle avec effroi.

Soudain, il s'approcha d'elle et la prit dans ses bras.

—Qui est soupçonné? C'est vous, Gertrude, vous, ma fiancée, bientôt ma femme! C'est vous, vous! qu'on accuse.

Le mouvement subit et passionné de Bernard, ses étranges paroles remplirent Gertrude de terreur.

Elle se dégagea pour se réfugier auprès de sa mère, qui crut, comme elle, à un accès de folie.

Il les devina et leur dit posément:

—Gertrude, je ne suis pas en démence... je vous ai cherchée pour vous apprendre, avant tout autre, les soupçons qui pèsent sur vous... et pour vous adoucir la secousse.

—Mais, docteur, qu'est-ce que vous dites? s'écria Mme Deplémont. Quels sont les fous qui accusent ma fille d'un crime?

—Personne ne l'accuse... mais les circonstances sont des preuves accablantes.

—Je n'en crois pas mes oreilles! dit Gertrude avec indignation. Quoi! un homme comme vous se fait l'interprète d'une pareille sottise?

Elle était exactement dans le même état d'esprit que celui de Cébronne quand il avait répondu au magistrat:

«C'est ridicule! et aussi monstrueux que de m'accuser moi-même!»

—J'ai pensé et répondu comme vous, reprit-il en la conduisant vers la fenêtre qui ouvrait sur la rue des Guillemites. Vous voyez cet homme qui fait les cent pas devant le petit jardin?

—Oui, je le vois! quel rapport?...

—C'est un inspecteur de la sûreté, Gertrude. Il m'a suivi pour vous découvrir. A présent, il sait où il devrait venir pour... vous arrêter.

—Arrêter ma fille!

Mme Deplémont mit dans ce cri tout son cœur et tout son étonnement. Mais Gertrude se contenta d'un geste dédaigneux.

—C'est absolument stupide!... Et quelles sont les circonstances qui m'accusent?

—M. de Chantepy est mort empoisonné par une piqûre d'aconitine.

—Eh bien?

—Eh bien, vous êtes allée le soir lui dire adieu, et c'est vous qui lui prépariez souvent...

—Oui, interrompit Gertrude, mais dimanche il a refusé, en disant qu'il ne souffrait pas assez pour employer la morphine.

—Il a refusé!... pourrez-vous le prouver? dit Cébronne avec ardeur.

—Ma parole suffit, je suppose, répondit-elle en se troublant un peu.

—Et le poison?

—Quel poison?

—L'aconitine?

—Je n'ai jamais eu d'aconitine en ma possession, si ce n'est ce que vous avez ordonné à ma mère.

—De l'aconitine était cachée sous des papiers, dans un tiroir de votre commode.

Les yeux dilatés par l'étonnement, elle demeura stupéfaite, pendant que Mme Deplémont l'entourait de ses bras, en s'écriant:

—Mais, que dit le docteur? Gertrude, mon enfant, c'est épouvantable! Ne t'effraie pas, je te défendrai...

—M'effrayer... me défendre... répéta machinalement Gertrude. Calmez-vous! dit-elle, en voyant sa mère éclater en sanglots. C'est une méprise extraordinaire, facile à détruire. Où faut-il aller crier la vérité? demanda-t-elle à Bernard.

—La crier ne suffit pas... il faudra la prouver.

—Quoi! je n'ai jamais menti... je dirai ce qui est, ce sera suffisant.

Cette réponse d'une âme honnête, qui n'admet pas un instant qu'on doute de sa droiture, remua le cœur de Cébronne.

—Le juge d'instruction, auquel vous aurez à répondre, est un homme bon et bienveillant, dit-il; en vous voyant, en vous entendant, j'espère que ses doutes se dissiperont.

—Le juge d'instruction! répéta-t-elle en pâlissant. Comment! c'est vrai? On m'accuse, on me cherche?

—Vous ne parvenez pas à le croire, pauvre enfant! et c'est bien naturel. Mais, ne craignez pas, l'orage passera!

—Je saurai lui tenir tête! dit-elle avec la subite énergie d'une fierté irritée.

—Et vous aurez l'appui de mon nom, de mon amour, Gertrude! Au magistrat, je me suis dit votre fiancé, bientôt votre mari, et on verra bien!

—Vous avez fait cela! balbutia-t-elle, les yeux brillants de joie.

Alors tout s'évanouit pour la laisser en face du bonheur qu'elle avait fui. Les sentiments les plus variés se reflétaient sur son visage expressif: jamais elle n'avait paru plus belle à Cébronne et plus digne d'être aimée.

—Oh! mon Dieu! j'oublie! s'écria-t-elle. Vous vous êtes prononcé, et vous ne savez pas... Je ne parle pas de ces soupçons absurdes, mais...

Elle regarda sa mère, qui assistait silencieusement à cette scène.

—Je sais, dit Bernard, en attirant Gertrude à lui, je sais! Votre père? Qu'importe! Vous ne savez pas, vous, comment aime un homme qui sait aimer ardemment, profondément! Mon amour est plus fort que toutes les circonstances, et il les brave!

En ce moment, Mme Deplémont oubliait presque le passé, ses chagrins présents, l'étrange communication qui venait de leur être faite, pour contempler sa fille, en se disant avec joie:

«Elle mérite si bien un tel amour!»

L'appartement, à cette heure, était inondé de soleil; les rayons glissaient autour de ces vivants et riaient, dans leur vieillesse toujours jeune, des sentiments qui, dans leur intensité, donnaient tant de vie à cette chambre enveloppée jadis de recueillement et de méditations tranquilles. Ils savaient que cette vie serait emportée dans l'inconnu, tandis qu'eux-mêmes viendraient encore, à la même place, se glisser au milieu de nouveaux vivants, comme une espérance, une joie ou une ironie...

—Mon père est ici... malade, très malade, dit Gertrude en levant vers Cébronne ses beaux yeux, dans lesquels il lisait un amour à l'unisson du sien.

Mme Deplémont ne lui laissa pas le temps de répondre.

—Va chez ton père, Gertrude! Préviens-le qu'un nouveau médecin va l'examiner.

Elle obéit aussitôt, et Mme Deplémont, ne se contraignant plus, dit à Cébronne, d'un ton angoissé:

—Je l'éloigne pour vous parler librement. Docteur, est-il vrai, est-il possible que ma fille court quelque danger? Ces soupçons ne sont-ils pas le comble de la folie?

—Le comble de la folie, assurément! et le danger sera écarté, dit-il en hésitant.

—Mais, il existe?

—Non, j'espère... le coupable est peut-être découvert à l'heure où je vous parle. Mais on ne peut éviter certains ennuis, et il faut absolument que Mlle Deplémont vienne avec moi pour s'expliquer avec le magistrat... il le faut absolument!

—Elle reviendra? On n'aura pas l'idée monstrueuse de l'arrêter! Je voudrais l'accompagner et mon mari se meurt!

—Rassurez-vous, dit-il avec une tranquillité affectée, elle reviendra; je la ramènerai moi-même. Soyez calme, je vous en prie, il ne faut pas l'agiter. Remarquez que, pour le moment, il s'agit d'une formalité...

Gertrude rentra et dit à Bernard:

—Il vous attend... il est bien mal, je crois. Si vous pouviez le soulager!

Le docteur Cébronne voyait bien qu'il n'avait pas fait passer dans l'esprit de Mlle Deplémont ses propres inquiétudes sur la gravité des soupçons. Huit heures sonnaient, il savait que son devoir était tracé et avait hâte d'agir.

—Je suis obligé de vous emmener, ma chère Gertrude; il faut absolument que vous veniez avec moi chez le magistrat chargé de l'instruction.

—Chez le magistrat? Tout de suite? dit-elle en reculant.

—L'aventure est idiote, révoltante... c'est évident! mais elle existe, il faut y mettre fin le plus tôt possible.

—Vous croyez? dit-elle timidement. Cette démarche est nécessaire?

—Nécessaire, répondit Cébronne qui, la mort dans l'âme, n'osait ajouter: «Si nécessaire que peut-être ne reviendrez-vous pas ici!...»

—De toute façon, vous serez interrogées, vous et votre mère, comme les parentes et amies de M. de Chantepy.

L'agitation évidente de Mme Deplémont fit comprendre à Gertrude la nécessité de se contraindre.

—Vous avez raison, dit-elle, il faut en finir le plus vite possible. Je vous accompagne, mais, pendant que je me prépare, allez, je vous en prie, voir mon père.

Bernard suivit Mme Deplémont; quand il revint, il était seul et dit à Gertrude prête à partir:

—Il est très mal, en effet! On ne doit pas le laisser seul. Mme Deplémont ne le quittera pas jusqu'à votre retour.

—Je vais leur dire adieu.

Les portes étant restées ouvertes, Cébronne l'entendit parler à sa mère et l'embrasser.

—A bientôt!

—Le docteur croit que tu seras retenue assez longtemps, Gertrude.

—Alors, ne m'attendez pas pour déjeuner.

Elle était très émue en revenant auprès de Bernard.

—Il est certainement beaucoup plus mal qu'hier, dit-elle d'une voix tremblante.

Cette douloureuse préoccupation atténuait l'effet qu'auraient dû produire les nouvelles apportées par Cébronne; la mort affreuse de M. de Chantepy avait bouleversé Gertrude, mais l'accusation, si elle la révoltait, ne pénétrait pas en elle comme une inquiétude poignante. A son sens, après avoir rempli la formalité exigée par la justice, cette pénible et bizarre aventure serait terminée.

Enfin elle revoyait l'homme qu'elle aimait de toutes ses forces, il lui donnait les preuves d'un attachement complet, irréductible.

Toutefois, quand elle fut assise dans le coupé de Cébronne, les faits lui apparurent plus réels; il la vit pâlir et se troubler.

—Ce sont trop de secousses! dit-elle, c'est décourageant! Je ne peux plus supporter tant de malheurs!

—Ah! ma pauvre bien-aimée!...

Il s'efforça de la rassurer, il lui parla avec une tendresse qui la ravit, et, après l'avoir calmée, il fit appel à son énergie.

—Il faut, lui dit-il, que vous soyez bien vous-même, c'est-à-dire calme et forte pour répondre aux questions qui vous seront posées.

Une expression de colère passa dans le regard de Gertrude.

—C'est irritant! dit-elle en se tournant vers lui.

Il constata avec satisfaction l'irritation de la jeune fille, la considérant comme le meilleur des stimulants pour la sortir de l'affaissement qui s'emparait d'elle un instant auparavant.

—Je bouillonne, lui dit-il, en pensant à l'imbécillité de cette affaire! Mais le calme est une grande force, vous le savez, et je vous crois femme à en avoir même dans un cas aussi anormal. Maintenant mon meilleur ami, M. des Jonchères, est au Palais; si vous le voulez auprès de vous pour vous conseiller?

—Me conseiller? Un avocat...? pourquoi faire? dit Gertrude avec une vague terreur. Vous m'avez parlé de formalité, me trompez-vous?

—Non... tout se passera bien, ma chère Gertrude. Mais, parfois, un conseil est utile.

—Je veux répondre seule aux questions qu'on m'adressera, dit-elle vivement.

—C'est entendu.

Il garda sa main étroitement serrée dans la sienne jusqu'au moment où la voiture s'arrêta devant le Palais de Justice.

Appuyée sur le bras de Cébronne, elle monta avec assez de fermeté le large escalier du Palais et entra dans une salle où il la pria de l'attendre.

Il fit passer sa carte à M. de Monvoy et fut aussitôt introduit auprès du juge.

—Eh bien, docteur?

—Mlle Deplémont est là, répondit sèchement Cébronne.

—Elle est là!... Gardais avait donc raison. C'est vous qui l'amenez?

—Sans doute... et croyez-vous qu'une femme innocente se dérobe à des questions?

—Qu'elle vienne!

—Un instant! dit Bernard. Quelle décision comptez-vous prendre?

—La question ne doit pas m'être posée, docteur! En tout cas, je ne puis rien décider avant l'interrogatoire. Est-elle seule? Il faut que je voie la mère.

—Mme Deplémont est auprès de son mari, qui, selon moi, n'a pas quarante-huit heures à vivre: je l'ai examiné.

—Je ne le croyais pas aussi mal, répondit M. de Monvoy; c'est une complication. Jonchères est au Palais; on va le prévenir, pour qu'il vienne auprès de Mlle Deplémont.

—Elle ne veut pas d'avocat pour le moment, elle me l'a dit de la façon la plus formelle.

—Ah!... Je crains qu'elle n'ait une idée imparfaite de la situation.

—L'important est qu'elle réponde d'une façon satisfaisante à vos questions, dit Bernard d'un ton impatient, et je me suis efforcé de ne pas la troubler inutilement.

—Je comprends!... Mais nous devons procéder avec quelque régularité. Voulez-vous, docteur, faire entrer vous-même cette jeune fille, ou bien?...

—Ai-je le droit d'assister à l'interrogatoire?

—Non, certes!

—Alors... faites-la entrer, répondit Bernard d'une voix étouffée. Je ne suis plus maître de moi...

M. de Monvoy se leva et serra énergiquement la main de Cébronne.

—J'aurai peut-être besoin de vous, docteur!

—Je vais descendre dans une des galeries, et quand Mlle Deplémont sera dans votre cabinet, je remonterai et attendrai dans le couloir.

—Très bien!

VI

Pendant que le docteur Cébronne parlait au juge d'instruction, M. des Jonchères, accompagné d'un vieil avoué, traversa la salle où Mlle Deplémont attendait.

—Quelle belle personne! dit-il.

—Oui... mais comme elle a l'air pensif!

—Et inquiet, ce me semble! Elle désire sans doute un renseignement, car elle a fait un mouvement vers nous, je vais le lui demander.

Il s'approcha de Gertrude.

—Cherchez-vous quelque chose, madame? Puis-je vous renseigner?

—Oh! non, merci! J'attends seulement quelqu'un.

—Mille pardons, madame! J'avais cru, en passant près de vous, que vous désiriez nous questionner.

—Non, monsieur.

Il s'éloigna sans se douter qu'il avait parlé à la femme dont la défense lui était confiée. Il ne croyait pas au succès immédiat des recherches de son ami, et, malgré sa conversation de la veille avec Cébronne, il ne fit aucun rapprochement. Mais, avant de quitter la salle, il se retourna machinalement et aperçut encore le joli profil de Gertrude.

Après le petit incident, qui venait d'interrompre pendant une seconde le cours de ses réflexions, Mlle Deplémont s'absorba de nouveau dans ses pensées, sans remarquer les regards des jeunes avocats qui passaient et que son attitude, jointe à sa beauté, frappait ou intriguait.

Elle ne songeait pas à l'accusation portée contre elle, mais à l'amour de Bernard.

Cet amour si fort, qui ne reculait devant rien, la remplissait d'une joie si profonde, si envahissante qu'elle oubliait même le motif de sa présence au Palais de Justice. Son père, la mort de M. de Chantepy étaient relégués au second plan, et quand un huissier à qui Cébronne avait désigné de loin la jeune fille, s'approcha d'elle en la priant de le suivre, elle avait pris une décision.

«Pourquoi refuserais-je plus longtemps? Il sait tout, et il veut bien.»

Elle se sentait réconfortée au point que les fardeaux de sa vie ne pesaient plus sur elle; cette impression la soutenait encore et donnait à sa physionomie une expression résolue quand elle entra dans le cabinet du juge. Mais elle se troubla en n'apercevant pas M. Cébronne.

—Veuillez vous approcher, mademoiselle, lui dit M. de Monvoy en désignant un siège.

—Où est le docteur Cébronne? demanda-t-elle avec inquiétude; je croyais me retrouver ici avec lui?

—Il reviendra plus tard... il n'avait pas le droit d'assister à l'interrogatoire.

—Pourquoi donc? Je lui reconnais tous les droits, et j'aimerais mille fois mieux qu'il fût auprès de moi.

—Moi seul dois trancher cette question, mademoiselle, répondit le juge qui ne put réprimer un sourire. Mais si vous désirez que M. des Jonchères, l'avocat choisi pour vous par M. Cébronne, vienne ici, nous allons le faire appeler.

—L'avocat choisi pour moi par M. Cébronne? répéta-t-elle lentement, non, je n'en veux pas!

De ce moment, comprenant mieux la gravité de la situation, elle s'effraya. Néanmoins, elle remarqua l'air bienveillant du magistrat et l'expression d'un greffier qui, le menton dans sa main, la regardait curieusement.

Ce regard, où quelque chose déplut violemment à Mlle Deplémont, éveilla chez elle un sentiment de hauteur qui lui rendit toute sa présence d'esprit.

Malgré l'invitation qui lui fut encore adressée, elle resta debout, la main appuyée sur le dossier d'une chaise, et répondit d'un ton bref aux questions sur son nom, son âge et sa demeure.

—Vous savez déjà, mademoiselle, pourquoi j'ai désiré vous voir et...

—M. Cébronne me l'a dit, interrompit-elle, et je ne m'explique pas qu'un homme comme vous, à l'air bon et intelligent, ait une idée aussi absurde.

Cette attaque naïve, en même temps très ferme, eût amusé M. de Monvoy sans le sérieux des circonstances. Quant au greffier, il sourit franchement.

—Laissez-moi achever, mademoiselle... Je dois vous dire moi-même, puisque je représente la Justice, que vous êtes soupçonnée, pour différentes raisons, d'avoir empoisonné M. de Chantepy.

—Ridicule! dit-elle avec un geste de dédain.

—Je l'espère!... Mais pesez vos paroles. Je vous préviens que, au point où en est arrivée l'instruction, chacune de vos réponses pourrait devenir une charge contre vous.

Les grands yeux de Mlle Deplémont exprimèrent une surprise mélangée de révolte.

—Que m'importe l'instruction! Je dirai la vérité, monsieur, ni plus ni moins.

—M. de Chantepy est mort à la suite d'une injection d'aconitine. Vous aviez l'habitude de lui faire la lecture après le dîner, et, avant de le quitter, de préparer la piqûre de morphine dont il faisait souvent usage?

—Il a refusé dimanche soir.

—Ah!... Pouvez-vous en donner la preuve?

—Mais je l'affirme sur l'honneur, monsieur, c'est suffisant.

M. de Monvoy eut un mouvement d'impatience.

—Non, mademoiselle, ce n'est pas suffisant. Voulez-vous me dire pourquoi, vous et votre mère, vous avez quitté à six heures, lundi matin, votre appartement sous prétexte d'un voyage, en réalité pour vous cacher?

Une vive rougeur envahit jusqu'au front de la jeune fille.

—Vous touchez là, monsieur, à une question intime, absolument personnelle, à laquelle je ne répondrai rien, dit-elle presque en balbutiant.

—Mieux vaudrait répondre, dans votre intérêt, mais enfin comme vous voudrez! Nous éclaircirons ce point sans votre concours. Connaissiez-vous les propriétés de l'aconitine?

—Oui, monsieur... Pendant une longue maladie, ma mère a été traitée par ce poison, et le docteur Cébronne m'en avait expliqué les effets.

—Vraiment? Et comment vous êtes-vous procuré l'aconitine?

—Je n'ai jamais eu d'aconitine en ma possession.

—Dans un tiroir de votre commode, on a trouvé un papier contenant encore de l'aconitine. Ce papier était déchiré, et la déchirure s'adapte au morceau du même papier jeté sur la cheminée de M. de Chantepy par la personne qui, après avoir apporté le poison, l'a fait dissoudre dans de l'eau.

—A tout ceci je ne puis rien répondre, car je n'y comprends rien.

—Prenez garde, mademoiselle! tel système de défense tournera à votre désavantage.

—Je ne me défends pas, monsieur, car je n'ai pas à me défendre. Je dis ce qui est, c'est tout!

—Et vous êtes bien allée chez M. de Chantepy dimanche soir?

—Oui, monsieur.

—A quelle heure?

—A neuf heures.

—Faites attention à vos paroles, mademoiselle! s'écria le juge.

—Pourquoi?

—Mais, malheureuse jeune fille, c'est à quelques minutes près, entre neuf et dix heures, que le crime a été commis. On m'avait dit, mais sans préciser le moment, que vous étiez descendue chez votre cousin dimanche soir. Tout vous charge, et vous dites avoir été chez M. de Chantepy à l'instant presque précis du crime. Rappelez vos souvenirs! N'est-ce pas plutôt à huit heures que vous êtes allée dire adieu à votre parent?

—Non, monsieur.

—Vous êtes sûre?

—Très sûre... Je suis descendue à neuf heures. Au moment de quitter M. de Chantepy, il m'a demandé si sa pendule allait bien; elle retardait, et je l'ai mise à l'heure de ma montre. Il était exactement dix heures moins vingt.

M. de Monvoy se renversa sur son siège et contempla avec infiniment de pitié cette belle jeune fille qui répondait avec tant de netteté, tant d'insouciance apparente du danger, à des questions si graves.

«J'ai vu, se disait-il, des femmes au visage de vierge n'être que des coquines, mais elles ne ressemblaient guère à celle-là! Joue-t-elle la comédie? Et croit-elle dérouter la Justice en se chargeant elle-même? Habile tactique, car elle a l'air aussi sincère qu'intelligent?»

—Mademoiselle, dit-il avec une subite brusquerie, saviez-vous que M. de Chantepy vous instituait son héritière?

—Je ne le savais pas d'une façon certaine, mais je m'en doutais d'après quelques mots prononcés par lui il y a quelque temps. Le fait nous avait toujours paru probable; il m'aimait beaucoup et n'avait pas de parents plus proches.

—Il y a peu de temps... Avez-vous donc juré de vous perdre vous-même?

—Me perdre! Pourquoi? Devant l'absurdité de vos soupçons, pourquoi dissimulerais-je la moindre chose? répliqua-t-elle d'un ton plus vibrant.

Une violente irritation commençait à la dominer; le magistrat s'en aperçut et ne laissa pas de s'en étonner.

«Ou innocente ou très forte», pensait-il.

—Saviez-vous, mademoiselle que M. de Chantepy mettait des valeurs dans son secrétaire?

—Oui... j'ai entendu ma mère lui reprocher plus d'une fois son imprudence, presque toute sa fortune étant, paraît-il, en valeurs au porteur.

—En effet! et vous le saviez!... Saviez-vous également que votre cousin avait réalisé une somme de dix mille francs qu'un employé du Crédit Lyonnais lui apporta la veille même de sa mort?

—Non... J'ignorais ce détail.

—Un détail important, mademoiselle! Le testament a été ouvert... M. de Chantepy vous laisse sa fortune. Elle est peu considérable, à la vérité, mais vous met à l'abri du besoin.

—Pauvre ami!

Pour la première fois, depuis son entrée dans le cabinet du juge d'instruction, elle défaillit en se rappelant l'affection perdue qui avait été un si grand secours pour elle et sa mère pendant les années navrantes qui venaient de s'écouler.

En la voyant pleurer, M. de Monvoy espéra obtenir l'aveu qu'il attendait.

—Vous saviez que vous héritiez, dit-il, et vous avez voulu profiter d'une fortune qui vous sortait d'une position précaire, très précaire, très pénible.

—Et c'est moi, dit-elle avec une angoisse émouvante, moi, qui provoque une telle pensée! Ne savez-vous pas que je travaillais avec courage, avec succès! et il nous faut bien peu pour vivre, à ma mère et à moi!

—Vous... oui! Mais vous n'étiez pas, vous n'êtes pas seules. Votre père?...

Elle baissa la tête et croisa les mains avec désolation.

—Avouez donc, dit doucement le juge; vous le voyez, je sais tout!

—Je n'ai rien à avouer! s'écria Gertrude en se redressant d'un air indigné. M. de Chantepy était notre meilleur, presque notre seul ami; dans notre malheur, il nous a soutenues non seulement moralement, mais encore autrement. Il était excellent et généreux, mais, malgré les apparences, il n'était pas riche, et d'ailleurs nous ne voulions être à la charge de personne et mon travail doublait la rente de ma mère. En quoi donc avions-nous besoin d'une fortune acquise par un crime? C'est fou, c'est honteux de me soupçonner!

La colère la rendait plus belle, et son énergie, son sang-froid, en répondant au magistrat, frappaient le greffier d'admiration.

—Je ne demande qu'à croire à votre innocence, mademoiselle, reprit M. de Monvoy, mais veuillez me dire si vous soupçonnez quelqu'un parmi les personnes qui approchaient M. de Chantepy.

—Non, monsieur... Un étranger se sera introduit.

Réponse fâcheuse dont elle ne comprit pas la maladresse.

—C'est inadmissible, mademoiselle! Quelqu'un a préparé l'injection qui a causé la mort; ce ne peut être un étranger. En voyant, chez lui, un intrus, un voleur, M. de Chantepy eût sonné. Vous devez savoir qu'une sonnette électrique, communiquant avec la chambre de la femme de charge, lui permettait de l'appeler. Pendant que vous étiez dans l'appartement, vous n'avez rien vu de suspect, rien entendu?

—Rien?

—Et cette femme de charge? Quelle est votre opinion sur elle?

—Sophie! Pas plus que moi, elle ne doit être soupçonnée. Du reste, elle était dans sa chambre ce soir-là.

—Vous en êtes certaine?

—Absolument certaine... Comme je descendais, elle m'a dit quelques mots, puis est rentrée chez elle pour se coucher. C'est la meilleure des femmes.

Le magistrat, qui avait espéré qu'un indice, un détail tournerait l'enquête d'un autre côté, se sentait découragé et fort désolé en pensant à Cébronne.

—Mais, reprit Gertrude, puisque vous connaissez notre malheur et notre honte, c'est donc vous, monsieur, qui en avez parlé à M. Cébronne?

—En effet, c'est moi! N'avez-vous rien de plus à dire aujourd'hui, mademoiselle?

—Aujourd'hui!... N'est-ce pas fini? J'ai dit la vérité, et je proteste de toutes mes forces contre l'accusation dont je suis victime!

—Mademoiselle, cet interrogatoire succinct ne suffit pas. De plus, remarquez bien que vos réponses ont confirmé, non détruit les soupçons. Lorsque je vous reverrai, ce sera en présence de votre avocat qui vous conseillera et...

—Mon avocat! interrompit Gertrude avec désespoir; je n'ai pas besoin d'avocat, car je ne suis pas coupable, je ne suis pas coupable!

M. de Monvoy était très perplexe; en outre de sa bonté naturelle, la vue de Gertrude éveillait toute sa bienveillance.

—Pourquoi votre mère n'est-elle pas venue avec vous, mademoiselle? De toutes façons elle devait le faire.

—Mon père se meurt, répondit simplement Gertrude.

—Si les soupçons contre vous sont fondés, il me paraît impossible que vous ayez agi à l'insu de Mme Deplémont.

—Il y a six ans que je lutte contre le malheur; c'est une terrible école qui vieillit bien vite et apprend à avoir de la décision. Si j'avais commis un crime, je l'eusse fait sans en parler à ma mère.

—Il faut qu'elle soit interrogée. Quelqu'un peut-il la remplacer auprès du malade?

—Moi seule, murmura Gertrude à bout de forces.

Elle se laissa tomber sur un siège et fit des efforts surhumains pour ne pas sangloter tout haut.

M. de Monvoy passa dans le couloir où Cébronne attendait.

—Le père est-il vraiment mourant, docteur?

—Mourant... Mais dites-moi si...

—Tout à l'heure!

Poussé par sa bonté et puis par sa pitié en regardant Bernard, il arrêta sa manière d'agir.

—La justice n'est pas un bourreau, et il serait trop cruel, en ce moment, de la séparer de sa mère. Je vais donc la laisser partir pour rentrer chez elle, jusqu'à ce que... tout soit terminé. En attendant elle sera sous la surveillance de la police.

Cébronne respirait difficilement.

—Les réponses? dit-il brièvement.

—Elle n'avoue rien, et les réponses sont à sa charge.

—Que voulez-vous qu'elle avoue? s'écria Bernard en s'emportant aussitôt.

M. de Monvoy, tout à son affaire, avait répondu sans réfléchir et en suivant son idée.

—Allons, Bernard, vous m'inspirez une sympathie extrême... Mais du calme, je vous en conjure. Entrez dans mon cabinet, je désire que vous voyiez devant moi Mlle Deplémont.

En apercevant Cébronne, Gertrude, à laquelle un accablement subit ne permettait même pas d'entendre les paroles encourageantes du greffier, se leva vivement.

—Mademoiselle affirme avoir été chez M. de Chantepy à dix heures moins vingt, dit froidement M. de Monvoy.

Gertrude regardait en face Cébronne qui avait pâli.

—Je dis simplement la vérité, répondit-elle, pourquoi me faire souffrir plus longtemps?

—Ne vous trompez-vous pas sur l'heure? dit Bernard. Avez-vous réfléchi à la gravité de cette affirmation?

—Je n'ai pas à réfléchir, et le vrai serait-il dix fois plus grave que je ne le dissimulerais pas.

Et tout à coup, sous l'influence d'un doute terrible, elle tendit les bras vers Cébronne en criant avec un accent qui bouleversa les assistants:

—Ah!... Vous doutez de moi!

Elle serait tombée si Bernard, courant à elle, ne l'avait soutenue dans ses bras.

—Gertrude! Ma bien-aimée!... Quelle idée avez-vous eue? Non! Je ne doute pas! je ne douterai jamais, jamais! C'est inepte et monstrueux de vous soupçonner!

Il la serrait contre lui et répétait tout haletant:

—L'erreur tombera d'elle-même, ne craignez rien! Pensez à moi, à mon amour, il ne vous fera jamais défaut. Je vous aime! je crois en vous plus qu'en moi-même...

Elle pleurait, la tête appuyée sur le cœur dont elle entendait les battements précipités.

Le greffier contenait difficilement son émotion, et M. de Monvoy, très pâle, n'osait lever les yeux vers les infortunés. Son opinion était arrêtée et il voyait se dérouler l'avenir cruel...

—Docteur, dit-il, vous reconduisez chez elle Mlle Deplémont?

—Oui, oui... tout de suite.

—Partons! oh! partons! dit Gertrude qui se ressaisissait.

—Un instant seulement, mademoiselle!

M. de Monvoy dit un mot confidentiel au greffier qui sortit immédiatement, et rentrant quelques minutes après, fit un signe affirmatif.

—Vous pouvez partir, mademoiselle, mais vous restez à ma disposition, car, d'ici peu, j'aurai à vous questionner encore. Veuillez dire à votre mère que je voudrais la voir aujourd'hui à quatre heures.

—Oui, murmura Gertrude qui sortit à pas précipités.

Cébronne prit avec autorité la main de Mlle Deplémont, la passa sous son bras et descendit l'escalier qui conduisait presque directement dans la galerie des Marchands.

VII

Soit par une indiscrétion du greffier, soit pour une autre cause, le bruit se répandit parmi les avocats, qui se promenaient nombreux dans la galerie des Marchands, que la femme soupçonnée d'avoir assassiné M. de Chantepy était dans le cabinet du juge chargé de l'instruction.

—L'a-t-on vue? demanda vivement M. des Jonchères, qui causait encore avec l'avoué. Est-elle seule?

—Elle est arrivée, dit-on, avec le docteur Cébronne. C'est donc bien lui, Jonchères, l'homme amoureux désigné par les journaux? J'en suis fâché pour lui.

—Cette femme est-elle grande, avec un teint mat et des yeux admirables? demanda l'avocat sans répondre à la question qui lui était posée.

—Vous la connaissez donc? Vous la décrivez comme le greffier, qui en parle avec enthousiasme.

M. des Jonchères reconnaissait la jeune femme, à laquelle il avait adressé la parole une heure auparavant.

«Et Bernard a suivi son idée! Il se pose ouvertement en protecteur!»

—Les voilà! dit quelqu'un.

Le docteur Cébronne, tête nue, entrait dans la galerie, avec Gertrude. A l'attitude des groupes, à leur curiosité manifeste, il comprit que la personnalité de Mlle Deplémont était connue. Il s'irrita des regards curieux jetés sur elle et, bien qu'il eût aperçu des amis, il répondit à quelques saluts de façon à tenir les gens à distance.

M. des Jonchères s'avança vers lui, et Bernard lui tendit la main, en disant gravement:

—Henri, je te présente ma fiancée, Mlle Deplémont. Gertrude, voici M. des Jonchères, mon meilleur ami. Je crois vous avoir déjà parlé de lui.

La jeune fille, trop bouleversée pour prononcer un mot ou rien remarquer, regarda, sans le voir, M. des Jonchères.

—Traversons par ici, dit Cébronne.

Mais, comme Gertrude pressait le pas, il la retint doucement, ne voulant pas avoir l'air de fuir.

Des reporters, venus pour une autre cause, circulaient, affairés, de groupe en groupe, afin d'obtenir des détails. L'un d'eux s'approcha même de Cébronne.

—Docteur, me permettez-vous de passer chez vous, aujourd'hui?

—Qui êtes-vous, monsieur?

—J'appartiens au journal X...

—Ah! dit le docteur en le toisant du haut en bas, venez, monsieur! vous serez jeté à la porte par mon valet de chambre.

Il sortit du Palais de Justice, accompagné par M. des Jonchères.

Cébronne fit monter Gertrude dans son coupé, et resta un instant avec son ami sur le trottoir.

—Eh bien, Henri, tu l'as vue? Comprends-tu, maintenant, la stupidité des soupçons?

—Je ne crois pas que cette femme-là soit coupable! dit chaleureusement l'avocat.

—Evidemment!... et il est invraisemblable qu'elle soit même soupçonnée; mais M. de Monvoy en tient pour son idée.

—Mon pauvre ami... son idée est étayée, l'enquête est là! Qui ou quoi amènera un renversement des choses? je n'en sais rien!

—Il faut bien qu'il arrive, ce renversement! s'écria Bernard.

—Et M. de Monvoy la laisse retourner chez elle?

—Oui, étroitement surveillée, dit Cébronne avec amertume. Regarde à droite, tu verras l'inspecteur de la sûreté et deux sergents de ville qui se préparent à nous suivre; comme si nous pensions à fuir! Les imbéciles!

—Qu'on vous suive ou non, qu'importe!

—C'est toi qui agiras, Henri, pour la tirer de cette situation impossible! Son père se meurt, c'est pourquoi on la laisse encore libre. Aujourd'hui, je ne la quitte pas; demain, dimanche, viens chez moi à une heure. Prépare un plan, tu me le soumettras.

—Compte sur moi!

Tout consterné, il regarda partir la voiture et allait remonter au Palais, quand il pensa aux reporters.

«Ah! non, par exemple!... pas de questions! Et ce soir, quel tapage dans les journaux! Vingt personnes ont entendu Bernard me présenter cette jeune fille comme sa fiancée...»

Il appela un fiacre et rentra chez lui pendant que, dans la voiture de Cébronne, il se passait une scène de désespoir.

Le cœur déchiré, Bernard renonçait à parler pour consoler une douleur inconsolable.

—Je comprends, à présent, dit Gertrude d'une voix entrecoupée, que cette accusation est réelle; jusque-là, je ne le croyais pas!

—Nous l'anéantirons, soyez-en certaine! Ne vous effrayez pas outre mesure, Gertrude! M. des Jonchères est un habile avocat, et il prouvera très vite l'inanité des soupçons.

—Les soupçons!... vous ne me dites pas tout! Ce ne sont pas seulement des soupçons, c'est une accusation formelle, et si, d'ici peu de jours, on ne découvre rien, on me conduira en...

Elle balbutia le mot de prison, qui se perdit dans un sanglot.

Cébronne jeta son bras autour d'elle, comme pour la protéger, la défendre contre un ennemi évoqué.

—On découvrira le coupable, ma chérie, je vous le jure!

Mais sa voix tremblante effraya Gertrude en la confirmant dans ses craintes, et ils ne prononcèrent plus un mot jusqu'à la rue des Guillemites.

Ce même jour, après être allé au greffe chercher les pièces concernant l'enquête, M. des Jonchères se mit en face de l'affaire, non plus en ami de Cébronne, mais, bien qu'il n'eût pas eu d'entretien particulier avec Mlle Deplémont, en avocat chargé de la défense.

Il s'aperçut avec dépit que la logique de M. de Monvoy s'imposait fortement à son esprit. L'enchaînement des faits était tel, chaque anneau, sauf sur un point, paraissait si bien soudé que, oubliant son impression du matin, l'avocat se répétait:

«C'est elle! c'est évident!... comment la défendre, comment la sauver?

Il entra dans des suppositions variées pour expliquer le crime sans que la jeune fille y fût mêlée, et s'arrêta longuement sur la seule supposition vraisemblable: Mlle Deplémont pouvait être victime d'une habile machination. Mais alors, seule, une personne de la maison, approchant librement M. de Chantepy, eût agi; or, l'enquête prouvait péremptoirement que chacun, sauf Gertrude, était chez soi à l'heure du crime.

M. des Jonchères tournait dans un cercle pour revenir au même point, c'est-à-dire à la conviction même du magistrat. La pensée de Cébronne paralysait ses efforts, obscurcissait son sens, ordinairement fin et subtil. Il se leva avec impatience, pour aller s'accouder à la fenêtre. Il regarda vaguement les tramways et le mouvement de la rue, tout en creusant le problème, sans parvenir à briser les fils qui attachaient son jugement.

Tout à coup, il jeta sa cigarette et revint à son bureau.

«Essayons de ce moyen... j'aurais dû y penser plus tôt.»

Il écrivit un télégramme et alla lui-même le porter à la poste du boulevard Saint-Germain; puis il se rendit chez M. de Monvoy.

Le juge d'instruction n'était pas chez lui, mais, comme il devait rentrer d'un instant à l'autre, M. des Jonchères l'attendit.

—Ah! je me doutais que vous viendriez, Jonchères, dit M. de Monvoy en arrivant. Et j'apporte, dans ma serviette, des papiers pour vous; je vous les aurais envoyés si je n'avais pas compté sur votre visite.

Il paraissait fatigué, malheureux, et aborda, sans tarder, le sujet qui l'absorbait.

—La vue de cette jeune fille et de sa mère est faite pour ébranler... cependant, chaque réponse a confirmé l'accusation.

—Quelle a été l'attitude de la mère?

—La malheureuse, affolée, s'est accusée pour sauver sa fille.

—Ah! quelle maladresse! s'écria l'avocat.

—Maladresse très touchante, en tout cas... Nous avons eu, dans mon cabinet, une scène comme je n'en voudrais pas voir souvent. Fort heureusement, Cébronne avait amené lui-même Mme Deplémont et attendait, dans le couloir, la fin de l'interrogatoire. Ah! le rôle d'un magistrat est souvent bien pénible! Je suis là, entre mon devoir et ma pitié... car, enfin, tout l'accuse!

—Je ne la crois pas coupable, dit résolument l'avocat.

—Voilà bien l'homme! La femme est jeune, charmante, alors elle n'est pas coupable!

—Un tel regard ne trompe pas, et vous-même êtes influencé par lui...

—Sans doute! dit M. de Monvoy, en se promenant avec agitation; oui, sans doute! elle n'a pas plus l'air d'une criminelle que vous et moi... Et, cependant, Jonchères, votre assurance m'étonne! vous avez assez d'expérience pour savoir qu'une physionomie, même délicieuse, peut tromper. Bien que vous n'ayez pas mon âge, votre carrière est déjà assez longue pour que vous ayez vu des choses bien étranges.

—Oui... plus étranges même que cette affaire, qui ne serait qu'un crime vulgaire, sans la personnalité de l'accusée et sans l'amour de Cébronne.

—Ah! c'est désolant! dit le juge avec chagrin. Un tel homme, dans une telle situation! son nom est désormais livré à la malignité publique.

—Il est bien au-dessus de cela! répliqua vivement M. des Jonchères, et son attitude forcera, au contraire, l'estime générale. Envers et contre tout, il aime avec passion cette jeune fille, il lutte pour elle, il s'oublie entièrement pour la soutenir, et vous croyez que le public lui jettera la pierre! J'ai meilleure opinion de lui! Pour moi, je crois, avec Cébronne, à l'innocence de Mlle Deplémont.

—Alors, au nom du ciel, basez votre opinion, je ne demande que cela! Prouvez que je m'égare, que je suis un imbécile, un idiot, ce que vous voudrez, enfin! et toute ma vie, je vous en serai reconnaissant.

—Il est toujours facile de prouver la bonté de votre cœur, répondit M. des Jonchères, ému par le ton et les paroles de M. de Monvoy, car vous agissez avec humanité et prudence. Je sais trop bien que les faits accusent Mlle Deplémont; toutefois, en la voyant, je pense que nous sommes dupes d'apparences. Moi, je vais commencer une enquête.

—Vous n'irez jamais assez vite... En mon âme et conscience, la liberté laissée à cette jeune fille ne peut être que provisoire, et encore parce que les circonstances m'imposent des ménagements.

—Je sais!... je sais aussi que Cébronne fournirait n'importe quelle caution pour que la liberté de Mlle Deplémont fût prolongée?...

—Jonchères, dit M. de Monvoy avec émotion, je donnerais beaucoup pour que mon devoir me permît d'accepter la caution... Mais vous savez bien qu'un pauvre diable serait déjà arrêté, si les apparences, dont vous parliez, l'accusaient de la même façon.

—C'est vrai... et, cependant, les deux cas sont très différents. Il est plus aisé de croire à la culpabilité d'un malheureux sans feu, ni lieu, ni éducation qu'à celle d'une jeune fille de bonne naissance, d'éducation affinée et, de plus, aimée d'un homme supérieur qui la connaît à fond...

—Sans doute, sans doute! sans cela... mais il y a des bornes impossibles à franchir.

—Je sais...

Un lourd silence pesa quelque temps sur les deux hommes.

—Vous parlez d'enquête, reprit M. de Monvoy; croyez-vous que, depuis cinq jours, je me sois borné à m'occuper de Mlle Deplémont?

—Non, évidemment... les pièces que j'ai étudiées cet après-midi, quoique incomplètes, prouvent que l'enquête a été menée rondement sur divers points à la fois.

—Toujours poursuivi par la pensée de Cébronne, et par l'espoir de découvrir un fait qui justifiât Mlle Deplémont, j'ai activé, par tous les moyens à ma portée, le commencement de l'enquête. Par malheur, le résultat est désolant. Récapitulons: en dehors de Mlle Deplémont, deux personnes étaient en cause: le concierge et la femme de charge, Sophie Brion. Le premier est inattaquable, tant par son honorabilité que par les circonstances. La seconde également; toutefois, j'ai poussé assez loin de ce côté. Les renseignements pris confidentiellement dans son pays, à Lieusaint, auprès d'une famille qu'elle a servie autrefois et avec laquelle elle a conservé des rapports, auprès des personnes qu'elle fréquente, ont concordé exactement pour affirmer l'estime générale dont elle jouit.

—Vous l'avez soupçonnée, en somme?

—Oui et non!... elle était au nombre des trois personnes qui, approchant de très près M. de Chantepy, devaient, pour cette seule raison, inspirer des doutes. Mais aucune charge, ni directe ni indirecte, n'a été relevée contre elle, au contraire! Je l'ai interrogée deux fois avec minutie; elle a répondu fort naturellement, et sans aucune contradiction, comme une femme que le soupçon ne peut atteindre. Enfin, son alibi est sûr, confirmé même par Mlle Deplémont, dont elle parle, du reste, avec respect, affection, et en déclarant que jamais elle ne la croira coupable.

—Je ne dis pas que je soupçonne quelqu'un, répondit l'avocat, mais je chercherai et ferai chercher, car je crois l'infortunée jeune fille innocente.

—Usez de tous vos droits... et Dieu veuille que la suite vous donne raison!

—Les ordonnances du docteur Cébronne ont-elles été retrouvées?

—Oui... il n'y a aucune falsification. D'ailleurs, vous savez que l'aconitine, employée par l'assassin, était pure et a été dissoute dans de l'eau. En potion, la dose est infime.

—Je sais tout cela, répondit M. des Jonchères en dissimulant son découragement.

Comme toujours, en quittant le magistrat, il avait une sensation d'accablement contre laquelle il réagissait mal, et il chercha vainement, pendant la nuit, à secouer l'obsession.

Il était sous la même impression en arrivant, le lendemain, chez Cébronne.

—Le malheureux M. Deplémont est mort, lui dit Bernard, sans préambule.

—Mort! déjà?... On ne le croyait pas aussi malade, lors de son retour à Paris?

—Non... mais un changement de vie complet et les émotions ont amené des complications qui ne pardonnent pas. Il y a quelques heures seulement, ce malheureux a soulevé le lourd rideau qui borne notre vue.

Le ton du docteur Cébronne était plus significatif que ses paroles, et M. des Jonchères, qui avait toujours vu son ami passionné pour les questions humanitaires, mais, par une inconséquence fréquente, presque indifférent à l'idée religieuse, se demandait avec surprise quel travail s'opérait dans sa pensée.

Bernard n'attendit pas la question pour y répondre.

—Tu essaies de creuser mon état d'esprit? Vois-tu, j'ai tant souffert depuis une semaine, que j'ai cherché un appui en moi, autour de moi... je n'ai aperçu que le vide.

—Et l'homme n'est pas fait pour le vide, je te l'ai dit bien des fois.

—Je le sais... ou plutôt je le vois! Jusqu'ici, j'avais cru qu'un homme, entraîné par la douleur dans certains courants d'idées, cédait à de simples impressions; je m'aperçois qu'il était pris par une loi impérieuse.

Cébronne se parlait à lui-même, et M. des Jonchères jugea plus sage de ne pas insister.

—Quelle semaine, Henri! quelle semaine! Il y a juste huit jours, je t'apprenais mes projets, et quelque chose d'atroce va nous broyer, nous broie déjà!

—Mais non, Bernard, dit l'avocat, navré des paroles désespérées de son ami, tu exagères! Une erreur, quelle qu'elle soit, se reconnaît, se détruit. Parlons d'elle et de nos moyens d'action.

—Oui, parlons d'elle, pauvre Gertrude! As-tu un plan à me proposer?

—Un plan qui me soit personnel, non! J'ai passé une partie de la nuit à me débattre contre l'évidence de l'accusation.

—Contre l'évidence de l'accusation!! et cependant, tu l'as vue? Et quelle incohérence! Tu viens de parler d'une erreur, à présent, tu me fais part d'un doute?

—L'incohérence s'explique; en la voyant, j'ai été convaincu de son innocence, mais, quand je me place devant les faits bruts, je change d'avis.

—Influencé à ce point!... Alors? Alors, tu renonces à la défendre?

—Allons donc! pour qui me prends-tu, Bernard?

—Le sais-je? Pourquoi es-tu découragé quand l'innocence de ma chère Gertrude est aussi certaine que ta propre honorabilité? Et enfin, quoi? Que vas-tu faire? Quel plan?

—Voici: j'ai télégraphié à un homme, que j'emploie souvent dans les affaires criminelles, de venir ici à deux heures. Nous allons lui raconter les faits sans une réflexion, sans un commentaire. N'étant influencé par rien, ni par personne, il aura une impression neuve et peut-être très différente de la mienne.

—Qui est-ce?

—Un pauvre diable intelligent, un réfractaire, comme dirait Vallès. Il a été dans l'aisance, s'est ruiné, ou plutôt, tout jeune, a été ruiné par une coquine. Depuis, il a fait un peu de tout, a même été policier, mais, ne supportant aucune discipline, est sorti de la police officielle. Je lui ai presque sauvé la vie avec des travaux d'écriture, puis, comme il a du flair et un véritable esprit d'intuition, je l'emploie pour des recherches et des contre-enquêtes. Deux ou trois fois, ses découvertes m'ont aidé à gagner la partie.

—Ma pauvre Gertrude!... Son sort entre les mains d'un tel individu!

—Je t'assure que c'est un brave homme à sa manière, et il m'est entièrement dévoué. S'il nous rend service, le côté bohème de sa vie nous est bien indifférent. Mais le secret le plus absolu doit être gardé, et tes domestiques eux-mêmes ne doivent pas soupçonner qui vient ici. Je lui ai donc écrit de se présenter de ma part comme malade.

—Ah! bien...

Cébronne sonna et dit à son valet de chambre:

—Un malade, recommandé par M. des Jonchères, viendra tout à l'heure. Je le recevrai par exception.

Il attendit que la porte fût refermée pour demander à l'avocat:

—Tu as lu les journaux, Henri?

—Un seulement!... il était sobre dans ses renseignements.

—Lis.

Cébronne tendait un journal de la veille où son nom s'étalait dans un long article qui prenait deux colonnes de la première page. La scène du jour précédent, dans la galerie des Marchands, était racontée de façon à frapper le public par son côté romanesque. On parlait avec enthousiasme de la beauté de Gertrude, et l'article se terminait par ces mots:

«Il suffit de voir cette jeune fille pour penser que la justice s'égare; cependant nous sommes en mesure d'affirmer que tout l'accuse. Quant à l'éminent docteur Cébronne, que nous avons eu l'honneur d'aborder, il a des manières un peu rudes, nous les lui pardonnons en faveur de sa belle fiancée.»

—Que ferais-tu? dit Cébronne.

—Rien... Les circonstances ne nous permettent pas d'imposer silence aux journaux.

—Quel soulagement d'administrer une correction à ce goujat!

—Il faudrait la renouveler... et puis, à quoi bon?

—Oui, à quoi bon? répéta Cébronne avec un geste d'indifférence. Rien ne me touche, hormis ce qui la concerne.

M. des Jonchères savait bien que le grand cœur de son ami ne pensait ni à lui, ni aux graves ennuis de voir son nom mêlé à une ténébreuse aventure.

—Je ne m'explique pas, je ne m'expliquerai jamais, reprit Bernard, que tu ne parviennes pas à envisager la question sous son jour réel...

—J'ai tort, je ne le nie pas, mais il me faut une influence étrangère pour entamer la logique qui s'impose trop fortement à mon esprit...

Le valet de chambre l'interrompit en annonçant que le malade attendu était arrivé.

Ils passèrent alors dans le cabinet de consultation, et Cébronne se vit en face d'un homme ni jeune, ni vieux, de taille moyenne, trapu, avec une tête carrée et une physionomie qui frappa le docteur par son impassibilité voulue ou réelle.

—Aubrun, dit M. des Jonchères, nous avons besoin de votre expérience et de toute votre habileté dans une affaire très douloureuse pour mon ami, le docteur Cébronne. Vous la connaissez, sans doute, par les journaux?

—Oui... J'ai lu différents articles. Vilaines apparences pour cette jeune femme!

—Précisément! Apparences... et nous sommes persuadés que la justice s'égare, malgré les précautions dont elle s'entoure. Je vais vous exposer minutieusement les faits; malheureusement, tels que les présente l'enquête, ils sont probants et...

—Et vous gardent prisonnier, dit Aubrun saisissant aussitôt la question; vous ne parvenez pas à vous en dégager pour la défense? Je comprends! et désire connaître jusqu'au détail le plus infime.

M. des Jonchères commença son récit d'une façon nette et méthodique. Cébronne, la tête appuyée sur sa main, ne disait pas un mot, mais observait attentivement le visage d'Aubrun et la contension qui rendait immobiles les yeux intelligents fixés sur ceux de l'avocat.

Malgré lui, M. des Jonchères, entraîné peu à peu, plaidait l'accusation beaucoup plus qu'il ne la combattait, et Cébronne souffrait affreusement d'une exposition dont la rigueur lui paraissait tout à coup écrasante.

Quand l'avocat s'arrêta, un sourire éclairait les traits de M. Aubrun.

—Je la tiens! dit-il avec assurance.

—Vous la tenez? Qui?

—La coupable!... et assurément ce n'est pas Mlle Deplémont; elle n'est, en effet, accusée que par des apparences.

—Ah! dit Bernard en se levant brusquement, et vous ne l'avez même pas aperçue!... Tu vois, Henri!

—Développez vos idées, Aubrun.

—Je mets de côté l'éducation et la valeur morale de cette jeune fille; pour moi, c'est insignifiant, car on voit des femmes tomber de plus haut encore. La vie est un tissu d'invraisemblances, par conséquent, passons! J'en viens aux faits. Comment se fût-elle procuré de l'aconitine en aussi grande quantité? C'est impossible! Il faudrait l'avoir volée; mais où et comment?

—C'est, en effet, le côté faible de l'accusation; il saute aux yeux. Mais il est certain que, dans un tiroir de sa chambre, il y avait un papier déchiré contenant encore quelques morceaux d'aconitine cristallisée. Non seulement cela, mais le morceau de papier jeté sur la cheminée de M. de Chantepy s'adapte exactement à la déchirure du papier trouvé dans la commode de Mlle Deplémont.

—A mon avis, preuve de son innocence! On a beau être novice dans le crime, il n'est pas possible d'accumuler ainsi les charges contre soi, d'autant que l'action était préméditée et bien conçue. Le coupable eût donc été très habile dans l'exécution de son dessein, et invraisemblablement maladroit pour se cacher? C'est une hypothèse inacceptable.

—Vous avez cent et cent fois raison! s'écria Cébronne avec ardeur.

—Eh bien? dit l'avocat.

—Eh bien, quelqu'un, ayant besoin d'une forte somme, a formé le plan scélérat de rejeter son propre crime sur la jeune fille.

—Alors, dit le docteur, ce serait une personne habitant la maison, et M. de Monvoy prétend que c'est impossible, chacun étant chez soi?...

—Quelqu'un a pu, a dû être soudoyé.

—C'est difficile à admettre, étant donnée l'heure du crime; étant donné surtout le moyen employé; il faut que ce soit un individu approchant souvent M. de Chantepy et mêlé, en quelque sorte, à ses habitudes.

—C'est le point à débrouiller; s'il l'était, nous ne serions pas dans l'embarras. Le certain, continua Aubrun, c'est que l'assassin est une femme parce qu'un homme, tout mauvais soit-il, n'a pas cette malice noire.

—Je connais vos idées sur ce point, dit M. des Jonchères avec un léger sourire.

—Elles sont justes! répliqua sèchement Aubrun. En cette occasion particulière, j'espère bien vous le prouver. La trame est tissée avec une grande perfection, néanmoins je vois un gros fil; tout consistera à en saisir le bout.

—Mais qui soupçonnez-vous?

—Je ne dis pas que mes soupçons portent directement sur quelqu'un, répondit Aubrun évasivement. Dès demain, j'entre en campagne, mais...

Un regard sur ses pauvres habits compléta sa pensée.

Cébronne ouvrit un tiroir et prit quatre billets de mille francs qu'il tendit à Aubrun.

—Si vous menez à bien cette affaire, si vous prouvez promptement l'innocence de Mlle Deplémont, vous aurez pour vous seul vingt-cinq mille francs.

—Vingt-cinq mille francs! s'écria Aubrun à qui cette promesse généreuse fit perdre son impassibilité.

—Oui, répliqua froidement Cébronne, et je veillerai pour que vous soyez toujours à l'abri du besoin.

—Je pars!...

Le docteur le retint d'un geste.

—Combien de temps vous faudra-t-il? Le prévoyez-vous? Vous savez que l'arrestation de cette malheureuse enfant est imminente.

—Ah! monsieur, je ne puis faire l'impossible!... Il me faudra certainement un certain temps, à moins d'un hasard sur lequel il serait déraisonnable de compter. Mon plan se dessine dans ma tête, et l'exécution demandera plusieurs semaines.

—Mais Aubrun, observa M. des Jonchères, ne serait-il pas sage de soumettre vos idées au juge d'instruction? Cette démarche n'aurait-elle pas pour effet d'arrêter l'action de la justice sur le point capital qui nous intéresse?

—Non... tout est trop vague encore dans ma pensée. Les personnes qui, à la rigueur, pouvaient être soupçonnées, ont été interrogées; l'enquête sur leur vie est à peu près complète, vous venez de me l'apprendre, et qu'a-t-on découvert? Rien! si ce n'est une preuve nouvelle contre Mlle Deplémont.

—Et cependant vous avez des soupçons... il serait invraisemblable que la justice ne les ait pas eus?

—D'après votre récit, elle a, jusqu'ici, agi très rationnellement.

Cébronne ouvrait la bouche pour questionner et insister, mais M. des Jonchères lui fit signe de se taire. Il savait Aubrun très jaloux de sa liberté de mouvements.

—Faites comme vous voudrez, Aubrun! je me fie entièrement à votre habileté.

—Dès demain, je serai en chasse, après m'être habillé de la tête aux pieds.

—Quand vous n'aurez plus d'argent, venez me trouver et n'épargnez rien, lui dit Cébronne. Les quatre mille francs vous suffisent-ils pour le moment? En voulez-vous le double?

—C'est amplement suffisant pour le moment.

—Mais il vous faudra des aides?

—Non, non, répondit Aubrun avec la plus grande vivacité; personne ne doit connaître mes menées. J'agirai seul, et seul j'arriverai! peut-être beaucoup plus vite que je ne le crois. Mais puis-je dire un mot en particulier à M. des Jonchères.

—Je vous laisse... tu me rejoindras dans la bibliothèque, Henri.

Quand il fut bien sûr de n'être pas entendu, Aubrun dit à l'avocat:

—A vous, je vais confier mon idée, si vous m'affirmez que le docteur ne la connaîtra pas, car je me défie de son état d'esprit qui le porterait probablement à se jeter au travers de mes opérations, lesquelles doivent être conduites prudemment?

—Soyez tranquille... je ne le mettrai pas en tentation de compromettre vos plans... Quels sont-ils?

—D'abord, par mes habits et mes allures, je me transforme en rentier; je loue un appartement meublé aux alentours de la rue Vavin, et prends à mon service la femme de charge, Sophie Brion.

—Vous la soupçonnez fortement? Les soupçons de la justice sont tombés d'eux-mêmes.

—Elle est à couvert, vous me l'avez prouvé, néanmoins je veux la surveiller de près. Si elle n'est ni coupable, ni complice, j'en serai pour mes frais et chercherai une autre piste; mais...

—Mais?

—Nous verrons!... Je vous écrirai demain le nom d'emprunt que j'ai choisi, et je vous demanderai de m'envoyer des lettres, de temps en temps, sous différentes écritures, et de différents points de Paris, afin que j'aie l'air d'avoir autant de relations que de bonnes rentes.

—C'est entendu!... Mais si cette femme sait quelque chose et qu'elle ait intérêt à le cacher, que découvrirez-vous?

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