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Aimer quand même

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—Ma conviction est que Sophie Brion est engagée jusqu'à la garde dans l'affaire.

—Elle passe pour la plus honnête des créatures; et pourquoi eût-elle attendu quatorze ans avant de voler son maître?

—Il y a une heure psychologique pour les criminels, répliqua sententieusement Aubrun. Je vais m'efforcer de gagner sa confiance, au moins en ce qui concerne ses affaires d'intérêt. Enfin et surtout, je compte sur des maladresses.

—Vous vantiez, il y a un instant, l'habileté du plan conçu par le meurtrier?

—Sans doute! mais lorsque le coupable veut profiter de son crime, la série des maladresses commence, c'est fatal!

—Cette femme de charge, honnête et dévouée, l'assassin!...

—Je ne dis pas qu'elle ait exécuté elle-même; mais elle doit être complice. Dans quelle mesure? Je le saurai. En attendant, je suis mon idée. Ecrivez, monsieur, les lettres que je demande; il ne serait pas mal de m'envoyer des invitations que je laisserai traîner.

—Ce sera fait... Pour me tenir au courant, vous viendrez chez moi?

—Oui... mais pas avant un bon nombre de jours; je ne compte pas sur le hasard, mais sur une marche prudente. Et surtout pas d'indiscrétion!

—Voyons, Aubrun, vous renversez les rôles... Je ne dirai rien à mon ami, jusqu'à ce que vous parliez vous-même.

M. des Jonchères retrouva le docteur inquiet et défiant.

—Quelle confiance doit-on avoir dans cet homme, Henri?

—Une confiance complète!... Tu ne découvrirais pas dans Paris un agent plus prudent et plus habile.

—Il n'a pas une mauvaise expression... Qu'avez-vous dit lorsque vous avez été seuls?

—Nous nous sommes concertés pour communiquer ensemble... Tu as vu qu'il n'était pas entré une seconde dans l'accusation.

—Il n'agira jamais assez vite! répondit Cébronne douloureusement.

—Il le dit lui-même: il ne peut pas l'impossible; mais ta générosité décuplera son activité.

VIII

Le cœur très humain de M. de Monvoy, les liens d'intime amitié qui avaient existé entre lui et le père de Cébronne, son estime, sa vieille affection et sa pitié pour celui-ci le portaient à mettre des formes inusitées dans les actions que lui imposait sa conscience.

Le vendredi suivant, il appela M. des Jonchères pour lui dire:

—C'est demain matin!... Voyez si vous devez prévenir le docteur Cébronne. J'agis ce soir de manière anormale, mais Bernard m'inspire tant d'estime et tant de pitié!

—Bientôt, il n'aura plus besoin de pitié quand l'innocence de cette pauvre jeune fille sera reconnue. Et elle sera reconnue dans peu de temps, je vous l'affirme!

—Dieu vous entende, Jonchères! Mais vous avez vu à quel résultat nous avons abouti dans les deux interrogatoires de Mlle Deplémont? Mon opinion et celle du procureur de la République, qui l'a longuement questionnée, sont arrêtées jusqu'à nouvel ordre, c'est-à-dire jusqu'à ce que des faits, dont vous paraissez si certains, se soient produits.

—Et c'est demain que vous agissez!

—Oui... Nous avons attendu la fin d'une contre-enquête qui n'a rien révélé pour modifier notre conviction, malheureusement! Mlle Deplémont est convoquée dans mon cabinet pour demain neuf heures. On l'emmènera en fiacre du Palais de Justice. Par égard pour Cébronne, je veux y mettre tous les ménagements compatibles avec la situation.

—Il ne saurait trop vous en remercier, répondit M. des Jonchères, et, mieux que jamais, je comprends à présent que la position prise par Bernard protège Mlle Deplémont. Sans lui, vous ne songeriez pas à tant de formes adoucissantes...

—C'est probable!... Car, de plus en plus, je la crois coupable. Vous trouverez au greffe une pièce intéressante pour la défense. J'ai de nouveau interrogé les concierges de la rue Vavin; bien qu'ils défendent Mlle Deplémont, ils se sont rappelé des propos tenus par elle le jour même de la mort de M. de Chantepy; ces propos la chargent. A présent, voyez si vous devez prévenir Cébronne. Vous lui direz alors comment, le procureur et moi, nous nous y sommes pris pour amortir le coup à la femme qu'il aime, et à lui... surtout à lui!

M. des Jonchères s'attendait bien au fait brutal absolument inévitable, il n'en était pas moins excessivement affecté.

—Non, non, dit-il tout haut, je ne préviendrai pas Cébronne avant le fait accompli.

Mais, en quittant le magistrat, il se demanda s'il ne devait pas aller chez Mlle Deplémont. Peut-être aurait-elle des dispositions à prendre vis-à-vis de sa mère qui était malade.

La veille, dans une longue conversation avec Gertrude, il avait admiré son courage, sa force de caractère qu'il qualifiait d'étonnante.

«Je sais, lui avait-elle dit, que je n'éviterai pas l'arrestation... je l'envisage avec calme, tant je suis sûre que mon innocence sera reconnue. Mais je voudrais savoir si on me laissera encore un répit...»

Le souvenir de ce mot mit fin aux hésitations de M. des Jonchères.

Dix heures sonnaient quand il arriva rue des Guillemites. Les habitants du quartier profitaient de la soirée chaude et tranquille pour deviser encore sur le pas des portes, deux sergents de ville surveillaient l'ancien couvent des Blancs-Manteaux en se promenant sur le trottoir. Les rayons de la lune versaient leur poésie sur l'église, le coin du jardin, les vieilles maisons comme si, depuis six cents ans, rien n'avait bougé, rien ne s'était transformé.

Mme Deplémont dormait; Gertrude, accoudée à la fenêtre ouverte, regardait mélancoliquement ce coin de Paris en se remémorant les violentes secousses qui, en quinze jours, s'étaient accumulées pour ravager, de façon si étrange, sa vie déjà si malheureuse. La pensée brillante d'un amour, comme il est rare d'en inspirer, traversait ses réflexions navrées.

«Il restera, et le reste passera», se disait-elle.

Sans cette certitude, elle sentait bien qu'elle eût défailli...

Le coup discret de M. des Jonchères la fit sursauter. Elle eut immédiatement l'idée qu'on venait l'arrêter et recula au fond de la chambre, en regardant avec effroi la porte, comme si elle allait s'ouvrir seule pour laisser entrer des policiers.

Il ne restait rien de ses résolutions sur le calme que, en théorie, elle voulait conserver, et il fallut un second coup léger pour lui faire comprendre que des agents de la sûreté ne seraient pas aussi discrets.

Dans ses vêtements de grand deuil, son teint mat ressortait plus blanc, plus pur, et, quand elle se décida à ouvrir la porte, M. des Jonchères fut impressionné par sa beauté; beauté qui ne retarderait ni la honte, ni la prison.

—Ah! dit-elle en le reconnaissant, vous venez m'annoncer une mauvaise nouvelle?

—Le juge d'instruction vous a convoquée pour demain, mademoiselle, je serai auprès de vous.

—Parlons bas... ma mère sommeille.

Elle le fit entrer et ferma doucement la porte.

—Vous n'êtes pas venu à cette heure tardive seulement pour me dire cela... il y a autre chose. Je ne reviendrai pas ici, n'est-ce pas?

—Je le crains.

Elle porta instinctivement les mains à son front dans un geste de souffrance désespérée.

—Mademoiselle, commença l'avocat fort ému, je ne doute pas que...

—Chut! N'ajoutez rien!... je serai forte, croyez-le, dit-elle d'un ton qui démentait ses paroles.

—J'hésitais à vous prévenir... mais je redoutais la surprise pour vous et madame votre mère.

—Vous avez bien fait... je préfère de beaucoup être préparée.

—Dois-je parler au docteur Cébronne? Désirez-vous le voir demain matin?

Ce nom acheva d'ébranler Gertrude; elle alla s'appuyer à la fenêtre et l'avocat l'entendit sangloter. Mais cette défaillance fut courte.

—Non, je ne veux pas! dit-elle en revenant auprès de M. des Jonchères. Quand je serai partie, il viendra auprès de ma mère pour lui apprendre cette chose inique, affreuse! Je la confie à ses soins pendant mon absence qui ne peut être longue; la vérité se fera jour bientôt, je le crois fermement.

—Soyez-en persuadée, répondit M. des Jonchères avec conviction; et moi, votre avocat, je prends des dispositions pour que cette vérité éclate promptement et de manière irréfutable.

Il y eut un assez long silence pendant lequel M. des Jonchères ne savait s'il devait rester ou se retirer.

—C'est donc entendu! reprit Gertrude. Vous verrez M. Cébronne après mon départ. Ma mère connaît la convocation du juge d'instruction; je laisserai une lettre qui la préparera à la nouvelle que vous et le docteur achèverez de lui apprendre... Soyez sans crainte! tout se passera sans scène, sans éclat. Puis-je emporter avec moi des objets de première nécessité?

—Je le crois.

—Je vais tout arranger.

—Combien je suis affligé que vous ayez une nuit à passer en face d'un tel cauchemar!

Dans l'excitation d'une position qui avait un côté exaspérant, les qualités énergiques de Gertrude revêtaient un caractère âpre, un peu hautain, et ce fut avec une certaine rudesse qu'elle répondit véhémentement:

—Quoi donc, monsieur! ne suis-je pas innocente? Et cette conviction ne me fera-t-elle pas supporter vaillamment l'épreuve qui m'attend?

—Je vous crois très vaillante, courageuse entre les courageuses! dit-il en la regardant avec une respectueuse admiration.

Dans cet instant, loin de la juger coupable, il entrait complètement dans les idées et les sentiments du docteur Cébronne.

Il passa une nuit blanche et vers midi, le lendemain, entra chez Bernard avec l'air malheureux d'un homme qui vient d'éprouver une grande émotion.

Il avait assisté au court interrogatoire de Gertrude, il l'avait entendue protester encore de son innocence et vue partir pour la prison avec une dignité qui dédaignait de se plaindre.

—Eh bien, demanda Cébronne, que viens-tu m'apprendre, Henri?

—Mon pauvre ami...

Cébronne comprit aussitôt et bien que, la veille encore, il eût parlé avec Gertrude de la terrible éventualité, il chancela comme un homme terrassé.

—Ah! Bernard... elle est plus forte, plus vaillante que toi...

—Elle ne le serait pas, si c'était moi l'accusé innocent... Je l'aime, vois-tu... je l'aime tant!

—Pense au moment où ce mauvais rêve sera terminé...

—Mais quand, quand sera-t-il terminé? En attendant, nous sommes dans une réalité atroce. Parle! Comment tout s'est-il passé?

—Avec une dignité, un courage admirables de la part de Mlle Deplémont. Hier, je l'avais prévenue...

—Hier! quand je l'ai vue, elle ne savait rien?

—Non... C'est dans la soirée, à dix heures que, instruit par M. de Monvoy, je suis allée chez elle. Elle est arrivée, ce matin, avec un sac de voyage à la main, et après quelques réponses hautaines, elle est partie avec une tranquillité apparente... Elle te confie sa mère qu'elle a préparée à l'événement, te laissant le soin d'accomplir le reste.

Cébronne, debout, les bras croisés, pâle comme un mort, luttait contre la douleur et la colère. Un quart d'heure, qui parut interminable à M. des Jonchères, passa sans que Bernard prononçât un mot.

—Quand la verrai-je? dit-il enfin. S'il faut aller jusqu'au chef de l'Etat pour obtenir des permissions spéciales, j'irai!

—C'est inutile! Je me suis déjà occupé des autorisations nécessaires; tu la verras demain. M. de Monvoy et le procureur de la République sont remplis de bienveillance pour ta situation, Bernard. Les plus larges autorisations te seront et te sont déjà données. Elle n'est pas au secret.

—Elle n'est pas au secret! Ils ont daigné ne pas la mettre au secret! s'écria Cébronne, cédant à une fureur qui le faisait trembler de la tête aux pieds. La bienveillance! tu parles de leur bienveillance! et ils ont arrêté cette enfant! en dépit de mes affirmations qui ne tromperaient aucun être sensé... Quand je pense avec quelle facilité moi, homme cultivé et pacifique, je tuerais ces magistrats, j'excuse désormais tous les criminels!

Ce n'était pas la première fois que M. des Jonchères assistait à une sortie en opposition avec le véritable caractère de Cébronne. Il laissa passer la tempête, évitant une discussion vingt fois reprise, vingt fois abandonnée. Pour lui, après une longanimité évidente, la justice remplissait son devoir sans manquer ni à l'humanité, ni à la prudence.

—Bernard! assez de récriminations! Assez de découragement! nous avons mieux à faire que de gémir et de nous dépenser en vaines paroles. Partons! allons chez Mme Deplémont. Elle est malade, tu le sais bien; sa fille te la confie, et tu prendras, à son égard, telles dispositions que tu jugeras convenables. Moi, dans la fin de l'après-midi, je verrai Mlle Deplémont.

—As-tu pensé aux adoucissements possibles? dit Cébronne avec effort. Jette tout l'argent qu'on demandera...

—C'est fait!... j'ai parlé au directeur de la... maison. Mlle Deplémont a refusé que je l'accompagne, mais je la suivais en voiture.

—Elle est seule dans une chambre, j'espère bien? Ce serait trop horrible si...

—Elle est seule...

Le docteur Cébronne n'ajouta rien et fit signe à M. des Jonchères de le suivre.

La lettre de Gertrude avait éclairé Mme Deplémont. Après un violent accès de fièvre, elle était tombée dans une prostration qui facilita la tâche de Cébronne. Sans qu'elle en eût conscience, il la fit transporter dans une maison de santé dont il était un des médecins en titre.

Quand il vint la voir le jour suivant, elle n'était pas encore sortie de sa stupeur.

—Malheureuse femme! mieux vaut cela, dit-il à la garde-malade.

—Mieux vaudrait pour vous aussi, monsieur! lui dit-elle en le regardant avec consternation. Votre figure fait pitié!

Cette hardiesse lui eût déplu s'il n'avait été dans une de ces dispositions morales où la moindre marque d'intérêt vibre jusqu'au fond du cœur.

Il répondit par un geste d'indifférence pour lui-même, donna des ordres minutieux afin que la malade fût entourée des soins les plus complets, et continua ses visites qu'il était résolu à ne pas interrompre malgré le lourd fardeau qui pesait sur lui.

Il se sentit entouré d'une sympathie intelligente; deux fois seulement il fut indiscrètement questionné, et dans ces questions, il crut percevoir plus de curiosité que de bienveillance.

—Mlle Deplémont est victime d'une machination et d'une erreur, répondit-il avec autorité, je le sais! et dans quelque temps, personne n'en doutera.

Son ton était tel que les indiscrets ne s'aventurèrent pas à insister. Mais le docteur Cébronne avait été si vivement blessé que, le soir même, il envoya sa carte pour prévenir qu'il ne continuerait plus ses soins.

Il savait bien que son attitude suscitait des débats passionnés. Il savait également que sa fermeté inspirait des doutes à ceux qui eussent cru, sans plus réfléchir, à la culpabilité de Gertrude. Jamais il n'avait autant apprécié l'autorité que lui donnaient son caractère et sa haute situation.

Ce même matin, pendant qu'il se raidissait contre sa douleur, une dame, dont il soignait la fille, le reconduisit à la porte pour lui dire d'un accent convaincu:

—Je ne croirai jamais que cette infortunée jeune fille est coupable. Quand un homme comme vous, docteur, l'aime quand même, malgré tout, c'est que sa cause est bonne. Vous la connaissez et la dites innocente, alors, pour moi, c'est vrai!

Ces paroles délicates furent un baume pour le cœur ulcéré de Cébronne, et il devait en garder une reconnaissance immense.

A la fin de l'après-midi, il fut reçu, avec un empressement, nuancé de respect, par le directeur de la prison.

—Vous aurez toutes les permissions exceptionnelles, docteur! On va vous conduire comme médecin chez Mlle Deplémont, et vous la verrez souvent. Tous les adoucissements compatibles avec les circonstances, je les accorderai.

—Merci, monsieur! je me souviendrai de cet accueil et de votre bonne volonté pour nous aider à supporter l'intolérable.

Lorsqu'il fut auprès de Gertrude, il ne put que lui prendre les deux mains en répétant d'une voix entrecoupée.

—Ma bien-aimée, ma Gertrude...

Et ses larmes, qu'il ne cherchait pas à retenir, furent plus efficaces que des paroles consolantes pour calmer la propre émotion de Mlle Deplémont.

C'est elle qui, s'efforçant de l'apaiser, montrait un sang-froid relatif, puisé dans son innocence et dans un sentiment de violente révolte.

—Gertrude, ma pauvre, pauvre enfant! si courageuse, si digne dans ce malheur extraordinaire! disait-il en contemplant la femme qu'il rêvait, quinze jours auparavant, d'envelopper de tendresse, de joies, des affinements d'un goût élevé en harmonie avec la beauté et l'éducation délicate de Gertrude.

—C'est une épouvantable épreuve, dit-elle, mais je sortirai d'ici bientôt, demain peut-être!

—Oui, oui, affirma-t-il avec ardeur, oui, bientôt ce sera fini. Nous avons mis un fin limier à la recherche du coupable.

—Ma mère? dit Gertrude avec angoisse. Vous m'avez écrit, et M. des Jonchères m'a répété, qu'elle serait admirablement soignée?

—Elle est dans une excellente maison de santé où je la verrai sans cesse. Ne vous inquiétez pas! sa vie n'est pas en danger, et il est heureux pour elle d'échapper à la douleur du moment présent.

Peu à peu, apaisés l'un et l'autre, ils envisagèrent différents points de l'avenir.

M. des Jonchères avait évité de s'étendre sur les moyens employés par lui pour son enquête personnelle; d'abord dans la crainte de donner trop d'espoir à Gertrude, et surtout parce que, en dépit de la sympathie qu'elle lui inspirait, il retombait fréquemment dans ses doutes.

Il s'était efforcé, la veille, de causer avec elle, de l'intéresser à la défense, mais il n'avait obtenu que cette réponse:

—Je suis innocente... j'ai dit la vérité et la dirai toujours! il importe peu qu'elle me charge. Je n'ai rien à ajouter et n'ajouterai rien! Faites comme vous voudrez.

Cébronne insista au contraire sur Aubrun, sur sa quasi-certitude de parvenir très vite à une solution.

—Il n'a pas développé son idée, mais, si j'ai bien compris, selon lui quelqu'un, en dehors des gens de la maison, a dû s'introduire chez M. de Chantepy et...

—M. des Jonchères m'a vaguement parlé de ces suppositions, interrompit-elle. Il est certain que quelqu'un est entré avant ou après moi. Comment? On le saura; j'ai confiance que ce sera bientôt, et cette confiance me soutient. Vous voyez que je ne suis pas abattue; et puis...

—Et puis?

—Et puis, continua-t-elle avec la plus vive émotion, et puis votre amour généreux serait une compensation à l'horreur de cette épreuve si vous-même n'étiez entraîné dans mon malheur.

—Comment parlez-vous de malheur pour moi! alors que j'ai en vous une foi absolue, Gertrude, que je vous aime de toute mon âme, et qu'il y a une joie dilatante dans la pensée d'adoucir vos angoisses, de vous être utile et, jusqu'à un certain point, de vous protéger.

Si elle l'aimait passionnément depuis longtemps, il se mêlait désormais à ses sentiments une reconnaissance qui exaltait sa nature généreuse et la soulevait au-dessus des choses extérieures.

Avec cet amour auprès d'elle, avec les aperçus lumineux qui perçaient les ténèbres de l'heure présente, la prison elle-même perdait son apparence habituelle.

Il n'était plus question pour Gertrude, lorsque son innocence serait proclamée, de fuir le bonheur. De ses résistances passées, il ne restait naturellement rien, et Cébronne, qui saisissait les impressions complexes de la jeune fille, insista longuement sur l'avenir heureux qui les attendait.

—Ces angoisses, ce cauchemar tomberont dans le passé, l'oubli, et nous entrerons, ma chérie, dans une existence que je veux pour vous toute baignée de lumière.

—Ah! répondit-elle, la lumière c'est vous! c'est votre tendresse... le reste n'est rien! Dans la vie la plus restreinte, elle suffirait à mon bonheur.

—Mais, moi, je veux que vous perdiez jusqu'au souvenir de la vie étroite et douloureuse dont vous avez tant souffert.

Il continua à lui parler de l'avenir avec une assurance qui fit un bien extrême à Gertrude, et cette première entrevue, dans des circonstances si terribles, leur laissa une impression de réconfort et d'espoir.

—L'heure est passée, dit-il, on va me prier de partir. Que désirez-vous? Des livres, n'est-ce pas? je vous en enverrai.

—Oui... des livres et du travail pour tromper les longues heures. Pourtant je ne suis pas abandonnée, une sœur est venue me voir et m'a procuré différents objets, entre autres une Imitation de Jésus-Christ. Depuis mon entrée, j'ai senti votre influence dans la façon dont j'étais traitée.

Il la quitta, non rasséréné, mais avec la conviction que les idées religieuses de Gertrude, son énergie, sa confiance en lui, la vue précise d'un heureux avenir enlevaient à la situation ce que, sans cela, elle eût eu d'intolérable.

Il se reportait au jour si lointain et si proche où M. des Jonchères combattait son projet d'épouser Mlle Deplémont.

Lorsque l'accusation qui pesait sur elle serait détruite, qui donc penserait encore aux fautes du père?

Il y avait pour Cébronne une grande ironie dans ce contre-coup des événements qui ferait que Mlle Deplémont, victime belle et charmante d'une odieuse erreur, mériterait, aux yeux du monde, le sort très doux qu'il mettrait à ses pieds.

L'opinion du monde... pour lui-même, elle lui était bien indifférente! il suivait son droit chemin sans se soucier des autres, mais la pointe était acérée en pensant à la femme qu'il aimait...

IX

En quittant le docteur et M. des Jonchères, le premier geste d'Aubrun, sans le jour férié, eût été de se faire habiller convenablement. Avec raison, il décidait de ne rien tenter avant d'être vêtu de façon à inspirer la confiance.

En errant autour de la rue Vavin, il ne vit aucun appartement meublé à louer, sauf dans la rue d'Assas.

Il ne pouvait pas le visiter avant le lendemain et retourna dans la rue Vavin afin d'apercevoir le pharmacien, M. Darrault, dont le nom, au sujet de l'enquête, avait été dans tous les journaux. Il n'aperçut qu'un commis et s'abstint d'entrer.

«Plus tard, je serais reconnu, se dit-il; d'ailleurs je ne veux pas questionner sans y être amené. Demain, j'entrerai quand il y aura des acheteurs, et ce serait bien étonnant si on ne parlait pas du crime qui émeut tant le quartier et dont s'occupe la France entière...»

Malgré son grand désir de ne pas perdre un instant, il fut bien obligé d'attendre au jour suivant pour poser les premiers jalons de son plan.

Quand il revint rue d'Assas, entièrement transformé, il ressemblait à un propriétaire breton et avait l'aplomb d'un homme auquel l'argent ne manquera pas.

Son premier soin fut de se diriger vers la maison où il avait aperçu un appartement meublé à louer.

Cet appartement était celui d'un jeune écrivain qui, voyageant pendant l'été, désirait le louer pour plusieurs mois. L'installation était élégante, commode et d'un prix assez élevé. Toutefois, Aubrun, sans hésiter, sacrifia une partie de la somme remise par le docteur Cébronne. Il lui importait énormément, pour réussir dans ses combinaisons, de passer pour un homme riche, habitué à un large confortable.

Après un examen minutieux, il déclara que l'appartement lui plaisait.

—Il est charmant, vraiment! c'est le mieux compris, à beaucoup près, de tous ceux que j'ai visités.

—Je ne le louerai pas à moins de quatre mois, monsieur, lui dit la concierge. Le locataire trouve inutile de louer pour un mois ou deux.

—Je comprends cela! et je le prends pour quatre mois. Je prolongerai peut-être si votre locataire continue à voyager. Je veux passer l'été dans un quartier tranquille et à proximité du Luxembourg. Quand entrerai-je? Le plus tôt possible, car je suis fatigué de l'hôtel.

—Demain matin, si monsieur veut.

—Ah! très bien... Mais pour le linge de maison, en fournit-on?

—Certainement, monsieur! Il y a un placard plein de linge, laissé à la disposition du locataire. Je vais montrer à monsieur.

Elle le conduisit dans une petite pièce attenante à la cuisine et qui servait de lingerie.

—C'est parfait, en vérité! dit Aubrun. Mais maintenant il me faut quelqu'un pour me servir?

—Monsieur désire prendre une domestique?

—Non, je ne resterai pas assez longtemps à Paris pour m'installer aussi complètement, et puis je dînerai dehors tous les jours. Je veux une femme qui viendra plusieurs heures; elle préparera le petit et le grand déjeuner. Il faut donc qu'elle sache faire la cuisine, et je suis assez difficile. Avez-vous quelqu'un en vue?

—Je réfléchirai, monsieur. Si Mme Brion voulait!... ce serait tout à fait l'affaire de monsieur.

—Qui est-ce Mme Brion?

—Monsieur n'a pas vu son nom dans les journaux? Elle était la femme de confiance de M. de Chantepy.

—Ah! oui... j'ai lu l'histoire d'un œil et ne me rappelais pas le nom dont vous parlez. Elle fait des ménages?

—Oh! non, monsieur! elle ne va pas partout; ce n'est pas une véritable femme de ménages. Mais si elle se remet à travailler, il me semble que le service de monsieur lui conviendrait très bien.

—Vous êtes sûre d'elle?

—Sûre d'elle? Sûre de Sophie Brion? Autant que de moi-même, monsieur!

—Où demeure-t-elle?

—Mais, rue Vavin, 6, monsieur! Dans la maison où le crime a été commis. Seulement elle n'y restera pas, je crois bien! Elle m'a dit à moi-même que, depuis la mort de son maître, elle prenait cette maison en grippe.

—J'irai chez elle tout à l'heure.

Mais Sophie Brion était sortie, et, aux questions d'Aubrun, la concierge de la rue Vavin répondit:

—Je ne sais pas si elle désire se replacer, elle est presque malade de chagrin. On l'a déjà demandée dans différentes maisons, et elle a refusé. Il est vrai que l'ouvrage ne lui convenait pas. Le service d'un monsieur seul serait bien son affaire.

—Comme elle voudra! mais il faut que je sois fixé; c'est la concierge de la maison que je vais habiter qui m'a donné le nom de Mme Brion, en me disant que c'était une femme très sûre.

—Je crois bien qu'elle est sûre! et bonne ménagère! Monsieur verra, si elle veut bien entrer à son service!

—Qu'elle vienne me parler demain matin... Voici mon nom et mon adresse: M. de Lucel, 180, rue d'Assas.

—Je ferai la commission, monsieur!

«Tout mon plan s'effondrera si elle n'accepte pas, se disait-il en s'en allant. Mais elle acceptera... ne pas se remettre au travail serait bien malhabile de sa part!»

Dans la fin de l'après-midi, il arriva rue d'Assas avec deux malles contenant des livres et des effets.

—Je serai ici demain matin de bonne heure, dit-il à sa concierge à qui il donna un fort denier à Dieu. J'ai rendez-vous avec cette Mme Brion; si je ne m'arrange pas avec elle, vous me chercherez une autre personne.

Assez satisfait de sa journée, il la termina en allant flâner autour de la pharmacie.

Il vit M. Darrault qui causait avec un ami, et en profita pour entrer dans le magasin. Très décidé à questionner, et voulant en avoir le temps, il demanda différentes choses. Le pharmacien appela un commis et continua la conversation interrompue par Aubrun.

—C'est une triste affaire, dit l'ami de M. Darrault. Une jeune fille comme elle devenir criminelle!

—Ce n'est pas prouvé...

—Bah! mon cher, c'est clair! Elle était pauvre, fatiguée d'un travail auquel son éducation première ne l'avait pas habituée, et elle a perdu la tête en même temps que le courage.

—Elle n'a pas l'air d'une femme à perdre la tête, je vous assure! Ceux qui l'approchaient la défendent énergiquement.

—C'est possible... mais les faits sont les faits.

—Vous parlez du vieillard assassiné dans cette rue, dit Aubrun. J'arrive de loin, et ne suis pas bien au courant, car les rapports des journaux se contredisent. Qu'y a-t-il de vrai pour la jeune fille?

—On n'en sait rien encore, répondit le pharmacien, mais on affirme que l'arrestation de Mlle Deplémont est imminente.

—Evidemment! s'écria son ami. Je m'étonne qu'elle ne soit pas encore arrêtée. Il est tellement clair que c'est elle!

—Quand on la connaît, on ne trouve pas que ce soit clair, répliqua M. Darrault d'un ton chagrin.

—Vous la connaissez donc? demanda Aubrun.

—Sans doute! elle demeurait presque en face de moi. Je l'ai vue souvent; j'étais son pharmacien et celui de la victime. Il est difficile de la croire coupable, c'est l'avis de tout le monde dans la maison. Mme Brion en est malade de chagrin.

—Qu'est-ce que c'est que Mme Brion? Une parente de l'accusée?

—Oh! non... c'est l'ancienne femme de charge de M. de Chantepy. Elle aidait quelquefois Mmes Deplémont dans leur ménage et leur était très attachée. C'est une si brave femme! elle se consolera difficilement.

—Triste, triste affaire! répéta l'ami de M. Darrault en secouant la tête.

—Oui, reprit Aubrun d'un ton indifférent, les crimes se multiplient dans ce Paris. Mais les témoins à décharge sauveront sans doute cette jeune fille à laquelle vous vous intéressez.

—Oui... je m'y intéresse vivement! répondit M. Darrault dont l'honnête figure était des plus sympathiques. En vérité j'y pense sans cesse; si elle est innocente, comme je le crois, c'est tellement affreux!

—N'est-elle pas aimée d'un grand médecin de Paris?

—Oui... le docteur Cébronne. Il se dit son fiancé, la proclame innocente, tient tête aux magistrats, dit-on, en un mot se conduit admirablement. Il n'y a pas de mots pour exprimer l'estime qu'il m'inspire.

—C'est vrai! appuya le visiteur. Un amour aussi désintéressé et dévoué est un bel exemple.

—Mais, reprit Aubrun, cette Mme Dion, Bion, non! Brion, que vous connaissez et employez, saura la défendre.

—Je n'emploie pas Sophie Brion, répondit le pharmacien, elle ne servait que M. de Chantepy. Une ou deux fois, comme j'étais dans un grand embarras, elle est venue mettre de l'ordre dans le magasin, mais c'était par pure complaisance, car je la connais beaucoup et depuis longtemps.

—Et elle défend Mlle Deplémont?

—Elle la défend... oui! c'est-à-dire elle soutient qu'elle n'est pas coupable, continua M. Darrault tout possédé de son sujet, malheureusement elle n'est pas un témoin à décharge, au contraire! Sa déposition, à son grand chagrin, était écrasante... Elle m'a dit à moi-même en pleurant: «Mais il fallait bien ne rien cacher... c'est une question de conscience...»

—Elle a raison... pauvre femme! Je comprends sa douleur, répondit Aubrun d'un ton dont l'ironie échappa à ses interlocuteurs.

—Voulez-vous que je vous envoie ces petits paquets, monsieur?

—Inutile! je rentre chez moi.

Il alla dîner et coucher dans un hôtel de la rue de Rennes, et passa la nuit, comme l'avait fait dernièrement M. des Jonchères, à creuser le mystère, à récapituler les événements, mais, au rebours de l'avocat, à suivre imaginairement une piste qui le conduisait, dans sa pensée, droit au but. Il employa ces heures sans sommeil à parachever son plan, à en prévoir les différentes étapes et à se bien pénétrer du rôle qu'il devait jouer.

«Si la piste est bonne, comme je le crois, j'espère marcher rondement. Mais il y a l'imprévu. Quant à la justice... bouh!...»

Il ignorait qu'une enquête avait précédé la sienne, seulement pour arriver à une conclusion diamétralement opposée.

M. Darrault, interrogé, n'avait point omis un détail qui allait devenir un point d'appui solide pour les soupçons d'un esprit prévenu comme celui d'Aubrun. Aux questions pressantes et minutieuses du juge d'instruction sur la possibilité d'un vol d'aconitine, le pharmacien avait répondu:

«Si un vol d'aconitine a été commis, ce n'est pas chez moi, c'est de toute impossibilité! Jamais la clef de l'armoire aux poisons ne reste à la serrure. Moi seul et un de mes aides pharmaciens surveillions l'armoire. Depuis que j'ai perdu cet aide, mort dernièrement, mes nouveaux aides étant très jeunes, je ne confie la clef à personne. Quant à Sophie Brion, que je connais depuis toujours, elle ne peut, en aucun cas, être suspectée...»

Ces réponses, concluantes et péremptoires, confirmaient tous les rapports favorables à la femme de charge.

Aubrun entra dans son appartement avec une vive satisfaction. Pendant la nuit, il s'était monté la tête sur les résultats certains de son plan, et il se voyait déjà arrêtant les coupables et gagnant avec aisance vingt-cinq mille francs.

Il défit ses malles, qui contenaient des emplettes faites la veille au Bon Marché, mit sous clef quelques papiers et n'entendit pas sonner sans émotion.

Il laissa sonner une seconde fois, ouvrit la porte sans empressement et introduisit une femme d'aspect éminemment respectable et correct.

—Je suis Mme Brion que vous désiriez voir, monsieur.

—Ah! parfaitement.

Il la fit entrer dans un petit salon, se plaça à contre-jour et lui demanda s'il devait compter sur elle.

—On m'a dit que vous étiez souffrante, et que vous n'accepteriez peut-être pas de reprendre du travail?

—J'ai passé par de si grandes émotions, monsieur, que j'ai été malade en effet! Mais, d'une part, je suis mieux; ensuite j'ai besoin de gagner, et il faut bien que je prenne sur moi.

Elle parlait avec la correction, presque l'élégance de certaines gens du peuple dont le choix d'expressions, à Paris, est parfois étonnant.

—Réponse courageuse! dit Aubrun avec onction. Mon ménage, d'ailleurs, ne sera pas compliqué.

—Monsieur passera l'été ici?

—Probablement... sauf un mois où je ferai une fugue au bord de la mer. J'ai à travailler beaucoup; des recherches à entreprendre dans les bibliothèques, et ce quartier tranquille me paraît favorable au travail. Alors c'est entendu? Je compte sur vous?

—Oui, monsieur, c'est entendu.

Il convint du prix, donna les explications nécessaires, et lui demanda si elle se chargeait de mettre l'appartement en ordre le matin même.

—Oui, monsieur, très bien.

—Plus vite vous travaillerez, plus vite vous écarterez les idées noires, lui dit Aubrun avec bonté.

—Monsieur a raison... Et puis le courage ne me manque pas; il m'en a fallu beaucoup dans ma vie.

—Combien de temps êtes-vous restée chez M. de Chantepy?

—Quatorze ans, monsieur!

—C'est la meilleure des références, répondit Aubrun sans accorder d'attention à l'émotion évidente de la femme de charge quand il avait prononcé le nom de son ancien maître. Si vous vous organisiez pour que je déjeune chez moi demain, j'en serais très satisfait. Voici cent francs, je vous laisse carte blanche pour les achats nécessaires.

—Tout sera prêt, monsieur, j'espère bien.

Aubrun passa plusieurs jours sans chercher à causer avec Sophie Brion. Il manifestait simplement sa grande satisfaction sur la façon dont il était servi, mais ne posait aucune question, bien que la femme de charge eût essayé de parler avec son nouveau maître.

Le samedi, il lisait son journal tout en observant l'expression inquiète et préoccupée de Sophie.

—Ah! dit-il tout à coup, voici une nouvelle qui vous intéressera.

—Laquelle, monsieur?

—L'arrestation de l'assassin du pauvre M. de Chantepy. Mlle Deplémont, d'après ce journal qui annonce l'événement pour ce matin, doit être sous les verrous.

—J'ai entendu crier la nouvelle par un camelot, monsieur! J'en suis désolée, malade. Pour moi, elle n'est pas coupable!

—Pas coupable! Comment pouvez-vous en douter? Elle est prise, pour ainsi dire, la main sur le poison, et il y a des gens assez naïfs pour nier sa culpabilité!

—Mais monsieur sait bien qu'on ne l'a pas arrêtée tout de suite?

—La justice a bien fait en s'entourant de précautions, en ne mettant aucune précipitation, mais son opinion doit être faite depuis la première heure.

Il reprit son journal, non sans remarquer la pâleur de Sophie Brion dont la main tremblait en posant une cafetière auprès de lui.

Toutefois ces signes, pour un homme qui n'eût rien suspecté, prouvaient la sincérité des paroles de la femme de charge, quand elle s'écria d'un ton très ému:

—La pauvre jeune fille! moi qui l'ai tant connue! Elle est attachante, monsieur, je vous assure! et si courageuse dans une si triste position! travaillant toute la journée pour adoucir le sort de son père!

—Précisément! elle était excédée de ce travail forcé; et puis elle a su dissimuler un mauvais fonds. C'est un fait ni rare, ni bien extraordinaire, je vous assure!

—En vérité, monsieur! Pour moi, je conserve mon idée, et ne me consolerai jamais d'un tel chagrin.

—Vous avez bon cœur, mais il faut que justice se fasse. Irez-vous la voir dans la prison?

—La voir! s'écria-t-elle en reculant. Voir Mlle Deplémont en prison...

Elle se laissa tomber sur un siège, le visage décomposé par une émotion qui ressemblait à de la frayeur.

—Mais, ma pauvre Sophie, rien ne vous y oblige, dit Aubrun avec commisération. Et vous ferez bien d'éviter de nouvelles secousses, car vous ne me paraissez pas encore bien sûre de vos nerfs... Je comprends que, en dehors des sentiments que vous avez eus autrefois pour Mlle Deplémont, il vous répugne d'approcher une criminelle... car elle est coupable, croyez-le bien!

Si Sophie Brion avait trempé, indirectement ou non dans le crime, il la confirmait, en assurant que Gertrude était coupable, dans la conviction qu'elle-même était désormais à l'abri d'une poursuite.

Elle se domina assez vite et se leva en s'excusant.

—Que monsieur veuille bien m'excuser... C'est bien vrai que je ne suis pas encore forte.

—Comment en serait-il autrement? Il faut vous distraire de ces tristesses et prendre bravement votre parti de l'inévitable.

Un peu plus tard, elle revint elle-même sur le sujet.

—Monsieur dit qu'il faut être bien naïf pour croire innocente Mlle Deplémont. Mais qu'a-t-elle fait des valeurs qui ont été dérobées? Et qu'en aurait-elle fait si elle n'avait pas été découverte?

—Elle les a cachées en attendant... Elle ou sa mère les aurait négociées.

—Les négocier? C'eût été un grand danger, il me semble, monsieur?

—Oui, puisque les soupçons se sont portés sur elles et que leur nom est jeté à tous les vents. Mais pour moi, pour vous, pour n'importe qui, la négociation de valeurs au porteur n'offre jamais aucun danger, précisément parce qu'elles ne sont pas nominatives. Or, M. de Chantepy ne possédait que des valeurs au porteur, plus dix mille francs en espèces, paraît-il. Mlle Deplémont se décidera sans doute, un jour ou l'autre, à révéler l'endroit où elle a caché l'argent.

Il fut frappé de l'attention avec laquelle la femme de charge écoutait ses explications. Comme elle ne fit aucune objection, il vit clairement qu'il n'avait pas vainement compté sur son ignorance. Elle ne savait pas certainement que, soit par un agent de change, soit par la société financière à laquelle s'adressait habituellement M. de Chantepy, il était facile à la Justice de connaître les numéros des valeurs dérobées, et que ces numéros, confiés sous le sceau du secret aux différents centres financiers, feraient immédiatement connaître le coupable s'il s'avisait de vouloir négocier les titres.

Aubrun se plongea dans la lecture et, pendant que ses yeux parcouraient les lignes sans les voir, il coordonnait ses différentes impressions.

«Je mettrais ma main au feu que je suis sur une bonne piste... Que sait cette femme? Dans quelle mesure est-elle compromise? Malgré sa vive émotion de tout à l'heure, elle est bien maîtresse d'elle-même. Il faudra une surprise ou une maladresse pour qu'elle se livre. Je compte sur la maladresse et sur son besoin évident de parler. Dans peu de temps, je la questionnerai sur les difficultés de sa vie, car une manifestation d'intérêt réussit toujours. La clef pour entrer chez M. de Chantepy était chez le concierge, mais elle en avait une troisième, parbleu! Cependant c'est difficile à concilier avec les réponses de Mlle Deplémont au juge d'instruction, et avec la présence de la jeune fille chez son cousin vers dix heures...»

Les jours suivants, il avança à très petits pas, posant une question d'un ton indifférent, puis restant deux jours sans parler, ou tellement occupé au dehors qu'il voyait à peine la femme de charge.

Ce jeu lui réussit, et trois semaines après son installation, il avait gagné la confiance de Sophie Brion, d'autant qu'il se montrait maître très généreux, nullement familier, et facile à servir.

Il était allé directement à son cœur en lui parlant de son fils, en compatissant aux difficultés qu'elle avait surmontées pour élever son unique enfant, la passion de sa vie. Il apprit ainsi que ce fils travaillait dans un magasin de rubans et de fleurs artificielles. Son espoir, disait-elle, était de le voir un jour, peut-être prochainement, possesseur du fonds de magasin.

—Mais il faudrait une forte somme sans doute, dit Aubrun.

—Assez forte, je suppose, monsieur; mais depuis que mon fils gagne, j'ai fait des économies; on paierait par acomptes, et puis j'emprunterais...

«Ah! ah! pensa Aubrun, nous avançons vers quelque chose.»

Malgré son grand désir de pousser plus loin, il eut la prudence de laisser tomber la conversation et d'attendre que Sophie revînt elle-même sur le sujet.

Ce moment ne devait pas tarder, car plus la femme de charge connaissait «M. de Lucel», plus elle appréciait sa bonté et pensait qu'il ne refuserait pas, le cas échéant, de l'aider dans la réalisation de ses projets.

Elle vint donc le trouver pour lui dire:

—J'ai un service à demander à monsieur; j'espère que ce ne sera pas indiscret.

—Indiscret? Pourquoi donc? répondit Aubrun d'un ton satisfait. Vous avez l'air d'une si brave femme, et vous vous êtes si bien débattue pour élever votre fils, que je serai enchanté de vous rendre service.

—Merci, monsieur! Le nom du patron de mon fils est Marait, 60, rue du Bac. Il parle de se retirer, mais je ne connais pas ses idées sur le prix du fonds de commerce...

—Mais alors vous ne pouvez former aucun projet!

—Non, monsieur; c'est bien cela! Il me faudrait des informations.

—Et vous désireriez que je les prisse moi-même, afin qu'on ne sache pas que c'est pour votre fils?

—Oui, monsieur, nous ne voudrions pas nous avancer avant de savoir si notre projet est réalisable.

—Je puis écrire à M. Marait, c'est bien facile.

—Je remercie beaucoup monsieur.

Aubrun parut réfléchir, puis reprit:

—Au lieu d'écrire, je passerai rue du Bac. Ce n'est pas bien pressé, j'imagine?

—Mon Dieu, monsieur... je serais heureuse d'être fixée, voilà tout!

—Eh bien, j'irai bientôt. Aujourd'hui, c'est impossible, je suis pris toute la journée, mais j'irai demain si je ne reçois pas un rendez-vous dont on m'a parlé.

Le soir, il alla voir M. Marait. Il apprit que, pour des raisons de santé et de famille, ce commerçant désirait se retirer des affaires le plus tôt possible.

—Je suis en pourparlers pour vendre, monsieur, mais j'hésite encore, l'acquéreur qui se présente ne remplissant pas exactement mes conditions.

—Et ces conditions?

—Quinze mille francs versés immédiatement et quinze mille en deux ans avec les intérêts, bien entendu! Est-ce pour vous, monsieur?

—Non... Je me suis chargé d'une commission.

Il quitta M. Marait convaincu que la femme de charge connaissait parfaitement—sauf le prix—les intentions immédiates du commerçant.

Le matin suivant, il dit à Sophie que, s'étant trouvé libre dans la soirée, alors qu'il n'y comptait pas, il en avait profité pour se rendre chez M. Marait. En quelques mots, il la mit au courant du résultat de sa démarche.

—La somme me paraît élevée pour ce genre de marchandises, ajouta-t-il; il est vrai que je n'y connais rien.

—Trente mille francs... c'est beaucoup, en effet, monsieur! Mais la clientèle est bonne, le magasin a de l'avenir, et nous emprunterons, s'il le faut, à une société.

«Ah! se dit Aubrun, voilà une réponse qui me démonterait sans mes fortes présomptions. Si on acquiert par un emprunt, ce sera plus difficile et plus long à découvrir.»

—Et M. Marait est si pressé de vendre? reprit la femme de charge.

—Excessivement pressé, m'a-t-il affirmé. Je crois qu'il conclura l'affaire avec l'acquéreur dont il m'a parlé. Si vous n'êtes pas en mesure d'acheter, vous chercherez plus tard un autre fonds de commerce, c'est bien simple!

—Ah! monsieur, ce ne serait pas la même chose pour mon fils! D'abord, il est au courant des affaires de la maison, il connaît la clientèle dont il est aimé, ce qui est beaucoup pour réussir. Et puis, monsieur comprendra que devenir patron de la maison où on est simple employé... c'est bien agréable!

—Je comprends! j'entre dans tous vos sentiments, ma bonne Sophie. Mais qu'allez-vous faire?

—Je vais causer avec mon fils et, s'il est de mon avis, j'irai parler à M. Marait.

—C'est votre affaire! répondit indifféremment Aubrun.

Elle lui raconta, le lendemain, que M. Marait, fort étonné, avait émis des doutes assez blessants sur la réussite d'un projet irréalisable, selon lui, pour une femme qui gagnait péniblement sa vie.

Elle lui avait répondu en parlant de ses économies et d'un emprunt.

—Il a haussé les épaules, monsieur, dit-elle avec une certaine irritation! Cependant, comme il aime mon fils, il m'a promis de ne rien conclure sans me prévenir et m'a laissé trois semaines pour me débrouiller.

—Eh bien, vous réfléchirez.

Il passa la journée à rédiger des notes, en se demandant quelle serait l'invention de la femme de charge pour atteindre son but sans se compromettre, si elle était coupable.

Mais était-elle coupable? Peut-être, poursuivi comme M. des Jonchères par une idée, avait-il mis des visières qui l'obligeaient à ne regarder qu'un point.

Néanmoins, bien qu'il eût hâte d'aboutir dans un sens ou dans un autre, il conservait sa marche prudente.

Il était convaincu que cette femme avait de l'argent, car le chiffre de trente mille francs, énorme pour elle, ne la décourageait pas. Si elle savait que, dans bien des cas, on empruntait au Crédit foncier, elle devait savoir également qu'il fallait donner des garanties sérieuses, et le fonds d'un petit commerce paraîtrait-il une garantie suffisante? Mais, selon Aubrun, l'emprunt n'était qu'une manière de parler, une idée passagère, comme transition à une autre idée. Elle avait l'argent et, pressée d'acheter, elle inventerait un moyen rationnel pour en expliquer la provenance.

A la fin de la semaine, un incident parut confirmer ces prévisions; Sophie demanda à son maître de lui accorder un congé de quelques jours.

—Un congé! Etes-vous malade?

—J'ai perdu un cousin éloigné, monsieur, et il faut que j'aille dans le pays où il était établi.

—Est-ce loin?

—Auprès de Blois, monsieur... un petit endroit qui s'appelle Ménars. Monsieur connaît sans doute?

—Non, pas du tout! J'espère que vous ne serez pas longtemps, car votre excellent service me manquera bien.

—Si monsieur veut que je cherche quelqu'un pour me remplacer?

—Ma foi non! la concierge fera ma chambre et je déjeunerai au restaurant. Combien de temps resterez-vous là-bas? Vous vous dérangez pour un cousin éloigné?

—J'y suis obligé, monsieur... car il paraît que je suis sur le testament. L'enterrement a lieu demain; je partirai dans l'après-midi et resterai le moins longtemps possible.

—Ah! si vous héritez... c'est bien différent? Connaissez-vous le montant de l'héritage?

—Non, monsieur; le notaire me dit seulement que je suis légataire universelle.

—Votre cousin était marchand?

—Non, monsieur; mon cousin Rollant était maçon, et patron depuis de longues années.

—Je vous souhaite un bon héritage.

Il eut d'abord l'idée de la suivre, mais le moyen était dangereux, et non moins dangereuse la pensée d'aller, sur un prétexte, causer avec le fils pour savoir si vraiment sa mère avait quitté Paris.

Après réflexion, il résolut d'attendre patiemment le retour de Sophie Brion et de partir plus tard pour Ménars afin de vérifier si elle avait dit la vérité.

Mais le soir de ce même jour, à sa grande surprise, il reçut la visite du fils Brion, un grand garçon qui se présentait avec assurance, mais dont les manières étaient polies et le visage honnête.

—Pardon, monsieur! je vous dérange?

—Du tout, du tout, entrez donc!

—Je voulais savoir, monsieur, si ma mère est partie aujourd'hui pour Ménars? Chez elle, la concierge n'en savait rien; elle m'a dit seulement qu'elle était sortie. Mais ce n'est pas la peine que j'attende si elle est partie.

—Elle est partie... N'était-ce pas convenu?

—Ma mère hésitait entre aujourd'hui et demain de grand matin, et comme j'avais un mot à lui dire, je suis venu voir...

—Et vous ne l'avez pas accompagnée?

—Mon Dieu, monsieur, je n'ai jamais vu ce cousin, que je croyais mort, d'ailleurs! La présence de ma mère, comme elle me l'a bien dit, suffit largement; et puis, au magasin, on a besoin de moi. Alors, comme ce n'était pas nécessaire, je suis resté.

—Combien de jours, votre mère compte-t-elle rester là-bas?

—Deux ou trois, quatre au plus... Je suis étonné que mon cousin, avec lequel nous n'avions plus de rapports, ait pensé à nous pour son héritage; c'est bien bon de sa part.

Après le départ du jeune homme, Aubrun demeura longtemps à la même place, absorbé dans une méditation qui n'avait rien d'agréable.

«Elle aurait donc dit la vérité! N'importe! J'irai à Ménars.»

X

Pendant qu'Aubrun suivait sa piste avec une confiance à peu près inébranlable, Gertrude recevait fréquemment la visite de son avocat et de Cébronne.

Avec précautions, M. des Jonchères lui apprit que l'affaire passerait aux assises dans le courant de l'été, ajoutant que, selon les plus grandes probabilités, son innocence serait reconnue bien avant la date fixée pour le procès.

—Les assises! murmura-t-elle avec consternation.

—Nous n'irons pas jusque-là, croyez-le bien!

Mais il vit que le coup était terrible et brisait une partie des espérances de la malheureuse femme.

Elle était forte en apparence, mais sa pâleur, son expression qui, de jour en jour, devenait tragiquement douloureuse, indiquaient un fléchissement moral et physique.

En voyant passer les jours et même les semaines, elle avait des accès de désespérance qu'elle combattait courageusement, mais qui laissaient des traces poignantes sur son visage.

Elle ne voulait plus être questionnée et répondait invariablement au juge d'instruction:

—A quoi bon? Je suis innocente, les faits m'accusent, et ce sont les faits que vous croyez. Si vous ne me croyez pas quand je crie mon innocence, pourquoi me croiriez-vous sur d'autres points?

Mme Deplémont, toujours malade, bien que devenue consciente des événements, avait essayé de se lever pour venir auprès de sa fille, mais l'effort ayant provoqué un évanouissement inquiétant, Cébronne imposa sa volonté et l'obligea à demeurer couchée.

Il raconta l'incident à Gertrude qui répondit:

—J'aime mieux ne pas la voir, ce serait déchirant pour elle et... pour moi. Dites-lui de se soigner jusqu'à mon retour auprès d'elle; dites-lui que je lis et travaille, que vos visites bénies me raniment, me consolent de tout. Répétez-lui que j'attends tranquillement la fin de cette cruelle aventure.

—Tranquillement, Gertrude! Je lis dans vos yeux votre douleur grandissante. Vous vous désespérez!

—Non, je ne me désespère pas! C'est impossible avec une tendresse comme la vôtre qui me soutient, me transporte si loin dans une région ensoleillée!

—Pauvre enfant! Je vous aime trop pour ne pas pénétrer dans les pensées que vous ne dites pas... Mais reposez votre esprit dans la région dont vous venez de parler. Que de joies dans l'avenir, Gertrude, quand je vous emmènerai dans la propriété où mon enfance s'est écoulée... Nous y passerons le premier mois de notre union.

—Notre union... répéta-t-elle avec une intonation découragée qui fit tressaillir Cébronne.

Il l'attira à lui et, avec une tendresse inexprimable, porta la main de la jeune fille à ses lèvres.

—Notre union! dit-il avec une fermeté persuasive. Elle sera complète, absolue, plus encore que vous ne le supposez. Vous n'avez pas suivi l'évolution de mes idées, sous l'influence des souffrances de ces dernières semaines. Vous ignorez que votre force d'âme, qui vient d'un sentiment religieux très élevé et très pur, a complété la leçon. Vous achèverez de m'instruire et nous n'aurons qu'une âme, qu'une pensée.

Le cœur de Gertrude battait plus vite en écoutant de telles paroles qui la réconfortaient et lui faisaient oublier le lieu où elles étaient prononcées. Elle pénétrait plus avant dans un caractère loyal, dans une intelligence qui abaissait sa superbe avec simplicité pour aborder franchement des questions que Bernard savait lui être chères.

Elle essayait d'entrer dans les projets d'avenir qu'il lui soumettait et le questionna sur la propriété dont il parlait.

—Est-elle près de Paris?

—J'ai une maison de campagne à vingt minutes de Paris, mais ce n'est pas celle-là. La propriété dont je parle est en Bretagne, sur les bords de la Rance. Nous n'avons jamais voulu la vendre, malheureusement elle est presque abandonnée, quoique la maison soit meublée comme jadis. C'est là que nous irons, dans un cadre ancien qui vous plaira, et loin de tous les vivants.

Elle souriait et se prenait à espérer, mais il n'était pas toujours auprès d'elle et, à chaque nouvelle visite, il avait la sensation que la solitude et le découragement accomplissaient leur œuvre destructive.

Le lendemain du jour où Sophie Brion avait demandé un congé, Aubrun fut appelé le soir par M. des Jonchères qui causait avec le docteur Cébronne quand le policier arriva.

—Eh bien, Aubrun, vous m'avez écrit que vous suiviez votre piste avec beaucoup d'espoir; c'est bien long, n'avez-vous rien découvert?

—Ma piste est bonne... de plus en plus j'en suis convaincu, répondit Aubrun évasivement.

—Rien de précis?

—Rien.

—Grand Dieu, s'écria Cébronne, et cette malheureuse enfant est en prison! J'assiste à sa douleur sans plaintes, sans récriminations, mais si terrible que je la vois changer de jour en jour. Si elle tombe malade, si elle meurt, ce seront ces misérables magistrats qui l'auront tuée.

—Bernard, je t'en prie, à quoi penses-tu? Mlle Deplémont n'est pas malade; une certaine dépression est naturelle, inévitable, mais non dangereuse.

—Qu'en sais-tu? Tu n'es pas médecin, répondit brusquement Cébronne; tu ne connais pas le résultat souvent fatal de telles secousses sur un organisme délicat. Il ne faudrait pas que l'épreuve se prolongeât, c'est le médecin qui parle en ce moment. Sans l'énergie, le ressort de son âme d'élite, Gertrude serait déjà très malade.

—Tu t'égares! De grâce, ne grossis pas les faits, répète-toi ce que tu répètes sans cesse à Mlle Deplémont, c'est-à-dire, vois la fin heureuse de cette situation. Nous y touchons peut-être; n'est-ce pas, Aubrun?

—Je le crois.

—Alors, parlez, parlez! s'écria Cébronne dans un élan de douleur irritée.

Aubrun se félicitait tout bas d'avoir exigé le secret sur ses recherches et observait avec pitié les ravages du chagrin sur la forte constitution du docteur. Dix ans avaient passé sur lui et bien que, dans ses occupations habituelles, il conservât son empire sur lui-même, on sentait l'homme énergique sur le point de s'affaisser.

Aubrun, quels que fussent les écarts de sa vie, avait beaucoup de cœur, il sut le mettre dans le ton de sa réponse.

—Je suis désolé, docteur, désolé de ne pas avancer plus vite, et je comprends trop bien votre profonde angoisse, mais je vous assure que, plus que jamais, la prudence est nécessaire. Croyez-en mon expérience, tout va bien! Et j'ai lieu de croire que je touche au but.

—Vous, au moins, vous ne doutez pas de Mlle Deplémont! dit Bernard.

—Je n'en ai jamais douté... J'ai des raisons actuellement pour en douter encore moins.

—Aubrun, dit M. des Jonchères, il est temps de ne plus agir en dehors de la justice; elle vous aidera, et un mot de vous, si vos présomptions sont fondées, mettrait fin à une situation intolérable.

—Pour qu'un mot de moi mette fin à une situation intolérable, il est indispensable, n'est-ce pas, que je fournisse une preuve ou un enchaînement logique?

—Oui, c'est indispensable.

—Eh bien! je n'en suis pas là... Accordez-moi encore une semaine. Ou j'aurai obtenu la preuve dont je vous parle, ou j'aurai vu que je suis un sot et que ma piste ne valait rien.

—Faites pour le mieux, dit Cébronne qui marchait de long en large. Avez-vous besoin d'argent?

—Non!... Mes recherches seront terminées j'en ai la conviction, avant que j'aie dépensé les quatre mille francs que vous m'avez remis.

M. des Jonchères suivit Aubrun dans l'antichambre.

—Vos soupçons se basent-ils vraiment, Aubrun?

—Oui!... J'observe cette femme à loisir et je continue à la croire coupable, bien qu'elle ait su se mettre à l'abri. A-t-elle exécuté elle-même le crime? A-t-elle un complice et a-t-elle partagé avec lui le produit du vol? Nous le saurons bientôt.

—Mais vous affirmez simplement! Il faut bien autre chose qu'une affirmation!

—Je le sais! et c'est pourquoi je demande un délai, très court du reste. Elle dit avoir fait un héritage; un de ses parents serait mort auprès de Blois, à Ménars. Aussitôt son retour, j'irai à Ménars entre deux trains. Si elle a menti, c'est un indice.

—Ce ne serait pas une preuve... et l'enquête sur cette femme a été minutieuse.

—L'enquête a-t-elle découvert que deux ou trois fois dans l'hiver, M. Darrault a confié son magasin à Sophie Brion, de grand matin? elle y est restée seule pour le mettre en ordre?

—Oui, je connais ce détail... Mais les poisons étaient sous clef, M. Darrault est absolument péremptoire sur ce point. Il est non moins affirmatif sur l'honorabilité de la femme de charge.

—Serait-il impossible que le pharmacien eût ignoré un incident quelconque; par exemple l'oubli de la clef dans la serrure de l'armoire aux poisons?

—Ce n'est pas impossible, mais c'est invraisemblable. Il répond de l'aide qui s'occupait seul avec lui de l'armoire.

—Oui, et cet aide est mort, dit Aubrun.

—Evidemment, reprit l'avocat, l'aconitine a été volée, mais M. Darrault affirme que le vol n'a pas pu être commis chez lui.

Ensuite si Sophie est la coupable, comment expliquer son alibi très sûr? Et elle eût prémédité aussi longuement son crime!

—Certainement, dans mes soupçons, mieux que cela, dans ma conviction, il y a des invraisemblances, mais pas plus, à mon avis, que dans l'accusation portée contre la jeune fille. Devant le juge d'instruction, M. Darrault n'a pas spécifié exactement le moment où il avait accepté les services de la femme de charge?

—Si... c'est dans les premiers jours de mars.

—Epoque où Mme Deplémont était très malade?

—Oui.

—Et pendant cette maladie, le docteur Cébronne, qui employait de l'aconitine dans le traitement, a bien expliqué à Mlle Gertrude les effets violents du poison?

—Oui.

—Il ne se rappelle pas à quelle date... mais une troisième personne, croit-il, était présente?

—Parfaitement!... mais, pour lui, cette tierce personne était la sœur garde-malade.

—Il n'en est pas sûr... et j'ai bien noté le fait qui me paraît important. Je sais pertinemment que Sophie Brion avait besoin d'argent, et d'une somme assez forte, très grosse pour elle en tout cas!

—Ah! nous entrons dans le précis... pouvez-vous le prouver?

—Je prouverai mieux probablement! J'ai gagné la confiance de Sophie Brion, précisément en affectant de ne pas la désirer. Comment, au reste, se défierait-elle de M. de Lucel, bon rentier et bon maître? En outre, vous savez quel besoin impérieux ont les femmes, surtout de cette classe, de parler d'elles et de leurs affaires?

—Oui, je sais.

—J'ajoute que celle-ci est relativement réservée. Quoi qu'il en soit, elle est engagée dans une affaire qui, devenue chez elle une idée fixe, le but de tous ses efforts, la fera découvrir si elle est coupable. Elle me consultera, je crois, sur des questions d'argent, et c'est alors que, s'il y a lieu, je mettrai la main sur la preuve... Ah! j'oubliais! dit Aubrun en se frappant le front. N'a-t-on pas les numéros des valeurs dérobées à M. de Chantepy?

—Je les ai dans mon cabinet.

—Il me les faut demain matin.

—Je vous les enverrai par pneumatique ce soir même; ils vous parviendront demain à la première heure.

—Aucune indiscrétion n'a été commise sur ces numéros?

—Aucune... on a pris les plus extrêmes précautions pour que les journaux n'y fassent aucune allusion. Dans un cas semblable, on espère toujours une imprudence des coupables, les valeurs au porteur passant pour pouvoir se négocier sans danger...

—C'est l'idée de la femme de charge, idée que j'ai eu le soin de fortifier.

—Quand votre accusation aura une forme présentable, Aubrun, vous n'attendrez pas plus longtemps pour prévenir le magistrat. Je l'exige absolument.

—Je vous le promets; dans trois jours peut-être... mais n'oubliez pas les numéros.

—Je n'oublierai rien... Hâtez, hâtez les choses, si c'est possible. Vous avez vu combien mon pauvre ami est changé?

—Il me fait pitié... mais si je n'agissais pas avec prudence, nous nous éloignerions du but. Si j'ai une communication importante à vous faire, le matin, est-ce au Palais qu'il faut aller?

—Oui, d'ici huit jours et plus, j'y serai tous les matins.

—Et M. de Monvoy?

—C'est moins sûr... cependant il y a chance pour que vous l'y trouviez également.

Cébronne attendait impatiemment M. des Jonchères.

—Je me défie d'Aubrun, Henri! il n'a rien découvert et veut faire l'important.

—Mon impression est très différente, et nous avançons vers une solution.

—Il te l'a dit, mais... Je ne l'aurais pas reconnu sous son nouvel aspect. Il espionne, et ne ressemble pas à un espion. Quel métier!

—Ce métier sauvera une innocente...

—C'est vrai, mais penser que ces dessous honteux l'effleurent, elle! Hélas! continua Cébronne avec amertume, nous n'en sommes plus à souffrir de ces côtés secondaires, puisque ces hommes l'ont mise en prison... pauvre Gertrude!

—Ne pensons qu'au résultat probable et prochain... Dans une circonstance aussi grave, Aubrun est incapable de se vanter par vanité... Qu'est-ce que c'est? dit-il au valet de chambre qui entrait.

—Un télégramme, monsieur!

L'avocat lut tout haut:

«Mon cher Jonchères, venez me voir ce soir si ces mots vous arrivent à temps.

«Bien cordialement.

«MONVOY.»

—Une découverte heureuse sans doute! s'écria Cébronne. Va vite, Henri! je t'attends ici.

M. des Jonchères partit précipitamment.

—Qu'y a-t-il? dit-il vivement en entrant chez le magistrat.

—C'est moi qui vous le demande...

—Comment?

—Aubrun est filé... je sais qu'il espionne la femme de charge.

—Ah! bah! dit M. des Jonchères qui ne put retenir un sourire. Et lui qui se croyait si sûr d'agir à votre insu!

—On le connaît... on sait que vous l'avez plus d'une fois employé, et j'ai été prévenu par la préfecture de police qui voyait, avec raison, une connexion entre le changement de domicile d'Aubrun, ses allures nouvelles et l'affaire qui nous occupe. D'autant que, influencé par les dénégations de Cébronne, et bien que croyant à la culpabilité de Mlle Deplémont, j'ai continué à faire surveiller Mme Brion. J'ai su ainsi qu'elle était entrée au service d'un M. de Lucel... Enfin qu'a-t-il découvert?

—Il demande encore quelques jours pour donner de la tangibilité à ses soupçons. Il sait que Sophie Brion avait besoin d'argent, et il croit à l'innocence de Mlle Deplémont.

—Ceci est une opinion... et le besoin d'argent ne prouve pas que cette femme soit un assassin.

—Assurément... mais l'aconitine a été volée, Aubrun sait que le magasin de M. Darrault a été confié à la femme de charge, et ce détail, auquel nous n'attachions aucune importance à cause des affirmations du pharmacien, ce détail, dis-je, est un jalon solide pour les déductions de mon agent.

—C'est bien faible tout cela, Jonchères!

—Cependant si la femme de charge était allée le soir chez M. de Chantepy, le fait deviendrait une présomption?

—Oui, et son besoin d'argent également... mais elle n'y était pas!

—Aubrun suppose un complice...

—Comment l'eût-elle introduit? Comment eût-il été dans l'appartement au moment où Mlle Deplémont y était elle-même? Rien dans les enquêtes n'a confirmé ou simplement indiqué une telle hypothèse? Cependant nous avons cherché. Quel complice? Son fils alors, seul intéressé au vol? C'est un excellent garçon, et nous connaissons l'emploi de sa soirée le jour du crime.

—Si Aubrun se trompe, nous le saurons d'ici peu. Mais je crois prudent de n'entraver en rien sa marche.

—C'est mon avis... aussi nous le laissons agir sans intervenir, bien que convaincus de l'inutilité de son espionnage. Ce ne sera jamais qu'une perte de temps et d'argent.

M. des Jonchères répéta à Cébronne sa conversation avec M. de Monvoy; il le chargea de mettre à la poste le télégramme dans lequel il copia les numéros demandés par Aubrun.

—Le juge d'instruction n'a pas ébranlé ma confiance dans l'habileté de mon agent, dit-il; ses déductions se tiennent.

En recevant les numéros, Aubrun s'empressa de les apprendre par cœur. Il espérait, par une adroite manœuvre, amener la femme de charge à lui montrer les valeurs de son héritage fictif... ou réel. Mais, selon toutes probabilités, il ne pourrait pas les garder pour contrôler les numéros; il était donc nécessaire de les avoir nettement présents dans sa mémoire.

Trois jours après, Sophie revint prendre son service. Elle paraissait très satisfaite, et, sans attendre de questions, parla de son héritage.

—Puisque monsieur s'intéresse à moi, je suis contente de lui apprendre que mon cousin a laissé de belles économies.

—Je suis bien heureux de cette bonne nouvelle, Sophie, et vous félicite sincèrement. Votre cousin ne s'était pas marié?

—Si monsieur, mais il n'a jamais eu d'enfants, et ma cousine est morte il y a dix ans. Il a mis de côté une douzaine de mille francs, plus sa maison et son jardin. C'était un homme très rangé.

—Malheureusement cet héritage n'est pas suffisant pour vous permettre d'acheter le fonds de commerce que vous désiriez.

—Pourquoi donc, monsieur? Je ne vois plus de difficultés, au contraire! La somme exigée par M. Marait se complétera avec les bénéfices du commerce ou un emprunt. Je suis heureuse, heureuse de cette bonne aubaine, parce que le rêve de mon fils va se réaliser.

—Et le vôtre aussi; vous méritez bien votre bonheur, mais en bonne mère, vous ne pensez qu'à votre fils. Il est venu me parler l'autre soir pour me demander si vous étiez partie; c'est un charmant garçon.

—Oh! oui, monsieur, il est charmant! Tout le monde l'aime, et, à présent, il est bien sûr de réussir, d'être indépendant.

Aubrun désirait ardemment une ouverture sur les valeurs dont se composait cet héritage présumé, mais la femme de charge ajouta seulement que, dans la journée, elle irait parler au patron de son fils et s'entendre définitivement avec lui.

Quelques heures plus tard, Aubrun descendait à Ménars.

Ce joli endroit, que domine l'ancien château de Mme de Pompadour, était plein de roses, de lumière, de verdure, et Aubrun, poète jadis à ses moments perdus, alors qu'il aimait une femme par laquelle il avait été indignement trahi, fut saisi par la saveur embaumée de la campagne. Le contraste entre son métier et la pure nature dont la vue, la douceur, les parfums le reportaient à d'heureuses années de jeunesse, lui fut pénible.

Il écarta les regrets pour penser à la jeune fille accusée et prisonnière alors que le mois de juin fleuri rayonnait!...

Il eut tout à coup, sans savoir pourquoi, l'impression si vive de la culpabilité de Sophie Brion, de sa noire scélératesse qu'il éprouva une violente colère contre cette femme. Puis il sourit de lui-même.

«Et si elle n'est pas coupable?...»

Il entra dans une petite auberge bien placée au bord de la route et très fréquentée par les rouliers. De la salle, ornée de dressoirs reluisants, chargés de vaisselle à grosses fleurs, on apercevait l'eau miroitante de la Loire au delà d'un jardin plein de gueules de loup, de lis et de giroflées.

A cette heure de l'après-midi, il n'y avait personne dans l'auberge, et, après avoir demandé des rafraîchissements, Aubrun questionna la femme qui le servait.

—N'aviez-vous pas ici un maçon nommé Rollant?

—Rollant?... Non, monsieur, je ne connais pas.

—Un patron décédé il y a quelques jours, m'a-t-on dit?

—Personne n'est décédé à Ménars il y a quelques jours, monsieur.

—C'est singulier! alors on m'a donné une fausse indication?

—Oh! oui, monsieur, très fausse! Il n'y a personne ici, ni dans les environs, s'appelant Rollant.

—Mais autrefois? Ce Rollant a peut-être habité le pays?

—Non, monsieur, certainement! Je ne suis pas jeune, j'ai toujours été dans cette auberge, ma défunte mère y était également, et jamais je n'ai entendu ce nom; je connais tous les maçons des alentours.

—Je cherche les traces de cet homme pour une question d'héritage. Vous avez un notaire à Ménars?

—Oui, monsieur... il habite une grande maison à l'extrémité du bourg, au milieu d'un jardin; il y a une grille.

Aubrun éluda les questions de l'aubergiste, paya sa dépense et se dirigea vers la maison indiquée.

Le notaire était sorti, mais un clerc répondit:

—Ni décès, ni héritage de maçon ici dernièrement. Je connais deux patrons retirés à Ménars, mais ils ne s'appellent pas Rollant et sont aussi vivants que vous et moi.

—Alors on m'a induit en erreur... Ce Rollant a pu mourir à Blois?

—C'est facile à vérifier... nous avons l'état civil de Blois et des environs dans un journal hebdomadaire.

Le clerc, très complaisant, examina le journal, puis le passa au policier:

—Voyez vous-même!... il n'y a aucun nom ayant quelque ressemblance avec celui de Rollant. Si j'entends parler de cet individu, faudra-t-il vous écrire? Laissez-moi votre adresse, je me ferai un plaisir de vous rendre ce petit service.

—Merci mille fois, mais c'est tout à fait inutile... On s'est trompé ou j'ai mal compris.

Il se dirigea d'un pas rapide vers le chemin de fer; il se sentait léger, heureux en pensant à Gertrude et au docteur Cébronne, car il avait assez de cœur pour que les promesses de Bernard fussent reléguées au second plan.

«C'est suffisant, se disait-il en revenant à Paris, pour la dénoncer, cependant un mensonge n'est pas encore la preuve concluante. Mais la voici entrée dans la voie des maladresses, je compte sur une maladresse plus grosse encore que son invention d'héritage. Elle a confiance en moi, se croit complètement à couvert et enfin est hypnotisée par l'idée d'établir son fils. Il a l'air d'un honnête garçon; pauvre diable!

Il fut tenté d'aller le soir même chez M. de Monvoy, mais il se ravisa en réfléchissant que l'attente au lendemain n'offrait aucun inconvénient, puisque ses renseignements étaient maintenant assez précis pour lui permettre de précipiter les événements.

Il avait joué son rôle avec tant de tact, l'intérêt, qu'il avait manifesté à la femme de charge, était resté dans des limites si justes que la confiance de Sophie était absolue.

Elle lui dit, assez tard dans la matinée du lendemain:

—Je suis allée hier chez M. Marait, monsieur.

—Ah!... vous vous êtes décidée. Avez-vous été contente de lui?

—Très contente, monsieur! nous signerons le marché dans quelques jours.

—Tant mieux, tant mieux! mais votre cousin n'a pas laissé quinze mille francs en argent comptant?

—Oh! non, monsieur... il avait placé en valeurs auxquelles je n'entends rien; moi j'ai toujours placé à la caisse d'épargne.

—Je croyais que M. Marait tenait à de l'argent en espèces?

—C'est vrai, il y tient absolument; alors je voulais consulter monsieur.

—Consulter sur quoi, ma bonne Sophie?

—Sur les valeurs de mon parent.

—Eh bien, vous les ferez négocier par une société financière, rien n'est plus simple, si elles sont bonnes.

—Comment bonnes, monsieur! pourquoi ne seraient-elles pas bonnes?

—Parce que des valeurs, excellentes au début, tombent quelquefois à rien, ou ne présentent pas des garanties sérieuses. Espérons que votre cousin avait bien choisi...

—Et comment le savoir, monsieur? Le notaire ne m'a pas parlé de cela.

«Je le crois bien!» pensa Aubrun.

—Portez vos valeurs à un bureau quelconque du Crédit Lyonnais ou de la Société Générale, on vous renseignera, et vous donnerez vos ordres pour la vente.

Il la voyait embarrassée, hésitante, et attendait anxieusement sa décision, déterminé, si elle n'allait pas plus loin, à brusquer le dénouement.

—Monsieur m'inquiète en me disant que mes valeurs ne sont pas bonnes.

—Mais je n'en sais rien du tout, ma brave femme! C'est une supposition... et une réponse à vos paroles précédentes.

—Monsieur veut-il les voir? Il me dira ce qu'il en pense et ce que je dois demander à la Société Générale.

—Vous n'avez pas besoin de moi... à la Société vous serez amplement renseignée.

—Mais, monsieur, je n'ai jamais eu ce genre de valeurs entre les mains, et j'aurai l'air de ne rien savoir.

—Vous n'avez donc pas questionné le notaire qui vous les a remises?

—Très peu, monsieur! mais il m'a dit qu'elles représentaient une somme de douze mille francs. Il n'a pas dû se tromper.

—Mon Dieu... je veux bien! montrez-les-moi; je vous expliquerai le nécessaire et vous dirai, d'après mon journal, à quel cours vous devez faire vendre.

—Je voudrais bien en avoir le cœur net... Monsieur va sortir?

—Oui, je déjeune chez un ami; j'ai oublié de vous prévenir hier.

—Alors, si monsieur le permet, je vais aller chercher mes papiers.

—Faites!

Aubrun, dévoré d'impatience, eut quelque peine à attendre de sang-froid le retour de la femme de charge. Il comptait les secondes, et, comme elle tardait, il craignit d'avoir éveillé sa défiance. Mais, après réflexion, il comprit que cette crainte n'était que le résultat d'une idée toujours fixée sur le même point. Même en cette minute si palpitante pour lui, il n'avait témoigné ni hâte ni empressement à répondre.

La femme de charge, au contraire, se félicitait d'être tombée sur un maître assez bon pour s'intéresser à son affaire et l'aider à éviter un faux pas, car se sentant sur un terrain inconnu, elle était heureuse d'obtenir des conseils désintéressés.

En parlant un jour de Mme Deplémont, elle était revenue sur le point, capital pour elle, de la négociation des valeurs. Aubrun, avec prudence, mais autorité, avait saisi cette nouvelle occasion pour dissiper ses vagues inquiétudes.

Ce fut donc fort tranquillement qu'elle lui remit des actions et des obligations de chemins de fer, dont il reconnut aussitôt les numéros.

Quelles que fussent ses habitudes d'impassibilité, Aubrun craignit de se trahir, tant son émotion fut extrême. Son premier mouvement eût été de se jeter sur elle pour l'arrêter, mais, prolongeant simplement son examen afin de se remettre, il lui dit de sa voix calme:

—Ces valeurs sont excellentes... M. Marait devrait les accepter, au lieu de vous entraîner à des frais en les négociant.

—Et s'il ne veut pas?

—Alors, vous les vendrez... mais, je vous conseille de les lui soumettre. A moins de placer son argent dans des affaires industrielles que j'ignore, il ne trouvera pas de meilleurs placements, à mon sens du moins.

—Je suivrai l'avis de monsieur.

Devant lui, elle roula les papiers de façon à les introduire dans sa poche, dont elle attacha l'ouverture avec une épingle fermée.

—C'est trop gros... ces papiers vous gêneront pour travailler, dit Aubrun en riant.

—Ce n'est pas bon à laisser traîner, monsieur. De cette façon, je suis sûre de ne rien oublier et rien perdre.

Il la laissa sortir, puis, un instant après, il sonna:

—Je vous ai dit, je crois, que je déjeunais chez un ami? Si vous voulez en profiter pour vous en aller dès une heure, je vous laisse toute latitude, puisque vous avez des affaires à régler?

—Monsieur est bien bon... j'accepte volontiers; j'irai, entre une heure et deux, voir M. Marait et lui montrer les valeurs.

Aubrun sortit sans se presser, mais, dans la rue, il se jeta dans un fiacre automobile qu'il eut la bonne fortune de rencontrer au coin de la rue Madame et, un quart d'heure après avoir quitté son appartement, il gravissait en courant les marches du Palais de Justice.

—M. des Jonchères est-il là? Et M. de Monvoy? demanda-t-il tout haletant à un huissier.

—Si M. des Jonchères est là? Oui! vous le trouverez dans la salle des Pas-Perdus, et il y a longtemps que M. de Monvoy est arrivé.

Aubrun, suivant les indications qu'on lui donnait, parvint à la célèbre salle où il aperçut M. des Jonchères, en robe d'avocat, la toque en arrière, qui causait avec animation au milieu d'un groupe de confrères.

Aubrun se précipita vers lui.

—Ah! vous avez perdu votre impassibilité d'emprunt, Aubrun! Eh bien?

—Eh bien, elle est prise! j'ai la preuve matérielle.

—La preuve indiscutable? s'écria M. des Jonchères avec la plus grande émotion.

—Indiscutable! je viens de tenir entre mes mains les valeurs de M. de Chantepy.

—Qu'est-ce, Jonchères? demandèrent les avocats qui assistaient à ce colloque. S'agit-il de Mlle Deplémont?

—Vivat, messieurs! Elle est innocente!

Il saisit Aubrun par le bras, courut avec lui au cabinet de M. de Monvoy et demanda à être introduit d'urgence.

L'huissier, étonné de son agitation, voulut protester, mais M. des Jonchères, passant devant lui, frappa vigoureusement à la porte et attendit à peine la permission d'entrer pour se précipiter dans le cabinet où le juge était seul avec son greffier.

Stupéfait d'une entrée si peu en rapport avec la correction habituelle de M. des Jonchères, le magistrat se leva en s'écriant:

—Mon Dieu! mais qu'y a-t-il? C'est donc bien important?

—Parlez vite, Aubrun, en deux mots!

—En deux mots: je viens de voir les valeurs de M. de Chantepy entre les mains de son ancienne femme de charge.

—Bravo, bravo! s'écria le greffier, dans un élan d'enthousiasme, pendant que M. de Monvoy, interdit et très pâle, se rasseyait lentement.

—Vous êtes certain de votre dire? Il n'y a pas d'erreur possible?

—Pas d'erreur possible! cette femme est chez moi, elle y restera jusqu'à midi ou une heure. Qu'on l'envoie chercher; elle a les valeurs sur elle.

M. de Monvoy fit venir aussitôt deux agents de la sûreté; il donna à l'un l'ordre de lui amener Mme Brion.

—Vous la trouverez chez M. de Lucel, 180, rue d'Assas.

—Si elle s'inquiète et refuse de me suivre, que faudra-t-il faire?

—L'arrêter immédiatement. Mais vous pouvez ne pas l'effrayer, en lui parlant de renseignements à donner sur M. de Chantepy; je l'ai questionnée plusieurs fois. Vous dites, Aubrun, qu'elle a les valeurs sur elle?

—Oui... dans sa poche; je les lui ai vues mettre, elle a attaché soigneusement l'ouverture.

—Vous veillerez à ce qu'elle vienne ici sans modifier sa toilette, dit M. de Monvoy à l'agent. Allez vite!

Il écrivit un mot au directeur de la prison et le remit à l'autre agent.

—Trouvez une automobile, et courez chercher Mlle Deplémont.

Après cela, il cacha un instant son visage dans ses mains et on l'entendit répéter plusieurs fois:

«La pauvre enfant, la pauvre enfant!... j'en serai malade de chagrin.»

—Et Cébronne, et la mère? dit-il en relevant la tête.

—Je cours chez Bernard! dit l'avocat. Ma plaidoirie est terminée.

—Allez! il est près de midi, peut-être sera-t-il rentré. Ah! un mot... Et l'aconitine? Cette femme en connaissait donc les propriétés?

—Rien de plus vraisemblable, répondit M. des Jonchères. Vous savez, par Mlle Deplémont elle-même, que Cébronne lui avait donné des explications sur les effets du poison. Une tierce personne était là, mais ni Bernard ni la jeune fille ne se sont rappelé si c'était la femme de charge ou la garde-malade; ils penchaient pour cette dernière hypothèse.

—Et Cébronne, du reste, s'est bien gardé d'insister sur cette conversation si compromettante pour l'infortunée jeune fille, dit M. de Monvoy.

Il accompagna M. des Jonchères en dehors du cabinet.

—Je suis désolé, désolé en pensant à Mlle Deplémont... Que sont nos prétentions de discernement et de déductions logiques quand le hasard et un pauvre policier de fantaisie détruisent nos savants échafaudages? C'est pitié, Jonchères, n'est-ce pas?

—Les faits accusaient Mlle Deplémont, et, je vous l'avoue maintenant, je partageais votre manière de voir.

—L'astuce et la préméditation de cette femme sont inouïes! s'écria M. de Monvoy.

Il rentra dans son cabinet et questionna Aubrun, qui ne demandait qu'à raconter par quelles déductions logiques, et prenant le contre-pied de l'enquête officielle, il était parvenu à la vérité.

—J'ai cru plus d'une fois ne pas réussir, car cette misérable se possède étonnamment, au point que, en constatant son absence apparente de crainte, j'ai douté... Mais j'ai commencé à être sûr de ma piste quand, après avoir gagné sa confiance en lui parlant avec intérêt de son fils, elle me parla d'acheter pour lui un fonds de commerce. C'était son rêve, son idée fixe, et les circonstances la pressaient.

—Comment cela?

—Le patron de son fils était en marché avec un autre acquéreur et n'avait donné qu'un mois à Sophie Brion pour se décider et trouver les fonds.

—Pourquoi n'attendait-elle pas pour un autre fonds de commerce? Ils sont tous les mêmes! ils combinent habilement, et creusent eux-mêmes le trou où ils tomberont.

—Elle poursuivait son idée de voir son fils devenir patron de la maison où il travaillait comme petit commis. J'ai vu sa vanité piquée au vif, parce que M. Marait haussait les épaules quand elle lui parlait d'acheter le magasin.

—La négociation des valeurs l'aurait toujours trahie... elle l'ignorait absolument?

—Oui, et j'ai eu deux fois l'occasion de la maintenir dans son erreur. Enfin, il fallait une invention quelconque pour expliquer qu'elle possédait la somme demandée par le commerçant. Elle me dit donc, il y a cinq jours, qu'elle héritait d'un cousin éloigné, mort à Ménars, auprès de Blois. J'y suis allé hier et j'ai constaté son mensonge. Ce matin, un peu embarrassée de ses valeurs sur lesquelles j'émettais des doutes, elle m'en a montré une partie en me demandant des explications pour les négocier...

Pendant qu'Aubrun entrait dans les détails de son habile campagne, M. des Jonchères courait chez le docteur Cébronne.

Il venait d'arriver, plus fatigué, plus malheureux que jamais.

—Sauvée! lui cria son ami; sauvée, Bernard, mon cher Bernard!

—Voici un mois qu'on me leurre avec cet espoir, répondit Cébronne d'un ton incrédule.

—Ce n'est plus de l'espoir, mais une certitude. La femme de charge est la coupable... Aubrun a vu entre ses mains les valeurs de M. de Chantepy.

—Est-ce certain? dit Cébronne d'une voix étouffée.

—Je te le jure!... vite! viens avec moi chez le juge d'instruction. Aubrun fait sa déposition, on a envoyé chercher cette horrible créature, qui sera arrêtée séance tenante, et Mlle Deplémont arrivera au Palais dans un instant! Partons! j'ai dit en passant à ton cocher de ne pas dételer... ta voiture est prête.

—Et la mère? dit vivement le docteur.

—Tu lui amèneras sa fille... mais, je suppose qu'il ne faut pas brusquer, pour elle, le dénouement, quelque heureux qu'il soit?

—Ce serait la tuer.

Cébronne appela son valet de chambre.

—Prenez un fiacre et allez à la maison de santé... Vous direz à la directrice que l'innocence de Mlle Deplémont est reconnue... qu'elle prépare doucement Mme Deplémont à voir sa fille. Partez sans retard.

—Le fiacre qui m'a amené m'attend à la porte, qu'il le prenne, dit M. des Jonchères, puisque je vais avec toi.

XI

Dans la hâte de régler ses affaires, la femme de charge n'avait fait que le nécessaire de son travail et se préparait à partir quand l'agent de la sûreté sonna à la porte du prétendu M. de Lucel.

Il lui transmit le désir du juge d'instruction.

—Il m'est impossible d'y aller à présent, répondit-elle; j'irai à quatre heures comme toujours.

—Ce n'est pas à quatre heures qu'il veut vous voir, c'est maintenant!

—Pourquoi est-ce si pressé? Les autres fois, c'était à quatre heures et je recevais une lettre pour m'avertir que M. le juge d'instruction désirait me questionner?

—Il n'a pas eu le temps d'écrire... un fait nouveau s'est produit, et vous seule fournirez les renseignements que M. de Monvoy désire avoir avant de quitter le Palais pour rentrer chez lui.

—Mais, je suis en costume de travail, il faut que j'aille chez moi m'habiller convenablement pour me présenter devant M. le juge d'instruction.

—C'est inutile... nous serions retardés, et c'est très pressé.

—Je veux au moins passer chez moi pour prendre un chapeau, dit-elle en commençant à élever la voix; il me faut deux minutes pour monter dans ma chambre.

—Assez discuté! je ne connais que ma consigne, ainsi, partons! Une voiture nous attend à la porte.

Extrêmement alarmée, elle fut tentée de résister, mais, comprenant aussitôt l'erreur qu'elle commettrait, elle se borna à répondre:

—Comme c'est ennuyeux, d'être mêlée à une affaire de justice! on est toujours dérangée pour des interrogatoires. C'est la cinquième fois que je vais au Palais.

—Cela ne durera pas... soyez tranquille.

Elle lui lança un regard inquiet, mais le suivit sans rien ajouter.

En route, elle essaya de faire parler l'agent, monté avec elle dans la voiture, mais elle n'obtint que des réponses brusques et laconiques qui la déconcertèrent.

Elle se remémorait sa vie depuis un mois et ne voyait aucun acte maladroit à se reprocher.

Par qui le mensonge de l'héritage pourrait-il être contrôlé? Sauf son fils, personne ne s'intéressait assez à ses affaires pour observer ses mouvements et regarder de près dans sa vie. Aucune enquête n'était désormais à redouter, pas un mauvais renseignement n'ayant été donné sur elle.

Pour l'héritage, elle avait eu l'habileté, afin de ne pas étonner son fils, de parler, non d'un parent proche, mais d'un cousin éloigné avec lequel les rapports étaient rompus depuis longtemps et qu'elle croyait mort.

Le jeune homme jouissait donc, sans grande surprise, de l'aubaine qui leur arrivait. A toutes ses questions, elle avait répondu de la façon la plus plausible.

Avec le juge d'instruction, jamais elle n'avait varié dans ses dépositions. Ensuite, elle s'était remise simplement à travailler et manifestait, sans exagération, un chagrin très compréhensible.

Enfin, les charges s'accumulaient contre Mlle Deplémont, dont la culpabilité paraissait évidente à la justice, et, en grande partie, à l'opinion publique.

Rien donc, ni dans les faits ni dans ses actes, n'était de nature à la mettre en suspicion.

Cependant, elle pressentait un danger, et se préparait intérieurement à le braver ou à le tourner.

Son air posé, quand elle entra dans le cabinet du juge d'instruction, eût trompé plus d'un observateur. Elle s'excusa d'arriver en costume de travail, mais M. de Monvoy l'interrompit d'un ton qui ébranla son assurance, et il lui demanda, sans aucun préambule:

—Où étiez-vous, le soir où votre excellent maître, M. de Chantepy, a été assassiné?

La question, à laquelle elle avait déjà répondu, la tournure de la phrase et la sécheresse du magistrat troublèrent la misérable; toutefois, elle répondit assez tranquillement.

—Mais, j'ai déjà dit à monsieur le juge que j'étais dans ma chambre; je n'en ai pas bougé.

—Bien! appelez Aubrun, dit M. de Monvoy au greffier.

En voyant son nouveau maître, Sophie Brion devint pourpre.

—M. de Lucel! s'écria-t-elle. Ici!

—Non... Aubrun tout bonnement! dit-il froidement. Agent au service de M. des Jonchères, l'avocat de Mlle Deplémont.

Une expression d'affolement passa sur le visage de la femme de charge, elle parut chercher autour d'elle un moyen de fuir, puis, par un effort de volonté extraordinaire, elle se composa un maintien tranquille.

—Monsieur le juge, dit Aubrun, cette femme, appelée par vous comme témoin, est l'assassin de M. de Chantepy.

—L'assassin de M. de Chantepy! de mon cher maître! s'écria-t-elle en faisant un pas vers Aubrun. C'est un fou... Monsieur le juge d'instruction, est-il possible que je me sois mise au service d'un fou!

—Il n'est pas plus fou que vous et moi, vous le savez bien... Je vous ferai observer qu'une pareille comédie ne peut pas vous servir.

—Alors, on m'a fait venir ici pour m'injurier! Et un magistrat supporte qu'on insulte devant lui une honnête femme! dit-elle avec une indignation très bien feinte.

—On vous a fait venir pour vous expliquer. Vous avez été interrogée jusqu'ici comme témoin et vos témoignages ont été à charge pour Mlle Deplémont. Mais voici un homme qui, vous observant depuis près d'un mois, affirme que Mlle Deplémont est innocente et qu'il a vu, entre vos mains, la preuve matérielle de votre crime. Si vous ne vous disculpez pas, je vous fais arrêter et conduire au procureur de la République.

—Comment! ce prétendu M. de Lucel était un espion! s'écria la femme de charge, que cette idée mettait hors d'elle-même. Ah! comme on est trompé! A présent, je prendrai des renseignements minutieux avant de servir les gens.

Personne ne daigna lui répondre.

—Vous avez dit à M. Aubrun, reprit le juge d'instruction, que vous héritiez d'un cousin qui vous laissait une petite fortune?

—Mais, c'est la pure vérité, monsieur le juge! je le jure!

—Parlez, Aubrun.

—Aussitôt le retour de cette femme, c'est-à-dire hier, je suis allé à Ménars, où aucun patron maçon du nom de Rollant n'a demeuré.

—A qui vous êtes-vous adressé pour vos renseignements? dit Sophie. Ils sont absolument faux.

—Prouvez-le! Inutile, du reste, puisque...

—Alors, reprit-elle en l'interrompant, j'aurais inventé un nom et parlé de Ménars, sans savoir, au hasard? Pour sauver Mlle Deplémont, son avocat aurait bien dû choisir un agent plus habile et capable de meilleures inventions.

—En effet! c'est par hasard que vous avez pris le nom de votre cousin supposé et de l'endroit où soi-disant il habitait. Il est certain que rien n'était vrai, et que ce matin, vous m'avez montré les valeurs qui appartenaient à M. de Chantepy.

—C'est faux! les valeurs sont bien à moi et me viennent d'un héritage, dit-elle énergiquement.

—Et les numéros?

—Les numéros! quels numéros? répéta-t-elle en se troublant.

—Je vous ai laissé croire qu'il n'y avait aucun danger à négocier des valeurs au porteur, mais les numéros de ces valeurs sont toujours connus de l'agent de change et de la société chargés des achats. Ces numéros, je les sais par cœur et les ai reconnus aussitôt.

—C'est faux, c'est faux! qu'est-ce que cela me fait, vos numéros? Il peut y en avoir de pareils.

Et, perdant sa correction de surface, elle accabla d'injures l'homme qui l'avait espionnée.

—Continuez! dit Aubrun en souriant. Ce n'est pas à moi que vous nuisez, mais à vous! J'ajoute que je n'ai jamais rencontré une coquine plus remarquable.

—Pas d'insultes, Aubrun!... Ne m'avez-vous pas certifié que Mme Brion avait sur elle les valeurs dont vous parlez?

—Oui, j'en suis certain.

—Si les valeurs sont bien à vous, continua M. de Monvoy, en s'adressant à la femme de charge, et qu'Aubrun se soit trompé, il doit vous être indifférent de me les remettre.

«Si Aubrun s'est trompé...» ce mot fut comme un éclair pour Sophie Brion. Il lui rendait l'espoir qui, malgré son insolence, commençait à l'abandonner.

Elle prit un ton soumis et poli pour répondre:

—Que monsieur le juge me pardonne mon mouvement de colère bien naturel... Oui, cet espion s'est trompé, et je n'ai aucune raison pour ne pas remettre mes papiers à monsieur le juge.

Tout en parlant, elle avait cherché le rouleau de valeurs et le tendit au magistrat.

M. de Monvoy contrôla avec la liste des numéros qu'il avait sur sa table, puis passa les papiers à son greffier.

—Voyez! c'est bien cela... Voulez-vous aller chercher qui vous savez. Ils sont certainement là.

Mlle Deplémont, son avocat et Cébronne attendaient depuis un instant qu'on les fît entrer dans le cabinet.

La réclusion et une angoisse sans nom avaient mis sur le visage de Gertrude quelque chose d'indéfinissable, qui impressionnait péniblement. Le docteur Cébronne avait raison d'affirmer que certaines secousses, en se prolongeant, peuvent briser un organisme délicat. En méditant les charges qui pesaient sur elle, en suivant, dans ses nuits sans sommeil, la logique de l'accusation, en ne réussissant pas à briser le réseau des preuves qui l'enserraient, elle perdait toute espérance et voyait sa vie condamnée de la façon la plus atroce.

Depuis quelques jours surtout, l'idée de sa perte définitive la hantait et détendait, heure par heure, les ressorts de son énergie.

Néanmoins, elle avait toujours l'attitude digne et un peu hautaine dont elle ne s'était jamais départie avec le procureur de la République et le juge d'instruction.

Cébronne, entré avec M. des Jonchères par une autre porte que Gertrude, courut à elle:

—Sauvée, Gertrude! dit-il d'une voix vibrante en lui prenant les deux mains.

M. de Monvoy s'était levé.

—Mademoiselle, vous avez été victime d'apparences qui semblaient convaincantes. Vous êtes libre! et je ne trouve pas de mots pour vous exprimer mes regrets et mon respect.

En quittant la prison, elle avait signé sur un registre, elle ne savait pourquoi, et entendu le directeur lui affirmer qu'elle ne reviendrait pas, mais, dans son bouleversement, elle comprenait vaguement les paroles qui lui étaient adressées.

En écoutant M. de Monvoy, en voyant la physionomie radieuse de Cébronne, l'émotion fut trop forte pour ses nerfs ébranlés, et elle s'affaissa dans les bras de son fiancé.

Aux différents mouvements des assistants, le docteur répondit par un geste qui signifiait:

«Ne bougez pas... ce ne sera rien!»

Elle n'était pas évanouie, et il se penchait vers elle en disant:

—Gertrude, tout est fini! Vous n'avez plus rien, rien à craindre. Regardez-moi!...

Chacun, sauf la femme de charge, observait anxieusement le visage décoloré de la jeune fille. Elle ouvrit enfin les yeux et sourit faiblement à Bernard.

—Sauvée! murmura-t-elle. C'est bien vrai, on ne nous trompe pas?

—C'est bien vrai, ma Gertrude!

Elle se redressa avec effort et des larmes conjurèrent la crise que Cébronne redoutait.

Il la fit asseoir et s'élança vers la femme de charge.

—Odieuse, horrible femme! j'ai le droit de vous assommer comme...

Aubrun se jeta devant elle, pendant que M. des Jonchères saisissait le bras de Cébronne.

—A quoi penses-tu, Bernard! Cette misérable n'échappera pas à la punition. Tu n'as pas le droit de te faire justice à toi-même.

—Pas le droit d'écraser un animal venimeux! alors, les lois sont bien mal faites.

Mlle Deplémont, que cette scène achevait de rendre à elle-même, se leva pour aller vers le docteur.

—Bernard, Bernard! dit-elle. Laissez-la, venez auprès de moi.

Il se retourna, ses traits s'adoucirent et, après un moment d'hésitation, il revint près d'elle.

—Vous avez tous raison, dit-il; il n'y a que le bourreau qui puisse toucher à cette femme sans s'avilir.

Sophie Brion, terrifiée, acculée, comprenant enfin que ses dénégations ne serviraient à rien devant les preuves évidentes, prit soudain la résolution de se taire et ne répondit pas un mot aux questions successives que M. de Monvoy lui adressa.

—Comme vous voudrez! dit-il. Vous êtes désormais en état d'arrestation et vous comparaîtrez devant le procureur de la République. Je vais envoyer chercher votre fils; il nous donnera, sans doute, des renseignements utiles, et, s'il est complice, comme c'est supposable, peut-être fera-t-il des aveux.

En entendant prononcer le nom de son fils, cette femme, qui, un instant auparavant, bravait avec insolence, devint si pâle, si tremblante qu'on l'eût jetée par terre en posant la main sur son bras.

—Mon fils!

Elle lança ce mot dans un cri de rage et d'effroi.

—Mon fils! répéta-t-elle, mon fils complice... il ne savait rien!

—«Il ne savait rien», répéta lentement le juge d'instruction... vous venez d'avouer.

Elle leva les bras et les laissa tomber avec consternation.

—Je désire que votre fils n'ait pas trempé dans ce crime vraiment horrible, mais il doit être interrogé. Lui seul était intéressé dans la question, et il me paraît difficile que vous ayez agi entièrement seule.

—Qu'on ne l'inquiète pas, qu'on ne l'inquiète pas! cria-t-elle; il n'y est pour rien; moi seule, seule! je le jure, ai tout combiné. Je vais tout raconter; mon fils, mon fils! c'était pour lui, pour lui seul que j'avais agi... il est honnête, bon! il ne se doute pas que sa mère a tout risqué pour le rendre heureux...

Gertrude, tremblante, s'appuyait sur le bras de Cébronne; les traits contractés, celui-ci regardait avec colère la femme devenue odieusement criminelle sous le couvert d'un sentiment honorable.

—Parlez! dit M. de Monvoy. Expliquez comment vous avez agi seule, sans l'aide de votre fils ou d'un autre complice?

Elle n'avait jamais réfléchi que son fils pût être accusé ou compromis, et la pensée du danger pour lui la surexcitait singulièrement.

—Il y a bien des mois, dit-elle, que cette idée me poursuivait. M. de Chantepy était vieux, malade... deux ou trois années de plus à vivre, c'était, à mon avis, bien peu de chose... Mais je voulais mettre toutes les chances de mon côté, et, sans ce misérable espion, je réussissais! s'écria-t-elle en se tournant vers Aubrun dans un transport de fureur.

—Aubrun! dit le docteur Cébronne, j'admire, j'estime votre habileté, et je double la somme promise.

—Merci, docteur! votre première offre était assez généreuse, et le fait d'avoir découvert cette coquine serait une récompense suffisante.

—C'est possible! mais je ne reviendrai pas sur ma décision; vous aurez cinquante mille francs.

L'expression de la femme de charge prouvait que Cébronne frappait juste et qu'elle recevait un coup de poignard en entendant parler d'une telle récompense pour son dénonciateur.

—Continuez vos aveux, dit le juge d'instruction, et sachez bien que, tôt ou tard, vous eussiez été découverte par la négociation des valeurs. Comment connaissiez-vous les propriétés de l'aconitine?

—J'avais entendu M. le docteur donner des explications à Mlle Gertrude, parler de la grande violence du poison et dire qu'il en faudrait bien peu dans une injection pour tuer un homme. De ce moment, l'idée grandit, grandit dans ma tête, car je m'inquiétais beaucoup pour l'avenir de mon fils, et voyais le moyen d'arriver à mes fins sans me compromettre.

—Mais l'aconitine? Comment l'avez-vous eue?

—Le hasard me servit peu de temps après cette conversation du docteur Cébronne et de Mlle Deplémont. Je nettoyais, de grand matin, l'arrière-magasin de M. Darrault, quand je vis que la clef de l'armoire aux poisons avait été oubliée. En l'ouvrant, j'aperçus l'étiquette «aconitine», et j'en pris une petite quantité.

—M. Darrault affirmait que jamais la clef n'était restée à l'armoire? Savez-vous comment la chose est arrivée?

—Oui... l'aide pharmacien, qui est mort depuis, avait fait cet oubli. Ce matin-là, il arriva très inquiet avant que j'eusse quitté le magasin. Il me confia sa faute et je lui promis de n'en rien dire. M. Darrault n'a jamais rien su.

—En prenant l'aconitine, votre dessein était déjà arrêté?

—Pas encore, monsieur le juge... c'est plus tard, quand j'appris que le patron de mon fils voulait vendre son fonds... Lorsque je voyais mon pauvre enfant, il me parlait toujours de son grand désir d'acquérir ce commerce et se désolait de ne pas pouvoir. Alors, je me décidai, tout en attendant l'instant favorable. Quand je sus que Mmes Deplémont allaient partir subitement, je compris bien que c'était le moment d'agir. J'avais une troisième clef que l'on croyait perdue... Le dimanche soir, je suis descendue dans l'appartement, après mademoiselle, et me suis cachée dans la cuisine. Si on m'avait entendue, j'aurais dit que je rentrais pour mon service. Après le départ de mademoiselle, je n'ai pas attendu une minute pour aller chez M. de Chantepy...

—Mais s'il n'avait pas refusé la piqûre proposée par Mlle Deplémont, il n'en eût pas accepté une seconde; comment auriez-vous fait?

—C'était une chance à courir, elle m'a servie... Il n'employait pas la morphine tous les jours.

—Comment, après avoir refusé, a-t-il consenti à votre proposition?

—Je lui ai dit que, le voyant souffrir quand je l'avais quitté, j'étais inquiète; qu'ému par le départ de Mlle Deplémont, il ne dormirait pas sans piqûre.

—Et il a accepté comme une preuve de sollicitude l'acte qui allait le tuer... c'est épouvantable!

—C'était pour mon fils, pour mon pauvre enfant, dit-elle tout bas.

—Et le malheureux M. de Chantepy n'a pas vu que vous preniez une autre substance que de la morphine?

—J'avais fait dissoudre à l'avance le poison, dit-elle en hésitant, et le tube de morphine que j'ai pris devant lui, je l'ai glissé dans ma poche. De son lit, il ne voyait rien...

—C'est extraordinaire! dit Aubrun. Elle avait pensé à tout.

—Alors, dès le début, reprit M. de Monvoy, vous songiez à laisser accuser Mlle Deplémont, à la perdre dans vos machinations?

—C'était mon seul moyen d'arriver, monsieur le juge, et un moyen qui semblait très sûr. Et puis, pourquoi pas? Elle n'était pas mère, elle! Mon plan était bien conçu, si bien que la justice s'y est laissée prendre.

—Vous avez même pensé à mettre un reste de poison dans le tiroir de Mlle Deplémont?

—Oui... après le départ de ces dames.

—Infâme misérable! s'écria Cébronne.

Elle regarda un instant les hommes présents, qui ne dissimulaient pas leur horreur et leur dégoût.

—Infâme? dit-elle. Pourquoi, infâme? Je voulais le bonheur de mon enfant, et on n'est pas heureux, sans argent. Il n'y a que les riches, pour dire qu'on peut se passer d'argent. Si je n'avais pas été découverte, mon fils eût été heureux!

—Et vous? demanda M. de Monvoy, vous auriez été sans remords?

—Ça... c'était mon affaire, et il ne s'agissait que de mes souffrances personnelles.

—Mais vous deviez craindre d'être découverte?

—Dans le commencement... mais tout s'arrangeait si bien!

—Vous ne voyiez jamais l'échafaud au bout d'un tel chemin?

—L'échafaud? Pourquoi? Pourquoi me condamnerait-on quand des gens qui tuent sont acquittés parce que leur crime est, dit-on, un crime passionnel; j'ai lu cela souvent dans les journaux. Eh bien, moi, j'aime mon enfant, je l'aime avec passion et le voulais heureux.

—Vous l'avez voué au malheur par votre crime qui n'a aucun rapport avec ceux dont vous parlez, quelque terribles qu'ils soient. Il est affreux! et d'une lâcheté inouïe! dit M. de Monvoy. L'idée de le préméditer si longuement et de le rejeter sur une jeune fille innocente... cela dépasse toutes les bornes de l'odieux.

—Mon fils voué au malheur... et je réussissais sans cet espion! s'écria-t-elle exaspérée en cherchant à se jeter sur Aubrun.

On la maintint, et M. de Monvoy la fit emmener.

Il s'approcha de Mlle Deplémont.

—Je n'espère pas votre pardon, dit-il avec émotion, l'épreuve a été trop cruelle. Acceptez néanmoins les regrets d'un vieux magistrat qui ne se consolera jamais de l'erreur commise à votre égard.

La physionomie, le ton de M. de Monvoy exprimaient plus encore que ses paroles le sentiment profond qui l'agitait.

Gertrude lui tendit la main.

—Je pardonne! dit-elle d'une voix émue.

—Et vous, Bernard? Oubliez ces jours angoissants.

—Jamais! répondit Cébronne avec énergie. Je rends justice à la bonté que vous avez témoignée, mais jamais je n'oublierai! jamais je ne pardonnerai!

—Je le comprends! dit le magistrat avec une bonhomie résignée.

Quelques minutes plus tard, le docteur Cébronne traversait avec Gertrude et M. des Jonchères les galeries des Marchands et de la Sainte-Chapelle. Il avait tenu à suivre le même chemin que trois semaines auparavant, et ce fut au milieu d'une véritable ovation qu'ils arrivèrent dans la cour du palais de justice.

Au dehors, la nouvelle s'était répandue, et, sans qu'on sache comment, ainsi que, si fréquemment, il arrive à Paris, une multitude s'était amassée.

La foule se découvrit respectueusement en apercevant Gertrude et Cébronne.

—Les voilà! ce sont eux!

—Comme elle est pâle!

On se pressait pour les voir, on acclamait Cébronne et ils parvinrent avec peine à la voiture du docteur.

—A la maison de santé! cria-t-il au cocher.

Ils partirent au milieu d'acclamations vigoureuses et de cris de mort contre la femme qui venait d'être arrêtée.

—Gertrude, ma bien-aimée, s'écria Bernard, nous commençons l'ère heureuse.

Gertrude, entrée dans la crise de réaction, se sentait à peine la force de répondre.

—Dieu vous entende! dit-elle avec doute.

Le cœur de Cébronne se serra en devinant la pensée secrète de la jeune fille.

—L'ébranlement passera comme le reste, dit-il avec autorité; vous renaîtrez auprès de votre mère et... de votre mari, ajouta-t-il en lui baisant la main.

—Et on ne me parlera plus jamais, jamais! de ces moments épouvantables, dit-elle en frissonnant.

—Jamais! j'y veillerai!

XII

Le docteur Cébronne était transfiguré quand M. des Jonchères le revit trois jours plus tard.

—Aubrun sort d'ici, Henri; je l'ai mandé par télégramme et lui ai remis son chèque. Il vaut mieux que son métier, et je m'en souviendrai pour qu'il ne connaisse plus la misère.

—Avec la grosse somme que tu lui donnes et les copies que je lui fournirai, il vivra suffisamment bien. Et ces pauvres femmes? Parle-moi d'elles! Comment s'est passée leur première entrevue?

—Sans scène, sans crises nerveuses, Dieu merci! Elles se sont embrassées longuement, mais étant habituées à souffrir et à se dominer, il n'y a pas eu de démonstrations extérieures exagérées. Cet empire sur soi-même, cette modération dans une circonstance exceptionnelle me plaisent énormément. C'est une garantie pour leur rétablissement.

—Mais tu ne crains rien pour Mlle Deplémont? Elle ne tombera pas malade?

—Je craindrais si elle s'abandonnait elle-même... heureusement sa mère a besoin de ses soins, elle le sent et s'efforce de surmonter l'accablement amené par la réaction. Pour toutes les deux, la sécurité et la paix feront le reste. Gertrude, qui s'inquiétait, comprend maintenant qu'aucune corde n'est brisée chez elle.

—La paix et la sécurité!... elles produisent le même effet sur toi, mon cher Bernard, répliqua M. des Jonchères en regardant avec joie l'expression rassérénée de son ami. En trois jours, tu as rajeuni étonnamment. De ces angoisses, de cette aventure extraordinaire, il ne te restera que quelques cheveux blancs. Le mauvais rêve, dont je souffrais, en vérité, presque autant que vous, a disparu, Dieu soit loué!

—Oui, dit Cébronne, tu entrais dans ma douleur avec toute l'affection d'un ami... Mais ce mauvais rêve... aurait-il pris un caractère odieux si vos lois n'étaient pas si mal faites?

—Explique-toi?

—On a refusé d'accepter la caution que je proposais pour éviter à Mlle Deplémont la brutalité de sa position... et cependant mon honorabilité n'est mise en doute par personne, et, au besoin, ma parole d'honneur fait loi, tu le sais bien!

—Sans doute, mon pauvre cher, mais si on appliquait ta théorie, combien de coupables échapperaient à la justice?

—Pourquoi? On mettrait des conditions strictes à l'acceptation de la caution.

—Et tu fais entrer dans ces conditions l'honorabilité de celui qui offre caution? Mais l'homme le plus honnête, le plus sûr est souvent trompé!

—Aussi je ne dis pas de laisser un prévenu ou accusé sans surveillance; on le surveillerait de près, soit! mais, à moins qu'il n'y ait aucun doute sur la culpabilité d'un homme, la prison préventive est révoltante! Vois la contradiction flagrante dans le fait suivant d'après un principe de jurisprudence: «Tout homme est innocent, tant qu'il n'est pas reconnu coupable»; on ouvre des débats pour apporter ou discuter la preuve de la culpabilité, et on enferme l'individu avant que la question ne soit plus douteuse!

—Mon cher ami, tout ceci est complexe et ne se résout pas de cette façon simpliste. Remarque, je te prie, que les erreurs judiciaires sont rares et que la justice est inspirée, de nos jours, par un grand esprit d'humanité.

—Je le sais!... mais n'y aurait-il qu'un seul fait comme celui dont trois êtres viennent de tant souffrir, que, à mon sens et sans parti pris, ce serait suffisant pour modifier la loi sur la prison préventive.

Deux mois après, par un temps chaud de mois d'août, le docteur Cébronne et Gertrude venaient passer leur lune de miel en Bretagne.

Bernard avait envoyé ses domestiques pour préparer la maison et la mettre en état de recevoir la jeune femme.

Aucun endroit ne pouvait être mieux choisi, loin du bruit, loin des hommes, dans un cadre qui, reportant l'esprit bien loin en arrière, aidait à l'oubli et à l'apaisement.

La maison longue, assez basse, aux toits arrondis, datait du dix-huitième siècle. On lui avait conservé ses volets verts, chantés par le goût romantique d'autrefois. Un perron de quelques marches donnait accès au jardin dont les carrés réguliers, parsemés de bosquets en miniature, s'étendaient jusqu'à la Rance aux bords singulièrement escarpés et sauvages. Des statues, voilées de lichen, ajoutaient à la mélancolie du vieux jardin, que cultivait l'homme chargé de garder la propriété.

Cébronne conservait un souvenir attendri de l'habitation où s'était passée son heureuse enfance; ni lui ni son père, appelés par des carrières brillantes loin de leur pays natal, n'avaient voulu la vendre, bien qu'ils n'y fissent que de courts séjours, à très longs intervalles.

Bernard observait, sur le visage de sa femme, l'effet produit par l'aspect suranné mais, à ses yeux, très poétique de la propriété.

—C'est charmant! dit-elle avec le sourire un peu souffrant qu'elle conservait depuis ses épreuves.

—Ai-je bien fait de vous amener ici?

—Oh! oui... ce sera le repos enfin loin de Paris! loin de souvenirs affreux.

—Ils disparaîtront ici, vous verrez! Plus de regards en arrière, ma chère Gertrude! dit-il d'un ton ferme; et ne pensons qu'à nous. Nous sommes seuls, nous sommes heureux.

Ils étaient complètement seuls, en effet, Mme Deplémont ayant refusé de les accompagner pour ne pas être en tiers indiscret dans leur bonheur.

Cébronne avait bien auguré de l'atmosphère de paix et de joies dans laquelle ils vécurent plusieurs semaines, et bientôt il ne revit plus l'expression souffrante qui lui faisait mal.

Gertrude, aimante, passionnément reconnaissante, et, malgré le développement de son énergie par la lutte et le travail, restée femme jusqu'au fond de l'âme, veillait sur elle-même pour que nul reflet du passé ne vînt attrister son mari. Puis l'effort disparut, car elle s'épanouissait dans un bonheur que les anciennes douleurs rendaient plus pénétrant, plus profond, et les objets qui l'entouraient s'imprégnaient des douceurs de sa vie actuelle.

«Mon cher ami, écrivait le docteur Cébronne à M. des Jonchères, tu te rappelles cet endroit où tu m'as accompagné il y a quelques années? En vrai Parisien, tu y voyais seulement une solitude absolue, un air triste sous sa verdure et sa vétusté, sous le siècle qui a jauni les toits et patiné les murs. Moi je t'en décrivais le charme mystérieux, vu par mon cœur et mes souvenirs... Je l'aimais jadis, maintenant je l'adore dans son rajeunissement produit par l'amour heureux.

«Tu te souviens aussi d'une pensée que nous avions discutée ensemble: «Le cœur de la femme est un miroir qui reflète l'univers entier?» La comprenions-nous bien? Je ne le crois pas, et un mariage malheureux me l'avait rendue amère.

«Aujourd'hui, je ne la comprends pas, je la vis!... Le cœur honnête d'une femme intelligente renferme toutes les nuances infinies, toutes les délicatesses exquises qui sont, pour l'homme, l'essence de sa paix et de son bonheur.

«Le cœur féminin, qui comprend tout, est bien «le miroir qui reflète l'univers entier.» Ma vieille amitié te souhaite de le posséder un jour.

«Adieu et à bientôt!

«CÉBRONNE.»


PARIS.—TYP. PLON-NOURRIT ET CIE, 8, RUE CARANCIÈRE.—12647.


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