Alfred de Musset
[19] Celle-ci a fini par rester aux mains de George Sand. Après la mort de Musset, elle songea à la publier, mais Sainte-Beuve la détourna de son projet (1861).
Nous empruntons la conclusion de leur histoire à George Sand: «Paix et pardon», disait-elle dans sa vieillesse à Sainte-Beuve, un jour qu'ils avaient remué les cendres de ce terrible passé. Qu'il en soit ainsi. Paix et pardon à ces malheureuses victimes de l'amour romantique, non point, comme le voulait George Sand, parce qu'ils avaient beaucoup aimé, mais parce qu'ils avaient beaucoup souffert.
CHAPITRE V
«LES NUITS»
La vie reprit son cours. «Je crus d'abord, dit Musset dans le Poète déchu[20], n'éprouver ni regret ni douleur de mon abandon. Je m'éloignai fièrement; mais à peine eus-je regardé autour de moi que je vis un désert. Je fus saisi d'une souffrance inattendue. Il me semblait que toutes mes pensées tombaient comme des feuilles sèches, tandis que je ne sais quel sentiment inconnu horriblement triste et tendre s'élevait dans mon âme. Dès que je vis que je ne pouvais lutter, je m'abandonnai à la douleur en désespéré.» Peu à peu, les larmes tarirent. «Devenu plus tranquille, je jetai les yeux sur tout ce que j'avais quitté. Au premier livre qui me tomba sous la main, je m'aperçus que tout avait changé. Rien du passé n'existait plus, ou, du moins, rien ne se ressemblait. Un vieux tableau, une tragédie que je savais par cœur, une romance cent fois rebattue, un entretien avec un ami me surprenaient; je n'y retrouvais plus le sens accoutumé.»
[20] Écrit en 1839. Quelques fragments en ont été cités par Paul de Musset dans sa Biographie.
Les objets familiers qui l'entouraient le choquaient. Sa bibliothèque de jeune homme l'importunait. «Je commençai, comme le curé de Cervantes, par purger ma bibliothèque et mettre mes idoles au grenier. J'avais dans ma chambre quantité de lithographies dont la meilleure me sembla hideuse. Je ne montai pas si haut pour m'en délivrer, et je me contentai de les jeter au feu. Quand mes sacrifices furent faits, je comptai ce qui me restait. Ce ne fut pas long; mais le peu que j'avais conservé m'inspira un certain respect. Ma bibliothèque vide me faisait peine; j'en achetai une autre, large à peu près de trois pieds et qui n'avait que trois rayons. J'y rangeai lentement et avec réflexion un petit nombre de volumes; quant à mes cadres, ils demeurèrent vides longtemps; ce ne fut qu'au bout de six mois que je parvins à les remplir à mon goût; j'y plaçai de vieilles gravures d'après Raphaël et Michel-Ange.»
Les gravures représentaient des Madones, des sujets de sainteté, une scène de guerre. La liste des livres qu'il avait admis dans sa bibliothèque neuve est intéressante. C'était Sophocle, le Plutarque d'Amyot, Aristophane et Horace; Rabelais, Montaigne, Régnier, les classiques du XVIIe siècle et André Chénier; Shakespeare, Goethe, Byron, Boccace et les quatre grands poètes italiens. Sauf Chénier, pas un seul écrivain du XVIIIe siècle; pas plus Voltaire ou Rousseau que Crébillon fils ou Duclos!
Cela fait, Musset reprit la plume. Il n'avait presque pas écrit de vers depuis Rolla, qui avait été publié le 15 août 1833, au début de sa liaison avec George Sand, et dont nous n'avons pu encore parler, sous peine d'interrompre le récit du drame. Il nous faut donc revenir un instant en arrière, car Rolla ne peut être passé sous silence. Aucun des poèmes de Musset n'a plus contribué à lui conquérir la jeunesse. Les défauts mêmes qu'on y pourrait relever n'y ont pas nui; ainsi l'accent déclamatoire de certains passages, car la jeunesse est naturellement et sincèrement déclamatoire. Sainte-Beuve raconte que des étudiants en droit, en médecine, savaient le poème par cœur lorsqu'il n'avait encore paru que dans une revue, et le récitaient aux nouveaux arrivants. Et depuis, les véritables admirateurs de Musset ont toujours eu une tendresse particulière pour Rolla. Taine en parle comme du «plus passionné des poèmes» où un «cœur meurtri» a ramassé «toutes les magnificences de la nature et de l'histoire pour les faire jaillir en gerbe étincelante et reluire sous le plus ardent soleil de poésie qui fut jamais».
A tant d'éloquence, à tant d'émotion, on eût pu deviner qu'une crise morale était proche, et que la passion cherchait l'auteur de l'Andalouse. Avec quelle soudaineté la crise a éclaté, avec quelle violence impitoyable la passion s'est abattue sur lui, nous venons de le voir. Pendant deux ans il n'écrivit plus, en vers du moins.
Durant ce long silence, le poète et l'homme s'étaient transformés. L'homme mûri par la douleur n'avait presque plus rien du bel adolescent qui avait séduit et charmé les poètes du Cénacle, de l'apparition juvénile et rayonnante dont Sainte-Beuve avait conservé un si vif et éblouissant souvenir. «Il y a vingt-neuf ans de cela, écrivait Sainte-Beuve en 1857, au lendemain de la mort de Musset; je le vois encore faire son entrée dans le monde littéraire, d'abord dans le cercle intime de Victor Hugo, puis dans celui d'Alfred de Vigny, des frères Deschamps. Quel début! quelle bonne grâce aisée! et dès les premiers vers qu'il récitait, son Andalouse, son Don Paez, et sa Juana, que de surprise et quel ravissement il excitait alentour! C'était le printemps même, tout un printemps de poésie qui éclatait à nos yeux. Il n'avait pas dix-huit ans: le front mâle et fier, la joue en fleur et qui gardait encore les roses de l'enfance, la narine enflée du souffle du désir, il s'avançait le talon sonnant et l'œil au ciel, comme assuré de sa conquête et tout plein de l'orgueil de la vie. Nul, au premier aspect, ne donnait mieux l'idée du génie adolescent.»
Au jeune triomphateur si merveilleusement évoqué par Sainte-Beuve avait succédé un homme froid et hautain, qui ne se livrait qu'à bon escient. L'amie dévouée qu'il appelait sa marraine, Mme Jaubert, lui reprochait en vain ses airs farouches et dédaigneux. Il en convenait avec empressement, ainsi qu'il faisait toujours de ce qu'on trouvait de mal en lui ou dans ses œuvres: «Tout le monde, lui répondait-il, est d'accord du désagrément de mon abord dans un salon. Non seulement j'en suis d'accord avec tout le monde, mais ce désagrément m'est plus désagréable qu'à personne. D'où vient-il? de deux causes premières: orgueil, timidité.... On ne change pas sa nature, il faut donc composer avec elle.» Il promettait à la marraine de prendre sur soi d'être poli, mais il se défendait de donner la moindre parcelle de son cœur, fût-ce à l'amitié, fût-ce aux sympathies légères et fugitives qui font l'ordinaire attrait des relations mondaines. Était-ce sécheresse d'âme? Était-ce souvenir de ce qu'il en pouvait coûter, et peur instinctive de la souffrance? «Je me suis regardé, poursuit-il, et je me suis demandé si, sous cet extérieur raide, grognon, et impertinent, peu sympathique, quoi qu'en dise la belle petite Milanaise, si là-dessous, dis-je, il n'y avait pas primitivement quelque chose de passionné et d'exalté à la manière de Rousseau[21].» Cela n'est point douteux. Il y avait eu du Saint-Preux en lui; il y en eut toujours, sans quoi nous n'aurions pas les Nuits, qui n'ont assurément pas été écrites par Mardoche, ou par l'Octave des Caprices.
[21] 1837?—Souvenirs de Mme C. Jaubert. Les lettres de Musset citées dans ce volume ont été non seulement tronquées, mais parfois remaniées; des fragments empruntés à des lettres de dates différentes ont été réunis pour en faire une seule.
Sauf deux pièces d'importance secondaire (Une bonne fortune, Lucie), les premiers vers qu'il écrivit après le voyage d'Italie furent la Nuit de Mai (Revue des Deux Mondes, 15 juin 1835). Les trois autres Nuits, la Lettre à Lamartine, les Stances à la Malibran, se succédèrent à brefs intervalles. En 1838, le 15 février, l'Espoir en Dieu vient clore la série. Le grand poète, ne se réveillera plus qu'un jour, trois ans après, pour écrire son admirable Souvenir (15 février 1841). Les meilleures de ses nouvelles et les chefs d'œuvre de son théâtre sont déjà achevés à cette date de 1838. Il avait alors vingt-sept ans. Après les promesses d'un incomparable printemps, après les rapides floraisons d'un trop court été, Alfred de Musset, on le sait, n'eut point d'automne ni d'hiver. Son œuvre entière tient dans l'espace de dix années, sur desquelles trois ou quatre ont été consacrées à réfléchir, à hésiter, à aimer et à s'en consoler.
Dans les poésies de cette seconde période, Musset n'est plus romantique, si l'on ne considère que la forme. Non content d'abandonner les conquêtes du Cénacle, il se retourne à présent contre ses anciens alliés. Il est agressif, malicieux; il écrit la célèbre lettre de Dupuis et Cotonet sur l'Abus qu'on fait des adjectifs (Revue des Deux Mondes, 15 sept. 1836), où deux bons bourgeois de la Ferté-sous-Jouarre, ayant entrepris de comprendre «ce que c'était que le romantisme», découvrent que c'est une manière d'attrape-nigaud, fabriqué avec du vieux-neuf pris à Shakespeare, à Byron, à Aristophane, aux Évangiles, aux Allemands et aux Espagnols, le tout si adroitement recollé et redoré, que les badauds bayent aux corneilles devant l'étalage, sans s'apercevoir que les étiquettes n'ont aucun sens et que personne n'a jamais su et ne saura jamais ce que peut bien être l'art social ou l'art humanitaire. Musset refuse aux romantiques jusqu'à l'invention du vers brisé, et il ajoute l'ingrat: «Le vers brisé, d'ailleurs, est horrible; il faut dire plus, il est impie; c'est un sacrilège envers les dieux, une offense à la Muse». Il leur laisse en tout et pour tout, en fait de «découverte» et de «trouvaille», la gloire de dire stupéfié au lieu de stupéfait, ou blandices au lieu de flatteries; encore est-ce de très mauvaise grâce, et visiblement à regret; si Musset avait mieux lu Chateaubriand, où le mot se trouve déjà, il se serait empressé de leur retirer aussi blandices.
Victor Hugo et ses amis furent vengés de Dupuis et Cotonet par Musset lui-même. Il avait pu se dépêtrer des formules de la jeune école; il n'en avait pas moins le romantisme dans les moelles. L'âme des temps nouveaux était en lui, et il ne dépendait pas de sa volonté de la chasser, car le mouvement de 1830 avait apporté autre chose, de bien plus important et plus tenace, qu'une forme littéraire. Ainsi que l'a dit excellemment M. Brunetière[22], ce qu'il y avait de plus original, de propre et de particulier dans le romantisme, c'était une «combinaison de la liberté ou de la souveraineté de l'imagination avec l'expansion de la personnalité du poète». En d'autres termes, à s'en tenir à l'essence des choses, «le romantisme, c'est le lyrisme», et la définition a l'air d'avoir été inspirée par Musset, tant elle s'applique exactement à lui. Il avait toujours eu le goût «de se mettre lui-même, de sa personne, dans son œuvre».
[22] Les Epoques du théâtre français.
Ce goût devint un besoin impérieux après sa grande passion. Il ne resta plus au poète de pensées ni de paroles pour autre chose que son malheur. Que lui importait le reste, à présent? Il n'avait pas trop de tout son génie pour raconter les épouvantes de la catastrophe qui était venue scinder sa vie en deux, obligeant à dire «le Musset d'avant l'Italie» et «le Musset d'après George Sand». Au recul vers la forme classique correspondit un débordement de romantisme dans le sentiment.
La Nuit de mai fut écrite en deux nuits et un jour, au printemps de 1835, quelques semaines après la rupture définitive avec George Sand. Elle respire une lassitude profonde. Il n'y a pas de colère dans les réponses du poète à la Muse qui l'invite à chanter le printemps, l'amour, la gloire, le bonheur ou ses semblants, le plaisir ou son ombre. C'est la douceur plaintive d'un malade accablé par son mal, et qui supplie qu'on ne le force pas à parler:
Ni la gloire, ni le bonheur,
Hélas! pas même la souffrance.
La bouche garde le silence
Pour écouter parler le cœur.
La Muse le presse. A défaut d'autre thème, qu'il chante sa douleur:
Et j'en sais d'immortels qui sont de purs sanglots.
Lorsque le pélican. . . . . . . . . . . . . . . .
La suite est dans toutes les mémoires. La Muse le convie à servir son cœur au festin divin, comme le pélican partage ses entrailles à ses fils, mais il lui répond par un cri d'horreur:
Ne m'en demande pas si long.
L'homme n'écrit rien sur le sable
À l'heure où passe l'aquilon.
J'ai vu le temps où ma jeunesse
Sur mes lèvres était sans cesse
Prête à chanter comme un oiseau;
Mais j'ai souffert un dur martyre,
Et le moins que j'en pourrais dire,
Si je l'essayais sur ma lyre,
La briserait comme un roseau.
On a vu au chapitre précédent les causes profondes de son abattement. Il avait fait des efforts stériles pour se purifier de ses anciennes souillures au feu d'une passion qui était elle-même une violation de la règle morale, et à ses chagrins d'amour s'ajoutait le sentiment accablant d'avoir commis une erreur capitale, au jour solennel où l'homme choisit l'idéal qui sera sa raison d'exister. A l'exemple des héros romantiques, il avait demandé à la passion le point d'appui de sa vie morale, et l'appui s'était brisé, le laissant meurtri et épuisé.
La Nuit de mai parut le 15 juin dans la Revue des Deux Mondes, où Musset a publié presque tout ce qui est sorti de sa plume depuis Namouna. Six mois après, vint la Nuit de décembre. Le poète s'était interrompu pour l'écrire de la Confession d'un Enfant du siècle, qui, dans ses deux derniers tiers—on ne l'a pas oublié,—est une véritable confession, dont la sincérité émut George Sand jusqu'aux larmes. Il ne changea pas de sujet en écrivant la seconde des Nuits, quoi qu'en ait dit Paul de Musset, dont c'est ici le lieu d'expliquer les confusions volontaires. Il avait deux raisons d'altérer la vérité: sa haine contre George Sand, qui l'animait à «diminuer sa part», selon l'expression de quelqu'un qui l'a bien connu; et le désir légitime d'égarer le lecteur, dans la mêlée de femmes du monde compromises par son frère. La Nuit de décembre faisait la part trop belle à l'héroïne, pour qu'un justicier de cette âpreté pût se résoudre à la laisser à George Sand. Il faut pourtant la lui rendre, sur la foi d'un témoignage qui est pour moi irrécusable.
La première partie de la pièce est un tissu mystérieux de rêves. Le poète se voit lui-même, fantôme aussitôt évanoui, tel que l'a laissé chaque étape du pèlerinage de la vie. La vision paraît et disparaît, comme les songes intermittents des mauvais sommeils. Elle est toujours la même, et toujours diverse; ainsi l'homme réel se modifie et se renouvelle incessamment.
Soudain, le ton change. Le poète raconte en phrases haletantes la cruelle séparation, et qu'il avait eu les torts, et que sa maîtresse n'a pas voulu pardonner:
Emportez l'orgueil satisfait.
Je sens encor le mien jeune et vivace,
Et bien des maux pourront y trouver place
Sur le mal que vous m'avez fait.
Partez, partez! la Nature immortelle
N'a pas tout voulu vous donner.
Ah! pauvre enfant, qui voulez être belle,
Et ne savez pas pardonner!
On voudrait pouvoir retrancher l'épilogue de la Solitude, qui est gauche, froid, et n'explique rien.
La Nuit de décembre prendra une vie extraordinaire le jour où l'on pourra imprimer à la suite, en guise de commentaire, deux lettres de Musset reçues par George Sand l'hiver précédent! L'une, sur une querelle injuste qu'il lui a faite, et sur sa terreur folle qu'elle refuse de pardonner. L'autre, écrite au crayon et dans un extrême désordre d'esprit, sur des visions, qu'il vient d'avoir, d'un monde fantastique où leurs deux spectres prenaient des formes étranges et avaient des conversations de rêve. Musset s'était souvenu tout le temps, en écrivant la Nuit de décembre. Ce qu'on a pris pour une pure fantaisie, dans cette pièce merveilleuse, repose sur un fond de réalité.
Les contemporains se sont accordés à reconnaître une nouvelle influence féminine dans la Lettre à Lamartine (1er mars 1836), malgré le début du fameux récit:
Pour la première fois j'ai connu la douleur....
Ces deux vers, et quelques autres, semblent indiquer qu'il y a eu mélange, et comme confusion, dans les regrets de Musset, pendant qu'il écrivait la Lettre à Lamartine. Quoi qu'il en soit, la pièce est d'une veine poétique moins pure, moins égale, que les Nuits. A côté de morceaux devenus classiques (Lorsque le laboureur,... Créature d'un jour...), de vers qui sont de vrais sanglots (O mon unique amour...), il y a des parties de rhétorique dans le début sur Byron et dans les louanges adressées à Lamartine.
La fin est d'un vif intérêt pour le biographe. C'est la première fois, depuis les chagrins qui l'ont changé et mûri, que Musset nous livre sa pensée sur les questions fondamentales dont la solution est la grande affaire de l'être pensant. Il commence par adopter sans examen le Dieu de Lamartine, ce qui est peut-être une simplification un peu trop grande:
Je ne sais pas son nom, j'ai regardé les cieux;
Je sais qu'ils sont à lui, je sais qu'ils sont immenses,
Et que l'immensité ne peut pas être à deux.
Il célèbre ensuite les relations de l'âme humaine avec l'infini, dans des strophes d'une grande élévation. Le poète a été récompensé d'avoir puisé cette fois son inspiration aux sources éternelles, que ne trouble pas le limon des passions terrestres:
De quoi viens-tu te plaindre et qui te fait gémir?
Ton âme t'inquiète, et tu crois qu'elle pleure:
Ton âme est immortelle et tes pleurs vont tarir.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Ton corps est abattu du mal de ta pensée;
Tu sens ton front peser et tes genoux fléchir.
Tombe, agenouille-toi, créature insensée:
Ton âme est immortelle, et la mort va venir.
Ta mémoire, ton nom, ta gloire vont périr,
Mais non pas ton amour, si ton amour t'est chère:
Ton âme est immortelle, et va s'en souvenir.
En rapprochant de cette page le fragment de vers où se résume l'Espoir en Dieu (15 février 1838): «malgré moi l'infini me tourmente», on a toute la religion de Musset, du Musset guéri, selon son expression, de la «vilaine maladie du doute». Sa religion n'est, à vrai dire, qu'une religiosité peu exigeante, pas assez gênante. Il en a précisé la nature et les limites dans une lettre à la duchesse de Castries (sept. ou oct. 1840): «La croyance en Dieu est innée en moi; le dogme et la pratique me sont impossibles, mais je ne veux me défendre de rien; certainement je ne suis pas mûr sous ce rapport».
La conclusion de la Lettre à Lamartine avait été une parenthèse dans les préoccupations de Musset. Combien vite fermée, la Nuit d'août (15 août 1836) est là pour l'attester. Musset n'a rien écrit de plus impie, en ce sens que nulle part il n'a exalté l'«idolâtrie de la créature» à un tel degré, et avec autant d'éloquence, ne laissant qu'elle pour horizon à l'humanité avilie, ne voyant qu'elle pour fin de l'«immortelle nature». Quel hymne à Éros! Quelle puissante évocation du dieu impassible qui marche dans notre sang et se rit de nos larmes! Il grandit démesurément au fur et à mesure de ces accents enflammés; il remplit l'univers de sa divinité et souffle au poète des vers sacrilèges:
J'aime, et je veux pâlir; j'aime, et je veux souffrir;
J'aime, et pour un baiser je donne mon génie;
J'aime, et je veux sentir sur ma joue amaigrie
Ruisseler une source impossible à tarir.
Ma folle expérience et mes soucis d'un jour,
Et je veux raconter et répéter sans cesse
Qu'après avoir juré de vivre sans maîtresse,
J'ai fait serment de vivre et de mourir d'amour.
Cœur gonflé d'amertume et qui t'es cru fermé.
Aime, et tu renaîtras; fais-toi fleur pour éclore;
Après avoir souffert, il faut souffrir encore;
Il faut aimer sans cesse, après avoir aimé.
Le voilà de nouveau parmi ceux dont parle Bossuet, «qui passent leur vie à remplir l'univers des folies de leur jeunesse égarée». Le châtiment ne se fit pas attendre. Le souvenir de George Sand rentra en maître dans ce cœur ravagé, dont il n'avait jamais été bien éloigné. Qu'il ait eu d'autres maîtresses ne prouve rien. Ce n'est certainement pas le même amour que Musset avait donné à une George Sand, qu'il a distribué ensuite, comme il aurait fait d'un cornet de dragées, à une longue théorie de belles dames et de grisettes.
Ce retour vers le passé produisit la Nuit d'octobre (15 octobre 1837), la dernière de la série et la plus belle, qui éclate et s'apaise comme un orage apporté par les vents, et balayé soudain.
D'abord, un mouvement lent, donnant une impression de paix et de sérénité. Le poète assure la Muse qu'il est si bien guéri, qu'il trouve de la douceur à lui parler de ses anciennes souffrances:
Le mal que peut faire une femme.
Il commence avec assez de calme le récit de la nuit passée à attendre l'infidèle. L'approche de la tempête s'annonce bientôt par des vers frémissants, mais le poète se contient encore. L'ouragan se déchaîne subitement:
J'entends sur le gravier marcher à petit bruit...
Grand Dieu! préservez-moi! je l'aperçois, c'est elle;
Elle entre.—D'où viens-tu? qu'as-tu fait cette nuit?
Réponds, que me veux-tu? qui t'amène à cette heure?
Le mouvement se précipite et devient furieux. Les efforts de la Muse pour apaiser son enfant ne servent qu'à faire éclater la foudre:
LE POÈTE.
M'as appris la trahison,
Et d'horreur et de colère
M'as fait perdre la raison.
Honte à toi, femme à l'œil sombre,
Dont les funestes amours
Ont enseveli dans l'ombre
Mon printemps et mes beaux jours!
Longtemps encore les malédictions retentissent. Enfin il consent à écouter la Muse lui parlant de pardon et lui enseignant à bénir les leçons amères de la douleur. Il se calme, et se rend, et pardonne d'un cœur tout gonflé d'amertume:
Reste d'un amour insensé,
Mystérieuse et sombre histoire
Qui dormiras dans le passé!
. . . . . . . . . . . . . . . .
Pardonnons-nous;—je romps le charme
Qui nous unissait devant Dieu.
Avec une dernière larme
Reçois un éternel adieu.
Le vrai pardon se fit encore attendre trois ans. Au mois de septembre 1840, Musset se rendait chez Berryer, au château d'Augerville. Il traversa la forêt de Fontainebleau en voiture, dans une muette contemplation des fantômes qui se dressaient devant lui à chaque tour de roue. Sept ans s'étaient écoulés depuis qu'il avait parcouru ces bois avec George Sand, dans la jeune ferveur de leurs amours, et la vue des lieux témoins de son bonheur versait dans son âme une douceur inattendue. De retour à Paris, il la rencontra elle-même, son inoubliable, dans le couloir des Italiens. En rentrant chez lui, il prit la plume, et écrivit, presque d'un jet, cet incomparable Souvenir (15 février 1841) tout imprégné du respect dû aux «reliques du cœur» et tout plein de l'idée qu'un sentiment vaut par sa sincérité et son intensité, indépendamment des joies ou des souffrances qu'il procure. Diderot avait dit: «Le premier serment que se firent deux êtres de chair, ce fut au pied d'un rocher qui tombait en poussière; ils attestèrent de leur constance un ciel qui n'est pas un instant le même; tout passait en eux et autour d'eux, et ils croyaient leurs cœurs affranchis de vicissitudes. O enfants! toujours enfants!» Musset répond à Diderot:
Que deux êtres mortels échangèrent sur terre,
Ce fut au pied d'un arbre effeuillé par les vents
Sur un roc en poussière.
Un ciel toujours voilé qui change à tout moment,
Et des astres sans nom que leur propre lumière
Dévore incessamment.
La fleur entre leurs mains, l'insecte sous leurs pieds,
La source desséchée où vacillait l'image
De leurs traits oubliés.
Étourdis des éclairs d'un instant de plaisir,
Ils croyaient échapper à cet Être immobile
Qui regarde mourir!
Et quels tristes amours as-tu donc dans le cœur,
Si le bruit du torrent te trouble et t'inquiète,
Si le vent te fait peur?
Jamais ce souvenir ne peut m'être arraché;
Comme le matelot brisé par la tempête,
Je m'y tiens attaché.
Ni ce qu'il adviendra du simulacre humain,
Ni si ces vastes cieux éclaireront demain
Ce qu'ils ensevelissent.
Un jour, je fus aimé, j'aimais, elle était belle.
J'enfouis ce trésor dans mon âme immortelle,
Et je l'emporte à Dieu!
Les pièces que nous venons de passer en revue sont inséparables. Elles forment l'épilogue du drame romantique de Venise et de Paris. C'est la portion originale entre toutes de l'œuvre en vers de Musset, réserve faite pour le don Juan de Namouna et quelques morceaux des premiers recueils. Le Musset première manière avait subi le joug de la mode pour le rythme, le style, le décor, le choix des sujets. Il avait, en un mot, reçu du dehors une part de son inspiration. Dans le groupe de poèmes que dominent les Nuits, plus rien n'est donné aux influences étrangères. Ainsi que l'a dit Sainte-Beuve, «c'est du dedans que jaillit l'inspiration, la flamme qui colore, le souffle qui embaume la nature». Le poète est tout entier à lui-même et au spectacle de l'univers, et «son charme consiste dans le mélange, dans l'alliance des deux sources d'impressions, c'est-à-dire d'une douleur si profonde et d'une âme si ouverte encore aux impressions vives. Ce poète blessé au cœur, et qui crie avec de si vrais sanglots, a des retours de jeunesse et comme des ivresses de printemps. Il se retrouve plus sensible qu'auparavant aux innombrables beautés de l'univers, à la verdure, aux fleurs, aux rayons du matin, aux chants des oiseaux, et il porte aussi frais qu'à quinze ans son bouquet de muguet et d'églantine.» Musset affranchi, devenu tout à fait lui-même, a été unique dans notre poésie lyrique.
Des petits poèmes qui remplissent les deux autres tiers des Poésies nouvelles, aucun, tant s'en faut, ne s'élève aux mêmes hauteurs. Quelques-uns (Sur une morte, Tristesse) ont de l'émotion. D'autres (Chanson de Fortunio, A Ninon) sont de minuscules chefs-d'œuvre de grâce et de sentiment. D'autres, plus petits encore et point chefs-d'œuvre, ont pourtant un certain tour, à la façon du XVIIIe siècle. Il y a enfin les babioles, les marivaudages, les riens insignifiants, et il y a Dupont et Durand (15 juillet 1838), si remarquable par la frappe du vers, et qu'il faut comparer aux Plaideurs et aux vers réalistes de Boileau pour bien comprendre dans quel sens et quelle mesure Musset avait les instincts classiques. Dans ce pêle-mêle, très peu de pièces nous apportent du neuf ou de l'essentiel; on pourrait négliger presque tout sans commettre une trahison envers l'auteur.
Si maintenant nous revenons en arrière et que nous nous demandions quel rang occupent dans l'ensemble de son œuvre les Contes d'Espagne et d'Italie et le Spectacle dans un fauteuil, nous ne devons pas hésiter à reconnaître que ce rang est inférieur à celui des Poésies nouvelles. Musset n'avait pas encore pris conscience de lui-même et de son génie propre. Il subissait l'influence des romantiques, et il était au fond le moins romantique des hommes. Il avait beau les dépasser tous en audace, on sent dans ses hardiesses quelque chose d'artificiel. Un historien attentif de la versification française, M. de Souza, parlant de la renaissance du vers lyrique dans notre siècle, ne tient aucun compte des premières œuvres de Musset. Elles n'ont pas plus d'importance à ses yeux que l'Albertus de Théophile Gautier: «C'étaient, dit-il, des poésies de jeunesse et de bravade pour ainsi dire où s'affirmaient toutes les outrances du premier feu et que les poètes eux-mêmes, par des œuvres ultérieures, ont remis au dernier plan[23].» Ce jugement est bien sévère et bien absolu. M. de Souza ne s'occupe que de la technique du vers, et les Premières Poésies valent encore par ailleurs. La fraîcheur du génie est chose sans prix, que rien ne remplace, et elle rayonne ici splendidement. C'est une fête pour l'esprit de voir cette heureuse jeunesse, aux mains pleines et prodigues, lancer à la volée les images heureuses, les trouvailles d'une imagination neuve, les idées folles et charmantes ou les sensations enflammées de la vingtième année. Gardons-nous de faire fi de ce régal, tout en reconnaissant qu'il faut chercher dans le volume suivant les vrais procédés techniques de Musset, qui lui attirent aujourd'hui de si dures critiques, et le font traiter de mauvais ouvrier.
[23] Le Rythme poétique.
Il est un point sur lequel il a voulu et provoqué les attaques. On offenserait son ombre en essayant de nier que ses rimes sont faibles et quelquefois pis. Il tenait à les faire pauvres, s'y appliquait, et il y a réussi. Sainte-Beuve le blâmait très justement d'avoir «dérimée» après coup la ballade Andalouse. Il lui reprochait aussi de se vanter trop souvent au public de l'avantage de mal rimer: (Les vers) «de Musset (Après une lecture), avec tout leur esprit, ont une sorte de prétention et de fatuité dont son talent pourrait se passer. C'est toujours de la réaction contre la rime et les rimeurs, contre la poésie lyrique et haute dont, après tout, il est sorti. C'est un petit travers. Il est assez original sans cela. Mais dès l'abord il a voulu avoir sa cocarde à lui, et il a retourné la nôtre.» (Lettre à Guttinguer, le 2 décembre 1842.) La nôtre, c'est la cocarde de l'école de la forme, que Musset craignait toujours de ne pas avoir mise assez ostensiblement à l'envers. Il aurait été désolé s'il avait pu lire le passage où M. Faguet, après avoir rendu justice à la pauvreté de ses rimes, se hâte d'ajouter: «Mais reconnaissons enfin qu'on n'y songe point en le lisant»: Pauvre Musset, qui a perdu ses peines en faisant rimer lévrier et griser, saule et espagnole, Danaë et tombé!
On lui reproche aussi ses rythmes classiques, ses césures régulières, ses négligences et sa facilité à se contenter. En d'autres termes, on lui reproche de n'être ni un précurseur ni un poète sans tache, et les deux sont vrais. Au moins serait-il juste de ne pas méconnaître qu'il a tiré un magnifique parti des ressources techniques auxquelles il s'était volontairement limité.
Il est incontestable qu'après les Contes d'Espagne et d'Italie, il n'a guère profité des nouvelles formules romantiques pour varier ses alexandrins. Le Musset seconde manière, celui qui se disait réformé, et que Sainte-Beuve appelait un relâché, admet encore de loin en loin la coupe ternaire, qui substitue deux césures mobiles au grand repos de l'hémistiche, et dont il existait quelques exemples chez nos anciens poètes. Il écrit dans Suzon:
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Toujours rose, toujours charmant, continua
D'épanouir à l'air sa desinvoltura.
Dans l'épître Sur la Paresse, en s'adressant à Régnier:
A travers le chaos de nos folles misères,
Courir en souriant tes beaux vers ingénus,
Tantôt légers, tantôt boiteux, toujours pieds nus!
Le dernier vers est délicieux de légèreté et de vivacité, mais la coupe ternaire a peu d'importance chez Musset, à cause de sa rareté. C'est à des éléments rythmiques plus délicats, moins facilement saisissables, qu'il a recours pour nuancer et varier la phrase musicale de son vers. Il est un maître pour la distribution, à l'intérieur des hémistiches, des syllabes accentuées des mots, et des mots qui portent l'accent oratoire. A quel point l'accent oratoire bien placé peut allonger un vers, en voici un exemple:
Il n'a ignoré aucun des effets infiniment divers produits par l'entrelacement des syllabes sourdes et des syllabes éclatantes, des syllabes pleines et des syllabes muettes. Il avait, en particulier, très bien observé de quel prix sont ces dernières, l'un des trésors de notre langue poétique, pour ralentir la marche du vers en prolongeant la syllabe qui les précède, comme dans les deux vers souvent cités de Phèdre:
Vous mourûtes aux bords où vous fûtes laissée.
De Musset:
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Quels mystères profonds dans l'humaine misère!
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Lentement, doucement, à côté de Marie.
L'instinct lui révélait les relations mystérieuses qui existent entre la sonorité des mots employés et l'image qu'on veut évoquer, puissance indépendante de la valeur de l'idée exprimée et à laquelle le large mouvement de l'alexandrin est au plus haut degré favorable. Bien habile qui pourrait expliquer pourquoi les vers suivants sont agiles et dansants:
Sous ses grelots légers rit et voltige encore.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Et, ratissant gaiement l'or qui scintille aux yeux,
Ils jardinent ainsi sur un rhythme joyeux.
Enfin, les scrupules, justes ou faux, qui empêchaient Musset de disloquer ses alexandrins, ne s'opposaient nullement au mélange des mètres, et il en a tiré à maintes reprises le plus heureux parti, en particulier dans la Nuit d'octobre. La pièce est à relire tout entière, une fois de plus, à ce point de vue spécial.
La plupart des procédés techniques peuvent s'imiter et se transmettre. Théodore de Banville donne dans son traité de versification des recettes grâce auxquelles, assure-t-il, le premier imbécile venu peut faire de très bons vers. Mais le choix des mots, et la valeur inattendue, la résonance particulière qu'ils prennent sous la plume de tel ou tel poète, tout cela ne s'imite ni ne s'enseigne, car ce ne sont pas des choses dont le poète décide librement: elles lui sont imposées; elles sont déterminées d'avance par le caractère même de sa vision poétique. Ainsi, chez Théophile Gautier, l'épithète est presque toujours purement matérielle, n'exprimant que la forme ou la couleur. Il en est souvent de même chez Victor Hugo; mais souvent aussi l'épithète y est symbolique, traduisant beaucoup moins l'aspect réel des choses que ce qu'elles évoquent en nous d'idées, d'impressions, d'images étrangères et lointaines. L'épithète de Musset peint à la fois l'apparence extérieure de l'objet et sa signification poétique. Il semble que pour lui, il y ait concordance nécessaire entre l'essence des choses et leur forme sensible. C'est peut-être une erreur métaphysique, mais que deviendrait la poésie sans cette illusion? On peut juger de ce qu'elle vaut par les vers où Musset a rendu avec grandeur, au moyen de deux adjectifs, les splendeurs des nuits d'été et les émotions qu'elles éveillent au plus profond des âmes:
Sortaient autour de nous du calice des fleurs.
Dans la strophe qu'on va lire, les deux épithètes des deux derniers vers ne nous aident pas seulement à voir la petite vierge adorable; elles nous ouvrent son âme innocente:
Quelque alerte beauté de l'école flamande,
Une ronde fillette échappée à Téniers,
Ou quelque ange pensif de candeur allemande:
Une vierge en or fin d'un livre de légende,
Dans un flot de velours traînant ses petits pieds.
Les curieux de sensations rares apprendront peut-être avec intérêt que Musset possédait l'audition colorée, dont personne ne parlait alors et dont la psychologie contemporaine s'occupe tant. Il raconte à Mme Jaubert dans une de ses lettres (inédite) qu'il a été très fâché, dînant avec sa famille, d'être obligé de soutenir une discussion pour prouver que le fa était jaune, le sol rouge, une voix de soprano blonde, une voix de contralto brune. Il croyait que ces choses-là allaient sans dire.
Continuons à remonter vers la source même de l'inspiration chez Musset. Elle n'est pas cachée, et nous n'avions pas besoin, pour la découvrir, qu'il fît dire à sa Muse:
C'est ton cœur. . . . . . . . . . . . . .
Une sensibilité redoutable lui fournissait l'étincelle sacrée. Il lui devait une sincérité qu'il n'aurait pas pu contenir, s'il l'avait voulu, et une éloquence frémissante qui savait plaindre d'autres souffrances que les siennes; souvenez-vous de l'Espoir en Dieu:
Lorsque avec ses biens et ses maux
Cet admirable et pauvre monde
Sortit en pleurant du chaos!
Mais il lui a payé une terrible rançon. Parce qu'il sentait avec une violence douloureuse, il a tout rapporté à la sensation, et donné le plaisir pour but à la vie. Chaque fois qu'une âme noble, pure de vulgarité et de bassesse, est tombée dans cette erreur, elle est arrivée à une incurable mélancolie, si ce n'est à une désespérance complète. Musset n'a pas échappé à cette fatalité. Avec un esprit très gai, il avait l'âme saignante et désolée; association moins rare qu'on ne pense. Ses poésies divinisent la sensation, mais il avait senti dès le premier jour la «saveur amère» du plaisir:
C'est pourquoi la lecture de son œuvre poétique laisse triste. La saveur amère finit par dominer toutes les autres.
CHAPITRE VI
ŒUVRES EN PROSE.—LE THÉÂTRE
Musset a débuté au théâtre par une chute éclatante. Après le tapage de ses premiers vers, l'Odéon lui demanda une pièce, «la plus neuve et la plus hardie possible». Il fit la bluette appelée la Nuit vénitienne, qui aurait passé inaperçue dans un temps de paix littéraire, et qui tomba sous les sifflets, le 1er décembre 1830. Cet échec eut les plus heureuses conséquences.
L'auteur piqué déclara qu'il n'écrirait plus pour la scène et tint parole. Il se trouva ainsi dégagé du souci de suivre la mode, qui donne aux pièces de théâtre un éclat factice et passager, et le leur fait payer par des rides précoces. Il n'eut plus à se préoccuper que des éléments supérieurs et immuables de l'art, les âmes et leurs passions, les lois de la vie et leurs fatalités. Négligeant les changeantes conventions théâtrales, dédaigneux des inconstantes formules, filles de l'heure et du caprice, il écrivit les pièces les moins périssables de ce siècle. Ayant renoncé à faire du théâtre pour son temps, Musset a fait du théâtre pour tous les temps.
Qu'on ne s'imagine pas que ses œuvres dramatiques auraient été à peu près les mêmes, s'il avait eu l'espoir de les voir jouer. Il n'est pas douteux que s'il avait continué à écrire pour la scène, après sa rupture avec le Cénacle, son théâtre aurait accompli la même évolution que sa poésie, dans le même sens classique. Musset «déhugotisé» avait eu les yeux très ouverts sur les défauts du drame romantique. Tout en croyant à sa vitalité, il pensait qu'il y avait place à côté pour une forme d'art plus sévère: «Ne serait-ce pas une belle chose, écrivait-il en 1838, que d'essayer si, de nos jours, la vraie tragédie pourrait réussir? J'appelle vraie tragédie, non celle de Racine, mais celle de Sophocle, dans toute sa simplicité, avec la stricte observation des règles.»
«... Ne serait-ce pas une entreprise hardie, mais louable, que de purger la scène de ces vains discours, de ces madrigaux philosophiques, de ces lamentations amoureuses, de ces étalages de fadaises qui encombrent nos planches?...
«Ne serait-ce pas une grande nouveauté que de réveiller la muse grecque, d'oser la présenter aux Français dans sa féroce grandeur, dans son atrocité sublime?...
«Ne serait-il pas curieux de voir aux prises avec le drame moderne, qui se croit souvent terrible quand il n'est que ridicule, cette muse farouche, inexorable, telle qu'elle était aux beaux jours d'Athènes, quand les vases d'airain tremblaient à sa voix?»
Ce n'était point là propos en l'air. Musset a travaillé une fois pour la scène depuis la chute de la Nuit vénitienne. Rachel lui avait demandé une pièce. Il entreprit sans balancer une tragédie classique, et songea d'abord à refaire l'Alceste d'Euripide. Ce projet ayant été remis à plus tard, il se rabattit sur un sujet mérovingien. Une brouille avec Rachel interrompit pour toujours la Servante du roi (1839), mais il en subsiste quelques scènes, qui ne font pas regretter bien vivement la perte des autres; elles n'annonçaient qu'une tragédie distinguée, et il est de bien peu d'importance pour la littérature française que nous ayons une tragédie distinguée de plus ou de moins, tandis qu'il est très important que nous ayons Lorenzaccio et On ne badine pas avec l'amour.
Je dois ajouter que Musset fut au nombre des chauds admirateurs de la Lucrèce de Ponsard. Il écrivait à son frère, le 22 mai 1843: «M. Ponsard, jeune auteur arrivé de province, a fait jouer à l'Odéon une tragédie de Lucrèce, très belle—malgré les acteurs.—C'est le lion du jour; on ne parle que de lui, et c'est justice.»
Bénis soient donc les sifflets qui accueillirent si brutalement la Nuit vénitienne. Ne s'inquiétant plus désormais d'être jouable, Musset ne s'est plus mis en peine que de saisir ses rêves au vol et de les fixer tels quels sur le papier. Nous devons à cet affranchissement de toute règle un rêve historique qui est la seule pièce shakespearienne de notre théâtre, et une demi-douzaine d'adorables songeries sur l'amour dans lesquelles «la mélancolie, disait Théophile Gautier, cause avec la gaieté».
L'idée de Lorenzaccio germa dans l'esprit de Musset durant les heures rapides passées à Florence avec George Sand, tout à la fin de 1833. La noble cité avait encore la farouche ceinture de murailles crénelées dont l'avait entourée au XIVe siècle le gouvernement républicain, et qu'on a démolie de nos jours pour élargir la capitale éphémère du jeune royaume italien. Elle avait conservé dans toute son âpreté cet aspect sombre et dur qui contraste si étrangement avec les lignes pures et souples de ses riantes collines, et qui en fait le plus étonnant exemple de ce que peut le génie de l'homme pour s'affranchir de la tyrannie de la nature. Les quartiers populaires, que de larges percées n'avaient pas encore ouverts à la lumière, enchevêtraient leurs rues étroites et tortueuses, favorables à l'émeute et aux guets-apens, autour des palais-forteresses des Strozzi et des Riccardi. La ville tout entière, pour qui sait comprendre ce que racontent les pierres, servait d'illustration et de commentaire aux vieilles chroniques florentines. Musset profita de la leçon, et trouva en feuilletant ces chroniques le sujet de son drame: le meurtre d'Alexandre de Médicis, tyran de Florence, par son cousin Lorenzo, et l'inutilité de ce meurtre pour les libertés de la ville. Quelques flâneries dans Florence donnèrent le cadre. Un singulier mélange d'intuitions historiques et de souvenirs personnels fit le reste. Paul de Musset dit, dans Lui et Elle, que la pièce fut écrite en Italie. Il faut donc que ce soit à Venise, en janvier 1834, dans les trois ou quatre semaines qui s'écoulèrent entre l'arrivée d'Alfred de Musset et sa maladie.
L'action de Lorenzaccio met sous nos yeux une révolution manquée, avec tout ce qu'elle comporte d'intrigues et de violences, dans l'Italie brillante et pourrie du XVIe siècle. Au travers de ces agitations, que Musset a peintes avec beaucoup de couleur, une sombre tragédie se déroule dans une âme éperdue, qu'elle remplit d'horreur et de désespoir. C'est encore une fois l'histoire de l'irréparable dégradation de l'homme touché par la débauche:
Lorenzo de Médicis est un républicain de 1830, idéaliste et utopiste. Il croit à la vertu, au progrès, à la grandeur humaine, au pouvoir magique des mots. Il avait vingt ans quand il vit passer le démon tentateur des rêveurs de sa sorte: «C'est un démon plus beau que Gabriel: la liberté, la patrie, le bonheur des hommes, tous ces mots résonnent à son approche comme les cordes d'une lyre, c'est le bruit des écailles d'argent de ses ailes flamboyantes. Les larmes de ses yeux fécondent la terre, et il tient à la main la palme des martyrs. Ses paroles épurent l'air autour de ses lèvres; son vol est si rapide que nul ne peut dire où il va. Prends-y garde! une fois, dans ma vie, je l'ai vu traverser les cieux. J'étais courbé sur mes livres; le toucher de sa main a fait frémir mes cheveux comme une plume légère.» Depuis que cette radieuse apparition a traversé le cabinet d'études où Lorenzo s'occupait paisiblement d'art et de science, le jeune étudiant a renoncé à son lâche repos. Il s'est juré de tuer les tyrans par philanthropie, un peu aussi par orgueil, et il a commencé à vivre avec cette idée: «Il faut que je sois un Brutus».
Un débauché cruel, Alexandre de Médicis, règne sur Florence accablée. Lorenzo contrefait ses vices pour gagner sa confiance, s'insinuer auprès de lui et l'assassiner. Il se ravale à être le directeur de ses honteux plaisirs, le complice de ses forfaits, un objet de honte et d'opprobre auquel sa mère ne peut penser sans larmes et que le peuple appelle par mépris Lorenzaccio. L'heure sonne enfin de jeter le masque. Le duc Alexandre va périr et Florence être libre. Près de frapper, le nouveau Brutus s'aperçoit avec épouvante que nul ne souille impunément son âme. C'est le crime irrémissible pour lequel il n'est pas d'expiation et qui suit l'homme jusqu'à la tombe. Lorenzo avait revêtu un déguisement qu'il croyait pouvoir rejeter à son gré; la débauche l'a saisi et gangrené jusqu'aux moelles, et il ne lui échappera plus: «Je me suis fait à mon métier, dit-il amèrement. Le vice a été pour moi un vêtement; maintenant, il est collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et quand je plaisante sur mes pareils, je me sens sérieux comme la mort au milieu de ma gaieté.»
Il a perdu la foi avec la vertu. Son séjour dans la grande confrérie du vice en a fait un mépriseur d'hommes, qui ne croit même plus à la cause pour laquelle il a donné plus que sa vie. Il va affranchir sa patrie, offrir aux républicains l'occasion de rétablir la liberté, et il sait que leur égoïste indifférence n'en profitera pas, il sait que le peuple délivré d'Alexandre se jettera dans les bras d'un autre tyran. Cependant il tuera le duc, parce que le dessein de ce meurtre est le dernier reste du temps où il était «pur comme un lis», et que le sang du tyran lavera son ignominie. La scène où il explique à Philippe Strozzi qu'il faut, pour son honneur, qu'il commette un crime inutile, est d'une rare grandeur.
PHILIPPE.
«Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées pareilles?
LORENZO.
«Pourquoi? tu le demandes?
PHILIPPE.
«Si tu crois que c'est un meurtre inutile à ta patrie, comment le commets-tu?
LORENZO.
«Tu me demandes cela en face? Regarde-moi un peu. J'ai été beau, tranquille et vertueux.
PHILIPPE.
«Quel abîme! quel abîme tu m'ouvres!
LORENZO.
«Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre? Veux-tu donc que je m'empoisonne, ou que je saute dans l'Arno? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu'en frappant sur ce squelette (il frappe sa poitrine), il n'en sorte aucun son? Si je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je m'arrache le seul fil qui rattache aujourd'hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d'autrefois! Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste de ma vertu? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un mur taillé à pic, et que ce meurtre est le seul brin d'herbe où j'aie pu cramponner mes ongles? Crois-tu donc que je n'aie plus d'orgueil, parce que je n'ai plus de honte? et veux-tu que je laisse mourir en silence l'énigme de ma vie? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage de vice pouvait s'évanouir, j'épargnerais peut-être ce conducteur de bœufs. Mais j'aime le vin, le jeu et les filles; comprends-tu cela? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c'est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue et d'infamie; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l'exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche; j'en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom, qui m'accablent d'injures pour se dispenser de m'assommer comme ils le devraient. J'en ai assez d'entendre brailler en plein vent le bavardage humain; il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est. Dieu merci, c'est peut-être demain que je tue Alexandre....»
Le meurtre accompli, il goûte quelques minutes d'un bonheur ineffable.
LORENZO, s'asseyant sur la fenêtre.
«Que la nuit est belle! que l'air du ciel est pur! Respire, respire, cœur navré de joie!
SCORONCONCOLO.
«Viens, maître, nous en avons trop fait; sauvons-nous.
LORENZO.
«Que le vent du soir est doux et embaumé! comme les fleurs des prairies s'entr'ouvrent! O nature magnifique! ô éternel repos!
SCORONCONCOLO.
«Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle. Venez, seigneur.
LORENZO.
«Ah! Dieu de bonté! quel moment!»
C'est l'hosanna de la créature délivrée du mal. Courte est l'illusion, courte la joie. Tandis que Florence se donne à un autre Médicis, Lorenzo sent que, décidément, le vice ne le lâchera plus, et il va s'offrir aux coups des assassins à gages qui le cherchent.
Nous avions déjà vu l'ébauche de ce personnage si dramatique dans la Coupe et les Lèvres; mais les causes de la misère de Frank étaient restées à demi voilées, tandis que cette fois, l'avertissement est aussi clair qu'il est grave et douloureux. Musset avait descendu de quelques pas, dans sa jeunesse imprudente et libertine, les bords de l'abîme où a roulé Lorenzaccio, et il tenait à dire à ses contemporains qu'on ne peut plus remonter cette pente-là.
Il y a dans son drame deux autres personnages pour lesquels il n'a eu aussi qu'à faire appel à des souvenirs, moins intimes toutefois. Son orfèvre et son marchand de soieries sont des boutiquiers parisiens du temps de Louis-Philippe. L'orfèvre devait être abonné au National et avoir le portrait d'Armand Carrel dans son arrière-boutique. Le marchand de soieries est monarchiste par raison d'inventaire, parce que les cours font marcher les commerces de luxe. L'un critique tout ce que fait le gouvernement et le rend responsable des clients qui ne paient pas; l'autre se frotte les mains quand il y a bal aux Tuileries.
LE MARCHAND, en ouvrant sa boutique.
«J'avoue que ces fêtes-là me font plaisir, à moi. On est dans son lit bien tranquille, avec un coin de ses rideaux retroussé; on regarde de temps en temps les lumières qui vont et viennent dans le palais; on attrape un petit air de danse sans rien payer, et on se dit: Hé, hé, ce sont mes étoffes qui dansent, mes belles étoffes du bon Dieu, sur le cher corps de tous ces braves et loyaux seigneurs.
L'ORFÈVRE, ouvrant aussi sa boutique.
«Il en danse plus d'une qui n'est pas payée, voisin; ce sont celles-là qu'on arrose de vin et qu'on frotte aux murailles avec le moins de regret....»
Ils continuent à discuter en enlevant leurs volets.
«Que Dieu conserve Son Altesse! conclut le marchand à l'instant de rentrer. La cour est une belle chose.
—La cour! riposte l'orfèvre du seuil de sa boutique; le peuple la porte sur le dos, voyez-vous!»
Ces bonnes gens-là n'avaient vu de leur vie l'Arno ni le Ponte-Vecchio. Ils habitaient rue du Bac, au coin du quai, et ils ont été les fournisseurs de nos grand'mères.
Le reste du théâtre de Musset a pour sujet presque unique, mais infiniment divers, l'amour. L'amour chez la jeune fille, chez la femme, chez la coquette, chez l'épouse chrétienne; l'amour chez Alfred de Musset à différents âges: adolescent candide ou homme blasé, et dans toutes ses humeurs: joyeux ou mélancolique, ironique ou passionné. Car il s'est mis dans tous ses amoureux, n'étant jamais las de dire sa pensée sur la chose du monde qu'il estimait la plus divine. «Les idées de Musset sur l'amour, a dit M. Jules Lemaître, rejoignent, à travers les siècles, celles des poètes primitifs. L'amour est le premier-né des dieux. Il est la Force qui meut l'Univers. Ce n'est point, dit Valentin à Cécile, l'éternelle pensée qui fait graviter les sphères, mais l'éternel amour. Ces mondes vivent parce qu'ils se cherchent, et les soleils tomberaient en poussière, si l'un d'eux cessait d'aimer. «Ah! dit Cécile, toute la vie est là!—Oui, répondit Valentin, toute la vie...» L'amour ainsi compris s'élève au rang de mystère sacré. Paganisme si l'on veut, mais grand et poétique.
La comédie du Chandelier doit venir la première dans une biographie de Musset, bien qu'elle n'ait été écrite qu'en 1835. Elle le met en scène à l'heure charmante et périlleuse où le collégien devenait homme et se réveillait poète. L'aventure de Fortunio, moins le dénouement, lui est arrivée en 1828, pendant l'été passé à Auteuil. Jacqueline habitait aux environs de Paris. Pour le bonheur de la contempler, de jouer avec son éventail ou de lui apporter un coussin, Musset traversait sans cesse la plaine Saint-Denis, et il n'existait alors ni chemins de fer ni tramways. Mais il avait dix-sept ans, l'âge héroïque de l'amour, et il était romantique.
Il a donné à Fortunio sa figure et sa tournure. «Un petit blond, dit la servante de Jacqueline.—Oui-da, réplique sa maîtresse, je le vois maintenant. Il n'est pas mal tourné, ma foi, avec ses cheveux sur l'oreille et son petit air innocent.... Et il fait la cour aux grisettes, ce monsieur-là avec ses yeux bleus?[24]»
[24] Toutes nos citations du Théâtre sont conformes à la 1re édition (1840), antérieure aux remaniements faits en vue de la scène.
Il est permis de croire qu'il avait aussi, à cet âge-là, le cœur timide et passionné de son héros, qu'il était comme lui—plus ou moins—un ange de candeur et un petit monstre d'effronterie; et s'il s'exhale du rôle un délicieux parfum de poésie, cela encore ne va point contre une certaine ressemblance. Quoi qu'il en soit, le personnage est bien joli. C'est un Chérubin attendri et touché de mélancolie. Combien il est différent du petit polisson de Beaumarchais, qui court après toutes les jupes avec des airs délurés! Quel contraste avec nos Chérubins de la fin du XIXe siècle, à l'âme sèche et prudente! La déclaration de Fortunio, troisième clerc de notaire, à sa jolie patronne n'a pas pu vieillir de forme, étant irréprochablement simple. Par le fond, elle appartient à une race disparue d'adolescents au cœur jeune, qui ne craignaient pas de laisser trembler une larme au bord de leur paupière. Nos rhétoriciens se moqueraient de son éloquence naïve; ils sont mieux instruits des arguments qui touchent une petite bourgeoise scélérate.
JACQUELINE.
«Vous nous avez chanté, à table, une jolie chanson, tout à l'heure. Pour qui est-ce donc qu'elle était faite? Me la voulez-vous donner par écrit?
FORTUNIO.
«Elle est faite pour vous, madame; je meurs d'amour, et ma vie est à vous. (Il se jette à genoux.)
JACQUELINE.
«Vraiment! Je croyais que votre refrain défendait de dire qui on aime.
FORTUNIO.
«Ah! Jacqueline, ayez pitié de moi; ce n'est pas d'hier que je souffre. Depuis deux ans, à travers ces charmilles, je suis la trace de vos pas. Depuis deux ans, sans que jamais peut-être vous ayez su mon existence, vous n'êtes pas sortie ou rentrée, votre ombre tremblante et légère n'a pas paru derrière vos rideaux, vous n'avez pas ouvert votre fenêtre, vous n'avez pas remué dans l'air, que je ne fusse là, que je ne vous aie vue; je ne pouvais approcher de vous, mais votre beauté, grâce à Dieu, m'appartenait comme le soleil à tous; je la cherchais, je la respirais, je vivais de l'ombre de votre vie. Vous passiez le matin sur le seuil de la porte, la nuit j'y revenais pleurer. Quelques mots, tombés de vos lèvres, avaient pu venir jusqu'à moi, je les répétais tout un jour. Vous cultiviez des fleurs, ma chambre en était pleine. Vous chantiez le soir au piano, je savais par cœur vos romances. Tout ce que vous aimiez, je l'aimais; je m'enivrais de ce qui avait passé sur votre bouche et dans votre cœur. Hélas! je vois que vous souriez. Dieu sait que ma douleur est vraie, et que je vous aime à en mourir.»
La Jacqueline de la réalité demeura insensible à ce doux langage et aux reproches dont Fortunio l'accabla en découvrant qu'il avait servi de paravent au capitaine Clavaroche. Elle ne se repentit pas du crime qu'elle avait commis contre l'amour en trompant le cœur novice et confiant où sa science perverse avait fait éclore la passion; en y insinuant ce venin du soupçon dont il ne guérit jamais; en jouant «avec tout ce qu'il y a de sacré sous le ciel, comme un voleur avec des dés pipés»; et elle sourit du mal qu'elle avait fait.
Les Caprices de Marianne ont paru le 15 mai 1833. Musset y a mis une part de lui-même dans deux de ses personnages. Octave, le précoce libertin dont les dehors brillants recouvrent un sépulcre blanchi où dort la poussière des illusions généreuses de la jeunesse, c'est Musset, c'est son mauvais moi à l'inspiration sensuelle et blasphématoire, le meurtrier de son génie. «Je ne sais point aimer, dit Octave. Je ne suis qu'un débauché sans cœur; je n'estime point les femmes; l'amour que j'inspire est comme celui que je ressens, l'ivresse passagère d'un songe.... Ma gaieté est comme le masque d'un histrion; mon cœur est plus vieux qu'elle; mes sens blasés n'en veulent plus.»
L'amoureux Cœlio, c'est encore Musset, le Musset des bonnes heures, timide et sensible, un peu triste de l'immoralité d'Octave, auquel il fait d'inutiles représentations. J'ai déjà dit combien cette dualité était marquée chez l'auteur. «Tous ceux qui ont connu Alfred de Musset, écrit son frère Paul, savent combien il ressemblait à la fois aux deux personnages d'Octave et de Cœlio, quoique ces deux figures semblent aux antipodes l'une de l'autre.» Les étrangers eux-mêmes le savaient. L'une des premières fois que George Sand vit Musset, elle lui conta qu'on lui avait demandé s'il était Octave ou Cœlio, et qu'elle avait répondu: «Tous les deux, je crois». Quelques jours après, il lui écrivit une lettre où il lui rappelait cette anecdote, s'accusant de ne lui avoir montré qu'Octave et sollicitant la permission de laisser parler Cœlio. Et ce fut sa déclaration, le début de leur roman. Il disait aussi de lui-même, connaissant bien son manque d'équilibre: «Je pleure ou j'éclate de rire».
Cette espèce de dédoublement donnait lieu à des dialogues intérieurs dont nous possédons un échantillon authentique. La conversation de l'oncle Van Buck avec son vaurien de neveu, au début d'Il ne faut jurer de rien, est historique. C'est un entretien que Musset avait eu avec lui-même, un matin, dans sa chambre, après quelques folies. Son bon moi lui avait mis une robe de chambre, symbole de vertu, l'avait assis dans un honnête fauteuil de famille, et avait adressé une verte semonce à l'autre, qui lui répondait par les impertinences de Valentin. Quelques jours après, le dialogue était écrit et toute la pièce en sortait. Celui que voici, qui se trouve à la première scène des Caprices de Marianne, a tout l'air d'avoir eu lieu dans la même chambre, devant la glace, au retour d'un bal masqué.
CŒLIO.
«.... Quelle est cette mascarade? N'est-ce pas Octave que j'aperçois?
(Entre Octave.)
OCTAVE.
«Comment se porte, mon bon monsieur, cette gracieuse mélancolie?
CŒLIO.
«Octave! ô fou que tu es! tu as un pied de rouge sur les joues! D'où te vient cet accoutrement? N'as-tu pas de honte, en plein jour?
OCTAVE.
«O Cœlio! fou que tu es! tu as un pied de blanc sur les joues!—D'où te vient ce large habit noir? N'as-tu pas de honte, en plein carnaval?
CŒLIO.
«Quelle vie que la tienne! Ou tu es gris, ou je le suis moi-même.
OCTAVE.
«Ou tu es amoureux, ou je le suis moi-même.»
Morale du sermon: Octave va s'employer à faire recevoir son ami chez la belle Marianne.
C'est pour compléter la ressemblance entre ses deux héros et ses deux moi, que Musset a condamné le débauché des Caprices de Marianne à être le bourreau involontaire du personnage noble. Le Cœlio de la vie réelle était continuellement assassiné par Octave, qui exhalait aussi ses remords en lamentations poétiques, comme il le fait dans la pièce: «Moi seul au monde je l'ai connu.... Pour moi seul, cette vie silencieuse n'a point été un mystère. Les longues soirées que nous avons passées ensemble sont comme de fraîches oasis dans un désert aride; elles ont versé sur mon cœur les seules gouttes de rosée qui y soient tombées. Cœlio était la bonne partie de moi-même; elle est remontée au ciel avec lui.... Ce tombeau m'appartient: c'est moi qu'ils ont étendu sous cette froide pierre; c'est pour moi qu'ils avaient aiguisé leurs épées, c'est moi qu'ils ont tué.» S'étant dit ces choses sur le mal qu'il se faisait à lui-même, Musset prenait son chapeau et retournait aux «bruyants repas», aux «longs soupers à l'ombre des forêts». Cœlio ne ressuscitait que pour être tué de nouveau, et il avait chaque fois la vie un peu plus fragile.
Quant au sujet de la pièce, il est contenu dans une des épigraphes de Namouna: «Une femme est comme votre ombre: courez après, elle vous fuit; fuyez-la, elle court après vous».
C'est encore d'un crime contre l'amour qu'il s'agit dans Fantasio, écrit avant le voyage d'Italie et publié le 1er janvier 1834. La princesse Elsbeth, fille d'un roi de Bavière, d'une Bavière située dans le pays du bleu, a consenti par raison d'État à épouser le prince de Mantoue, et elle pleure quand on ne la voit pas, parce que son fiancé est un imbécile qu'il lui est impossible d'aimer. Elle n'ignore pas que le sort des filles de roi est d'épouser le premier venu, selon les besoins de la politique; mais cela lui coûte, par la faute d'une gouvernante romanesque qui lui a donné des sentiments bourgeois. Elsbeth le lui reproche doucement: «Pourquoi, lui dit-elle, m'as-tu donné à lire tant de romans et de contes de fées? Pourquoi as-tu semé dans ma pauvre pensée tant de fleurs étranges et mystérieuses?» Le mal est à présent sans remède. Au mépris de la raison d'État et de l'étiquette, son jeune cœur est gonflé de germes d'amour prêts à éclore, qu'il faut tuer en devenant la femme d'un homme «horrible et idiot». Elsbeth s'y résigne, afin d'épargner la guerre à deux royaumes. Ce sacrifice, inspiré par l'idée toute chrétienne qu'on doit immoler l'amour à des devoirs plus hauts, paraît un monstrueux sacrilège à Musset, qui se déguise en Fantasio pour aller le dire à la jeune princesse, et cette nouvelle incarnation ne passe pas pour une des moins ressemblantes.
Il a été Fantasio—toujours par boutades—vers vingt ans. Sa conversation était alors riche d'imprévu, comme dans le dialogue du premier acte avec l'honnête Spark. Sa conduite déroutait toutes les prévisions, y compris les siennes. Son humeur procédait par soubresauts, selon qu'il traversait l'un ou l'autre des états d'esprit définis par M. Jules Lemaître avec une sagacité lumineuse. «Fantasio est un étudiant bohème à qui Musset a prêté son âme. Fantasio s'ennuie—parce qu'il a trop aimé; il se croit désespéré, il voit la laideur et l'inutilité du monde—parce qu'il n'aime plus. Il a, comme Musset, l'amour de l'amour, et, après chaque expérience, le dégoût invincible, et, après chaque dégoût, l'invincible besoin de recommencer l'expérience, et dans la satiété toujours revenue le désir toujours renaissant; en somme, la grande maladie humaine, la seule maladie, l'impatience de n'être que soi et que le monde ne soit que ce qu'il est, et l'immortelle illusion renaissant indéfiniment de l'immortelle désespérance....»
Le Fantasio de la comédie entreprend pieusement de rompre un mariage qui serait une offense envers le divin Éros. Il s'affuble de la bosse et de la perruque du bouffon de la cour, enterré la nuit d'avant, s'introduit au palais.... Lira le reste qui veut, car cela ne s'analyse pas. C'est un doux rêve dialogué, par lequel il faut se laisser bercer sans exiger trop de logique et sans craindre de laisser vaguer son imagination. Les initiés aimaient à y chercher des sens symboliques. On se rappelle la première rencontre de la princesse avec Fantasio, dans le jardin du roi:
ELSBETH, seule.
«Il me semble qu'il y a quelqu'un derrière ces bosquets. Est-ce le fantôme de mon pauvre bouffon que j'aperçois dans ces bluets, assis sur la prairie? Répondez-moi; qui êtes-vous? que faites-vous là à cueillir ces fleurs? (Elle s'avance vers un tertre.)
FANTASIO (assis, vêtu en bouffon, avec une bosse et une perruque).
«Je suis un brave cueilleur de fleurs, qui souhaite le bonjour à vos beaux yeux.»
George Sand fait allusion à ce passage dans une des lettres brûlantes adressées à Musset pendant une brouille, et dont nous avons déjà cité quelques fragments: Voici ce commentaire inédit, écrit en rentrant des Italiens, où elle était allée seule, habillée en homme: «Samedi, minuit (fin de 1834)... Me voilà en bousingot, seule, désolée d'entrer au milieu de ces hommes noirs. Et moi aussi, je suis en deuil. J'ai les cheveux coupés, les yeux cernés, les joues creuses, l'air bête et vieux. Et là-haut, il y a toutes ces femmes blondes, blanches, parées, couleur de rose, des plumes, des grosses boucles de cheveux, des bouquets, les épaules nues. Et moi, où suis-je, pauvre George? Voilà, au-dessus de moi, le champ où Fantasio va cueillir ses bluets.»
Le dénouement de Fantasio est tout souriant. Éros est victorieux: la gentille Elsbeth n'épousera pas son benêt de prétendu. Il est vrai que deux peuples vont s'égorger; mais la mort de quelques milliers d'hommes n'a jamais eu d'importance dans un conte de fées, où on les ressuscite d'un coup de baguette, pas plus que les bourses d'or jetées par les belles princesses à leurs sujets dans l'embarras, pas plus que tout ce qui peut choquer si l'on a le malheur de voir la pièce à la scène. Des arbres de carton et un soleil électrique sont encore beaucoup trop réels pour Fantasio.
On ne badine pas avec l'amour (1er juillet 1834) est peut-être le chef-d'œuvre du théâtre de Musset. La pièce est de moindre envergure et moins puissante que Lorenzaccio, mais elle est parfaite. Écrite au retour d'Italie, elle préconise déjà la mâle résignation du Souvenir aux souffrances qu'entraîne l'amour:
En ai-je moins aimé?
«Je veux aimer, mais je ne veux pas souffrir», dit Camille, instruite au couvent à toutes sortes de prudences douillettes et poltronnes.
—Pauvre enfant, lui répond Perdican: «Tu me parles d'une religieuse qui me paraît avoir eu sur toi une influence funeste; tu dis qu'elle a été trompée, qu'elle a trompé elle-même, et qu'elle est désespérée. Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui tendre la main à travers la grille du parloir, elle ne lui tendrait pas la sienne?
CAMILLE.
«Qu'est-ce que vous dites? J'ai mal entendu.
PERDICAN.
«Es-tu sûre que si son mari ou son amant revenait lui dire de souffrir encore, elle répondrait non?
CAMILLE.
«Je le crois.»
Elle ne le croit déjà plus, au moment qu'elle le dit, et l'adieu de Perdican lui entre au cœur comme une flèche aiguë:
«Adieu, Camille, retourne à ton couvent, et lorsqu'on te fera de ces récits hideux qui t'ont empoisonnée, réponds ce que je vais te dire: Tous les hommes sont menteurs, inconstants, faux, bavards, hypocrites, orgueilleux et lâches, méprisables et sensuels; toutes les femmes sont perfides, artificieuses, vaniteuses, curieuses et dépravées;..... mais il y a au monde une chose sainte et sublime, c'est l'union de deux de ces êtres si imparfaits et si affreux. On est souvent trompé en amour, souvent blessé et souvent malheureux; mais on aime, et quand on est sur le bord de sa tombe, on se retourne pour regarder en arrière, et on se dit: J'ai souffert souvent, je me suis trompé quelquefois, mais j'ai aimé. C'est moi qui ai vécu, et non pas un être factice créé par mon orgueil et mon ennui.»
Il sort, et va braver étourdiment la divinité vindicative qui ne permet pas qu'on joue avec l'amour. Le cruel badinage de Perdican avec une pauvre petite paysanne cause deux victimes: l'innocente Rosette, qui meurt d'avoir été trompée, et l'orgueilleuse Camille, que le regret du bonheur entrevu consumera sous son voile de religieuse. L'amour est vengé des deux insensés qui lui avaient menti.
On ne badine pas avec l'amour fut le dernier drame de Musset. Un rayon de gaieté descendit sur son théâtre et s'y posa. La Quenouille de Barberine (1er août 1835) nous montre comment une femme d'esprit met en pénitence les blancs-becs qui font profession de ne pas croire à la vertu des femmes, pour donner à comprendre qu'ils ont toujours été irrésistibles. Sans faire de tapage, sans pousser de cris, Barberine donne au jeune Rosemberg une leçon dont il se souviendra, et peut-être sans trop d'amertume. Il est si enfant, qu'il est capable de trouver amusant, au fond, de gagner son souper en filant. «C'est un jeune homme de bonne famille, écrit Barberine à son mari, et point méchant. Il ne lui manquait que de savoir filer, et c'est ce que je lui ai appris. Si vous avez occasion de voir son père à la cour, dites-lui qu'il n'en soit point inquiet. Il est dans la chambre du haut de notre tourelle où il a un bon lit, un bon feu, et un rouet avec une quenouille, et il file. Vous trouverez extraordinaire que j'aie choisi pour lui cette occupation; mais comme j'ai reconnu qu'avec de bonnes qualités il ne manquait que de réflexion, j'ai pensé que c'était pour le mieux de lui apprendre ce métier, qui lui permet de réfléchir à son aise, en même temps qu'il lui fait gagner sa vie. Vous savez que notre tourelle était, autrefois une prison; je l'y ai attiré en lui disant de m'y attendre, et puis je l'y ai enfermé. Il y a au mur un guichet fort commode, par lequel on lui passe sa nourriture, et il s'en trouve bien, car il a le meilleur visage du monde, et il engraisse à vue d'œil.» Rosemberg a si peu de rancune qu'il engraisse! C'est d'un bon petit garçon, qui ne recommencera plus.
Nous avons déjà parlé du Chandelier et conté l'origine d'Il ne faut jurer de rien (1er juillet 1836), dont l'héroïne, Cécile, est proche parente de Barberine. Elle se charge aussi, toute jeune fille qu'elle soit, de corriger les jeunes fats qui s'imaginent connaître les femmes parce qu'ils ont eu des succès dans les coulisses et dans les fêtes de bienfaisance internationales. La punition est douce, cette fois. Valentin a mal joué un vilain rôle; il a été sot, et il n'a pas tenu à lui de devenir odieux; néanmoins ses fautes lui sont remises, et il épouse Cécile au dénouement. Le chaste amour d'une jeune fille pure a servi de bouclier au mauvais sujet, qu'il préserve du châtiment. Si quelque lectrice austère, estimant que Valentin ne méritait point tant d'indulgence, blâme son bonheur immérité, elle méconnaît l'un des plus beaux privilèges de son sexe, celui de purifier par une affection honnête les cœurs salis dans les plaisirs faciles, et d'en forcer l'entrée au respect. On a écrit peu de pages aussi glorieuses pour la femme que la scène du rendez-vous dans la forêt, à la fin de laquelle le libertin vaincu remercie l'innocence, dans un fol élan de joie et de reconnaissance, de n'avoir rien compris à ce qu'il lui a dit.
VALENTIN.
«.... N'as-tu pas peur? Es-tu venue ici sans trembler?
CÉCILE.
«Pourquoi? De quoi aurais-je peur? Est-ce de vous ou de la nuit?
VALENTIN.
«Pourquoi pas de moi? qui te rassure? Je suis jeune, tu es belle, et nous sommes seuls.
CÉCILE.
«Eh bien! Quel mal y a-t-il à cela?
VALENTIN.
«C'est vrai, il n'y a aucun mal; écoutez-moi, et laissez-moi me mettre à genoux.
CÉCILE.
«Qu'avez-vous donc? vous frissonnez.
VALENTIN.
«Je frissonne de crainte et de joie....»
Valentin vient de découvrir la Pureté, et il l'adore à genoux. Il est sauvé, mais il l'a échappé belle.
Après Il ne faut jurer de rien, Musset écrivit encore deux petits proverbes pleins d'esprit: Un Caprice (1837), et Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée (1845); une gracieuse comédie, Carmosine (1850), et quelques piécettes anodines dont la dernière, l'Ane et le Ruisseau (1855), a pourtant le droit d'être nommée à cause d'un joli petit rôle d'ingénue.
Elle se nomme Marguerite, et elle jouait encore hier à la poupée. Le nez au vent et l'œil fureteur, elle a rapporté de sa pension des théories sur le mariage et sur la manière de faire marcher les hommes, qu'elle applique avec énergie, quitte à pleurer dès que le jeune premier fait semblant de prendre ses boutades au sérieux. Sa piquante silhouette ferme gentiment une galerie de jeunes filles qui n'a pas de pendant dans notre littérature dramatique. Musset n'avait pas perdu son temps lorsqu'il passait les nuits à valser—pas toujours en mesure, m'affirme une de ses valseuses—et à babiller avec ses danseuses. Tout en discutant la coupe d'une robe ou les règles d'une figure de cotillon, il avait pénétré cet être, fermé et énigmatique comme un bouton de fleur: la jeune fille. Cécile, Elsbeth, Camille, Rosette, Ninon et Ninette, Déidamia, Carmosine et cette petite Marguerite, à peine entrevue, seront ses témoins devant la postérité, quand on l'accusera de s'être complu aux tableaux hardis et aux inspirations sensuelles. Leurs ombres charmantes attesteront que son imagination ne s'était pas dépeuplée de figures virginales, et que jamais l'ulcère du mépris ne rongea secrètement son âme en face de jeunes filles, qu'elles fussent paysannes ou nobles demoiselles.
Elsbeth s'aperçoit qu'elle est romanesque, se le reproche, et se sait en même temps quelque gré de ce défaut. L'intérêt de sa maison exige qu'elle épouse un sot ridicule. Trop bonne et trop droite pour permettre à ses rêves de se placer entre elle et son devoir, elle goûte un plaisir secret à sentir que ce devoir lui est pénible, et qu'elle n'est pas de ces filles positives et froides qui songent gaiement, et non pas ironiquement comme elle, en épousant un malotru: Après tout, je serai une dame, c'est peut-être amusant; je prendrai peut-être goût à mes parures, que sais-je? à mes carrosses, à ma nouvelle livrée; «heureusement qu'il y a autre chose dans un mariage qu'un mari. Je trouverai peut-être le bonheur au fond de ma corbeille de noces.»—C'est la jeune fille qui a un fonds solide d'esprit sain et de bon jugement, mais à qui l'on a fait lire imprudemment beaucoup de romans anglais, et qui, dans son ignorance du monde, a été troublée par leur romanesque décent et sentimental.
Cécile n'aime pas les romans, ni le romantisme en action. Elle a vu tout de suite que Valentin, avec ses prétentions à la clairvoyance et à l'expérience, prend pour la réalité ce qui n'est que de la littérature, et elle le lui reproche gentiment: «Qu'est-ce que cela veut dire de s'aller jeter dans un fossé? risquer de se tuer, et pour quoi faire? Vous saviez bien être reçu chez nous. Que vous ayez voulu arriver tout seul, je le comprends; mais à quoi bon le reste? Est-ce que vous aimez les romans?
VALENTIN.
«Quelquefois....
CÉCILE.
«Je vous avoue qu'ils ne me plaisent guère; ceux que j'ai lus ne signifient rien. Il me semble que ce ne sont que des mensonges, et que tout s'y invente à plaisir. On n'y parle que de séductions, de ruses, d'intrigues, de mille choses impossibles.»
Ce n'est pas elle qui jouera jamais à la femme incomprise, cette peste du romantisme, dont nous ne parvenons pas à nous délivrer et qui n'a pas cessé de reparaître sous des déguisements variés. Cécile donnera de bons bouillons à son mari, selon sa promesse, et l'aimera de tout son brave petit cœur, parce qu'il est son mari, et sans exiger de lui d'avoir du génie ou d'être un héros. Elle lui est très supérieure. Valentin est un étourdi et un viveur. Cécile sera sa raison et sa conscience. Rappelez-vous sa conversation avec son maître de danse.
LE MAÎTRE DE DANSE
«Mademoiselle, j'ai beau vous le dire, vous ne faites pas d'oppositions. Détournez donc légèrement la tête, et arrondissez-moi les bras.
CÉCILE
«Mais, monsieur, quand on veut ne pas tomber, il faut bien regarder devant soi.»
Elle regardera «devant soi» pour deux, l'exquise et modeste créature, et son mari la payera en estime et en confiance.
Camille est plus instruite du mal et de la vie, moins innocente, que Cécile. Musset a pensé à faire la différence entre la jeune fille élevée dans sa famille et celle qui a été élevée au couvent. La première se hâte, dans une sainte ignorance du danger, au rendez-vous donné la nuit, dans les bois, par l'homme, inconnu la veille, qu'elle croit son fiancé. L'autre répond à son camarade d'enfance, qui lui tend une main amie, ce mot de cloître, que Cécile ne comprendrait pas: «Je n'aime pas les attouchements». Pauvre Camille! Elle vient d'avoir dix-huit ans, et n'a sans doute jamais lu aucun mauvais livre. Cependant il n'y a plus ni confiance, ni joie de vivre dans son jeune cœur, flétri par les dangereuses confidences des naufragées de l'existence qui demandent aux couvents un abri contre le monde et contre elles-mêmes. Savent-elles, lui demande Perdican, épouvanté de ce désenchantement précoce, «savent-elles que c'est un crime qu'elles font, de venir chuchoter à une vierge des paroles de femme? Ah! comme elles t'ont fait la leçon!» En écoutant ces récits amers, Camille a vu l'humanité à travers un mauvais rêve, et elle a prié Dieu de n'avoir plus rien de la femme.
Son cauchemar s'est dissipé en quittant l'ombre du cloître. «Tu voulais partir sans me serrer la main, lui dit son cousin; tu ne voulais revoir ni ce bois, ni cette pauvre petite fontaine qui nous regarde toute en larmes; tu reniais les jours de ton enfance, et le masque de plâtre que les nonnes t'ont plaqué sur les joues me refusait un baiser de frère; mais ton cœur a battu; il a oublié sa leçon, lui qui ne sait pas lire, et tu es revenue t'asseoir sur l'herbe où nous voilà.» Camille aime, et ses yeux éblouis se sont rouverts à la vérité. Elle croit maintenant à l'amour, à la vie, au bonheur, à Perdican. Elle accepte avec joie de souffrir. Son orgueil s'est fondu, et elle était redevenue une faible femme, quand leur mutuelle imprudence l'a séparée à jamais de Perdican. Pauvre, pauvre Camille!
Les autres jeunes filles de Musset ont un air de famille avec les coryphées du chœur. Toutes ces chastes héroïnes ont deux traits en commun. Elles sont fidèles à leur vocation de femmes, de s'épanouir par l'amour et le mariage, et elles sont très honnêtes, y compris la simple Rosette, que Perdican abuse par des paroles trompeuses. Elles ont le charme des natures saines, et n'ont pu être créées que par un poète qui avait gardé intact, à travers les désillusions et les déchéances, le respect de la jeune fille. Musset a toujours vu les Ninon et les Ninette de la réalité avec les yeux d'un croyant, et elles lui ont inspiré en récompense la partie la plus pure de son œuvre.
L'histoire du théâtre de Musset est singulière. Ses pièces dormirent longtemps dans la collection de la Revue des Deux Mondes, pas très remarquées à leur apparition, et vite oubliées. Leur publication en volume, en 1840, ne fit non plus aucun bruit. Elles étaient presque ignorées quand Mme Allan, alors à Saint-Pétersbourg, entendit vanter une petite pièce russe qui se donnait sur un petit théâtre. Elle voulut la voir, la trouva de son goût et en demanda une traduction pour la jouer devant la cour impériale. Quelqu'un simplifia les choses en lui envoyant un volume intitulé Comédies et Proverbes, par Alfred de Musset: la petite pièce russe était le Caprice.
Mme Allan y eut tant de succès à Saint-Pétersbourg, qu'à son retour à Paris, en 1847, elle «rapporta Un Caprice dans son manchon» et le joua à la Comédie-Française, le 27 novembre, contre vents et marées. Personne, ou à peu près, ne savait d'où cela sortait. Et puis, c'était mal écrit: «Rebonsoir, chère! En quelle langue est cela?» disait Samson suffoqué. Le lendemain de la première, revirement complet. Théophile Gautier écrivait dans son feuilleton dramatique: «Ce petit acte, joué samedi aux Français, est tout bonnement un grand événement littéraire.... Depuis Marivaux... il ne s'est rien produit à la Comédie-Française de si fin, de si délicat, de si doucement enjoué que ce chef-d'œuvre mignon enfoui dans les pages d'une revue et que les Russes de Saint-Pétersbourg, cette neigeuse Athènes, ont été obligés de découvrir pour nous le faire accepter.» Théophile Gautier louait ensuite «la prodigieuse habileté, la rouerie parfaite, la merveilleuse divination des planches» de ce proverbe qui n'avait pas été écrit pour la scène, et qui était pourtant plus adroitement conduit que du Scribe.» (La Presse, 29 novembre 1847.)
L'Illustration peignit avec vivacité la surprise du public en découvrant Musset auteur dramatique: «Un événement inattendu pour tout le monde s'est passé au Théâtre-Français, le succès complet, gigantesque, étourdissant d'un tout petit acte de comédie.» Suit un éloge de Musset poète, puis le chroniqueur revient au Caprice: «Les mots rayonnent comme des diamants; chaque scène est une féerie, et cependant c'est vrai, c'est la nature, et l'on est ravi» (4 décembre 1847).
Tant d'admiration nous déroute un peu, nous qui voyons dans le Caprice une pièce charmante sans doute, quelque chose de mieux qu'une bluette, mais enfin l'une des moindres parmi les œuvres dramatiques de Musset.
Quoi qu'il en soit, la trouée était faite; tout le reste y passa. Il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée fut joué le 7 avril 1848, Il ne faut jurer de rien le 22 juin suivant, la veille des journées de Juin. Musset à Alfred Tattet, le 1er juillet: «Je vous remercie de votre lettre, mon cher ami. Il ne nous est rien arrivé, à mon frère ni à moi, que beaucoup de fatigue. A l'instant où je vous écris, je quitte mon uniforme, que je n'ai guère ôté depuis l'insurrection. Je ne vous dirai rien des horreurs qui se sont passées; c'est trop hideux.
«Au milieu de ces aimables églogues, vous comprenez que le pauvre oncle Van Buck est resté dans l'eau. Il avait pourtant réussi, et je puis dire complètement,—sans exagération. C'était justement la veille de l'insurrection; j'avais encore trouvé une salle toute pleine et bien garnie de jolies femmes, de gens d'esprit, un parterre excellent pour moi, de très bons acteurs, enfin tout pour le mieux. J'ai eu ma soirée. Je l'ai prise, pour ainsi dire, au vol.... Le lendemain, bonjour! acteurs, directeur, auteur, souffleur, nous avions le fusil au poing, avec le canon pour orchestre, l'incendie pour éclairage et un parterre de vandales enragés. La garde mobile a été si admirablement intrépide que ce seul spectacle, heureusement, nous a donné encore de bons battements de cœur. C'étaient presque tous des enfants. Je n'ai jamais rien rêvé de pareil.»
Le Chandelier eut son tour en août, André del Sarto en novembre, etc. On en est venu à jouer l'injouable: Fantasio, et les Nuits.
L'une des causes de ce prodigieux succès fut que Musset, au théâtre, parut un novateur et un réaliste. Ses pièces n'étaient pas faites selon les formules, pas plus les formules romantiques que les classiques, et elles possédaient cette vérité supérieure qui est le privilège des poètes: «Chaque scène est une féerie, et cependant c'est vrai, c'est la nature». Ces mots résument les impressions des premiers spectateurs, dont quelques-uns reprochaient même à Musset d'être trop «la nature». Auguste Lireux en fait la remarque à propos de la première représentation des Caprices de Marianne (14 juin 1851). On «n'est pas habitué, dit-il, aux pièces naturelles, et à cette fantaisie si semblable à la vérité même, qui est le propre de M. Alfred de Musset». Il ajoute qu'on aime trop le faux, au moment où il écrit, pour supporter facilement la vérité, et il résume ainsi la pièce: «Histoire trop cruelle, trop vraie!» (Constitutionnel, 16 juin 1851).
Cependant, quelques personnes étaient scandalisées de l'engouement subit du public. Sainte-Beuve, qui n'a jamais attaché grande importance au théâtre de Musset, avait d'abord applaudi à la vogue du Caprice. Quand il vit que cela devenait sérieux et qu'on prenait les grandes pièces pour plus et mieux que des badinages, il s'indigna et écrivit dans son Journal: «J'ai vu hier (4 août 1848) la petite pièce de Musset au Théâtre-Français: Il ne faut jurer de rien. Il y a de bien jolies choses, mais le décousu et le manque de bon sens m'ont frappé. Les caractères sont vraiment pris dans un monde bien étrange: cet oncle sermoneur et bourru qui finit par se griser; ce jeune homme fat et grossier plutôt qu'aimable et spirituel; cette petite fille franche petite coquine, vraie modiste de la rue Vivienne, qu'on nous donne pour une Clarisse, qui vraiment n'est pas faite pour ramener un libertin autrement que par un caprice dont il se repentira le quart d'heure d'après; cette baronne insolente et commune, qu'on nous présente tout d'un coup à la fin comme une mère de charité;—tout cela est sans tenue, sans consistance, sans suite. C'est d'un monde fabuleux ou vu à travers une goguette et dans une pointe de vin. L'esprit de détail et la drôlerie imprévue font les frais de la scène et raccommodent à chaque instant la déchirure du fond. Mais il y a des gens qui vont sérieusement s'imaginer que c'était là le suprême bon ton du monde le plus délicat de la société qui a disparu: tandis qu'un tel monde n'a jamais existé autre part que dans les fumées de la fantaisie du poète revenant de la tabagie. Je me trompe: il y a des jeunes gens, et même des jeunes femmes qui, s'étant engoués du genre-Musset, se sont mis à l'imiter, à le copier dans leur vie, tant qu'ils ont pu, et se sont modelés sur ce patron. L'original ici n'est venu qu'après la copie, et n'est pas du tout un original.
«Alfred de Musset est le caprice d'une époque blasée et libertine.»
Il faut passer un mouvement de dépit au critique dont l'arrêt vient d'être cassé par la foule. Nous avons cité cette page maussade et inintelligente parce qu'elle précise le moment où la gloire de Musset, confinée jusque-là dans des cercles étroits, a pris son essor. Le succès du Caprice a plus fait pour sa réputation que toutes ses poésies mises ensemble. Il devint populaire en quelques jours, et ses vers en profitèrent. L'auteur dramatique avait donné l'élan au poète, qui monta aux nues alors qu'il s'y attendait le moins.
L'œuvre en prose de Musset comprend encore des Nouvelles, des Contes, des Mélanges, et la Confession d'un Enfant du siècle (1836), dont il a déjà été question à propos de George Sand.
La Confession a eu l'étrange fortune d'être presque toujours jugée sur ses défauts et ses mauvaises pages, même par ses admirateurs. La jeunesse d'il y a trente ans lisait dévotieusement les déclamations des deux premières parties, dans lesquelles Musset n'est qu'un médiocre élève de Rousseau et de Byron. La jeunesse d'aujourd'hui condamne le livre sur ces mêmes chapitres, et semble ignorer l'idylle qui leur succède: «Comme je me promenais un soir dans une allée de tilleuls, à l'entrée du village, je vis sortir une jeune femme d'une maison écartée. Elle était mise très simplement et voilée, en sorte que je ne pouvais voir son visage; cependant sa taille et sa démarche me parurent si charmantes, que je la suivis des yeux quelque temps. Comme elle traversait une prairie voisine, un chevreau blanc, qui paissait en liberté dans un champ, accourut à elle; elle lui fit quelques caresses, et regarda de côté et d'autre, comme pour chercher une herbe favorite à lui donner. Je vis près de moi un mûrier sauvage; j'en cueillis une branche et m'avançai en la tenant à la main. Le chevreau vint à moi à pas comptés, d'un air craintif; puis il s'arrêta, n'osant pas prendre la branche dans ma main. Sa maîtresse lui fit signe comme pour l'enhardir, mais il la regardait d'un air inquiet; elle fit quelques pas jusqu'à moi, posa la main sur la branche, que le chevreau prit aussitôt. Je la saluai, et elle continua sa route.»
C'est la première rencontre avec Brigitte. Non moins charmant est le tableau du modeste intérieur de la pâle jeune femme aux grands yeux noirs. Le récit s'élargit et s'élève avec la rentrée triomphale de l'amour dans ces deux cœurs qui s'étaient cru usés, et la scène de l'aveu est d'une douceur grave. Un soir, ils sont sur le balcon de Brigitte, contemplant les splendeurs de la nuit: «Elle était appuyée sur son coude, les yeux au ciel; je m'étais penché à côté d'elle, et je la regardais rêver. Bientôt je levai les yeux moi-même; une volupté mélancolique nous enivrait tous deux. Nous respirions ensemble les tièdes bouffées qui sortaient des charmilles; nous suivions au loin dans l'espace les dernières lueurs d'une blancheur pâle que la lune entraînait avec elle en descendant derrière les masses noires des marronniers. Je me souvins d'un certain jour que j'avais regardé avec désespoir le vide immense de ce beau ciel; ce souvenir me fit tressaillir; tout était si plein maintenant! Je sentis qu'un hymne de grâce s'élevait dans mon cœur, et que notre amour montait à Dieu. J'entourai de mon bras la taille de ma chère maîtresse; elle tourna doucement la tête: ses yeux étaient noyés de larmes.»
Les promenades de nuit dans la forêt de Fontainebleau sont aussi bien belles. George Sand et Musset les avaient faites ensemble dans l'automne de 1833. Leurs pieds avaient suivi les mêmes sentiers qu'Octave et Brigitte, leurs mains s'étaient accrochées aux mêmes genêts en grimpant sur les roches. Ils avaient échangé à voix basse les mêmes confidences. Les habits d'homme de Brigitte, sa blouse de cotonnade bleue, qu'on a reprochés à Musset comme une faute de goût, c'était le costume de voyage de son amie, celui de la première Lettre d'un voyageur. J'ai dit ailleurs[25] l'émotion de George Sand en retrouvant dans la Confession d'un enfant du siècle l'histoire à peine déguisée de leur malheureuse passion. Cette véracité scrupuleuse explique et excuse les longueurs de la cinquième partie, monotone récit de querelles si pénibles, que la victoire du rival de Musset, qui met fin au volume, est un soulagement pour le lecteur.
[25] Voy. p. 60. C'est précisément à cause de l'exactitude du fond du récit, que Paul de Musset s'est attaché à lui enlever toute valeur autobiographique. Il ne pouvait lui convenir que son frère prît chevaleresquement tous les torts sur lui.
En résumé: une œuvre d'art très inégale, tantôt déclamatoire, tantôt supérieure, quelquefois fatigante; mais un livre précieux par sa sincérité et très honorable pour Musset, qui y donne partout, sans hésitation ni réticences, le beau rôle à la femme qu'il a aimée, et qui n'avait pourtant pas été sans reproches. Telle apparaît la Confession d'un enfant du siècle, à présent que tous les voiles sont levés.
Les Contes et les Nouvelles sont de petits récits sans prétentions, écrits avec sentiment ou esprit, selon le sujet, et où Musset a atteint deux ou trois fois la perfection. La perle des contes est le Merle blanc (1842), où l'on voit l'inconvénient d'être romantique dans une famille vouée depuis plusieurs générations aux vers classiques. A la première note hasardée par le héros, son père saute en l'air: «Qu'est-ce que j'entends là! s'écria-t-il; est-ce ainsi qu'un merle siffle? est-ce ainsi que je siffle? est-ce là siffler?.... Qui t'a appris à siffler ainsi contre tous les usages et toutes les règles?
—Hélas, monsieur, répondis-je humblement, j'ai sifflé comme je pouvais....
—On ne siffle pas ainsi dans ma famille, reprit mon père hors de lui. Il y a des siècles que nous sifflons de père en fils.... Tu n'es pas mon fils; tu n'es pas un merle.»
L'excellent M. de Musset-Pathay avait pris les choses moins au tragique, mais il croyait tout de bon, après le premier volume de son fils, que ce n'était pas là siffler.
Repoussé par les siens, le merle blanc est méconnu des cénacles emplumés auprès desquels il cherche un asile, parce qu'il ne ressemble à personne. Il prend le parti de chanter à sa mode et devient un poète célèbre. La suite n'est pas moins transparente. Il épouse une merlette blanche qui fait des romans avec la facilité de George Sand: «Il ne lui arrivait jamais de rayer une ligne, ni de faire un plan avant de se mettre à l'œuvre». Elle avait aussi les idées avancées de l'auteur de Lélia, «ayant toujours soin, en passant, d'attaquer le gouvernement et de prêcher l'émancipation des merlettes». Le poète emplumé croit posséder l'oiseau de ses rêves, assorti à sa couleur comme à son génie. Hélas! sa femme l'avait trompé. Ce n'était pas une merlette blanche; c'était une merlette comme toutes les merlettes; elle était teinte et elle déteignait!
Les nouvelles sont semées de souvenirs personnels. Quand l'amoureux n'est pas Musset en chair et en os, il est rare qu'il n'ait pas du moins avec lui quelque trait, quelque aventure en commun. Les héroïnes sont presque toutes croquées d'après nature, comme aussi les paysages, les intérieurs, les épisodes. Il inventait peu. Il travaillait sur «documents humains» et racontait des «choses vécues», à la façon de nos romanciers naturalistes; seulement, il ne regardait pas avec les mêmes yeux.
Musset a employé dans son théâtre une prose poétique qui a peu de rivales dans notre langue. Elle est éminemment musicale. L'harmonie en est caressante, le rythme doux et ferme. Le mouvement suit avec souplesse l'allure de l'idée, tantôt paisible, tantôt pressé et passionné. Les épithètes sont mieux que sonores ou rares: elles sont évocatrices. L'ensemble est pittoresque et éloquent, sans cesser jamais d'être limpide. C'est d'un art très simple et très raffiné.
Sa prose courante est parfaite. C'est une langue franche et transparente, où l'expression est juste, le tour de phrase net et naturel. Ses lettres familières sont vives et aisées. Son frère en a publié quelques-unes dans les Œuvres posthumes, mais celles que j'ai pu comparer aux originaux ont été altérées. En ce temps-là, on comprenait autrement que de nos jours les devoirs d'éditeur. Paul de Musset ne s'est pas borné aux coupures. Il s'est attaché à ennoblir le style, qu'il jugeait trop négligé. Au besoin, il arrangeait aussi un peu le sens. Musset avait écrit à la marraine, à propos d'amour: «Je me suis passablement brûlé les ailes en temps et lieu». Paul imprime: «L'on m'a passablement brûlé les ailes...» (17 déc 1838). Musset disait ailleurs, à propos d'un article pour lequel il demandait certains renseignements: «J'aime mieux faire une page médiocre, mais honnête, qu'un poème en fausse monnaie dorée». Il était inadmissible que Musset pût écrire une page médiocre; on lit dans le volume: «J'aime mieux faire une page simple». Sur Mlle Plessy dans le Barbier de Séville: «Rosine n'a pas été espagnole, mais elle a été spirituelle». Correction: «Rosine n'a pas été espiègle». Ailleurs, taper est remplacé par frapper, au beau milieu par au milieu, je me suis en allé par je m'en suis allé, etc., etc. Il y a des pages entièrement récrites. Si Musset avait vu le volume, il aurait été pénétré d'admiration et de reconnaissance pour le zèle et la patience de son frère, mais peut-être se serait-il souvenu d'un travail d'agrément pour lequel l'aristocratie française s'était prise de passion au temps de sa jeunesse. Au printemps de 1831, les belles dames du faubourg Saint-Germain passaient leurs journées à coller des pains à cacheter en rond, sur de petits morceaux de carton qui devenaient des bobèches. Musset n'avait jamais pu comprendre l'utilité de ce travail: «N'y a-t-il plus de bobèches chez les marchands? écrivait-il; d'où nous vient cette rage de bobèches?» Je ne sais si le travail d'épluchage de son frère lui aurait semblé beaucoup plus utile que la fabrication des bobèches en pains à cacheter.
CHAPITRE VII
LES DERNIÈRES ANNÉES
Musset sentit venir et grandir l'impuissance d'écrire, et n'en ignora pas la cause. Il savait qu'il détruisait lui-même son intelligence, jour par jour, heure par heure, et il assistait au désastre le désespoir dans l'âme, la volonté effondrée, incapable de se défendre contre lui-même. Le mal venait de loin. Sainte-Beuve à Ulrich Guttinguer: «28 avril 1837, ce vendredi.... J'ai vu Musset l'autre jour, bien aimable et gentil de couleurs et de visage, pour être si, si perdu et si gâté au fond et en dessous.»
Il souffrit cruellement tandis que son sort s'accomplissait. Son frère raconte comment, en 1839, il fut sur le point de se tuer. L'année suivante, Alfred Tattet montra à Sainte-Beuve un chiffon de papier qu'il avait surpris le matin même, à la campagne, sur la table de Musset. On y lisait ces vers tracés au crayon:
Et mes amis et ma gaieté;
J'ai perdu jusqu'à la fierté
Qui faisait croire à mon génie.
J'ai cru que c'était une amie;
Quand je l'ai comprise et sentie,
J'en étais déjà dégoûté.
Et ceux qui se sont passés d'elle
Ici-bas ont tout ignoré.
Le seul bien qui me reste au monde
Est d'avoir quelquefois pleuré.
Les causes de cette mort anticipée sont affreusement tristes. Qu'on veuille bien se rappeler la fragilité de sa machine et les révoltes indomptables de ses nerfs, et l'on entreverra les fatalités physiques qui lui ont fait perdre la maîtrise et le gouvernement de lui-même. Un soir—c'était le 13 août 1844,—la marraine lui avait parlé très sérieusement, dans l'espoir de l'amener à se ressaisir lui-même. Alors il leva pour elle le voile qui cachait ses maux, et elle en pleura: «Je ne puis vous répéter ce qu'il m'a dit, disait-elle ensuite à Paul. Cela est au-dessus de mes forces. Sachez seulement qu'il m'a battue sur tous les points.» Le lendemain, Musset lui envoya le sonnet suivant, qui a été imprimé dans la Biographie:
Que sous le faux semblant d'un intérêt vulgaire,
Ceux même dont hier j'aurai serré la main
Me proclament, ce soir, ivrogne et libertin,
Qui pendant un quart d'heure étourdit ma misère;
Mais vous, qui connaissez mon âme tout entière,
A qui je n'ai jamais rien tu, même un chagrin,
Et m'avez-vous si vite à ce point oublié?
Ah! ce qui n'est qu'un mal, n'en faites pas un vice.
Laissez plutôt tomber quelques pleurs de pitié
Qu'à d'anciens souvenirs devrait votre amitié.
Détournons la tête et passons,
et plaignant la «misère», quelle qu'elle soit, capable de pousser le génie à un pareil suicide.
Musset n'attendait du public aucune indulgence. «Le monde, disait-il, n'a de pitié que pour les maux dont on meurt.» Il s'abandonnait devant sa famille à une tristesse profonde, qui augmentait après chaque effort pour s'étourdir. Un soir, au retour d'une partie de plaisir, il écrivit: «Parmi les coureurs de tavernes, il y en a de joyeux et de vermeils; il y en a de pâles et de silencieux. Peut-on voir un spectacle plus pénible que celui d'un libertin qui souffre? J'en ai vu dont le rire faisait frissonner. Celui qui veut dompter son âme avec les armes des sens peut s'enivrer à loisir; il peut se faire un extérieur impassible; il peut enfermer sa pensée dans une volonté tenace; sa pensée mugira toujours dans le taureau d'airain.» Sa pensée faisait son devoir et «mugissait». Sa volonté malade manquait au sien et ne venait pas à son secours. Cette agonie morale dura plus de quinze ans.
En public, ou dans ses lettres, il faisait bonne contenance et affectait la gaieté. Son extraordinaire mobilité lui rendait la tâche assez facile. Il s'amusait comme un enfant des moindres bagatelles. Les petits malheurs de l'existence, qu'il n'avait jamais trouvé de bon goût de prendre au tragique, avaient aussi le don de réveiller sa verve. On peut dire que ses perpétuels démêlés avec la garde nationale pour ne pas monter sa faction lui furent très salutaires. Il avait généralement le dessous et s'en allait coucher en prison. Quand il se voyait bel et bien sous clef à l'hôtel des Haricots, dans la cellule 14, réservée aux artistes et aux gens de lettres, il se trouvait tellement absurde, qu'il se riait au nez en prose et en vers. Tout le monde a lu Le mie prigioni, écrites dans la cellule 14:
D'une prison»,
Et je crois, le diable m'emporte,
Qu'on a raison.
Mon sentiment
Est qu'il vaut mieux monter sa garde,
Décidément.
Dans un cachot,
Et je m'aperçois avec peine
Qu'il fait très chaud, etc., etc.
Le mie prigioni ont un pendant qui est moins connu. C'est une lettre adressée à Augustine Brohan.
«O ma chère Brohan! Je suis dans les fers. Je gémis au sein des cachots. Cela ne m'empêchera pas d'aller vous voir demain samedi. Mais je vous écris cet écrit du fond du système cellulaire. Je suis en ce moment dans ce célèbre Numéro quatorze, qui fut mal gravé dans le Diable à Paris. C'est pour cause de patrouille, car je n'ai tué personne.»
Après ces éclairs de gaieté, il retombait sur lui-même et redevenait morne. Aux trop justes sujets de tristesse que nous avons indiqués s'ajoutaient des ennuis divers, parmi lesquels, au premier rang, son peu de succès. Il était toujours modeste (un peu moins, cependant, en vieillissant) et avait toujours horreur des compliments, au point d'en paraître hautain et dédaigneux: «Vous me parlez, écrivait-il à Mme Jaubert, de gens qui m'exprimeraient parfois volontiers le plaisir que j'ai pu leur faire. Je vous donne ma parole que, sur dix compliments, il y en a neuf qui me sont insupportables; je ne dis pas qu'ils me blessent ni que je les croie faux, mais ils me donnent envie de me sauver.» A Alfred Tattet, août 1838: «Et vous aussi, vous me faites des compliments! tu quoque, Brute! Mais je les reçois de bon cœur, venant de vous—ne m'appelez jamais illustre, vous me feriez regretter de ne pas l'être. Quand vous voudrez me faire un compliment, appelez-moi votre ami.»
Mais on a beau être modeste, il y a un degré d'indifférence qui chagrine et décourage un écrivain, et le poète des Nuits en avait fait la dure expérience. Il y avait toujours eu des jeunes gens sachant Rolla par cœur. La foule avait presque oublié Musset, malgré l'éclat de ses débuts, parce qu'il s'était détaché après Rolla du groupe des écrivains novateurs. Il avait abjuré la forme romantique au moment où le romantisme triomphait: la presse ne s'occupa plus de lui, le gros public s'en désintéressa, et ses plus belles œuvres furent accueillies les unes après les autres par un silence indifférent. Henri Heine disait avec étonnement, en 1835: «Parmi les gens du monde, il est aussi inconnu comme auteur que pourrait l'être un poète chinois». Mme Jaubert, qui rapporte ce propos, ajoute que Heine disait vrai; les salons parisiens, y compris le sien, ne connaissaient que la Ballade à la lune et l'Andalouse. Un soir, chez elle, Géruzez s'avisa de réciter devant une trentaine de personnes le duel de Don Paez:
Deux louves,....
L'auditoire écoutait avec surprise. Personne n'avait lu cela.
Comptant aussi peu dans le mouvement intellectuel et étant, d'autre part, assez détaché (un peu trop) des affaires publiques, Musset vieillissant a eu l'existence la plus vide. C'est à lui, entre tous les grands écrivains, qu'il conviendrait d'appliquer ce qui a été dit avec tant de bon sens[26] sur les dangers de l'influence littéraire des salons et des femmes. Musset a beaucoup trop vécu de la vie de salon et dans la société des femmes. A force de rimer des bouquets à Chloé pour ses «petits becs roses» et de rechercher les applaudissements de leurs «menottes blanches», il s'est déshabitué des pensées et des efforts virils au moment où c'était pour lui une question de vie et de mort.
[26] M. Brunetière, l'Évolution des genres.
Ses journées furent un tissu de néants lorsqu'il cessa de les donner au travail. Ses lettres en font foi. Les événements de ces longues années sont quelques petits voyages et beaucoup de passions pour rire. En 1845, il passe une partie de l'été dans les Vosges. A son retour, il écrit au fidèle Tattet: «Rien n'élève le cœur et n'embellit l'esprit comme ces grandes tournées dans le royaume. C'est incroyable le nombre de maisons, de paysans, de troupeaux d'oies, de chopes de bière, de garçons d'écurie, d'adjoints, de plats de viande réchauffés, de curés de village, de personnes lettrées, de hauts dignitaires, de plants de houblon, de chevaux vicieux et d'ânes éreintés qui m'ont passé devant les yeux....»
«Je suis revenu avec une jeune beauté de quarante-cinq à quarante-six ans, qui se rendait, par les diligences de la rue Notre-Dame-des-Victoires, de Varsovie aux Batignolles. Le fait est historique; elle mangeait un gâteau polonais, couleur de fromage de Marolles, et elle pleurait en demandant l'heure de temps en temps, parce qu'un grand monsieur de sept ou huit pieds de long sur très peu de large s'était apparemment chamaillé avec elle; ce monsieur s'appelait mon bien-aimé, du moins ne l'ai-je pas entendu appeler d'un autre nom....» Le bien-aimé était allé bouder dans la rotonde, laissant Musset en tête-à-tête dans le coupé avec sa Dulcinée: «Jugez, mon cher ami, de ma situation. Heureusement sa figure d'Ariane m'a fait penser à Bacchus. Donc j'ai acheté à Voie, pour dix sous, une bouteille de vin excellent, mais je dis tout à fait bon, avec un poulet, et ainsi, elle pleurant, moi buvant, nous cheminâmes tristement. O mon ami, que de drames poignants, que de souffrances et de palpitations peuvent renfermer les trois compartiments d'une diligence!»
Madame Jaubert était la confidente attitrée des affaires de cœur. La lettre suivante se rapporte à la brouille de Musset avec la princesse Belgiojoso:
«Le fieux est déconfit!!!
«Savez-vous ce qu'a fait cette pauvre bête?
«Il a écrit à cœur ouvert....
«On lui en a flanqué sur la tête.
«On lui en a fait une réponse, ô marraine!! une réponse... imprimable.
«.... Et savez-vous ce que cette pauvre bête a commencé par faire en recevant cette réponse immortelle, ou du moins digne de l'être?
«Il (c'est moi) a commencé par pleurer comme un veau pendant une bonne demi-heure.
«Oui, marraine, à chaudes larmes, comme dans mon meilleur temps, la tête dans mes mains, les deux coudes sur mon lit, les deux pieds sur ma cravate, les genoux sur mon habit neuf, et voilà, j'ai sangloté comme un enfant qu'on débarbouille, et en outre j'ai eu l'avantage de souffrir comme un chien qu'on recoud.... Ma chambre était réellement un océan d'amertume, comme disent les bonnes gens....»
Ce grand désespoir produisit les vers un peu trop cruels Sur une morte (1er octobre 1842).
Musset semblait prendre à tâche de se faire une réputation de frivolité, dans le pays du monde où elle est le moins pardonnée. L'heure de la gloire approchait pourtant. Il est très difficile de suivre le travail latent qui se fait lentement dans l'esprit du public et qui aboutit tout d'un coup à une explosion de célébrité, surtout quand il s'agit d'un écrivain imprimé depuis longtemps. On peut noter quelques indices, hasarder quelques conjectures; il reste toujours une part de mystère. Le revirement en faveur de Musset a été précédé de symptômes qui étaient assurément très significatifs. Ils sont loin, cependant, de tout expliquer.
Au printemps de 1843, l'enthousiasme excité par la médiocre Lucrèce de Ponsard montrait combien on était las du romantisme. Musset devait nécessairement profiter de cette révolution du goût. Pour d'autres causes, qui forment ici la part du mystère, ses vers commençaient à trouver le chemin de tous les cœurs; beaucoup de personnes le découvraient. Cela alla si vite que, trois ans après le succès de Lucrèce et la chute des Burgraves, on rencontre déjà des protestations contre l'excès de sa faveur auprès de la jeunesse. Dans les premiers mois de 1846, Sainte-Beuve copie dans son Journal une lettre où Brizeux lui dit: «Ce qui pourrait étonner, c'est cet engouement exclusif pour Musset.... J'aime peu comme art la solennité des châteaux de Louis XIV, mais pas davantage l'entresol de la rue Saint-Georges; il y a entre les deux Florence et la nature.» Sainte-Beuve accompagne ces lignes d'une note qui les aggrave. L'essor pris soudain par Musset lui paraît ridicule autant que fâcheux, et il en parle avec aigreur. L'explosion de popularité déterminée par le succès du Caprice acheva de le mettre hors des gonds. On a déjà vu son réquisitoire contre Il ne faut jurer de rien. Vers la fin de 1849, revenant sur la vogue du Caprice, il écrit: «On outre tout. Il y a dans le succès de Musset du vrai et de l'engouement. Ce n'est pas seulement le distingué et le délicat qu'on aime en lui. Cette jeunesse dissolue adore chez Musset l'expression de ses propres vices; dans ses vers elle ne trouve rien de plus beau que certaines poussées de verve où il donne comme un forcené. Ils prennent l'inhumanité pour le signe de la force[27].»
[27] Écrit au lendemain de la première représentation de François le Champi (25 nov. 1849), et réimprimé avec la lettre de Brizeux dans les Notes et Pensées, mais sans indication de date.
Inutile maussaderie; il n'était plus au pouvoir de personne d'empêcher Musset de passer au premier rang, à côté de Lamartine et de Victor Hugo. Après les débauches de clinquant et de panaches des vingt dernières années, on revenait à la vérité et au naturel. Mis en goût de Musset par son théâtre, ceux qui l'avaient applaudi la veille à la Comédie-Française ouvraient ses dernières poésies, et la simplicité de la langue les ravissait. Ils rencontraient des vers dont le réalisme franc et savoureux répondait aux besoins nouveaux de leur esprit, et ils étaient non moins frappés de la sincérité des sentiments. A la question de la Muse dans la Nuit d'août:
eux aussi auraient répondu sans hésiter: «C'est ton cœur», et cela les attirait vers l'auteur comme vers un ami avec qui l'on peut s'épancher et ouvrir son âme. On s'abandonna à Musset. Ce qu'il devint en peu de temps pour les nouvelles générations, ce qu'il est resté pour elles jusqu'à la guerre, nul ne l'a mieux dit que Taine. La page qu'on va lire est de 1864. C'est la plus belle et la plus pénétrante qui ait été écrite sur la séduction presque irrésistible exercée pendant vingt ans par Alfred de Musset:
«Nous le savons tous par cœur. Il est mort, et il nous semble que tous les jours nous l'entendons parler. Une causerie d'artistes qui plaisantent dans un atelier, une belle jeune fille qui se penche au théâtre sur le bord de sa loge, une rue lavée par la pluie où luisent les pavés noircis, une fraîche matinée riante dans les bois de Fontainebleau, il n'y a rien qui ne nous le rende présent et comme vivant une seconde fois. Y eut-il jamais accent plus vibrant et plus vrai? Celui-là au moins n'a jamais menti. Il n'a dit que ce qu'il sentait, et il l'a dit comme il le sentait. Il a pensé tout haut. Il a fait la confession de tout le monde. On ne l'a point admiré, on l'a aimé; c'était plus qu'un poète, c'était un homme. Chacun retrouvait en lui ses propres sentiments, les plus fugitifs, les plus intimes; il s'abandonnait, il se donnait, il avait les dernières des vertus qui nous restent, la générosité et la sincérité. Et il avait le plus précieux des dons qui puissent séduire une civilisation vieillie, la jeunesse. Comme il a parlé «de cette chaude jeunesse, arbre à la rude écorce, qui couvre tout de son ombre, horizons et chemins»! Avec quelle fougue a-t-il lancé et entre-choqué l'amour, la jalousie, la soif du plaisir, toutes les impétueuses passions qui montent avec les ondées d'un sang vierge du plus profond d'un jeune cœur! Quelqu'un les a-t-il plus ressenties? Il en a été trop plein, il s'y est livré, il s'en est enivré.... Il a trop demandé aux choses; il a voulu d'un trait, âprement et avidement, savourer toute la vie; il ne l'a point cueillie, il ne l'a point goûtée; il l'a arrachée comme une grappe, et pressée, et froissée, et tordue; et il est resté les mains salies, aussi altéré que devant. Alors ont éclaté ces sanglots qui ont retenti dans tous les cœurs. Quoi! si jeune et déjà si las!... La Muse et sa beauté pacifique, la Nature et sa fraîcheur immortelle, l'Amour et son bienheureux sourire, tout l'essaim de visions divines passe à peine devant ses yeux, qu'on voit accourir parmi les malédictions et les sarcasmes tous les spectres de la débauche et de la mort....»
«Eh bien! tel que le voilà, nous l'aimons toujours: nous n'en pouvons écouter un autre; tous à côté de lui nous semblent froids ou menteurs.»
Il «n'a jamais menti»; il a «ressenti» les peines qu'il a chantées; il a été «plus qu'un poète,... un homme»: c'est bien ainsi qu'il fallait dire; c'est pour cela que nous avons tant aimé Musset, et qu'aucun autre ne peut le remplacer pour nous.
Il put encore jouir de sa popularité, moins cependant que si l'heure en avait sonné dix ans plus tôt. A partir de 1840, les maladies s'acharnèrent sur lui: une fluxion de poitrine, une pleurésie, la maladie de cœur qui devait l'emporter, et puis des crises de nerfs, des accès de fièvre avec délire. Chaque assaut le laissait plus nerveux et plus excessif, trop sensible, trop mobile, trop extrême en tout, soit qu'il s'isolât avec ses maux et sa tristesse, soit qu'il se rejetât avec emportement dans des plaisirs pernicieux. Charmant malgré tout dans ses bonnes heures, et laissant une impression ineffaçable aux échappés de collège qui venaient frapper à sa porte pour contempler le poète de la jeunesse: «Ce n'était plus, écrivait l'un d'eux longtemps après, cette image presque d'adolescent, sorte de Chérubin de la Muse, que David d'Angers nous a conservée dans son admirable médaillon; mais combien ce beau visage grave, résolu, presque énergique, était différent de ce portrait de Landelle où l'œil atone est sans lumière, où la vie semble épuisée! Une chevelure encore abondante, mais à laquelle de nombreux fils d'argent donnaient cette couleur incertaine qui n'est pas sans harmonie, couronnait un visage un peu froid et triste au repos, mais que l'esprit, la grâce animaient bien vite, tout en lui laissant une pâleur bistrée où se trahissait le mal dont il était déjà atteint[28]?
[28] Eugène Asse, Revue de France, 1er mars 1881. La visite de M. Asse doit être placée dans les dernières années de la vie de Musset.
Durant la visite, on parla poésie: «Si ma plume, dit Musset, n'est pas à tout jamais brisée dans ma main, ce n'est plus Suzette et Suzon que je chanterai.» Ses jeunes interlocuteurs ayant fait allusion à l'Espoir en Dieu et à d'autres pages d'une inspiration analogue, il reprit: «Oui, j'ai puisé à cette source de la poésie, mais j'y veux puiser plus largement encore».
C'est ainsi qu'on aime à se représenter Musset sur la fin, sérieux, et échappant du moins par la pensée à la fange dans laquelle il roulait trop souvent son corps. L'influence d'une humble religieuse avait contribué au développement des idées graves. Il avait été soigné pendant sa fluxion de poitrine, en 1840, par la sœur Marceline, dont il est souvent question dans ses lettres: A son frère (juin 1840): «... Je finirai mes vers à la sœur Marceline un de ces jours, l'année prochaine, dans dix ans, quand il me plaira et si cela me plaît; mais je ne les publierai jamais et ne veux même pas les écrire. C'est déjà trop de te les avoir récités. J'ai dit tant de choses aux badauds et je leur en dirai encore tant d'autres, que j'ai bien le droit, une fois en ma vie, de faire quelques strophes pour mon usage particulier. Mon admiration et ma reconnaissance pour cette sainte fille ne seront jamais barbouillées d'encre par le tampon de l'imprimeur. C'est décidé, ainsi ne m'en parle plus. Mme de Castries m'approuve; elle dit qu'il est bon d'avoir dans l'âme un tiroir secret, pourvu qu'on n'y mette que des choses saines.»
A la maladie suivante, il avait fait redemander à son couvent la sœur Marceline. Très prudemment, on lui en envoya une autre. A la marraine: «... Au lieu d'elle, on m'a décoché une grosse maman,... grasse, fraîche, mangeant comme quatre, et ne se faisant pas la moindre mélancolie. Elle m'a très bien soigné et fort ennuyé. Ah! que les sœurs Marceline sont rares! combien il y a peu, peu d'êtres en ce monde qui sachent faire plus, quand vous souffrez, que vous donner un verre de tisane! Combien il y en a peu qui sachent en même temps guérir et consoler! Quand ma sœur Marceline venait à mon lit, sa petite tasse à la main, et qu'elle disait de sa petite voix d'enfant de chœur: « Quel nœud terrible vous vous faites là!» (elle voulait dire que je fronçais le sourcil), pauvre chère âme! elle aurait déridé Leopardi lui-même!...»
Sœur Marceline venait de loin en loin prendre de ses nouvelles, causait quelques instants et disparaissait. Musset, rapporte son frère, considérait ces visites «comme les faveurs d'une puissance mystérieuse et consolatrice». Une seule fois, il l'eut encore pour garde-malade. A Alfred Tattet: «Le samedi 14 mai 1844.—Je viens d'avoir une fluxion de poitrine.... Quand je dis fluxion de poitrine, c'est pleurésie que je devrais dire, mais le nom ne fait rien à la chose.... Vous comprenez que j'ai eu mes religieuses. Ma bonne sœur Marceline est revenue, plus une seconde avec elle, bonne, douce, charmante comme elles le sont toutes, et de plus femme d'esprit....»
Sœur Marceline avait soigné l'âme en même temps que le corps et pansé d'une main pieuse, avec la hardiesse des cœurs purs, les plaies morales béantes sous ses yeux. Le langage qu'elle tenait à Musset était nouveau pour lui. Il était austère et consolant. Ce qu'elle gagna à Dieu, personne ne l'a jamais su, mais il est certain que la paix entrait dans la chambre avec sœur Marceline pour en repartir, hélas! avec elle. Les dernières années de Musset ont été pénibles malgré les joies, vivement goûtées, du succès grandissant. Sa maladie de cœur lui avait donné une agitation fatigante. Il était toujours inquiet et tourmenté, ne dormait plus. Voici les derniers vers qu'il ait écrits. Ils peignent cet état angoissant, sans repos ni soulagement:
De tous les côtés sonne à mes oreilles.
Depuis dix-huit mois d'ennuis et de veilles,
Partout je la sens, partout je la vois.
Plus je me débats contre ma misère,
Plus s'éveille en moi l'instinct du malheur;
Et, dès que je veux faire un pas sur terre,
Je sens tout à coup s'arrêter mon cœur.
Ma force à lutter s'use et se prodigue.
Jusqu'à mon repos, tout est un combat;
Et, comme un coursier brisé de fatigue,
Mon courage éteint chancelle et s'abat.
(1857)
La mort lui fut vraiment une délivrance. Le soir du 1er mai 1857, il était plus mal et alité. Sœur Marceline n'était pas là, mais son visage patient passa devant les yeux du mourant, lui apportant une dernière fois l'apaisement. Vers une heure du matin, Musset dit: «Dormir!... enfin je vais dormir!» et il ferma les yeux pour ne plus les rouvrir. La mort l'avait pris doucement dans son sommeil.
On ensevelit avec lui, comme il l'avait ordonné, un laid petit tricot et une plume brodée de soie que sœur Marceline lui avait faits dix-sept ans auparavant. On lisait sur la plume: «Pensez à vos promesses».
L'enterrement eut lieu par un temps triste et humide. «Nous étions vingt-sept en tout», dit Arsène Houssaye. Où donc étaient les étudiants, et comment laissèrent-ils le corbillard qui portait leur cher poète s'acheminer presque seul au cimetière?
Sa renommée atteignit son zénith sous le second empire. Elle fut alors éblouissante. Il n'était plus question d'hésiter à le mettre à côté de Lamartine et de Victor Hugo; ses fidèles le plaçaient même un peu en avant, en tête des trois. Tandis que le courant réaliste emportait une partie des esprits vers Balzac, dont le grand succès date de la même époque, les autres, les rêveurs et les délicats, s'arrêtaient à l'entrée de la route, auprès du poète qui «n'avait jamais menti», s'il se gardait de tout dire. Baudelaire leur faisait honte de s'attarder à de la poésie d'«échelles de soie», mais il perdait sa peine. Il écrivait à Armand Fraisse, dans une lettre dont les termes sont trop crus pour la pouvoir donner en entier: «Vous sentez la poésie en véritable dilettantiste. C'est comme cela qu'il faut la sentir.
«Par le mot que je souligne, vous pouvez deviner que j'ai éprouvé quelque surprise à voir votre admiration pour Musset.
«Excepté à l'âge de la première communion,... je n'ai jamais pu souffrir ce maître des gandins, son impudence d'enfant gâté qui invoque le ciel et l'enfer pour des aventures de table d'hôte, son torrent bourbeux de fautes de grammaire et de prosodie....» Baudelaire prêchait dans le désert, comme le prouve une note mise par Sainte-Beuve au bas de sa lettre: «Rien ne juge mieux les générations littéraires qui nous ont succédé que l'admiration enthousiaste et comme frénétique dont tous ces jeunes ont été saisis, les gloutons pour Balzac et les délicats pour Musset[29]».
[29] La note de Sainte-Beuve est de 1869. Ce sont presque les dernières lignes de son Journal. Sainte-Beuve est mort le 13 octobre 1869.
Sa gloire avait rayonné hors de France. Un écrivain anglais distingué, sir Francis Palgrave, lui a consacré un essai[30] que l'inattendu de certaines idées, de certaines comparaisons, rend doublement intéressant pour nous. Après avoir constaté que «Musset a réussi à franchir les barrières de Paris», sir Francis passe ses ouvrages en revue. Il en trouve guère qu'à blâmer dans la Confession d'un Enfant du siècle, qui lui paraît violente et désordonnée, très fausse, malgré ses prétentions au réalisme. En revanche, il place les Nouvelles à côté de Werther, du Vicaire de Wakefield, de la Rosamund Grey de Charles Lamb et de certaines pages de Jane Austen.