Aline et Valcour, ou Le Roman Philosophique. Tome 3
Il est difficile de vous peindre l'état dans lequel je me trouvais; la circulation de mon sang était entièrement suspendue; je n'existais plus que par les palpitations réitérées de mon cœur. Un peu moins d'agitation . . . je succombais; Clémentine, ou plus courageuse ou plus décidée, n'était que silencieuse et sombre, elle me serrait quelquefois la main et ne disait mot. Le trajet était long et nous avait été mal peint, au sortir de Lisbonne que nous quittions pour la dernière fois de notre vie, nous suivîmes les bords du Tage, environ deux lieues, ensuite nous coupâmes tout court à gauche, du côté de Leivia, puis quittant subitement la grande route, nous enfilâmes au milieu d'un bois, une allée touffue, qui nous conduisit enfin à la porte- cochère d'une maison très-isolée, mais d'une assez belle apparence; la voiture entra dans la cour, et les portes se refermèrent aussitôt. Le laquais descendit, ouvrit la portière, et marchant dans l'obscurité, il nous introduisit dans une seconde anti-chambre, où sans que nous vissions encore aucunes lumières, il nous pria d'attendre un instant.
Là, je posai la main sur le cœur de ma compagne, il battait aussi fort que le mien. . . . Courage lui dis-je, à mon tour, c'est toi qui m'exhortais tantôt, souffre que ce soit moi maintenant, je me trouve en disposition de tout entreprendre, le ciel remplit mon ame de cette force qu'il prête toujours à la vertu; quand il s'agit d'écraser le vice. . . . Nous observions, il nous paru qu'il y avait fort peu de monde dans le logis, les précautions que prend le crime en voulant s'envelopper avec trop de soin, tournent quelquefois contre lui-même; une vieille duègne parut enfin, elle s'éclairait d'une bougie. . . . Mes beaux enfans nous dit-elle, ayez la bonté de vous soumettre à l'usage établi dans cette maison; aucune femme ne peut entrer vêtue dans les appartemens où vous attendent les seigneurs respectables, auxquels vous allez avoir à faire. . . . Je m'en vais vous aider si vous le trouvez bon; et en même-temps elle ôtait déjà les épingles du juste de Clémentine, mais celle-ci l'arrêtant avec douceur, ma chère dame lui dit-elle, nous repugnons ma compagne et moi, à cette avilissante cérémonie, nous n'en serons pas moins soumises à ce que pourront exiger de nous vos maîtres; mais daignez leur aller dire que nous les supplions instamment de nous exempter de cette règle; la duègne partit et nous relaissa dans les ténèbres. Il n'y a plus à douter dis-je à Clémentine, en vérité ma chère, il est imprudent d'aller plus loin. —Attendons la réponse. —La vieille reparut, elle nous assura que notre difficulté était ridicule. . . . Qu'un peu plutôt ou qu'un peu plus tard, dès qu'il fallait que cela fût, il ne lui semblait pas raisonnable de se faire prier. Au moins tout ceci, continua-t-elle, en désignant les vêtemens de la ceinture en bas, et pour cette soumission de votre part, peut-être vous fera- t-on grace du reste. . . . Pas la moindre chose, madame, dit Clémentine, nous vous en supplions, nous accepterons tout là dedans. . . . Il le faudra dit la vieille, on saura bien une fois entrées, vous faire faire tout ce qui convient. Suivez-moi donc, puisque vous êtes entêtées comme des mules de Galice. . . . et nous avançâmes; il fallait traverser encore trois pièces, que nous trouvâmes dans les ténèbres comme celles qui les précédaient; un sallon très-éclairé, s'ouvre au bout, la vieille entre la première, nous la suivons. Quatre hommes de cinquante à cinquante-cinq ans, vêtus de robes de taffetas flottante, qui les laissaient à moitié nuds, se promenaient avec agitation tous ensemble, lorsque la porte s'ouvrit, et en même-temps que nous les aperçûmes, nos malles toutes trois posées sur une table en face de nous, frappèrent également nos regards; à quoi bon ces difficultés, dit l'un des personnages, en s'adressant à nous, pendant que les trois autres également arrêtés, nous considéraient avec attention. Ne semble-t-il pas, poursuivit le premier orateur, que ce soit une chose bien mystérieuse, de voir deux p . . . toutes nues. . . . Avez-vous cru venir ici pour nous faire la loi? . . . Eh non, dit un autre, c'est que ces pucelles ont peur de s'enrhumer. . . . pas un mot, dit le troisième; c'est qu'elles veulent nous faire admirer la magnificence de leur parure . . . dona Rufina, dit en s'adressant à la vieille, celui qui n'avait pas encore parlé, saisissez une de ces vestales, et qu'en trois secondes, elle n'ait pas un fichu sur le corps. . . . La vieille s'avance. . . . arrêtez madame, lui dis-je avec tant de fierté, qu'elle en est émue. . . . arrêtez, ce n'est point pour cela que nous venons, puis-je savoir messieurs, dis-je, en m'adressant au cercle, lequel de vous est le duc de Cortéreal? . . . que veut-elle dire, dit le premier qui avait parlé . . . et où va-t-elle chercher ici le duc de Cortéreal? —Quoi ce n'est point chez lui? . . . Les innocentes dit le second . . . Comme on les a trompées. . . . Apprenez que vous êtes ici chez le premier Corregidor de Lisbonne. Le voilà continua-t-il, en montrant le plus âgé des quatre, il se réunit ici avec trois de ses amis, gens de justice ainsi que lui, à dessein de s'amuser des petites imbéciles qui, comme vous, nous tombent par fois sous la main; mais cependant voilà nos malles dit Clémentine, est-il possible que ceux qui sont faits pour maintenir l'ordre aient pu le troubler à ce point. . . . Dom Carles, dit celui qu'on nous avait désigné pour être le Corregidor, j'espère que c'est ici où nous allons apprendre les lois, et voilà une bachelière de Salamanque, qui va nous instruire de notre devoir . . . Patience, patience, reprit dom Carles, nous allons bientôt, à leur tour, les envoyer à notre école. Monsieur, dis-je au chef, [pour couper court à ces mauvais propos] . . . voilà nos effets. . . . ils ont été volés, nous vous les redemandons. Vous les aurez, dit le Corregidor, mais vous devez comprendre qu'il y a quelques cérémonies préalables à remplir avant. Eut ce été la peine de les prendre, si nous ne voulions pas vous les faire gagner? Gagner ce qui nous appartient. . . . Et c'est un magistrat qui ose nous parler ainsi, dis-je avec hauteur? devez-vous mettre des conditions quand il s'agit de rendre ce qui est à nous? . . . Cette logique n'est pas la nôtre, dit l'un de ces insignes fripons, le plus fort est toujours le maitre des lois, . . . un coup-d'œil sur votre misère . . . sur l'abandon dans lequel vous êtes, . . . sur les gens à qui vous parlez, et dites-nous s'il vous convient de résister quand on veut bien vous secourir? —Ce n'est pas nous secourir que de nous remettre ce qui est à nous, et c'est nous insulter cruellement que d'oser nous le ravir. —Dom Carles, vous aviez raison, dit le Corregidor, je devais faire traîner hier ces créatures dans un cachot, elles seraient plus souples aujourd'hui; dona Rufina, si vous me faites dire encore une fois de faire votre devoir, je vous fais mettre demain dans une maison de votre connaissance, dont vous ne verrez le soleil de vos jours. À ces mots, l'insolente courtière me saisit par le colet de ma robe, et m'entraine vers un canapé, mais me pliant légèrement sous elle. . . . je lui échappe, et mettant aussitôt à la main l'arme dont j'étais munie. . . . Malheureuse m'écriai-je, si tu fais un pas vers moi, tu es morte; à l'instant les quatre amis se jettent sur Clémentine et moi, mais cette valeureuse compagne qui s'était armée en même-temps, en culbute un à ses pieds de la main qui ne tient pas le fer, et portant la pointe du couteau sur le sein de l'autre, pendant que j'agis de même sur ceux qui se trouvent le plus à ma portée, insignes fripons s'écrie-t-elle en s'élançant vers la porte: voilà comme l'innocence et la vertu savent triompher de la scélératesse! Elle sort; je me précipite sur ses traces, et traversant comme la foudre les appartemens où
[Illustration: Voila comme l'innocence et la vertu savent triompher de la scéleratesse!]
nous avions passé, nous nous jettons toutes deux dans la cour, sans qu'aucuns de ces hommes lâches et affaiblis par le vice, ait, ou le courage de nous y suivre, ou la force de nous y atteindre. Ouvre cette porte, dit impérieusement Clémentine, au valet qui nous avait amené, cesse de nous retenir, ou c'est fait de ta vie, le coquin effrayé de deux fers à la fois, obéit. . . . Nous échappons, et sans nous arrêter ni regarder derrière nous, malgré l'épaisseur extrême de la nuit, nous sortons du bois et gagnons la plaine en courant.
Eh bien! dit Clémentine, en se jettant d'épuisement et de lassitude, contre une mazure qui se trouvait là, tu le vois ma chère, nous voilà échappées, sans avoir versé une goutte de sang . . . sans avoir perdu cette fleur de sagesse si précieuse, et à laquelle tu attaches tant de prix. . . . Oh! qu'il en coûte pour faire le bien, en vérité le vice ne donne pas autant de peine. Mais si nous avions égorgé quelqu'uns de ces malheureux, crois tu que tes beaux projets de chasteté ne nous auraient pas coûté des remords! Il peut donc en être dans le sein même de la vertu, et la meilleure de toutes les actions peut donc cesser d'être désirable, si le crime l'entoure ou peut en résulter.
Oh! dieu m'écriai-je également essouflée et rendue, d'un côté quelle infâme prostitution! et quelle impudence de l'autre. —Au moins nous ne doutons plus reprit Clémentine, nous savons où sont nos effets. —Juste ciel! il y a donc des pays dans le monde, où l'abus des choses les plus respectables est tel, que le premier infracteur de la loi, est celui qui doit la venger. —Rien de plus simple, c'est l'impunité qui encourage, élevés l'homme, vous lui faites naître l'envie de mal faire, par l'espoir qu'il conçoit aussitôt de le pouvoir sans risque. —Il ne faudrait donc qu'aucun homme n'eût de supériorité sur un autre? —Il faudrait qu'il n'en eût jamais qu'un instant, et que la crainte d'être traité dans l'état faible, comme il traitait les autres quand il dominait, servit de toujours de frein à ses passions [14]; quoi qu'il en soit, qu'allons-nous devenir? notre ruine est plus sûre que jamais, quel asyle s'ouvre à notre misère, et quelles ressources nous reste- t-il? —Si tu m'en crois, nous ne retournerons pas à Lisbonne. —Je le veux dis-je, gagnons Madrid comme nous pourrons, peut-être ne trouverons-nous point par-tout des ames flétries comme en Portugal. . . . Peut-être que . . . ô grand dieu! grand dieu, s'écrie Clémentine, en se levant et fuyant avec effroi, je me suis assise auprès d'un homme mort. . . . Non pas mort, dit en se levant aussi, un grand drôle bien découplé, mon bel ange continua-t-il, en retenant ma compagne par le bras, vous n'étiez pas auprès d'un homme mort, mais d'un homme endormi, et d'un cavalier bien tourné, qui ne prétend vous faire aucun mal; et qui êtes-vous, dit Clémentine, toujours tenue? Qui je suis, reprit notre aventurier, un personnage à coup sûr très-énigmatique pour vous, quand je vous l'aurai dit, vous n'en serez pas plus avancée; mais encore dis-je en m'approchant moi-même, rassurée par l'air et le ton de cet homme. —Mes bonnes amies dit notre inconnu, je suis l'ennemi de Dieu, le serviteur du diable, et l'ami du bien d'autrui. Par Saint-Christophe, je ne vous entends pas dit Clémentine, tout a fait rassurée, expliquez-vous mieux mon fils, si vous voulez que je vous comprenne. . . . Doucement dit l'inconnu, commencez par me dire qui vous êtes vous-mêmes, nous avons pour coutume dans notre métier, de ne jamais nous confier au renard, ainsi parlez avant que je ne réponde. Plus nous examinions ce burlesque personnage, plus il nous étonnait; autant que nous pûmes le distinguer au faible crépuscule d'une lune qui se levait, il nous parut vêtu d'un pourpoint vert, et d'un manteau jaune, la bouche ornée de deux moustaches énormes et le chef couvert d'un chapeau garni de plumes à cinq pieds de hauteur, Clémentine le prenant pour un charlatan, dont il n'y avait absolument rien à craindre, lui raconta notre aventure avec ingénuité, et ne lui cacha point l'embarras dans lequel nous étions. —Ah! ah! pucelles, s'écria notre homme, c'est-à-dire, que vous avez le ventre vuide, à force de vertu. . . . Venez . . . venez, suivez-moi, vous avez trouvé des scélérats chez ceux qui vous devaient l'hospitalité. De l'hypocrisie et de la débauche, du libertinage et de l'infamie, parmi les chefs de la justice, et par-tout des cœurs de rochers. . . . Venez vous dis- je, c'est au milieu d'une troupe de bohémiens que vous allez rencontrer des amis. . . . Et toutes deux confondues, nous suivions notre homme en silence. Il tourne la mazure contre laquelle nous nous étions reposées, frappe à la porte de l'autre côté, on ouvre, nous entrons, et nous voyons une douzaine de personnes autour d'un feu, dont quelques unes causaient bas, pendant que les autres dormaient. Camarades dit notre conducteur, voilà deux pauvres filles égarées qui ne savent où reposer leurs têtes; quand le riche abandonne le pauvre, ou que la justice immole l'innocence, c'est à nous à venger les droits de la société; notre premier devoir est de les rétablir. . . . Allons la nappe. Ici nos larmes coulèrent malgré nous, ô Clémentine m'écriai-je, voilà donc quels sont les hommes! . . . Nous ne trouvons que vice et qu'horreur, au centre de leurs associations policées, et toutes les vertus nous attendent chez ceux que l'opinion flétrit.
Pendant ce temps, ceux qui dormaient s'éveillèrent, et le couvert se mit. Les femmes de ces Bohémiens étaient au nombre de six, parmi lesquelles il y en avait quatre très-jolies, elles nous environnaient, elles nous caressaient, elles nous louaient, elles nous plaignaient, elles nous priaient de nous asseoir près d'elles, et que quoi qu'elles eussent soupées, elles se remettraient une seconde fois à table pour nous engager à gouter de leurs mêts.
On servit un chapon rôti, deux gros pâtés, un jambon et deux débris de poules réchauffées dans du riz, on nous entoura de bouteilles d'excellens vins de Madère, on nous exhorta à chasser toute mélancolie, et les hommes se jurèrent entre eux devant nous, qu'ils périraient plutôt que de nous abandonner. . . . Nos larmes continuaient de couler, l'attendrissement dans lequel nous étions, nous ôtait presque la faculté de profiter des politesses de ces bonnes gens et nous ne cessions de nous écrier l'une et l'autre, opinion, . . . fatale opinion, combien tu nous trompes de fois dans la vie, et combien le monde est injuste!
Quand nous eûmes un peu réparé nos forces, ces douces et charmantes filles nous demandèrent avec instance de vouloir bien leur faire l'amitié de raconter nos histoires, et nous les satisfîmes à l'instant, pendant qu'ils formèrent tous un cercle autour de nous, en nous écoutant avec le plus vif intérêt [15].
Il est temps de vous reposer, dit celui qui nous avait introduit; Dona Cortillia, continua-t-il, en s'adressant à la plus âgée de ces femmes, prenez ces demoiselles avec vous, et mettez-les le plus à l'aise que vous pourrez. Demain il fera jour, elles disposeront de leur sort suivant leur volonté, quand elles nous auront fait l'honneur de boire encore quelques flacons de vin avec nous.
Dona Cortillia nous conduisit dans le coin de la cabane qui lui était destiné, arrangea elle-même des feuilles pour nous faire reposer plus mollement, plaça des hardes sous nos têtes, pour nous préserver de l'humidité, et nous dit en nous embrassant, je voudrais avoir le palais du roi d'Espagne, je vous l'offrirais de bien meilleur cœur.
Nous nous endormîmes profondément, il y avait long-temps que nous n'avions passé une nuit plus calme, nous avions toujours tremblé, tant que le sort nous avait placé parmi ce qu'on appelle les honnêtes gens; nous étions en paix avec des Bohémiens.
Dès qu'il fut jour, notre charmante hôtesse et ses compagnes ayant allumé du feu, elles firent chauffer du vin et des bouillons, nous en présentèrent, en nous demandant si nous avions bien pu reposer tranquillement parmi eux, nous répondîmes à leurs caresses, nous les remerciâmes de leur honnêteté, et le chef qui revenait de patrouilles, s'étant fait donner en rentrant une rotie au sucre, nous demanda ce qu'il pourrait faire maintenant pour notre service; permettez, dit Clémentine, qu'avant de vous répondre, je consulte un instant mon amie, et aussitôt, pour nous laisser plus libres, ils se mirent tous à l'écart.
Doutes-tu un instant, me dit Clémentine, que le ciel, aux inspirations duquel tu ajoutes tant de foi, nous ait fait tomber ici, dans d'autres vues que celle d'y trouver de l'adoucissement à nos maux, et après toutes les honnêtetés de ces bonnes gens, consentirais-tu à les quitter? —Quelque répugnance que j'éprouve à me trouver en telle compagnie, répondis-je, il est certain que s'ils vont à Madrid, le plus court est pour nous de les suivre, mais s'ils s'en détournent, . . . je l'avoue, . . . je ne les accompagnerais qu'avec peine; j'aspire autant que toi, sans doute, à revoir Madrid, reprit Clémentine, je me flatte d'y retrouver ma mère et des connaissances, je jouis de l'idée de t'y être utile. Ainsi nos intentions étant à toutes deux les mêmes, il faut demander à ces gens-ci, ce qu'ils deviennent, et nous régler d'après cela.
Nous les rabordâmes; êtres sensibles et hospitaliers, leur dis-je, vous qui avez daigné accueillir notre misère, vous chez qui, nous avons gracieusement trouvé ce que la société injuste qui vous condamne, nous refusait aussi cruellement, nous pardonnerez-vous de vous demander de quel côté vous allez tourner vos pas?
Vers l'Espagne, me répondit le chef, nous n'avons plus de sûreté en Portugal, il nous faut changer de royaume. Eh bien! dis-je alors, serait-ce abuser de vos bontés que de vous prier de nous protéger jusqu'à Madrid, où nous espérons de trouver des secours. Jeune fille, me répondit le chef, comme nous ne voulons contraindre ni vos mœurs, ni vos préjugés, nous devons vous prévenir de nos usages, avant de vous accorder ce que vous désirez de nous. Nous ne faisons ce que vous sollicitez, pour qui que ce soit, si la personne qui le demande n'accepte d'être reçue parmi nous, de faire le même métier que nous, de vivre sous notre religion et nos lois, et de suivre, en un mot, toutes nos coutumes; à ces conditions, nous vous conduirons à Madrid; mais en nous quittant là, si c'est toujours votre intention, nous vous prévenons que si vous agissez contre nous, vous n'y serez pas en sûreté, eussiez-vous toute la ville en votre faveur; si vous nous quittez, au contraire, sans jamais parler de nous, sans jamais chercher à nous nuire, en tel endroit du monde que vous trouviez de nos bandes, vous en recevrez secours et assistance. Dans le cas où le parti que nous vous proposons ne vous convienne pas, nous allons vous composer une portugaise entre nous tous, et vous irez où bon vous semblera. Clémentine prenant aussi tôt la parole, toutes nos réflexions sont faites, dit-elle, nous ne vous quitterons qu'à Madrid, et nous sommes prêtes à entrer dans votre troupe, quand vous voudrez nous y recevoir. . . . Je ne contredis point ma compagne, mes gestes prouvèrent, au contraire, que j'approuvais ce qu'elle disait; je ne sais, mais j'étais rassurée, ces Bohémiens ne m'effrayaient nullement, il y a une sorte de conscience parmi les scélérats, qui vaut quelquefois mieux que celle de l'honnête homme, le premier n'ayant que peu de lois, respecte bien celles qu'il s'impose, l'autre en a trop pour les révérer toutes, et le relâchement qu'il se permet, ébranle à-la-fois tous ses freins. . . . Cher et brave compagnon, dis-je au chef, une seule chose m'inquiète, entre-t-il dans vos principes et dans vos usages de répandre le sang humain? Si cela est, ni elle, ni moi, ne nous associerons jamais avec vous; par Lucifer, dit le chef, un peu courroucé, apprenez, filles de Dieu, que nous ne détruisons jamais l'ouvrage de la nature, nous laissons aux prêtres, aux gens de loi et aux souverains, toute l'atrocité de ce crime; une partie de notre haine pour eux, vient du sang-froid avec lequel ils se livrent journellement à ces horreurs; nous vous permettons de verser notre propre sang, la première fois que vous nous en verrez répandre d'autre que celui des animaux qui nous sustentent. Eh bien! dis-je, touchez-là, brave ami, nous sommes à vous, regardez-nous comme vos sœurs, et recevez-nous quand vous voudrez, nous sommes prêtes à tout, aux deux seules conditions, de conserver notre honneur intacte, et de ne jamais souiller nos mains de sang. —Accordé, s'écria la troupe entière. —Un moment, dit le chef, avez-vous réfléchi qu'il faut faire abjuration? Nous adorons le diable, et nous ne croyons pas en Dieu, nous servons l'un, nous injurions l'autre, il y a des cérémonies très-fortes, dont nous ne vous exempterons pas. —Offensent-elles la pudeur, m'écriai-je. —Elles n'absorbent que le préjugé, dit le chef, elles n'attaquent et n'outragent que des chimères, et laissent en repos toutes les vertus. . . . Nous ferons tout, nous ferons, dit Clémentine. . . . Tu l'entends, je réponds pour toi, Léonore; je cesse d'être ton amie, si tu me fais jurer en vain; ne refusons pas ce que la fortune nous envoie, de crainte de heurter quelques méprisables dogmes qui ne nous ont pas nourries quand nous avons eu la bêtise de les encenser. . . . Vas, dis-je à mon amie, tu me détermines, pourquoi le crime emprunte-t-il les charmes de la bienfaisance pour nous séduire et pour nous captiver. . . . Ô! vous société que je délaisse, pourquoi ne m'avez-vous présenté que des fers quand je vous servais par des vertus. Ce sont les épines que vous avez semées sur mes pas, qui m'ont contrainte à me séparer de vous; votre ingratitude entr'ouvre l'abîme où mon désespoir me précipite; et si j'offense les loix divines ou humaines, c'est l'abandon de Dieu et la méchanceté des hommes qui m'ont entraînée dans mes erreurs.
La troupe partit le lendemain au nombre de huit femmes et de six hommes. Essayons de vous donner, maintenant, une légère idée des personnages les plus remarquables de cette société: dona Cortillia, dont j'ai déjà parlé, était la doyenne des femmes; elle paraissait âgée de quarante ans; elle était belle, fraîche, les yeux extraordinairement vifs et assez bien faite, quoique peu grande; Castellina était la plus jolie des six, elle avait seize ans, la taille leste et bien prise, une peau assez blanche pour résister au hâle perpétuel où l'exposait son métier; de très-beaux yeux, cheveux châtains, les yeux bruns et très-animés, l'air de l'intérêt et de l'innocence dans la phisionomie, emblêmes sûrs de toutes les qualités de son cœur: elle était fille de Brigandos, chef de la compagnie, et avait un frère dans la troupe d'environ vingt ans, taillé comme Hercule, et la figure la plus agréable et la plus animée: on l'appelait Rompa-Testa, c'était un de nos meilleurs et de nos plus braves soldats, le même que nous avions trouvé endormi et qui nous avait introduit dans la masure; une petite fille de treize ans, nommée Florentina, brune, espiègle, spirituelle et vive, était après Castellina ce que l'assemblée de ces dames offrait de plus joli; elle avait été enlevée à quatre ans chez un curé, auprès de Coïmbre, qui ne l'élevait peut-être pas pour un plus saint métier que celui qu'elle faisait, et elle étoit dressée depuis cet âge aux exercices journaliers de la bande, qu'elle remplissait avec autant de légèreté que d'intelligence; il ne lui fallait pas deux secondes pour enlever un bijou de la poche du plus méfiant des hommes: passait-elle dans un village il n'y avait pas de chien barbet qui pût saisir une poule avec autant de vîtesse; la prendre, l'étouffer et l'accrocher, sous ses cotillons, était pour elle l'affaire d'un clin d'œil, et elle jabottait toujours si bien en agissant que le plaisir qu'on avait à l'entendre empêchait qu'on ne vît ses actions: elle était à-la-fois l'élève et la favorite de Cortillia. Le reste des hommes et des femmes, que je ne vous peins point, était de vingt à trente ans, et tous possédaient à-peu-près également de la taille, de la fraîcheur, de l'adresse et de la santé.
Jusqu'au grand jour nous marchâmes en troupe, ce fut alors que le chef s'approchant de Léonore et de moi: nous allons suivre le cours du Tage jusqu'aux portes de Madrid, nous dit-il, la route est un peu plus longue, mais elle est moins fréquentée; on trouve chaque soir, ou de petits bois toufus sur la rive, ou des îles au milieu du fleuve, qui nous fournissent des retraites sûres; nous nous séparerons dès que le soleil va paraître, mais mon fils sera toujours à vingt pas devant nous; vous n'aurez qu'à le suivre, l'appeler quand vous voudrez vous reposer, lui faire signe quand vous voudrez vous remettre en marche; il vous menera tout droit où nous devons coucher ce soir: c'est une caverne, au fond d'un bois, presque baignée par la rivière, et qui n'est connue que des bêtes fauves et de nous. Mes camarades et moi quitterons la route à une lieue d'ici et nous arriverons au même gîte par des chemins plus détournés: tel est l'endroit où nous vous recevrons; il disparaît après ces mots. Tout se passa comme il avait été convenu; nous fîmes environ six lieues, et nous nous retrouvâmes le soir dans la caverne indiquée, où Brigandos ordonna tout pour notre réception; nous étions prévenues d'une partie des cérémonies qui s'observaient en pareil cas. Clémentine ennemie déclarée de tous les dogmes du christianisme, se faisait une fête de l'occasion qui lui était présentée de les accabler du mépris que son cœur nourrissait pour eux; je ne voyais pas tout-à-fait comme elle sur ce qu'on allait exiger de nous; non que ma crédulité fût plus étendue: je vous ai fait sur cela ma profession de foi; mais il me restait un fonds de préjugé que je craignais de n'avoir pas la force de vaincre.
Ils tiennent à la pudeur infiniment plus qu'on ne croit dans notre sexe, ces préjugés insurmontables. Le ridicule usage où sont les hommes de prononcer sur les mœurs d'une femme, en raison de ses opinions religieuses, fait que presque toutes celles qui sont sages, quoique philosophes, n'osent convenir des progrès de leur esprit. Qu'y a-t-il donc de commun entre les mœurs et les opinions? Eh quoi! il faut être taxée de libertine parce qu'on ne peut admettre une infinité de fables qui choquent le bon sens? Ah! qu'on me permette de le dire, la différence est bien plus grande entre le libertinage et l'impiété, qu'entre ce même libertinage et la superstition; on se livre à tout quand on est sûre d'être à l'abri du reproche, sous le manteau sacerdotal; mais celle qui n'aime la vertu que pour la vertu même; qui ne la sert que parce qu'elle enflamme son cœur; celle qui marche toujours à découvert, et dont l'ame se lit sur les traits du visage, ne se précipitera pas dans des erreurs qu'elle serait dans l'impossibilité de cacher.
M'objecterez-vous les flammes de l'enfer? qui sait les pallier comme la dévote? à force de les adoucir, elle les brave, et ce frein est bientôt aussi nul à ses yeux qu'à ceux de son adversaire; l'habitude de pouvoir pécher en paix, entraîne en un mot l'une à tous les égaremens que ses passions lui dictent; l'autre qui s'est accoutumée à ne jamais rien se permettre, uniquement contenue par les lois de son cœur et par les principes de sa raison, n'imagine point de les enfreindre.
Les cérémonies commencèrent; c'est ici où j'aurais grand besoin que vous me dispensiez des détails. . . . On nous soumit d'abord à cette pratique en usage au Japon, quand les Hollandais veulent pénétrer dans les villes. . . . On ne s'en tint pas là. Un symbole plus respecté des catholiques, un gage bien plus sacré de leur culte, nous fut également offert; et sur ce dernier objet, dont le respect au fond n'est que local, on exigea bien plus que sur l'autre. Tous deux bientôt nous furent représentés à-la-fois, et il fallut en venir alors aux marques du mépris le plus outrageant et les mieux constatées; à celles enfin, dont l'excès ne laisse plus de possibilité au retour. . . . On n'imagine point avec quel flegme, . . . avec quelle hardiesse, . . . avec quel dédain les femmes de notre troupe nous donnèrent l'exemple; . . . avec quelle sécurité Clémentine l'imita. . . . Je tremblai d'abord, je l'avoue, on se moqua de moi; . . . on me dit que des choses grossières ne pouvaient envelopper l'être immatériel: . . . on me dit qu'un Dieu ne pouvait être ni représenté dans une image, ni contenu dans un oubli, et que rien de ce qui était matériel ne pouvait mériter d'hommage, sans que le culte n'en devînt idolâtre. —Je m'enhardis, . . . j'exécutai, et n'en ai jamais eu de remords; ce qui suivit m'inspira un peu plus d'effroi. Dans le premier cas on ne faisait qu'agir, . . . il fallait parler dans l'autre. Vous comprenez qu'il s'agissait de l'abjuration: les mots en étaient effrayans; le sens des derniers était le vœu de son ame et de son corps à l'être infernal. Dès que nous eûmes fini, on ouvrit une fosse au milieu de la caverne, et nous nous prosternâmes tous autour, en répétant les paroles du chef, qui étaient une formule d'adoration au diable. La prière finie, Brigandos nous demanda, 1°. Si nous jurions d'être fidèles aux points de doctrine que nous venions d'adopter? 2°. Si nous nous engagions à ne point révéler ce que nous ferions ou ce que nous verrions faire? 3°. Si nous ne reviendrions jamais au culte que nous venions d'abjurer? 4°. Si c'était du fond du cœur que nous anéantissions toute idée de l'Être-Suprême, pour ne plus révérer que celle du démon; 5°. Si nous étions bien décidées à nous approprier le bien d'autrui, toutes les fois que nous en trouverions l'occasion? 6°. enfin, . . . et voici, sans doute, ce qui m'étonna le plus:—si nous protestions de secourir toujours le faible envers le fort, et d'adoucir la situation de tous les infortunés que le hasard offrirait à nous; nous promîmes tout.
Un repas splendide suivit notre réception; il y régna une gaieté honnête, . . . et pas le moindre mot, . . . pas le moindre geste qui pût nous donner la plus légère inquiétude sur la décence où l'on s'était engagé envers nous.
Le lendemain nous décampâmes comme à l'ordinaire; la marche de ce jour fut comme celle du précédent. Brigandos nous promit de nous mettre incessamment au fait de la morale, des coutumes des mœurs et du fond de la religion des Bohêmiens. Notre station, ce soir-là, était au milieu du fleuve même, dans une petite isle inabordable, et toute remplie de bois. Là, pendant qu'on préparait le souper, le chef voulant nous tenir parole sur les explications qu'il nous avait promises, nous tint à-peu-près le discours suivant:
Fin de la cinquième Partie.
[Footnote 1. Canal qui conduit de Padoue à Venise, et dont les rives sont couvertes des campagnes superbes de la noblesse vénitienne.]
[Footnote 2. Il n'étouffe pas les sentimens de la nature, mais il entraîne à l'égoïsme, les désirs du libertin, presque toujours en contradiction avec les devoirs sociaux, et se trouvant dans son ame d'après les principes qu'il s'est fait infiniment plus fort que ces devoirs, il les anéantit, mais il n'a point étouffé la nature, il n'a fait que céder à l'égoïsme. Cet axiome général ne va pourtant pas à ce cas-ci, où Fallieri ne fait ou n'écrit qu'une noirceur gratuite.]
[Footnote 3. Ptolémée pensait que c'était de ce lac d'où sortait le Nil; quelque foi que l'on doive ajouter au récit des voyages de Léonore, qui ne paraissent pécher en aucune circonstance, il serait pourtant possible qu'elle se trompe sur les Sources du Nil, dont aucuns détails réels ne nous sont encore parvenus.]
[Footnote 4. On doit se rappeler ici la Mithologie de ces peuples, détaillée par Sarmiento.]
[Footnote 5. La portugaise vaut 40 livres.]
[Footnote 6. La pistole courante est de 21 livres.]
[Footnote 7. Ce sont des gens de la Galice, qui font à Lisbonne le métier de porte-faix, de ramoneurs, etc.]
[Footnote 8. Cette auberge et la précédente étaient, lorsqu'on écrivait, les deux meilleures de Lisbonne.]
[Footnote 9. Le portrait n'est pas chimérique, peut-être d'autres polices que celle de Lisbonne en ont-elles offert l'original. Voyez le mot Sartine, au dictionnaire des grands coquins.]
[Footnote 10. La plus basse monnaie de Portugal, il en faut 6400 pour faire 42 liv. 12 s. 6 d.]
[Footnote 11. La demie portugaise vaut environ 20 liv.]
[Footnote 12. La cruzade vaut à-peu-près 3 liv.]
[Footnote 13. Environ quinze sols de France; c'est le quart de la cruzade d'argent.]
[Footnote 14. Quelques lecteurs vont dire: —voilà une bonne contradiction. On a écrit quelque part avant ceci, qu'il ne fallait pas changer souvent les ministres de place: ici l'on dit tout le contraire. Mais ces vétilleux lecteurs veulent-ils bien nous permettre de leur faire observer que ce recueil épistolaire n'est point un traité de morale dont toutes les parties doivent se correspondre et se lier; formé par différentes personnes, ce recueil offre, dans chaque lettre, la façon de penser de celui qui écrit, ou des personnes que voit cet écrivain, et dont il rend les idées: ainsi, au- lieu de s'attacher à démêler des contradictions ou des redites, choses inévitables dans une pareille collection. Il faut que le lecteur, plus sage, s'amuse ou s'occupe des différens systêmes présentés pour ou contre, et qu'il adopte ceux qui favorisent le mieux, ou ses idées, ou ses penchans.]
[Footnote 15. Autre vertu inconnue des gens du monde: qu'un infortuné raconte ses malheurs, à peine lui accorde-t-on un instant d'attention; à peine un seul cœur s'ouvre-t-il pour recueillir ses plaintes; il semble que l'homme heureux s'irrite à la peinture du malheur des autres; l'assurer, lui prouver qu'il peut devenir tel, est une espèce d'offense qu'on fait à son orgueil, dont il se venge tout de suite par de la froideur ou de la distraction.]
ALINE ET VALCOUR,
OU
LE ROMAN
PHILOSOPHIQUE.
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TOME III. ________________________________________
SIXIÈME PARTIE.
[Illustration: Le ciel est-il juste quand il abandonne la vertu à de si grands tourments? . . . ]
ALINE ET VALCOUR,
OU
LE ROMAN
PHILOSOPHIQUE.
Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France.
ORNÉ DE SEIZE GRAVURES.
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À PARIS, Chez la Veuve GIROUARD, Libraire maison Égalité, Galerie de Bois, n°. 196.
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1795.
Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,
Cum dare conantur priùs oras pocula circum
Contingunt mellis dulci flavoque liquore,
Ut puerum ætas improvida ludificetur
Labrorum tenus; interea perpotet amarum
Absinthi laticem deceptaque non capiatur,
Sed potius tali tacta recreata valescat.
Luc. Lib. 4.
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ALINE ET VALCOUR.
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SUITE DE LA LETTRE XXXVIIIe,
Déterville à Valcour.
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SUITE
DE L'HISTOIRE DE LÉONORE.
Quand les Bulgares inondèrent l'Orient, tous ne s'établirent pas dans les différentes provinces qu'ils trouvèrent à leur bienséance ou qu'ils conquirent sur les empereurs de Constantinople; une grande partie préférant la vie vagabonde à toute autre, remontant vers le Nord, se dispersa dans les forêts des Gaules, inonda les rives du Rhin et du Veser, pendant qu'un autre essaim descendant au Midi, peupla les bords du Tage, et s'étendit jusqu'aux colonnes d'Hercule; presque tous étaient imbus des principes du manicheïsme, ou ils les répandirent dans les provinces dans lesquelles ils se fixaient, ou ils les portèrent dans leurs voyages. Tel est le peuple auquel nous devons l'existence; et c'est sa religion épurée que vous nous voyez suivre. Nous croyons qu'il y a un être dans la nature qui dirige tout; mais cet être quelconque que nous admettons pour souverain moteur, comme nous lui voyons faire plus de mal que de bien, nous ne pouvons le regarder que comme un être cruel et méchant; or, vous avez donné le nom de diable à l'être que vous considérez ainsi; nous en faisons autant pour nous accommoder à vos principes. Dans le fond, cet être moteur admis par nous, est le même que le vôtre. —Considéré sous d'autres rapports; vous le croyez bon, nous le croyons méchant; vous avez la faiblesse de croire que tout est l'ouvrage d'un dieu intelligent, plein de grandeur et de vertus, plus sage que vous sur cet article, mais contraint comme vous à reconnaître un être actif pour créateur de ce qui existe. Comme tout ce que nous voyons n'est que vice et qu'imperfection, nous ne pouvons l'attribuer qu'à un être faux, traître et féroce qu'il faut calmer par des prières, et auquel il ne faut jamais rendre aucun acte de grace, parce que le bien qui nous arrive est notre ouvrage, et qu'il n'y a que le mal qui soit le sien; ce n'est donc pas dieu que nous vous avons fait abjurer, ce sont seulement les qualités d'un dieu bon, parfaitement insupposables, et les superstitions catholiques, trop opposées à la raison pour pouvoir être un instant reçues. Tout ce que vous avez fait hier ne porte que sur cela; ainsi vous n'avez point renié dieu comme on nous accuse de le faire à nos catécumènes, vous êtes seulement convenu avec nous, qu'un monde imparfait ne pouvait être l'ouvrage que d'un être imparfait, que l'être parfait était une chimère dont l'érection était impossible au centre de l'imperfection. Venons à nos mœurs.
Nous nous permettons le vol et l'inceste, voilà les seuls délits que nous tolérions parmi nous, quoiqu'on nous soupçonne de beaucoup d'autres, auxquels nous ne pensons seulement pas.
Avons-nous tort de nous permettre le vol? Les loix de la propriété ne sont- elles pas dans la nature? Dès que cette nature nous a tous créés égaux, nous a donné à tous les mêmes sens et les mêmes besoins, de quel droit divin ou naturel un homme doit-il être plus riche qu'un autre? n'est-il pas clair que la propriété n'est qu'une lésion que le fort s'est permis sur le faible et que doit corriger celui-ci autant qu'il est en son pouvoir? Or, quel crime peut-il commettre en rétablissant les choses dans l'ordre où les a créé la nature. Nos ancêtres en venant des Palus-Méotides, et s'appropriant les provinces voisines qui étaient à leur bienséance, n'étaient comme nous que des voleurs; ils n'étaient guidés comme nous que par l'intention toute simple d'établir l'égalité, et de donner à celui qui avait moins, un peu du trop de l'autre. Reconnoissant pourtant le tort que nous avons eu de nous priver de nos forces en nous dispersant ainsi par petites troupes; l'injustice d'employer la violence pour ravir les possessions d'autrui, et pleinement convaincus du mal qu'il y a à répandre le sang des hommes, nous nous contentons de la filouterie, nous n'employons jamais que l'adresse pour corriger les torts de la fortune [1].
Nous nous permettons l'inceste, cela peut-il être autrement parmi un peuple dispersé, qui ne veut et ne peut s'allier qu'avec lui-même, qui nous donnerait des femmes si nous ne prenions celles de nos familles? Il faudrait donc en enlever, cela nous arrive bien quelque fois, mais le mal n'est pas bien plus grand?
L'inceste est d'institution humaine et divine. Les premiers hommes durent nécessairement s'allier dans leurs familles. Les loix et les constitutions de certains gouvernemens doivent faire défendre l'inceste comme d'autres doivent le tolérer. Par lui-même il est indifférent, il ne peut offenser que les loix politiques, mais il ne blesse en rien le pacte social, il établit plus d'union dans les familles, il en double et resserre les liens, peut-être même accompagne-t-il mieux que tout, les véritables loix de la nature.
N'imaginez pas au reste que le libertinage entre pour rien dans les motifs qui nous font tolérer ces alliances illicites selon vous, et pourtant autorisées par l'ancienne loi; quelqu'étendue que cette loi fût sur cet article, nous la restreignons parmi nous. Nous permettons les alliances où l'égalité d'âge semble être une preuve de la permission qu'en donne la nature. . . . Jamais un père n'épouse sa fille, jamais un fils ne souille le lit de sa mère [2].
Nous faisons encore, j'en conviens, quelqu'autres mauvaises actions, nous employons des simples dangereux; mais c'est notre commerce, c'est notre façon d'attirer à nous des biens qu'on ne nous donnerait sûrement pas sans cette ressource, et avec des êtres méchans, il faut bien être méchant pour vivre, il y a trop de risque d'être seul bon dans un siècle absolument pervers. Les maléfices que nous nous permettons avec nos secrets, consistent d'abord dans quelques maladies vétérinaires: lorsqu'une compagnie de maltotiers nous soudoie, par exemple, pour mettre la cherté sur un genre de bestiaux quelconque. En rendant cette espèce rare, nous faisons la fortune de l'accapareur, et nous vivons; car, remarquez-le bien, nous n'aspirons qu'à vivre, et c'est la première de toutes les loix. —Nous ne desirons plus rien au delà des besoins de la vie, quand nous avons assez, nous nous reposons. —Nous faisons la charité quand nous avons trop. La seconde espèce de mal que nous tolérons parmi nous avec les simples dont nous avons la connaissance, est de composer un puissant soporatif. De la graine du stramonium et de celle du pavot; nous obtenons une poudre dont l'effet somnifère est de mettre en notre disposition le possesseur des effets que nous voulons voler; mais nous n'empoisonnons jamais personne, nous ne procurons jamais d'avortemens, nous ne jetons point de sort, nous ne formons point de conjurations, nous disons la bonne aventure. —Cet art est sans inconvénient. Par la nécromancie, nous évoquons les ames des morts, de toutes les façons de dévoiler l'avenir aux hommes; celle-là fut la plus accréditée. Toutes les nations croyaient qu'on pouvait évoquer les mânes, c'était une suite du système de l'immortalité de l'ame [3]. Le onzième livre d'Homère est appelé la nécromancie parce qu'Ulisse descend aux enfers pour y consulter l'ame des morts. Dans la tragédie des Perses du poëte Eschille, l'ame de Darius, père de Xercès, est évoquée et vient déclarer à la reine Atossa tous les malheurs qui la menacent.. Vous connoissez les évocations de l'Énéide et celles de l'écriture sainte. —La géomancie nous donne l'art de deviner par les signes de la terre; ce secret-ci nous vient des Arabes; l'hidromancie nous apprend à deviner par l'eau; l'acromancie par les signes de l'air; la piromancie par ceux du feu; la lécanomancie, par l'usage d'un bassin; la chiromancie, par l'inspection des mains; la métoposcopie, par celle des signes du front; la cristalomancie, par le secours du verre ou du miroir. Cirile de Jérusalem au traité de l'adoration, dit que de son tems on évoquoit aussi les spectres. La cléromancie n'a recours qu'au sort; la bibliomancie est l'art de deviner par les livres; la céphalomancie par le moyen de la tête d'un âne; la capnomancie par la fumée; la botanomancie par les simples, la lictiomancie par les poissons, la dactylomancie par des anneaux.
Qu'il entre ou non dans tout cela de la superstition, mes amies, toujours est-il que nous rencontrons souvent juste, nous vous convaincrons ou par l'expérience, ou par l'étude de ces arts quand vous le jugerez à propos.
On nous accuse d'enlever des enfans qui deviennent ensuite des victimes de prostitution. —Cela est vrai, mais quels enfans dérobons-nous? Ou de malheureux orphelins délaissés, ou des enfans de pauvres qui ne peuvent que gagner au change; nous les gardons souvent avec nous, et dans ce cas, leur sort devient assurément meilleur qu'il ne l'aurait été dans la maison paternelle. C'est l'histoire de Fiorentina, elle fait ce qu'elle veut avec nous, elle est la favorite de notre doyenne, et elle serait peut-être morte aujourd'hui si elle fût restée chez son père, le plus pauvre des paysans de la Biscaiye, qui hors d'état de la nourrir, n'a pu qu'être content de sa perte. Notre conscience est donc en paix sur cet article, bien sûrs qu'un petit mal est toujours permis lorsqu'il s'agit de procurer un grand bien [4].
Quoi qu'il en soit, notre métier, sans doute, nous oblige à de grands écarts, mais les attraits de la vertu n'en sont pas moins toujours respectés de nos cœurs, ils nous enflamment, et nous nous y livrons autant qu'il nous est possible, nous avons souvent rendu des vols faits à de pauvres gens; nous avons racheté des prisonniers pour dettes; nous avons soulagé la veuve, secouru l'orphelin, adouci le sort de l'infortuné; nous vous avons fait jurer de le faire, et nous vous en donnerons souvent l'exemple.
Dès que Brigandos eut fini de parler, Cortilia lui dit que le souper était prêt. Nous nous mîmes à table, et partîmes dès le lendemain. Nous nous rassemblâmes à l'heure du dîner, dans un assez gros bourg où nos gens vendirent au peuple des ceintures d'herbes, composées d'aconit, pour les maux de cœur; d'orchis, pour remédier à l'impuissance; de palma-christi, pour les maux de jointures; de dentaire, pour les maux de bouche; et de colutée, pour les maux de vessie. Dona Cortilia dit la bonne aventure à tous ceux qui se présentèrent; Clémentine à qui l'on avait prêté une guitare, la pinça agréablement, et nous dansions Castellina et moi, en jouant du tambour de basque; pendant ce tems, nos hommes s'égaraient dans les granges, et gagnaient les devants; ils firent ce jour-là de si bonnes captures, que lorsque nous nous réunîmes le soir, ils nous montrèrent plus de provisions qu'il n'en eût fallu pour quatre troupes comme la nôtre. Fiorentina qui n'avait pas toujours dansé, montra plein ses poches de bagues, de mouchoirs et d'autres effets qu'elle avait adroitement dérobé, et s'attira par ces superbes œuvres les louanges de la brillante assemblée.
Comme il fallait bien, ne volant pas, que nous distribuassions au moins quelque chose Clémentine et moi, on la chargea, elle, de la poudre de simpathie, composée de vitriol, des gommes tragaçantes et arabiques, mêlées aux vulnéraires et aux astringens; et moi, des somnifères dont je vous ai parlé tout-à-l'heure. Le lendemain dans une petite ville où nous nous arrêtâmes, nous vendîmes beaucoup de nos drogues; les malades s'adressaient à mon amie, les amants venaient à moi; je leur donnais de quoi fermer les yeux de leur argus, et nous recevions un argent immense. On demanda Rompa-Testa qui se demenait sur la place, s'il possédait la chandelle de Cardam, composée de chair humaine, et qui sert à découvrir des trésors. —La plus pure, dit- il, en en distribuant de communes qu'il venait de dérober en passant dans la maison voisine, allumez cela, criait-il, et suivez seulement la trace de la lumière, vous serez entraîné comme malgré vous vers les trésors que vous dérobent les entrailles du sol; un de nos gens qui avait de la poudre de mandragore, en vendit énormément, et notre journée fut des meilleures [5].
Nous étions au dixième jour de notre voyage, prêts à quitter les frontières de Portugal, et nous marchions alors tous ensemble sur la grande route, lorsque nous rencontrâmes dans une charrette un homme et une femme, liés dos à dos et conduits par deux alguasils à cheval. —Alte-là, dit au charretier le chef de notre troupe; puis s'adressant aux gardes, où menez-vous ce couple infortuné, camarades, continua Brigandos, d'une voix de tonnère. —Où tu seras bientôt, scélérat, répondit l'alguasil, et où je te menerais toute à l'heure, si j'avais du monde avec moi. —Frère, répondit notre héros, en prenant le cavalier par la jambe, et le renversant à dix pas de son cheval, ce n'est pas ainsi que l'on répond quand on a un peu de civilité dans les manières; va t'en convaincre dans le ruisseau, et souviens-toi de te mieux exprimer à l'avenir. Pendant ce compliment Rompa-Testa, ayant démonté l'autre cavalier, en lui assénant un nerveux coup de poing sur la poitrine, aidait à ses camarades à détacher les liens des deux prisonniers et à les faire évader au plutôt. L'opération faite, nos gens s'emparèrent des deux alguasils à demi fracassés de leur chûte, et les fixèrent sur la charrette dans la même attitude où venaient d'être les deux fugitifs, puis Rompa-Testa et Brigandos s'élançant sur les chevaux des deux gardes; marche, dit notre chef au charretier, destiné à mener deux coquins aujourd'hui, tu vois bien que tu ne te trompes que d'habits. —Et vous, enfants, continua-t-il en s'adressant aux alguasils, comment vous trouvez-vous là? —Pas trop bien, répondit l'un d'eux. —Vous y mettiez pourtant votre prochain, dit Brigandos. Barbe de Belzébut, voilà donc quels sont ces scélérats; ils veulent se mêler de faire la justice, et ils enfreignent la plus sainte des loix de la nature. Nous avançâmes; nous eûmes bientôt attrapé les deux fuyards. Tenez, leur dit notre chef en leur faisant présent des deux chevaux, voilà pour vous sauver plus vite; mes amis, quand vous raconterez votre aventure, vous direz que d'honnêtes gens vous menaient à la mort, et que des coquins vous rendent à la vie. Adieu.
Indépendamment des vices dont le chef était convenu vis-à-vis de nous, il en régnait dans notre troupe quelques-uns de secrets, dont le peu d'importance avait sans doute empêché notre instituteur de nous parler; de ce nombre était la manie singulière qui faisant trouver à une femme autant, et souvent bien plus de plaisir dans son propre sexe qu'avec les hommes, la détermine à ne choisir que parmi ses compagnes les agens de son libertinage, goût triste et solitaire sans doute, mais qui n'a nul espèce d'inconvéniens, dépravation légère, qui n'apporte aucun tort à la société, dont l'acte est bien moins dangéreux que le désordre qui naît du mélange des sexes, et qui, s'il ne donne rien à la nature, lui ravit au moins bien peu de chose. Du nombre de ces femmes était Dona Cortilia, et j'étais devenue le malheureux objet de sa passion, elle ne put tenir à me l'a déclarer; elle était prête, disait- elle, à me sacrifier Fiorentina qu'elle aimait avec fureur. . . . Il n'y a rien qu'elle ne fît pour moi. . . . Il était impossible d'exprimer jusqu'où se portait sa délicatesse, jamais la célèbre Sapho n'en mit autant avec Démophile, la fleur que j'avais touche lui devenait chère, elle la baisait mille fois, et la laissait mourir sur sa gorge, si je lui permettais de me rendre des soins; je lui préparais des jouissances; ses pleurs coulaient si je lui ravissais ces innocens plaisirs. —Je ne te demande point de retour, me disait-elle quelquefois avec cette chaleur, avec ce raffinement de sensibilité qui caractérise si bien les femmes de ce goût. . . . —Non, Léonore, je ne t'en demande point, je ne te conjure que de te laisser aimer; ne rejette pas les sentimens de mon cœur, et ne m'humilie pas au moins si tu ne veux pas me rendre heureuse. —Ensuite elle se jettait à mes pieds, elle les baisait, elle inondait de ses larmes la terre qu'ils venaient de fouler; si j'enflammais d'un mot sa coupable espérance, les roses de son teint se ranimaient, le rire s'épanouissait sur ses lèvres. Si, plus livrée au dessein formel où j'étais de ne la point satisfaire, qu'à la politique qui souvent me forçait à feindre, je la suppliais de ne plus me parler de ces choses, le souffle brûlant du midi qui dessèche le sein de l'œuillet ne le flétrit pas plus sensiblement que mes duretés n'altéraient son visage; elle se retirait confuse. —La rappelais-je, elle retombait à mes pieds, et jamais peut-être où la conformité fut entière, le sentiment ne fut plus délicat [6].
Cependant mes résistances invincibles la contraignirent à se venger; elle crut assurer sa victoire en piquant mon orgueil; elle attaqua Clémentine, y trouva plus de facilité, et ne fit naître en moi d'autres sentimens que de la pitié pour toutes deux. Mon ardente compagne, le sang brûlé long-tems sous la zône, sans principes comme sans vertu, et qui ne devoit qu'à mes conseils et à mon amitié d'avoir été préservée de corruption jusqu'alors, ne tint pas aux sollicitations de la bohémienne. Cette liaison qui prit d'abord avec la plus grande violence, me donna pourtant toutes les inquiétudes de l'amitié et quelqu'autres qui n'étaient relatives qu'à moi; j'étais fâchée de voir ma compagne engagée dans ce désordre. Je connaissais assez la chaleur de sa tête, pour craindre qu'une telle intrigue, en amusant à la fois son tempérament et son cœur, ne la fixât pour jamais avec ces bandits. Si cela arrivait, me tiendrait elle les promesses qu'elle m'avait faites . . . Quitterait-elle la troupe avec moi quand nous serions à Madrid, et me procurerait-elle dans cette ville les secours qu'elle m'y avait assurés?
Elle se douta dès le second jour du chagrin que tout cela me donnait; elle me pria d'être tranquille, et me jura qu'un instant d'oubli où la tête seule avait part, n'altérait jamais les sentimens de son cœur. Je me rassurai, mais la société où je me trouvais ne m'en parut que plus affreuse; je ne tenais pas à l'idée de m'y voir entièrement isolée, et mes larmes coulaient souvent en silence.
Clémentine, assez mon amie pour ne pouvoir tenir au tourment qu'elle me donnait, se sépara insensiblement de Cortilia et revint à moi plus tendre et plus fidèle que jamais. Je vous ai raconté de suite le commencement et la fin de cette incartade, pour n'avoir plus à y revenir. Reprenons maintenant le fil de notre route.
Nous venions d'entrer en Espagne, lorsqu'à quatre lieues d'Alcantara, suivant un sentier sur le bord du Tage, qui devait nous conduire à notre solitude du soir; Castellina qui était à notre tête, entendit geindre dans un fossé à gauche du chemin, elle y vole, et nous appelant aussi-tôt; nous voyons un malheureux percé de plusieurs coups de poignards et noyé dans son sang. Je dois cette justice à cette malheureuse fille, elle eut seule l'honneur de la belle action; quelqu'unes de nous se détournèrent avec horreur; d'autres moins susceptibles de sensibilité, poursuivirent indifféremment leur route. La seule Castellina soulève le blessé, l'asseoit contre un arbre, coupe les linges de ses propres vêtemens, les enduit d'un beaume souverain, bande les plaies, ranime les forces du moribond, lui fait reprendre connaissance et le rend à la vie.
Restez-là, mon ami, lui dit-elle dès que cela est fait; ne cherchez nul autre secours, je vais à une demie lieue d'ici trouver des hommes plus forts que nous, qui vous porteront dans notre demeure et qui achèveront de vous soulager. Elle dit, et s'élance pour avertir nos compagnons qui marchaient fort en avant de nous.
Un tel trait, ce me semble, honore bien le cœur de cette fille, et quand la vertu se montre avec tant de puissance dans des ames aussi corrompues, ou il faut plaindre un pareil sort, ou il faut croire que cette corruption qui s'unit à tant de qualités, pourrait bien n'être qu'idéale.
Le conseil se tenait quand nous arrivâmes, on loua fort la fille du chef, de l'action qu'elle venait de faire, et on détacha sur-le-champ deux hommes pour aller chercher le blessé. Pendant ce tems les femmes lui préparait un lit dans notre habitation; mais Brigandos, quoique lui-même eut donné l'ordre de secourir cet infortuné, témoignait pourtant de l'inquiétude. J'écoute plus ma pitié que ma raison, nous dit-il, si cet homme est la victime d'un forfait, on en recherche sans doute les auteurs, et dans cette supposition, que ne risquons-nous pas à le voir peut-être mourir dans nos mains? —Et puis, je ne sais de certains pressentimens qui ne m'ont jamais trompé, me disent que j'ai tort d'accorder tant de faveurs à ce misérable. N'importe, continua Brigandos en le voyant venir, sa seule vue m'intéresse, bannissons ces craintes et n'écoutons plus que le sentiment délicieux qui nous fait trouver tant de plaisirs à soulager nos semblables.
Le malade arriva, il n'y eut sorte de soins que nous n'en prîmes, et le lendemain, quand nous le vîmes un peu restauré, nous l'engageâmes à nous dire le sujet de sa malheureuse aventure.
«L'état de faiblesse où je me trouve, répondit cet homme, ne me permet pas de vous donner de grands détails sur l'origine des malheurs dont vous me voyez accablé; je m'appelle Dom Pedre, je suis homme de justice et chevalier de la Sainte-Hermandad, j'étais envoyé par le tribunal de l'inquisition de Madrid dont j'ai l'honneur d'être membre, pour arrêter secrètement en Portugal, un insigne fripon, accusé du crime capital de judaïser dans l'intérieur de sa maison, et lui et toute sa famille; vous concevez l'infamie d'un tel crime, et qu'un homme qui s'avise de croire encore au dieu de Moïse, ne peut être digne que des flammes. Après des ruses incroyables, je tenais enfin le circoncis; comptant trop sur ma propre force, je l'ammenais en croupe au saint-office. Il a eu l'adresse de fouiller dans ma poche, de se saisir de mon poignard et de m'en frapper sans que je pusse m'en défendre. Je suis tombé du cheval, étourdi du coup; il a sauté à terre, m'a achevé dans le ravin où vos femmes m'ont trouvé, et me croyant mort, il a monté sur mon cheval, et s'est rapidement éloigné.»
[7] Brave chevalier, dit Brigandos à notre hôte après cette narration, un peu plus de philosophie vous eût évité ces malheurs; que diable vous faisait que cet homme fût juif ou turc, et que ne le laissiez-vous en paix? —Comment un drôle qui refuse de manger du cochon? —Imbécile, ne faut-il pas avoir perdu l'esprit pour imaginer que Dieu punisse ou récompense un homme en raison des viandes qu'il aura mangées; ce sont des vertus que l'éternel exige, et non de ridicules simagrées qui font frémir le bon sens. Ami, apprend de moi que l'homme qui fait le bien est sûr d'être sauvé, quelque soit sa religion, et qu'il seroit infiniment moins dangereux de n'admettre point de dieu, que d'en supposer un qui damnerait l'homme pour avoir été plutôt d'une religion que d'une autre, parce qu'encore une fois, toutes les religions sont égales aux yeux de Dieu; il n'y a que le crime et la vertu qu'il lui soit impossible de voir du même œil. —Mais enfin il faut bien faire son métier? —Ou il faut tacher de n'en prendre qu'un honnête, ou il faut s'attacher à rendre honnête celui qui ne l'est pas. —Il est désagréable d'être chargé d'une besogne fâcheuse, mais il faut s'en tirer quand on l'a. —Ce qu'il faut, c'est être honnête, te dis-je, ce qu'il faut, c'est de laisser vivre chacun en paix, et surtout de n'arrêter personne pour lui ravir ou la liberté ou la vie, parce que de tous les métiers possibles, après le métier du bourreau, celui-là est le plus infâme et le plus digne de l'exécration publique. Patron, je fais comme toi un vilain métier, mais si je l'exerçais aussi malhonnêtement, je t'aurais enterré au lieu de te secourir, puisque tu es par état un des plus grands ennemis que nous ayons. Si donc tu eusses su allier un peu de vertu au vice de ta profession, tu aurais laissé le juif en paix, et n'aurais pas aujourd'hui la mort sur les lèvres. —Vous avez bien raison, mes amis, achevez de me soulager, je vous conjure, et de ce moment-ci, je vous proteste de quitter l'infâme métier que je fais.
Brigandos ému des remords vrais ou faux de ce coquin, étouffa ses pressentimens, n'écouta plus que la nature, et malgré tous les risques que nous courrions à demeurer dans ce lieu, et à n'y rester que pour une histoire qui par elle-même pouvait seule nous perdre, nous n'en bougeâmes pas de quatre jours. —Adieu, frère, dit Brigandos à l'homme de justice au commencement du cinquième, en prenant chacun notre route, lui à petits pas par le grand chemin, et nous par les sentiers du Tage. Adieu, rappelle-toi le service que nous t'avons rendu, et si jamais tu es pris les armes à la main contre nous, souviens-toi que tu es un homme mort. Dom-Pèdre s'éloigna, les larmes aux yeux, nous assurant ou qu'il quitterait le métier, ou que s'il lui arrivait de le continuer, nous ne trouverions jamais dans lui qu'un protecteur et qu'un ami.
Nous nous séparâmes, et étant entrés le soir de ce jour-là dans une vaste grotte, nous nous y établîmes à dessein d'y passer la nuit. Ce fut là où notre chef ayant encore quelques leçons à nous donner sur l'art de la dévination, nous tint à Clémentine et à moi à peu près le discours que je vais essayer de vous rendre.
«Ce n'est pas d'aujourd'hui, nous dit-il, que la crédulité de l'homme lui fait desirer de connaître son destin dans l'avenir, ou de deviner les choses cachées. Josué jetta le sort pour connaître le prévaricateur de l'ordre de Dieu. Cette science découvrit qui avait volé un manteau, une règle d'or et deux cents sicles. Saul consulta l'ombre de Samuël, par le moyen de la pithonisse; les histoires saintes et profanes sont remplies de ces traits; les Sibilles, les augures, les prophètes, tout cela n'était que des Bohémiens comme nous, et leur seule étude consistait comme la nôtre à prendre du présent et du passé les meilleures notions, afin d'en tirer des conséquences pour l'avenir. Voilà quelle est la base de notre art. Quand un homme veut savoir sa destinée, mettez tout en usage pour découvrir ses goûts, ses habitudes, son caractère, ses préjugés, ce dont il s'occupe pour le moment, et ce qu'il a fait autrefois. Les plus sûres inductions se tirent de ces connaissances, ce qu'un homme fait et a fait . . . il le faira, l'homme est une espèce de machine presque toujours déterminée par l'habitude. Attachez-vous principalement à multiplier vos prophéties, et ne les présentez jamais qu'à double sens; de cette manière, ou de toutes, une réussira, ou il vous sera facile d'appliquer à un des sens, ce qui aura réussi sous l'autre; en voilà assez pour vous donner de la réputation. Je ne dis pas que les sciences dont je vous ai parlé l'autre jour soient entièrement chimériques, mais ne pouvant vous en instruire à fond dans ce moment-ci, je vous mets succinctement au fait de la pratique superficielle, la seule chose qui dans le fond vous soit reellement utile, lorsque vous instruisez quelqu'un de son sort, songez surtout à éviter tous ce qui est fâcheux, par-là, vous charmerez au moins si vous ne réussissez pas. Il n'y a pas d'homme, dût-il mourir demain, qui ne soit flatté de vous voir lui donner vingt ans de vie; il n'y pas de cocus qui ne soit enchanté de vous entendre louer la vertu de sa femme; point d'avare qui n'ait l'oreille chatouillée de vous voir vanter sa bienfaisance; si vous joignez à cela l'annonce d'un trésor, vous allez le porter aux nues. Il y a une sorte d'art à mentir aux hommes, et c'est cela qu'il faut saisir, que votre imposture les flatte, ils ne vous la reprocheront jamais.
Je ne vous dirai qu'un mot des talismans, vous savez que ce sont des figures de l'invention des philosophes arabes, faites sur des pierres ou des métaux de simpathie, qui répondent à de certaines constellations [8]; le palladium des Grecs, la statue de Memnon, celle de la fortune de Séjan, les cigognes d'Apollonius, les mouches d'airain, les sang-sues d'or de Virgile, la verge de Moïse; les différentes figures de serpens consacrées dans certaines villes, tout cela n'était que des talismans; nous devons savoir ce que c'est, en raisonner, en vendre, et n'y pas croire, parce qu'il n'y a rien de surnaturel dans le monde, aucun effet qui n'ait sa cause; les contradictions qui nous embarrassent, ne sont que les caprices de l'être méchant qui ne sait jamais qu'inventer pour tourmenter les hommes, pour abuser de leur crédulité, et les conduire ainsi insensiblement à leur perte, raisons qui doivent nous faire craindre cet être, l'implorer, l'attendrir, si nous pouvons, mais le détester souverainement au fond de nos cœurs.»
Ce discours fait, nous soupâmes et partîmes suivant l'usage, de très-bonne heure le lendemain.
Il y avait environ deux heures que nous marchions; le soleil commençait à luire, et nous le voyons avec plaisir dorer de ses premiers rayons les épis ondoyans d'une magnifique pièce de bled, dont nous suivions les bords, quand nous aperçûmes tout-à-coup au coin de ce champ, deux femmes en pleurs, élevant leurs bras vers le ciel; ô! mes amis, volons, dit Brigandos, peut- être voilà-t-il une occasion de faire le bien, nous nous livrons si souvent à celles de faire le mal; il dit: et dans l'instant nous courrons à ces femmes, en leur criant de ne pas avoir peur et de nous apprendre le sujet de leur chagrin; trop agitées pour répondre, elles nous montrent du doigt, en continuant de pleurer, trois hommes à cheval, galoppant à bride abbattue, au travers de cette riche moisson, brisant les tiges, faisant voler les épies, et détruisant dans une minute une partie de l'espoir et du travail d'une famille entière. . . . Seigneur cavalier, dit enfin, une de ces femmes à notre chef, en entremêlant ses paroles de sanglots; ce champ est à mon père, nous sommes quinze à vivre de son produit pendant toute l'année. . . . Cette saison-ci le ciel nous ayant favorisé, ce bon vieillard voulait mettre une légère somme de côté pour marier ma petite sœur que voilà, mais le pauvre cher père n'aura pas cette satisfaction. . . . Ces hommes que vous voyez galopper ainsi dans notre bien, voilà trois jours qu'ils font la même chose. C'est le curé de la paroisse, seigneur cavalier, avec son vicaire et son sacristain; ils nous ont fait plus de tort que quatre orages n'en eussent produit pendant un été. Mais quel motif, dit Brigandos? . . . Un de ses paroissiens, reprit la femme, dont vous voyez la maison là-bas, est très-mal depuis quelques jours; il a envoyé chercher le pasteur, lequel pour accourir plutôt au secours du moribond, dont il attend un legs considérable, traverse, comme vous voyez, notre champ, au lieu de venir par la grande route. Il ne veut pas que son pénitent meurt sans ses services, et le chemin à vol d'oiseau lui fait, prétend-il, gagner trois quarts d'heure. Avant-hier, il y allait pour l'exhorter, hier pour les saintes-huilles, aujourd'hui j'ignore pourquoi, mais il nous ruine, seigneur, il nous ruine; et les deux malheureuses se remirent à verser des larmes. Pendant ce temps, le curé fendait l'air, et comme il avançait de notre côté, il ne se trouvait guères plus qu'à trente pas, lorsque Brigandos furieux, lui cria d'une voix de tonnère d'arrêter sur-le-champ, ou qu'il était mort; mais le saint homme galoppant toujours, exhibe promptement, du gousset de sa culotte, une petite boëte de fer-blanc, le vicaire découvre son chef, récite quelques patenôtres; le sacristain fait retentir l'air du bruit d'une clochette, et tous les trois, sans s'arrêter, continuent de moissonner le champ [9].
Par la barbe de lucifer, s'écrie Brigandos, à qui la colère commence d'échauffer le crâne, arrêtez vieillaques, arrêtez, ou je vous enterre à l'instant tous les trois sous les épies que vous brisez. —Impie, lui crie le curé, ne vois-tu pas bien que je porte Dieu? —Portas-tu le diable, reprit notre chef, tu n'iras pas plus loin, ou je t'écalventre, et tous nos gens s'avançant à la fois vers ces trois cavaliers, il fallut bien qu'ils s'arrêtassent. Cependant les deux femmes étaient toujours là, ignorant ce qu'allait faire Brigandos, patron, dit le bohémien en démontant lestement le curé, où as-tu pris que pour porter Dieu à un malade, il fallut détruire l'héritage d'un homme en santé, n'y a-t-il pas de chemins dans le canton? Que ne t'en sers-tu? —Laisserai-je aller un homme en enfer par considération pour quelques grains de bled? —Apprends, stupide coquin, s'écrie Brigandos, en serrant vivement le col du pasteur, que le plus chétif des épies de bled qu'accorde la nature au soutien de ces malheureux, a cent fois plus de mérite et de valeur que toutes les idoles de pâtes que contient ta dégoûtante culotte; songe d'ailleurs que c'est avec ce bled que sont faits les dieux que tu prises, et que si tu en détruis la matière, leur espèce divine ne pourra plus se reproduire. —Insigne blasphémateur —Point de compliment, ce n'est pas pour m'entendre louer par toi, que j'arrête ici tes fonctions, c'est pour que tu répares à l'instant le tort que tu fais depuis trois jours à ces bonnes gens, regarde-les pleurer de tes crimes, et ose dire que tu sers Dieu après cela—Que je répare, moi? —Oui, de par tous les diables il faut que tu répares. —Et comment? En escomptant ici, à vous trois, la somme de cent piastres où j'évalue à-peu-près le dommage que vous avez fait à ces paysans. —Cent piastres! elles ne se trouveraient pas dans toute la paroisse. —Vérifions, dit notre capitaine, en faisant signe à ses gens de l'imiter; en conséquence, il saute sur les culottes pontificales, trouve d'abord la sainte-boëte, oh! pour ce bijoux, dit-il, en le faisant sauter à quarante pieds au-dessus de sa tête, je n'en donnerais pas un maravédis. . . . Et déculottant tout-à-fait le pasteur, il découvre à la fin une vieille bourse de cuir. Se tournant alors vers ses camarades, pendant que le curé remet à l'ombre les parties dévoilées de sa pudeur, enfans, dit- il, voyons si votre chasse est aussi bonne que la mienne. . . . Additionnons; les trois bourses se vuident, se mêlent et donnent un total de dix piastres de plus que l'évaluation de notre chef. —Approchez, braves femmes, poursuis notre capitaine en appellant les deux complaignantes. . . . Tenez, voilà ce que le tribunal bohémien vous adjuge en dédommagement de ce qui vous a été fait. —Ô monsieur! monsieur! s'écrièrent ces bonnes filles en arrosant de larmes les mains de leur Salomon. . . . Hélas! nous sommes trop contentes, mais il est bien méchant cet homme de Dieu que vous venez de condamner ainsi; vous ne serez pas plutôt loin, qu'il viendra nous reprendre ce que vous nous faites donner avec tant de justice. —Le reprendre! . . . de quinze jours ma troupe ne quitte les environs de cette ferme, dit Brigandos au curé, et si tu t'avisais d'une pareille infamie, scélérat, je te ferais manger tes c . . . . . . en brochette. . . . Tiens, reprends le reste de ta somme, je n'agis pas comme les officiers de justice. Moi, mon ami, je ne me paye pas par mes mains, reprends ton surplus, te dis-je. . . . Ramasse ton Dieu . . . monte sur ta bête, cesse de croire que ce que tu faisais fût un bien qui pouvait s'acheter au prix du mal que ta bêtise osait se permettre; le bien n'était qu'imaginaire, le désordre est incontestable. Souviens-toi, mon ami, que ce qu'on appelle le bien, n'est que l'utile, et que jamais l'utile n'est rempli, tant qu'il en coûte une larme à l'indigence.
Le curé tout confus, et qui n'avait peut-être de sa vie rien dit de plus philosophique en chaire, courut aussi-tôt rechercher sa boëte; mais il était arrivé pendant le jugement du procès, une aventure assez particulière; une de nos femmes pressée par un besoin de conséquence, s'était cachée dans le bled à dessein d'y procéder avec autant de satisfaction que de pudeur, soit hasard, soit taquinerie, la malheureuse boëte qui se trouvait là et qui s'était ouverte en tombant, avait reçu dans ses entrailles le superflu de celles de notre compagne, et c'était en ce piteux état d'augmentation que le reliquaire s'offrait au pasteur. Trop battu pour oser se plaindre, il se contente de se signer trois fois, met en poche ses dieux et ce qui les assaisonne, puis renfourchant sa jument poulinière, il prend congé de notre chef, qui lui jure que s'il se conduit bien, il n'en sera pas moins son ami.
On se sépara de part et d'autre. Les jeunes paysannes étaient si enchantées de leur juge; qu'elles le conjurèrent de venir dans leur maison passer au moins deux jours avec sa bande. Non vraiment, répondit Brigandos, je ne vous perdrai pas de vue, je suis à vous si ce bélitre vous cherche encore chicane, mais si j'acceptais votre offre obligeante, que serait alors l'action que je viens de faire? Ce n'est jamais que dans son cœur que l'honnête homme doit trouver la récompense de la vertu; en jouit-il si on la lui paye? . . . Adieu . . . et nous partîmes.
Nous ne nous avisâmes pourtant pas de rester aux environs de cette maison, trop de gens n'auraient pas vu du même œil que nous, la louable action de notre chef, il y a des esprits si mal faits dans le monde. . . . Nous nous éloignâmes donc avec rapidité, et fûmes passer la nuit à sept lieues de-là, dans une retraite impénétrable, d'où nous décampâmes sans accident le lendemain au point du jour.
Nous avions un grand bois à traverser avant d'arriver à Coria où notre chef voulait passer deux jours, lorsqu'environ vers les huit heures du matin, marchant tous ensemble, nous rencontrâmes dans le milieu de ce bois un chevalier de l'ordre d'Alcantara, suivi d'un domestique pour le moins aussi bien monté que son maître. Commandeur, dit Brigandos, dès qu'il l'aperçut; votre excellence vient sans doute de loin aujourd'hui? —De fort loin, répond le chevalier, ému de la rencontre. —Cornes de Satan, s'écria notre chef, c'est assez marcher sans boire un coup, faites-nous l'honneur d'être des nôtres, commandeur, vous boirez de bon vin, servi par de jolies filles. . . . Je n'ai ni faim ni soif, dit le chevalier, je vous prie de me laisser finir ma route. —Perle des deux Espagnes, dit Brigandos en fronçant le sourcil, ignorez-vous que les prières de gens comme nous, ressemblent beaucoup à des ordres? . . . Ayez la bonté de descendre, et ne nous contraignez pas à vous manquer d'égards. —En vérité ce procédé . . . —est plus honnête que vous ne pensez, chevalier vous ne verrez jamais que délicatesse et honnêteté parmi nous.
Ici le chevalier voyant que la résistance était peu de saison, qu'on avait déjà arrêté son valet et qu'on le désarmait lui-même, mit pied à terre et demanda ce qu'on voulait. —Je vous l'ai dit, chevalier, reprit notre chef, déjeûner avec vous, jouir un instant de l'honneur de votre conversation, et nous quitter le mieux qu'il sera possible; après quelques cérémonies préalables, où nous mettrons tant de politesses que nous espérons qu'elles ne vous déplairont pas; et pendant ce tems, par ordre du chef, nous étendions une nappe sur le gazon, et nous servions le déjeûner. Le chevalier voyant alors que le plus court est de faire contre fortune bon cœur, s'asseoit, coupe une tranche de jambon et se met à manger et à boire comme s'il se fût trouvé chez lui. —Que dit-on de nouveau, commandeur? demanda Brigandos, enchanté de la bonne contenance de son hôte; passant notre vie dans les bois comme les ours, nous sommes trop heureux quand avec d'aimables voyageurs comme vous, nous pouvons nous remettre au courant. —Nous venons de prendre Mahon, répondit le chevalier [10], les anglais sont perdus, abandonnés de leurs Colonies, bientôt peut-être de l'Irlande et de l'Écosse, ruinés par la dette nationale, écrasés par leurs dissensions intestines; je vois ce royaume à deux doigts de sa perte. —Doucement, doucement, seigneur chevalier, dit Brigandos en avalant deux verres de vin, un de chaque main, suivant son usage, doucement, je ne vois pas tout-à-fait comme vous dans cette affaire là. Les anglais ont plus de ressources que vous ne pensez, et la différence qu'il y a d'eux à vous, c'est que la faiblesse de votre constitution vous aurait déjà culbuté vingt fois si vous eussiez éprouvé la moitié de leurs revers, au lieu que la force de la leur les soutiendra sans ébranlement. —Mais leurs Colonies? —Les anglais peuvent se passer de leurs Colonies, et vous ne vivriez pas sans les vôtres, vous qui fournissiez autrefois de l'or à toute la terre [11]. Les colons anglais ne sont que les enfans de leur métropole, et les vôtres sont nos pères; ce n'est pas à Madrid qu'est la capitale de l'Espagne, c'est à Lima, c'est à Mexique, au lieu que Londres sera toujours la capitale de l'Angleterre, y eut-il trente Boston et autant de Philadelphie. Mais vous, peuple misérablement affaibli, que deviendriez-vous si vos colons vous abandonnaient? Accoutumés à ne vivre que d'or, n'en recueillant plus dans votre sein, où en seriez-vous sans l'Amérique? Je ne sais si vous avez bien fait de vous en tenir au pacte de famille, dans cette occasion peut-être eût-il été plus sage à vous de ménager les anglais. Chevalier, je suis prophète tel que vous me voyez, voulez-vous que je vous dise ce qui va arriver; la France éprouvera une révolution terrible, elle secouera le joug du despotisme; les anglais l'imiteront, et toutes deux d'accord, finiront par tomber sur vous, il faut juger les hommes par leur génie, c'est la meilleure règle pour les deviner; observez l'habitant de Londres et celui de Paris, vous leur verrez la même fierté, les mêmes goûts pour la liberté, les arts et les sciences, le même ton de philosophie, tout ce qu'il faut enfin pour se battre un moment et devenir bons amis après. Or, si cette liaison arrive, soyez bien sûr qu'elle se tournera contre vous, et vous n'êtes pas en état de la soutenir. Ils ne sont plus ces tems glorieux où le plan de la monarchie universelle se dressait dans le cabinet de Madrid, et rien ne vous les ramenera. Plus avilis, plus écrasés que jamais par votre inquisition et vos prêtres, on ne trouve en Espagne que des alguasils, des chevaliers de la cruciata et de la sainte-Hermandad; mais que Belzébut m'étouffe si on y rencontre un soldat, encore moins un général. —Que dites-vous, ami? est-ce l'instant de nous déprimer comme vous le faites? L'espagne renait aujourd'hui, jamais ses campagnes ne furent plus riches, jamais ses atteliers mieux fournis. Voyez le commerce de la Catalogne, l'immensité des choses qui s'y fabriquent à présent; jettez les yeux sur nos grandes routes, avant un demi siècle elles seront aussi belles que celles de France; des académies s'élèvent, de grands hommes sortent de leur sein; les arts fleurissent, les sciences se cultivent, tous les ressorts de l'administration prennent de la vigueur et de l'élasticité. . . . Eh! non, non, la révolution que vous craignez ne s'opèrera pas, y pensa-t-on même, toute l'Europe s'y opposerait. —L'Europe? elle serait ravie de vous voir écrasée; elle ne mettrait pas plus d'obstacle à votre invasion qu'elle n'en a mis au partage de la Pologne, et malgré le faible crépuscule que vous croyez entrevoir, vous êtes et serez encore long- tems la fable de toutes les nations du continent; vos processions, votre fourberie, votre molesse vous en feront toujours détester. Il n'y a pas une de ces nations qui ne prêtât les mains à votre démembrement. . . . Mais parbleu, commandeur, puisque nous voilà en train de politiquer, je veux vous faire part d'un projet; faites-moi la grace de l'entendre. . . . Je veux refondre l'Europe, je veux la réduire à quatre seules républiques désignées sous les noms d'Occident, du Nord, d'Orient et du Midi. —Pourquoi ce choix de gouvernement, il est vicieux. —Le gouvernement républicain est le meilleur de tous. —Voilà précisément pourquoi vous n'y ferez jamais passer des peuples assoupis depuis tant de siècles sous le joug monarchique. Il est possible de passer du bien au mal, c'est la marche d'une nature qui tend sans cesse à la dégradation; mais le contraire est impraticable. —Rome commença par avoir des rois, elle ne se forma en république qu'après avoir senti tous les dangers de ce régime. —Oui, mais Rome république ne tarda pas à être subjuguée, et les chaînes imposées par les Césars, furent plus lourdes que celles des _Tarquins-; je vous le dis, capitaine, vous ne verrez pas dans l'histoire des peuples du monde une seule république se soutenir sans que l'aristocratie ne la gangrène. Or, si le gouvernement aristocratique est le pis de tous, ne desirez donc pas à l'Europe une telle manière d'être régie. Capitaine, je vous le répète, le despotisme sera toujours plus près du gouvernement républicain qu'il ne le sera du monarchique. —Oui, lorsque ce seront les nobles qui, comme à Venise, seront à la tête du gouvernement; il est bien certain qu'alors l'oppression totale du peuple deviendrait la suite nécessaire de ce mauvais ordre de choses, mais un gouvernement qui romprait ses fers, qui, culbutant la monarchie, n'établierait ses bases que sur les droits et sur les devoirs imprescriptibles de l'homme, un tel gouvernement serait le modèle de tous, et voilà celui que je veux; ne dérangez donc point mes projets. Commandeur, le gouvernement républicain que je vous trace ici, est celui que je veux donner à l'Europe; laissez-moi, d'après cela, poursuivre mes divisions, car cette multitude de petits états me désespèrent; je divise donc notre continent en quatre républiques, et sous la dénomination que je viens d'indiquer; voici l'étendue que je leur donne. Pour former la république d'Occident, je joins aux états de la France l'Espagne, le Portugal, Maïorque, Minorque, Gibraltar, la Corse et la Sardaigne; sous les conditions qu'elle se débarrassera de vos moines, de vos inquisiteurs, de vos abbés, et qu'elle enverra tous ces gosiers de pains bénits chanter la messe au fond de l'Affrique. —La république du Nord sera composée de la Suède; je lui donne indépendamment de ses états, l'Angleterre et ses attenances, les Pays-Bas, les Provinces-Unies, la Westphalie, la Poméranie, le Dannemark, l'Irlande, et la Laponie. La Russie formera la république d'Orient; je veux qu'elle cède aux Turcs que je renvoie d'Europe, toutes les possessions que Pétersbourg a dans l'Asie, qui ne pouvaient lui être bonnes que dans la vue d'un commerce par terre avec la Chine, qu'elle ne fait point et qu'elle ne fera jamais; en récompense, je lui joins la Pologne, la Tartarie et tout ce que le turc laisse en Europe. —La république du Midi sera composée de l'Allemagne entière, de la Hongrie, de l'Italie dont j'exile le pape, n'y ayant rien de plus inutile, dans le plan que je trace, qu'un abbé sodomite, à douze millions de revenus, qui n'a d'autre emploi que de distribuer des indulgences dont on n'a que faire, ou des agnus qu'on foule aux pieds. La même république aura la Sicile et toutes les isles qui se trouvent entr'elle et la côte d'Affrique. Voilà ma division, chevalier, mais je veux une paix éternelle entre ces quatre gouvernemens; je veux qu'ils abandonnent entièrement l'Amérique qui ne sert qu'à les ruiner, qu'ils bornent leur commerce entr'eux, et sur-tout qu'ils n'aient qu'une religion, un culte pur, simple, dégagé d'idolâtrie et de dogmes monstrueux. . . . Une religion enfin que le peuple puisse suivre sans avoir besoin de cette vermine insolente qu'il érige en médiateur entre le ciel et sa faiblesse, et qui ne sert qu'à le tromper sans le rendre meilleur. Dantzik sera, d'après mon plan, la ville libre où chaque république aura un sénat. Là, toutes les discussions se termineront à l'amiable, les jugemens des arbitres deviendront les loix des états, et si les temporisations proposées ne leur plaisent pas, dix députés par république viendront se battre en personne, sans exposer des millions d'hommes à s'égorger pour des intérêts qui sont rarement les leurs. —Ce projet fut rêvé jadis par un certain abbé de Saint-Pierre; un français, qui l'écrivit au commencement de ce siècle, point du tout, chevalier. Je connais le livre dont vous parlez. Cet abbé ne partageait pas ainsi l'Europe, il y laissait tous les petits souverains qui l'agitent en la divisant, il ne réunissait pas comme moi, toutes les puissances, en attaquant ce qui leur nuit; l'abbé de Saint-Pierre, en un mot, renonçait aux systêmes de l'équilibre, pour établir celui de l'union: moi je n'érige celui de l'union, qu'en consolidant celui de l'équilibre, et mon projet vaut beaucoup mieux. —Il n'assurerait pas la paix perpétuelle. —Toutes les fois qu'il égalise, il diminue les raisons de guerre. —L'ambition sera toujours la même, c'est le venin du cœur de l'homme, il ne s'anéantit qu'avec lui. —Cette passion n'a plus de motif. Ce qui détermine une nation à déclarer la guerre à une autre, c'est parce qu'elle veut recouvrer ou envahir, et dans tous les cas, parce qu'elle veut avoir autant ou plus que celle qu'elle attaque; mais si elle est aussi forte, ses motifs deviennent injustes, et dès-lors en admettant mon systême, voilà trois états contre un, l'agresseur qui le sait se tient en paix. Il est très-difficile d'établir l'équilibre dans une multitude de poids inégaux, rien de plus simple que l'opération quand il ne s'agit plus que de quatre poids de même mesure. —Mais il faudrait un patriarche au moins, si vous chassez le pape; il faut bien que la religion ait un chef. —Chevalier, la bonne religion n'a besoin que d'un Dieu; commencez par vous accorder unanimement sur l'essence, sur les attributs de celui que vous admettez, par convenir qu'il n'a besoin que de nos cœurs, que tout le reste est aussi dangereux que superflu. N'étant plus nécessaire alors de vous égorger pour la manière de servir ce Dieu, un chef vous deviendra parfaitement inutile; c'est presque toujours en raison de ce chef que vous vous êtes battus pour vos dieux; sans les désordres et les débauches de ce chef, jamais Luther ne se fût séparé; or, voyez que de flots de sang a fait verser cette désunion. Non, monsieur, point de pape, un Dieu, c'est encore beaucoup; il faut que je vous suppose très-sage pour vouloir bien vous en permettre un, chevalier: le systême de cette existence est le plus dangereux présent qu'on puisse faire à des fous. —Ami, je vous crois athée. —Vous ne buvez pas, commandeur, est-ce que vous ne trouvez pas le vin bon? —Excellent, seigneur bachelier. —Tu dieu, brave homme, me donnez-vous ce titre en badinant? —Non sur ma croix. —Sachez donc, commandeur, que j'ai pris mes licences pour l'être; tel que vous voyez, j'ai étudié cinq ans à Salamanque, et sans quelques petites fredaines de jeunesse qui me brouillèrent avec la justice, dit Brigandos, en relevant ses moustaches, je serais peut-être aujourd'hui recteur en l'université de Compostel. —Vous êtes donc de la Galice? —En vérité, commandeur, je serais bien en peine de vous dire de quel pays je suis, tout ce que je sais, c'est que ma mère est arrière-petite-fille du bâtard de la maîtresse d'un enfant trouvé de Barcelone, d'où vous voyez que j'ai quelques traits à me qualifier de Catalan. Si jamais je finis mal ma carrière, au moins aurai-je la satisfaction d'être traité par le bourreau comme un grand de la première classe, et cela ne laisse pas que d'être consolant [12]. —Mais enfin vous êtes né quelque part? —Sur le haut d'un mât de perroquet, commandeur, où ma mère, qui revenait de Lima, s'était réfugiée pour donner un peu moins de scandale, en mettant au monde un fruit si sûr de son incontinence, avec un matelot de l'équipage. N'importe, mon père m'avoua, il épousa ma mère; on me fit étudier, et je vous dis que je serais aujourd'hui chanoine au moins, si je n'avais pas eu d'exécrables inclinations. —Ah, scélérat! dit le chevalier en se levant, me voilà obligé d'aller à confesse pour avoir bu avec un homme tel que toi. Alte-là, commandeur, dit notre capitaine en se levant aussi, je vous ai dit que le dernier moment serait le plus dur, c'est le quart d'heure de Rabelais. Où allez-vous, excellence, sans trop de curiosité? —À Lisbonne. —Je connais ce pays-là, et dites-moi, votre grandeur trouvera-t-elle des connaissances dans cette métropole du Portugal. —J'y suis au sein de ma famille. —Ah, ah! eh bien, commandeur, vingt-cinq cruzades [13] vous suffisent pour vous y rendre gaillardement vous, votre valet et vos deux chevaux, les voilà dans cette bourse, permettez que nous changions s'il vous plait. —Et de quel droit? . . . —De celui de la nature, commandeur, dont la loi proscrit l'inégalité des richesses, il n'est pas juste que l'un ait tout, pendant que l'autre n'a rien. Vous venez de voir que je suis partisan du système de l'équilibre, établissons-le, je vous prie, il ne tiendra qu'à vous d'y joindre celui de l'union, car, en vérité, ce troc fait, vous n'aurez pas dans les deux Espagnes un serviteur plus fidèle que moi.
Le chevalier qui se voyait entouré, jugea sainement que la résistance était vaine; il donna sa bourse à Brigandos, prit celle de notre chef à la place, et se disposa à remonter sur son cheval. Un moment, commandeur, dit le bohémien, ce que vous donnez là n'est que le dû, nous attendons maintenant la gratification. Vous avez tout, en honneur. Et cette croix de superbes brillans . . . est-ce sur une de cette espèce que Pilate a mis votre Dieu? Vous voyez qu'il y a du luxe là; or, le luxe est un tort réel dans une religion qui fait vœu de pauvreté; donnez cela, brave serviteur de Christ, et nos femmes en s'en parant, vont vous régaler d'une sarabande ou d'un fangados. —Puisse-tu aller au diable et toi et tes p . . . , dit le chevalier en jettant sa croix et remontant à cheval, ainsi que son valet . . . Fuyons, Fuyons, Gabriel, et maudissons l'instant qui nous fit tomber en de si mauvaises mains. —Jour de Dieu, s'écria Brigandos, voilà ce qu'on appelle un homme de mauvaise humeur; qu'il trouve des gens qui le volent aussi poliment que nous, et je perds trois fois mon profit. Marchons, enfans, le soleil avance, et nous avons de la besogne à faire.
Il ne nous arriva plus rien de nouveau de tout le jour; nous le passâmes presqu'entier dans Coria, à distribuer des philtres, des beaumes, des talismans, à danser, à voltiger et à prophétiser bien ou mal.
Nous traversâmes les jours d'après l'Estramadoure, toujours côtoyant le fleuve, dont nous nous étions rapproché après avoir quitté Coria, et sans qu'aucun événement de conséquence vint nous distraire ou nous arrêter. Nous dirigeant sur Tolède, nous étions prêts enfin à entrer dans la Castille neuve, lorsque coupant le milieu d'une forêt qui se trouve sur la frontière de l'Estramadoure et de la Castille, nous entendîmes appeler au secours dans le taillis de la lisière du bois, nous y volons; juste ciel! une malheureuse fille de 13 à 14 ans, couchée à terre, déjà nue, les bras liés à deux arbres, allait devenir la proie d'un grand jeune homme fort et vigoureux, dont la mule était attachée près de là.
Qu'est-ce ceci, frère, s'écria Brigandos, et que t'a fait cette malheureuse pour la traiter aussi mal? . . . Ah! seigneur, dit la jeune fille en sanglotant, je ne lui ai jamais rien fait, je vous le jure; il m'a rencontré à trois lieues d'ici, gardant un peu de bétail à mon père, il m'a demandé le chemin de Tolède: je le lui ai montré; il m'a dit qu'il craignait de s'égarer, qu'il me demandait en grace de marcher devant lui pour le guider; je l'ai fait par bonté d'ame, voulant néanmoins le quitter à chaque lieue, et lui, me promettant toujours de l'argent si je voulais le sortir totalement de la forêt, quand nous avons été ici et qu'il a cru que personne ne pouvait l'entendre, il est descendu de sa mule, puis sautant sur moi le pistolet à la main, il m'a menacé de me brûler la cervelle si je lui opposais la moindre résistance, et comme je voulais m'échapper malgré cela, il m'a jetté par terre d'un coup de pied dans les reins, dont je suis toute meurtrie; là, me voyant sans force, il m'a traînée auprès du bois et m'a mit dans l'état où vous me voyez. Il se préparait sans doute à faire pis, lorsque le ciel et ma sainte patrone vous ont envoyé pour me secourir. —Baron, dit notre chef en fixant ce scélérat, qu'as-tu à repondre à cette accusation? —Rien, et qu'avez-vous vous-même à me demander? Les chemins ne sont-ils pas libres? —Par la peau d'Astaroth, dit Brigandos, je vois que tu n'es pas plus civil que tu n'es galant; dis-moi, faquin, n'as-tu pas attaqué quelquefois le taureau à Tolède. —Sire clerc, répondit le voyageur en voulant remonter sur sa mule, je vous prie de me laisser partir et de me dispenser d'avoir rien à démêler avec vous. —Oh! doucement, dit Brigandos, les choses ne peuvent pas se passer ainsi, il faut que l'affaire soit jugée dans toutes les règles. Qu'on détache cette fille, ordonnât-il aux femmes, et gardez-la parmi vous, je vous charge de me répondre d'elle. . . . Vous, enfans, dit-il aux hommes, ayez soin de cet égrillard, et serrez-le de près, le poulain est vicieux, il a besoin d'être dompté; et notre chef par ces dispositions se trouvant au milieu des deux troupes séparées, la première des femmes gardant la bergère; la seconde d'hommes captivant le criminel, releva son haut-de- chausses, et dit, jugeons maintenant. —Il s'approche d'abord de la petite fille; pucelle, lui dit-il, si l'homme qui t'a maltraitée t'eût parlé d'amour, et qu'au lieu de s'y prendre comme il l'a fait, il t'eût proposé de lui vendre tes prémices au moyen d'une somme quelconque, à quel taux les aurois-tu mis? Hélas! monsieur, dit la jeune enfant, je sais bien qu'il y a un âge où il faut qu'une fille perde ce qu'elle a de plus cher, ces choses-là ne peuvent pas toujours se garder; s'il m'avait parlé poliment, qu'il m'eût seulement offert un doublon [14], n'eût-ce été que pour le plaisir d'en voir un, il aurait fait de moi tout ce qu'il aurait voulu. —Bon, nous dit Brigandos, voilà la p . . . toute trouvée, il ne s'agit plus que de la somme; alors il s'approche du garçon: gibier des fourches de Tolède, lui dit-il, tu vois que tu as commis une action infâme; si c'était un corrégidor qui dut la juger, il te ferait accrocher aussi facilement qu'il suspendrait à son garde-manger la poularde qu'il aurait reçu du plaideur; dis-moi; quel motif t'engageait à agir comme tu l'as fait avec cette malheureuse fille? Flambeau des deux Castillers, répondit le prisonnier dont le ton était abaissé depuis qu'il se voyait pris; je suis un jeune étudiant en droit, dont le dessein est de se pousser dans la robe; ma famille qui y a toujours été, est à la veille de m'acheter une des premières places de magistrature à Séville. Je reviens de Salamanque où j'étudie depuis six ans, et je m'en retourne dans ma patrie; je suis naturellement enclin à l'amour des femmes. . . . On est là . . . sur un mulet, le crâne brûlé pendant sept heures des ardens rayons du soleil, la nature parle et elle parlait impérieusement quand j'ai rencontré cette poulette. Je n'ai plus entendu que mes desirs. —Soit, mais la maltraiter! . . . —Seigneur chevalier, la nature en courroux n'est pas toujours très- délicate, plus elle nous parle avec violence, plus elle efface en nous la loi des considérations. Avez-vous quelquefois vu déborder le Tage? Respectait-il en s'échappant ces superbes plans d'oliviers dont l'agriculteur économe ombrageait à plaisir ses rives? Opposait-on un frein au fleuve? celui-ci plus furieux encore, ne les franchissait-il pas avec plus d'impétuosité? Étoile de l'Estramadoure, cette allégorie renferme mon histoire, la jeune fille résistait . . . elle m'irritait davantage; il y a des instans où cette voix de la nature, à laquelle on dit qu'il faut se rendre, est pourtant bien inconséquente; suivant les loix, j'allais commettre un crime, et je vous proteste pourtant que je ne suivais que la nature. Si cet enfant eut doublé ses résistances, peut-être l'aurais-déchirée, tout en n'écoutant que la nature. —Ami, personne ne connaît mieux que moi les désordres de cette marâtre; mais, comme il s'agit ici bien plutôt d'arranger que de philosopher, dis-moi, qu'aurais-tu fait pour cette petite fille, si elle t'eût accordé de bonne grace, ce que tu voulais lui ravir de force? Je lui aurais donné ce qu'elle aurait voulu. —Combien encore? —Sur ma conscience, un morceau comme celui-là vaut dix piastres pour un voyageur échauffé, je ne l'aurais pas eu pour quinze à Madrid. —Camarade, tu te condamnes toi-même, et je te jugerai par tes paroles; dix piastres pour les prémices de cette enfant, cinq pour l'avoir maltraitée, voilà les quinze que tu l'aurais payée à Madrid [15], est-ce trop, brave homme? —Non, en vérité. —Donne-les donc, et l'enfant est à toi. —Le voyageur escompte; Brigandos appelle la jeune fille: Chrétienne, lui dit-il, tu es convenu avec moi que si cet homme s'y était pris comme il fallait, tu te serais rendue pour deux pistoles, voilà le double de ce que tu demandes, ajouta-t-il en lui remettant les quinze piastres, deviens la femme de cet homme-là, et ne lui refuse aucune de tes faveurs . . . puis à sa troupe . . . éloignons-nous, enfans, sans pourtant les perdre de vue, jusqu'à la consommation de l'affaire, nous leur devons protection à tous deux, prochaine lumière de Séville, poursuivit-il en s'adressant au jeune homme, et ta donzelle et toi viendrez boire un coup avec nous quand vos opérations seront achevées. Le fougueux étalon d'Andalousie est moins leste à sauter sur la brune cavale des vallons de Cordoue, que l'écolier de Salamanque ne l'est à s'assurer de sa conquête. . . . Tous deux s'éloignent; nous en faisons autant en gardant le mulet pour ôtage. . . . Au bout d'une heure ils nous rejoignent. Nous venons vous remercier, monseigneur, dit le jeune homme à Brigandos, jamais procès ne fut mieux décidé, puisque mon adversaire et moi nous avons tous deux gagné notre cause.
Confrère, lui dit notre chef, puisque le ciel te destine un jour à juger les humains, que la leçon que tu viens de recevoir te serve au moins à quelque chose; le devoir d'un juge n'est pas de punir, il est de rendre les deux parties contentes autant qu'il est possible; l'opération n'est pas difficile, que chacun cède un peu de son côté, tout s'accordera promptement; il ne s'agit que de savoir si la chose est bien ou mal en elle-même, elle ne peut être l'un ou l'autre qu'en raison de son effet sur les parties, si elle n'en opère qu'un bon sur l'une et sur l'autre, elle ne peut plus être un mal que dans l'opinion; considération vaine que doit toujours mépriser un juge; ce qui fait que presque tous se trompent, c'est que cette considération chimérique les arrête, c'est qu'ils accordent tout à la loi, et jamais rien à l'humanité; un peu plus d'esprit, un peu plus de tolérance, et tout s'arrangerait à l'amiable; mais il faudrait des soins, il faudrait étudier l'homme et la nature, et tout cela est trop pour de tels gens; ayant dessein de faire mieux qu'eux dans cette affaire-ci, je n'ai imaginé qu'une chose, c'était de ne les imiter en rien, il en a résulté que vous voilà tous deux contens, qu'on m'indique une meilleure façon de juger les hommes, et je m'en sers à la minute.
Oh ! monsieur, s'écrie la petite fille, il est si vrai que vous m'avez rendue contente, et je le suis tellement de ce jeune homme, que s'il veut, je l'accompagne à Séville. —Quel est ton père, lui dit notre chef? —Laboureur, pauvre et infirme. —A-t-il d'autres enfans près de lui ? Oui dà, monsieur, j'ai ma grande sœur qui ne le quitte pas. —N'importe, tu lui es utile, tu travailles pendant que ta sœur le soigne, tu lui manquerais dans sa vieillesse. Retourne à ta maison, cache ce que tu as fait, non que ce soit un mal dans le fond, mais c'est que les sots le voyent comme tel; donne à ton père la moitié de l'argent que tu as gagné, et dis-lui que c'est une aumône que l'on t'a fait. M'approuvez-vous, Bachelier, dit alors notre chef au sévillan. —De toute mon ame, seigneur cavalier, répondit celui-ci, je ne voudrais pas faire tort à un malheureux ; que ferais-je d'ailleurs de cette enfant dans ma famille? —Qu'elle parte donc, dit Brigandos, et comme il n'est pas nécessaire que vous vous retrouviez, gagne par là, camarade, voilà le chemin de Séville; et toi, mon enfant, ajouta-t-il à la petite fille, prends de ce côté, ce doit être celui de la maison de ton père. Tous deux s'embrassent, tous deux se séparent, et nous ne quittons le local que quand nous les jugeons l'un et l'autre trop éloignés pour se rejoindre.
Homme équitable, dis-je à notre chef en nous remettant en marche, permettez- moi de vous faire une question. Si cette jeune fille eût été plus attachée à son honneur qu'à l'argent que vous lui avez fait donner, comment eussiez-vous décidé le procès?
Un de ces besoins impérieux qui ne connaissent aucun frein, entraînait cet homme au crime malgré lui, me répondit notre capitaine, ce besoin trop violent pour être délicat n'exigeait que d'être satisfait, et pour y réussir, tout objet devenait indifférent; je lui aurais cédé pendant deux heures une femme de ma troupe; dans une ville ou ici, le moyen de contenter cet homme devenait facile. Comme vous voyez, il ne faut ni rouer ni pendre celui qui a faim, il ne faut que lui donner à manger. En quel endroit qu'eut été porté la cause, voilà donc toujours une des deux parties contente, et la jeune fille tenant à son honneur, protégée, dégagée de ses liens, renvoyée sous bonne garde à la maison de son père, le devenait également; écartez-vous de la règle, moquez-vous de la loi, ne respectez que l'homme et la nature, vous accommoderez toujours les plus épineuses affaires; mais si vous rigorisez, si vous citez Cujas et Bartole, si vous écoutez le préjugé, votre vengeance ou vos intérêts, si vous répondez comme les sots: ce n'est pas moi qui juge, c'est la loi; alors vous mécontenterez tout le monde, alors vous ne ferez que des platitudes, et vous vous rendrez insensiblement vous et vos loix en horreur à tout ce qui respire. Ayant entendu parler à Sainville d'une multitude d'autres désordres moraux à peu-près semblables à celui-ci, dans lesquels le libertin, aveuglé par sa passion, cherche plutôt une victime dans l'objet qui lui sert, qu'une compagne à sa volupté, et sachant que ce genre de vice occupait avec autant d'imbécillité que d'indécence la tête des magistrats français; je demandai à notre Licurgue ce qu'il pensait de leur extrême sévérité sur cela:—Je la blâme fortement, me répondit-il aussitôt, il n'est besoin ni de loix ni de punitions pour anéantir ces excès; les dégoûts qu'ils inspirent aux uns, les regrets dont ils déchirent les autres, suffisent à les anéantir chez un peuple; laissez ceux qui agissent et ceux qui cèdent, se punir mutuellement l'un par l'autre, et gardez-vous de faire de ces turpitudes de scandaleux éclats dont la connaissance déshonore le magistrat, instruit l'innocence, et fait rire le vice; n'assurez pas sur-tout une protection dangereuse à ces objets de l'intempérence publique, cette protection que vos magistrats n'accordent que pour acheter à ce prix les faveurs empestées de ces malheureuses, rend à ces créatures, par une impardonnable inconséquence, les droits que leur avilissement leur enlève. C'est replacer dans la société une vermine dont elle ne travaille qu'à se délivrer, c'est ouvrir la porte à tous les vices, c'est encourager la corruption des mœurs, c'est séduire une infinité de jeunes filles retenues, sans cette protection dangereuse par le mépris et par la honte; et pourquoi, en l'accordant cette fatale protection, la fille du bourgeois ou de l'artisan ne volerait-elle pas à un genre de vie qui, avec beaucoup d'agrémens d'un côté, leur assure encore de l'autre le droit d'être soutenues par les loix qu'elles outragent comme le serait la citoyenne honnête qui les craint et qui les respecte? Que ces juges prévaricateurs se convainquent donc une bonne fois. (Si les attraits fardés de ces sirénes peuvent laisser pénétrer dans leur ame le flambeau de l'équité, que l'intempérance absorbe), qu'ils se convainquent, dis-je, qu'il n'est rien de plus dangereux qu'une protection de cette espèce [16]; que le véritable esprit des mœurs exige que pour punir les filles du consentement qu'elles accordent aux licencieux désirs du libertin, elles trouvent dans l'acquiescement de ces mêmes désirs, la juste et véritable punition de leur méprisable complaisance; quelles filles embrasseront l'état à ce prix? et de ce moment, sans que des magistrats jettent les yeux sur des vilenies qui les deshonorent, ne voilà-t-il pas tout puni de soi-même; la courtisanne porte sur son corps meurtri la peine de sa sordide prostitution, et le libertin qui n'en trouve plus, ou s'en prive, ou devient tempérant; mais persuadez à vos prestolets de Thémis de renoncer par sagesse à une branche épouvantable d'ordures qui doit leur valoir les épices ou le monseigneur, c'est prêcher régime à un gourmand, c'est louer le luxe devant un avare [17]; Et tout en raisonnant ainsi, nous approchions de Tolède.
Nous appercevions déjà les montagnes entre lesquelles cette belle ville est située; déjà nous distinguions les restes de l'Aqueduc des maures et la tour du château où Phillipe quatre tint si long-tems le duc de Lorraine prisonnier, quand Brigandos, faisant faire halte, nous dit qu'il ne voulait pas coucher ce jour-là dans la ville, ayant des ordres essentiels à nous donner avant.
Nous voici près des ruines de la tour enchantée, poursuivit-il en nous les faisant voir entre deux roches escarpées, à une demi-lieue au levant de Tolède. . . . À quelques serpents près, nous serons bien là pour tenir conseil, nous avons dans la ville qui s'offre à nos yeux, à côté de beaucoup d'argent à faire, un grand nombre d'ennemis à craindre, il faut tacher, si cela se peut, que la brebis paisse sans que le loup vienne la manger, il y a là dedans des adorateurs de dieu plus dangereux que des démons pour des gens comme nous, entrons, amis, nous coucherons fort bien là, et pendant qu'on fera notre souper, je vous raconterai l'histoire de cette tour. L'anecdote qui la concerne est vraiment digne d'être recueillie. Nous entourâmes notre chef comme nous avions coutume de faire quand il avait à pérorer, et il nous parla dans les termes suivans.
Ce que j'ai à vous dire sur ce monument, mes amis, est d'autant plus curieux que c'est à ce trait d'histoire que remonte l'invasion des maures en Espagne, ce fut cette tour que vint fouiller le roi Rodrigue, imaginant y trouver des trésors, et qui disparut dans les airs après la recherche qu'il osa entreprendre; mais ceci demande des détails, écoutez-moi donc avec attention.
«Dom Rodrigue, le plus savant de tous les princes dans l'art de varier ses débauches le moins scrupuleux dans les moyens de s'en assurer les victimes» . . . Oh! mon ami, s'écria Dona Castillia en accourant avec effroi, sauvons- nous, sauvons-nous d'ici, nous n'y sommes pas en sûreté. . . . Eh! qui y a-t- il mignone, répondit notre chef en se levant? —Un cadavre de femme; là, regardez là où j'allais allumer du feu pour faire cuire notre souper. —Un cadavre? —Oui, en vérité. Nous nous levons, nous allons reconnaître, et nous nous convainquons bientôt tous que notre doyenne n'a que trop bien vu; c'était une fille de vingt à vingt-deux ans, percée de deux coups de dague dans la poitrine, mais elle était si parfaitement belle, il y avait si peu de tems qu'elle était morte, qu'aucun de ses traits n'étaient encore altérés. —Il faudrait décamper, si nous faisions bien, dit le chef, mais, de par tous les diables, quand la justice entière de Tolède devrait venir ce soir-ci, je n'irai pas plus loin; qu'on fasse un trou, qu'on mette dedans cette infortunée; qu'on fasse des rondes et des patrouilles, et tenons-nous tranquilles; celui qui a tué cette femme n'ira pas dire qu'il l'a mise là; il faudrait être bien malheureux pour qu'on vînt nous accuser de ce crime. D'ailleurs la voilà en terre . . . On ne la voit plus . . . Ce que terre cache est bien caché. . . . Courage, amis, ne nous dérangeons pas. . . . Il faut convenir qu'il y a pourtant des gens plus méchans que nous dans le monde; eh bien, ce ne sont pas les plutôt pris. . . . La providence est si juste que le malheureux qui succombe n'est jamais que celui qui pour se livrer à quelques vertus n'a pas toujours suivi la route du crime, sa bonté le perd, au lieu que celui qui n'a point cessé d'être méchant, accoutumé à prendre plus de précautions, n'échoue jamais dans les périlleux sentiers de la vertu; cette réflexion est cruelle, mes amis, mais les circonstances la font naître, et je ne puis la taire. Quoiqu'il en soit, couchons-nous, je ne suis plus en humeur discourante. . . . Il nous faut partir d'ailleurs demain avant l'aube du jour. Nous nous endormîmes, et la nuit se passa tranquillement.
Amis, dit notre chef le lendemain avant de nous mettre en marche; sans d'importantes affaires, je ne séjournerais point dans la ville dangereuse où nous allons arriver, mais on m'y appelle depuis long-tems, il m'est impossible de différer. Un vieux chanoine mozarabe [18] m'attend pour ranimer sa vigueur par des potions cordiales dont je possede seul le secret; une de ses nièces arrive à dessein de passer six mois avec lui, il veut, malgré ses soixante ans, la recevoir comme s'il n'en avait que vingt. Le duc de Medoc m'écrit lettre sur lettre pour aller lui protéger un enlèvement. . . . Le grand vicaire de l'archevêque a eu le malheur de faire un enfant à la nièce de son patron, il veut que j'aille détruire son ouvrage. . . . Je n'en ferai pourtant rien, vous le savez, je ne me mêle pas de ces infamies. . . . D'ailleurs, c'est le tems de la foire, les grandes opérations où je vais me livrer vous protégeront, et à l'ombre de mon crédit, vous pourrez manœuvrer en sûreté. Rompa-Testa, ajouta-t-il en s'adressant à son fils, et toi, Brise-idoles, écoutez bien ce que je vais vous dire.
«Il y a dans la cathédrale un excellent coup à faire; on y voit dans la chapelle Notre-Dame une statue de la vierge couverte d'une robe de soye, brodée en diamans, en rubis et en émeraudes. Jamais la mère de Jésus, qui était la maîtresse d'un pauvre charpentier, ne fut vêtue si magnifiquement; ne tolérons point le défaut de costume; opposons-nous à ce luxe indécent. Il ne faut point tromper les arts; vous entrerez furtivement dans cette église, vous dépouillerez la patrone, dont le corps nud est assez beau, sans doute, puisqu'il est d'argent massif. . . . De par tous les diables, je voudrais bien la tenir, mais ne pouvant avoir la bête, vous vous contenterez du licol; vous me rapporterez ce haillon précieux: si le coup réussit, je vous fais tous deux mes lieutenans: vous autres, continua-t-il, en s'adressant au reste des hommes; vous voyagerez dans les rues; vous vous glisserez dans les foules; et quand vous aurez fouillé dans une des poches du juste-au-corps d'un homme, vous mettrez subitement la main dans l'autre poche, de peur que la différence des poids ne le fasse douter de quelque chose. —Pour vous, mesdemoiselles, vous vous séparerez deux par deux, et vous irez vous loger près de la Vega-il-rio [19], quartier qui nous est spécialement destiné. —Vous Clémentine, et vous Léonore, voilà une adresse particulière, près des Cordeliers, . . . vous y serez parfaitement bien; je vous ferai, ainsi qu'aux autres femmes de ma troupe, tenir mes ordres régulièrement tous les jours; et vous vous transporterez, ainsi qu'elles, chez les différentes personnes que je vous indiquerai, pour y dire la bonne aventure, et pour en trouver, si bon vous semble. Je ne gêne ni ne contraint personne. Que chacune de vous ait sur elle pour le besoin, le somnifère, dont l'effet est sûr, et qu'elle en use suivant les cas. Vous dona Cortillia, voilà de l'hippomane [20], ménagez-le, et vendez-le bien; car il devient furieusement rare. Les ordres donnés, nous nous mîmes en marche, et nous entrâmes par peloton dans la ville.
Enfin, séparés de la troupe, et marchant seules, Clémentine et moi, pour nous rendre au logement qui nous était indiqué, j'entretins à l'aise, mon amie, du désir que j'avais de quitter, dès l'instant, la mauvaise compagnie avec laquelle nous avions le malheur d'être associées. Ce chef est un brave homme, dis-je à ma compagne, ses principes sont sûrs, et j'aime sa philosophie; il serait fait pour commander par-tout, et il n'est aucune société qui ne se loua de son administration; mais il ne se trouve ici qu'à la tête d'une bande de coquins; et malheureusement nous en faisons partie. Ô! Clémentine, il faudrait quitter ces gens-là. Mon amie m'objecta le défaut de fonds; Brigandos qui nous avait indiqué un logis où nous devions être reçues, rien qu'en le nommant, ne nous avait pas laissé d'argent; il était même expressément convenu avec nous, de remettre chaque jour à celui de ses gens, par lequel il nous enverrait ses ordres, tout ce que nous pouvions gagner. D'ailleurs, objectait Clémentine, ces bonnes gens nous ont bien reçus, quand nous ne savions où donner de la tête. Il n'y aurait-il pas de l'ingratitude à les quitter, quand nous pouvons leur être utile? Ce penchant subit à la reconnaissance, m'étonna dans cette chère fille, que guidait rarement la vertu; j'en induisis qu'elle n'était nullement fâchée de la vie qu'elle menait, et qu'il deviendrait fort difficile de la lui faire quitter. —Une troisième raison, ajoutait Clémentine, se fonde sur les dangers inévitables pour nous, si nous voulions échapper à ces bohêmiens, ils nous ressaisiraient assurément par-tout, et malgré l'honnêteté qu'ils font paraître, tant que nous nous conduisons bien, ils nous traiteraient assurément très-mal, si nous venions à changer de procédés. —Mais une partie de ces mêmes raisons n'existera-t-elle pas de même à Madrid? Non, dès en arrivant je te mène chez mes amis, et leur protection nous sert contre les entreprises de ces mauvais sujets. Ne savent-ils pas bien d'ailleurs que nous ne sommes avec eux que jusques-là? —Allons donc, suivons notre destinée, puisqu'elle nous entraîne encore à courir l'aventure.
Clémentine me fixant alors avec cette sorte d'embarras inévitable au vice, quand il sait bien qu'il va être combattu, me demanda quels étaient mes projets dans Tolede? —De m'y conserver aussi pure que je l'ai toujours été depuis que j'ai quitté mon époux. . . . La mort même ne me ferait pas changer de dessein. —Je suis bien loin d'en promettre autant; la sagesse commence à m'ennuyer; je suis libre, je n'ai de fidélité à garder à personne; le genre de vie que je mène échauffe mon physique; les exemples que je reçois, les choses que j'ai faites, enflamme ma tête. . . . Que me revient-il de tant de pudeur, je n'en fais pas moins le métier d'une fille perdue? . . . On serait bien dupe de s'attacher à la réputation, quand les circonstances nous l'enlèvent, ce qui m'a toujours consolé d'un premier faux pas, c'est qu'il contraint au second, et qu'il en assure la tranquillité; la plus grande de toutes les folles est celle qui, déjà déshonorée par un travers, a la bêtise de s'en refuser un autre. . . . Tous les frais ne sont-ils pas faits? Il y avait à la première chûte un peu de peine et beaucoup de plaisirs, il n'y a plus que des roses à la seconde. Toutes les épines ont disparues. —Eh quoi! lorsqu'il s'agissait de notre bonheur, . . . lorsque nos effets présentés devant nous deviennent la récompense de notre faiblesse, la vertu te soutient, tu résistes; et quand il n'est question ou que d'un léger profit, ou que d'un fol espoir de volupté, te voilà prête à te rendre? —Que tu connais mal le cœur des femmes, si tu n'admets pas cette inconséquence! C'est l'instant qui nous détermine, c'est le caprice, c'est le tempérament. . . . On est sage par une fortune, on devient catin pour un joli homme, —Oh ciel! te voilà séduite encore une fois. —Je ne te cache pas qu'une de nos compagnes m'a indiqué l'adresse d'un gentilhomme de cette ville, passionné pour les femmes de notre état, et qui indépendamment des plaisirs que je dois attendre de son âge et de sa figure, me comblera si je veux de présents. —Et si notre chef t'oblige à lui tout donner? —Je le ferai, et il me le rendra à Madrid; ce sont nos conventions. Qui peut compter sur les secours que nous espérons dans cette capitale? La mort ne peut-elle pas nous avoir enlevé ceux de qui nous les attendons? Ce que je gagne ici nous reste alors, nous nous en aidons toutes deux; —ainsi, que les secours que tu attends à Madrid s'y trouve ou non, de toute manière nous quitterons cette compagnie? —Mais Clémentine, qui, comme vous voyez, se coupait dans deux ou trois endroits de ses réponses, m'en fit encore une ici tellement remplie d'incertitude, que je vis bien qu'il fallait peu compter sur elle, . . . et que ce qu'il me restait de mieux à faire de mon côté, était de me résoudre à suivre aussi ces malheureuses gens jusqu'à Pampelune, où ils comptaient aller, et là de m'échapper dans la première ville de France, où la justice, entre les mains de laquelle je comptais me jetter, me donnerait et les secours et les protections nécessaires pour regagner ma province! mais le ciel, comme vous le verrez bientôt, rompit tous ces beaux projets, et vint arrêter mes désordres, sans que j'eusse besoin de m'en mêler.
J'essayai tout encore avant que d'arriver à Tolède, pour détourner ma compagne de ses funestes projets; mais quand une femme court à sa perte, plus l'on emploie de moyens pour l'en empêcher, mieux on la plonge dans le précipice, ses désirs croissent en raison des dangers qu'on lui fait craindre, et l'enfer fût-il à ses pieds, elle ne s'y jetterait qu'un peu plus vite. Il n'y eut rien que je n'employai pour retenir ma compagne; rien qu'elle ne m'opposa pour légitimer sa faute; jamais éloquence ne fut plus rapide. C'était celle d'une mauvaise tête et d'un excellent physique, rarement celle-là manque d'énergie.
Quand Clémentine vit que je renonçais à la persuader, elle voulut m'haranguer à son tour; elle employa pour me seduire une partie des mêmes argumens dont elle venait de faire usage, pour prouver qu'elle avait raison de faiblir; elle crut qu'elle serait aussi habile à me corrompre, que je l'avais été peu à la convertir; elle avait, disait-elle, une autre adresse pour moi; j'aurais pour le moins autant de plaisir, et peut-être encore plus de profit qu'à celle qu'elle se réservait. . . . Quel gré me saurait-on de ma retenue, et comment y ferais-je croire? après la liberté dont j'avais joui, . . . après la vie que j'avais menée, pourrais-je me flatter d'en imposer à qui que ce pût-être? J'aurais donc, avec le regret de n'avoir point connu le bonheur, le chagrin de ne pouvoir pas même convaincre de ma vertu. . . . —Va, ma chère amie, continuait cette syrêne, c'est à notre personne, bien plus qu'à notre sagesse, que les hommes attachent du mérite; leur cœur est tellement dépravé, que cette pudeur même que tu crois si précieuse, cesse de l'être à leurs regards aujourd'hui. Ils s'imaginent que nous valons moins dès que nous avons encore ce que l'on ne conserve jamais quand on veut quelque chose, ils croyent que si nous n'avons pas succombées, c'est bien plutôt par la faiblesse de l'attaque, que par la force de la défense; . . . Mais à supposer que le mari pour qui tu te conserves, ne sente pas le prix de cet effort . . . Seule à jouir dans ce cas-là, auras-tu connu de grands plaisirs? T'imagines-tu que cette sorte de vanité en fasse goûter de bien réels? Et pour les faibles chatouillemens de l'orgueil, qui ne sont que des jouissances illusoires, tu te seras donc privée de celles des sens dont les délices sont inexprimables? . . . Mais allons plus loin, si personne ne divulgue cette faute à l'époux que tu respectes, s'il est certain qu'il peut l'ignorer toujours, te voilà donc, même en la commettant, idéalement aussi pure à ses yeux, que si tu ne l'avais pas commise; ce n'est pas la faute en elle-même qui peut t'affliger, puisqu'il n'en reste aucune trace; sa douleur ne viendra que de la savoir; s'il ne la sait jamais, plus de douleur. . . . Il y a mieux, c'est qu'il serait infiniment plus malheureux, la croyant, quoiqu'elle ne fût pas, qu'il ne peut l'être, l'ignorant quoiqu'elle soit: ce n'est donc pas toi qui tient son bonheur en tes mains. Ce bonheur sera ou ne sera point en raison de l'opinion qu'il aura reçue; travaille à ce que cette opinion soit bonne, quoique ta conduite soit mauvaise, enveloppes-toi des voiles du mystère, et deviens, si tu veux, sous leur ombre, mille fois pis que Messaline ou Théodora; tu l'auras rendu plus heureux que si ta conduite était bonne, et que l'opinion fût contre toi [21], quelle folie de se gêner dans ce cas! c'est se rendre esclave pour le plaisir de porter des chaînes; c'est refuser de s'y soustraire, quand la raison même nous en dégage. Ces considérations réfléchies, si tu les porte encore, ces malheureuses chaînes, tu n'agis plus alors que pour ta satisfaction personnelle et cette jouissance intérieure est-elle autre chose que de la déraison et de l'entêtement? En dois-tu valoir moins à tes propres yeux, pour avoir valu davantage à ceux des autres? Te dépriseras-tu donc en proportion de ce qu'on t'aura estimée? Seras-tu vile à tes regards, pour avoir un instant cédé aux plus doux penchans de la nature? Crois-tu que ces penchans qu'elle nous inspire, soient moins doux que la triste satisfaction au pied de laquelle lu les immole? Mais raisonnons . . . Ton époux t'aime ou il ne t'aime pas; s'il t'aime, n'ais pas peur qu'une chose qu'il ignorera toujours, puisse le refroidir à ton égard; et ne crains pas qu'une chose qui ne blesse qu'un préjugé d'opinion, puisse te rendre un instant moins vertueuse. S'il t'aime, dût-il même la savoir cette chose. . . . Que de motifs pour l'excuser; . . . ton âge, . . . l'abandon dans lequel les circonstances le forcent à te laisser, toutes les causes irrésistibles du physique, et s'il a l'ame sensible, le plaisir même que cette faute t'aura procurée. Un époux vraiment aimable et juste, jouit bien plus des voluptés que sa femme goûte, que des sacrifices qu'elle lui fait, n'est-il pas bien plus doux de permettre des jouissances, que d'imposer des fers? Quel est donc l'être barbare qui se délecte à des privations? Lui en doit-on dès qu'il en exige? Ah! n'est-il pas plus délicat d'imaginer qu'on rend ce qu'on aime heureux, par la liberté qu'on lui laisse, qu'il ne peut être flatteur d'acheter le triomphe de l'amour-propre, au prix des sensations de ce malheureux être immolé à notre vaine gloire? Donc aucun obstacle à te livrer, aucun inconvénient à ce que ton époux le sache même si réellement il t'adore avec délicatesse, et s'il ne t'aime plus, quel regret n'auras-tu pas d'avoir été la dupe d'un sentiment éteint? Quand tu lui faisais les plus grands sacrifices. . . . Ainsi, qu'il t'aime ou qu'il ne t'aime pas, tu auras toujours eu tort de ne pas céder, et tu auras toujours à te repentir de ne l'avoir pas fait, pouvant le faire impunément. Je ne t'oppose pas la religion, je sais trop combien la justesse et la bonté de ton esprit te rendent supérieure à ces freins ridicules. Je ne combats que ton orgueil et ta folie, que ton entêtement et que tes préjugés; je ne cherche à détruire qu'eux, trop sûre que c'est à eux seuls à qui tu sacrifies les plus doux plaisirs de la terre . . . Ah! jouis-en, jouis-en Léonore; l'âge où nous sommes créés pour eux, passe comme la fraîcheur des roses; et quand nous sommes effeuillées comme elles, les froides jouissances de la vanité nous dédommagent-elles de tout ce que nous avons fait en leur faveur?
Pour quant à moi poursuivit Clémentine, je ne te le cache pas, mon parti est pris, j'aimerais mieux mourir que de ne pas me donner non-seulement à celui qu'on m'indique, mais à tous ceux qui voudront de moi . . . à tous ceux que mes charmes pourront séduire. . . . Et pourquoi donc seraient-ils faits ces charmes? si ce n'étoit pas pour les livrer; n'est-ce pas pour plaire que la nature nous a faites jolies? Si c'était un crime que de lui céder, nous aurait-elle donné les appas qui nécessitent la chûte? Ah c'est qu'elle veut qu'on la fasse dès qu'elle nous prodigue tout ce qu'il faut pour y être entraînées; et celle qui lui résiste en rendant les frais inutiles, l'offense bien plus griévement, que celle qui, connaissant le prix des dons, ne pense qu'à en multiplier l'usage. . . . Vis et meurs sans plaisir près de ton phantôme de vertu . . . Moi, je n'existe plus que pour l'immoler au plus léger de mes caprices.
Ô Clémentine, m'écriai-je, je le vois bien je vais te perdre, entraînée par une foule de nouveaux plaisirs, tu ne sentiras plus ceux de l'amitié, je ne t'aurai aimée que pour te plaindre, je ne t'aurai connue que pour te pleurer. —Ne m'attendris pas dit Clémentine. . . . Non sois sûre que je t'aimerai toujours; mais ne cherche pas à ouvrir mon ame dans l'espoir de la faire changer, je l'endurcirais plutôt que de me laisser vaincre; n'employe nulles ruses avec mon cœur, elles échoueraient toutes aux résolutions de mon esprit. Ne crains point qu'une affaire d'amour aille t'enlever ton amie? Il ne s'agit pas de délicatesse dans les travers que je médite, il n'est question que de besoins, je ne veux pas connaître l'amour, je ne veux que me r'accommoder avec ses plaisirs. —Et que sont-ils sans le cœur? —Tout, on ne les goûte bien que quand on n'aime pas, c'est pour les autres qu'on jouit dès qu'on aime; ce n'est que pour soi dès que le sentiment n'est pour rien, je ne veux pas l'échauffer ce cœur, je ne veux qu'amuser les sens; et le calme de l'indifférence, est délicieux pour analyser des sensations; uniquement occupée de soi, méprisant souverainement celui qui ne pense qu'à nous, peu curieuse de ce qu'il éprouve . . . Sacrifiant tout à soi-même, on jouit si philosophiquement. . . .
Ah! Léonore, Léonore, si tu savais combien il est doux de ne pas aimer et de se sentir persuadée que l'on l'est; il y a à cela une sorte de friponnerie qui met un sel bien piquant au moral d'une jouissance.
Ces discours que je réfutais en vain, parce que malheureusement le cœur a presque toujours tort avec l'esprit; tous ces argumens d'une mauvaise tête, m'allarmant sans me persuader, nous conduisirent enfin aux portes de Tolède; nous avions presque toute la ville à traverser pour arriver dans le quartier qui nous était indiqué; à peine fûmes-nous dans la place des Carmes, que nos physionomies, nos tailles, nos singulières parures, attiraient sur nous les regards de tout le monde, et Clémentine sa guitarre en écharpe, soutenait cette insultante curiosité, avec une éffronterie qui dévoilait ses mœurs; un des effets de la corruption, est de détruire en nous le sentiment pénible de la honte, on ne rougit plus dès qu'on est décidé à se tout permettre, et cette modestie qui nous retenait souvent encore, s'anéantit sous les attraits séduisans du vice. Voilà pourquoi le premier ouvrage de la séduction, est d'absorber la pudeur dans l'ame de celle qu'on travaille à corrompre; on fait bientôt tout ce qu'on veut d'une jeune fille, quand on l'a convaincue de la bisarrerie de s'allarmer des mouvemens de la nature, et les freins que l'on ridiculise, sont bien plutôt brisés que ceux que l'on combat [22]. Pour moi, je baissais les yeux, je ne sais ce que j'aurais donné pour être à cent lieues delà.
Nous arrivâmes enfin chez une femme d'environ cinquante-cinq ans, logée dans une petite rue derrière les Cordeliers, et dont la maison me parut fort suspecte, mais il n'y avait pas à reculer, nous eussions difficilement été reçues ailleurs, nos parures nous ayant fait reconnaître; La patronne qui s'appelait dona Laurentia, nous admit sans difficulté. Après s'être informé de son ami Brigandos, elle nous montra une chambre à deux lits, dont elle dit que nous pouvions disposer. Et sans aucune autre cérémonie préalable, elle nous demanda si nous voulions recevoir des hommes, Clémentine avait bien envie de répondre qu'oui, mais à l'empressement qu'elle me vit à demander instamment de n'être point soumises à cette règle, elle crut devoir prendre le parti du silence.
À votre aise, dit Laurentia, ma maison est aussi sûre que l'hôtel du Corrégidor, il n'y vient jamais que d'honnêtes gens, pour éviter le train, je ne reçois jamais que de vieux prêtres, il n'y a pas de danger avec ceux- là. . . . Tenez écoutez . . . entendez-vous d'autre bruit que celui que les opérations légitiment; eh bien! j'en ai pourtant six dans mes chambres avec un pareil nombre de pensionnaires. . . . Ils redescendront dès qu'ils auront fait, il en reviendra d'autres, et vous n'entendrez jamais plus de train; oh! grand dieu dis-je à Clémentine, où sommes-nous donc? Ne t'en inquiète point me dit cette folle en éclatant de rire, n'entends-tu pas que madame te dit que nous serons ici comme nous voudrons. —Assurément, reprit la duègne, on ne contraint personne chez moi . . . Liberté entière, si les demoiselles dont je vous parle reçoivent du monde, c'est qu'elles le veulent bien, soyez très- sûres que l'on n'entrera point chez vous par force. . . . Mais je vous conseille de vous réjouir . . . Nous voilà dans le temps de la foire . . . Vous êtes jolies . . . vous ne manquerez pas de pratiques, je vous le répete, ma maison est sûre; savez-vous qu'il y vient des filles des plus gros bourgeois de la ville. . . . De petites poulettes en mantilles noires, qui disent à leurs parens qu'elles vont à confesse . . . et comme les églises sont humides, je les reçois ici, le directeur s'y trouve, et la cérémonie se passe sans scandale. . . . La pénitence est quelquefois un peu rude, mais au moins sont-elles toujours sûres de l'absolution. —Madame dis-je à notre hôtesse, nous sommes encore novices dans le métier, nous nous contenterons d'exécuter les ordres de Brigandos, nous irons par-tout où il nous enverra, mais nous ne recevrons assurément personne; ensuite nous traitâmes de notre nourriture, Laurentia nous dit qu'ordinairement avec les femmes que lui envoyait notre chef, elle se chargeait de toutes ces choses, et qu'elle ne nous laisserait manquer de rien, elle sortit; nous envoya tout ce qui était nécessaire, et nous ne songeâmes ce premier jour qu'à nous reposer.
Le lendemain comme nous ouvrions nos fenêtres, le premier spectacle qui nous frappa, fut l'appareil lugubre d'un malheureux que l'on conduisait au supplice, il était suivi d'une foule innombrable. . . . Dans tous les pays du monde, et peut-être plus en Espagne, qu'ailleurs, cette fatale curiosité est toujours celle du peuple. . . . —Quel est le crime de cet homme demanda Clémentine à Laurentia? —Un événement affreux arrivé avant-hier, le coupable n'ayant pu soutenir l'horreur de son crime, est venu l'avouer lui- même. C'est un des premiers seigneurs de la ville, je suis surprise que vous n'ayez pas entendu parler de cela, tout s'est passé à une demie lieue d'ici, précisément du côté d'où vous venez. —oh ciel dis-je, je parie que nous avons vu la victime . . . Et que cette infortunée jeune fille . . . —Une fille assassinée, vous l'avez vue? —Oui. —C'est celà, c'est celà . . . Oh l'histoire vous fera frémir. . . . Mais que vois-je? . . . Cachez-vous mignones, voilà deux cordeliers qui me font signe, nous les gênons, ils veulent s'introduire secrétement chez moi. . . . Dînez en paix, j'irai vous tenir compagnie au dessert, et vous faire part de cette sanglante aventure. La duègne sortit . . . les cordeliers entrèrent. . . . Nous dinâmes, et à peine eûmes-nous fini que Laurentia reparut; écoutez-moi, nous dit-elle, je vais vous raconter la cause de la fin tragique de ce gentilhomme que vous venez de voir passer, et qui vient de mourir comme un saint.
Ici Léonore ayant demandé à la compagnie si l'on désirait qu'elle rendit cette histoire, et tout le monde l'y ayant invitée elle le fit de la manière suivante. . . .
[Footnote 1. Des loix très-sages punissaient en Sirie bien plutôt celui qui par défaut de soins, exposait ses effets à la tentation, que celui qui les dérobait; celui qui manque et qui prend ce qu'il trouve, fait, à fort peu de choses près, ce qu'il a dû; mais celui qui laisse ce qu'il possède à l'abandon, est loin de faire ce qu'il aurait dû faire, et mérite, par conséquent, une punition, bien plutôt que l'autre. Voilà comme raisonnaient les Siriens.]
[Footnote 2. Saint-Thomas objecte seulement contre la sorte d'inceste dont il s'agit ici, que si les frères s'alliaient à leurs sœurs, il en résulterait un trop grand amour dans les ménages, amour qui deviendrait alors par sa trop grande force, contraire à la chasteté; on a peu de chose à dire contre ce qu'on a dessein de réfuter, quand on est réduit à employer de tels sophismes; c'est donc à dire, d'après Saint-Thomas, que l'inceste est vicieux parce qu'il nait de lui ce qui fait la plus grande perfection des mariages; avouons-le, il est absolument impossible de trouver un argument légitime contre ces sortes d'alliances, mais il est aisé de prouver en revanche quelle foule de vertus il en résulterait.]
[Footnote 3. Nous lisons dans le quatrième livre de l'Énéide:
Nocturnos que ciet manes mugire videbis
Sub pedibus erram.
Et dans Horace, satire 8, livre premier:
Cruor in fossam codjusus ut inde
Manes alicerent animas responsa daturas.]
[Footnote 4. Voilà où Brigandos est dans l'erreur. Un meilleur logicien l'a dit dans ce même ouvrage, et avec bien plus de raison: il n'est jamais permis de faire le mal pour arriver au bien. Peut-être verrons-nous notre Bohême agir et raisonner mieux par la suite.]
[Footnote 5. La mandragore est la racine de brivna, sa forme est celle de l'homme. On lui attribue la propriété d'engourdir les sens; d'autres disent que semblable au ginseng, elle excite à l'amour. Circé s'en servit dans ses enchantemens, et ce fut là, dit-on, le secret de Jeanne d'Arc; quelques personnes prétendent qu'elle est produite ex semine hominis suspensi vel quovis alio supplicio morte muletati. —Pour qu'elle ait de la vertu, il faut qu'elle soit cueillie au printemps, lorsque la lune est en conjonction avec Jupiter ou Venus. La distribution de cette poudre par les Bohémiens, paraît contrarier un peu ce qu'ils ont dit tout à l'heure en se défendant de causer des avortemens. Car on sait que cette racine produit ce criminel effet, et vraisemblablement ils en distribuaient dans plus d'une intention.]
[Footnote 6. On n'est point encore convenu d'un nom honnête pour cet égarement. Celui que les femmes de mauvaise vie lui donnent, est affreux, puisque Sapho s'immortalisa bien plus par ce désordre que par ses vers; pourquoi ne conviendrait-on pas de nommer saphotisme ce travers singulier du libertinage des femmes.]
[Footnote 7. Il ne faut pas que le lecteur s'étonne de voir Brigandos quitter les principes de sa religion dans le morceau suivant, ainsi que dans quelqu'autres. Chaque fois qu'il parle à des gens qui ne sont pas au fait de ses principes, il est tout simple qu'il s'accommode aux leurs; nous le reverrons redevenir manichéen, lorsqu'il parlera à ses femmes, ou à ses compagnons.]
[Footnote 8. C'est, dit l'auteur des talismans justifiés, le sceau, la figure, le caractère ou l'image d'une figure céleste, d'une planète ou d'une constellation gravée sur une pierre simpathique, ou sur un métal correspondant à l'astre, par un ouvrier qui ait l'esprit attaché à l'ouvrage et à la fin de son ouvrage, sans être distrait par quoi que ce puisse être, au jour, à l'heure de la planète, en un lieu fortuné, par un tems serein et beau, afin d'attirer plus fortement les influences du ciel, par un effet dépendant du même pouvoir et de la vertu de ses influences.]
[Footnote 9. C'est de cette indécente manière que beaucoup de curés en Espagne et même dans plusieurs provinces de France, portent le viatique dans les campagnes.]
[Footnote 10. Ces événemens étaient pour lors ceux du jour.]
[Footnote 11. L'or et l'argent étaient en Espagne en si grande abondance, dit Strabon, qu'on rencontrait quelquefois des masses de ces métaux en labourant; les rivières en charriaient, et l'on creusait rarement la terre sans trouver les rameaux d'une mine. Strab. Lib. 3.
Les Siriens et les Phéniciens n'y formèrent de si riches établissemens qu'à cause de cela.]
[Footnote 12. C'est la prétention et le droit des Catalans comme noble, titre qu'ils se donnent tous.]
[Footnote 13. Environ 25 écus.]
[Footnote 14. Environ 42 liv.]
[Footnote 15. Les quinze piastres font à peu près 84 l.]
[Footnote 16. Il n'y a qu'à Paris et à Londres où ces méprisables créatures soient ainsi soutenues. À Rome, à Venise, à Naples, à Varsovie, à Pétersbourg on leur demande lorsqu'elles comparaissent aux tribunaux dont elles dépendent, si elles ont été payées ou non; si elles ne l'ont pas été, on exige qu'elles le soient, cela est juste; si elles l'ont été, et qu'elles n'ayent à se plaindre que de traitemens, on les menace de les faire enfermer si elles étourdissent encore les juges de saletés pareilles; changez de métier, leur dit-on, ou si celui-ci vous plaît, souffrez-le avec ses épines. Aussi, dans toutes les villes, y a-t-il un tiers de ces filles de moins qu'à Paris et à Londres, proportion gardée.]
[Footnote 17. Il est très-extraordinaire qu'un magistrat ait mis dans sa cervelle qu'il pouvait résulter quelque bien d'éclairer et de publier les secrètes horreurs que le libertinage enfante. Comment ce magistrat tel qu'il soit ou tel qu'il ait pu être, a-t-il arrangé ce systême avec la religion ou la décence dont les loix s'opposent si formellement à cette publicité? Il faudrait au contraire punir sévèrement la malheureuse prostituée assez bête pour revêler ces écarts, et qui en les dévoilant non seulement se fait tort à elle-même, mais corrompt et le juge qui se délecte à ces indignes confidences, et tous ceux qui vont les apprendre par l'éclat du juge. Que l'on daigne un instant comparer le danger qui peut naître de fermer les yeux sur ces vilainies, à celui qui résulte de leur scandaleux éclat; ne vaut-il pas mieux qu'il y ait dans une ville cent libertins cachés que d'en faire éclore aussitôt dix mille, en divulguant les travers de ces cent? Avant le règne de Louis quinze, on ignorait cet art infâme de pervertir ainsi la jeunesse, et de produire un très-petit bien, en opérant d'aussi grands maux, il n'y avait point d'espions tentateurs, point de journaux chez les courtisanes, et tout allait aussi bien qu'aujourd'hui; c'est à Sartine que furent dues ces absurdités inquisitoires, et c'est depuis ce grand magistrat, qu'un homme sait aujourd'hui à quinze ans, ce qu'il ignorait encore à quarante autrefois. On ordonnait à ce méprisable espagnol de faire des listes de toutes ces turpitudes, pour en réveiller l'engourdissement du souverain. Cet imbécile imagina qu'il fallait colorer d'un vernis d'équité la déshonorante fonction dont on le chargeait, et prendre l'amour des mœurs et de la décence pour excuse de ces vexations. Malheureux Français, voilà comme on vous trompait, comme on se moquait de vous. . . . Voilà comment, pendant que vous chantiez et couriez vos catins, on enchaînait votre liberté, comme on grévait vos goûts et vos fantaisies les plus simples. Comme on mettait des entraves sur vos besoins les plus naturels, et comme on gangrenait vos enfans et tout cela sous le spécieux prétexte d'une excellente police. Les Romains conquéraient l'univers et n'avaient point d'espions chez leurs courtisanes. On assure qu'il fut présenté à l'illustre magistrat dont il s'agit ici, un ingénieux projet de vexation sur le citoyen, en raison de la manière dont il perdrait son urine. Le premier plan ayant passé, celui-ci pouvait bien avoir lieu malheureusement, il y avait peu de profit, aucun détail obscêne, point de liste qui put amuser les petits soupers du roi, et Sartine refusa.]
[Footnote 18. Chapelle fondée sous ce nom pour 12 chanoines, dans la cathédrale, par le cardinal Kimènès. On appelle ainsi les nouveaux chrétiens, c'est-à-dire les maures convertis.]
[Footnote 19. Promenade de Tolède.]
[Footnote 20. L'hippomane est regardé, par les gens crédules, comme le plus sûr de tous les talismans; c'est une excroissance de chair qui se trouve au front des poulains naissans; il est rare, parce que la mère l'arrache à belles-dents du front du poulain, dès qu'elle l'a mis bas; son effet est de se faire aimer de la femme à qui l'on en fait avaler.]
[Footnote 21. Théodora était femme de Justinien; voyez ses désordres dans Procope; une partie des loix que nous suivons encore est l'ouvrage de ses amans, en amusant son mari de ces codes atroces, elle lui voilait sa conduite; l'imbécile Justinien compilait et sa femme couchait.]
[Footnote 22. La raison de cela est simple; c'est avec de l'esprit qu'on résiste aux argumens que le vice emploie pour triompher. Tout ce qu'on objecte flatte donc, parce qu'on n'y parvient qu'en développant une qualité qui nous honore; mais s'il est démontré que la conduite qu'on a, que les opinions qu'on adopte soient réellement des ridicules, voilà l'orgueil compromis, et dès ce moment on change de plan; le ridicule blesse tellement notre vanité, que s'il était possible de persuader l'être le plus sage, que la vertu est un ridicule; il l'abjurerait à l'instant.]
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LE CRIME
DU SENTIMENT,
OU
LES DÉLIRES DE L'AMOUR.
NOUVELLE ESPAGNOLE [1].
IL n'y avait point à Tolède de maison plus riche que celle du comte de Flora-Mella, point de seigneur dans les deux Espagnes, qui joignit à cet avantage, une naissance plus illustre, et de plus flatteuses prérogatives; mais la fortune ne se soutient pas toujours également chez ceux qu'elle favorise ainsi, et sa main inconstante ne les élève souvent au faîte des grandeurs que pour les en précipiter avec plus d'éclat.
Le comte marié fort jeune, avait perdu sa première femme au bout de trois ans, et n'en ayant eu qu'une fille, il était résolu de se lier encore sous les loix de l'hymen. Ces seconds nœuds réussissent rarement, le comte en devint la funeste preuve; une demoiselle de la maison de Brajados, belle et riche sans doute, fut l'objet qui le captiva, mais il s'en fallait bien que les vertus de cette jeune personne, répondissent aux dons précieux qu'elle apportait, d'ailleurs rien de plus scandaleux que sa conduite, rien de plus perverti que ses mœurs.
Le duc de Medina-Sidonia, était alors le jeune homme à la mode, à Tolède, quoique marié lui-méme, il n'en était pas moins l'effroi de tous les époux et l'idole de toutes les femmes. La comtesse de Flora-Mella avait trop de vanité, elle avait le coup-d'œil trop sûr, pour ne pas désirer à son char, ce célèbre amant de toutes les jolies femmes; le voir et l'enchaîner, furent pour elle l'affaire d'un jour, et cette intrigue devint bientôt si publique, que le comte de Flora-Mella, ne pouvait presque plus en soutenir la honte.
Quelques fussent ses tribulations, le désir qu'il avait de se voir un héritier, l'engagea néanmoins à feindre; il dévora ses chagrins; il essaya d'imposer silence au public, et continua de vivre avec sa femme dans l'intimité des époux. Ses vœux s'accomplirent enfin, la comtesse devint grosse, et mit au monde un fils, nommé Dom Juan, malheureux héros de cette sanglante histoire. De ce moment le comte leva le masque, il crut ne devoir plus suspendre sa vengeance, et la jeune comtesse reléguée par lui, dans des terres à elle, au fond de l'Andalousie, quitta pour jamais Tolède et son époux.
Cependant les fruits des deux différens hymens du comte de Flora-Mella, s'élevaient ensemble, dans son palais, et ce père infortuné semblait recueillir au moins dans les qualités de ces deux beaux enfans, le dédommagement des chagrins occasionnés par la mort de la mère de la jeune fille, et par l'affreuse conduite de celle du jeune homme. Rien n'avait été négligé pour l'éducation de ces élèves chéris; on n'épargnait aucun des soins qui devaient réunir à tous les dons qu'ils avaient l'un et l'autre reçus de la nature, ceux des talens les plus agréables.
Dom Juan venait d'atteindre sa vingtième année quand Léontine sa sœur, en prenait vingt-deux; et si la fierté, la noblesse et les agrémens d'un sexe se montraient à profusion dans Dom Juan, Léontine plus belle que l'astre du jour, et plus fraîche que la fleur que ses rayons font éclore, réunissait de son côté tout ce qui peut rendre une femme digne de l'admiration générale. Elle avait la peau la plus belle . . . les traits les plus fins et les plus délicats, . . . les yeux les plus vifs et les plus animés, . . . de ses cheveux dégagés des liens de fleurs qui lui formaient un diadême, elle pouvait ceindre deux fois la taille enchanteresse qu'elle avait emprunté des graces.
Mais si la nature s'était épuisée pour embellir ces deux jeunes personnes, si elle les avait égalisé par les charmes de la figure, quelle différence extrême n'avait-elle pas mis dans leur caractère! Autant Dom Juan avait de violence et d'impétuosité, autant Léontine avait de douceur et de retenue; l'un ne connaissait que ses passions et n'écoutait que leur organe, l'autre n'avait pour guide, que sa raison et ses devoirs.
Les attraits de Léontine n'avaient point échappés à Dom Juan, il sentait bien tous les obstacles qui s'opposaient à ses vues, mais la nature plus forte que les conventions sociales, cette nature vigoureuse et mâle, qui les brise souvent au lieu de les servir, élevait mille mouvemens tumultueux dans son cœur qui lui semblaient impossibles à vaincre, et ne plaçait que trop follement l'espoir à côté de l'amour; l'honnête liberté dont il jouissait auprès de sa sœur, lui donnait souvent occasion de s'expliquer avec elle; long-temps il avait déguisé son trouble, captivé long-temps sous un joug cruel, il avait mieux aimé se faire violence que de montrer les sentimens coupables dont il osait brûler; mais tant de contrainte devenait difficile à un tel caractère; ce n'est pas avec l'ame fougueuse de Dom Juan, qu'on aime ainsi sans l'avouer.
De son côté peut-être, Léontine n'avait-elle pas remarquée sans émotion, toutes les graces d'un jeune homme charmant, qu'il lui était permis d'aimer comme frère; mais son excessive modestie ne tolérant aucun écart, ses sentimens eussent-ils même été plus vifs que ne le souffraient ses nœuds, elle se fût bien gardée de ne pas leur imposer un frein; la nature ne perd pas plus ses droits dans une ame comme celle de Léontine, que dans un cœur comme celui de Dom Juan, mais la vertu, plus écoutée dans l'une, sait restreindre au moins ce qui peut balancer son empire, on cache sa douleur et l'on souffre en silence.
Égarés tous les deux un jour dans ces vallons fleuris et frais qu'arrose le Tage auprès de Tolède, loin des yeux toujours incommodes des gouverneurs et des duègnes, Dom Juan ne se contenant plus, osa se jeter aux pieds de sa sœur. —Ô vous que j'idolâtre s'écria-t-il en imprimant ses lèvres brûlantes sur une des mains de cette belle fille. . . . Vous que je crois pouvoir aimer sans forfait. . . . Ô Léontine! il est donc vrai que je vais vous perdre, ces heureux jours de notre enfance vont être oubliés pour jamais, et les souvenirs déchirans que j'en conserverai, ne serviront qu'au tourment de ma vie. . . . Oui, Léontine on vous enlève à mon amour, à cet amour furieux et infortuné que je n'avais osé vous peindre; à peine éclate-t-il, qu'il faut en étouffer la flamme, il faut briser le cœur qui l'a nourrit au même instant qu'elle s'en élance. . . . Je vous perds Léontine, apprenez cette nouvelle affreuse de celui qu'elle plonge au désespoir, le comte vous destine à dom Diègue, avant un mois vous serez l'épouse de ce rival indigne de vous appartenir. . . . Et moi confus, désespéré . . . mourant, j'irai traîner votre image au bout de la terre, ou l'immoler dans le temple même où la plaça la main de l'amour. Oh ciel! dit Léontine, qu'avez-vous prononcé Dom Juan? . . . Que venez-vous d'apprendre à la fois à votre malheureuse sœur? Quel amour venez-vous de lui découvrir, et quelle infortune lui présagez- vous? —Ah! puissiez-vous être aussi peu surprise de l'un, que vous devez être effrayée de l'autre; je vous ai dit vrai Léontine, je vous aime, . . . que dis-je? tous les mots sont trop faibles, il n'en est point qui peignent ma passion. . . . Je vous adore et je vais vous perdre; fille cruelle auriez- vous donc cru que je pusse être insensible à tant d'attraits, était-il possible de les voir sans leur rendre hommage? Léontine peut-elle exister sans être idolâtrée de ce qui l'environne? semblable au dieu de l'univers, animant tout ce qui respire à ses pieds, ne doit-elle pas comme ce dieu, s'attendre au culte universel? —Mais songez-vous aux nœuds? —Il n'en est point que mon amour n'absorbe, il n'en est point qu'il ne combatte, quand ils doivent anéantir les siens; ah croyez-vous qu'un cœur tel que celui de Dom Juan, puisse être retenu par les frivoles conventions qui nous lient. . . . Ô combien je les méprise ces conventions arbitraires, qui séparent aussi cruellement ce qu'a réuni la nature, je n'écoute à vos pieds que sa voix, elle me dit de vous adorer, j'y cède, et ne veux vivre que pour vous, ou mourir percé de vos traits. —Oh! Dom Juan qu'osez-vous dire? —Ce que j'eprouve et ce que vous m'inspirez, j'ose vous parler de mon amour, j'ose vous jurer de n'écouter que lui, j'ose prendre le ciel à témoin que je n'aurai jamais d'autre femme que vous. Un baiser que Dom Juan cueillit sur les lèvres de rose du tendre objet de son ardeur, devint le sceau de ses sermens, Léontine tremblante rougit sans le refuser. On s'approcha, et nos deux jeunes gens bientôt entourés de leur suite, furent obligés de feindre, et de reprendre la route de Tolède.
La funeste nouvelle que Dom Juan venait d'apprendre à sa sœur, ne se vérifia que trop, dès le lendemain le comte de Flora-Mella déclara à sa fille le mariage qu'il projettait, et peu de jours après, il lui présenta Dom Diègue.
Pour tout autre, même que pour une fille prévenue, Dom Diègue eût été un objet d'horreur, unissant au caractère le plus désagréable, tous les défauts de la nature, on n'imaginait pas comment le comte osait proposer de tels nœuds; des circonstances de fortune les légitimaient sans doute, mais combien ces motifs sont faibles sur une ame délicate et sensible, qui, sacrifiant tout à la douceur des liens, n'imagine pas qu'elle puisse exister dans ceux qui ne sont pas l'ouvrage de l'amour.
Léontine osa témoigner à son père le peu de dispositions qu'elle ressentait pour cet hymen, et le comte, qui aimait sa fille, désespéré de lui offrir un sort qui lui déplut ne pouvant d'autre part renoncer à ses engagemens, fit usage des sollicitations; il connaissait au mieux celle qu'il avait à séduire, aussi certain de la révolter par de la rigueur, que de l'attendrir par des caresses, son éloquence fut celle de l'amitié, elle persuada; une ame honnête ne résiste jamais aux attaques que le sentiment dirige, la fausseté, le mystère, la violence, toutes ces armes odieuses que l'imbécillité dicte à la tyrannie paternelle, soustrayent à leur joug de fer les cœurs que l'on y veut soumettre; emploie-t-on la douceur et la confiance, tout s'obtient, et en arrivant au but désiré, on n'a pas du moins à redouter les remords que les procédés contraires occasionnent.
Léontine promit. Parfaitement déterminée au sacrifice, elle protesta de s'y soumettre. Cette vertueuse fille, oubliant l'amour d'un frère qu'elle ne pouvait regarder que comme un crime, perdit également de vue toutes les répugnances que lui inspirait dom Diègue, et préféra les maux qui la menaçaient sous les nœuds proposés, au chagrin trop violent pour elle, d'affliger un instant celui dont elle tenait le jour.
Dom Juan trop inquiet, trop violent et trop amoureux à-la-fois, pour abandonner un seul jour ce qui tenait aux intérêts de sa passion, ne fut pas long-tems à savoir ce qui venait de se faire. Toutes les expressions d'une telle ame devant être ou violentes, ou dures, il accabla sa malheureuse sœur des reproches les plus amers; il la reprimanda de sa faiblesse dans les termes les moins ménagés; il osa s'oublier enfin jusqu'à lui dire, avec orgueil, qu'après les sentimens qu'il lui avait déclarés, il n'imaginait pas qu'elle eût dû le trahir à ce point. —Vous trahir, répondit Léontine avec candeur, . . . que vous ai-je promis? . . . qu'ai-je donc pu vous promettre, et comment puis-je mériter de vous une accusation si déplacée? . . . Oublierez-vous toujours les nœuds qui nous captivent? Voulez-vous me forcer à les détester, quand je ne voudrais que les chérir? . . . —Abhorrez-les, ces nœuds fatals; . . . abhorrez-les, ô Léontine, ils ne seront jamais aussi funestes à vos regards qu'ils le sont aux miens. Et comment ne détesterais-je pas ce qui favorise aussi-bien l'éloignement que vous avez pour moi? —Mais vous devez au moins les respecter. —Ah! n'imaginez jamais que de tels liens ayent aucune force dans le cœur qui vous aime, en devraient-ils avoir dans le vôtre, s'il était ému de mes tourmens? —Ne m'y croyez pas insensible, je les plains, sans doute; c'est tout ce que je puis;—mais qui vous garantit la vérité de ces liens? Nous ne sommes pas du même lit, et vous avez connu la conduite de ma mère? —Est-il possible que votre amour vous aveugle, au point de préférer la honte et le deshonneur, à la certitude de ne voir jamais couronnée une passion criminelle qui vous entraîne à votre perte. —Le deshonneur, . . . la honte, . . . et que m'importe toutes ces chimères! que m'importe le sang qui coule dans mes veines, sitôt qu'on lui défend de s'enflammer pour vous. . . . Je ne connais que vous dans l'univers; je n'y respecte et n'y chéris que vous, et je vais à l'instant percer le cœur du traître qui vous enlève à moi, si vous ne me promettez de rompre la fatale promesse qu'on ose vous arracher. —Voulez-vous me rendre entièrement malheureuse? Voulez-vous m'enlever l'innocent plaisir que je goûte à vous aimer comme un frère? Voulez-vous donc mettre entre nous d'éternelles barrières? —Je veux mourir ou vous posséder, vous enlever et fuir. . . . Sacrifier à ma vengeance tout ce qui s'oppose à mon amour;—cruel! . . . —vous ne le connaissez pas, Léontine, ce cœur ardent que vous sûtes embraser; tous les sentimens sont des passions chez lui; il ne peut les vaincre qu'en cessant d'exister; et si les plus légères l'agitent à ce point, où le portera donc celle qu'ont allumé vos yeux? Fuyons nos tyrans, Léontine, allons vivre à jamais au bout de l'univers. . . . Mais que dis-je, hélas! qu'ose-je dire? Il faudrait être aimé pour obtenir ce que j'exige, et votre ame indifférente et froide ne connaît pas même l'ardeur qui me dévore. . . . Allez, perfide, . . . allez lâchement languir sous les fers odieux qui vous sont préparés. . . . Sacrifiez l'amant qui vous idolâtre, aux vils intérêts d'un père qui ne consulte que son avarice —Homme injuste! le père tendre que vous outragez ne mérite pas vos reproches. . . . J'en suis encore moins digne en lui obéissant, puisque votre élévation et votre fortune sont le prix certain de ces nœuds auxquels je vais m'asservir. Ne m'accablez donc pas quand j'ai des droits si sûrs à votre reconnaissance. —Funeste façon d'y prétendre; puissiez-vous plutôt me haïr que de m'aimer ainsi! . . . Eh! que m'importe cette fortune? . . . que me font ces honneurs, achetés aux dépens de ce que j'ai de plus cher au monde? Dussai je être le plus malheureux des hommes, je m'en croirais toujours le plus fortuné, si j'étais aimé de Léontine; il n'est de bien pour moi que son amour; il n'est de bonheur que sa main, voilà les seules prospérités où j'aspire, les seules que je sois envieux de posséder, dût-il m'en coûter mille vies.
Léontine avait eu beau faire; émue de tant d'ardeur, quelques regards lui étaient échappés: c'en était trop pour dom Juan; il n'eut pas plutôt cessé de croire qu'il était indifférent, qu'il lui parut possible d'être bientôt aimé; il crut que les résistances de Léontine étaient plutôt les effets de sa vertu, que les sentimens de son cœur. Il imagina tout pour l'arracher aux nœuds qu'on lui destinait; déguisant ses desseins réels, sous l'apparence de moyens honnêtes et doux; il proposa d'abord à Léontine de permettre qu'il s'employât au moins près du comte, pour retarder la célébration de l'hymen qu'il redoutait autant. . . . On y consentit; il osa demander l'aveu d'un peu de retour. . . . On ne lui montra ni éloignement, ni courroux; . . . mais hazardait-il davantage, on cessait de l'écouter aussitôt; et plusieurs mois se passèrent ainsi, sans que cet amant impétueux pût obtenir autre chose que quelques retards et de la pitié.
Il agissait toujours pendant ce tems-là; et le rôle qu'il jouait vis-à-vis du comte de Flora-Mella, était bien différent, quoiqu'inspiré par les mêmes principes, ayant su, malgré la fougue de son caractère, se contraindre assez pour s'abaisser à la souplesse, il persuadait au comte, que les délais que demandait Léontine, n'avait qu'une forte prévention pour cause; . . . qu'il lui soupçonnait le cœur pris; que lui seul était en état de démêler ce fatal secret; qu'il en avait déjà fait quelques ouvertures, mais que n'ayant rien pu connaître encore, il n'avait gagné à cela que de se rendre suspect lui- même. —Il ajouta ensuite qu'il était essentiel que le comte l'aidât dans l'entreprise qu'il avait formé de sonder les replis de l'ame de sa sœur; il ne pouvait, disait-il, agir commodément au milieu de la foule de domestique qui les entourait sans cesse, il était essentiel d'abord de les écarter: combien ne lui fallait-il pas d'aisances, puisqu'avant de parler en faveur de dom Diègue, il avait même à vaincre l'éloignement que Léontine commençait à ressentir pour lui, depuis qu'elle s'appercevait de ses efforts à la pénétrer.
Le comte, pleinement la dupe des détours de son fils, bien éloigné de soupçonner les motifs personnels qui le font agir, le sert de tout son pouvoir. Léontine est moins observée, les surveillans disparaissent quand elle se trouve avec dom Juan, et le comte l'engage lui-même à écouter les avis d'un frère qui ne veut que la félicité de sa sœur.
Léontine ne fut pas long-tems à démêler les ruses de l'amour; mais trop prudente pour les révéler, elle ne s'occupa qu'à tâcher de n'en pas être la victime.
De son côté dom Juan était bien loin, comme on le croit, d'employer pour les intérêts de dom Diegue, les doux momens qu'on lui laissait. Peindre son amour en traits de flamme, proposer mille moyens différens de le faire triompher et de fuir, voilà comment s'employaient ces instants . . . Si précieux d'abord au cœur de Dom Juan, si cruels ensuite quand il voyait que l'inflexibilité de sa sœur ne lui opposait que des refus.
Une fois certain de cette insurmontable résistance, rien ne l'arrêta; il s'était contenu, tant qu'il avait eu de l'espoir, à peine le vit-il évanoui, qu'il n'écouta plus que ses premiers desseins; et pleinement résolu à la force, puisqu'il ne pouvait réussir d'une autre manière, il se prépara à faire usage de la liberté qu'il avait, pour diriger les pas de cette malheureuse sœur, vers l'endroit où des gens sûrs seraient postés pour l'enlever.
Toutes les batteries furent donc dressées d'après ce projet; il envoya avant- hier une chaise de poste lestement attelée, l'attendre sur la route qui mène en Portugal, où il avait dessein de se réfugier; et cette voiture escortée de quelques valets fidèles, avait pour rendez-vous, les environs de la tour enchantée.
Le jour venu, sous le prétexte d'une promenade, dom Juan engage Léontine à venir voir avec lui les intéressans débris de cette antiquité.
Une fois là, l'impétueux Dom Juan, hors de lui,—ô Léontine, s'écrie-t-il, tout nous attend; . . . tout nous attend; . . . nous ne reverrons plus Tolède; il faut s'arracher enfin aux apprêts d'un funeste hymen, qu'il n'est plus possible de retarder. —Qu'osez-vous proposer? —notre commun bonheur. —Juste ciel! aux dépens de celui de mon père; . . . aux dépens de sa mort certaine, quand il apprendra notre perte. Songez à tous les malheurs qui l'accablent. . . . Songez qu'il n'y a que nous dans le monde dont les soins puissent le consoler; . . . c'est de nous, . . . c'est de nous seuls, hélas! qu'il attend quelques fleurs sur l'hiver de ses ans; détruirons-nous cet espoir légitime! et les mains qui doivent essuyer ses pleurs, le précipiteront-elles au tombeau? —ô Léontine, je n'écoute plus que mon amour; devoir, respect, honneur, religion, vertu, tout est effacé de mon cœur; je ne connais plus que ma flamme; je ne suis plus conduit que par elle, il faut me suivre: . . . on nous attend. . . . J'emploie depuis six mois, en vain, tout ce qui peut détruire vos scrupules. À quoi m'a servi tant de zèle? Qu'ai-je retiré de tant d'amour? Je n'ai réussi qu'à me convaincre de votre indifférence. . . . Il faut que je la surmonte ou que je meure —Cruel, ayez pitié de moi! ayez pitié de mon père et de vous; ne nous engloutissez pas tous les trois dans un abyme de malheur, dont aucune félicité humaine ne saurait nous retirer; rien n'égale aujourd'hui la prospérité de notre maison dans Tolede: évanouie demain par nos démarches, vous la plongez à jamais dans le deuil et dans la douleur. Est-ce donc ainsi que vous voulez me prouver votre amour? Ah! s'il était aussi délicat que vous cherchez à me le persuader, mon honneur ne vous toucherait-il pas davantage? Consentiriez-vous à le flétrir pour un instant de volupté honteuse et criminelle, qui va nous couvrir à jamais et de malheurs et de remords! Je ne vous ai pas conduite ici, répondit le furieux dom Juan, pour écouter les sophismes de la prévention ou de la haine, et pour chercher à y répondre. Je suis malheureusement trop convaincu du peu d'empire de mon esprit sur le votre, pour employer encore des armes, . . . trop long-tems émoussées par vos rigueurs; . . . mon amour est au désespoir; je ne me rends plus qu'à lui seul; . . . et la saisissant alors dans ses bras, . . . —il faut me suivre, Léontine; . . . n'essayez pas de vous soustraire; . . . n'entreprenez pas de vous défendre, . . . mon égarement serait affreux; . . . j'irai jusqu'à vous méconnaître, . . . jusqu'à me venger de vos dédains: . . . vous n'ignorez-pas l'impétuosité de ce cœur de feu, que rien ne maîtrisa jamais . . . Ne l'irrites point, Léontine, ou ce moment, peut-être, coûterait à tous deux la vie. —Eh bien, perce-le ce cœur qui ne veut pas se souiller d'un crime; entr'ouvre-le, te dis-je, je ne m'oppose point à tes coups . . . Vas, j'aime mieux cent fois la mort que les affreux tourmens qui déchirent mes jours: . . . et des larmes s'échappant de ses yeux; . . . —si je les regrettais ces jours que veut m'enlever ta fureur, si je les regrettais, dom Juan! c'était à cause de mon père. . . . Je voulais les lui consacrer; je voulais faire son bonheur; . . . je voulais prolonger sa vie. . . . Barbare! . . . je voulais peut-être t'aimer, et tu ne le veux pas, . . . Ne balance plus, dom Juan, ensanglante ce cœur que tu fais palpiter. . . . Je suis indigne du jour, après ce que j'ai dit. . . . Immole-moi, j'y consens; mais ne te flattes jamais de me faire partager tes torts;—tu les partageras, ou ta vie m'en répond. —O, Dieu! . . . ta cruauté m'outrage, ton ame atroce est indigne de moi; tu ne méritais pas l'aveu que je t'ai fait; . . . et s'échappant des bras de Dom Juan, . . .fuis, traître, éloigne-toi pour toujours de celle qui ne peut plus que te haïr. —Je cacherai tes imprudens projets, et n'aurai pas à me reprocher, du moins, d'en avoir été la complice. En prononçant ces mots elle veut s'élancer au-delà des ruines qui captivent ses pas; . . . mais le féroce dom Juan, aveuglé par toutes les passions impétueuses qui bouleversent son ame, . . . l'atteint, le poignard à la main, se jette impitoyablement sur elle, et la renverse morte à ses pieds.
Juste ciel! s'écrie-t-il aussi-tôt, en contemplant sa malheureuse victime. . . . Est-ce moi qui ai pu trancher les jours de celle à qui j'aurais sacrifié les miens! . . . et mon bras se refuse à venger mon amante! . . . Uniquement armé pour la scélératesse, il tremble à punir l'assassin. . . . Fuyons. . . . Mais il l'essaye en vain, retenu par un pouvoir invincible, dont il a avoué n'avoir pu concevoir l'énergie. . . . N'agissant plus qu'en insensé, . . . il se jette comme un furieux sur les restes sanglans de celle qu'il idolâtre; il la couvre de ses baisers ardens: . . . il adresse encore à cette divinité de son cœur, les expressions de son féroce amour: il veut la ranimer par ses soupirs, . . . la réchauffer de ses larmes amères: . . . et là, seul, . . . égaré par son désespoir, . . . dans le silence et l'obscurité de ces rochers et de ces ruines . . . Perdu d'amour et de douleur, . . . le malheureux ose consommer son crime, . . . il ose ravir l'honneur à celle dont il vient d'arracher la vie.
Bientôt le calme de ses sens lui laisse entrevoir la double horreur dont il vient
[Illustration: Est-ce moi qui ai pu trancher les jours de celle à qui j'aurais sacrifié les miens!]
de se souiller, il n'a ni la force de soutenir le poids de son forfait, ni celle d'en punir l'auteur; il veut que la vengeance de ce crime exécrable soit réservée à ceux à qui elle appartient. Il était maître de fuir ses gens, et ses chevaux l'attendaient près de-là; il ne le fait point. Glacé d'effroi, immobile en face de ce corps inanimé, . . . il le regarde en frémissant; un instant il croit se tromper; il croit voir dans ses bras celle qu'il aime, et qu'il appelle encore. Revenu de cette affreuse erreur, son désespoir le reprécipite une seconde fois sur ce cadavre informe: . . . ô Léontine! tu seras vengée, s'écrie-t-il, tu seras vengée, Léontine, et les flots de mon coupable sang vont payer, s'il se peut, celui que ma fureur osa répandre ici. . . . Il accourt à Tolede et vient se remettre lui-même entre les mains de la justice.
Le corregidor effrayé a voulu le rendre à son père: . . . il l'a fait; . . . mais quelle nouvelle scène!. . . quel nouveau sujet de remords se préparait pour dom Juan! on venait d'instruire le comte de Flora-Mella de la mort de sa perfide épouse. . . . Et quelle catastrophe accompagnait cet événement. . . . —Ô mon fils, a dit à dom Juan, le duc de Medina-Sidonia, pour lors tête-à- tête, avec le comte. . . . Ô mon cher fils, qu'avez-vous fait? . . . Faut-il que vous me soyez enlevé au même instant où je vous retrouve. . . . Faut-il que vous fuyiez le bonheur, quand il vient embellir vos jours! . . . Faut-il enfin que vous acumuliez sur ma tête et le remords et le deshonneur! . . . dom Juan, c'est de moi que vous tenez la vie, vous n'êtes point le fils du comte de Flora-Mella; j'apporte ici la preuve incontestable que vous n'appartenez qu'à moi; lisez les dernières volontés de votre malheureuse mère, et frémissez de l'abyme où vous venez de vous engloutir à l'instant où vos malheurs cessaient.
Dom Juan, éperdu, se saisit du papier; . . . sa main tremble, ses larmes coulent, . . . ses yeux distinguent à peine les traits qu'on lui présente; il y lit à la fin les mots suivans de la comtesse sa mère.
«Il ne me reste que le tems d'avouer mon crime et de le réparer; dom Juan n'appartient point au comte de Flora-Mella; il est le fils du duc de Medina- Sidonia. J'exige en expirant que le duc aille réparer sa faute aux genoux mêmes de mon mari; qu'il implore de lui son pardon; . . . qu'il réclame son fils, qu'il le reconnaisse comme fruit de l'hymen dont il perdit autrefois la compagne, et qu'il déclare ce fils, en cette qualité, son héritier universel. Je ne publie rien, en exigeant ceci; ma malheureuse conduite avec le duc a été trop connue, pour que ces dispositions puissent apprendre ce qu'on ignorait; je répare et ne divulgue point. J'enlève un poids affreux de ma conscience; elle n'était vraiment bourrelée que de l'horreur de sentir mon époux embrasser un fils qui ne lui appartenait pas. . . . Ô femmes imprudentes, ô vous qui pourriez imiter mes écarts, songez qu'il n'est point d'ame honnête qui tienne à ce tourment. . . . Que l'effroi d'en être déchirée, vous retienne donc au bord du précipice. . . . Aux volontés précédentes, je joins quelques désirs; il dépend de mon mari de me les accorder. Instruite des sentimens secrets de Léontine et de Dom Juan, je supplie le comte de Flora-mella de consentir à l'union de ces deux jeunes personnes, dont mes aveux détruisent les liens qui s'opposaient à leurs désirs. . . . J'ose croire que la fille de mon époux pourrait difficilement prétendre à un hymen plus avantageux. Cette alliance, en réunissant deux anciens rivaux, en les faisant redevenir amis, apaise un peu mes regrets, et me fait mourir plus tranquille.»
Ô ciel! dit dom Juan, en terminant cette terrible lecture. . . . je pouvais donc devenir heureux —tu l'étais, s'écria le comte, ma parole était donnée, mon consentement signé; . . . le voilà.
Monsieur, a dit alors dom Juan avec la plus grande fermeté au corregidor, vous voyez de combien de crimes je me suis à-la-fois souillé; j'ai massacré ma maîtresse, . . . la respectable fille de celui qui a pris soin de mes jeunes ans. . . . Vous voyez que je porte egalement le poignard dans le sein d'un père . . . , qui ne me revoit que pour me pleurer. . . . Conduisez-moi à la mort, monsieur; . . . je veux qu'elle me soit donnée publiquement: . . . Je veux recevoir celle que je mérite; vous comte, désavouez-moi pour votre fils, cet écrit vous y autorise, . . . et vous, mon père, ne m'avouez jamais pour le vôtre; ma mort ainsi ne deshonorera personne.
On a voulu calmer ce désespoir; on a voulu sauver cet illustre coupable. . . . Tous les moyens ont été employés sans qu'aucun ait pu réussir. . . . Mon crime est trop affreux, a répondu dom Juan; il n'y a que ma tête seule qui puisse le payer. —Et saisissant la main du corregidor, sortons, sortons, monsieur, lui a-t-il dit fermement, ou je vais me déclarer à d'autres juges, si votre pitié l'emporte sur votre devoir; et comme en prononçant ces paroles il se jettait dans la rue, avec la ferme résolution d'aller monter lui-même sur l'échafaud, où le plaçait son crime; le magistrat n'a plus osé résister. Dom Juan a été déposé le même soir dans les prisons de la justice, ayant tout déclaré, sans qu'on lui fît aucune question, le malheureux a promptement payé de sa vie l'effroyable forfait où l'avait entraîné l'égarement de sa raison, et l'impétuosité de son caractère. Cependant toute la ville le pleure, mais les regrets les plus douloureux se tournent vers les deux infortunés pères; chacun leur porte des tributs de larmes et de douleurs, qui n'effaceront jamais de leur ame, les pertes affreuses qu'ils viennent de faire.
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Voilà une histoire bien cruelle a dit ici madame de Blamont, fatale suite du désordre des femmes, à quel malheur affreux leur inconduite peut exposer une famille, je ne m'étonne plus si les loix ont punies leurs fautes plus sévèrement que celles des hommes. Et moi je m'en étonnerai toujours, a répondu madame de Senneval. . . . Ce sont eux qui sont nos séducteurs . . . Eux qui abusent de notre faiblesse et de leur supériorité, ils sont la première cause de nos torts; eux seuls en mériteraient donc la punition. —Tout cela exigerait d'être discuté à loisir, a dit le comte de Beaulé, il y a un peu de la faute des deux partis, et beaucoup de raison de part et d'autres, ce ne sont ni les hommes qui attaquent, ni les femmes qui cèdent qui ont tort. La première origine du mal, est dans la disproportion des mariages et dans l'impossibilité du divorce, qu'un jeune homme épouse la femme qu'il aime, et que quand tous deux sont las l'un de l'autre, ils puissent changer à l'amiable, et vous ne verrez plus d'adultère. C'est une vérité que Sainville vous a fait voir dans sa constitution de Tamoé, n'y revenons plus maintenant, je suis trop curieux je vous l'avoue, de savoir comment notre belle aventurière va trouver le secret d'échapper aux dangers qui me paraissent la menacer à Tolède, et si notre chère Clémentine trouvera tous les plaisirs dont elle se flatte, dans le faux pas qu'elle médite . . . Et Léonore ayant vu qu'on lui prêtait cette attention curieuse qui désire d'être satisfaite, reprit ainsi le fil de ses aventures.
[Footnote 1. Cette nouvelle, purement d'invention, n'est ni traduite, ni empruntée de nulle part; on est presqu'obligé d'avertir de ces choses, dans un siècle de pillage littéraire, tel que celui-ci.]
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Suite de l'Histoire de Léonore.
****Dona Laurentia n'eut pas plutôt fini son récit, que Brigandos entra; il s'informa comment nous étions, nous recommanda à la matrone, et lui laissa les fonds nécessaires pour deux habillemens complets avec tous les ajustements plumes et parures à la mode; l'un pour Clémentine, l'autre pour moi. Ensuite il ordonna à Clémentine de se transporter le lendemain, chez un vieux courtisan retiré à Tolède, curieux de connaître le temps qu'il avait à vivre. Ignorant que ma compagne eut renoncé à ses projets de sagesse, il l'assura qu'elle pouvait aller sans courir aucun risque, chez l'homme qu'il lui indiquait. C'est un vieux dévot plein de superstitions, lui dit-il, et qui croirait que l'enfer va le saisir tout vivant, s'il s'avisait de penser à ce qui l'échauffait autrefois; tels sont les funestes effets de la dévotion, continua notre chef, elle remplit l'homme de trouble et de frayeur, à mesure qu'il avance son terme, elle aigrit son caractère, elle change son humeur, elle le rend sombre, inquiet, soucieux, tracassier, rigoriste, cruel, elle l'empêche de jouir du présent, elle lui donne des remords du passé, et n'est bonne à rien pour l'avenir; je me serais peut-être fait dévot comme un autre, si j'eusse cru que cela pu être bon à quelque chose, mais on n'y prend pas une qualité de plus, et on a beaucoup de plaisirs de moins. . . . Est-ce bien la peine de croire à des chimères, pour ne pas gagner davantage? . . . Doucement dis-je à notre philosophe, vous peignez là le superstitieux; mais l'homme vraiment attaché à sa religion qui la suit et la croit dans la simplicité de son cœur, qui adopte la vertu, parce que la religion la récompense et l'inspire, qui déteste le vice parce qu'elle le condamne et le punit, qui perpétuellement enflamé de l'être suprême, consolé des maux de la vie, par l'espoir de revoler bientôt dans le sein de celui qui l'a crée, vit en craignant de lui déplaire, meurt en tâchant de l'imiter; un tel homme sans doute ne vous paraît pas un modèle indigne à suivre? Assurément, reprit notre chef, je ne méprise pas le phantôme qu'il vous plait d'ériger là, et auquel vous ne croyez pas plus que moi, mais s'il existe je le plains; il a travaillé toute sa vie pour des illusions qui ne le dédommageront pas des sacrifices qu'il a pu leur faire, il n'a d'ailleurs été vertueux que par crainte, ce mérite est bien peu de chose, plus difficile que vous ne pensez Léonore; je veux qu'on fasse le bien pour lui seul; je veux qu'on ne soit animé en le faisant que de la seule idée du bonheur des autres, et si l'enfer ou le paradis entre pour quelque chose dans les motifs qui font agir, je me dis, voilà un imbécile, mais à coup sûr ce n'est pas un honnête homme. Trop de l'avis de notre chef pour le combattre davantage, je laissai tomber la discussion et Clémentine qui n'avait reçu qu'en secret d'une femme de la troupe, l'adresse du gentilhomme dont elle attendait tant de plaisir, ne voulant pas se démasquer encore, accepta l'ordre; notre capitaine s'adressant alors à moi, pour vous Léonore dit-il, vous vous transporterez chez Dom Flascos de Benda-Molla, doyen des chanoines de Tolède; vous y remplirez les mêmes fonctions que votre amie chez le vieux seigneur, et vous y trouverez j'espère à-peu près les mêmes sûretés; vous examinerez ses yeux, ses mains, vous lui promettrez vingt ans, quoiqu'il soit condamné par tous les gens de l'art; vous lui vendrez fort cher le philtre que voilà et que j'intitule Beaume de vie, lequel pour tant n'abrégera ni ne prolongera la sienne d'une heure. —Celà fait, vous recevrez de moi de nouveaux documens.
Les robes furent apportées dès le lendemain, nous y ajoutâmes tout ce que l'art de la toilette put nous inspirer de plus coquet, et chacune de nous partit pour sa destination.
Le portrait que Brigandos m'avait fait du doyen, le délabrement de sa santé, le philtre qui lui devenait nécessaire, . . . la tranquillité dont je devais jouir, tout cela contraignait mon imagination à se représenter un septuagénaire; Dom Flascos n'avait néanmoins que cinquante ans; sa taille fluette, le rouge de ses joues, annonçaient cependant qu'il était menacé de la poitrine, mais quoique avec un peu de nonchalance dans toute sa tournure, ses yeux respiraient la volupté, une très-jolie gouvernante lui faisait mousser du chocolat quand j'arrivai, et se retira par son ordre dès qu'il m'eut un instant fixé.
Le doyen me fit asseoir près de lui, me demanda mon âge, me dit de deviner le sien, que je diminuai de dix ans, puis, présenta son front, me livra sa main pour m'aider à trouver les augures dont je lui vantais la sûreté; aidé par les avis secrets que j'avais reçus de Brigandos, je dis à cet homme tout ce qu'il avait fait depuis vingt ans, je lui en assurai encore trente de vie, et lui révélai quelques détails de famille dont il lui paraissait impossible que je pus être instruite; étonné de ma science, il crut aveuglément tout ce que je lui disais. Je lui fis quelques questions captieuses dont les réponses m'éclairant sur une infinité de choses, facilitèrent étonnamment mes prédictions, et le laissai si content de moi à la fin de notre entretien, si convaincu de la vérité de ce que je lui annonçais, qu'il me donna vingt pistoles en m'embrassant de tout son cœur [1].
Mais la joie que je venais de verser dans son ame, enflammant sans doute son sang et d'amour et d'incontinence, il fut curieux de voir si je faisais jouir aussi bien du présent que je savais annoncer l'avenir, il débuta d'abord par de légéres caresses; ses passions un peu réfroidies exigeaient quelqu'alentours pour se monter au degré de force dans lequel il paraissait avoir grande envie de se trouver; il me dit en balbutiant que si je voulais me prêter à ce qu'il désirait de moi, il ajouterait six doublons aux vingt pistoles qu'il venait de me donner, et sans trop attendre ma réponse, une de ses mains s'égara sous les gazes qui voilait mon sein. . . . Je me défendis . . . Ma résistance produisit un miracle, il en devint tellement glorieux, il y avait si long-tems sans doute que la nature ne l'avait si bien servi, qu'il osa me faire voir l'effet de mes charmes. Je me lève avec le dessein de fuir . . . il s'en apperçoit, il me suit, et se jettant au travers de la porte où se dirigeait mes pas, il m'assure que je ne sortirai point sans l'avoir satisfait. Ses yeux étaient étincelans; il bégayait à-la-fois des mots d'amour et de libertinage, perdant enfin toute retenue, il me jura avec de bien gros mots pour un homme de dieu, que quand il se trouvait dans l'état où il était alors, ce qui à la vérité lui arrivait bien rarement, il devenait impossible à qui que ce fût de lui résister. . . . Ah! dis-je à mon redoutable adversaire en jouant le plus grand effroi, qu'aperçois-je monsieur, et l'écartant de la porte. —Venez, venez, accourez au plus vîte, que j'examine sur votre front un signe qui m'était échappé. . . . oh monsieur! votre état m'effraie. —Qu'est-ce, dit notre homme allarmé, en cessant de me barrer le chemin. . . . Qu'observez-vous, ma mie. . . . Vous me faites une peur. . . . Voilà déjà les choses dans leur état naturel. . . . Moi qui croyais aujourd'hui . . . Moi qui me flattais . . . Mais que voyez- vous donc enfin? —Combien il y a t-il, monsieur, que vous n'avez eu de commerce avec une femme? —Plus de six mois. —Oh! prenez garde à vous. . . . je ne m'en étais point encore convaincue, vous êtes un homme mort, monsieur, mort vous dis-je, si vous vous avisez d'en voir avant que le soleil ne soit entré dans le capricorne, et en disant celà, je m'élance sur la porte, et me précipite si légèrement hors de la maison, que je suis déjà dans la rue avant qu'il n'ait le temps de revenir de l'effroi dans lequel je viens de le plonger.
En rentrant je trouvai Clémentine dans le plus grand accablement, elle s'était deshabillée, et son physique paraissait souffrir presqu'autant que son moral; qu'as-tu dis-je à ma compagne? —Le chagrin de n'avoir pas écouté tes conseils. Plus empressée de voler à mes plaisirs qu'où m'appelait les intérêts de notre chef, je me suis rendue chez ce personnage dont on m'avait donné l'adresse. . . . Il était prévenu, il m'attendait. . . . On m'avait parlé d'un jeune homme, celui qui fut présenté à mes yeux, avait environ cinquante ans, fort laid, l'esprit aussi méchant que l'ame corrompue; ô Léonore! tu ne te peindras jamais le dérèglement des mœurs de ce libertin, l'incroyable désordre de ses propos et de ses fantaisies, l'irrégularité de ses goûts. . . . J'ai eu deux amans dans ma vie . . . mais aucun d'eux . . . oh! non, non, quelque dépravée que tu me supposes, je rougirais trop de ces détails. . . . Contente-toi de savoir qu'il a voulu outrager mon sexe . . . Que résistant à ses désirs, il a appelé à lui, et m'a contraint par la violence, à en assouvir l'horreur, . . . et mon amie fondait en larmes en achevant cet odieux récit.
Je ne la consolai pas, je crus que c'était le moment de pénétrer son ame, plutôt que de l'attendrir . . . l'instant de frapper les grands coups. . . . Eh bien! lui dis-je, te voilà punie de tes systêmes, les voilà culbutés par l'expérience, cette aventure vaut mieux pour toi, que toutes les raisons dont j'aurais combattu tes sophismes; ô Clémentine! as-tu pu croire que la volupté put naître, où le sentiment devait être inconnu. . . . Que celui qui serait assez vil pour payer l'amour, en ferait goûter les plaisirs. . . . Que cette leçon te rende sage, que les remords qui te déchirent, garantissent du moins ton cœur d'une corruption plus entière; je t'avais entendu jadis, excuser ces écarts. Tous ces égaremens tournent au profit de l'amour osais-tu dire, ils sont tous enfans de la nature [2]. Pardon . . . Je t'y croyais familiarisée. . . . Ta douleur me prouve le contraire, cesse donc de te livrer ainsi aux paradoxes d'une tête embrâsée, et que la vaine gloire de montrer de l'esprit, à préconiser des erreurs, ne te fasse pas au moins défendre celles que tu n'as jamais partagées. . . . Et Clémentine m'embrassait en pleurant. Je n'eus pas besoin de lui faire promettre d'être sage, elle en trouvait le serment dans son cœur, sans qu'il fût nécessaire de la rappeler à l'utilité de cette conduite, attendrie par ses regrets et par ses larmes, je la calmai, et lui fis du moins passer une nuit tranquille.
Le lendemain Florentina vint nous voir, avec celle de nos compagnes qui avait engagé Clémentine, à aller chez l'homme qu'elle avait été visiter la veille, mon amie ne put s'empêcher de faire des reproches à celle-ci, mais ce fut là, où je pus remarquer l'extrême différence qui se trouvait entre Clémentine, dont tout le tort était d'avoir une mauvaise tête, et une créature vraiment libertine comme celle qui avait voulu la débaucher. —Bon, bon, répondit Aldonza, il ne faut pas être si difficile dans notre métier; as-tu donc imaginé que je t'envoyais chez l'amour, et qu'il t'attendait au sein des plaisirs je l'ai cru jeune, on me l'avait dit, mais qu'importe, les hommes qui payent, ne cherchent point à contenter nos caprices, ma chère amie, ils ne s'occupent que des leurs; . . . je te ménageais une excellente pratique . . . tu n'as pas su en profiter. . . . Nous en sortons, moins difficiles que toi . . . il n'a pas eu besoin de nous violer. . . . On se fait à tout mon enfant, et à cela peut-être plus aisément que tu ne crois. —Il nous a priées de revenir, et voilà vingt-cinq pistoles de profit. —Des plaisirs communs se payent-ils ainsi? Or comme il ne faut viser qu'à l'argent dans l'état que nous professons, les plus grandes irrégularités, puisque ce sont elles qui valent le plus, doivent donc devenir les seuls objets de nos recherches. Cette Aldonza était à la vérité la plus corrompue de la troupe, il s'en fallait bien que nous eussions jamais rien entendu de pareil avec ses compagnes; Clémentine et moi révoltées de ses propos, nous nous disposions à les faire cesser, en prétextant quelqu'affaires, lorsque dona Laurentia, vint nous supplier de recevoir deux dominicains qui brûlaient d'envie de nous connaître, et sans nous donner le temps de la réponse elle les poussa dans notre chambre. —Un moment madame, dis-je à cette insolente courtière, en me levant avec horreur, ces messieurs n'étant que deux, n'ont pas besoin de quatre femmes, laissez-nous retirer mon amie et moi. —Comme il vous plaira, répondit la duègne, à qui sans doute notre chef avait bien défendu de nous contraindre; agissez suivant vos désirs, ces deux demoiselles suffiront pour nos révérends, vous pouvez passer dans la salle, vous y serez libres et tranquilles, pendant qu'on va se servir un instant de vos chambres. Nous descendîmes, et ces infâmes se divertirent tellement de nos compagnes, qu'il ne nous fut possible de rentrer chez nous que le soir.
Clémentine avait fort peu d'envie d'aller chez le vieux courtisan, négligé la veille pour l'intérêt de ses faux plaisirs, elle y craignait quelques nouveaux pièges, et sa sagesse allait maintenant jusqu'à la défiance, elle me conjura d'y aller à sa place. —J'y consentis, et comme ce personnage ne me fit courir nul danger; je ne vous ennuierai point des détails de ma visite chez lui.
Trois ou quatre histoires semblables où je gagnai une centaine de pistoles à notre chef, terminèrent notre séjour à Tolède, et nous reçûmes enfin l'ordre d'en partir au bout de trois semaines. Le rendez-vous nous fut indiqué à l'entrée d'un petit bois qu'on trouve à gauche de la grande route de Madrid; nous nous y rendîmes mon amie et moi, après avoir pris congé de notre duègne, fort mécontente de ce que nous lui avions valu si peu.
Peut-être me blâmerez-vous ici, dit Léonore, en s'adressant à sa mère, de n'avoir pas profité des sommes que je recevais, pour fuir ces malhonnêtes gens, je le proposais à ma compagne, elle en avait autant d'envie que moi, mais elle persista à me faire envisager l'extrême péril que nous courrions à quitter ces gens-ci en les volant. Clémentine rendue à la sagesse l'était aussi à la sincérité, elle m'avoua que bien loin d'oser compter sur les secours dont elle s'était flattée à Madrid, c'était elle au contraire qui se fondait maintenant sur les miens, elle était bien éloignée disait-elle d'oser se présenter à ses connaissances dans l'état où elle se trouvait. Pour quant à sa mère, elle m'avoua qu'elle était morte, il ne lui restait donc plus de ressource, que celle de s'attacher à mon sort, et nous nous en tinmes en conséquence au plan que j'avais adopté . . . Celui de suivre la troupe jusqu'aux frontières de France, et là, de nous échapper dans quelques villes où la justice nous ferait donner sûrement à l'une et à l'autre, les moyens de gagner ma province; d'après ces résolutions, nous nous contentâmes donc de détourner quelques quadruples que nous cachâmes avec le plus grand soin, précaution d'autant plus nécessaire, que Brigandos nous fouilla toutes dès que nous fûmes réunies; plusieurs sans avoir usé des mêmes ruses, avaient fait également un peu de contrebande; le chef s'empara de tout. J'ai soin de vous dit-il, rien ne vous manque; mais c'est à moi qu'appartiennent les fonds, et je ne souffrirai jamais qu'on en détourne un réal.
Nous nous remîmes en marche, et mon amie ne me quitta plus; ce premier soir nous nous couchâmes sous les murs des jardins d'Aranjues, superbe maison de plaisance bâtie par Philippe III; nous en partîmes le lendemain au matin avec le projet de passer la nuit prochaine à une demie lieue de Madrid, dans une caverne au bord du Mancanares, où notre chef devait nous haranguer, et nous distribuer ses ordres, relativement à ce qui concernait notre séjour dans cette capitale; nous marchions tous ensemble, il était environ sept heures du matin . . . Brigandos paraissait inquiet, il semblait avoir quelques pressentimens du malheur prêt à nous accabler . . . lorsque tout à coup à environ quatre lieues de la ville, un détachement de trente hommes à cheval débusque d'un petit bois, nous entoure lestement à l'improviste, et nous menace de la carabine, si nous n'arrêtons à l'instant . . . Faites de nous ce que vous voudrez dit Brigandos, avec résignation, nous ne sommes ni en état ni en volonté de nous défendre . . . Mais qu'elle fut sa surprise en prononçant ces mots, de reconnaître à la tête de ce détachement, Dom Pedre, . . . ce même chevalier de la sainte Hermendad, auquel Castelina fille de notre chef, avait sauvé la vie près d'Alcantara, et que la troupe avait soigné, nourri et secouru pendant quatre jours, malgré les risques qu'elle y courait . . . Scélérat lui dit Brigandos, nous remets-tu bien? . . . te souviens-tu que tu nous dois la vie? —Ami répondit cet infâme coquin, la reconnaissance est nulle dans notre état, nous n'écoutons que le devoir; nous ordonna-t-on d'égorger nos pères, nous le ferions pour le service du tribunal sacré dont nous avons l'honneur de dépendre [3]. C'est moi qui t'ai dénoncé . . . C'est moi qui t'arrête, toutes les chaînes sociales se détruisent envers les criminels, on ne leur doit que de la rigueur, et en disant celà, le monstre liait et garrottait les mains de Castellina, ces mains, ces mêmes mains, qui quelques semaines auparavant avaient étanché le sang de ce traître, et l'avait rendu à la vie. Ô justice! s'écria notre malheureux chef, en voyant cette horreur, t'appellera-t-on fille du ciel, quand de semblables forfaits souilleront tes membres; s'il est vrai qu'un Dieu gouverne les hommes, doit-il être regardé comme équitable, en tolérant de telles exécrations sur terre, en souffrant que le bien ne s'y fasse que par des crimes éffrayans! puisse mon funeste exemple apprendre aux hommes que la plus grande de toutes les sottises est d'écouter ce sentiment famélique de la pitié, qui ne sert qu'à faire des ingrats, et qu'on n'éprouve bien moins de tourmens à ne jamais se livrer au bien, qu'à le pratiquer au prix des remords dont l'ingratitude des autres vient pénétrer nos cœurs. Vous juges, souverains, magistrats, vous enfin, qui tenez la balance, ne vaudrait-il pas mieux changer toutes vos loix, ne vaudrait-il pas mieux fouler aux pieds tous vos principes, que d'en admettre qui doivent nécessairement placer le remords à côté de la vertu, et convaincre l'homme que c'est à faire le bien, qu'existent les plus grands dangers.
Mais l'air emporte toutes ces déclamations, et sans distinguer l'innocence du crime, nous n'en sommes pas moins tous, liés et campés indifféremment comme des sacs sur les chevaux de ces alguasils, qui nous conduisent rapidement à Madrid, au palais de l'inquisition, en qualité de bohémiens, de gens sans aveu, commettant par-tout différents excès, à la vérité sans effusion de sang, clause qui, au lieu de nous faire mettre dans les prisons de la justice, nous fit simplement placer dans le saint tribunal. Douce vertu me dis-je alors à moi-même; est-ce donc la peine d'encenser tes autels, qu'ai-je gagné à te révérer dans mon cœur? . . . Qui démêlera maintenant si je suis coupable ou non! qui protégera mon innocence . . . quel droit aurai-je à la faire éclater.
Après avoir été suivis de la foule, après avoir servi de pâture à la sotte curiosité du peuple, nous fûmes remis entre les mains de l'Alcaïde, qui nous conduisit tout de suite dans les différentes prisons qui nous étaient destinées.
Ô Léonore! mille et mille fois adieu, me dit Brigandos, en nous séparant, je vous recommande ma chère enfant, si elle tombe avec vous, n'oubliez jamais fille vertueuse que si mes fautes vous enveloppent dans ma disgrace, j'ai du moins par de vers moi deux procédés qui doivent m'obtenir mon pardon près de vous . . . Celui de vous avoir secouru dans l'infortune, et celui de vous aimer sans jamais avoir osé vous le dire. Ce dernier aveu m'étonna, et j'en étais encore dans la surprise, quand ce malheureux dont les larmes coulaient en me regardant, fut aussitôt arraché d'avec nous; ciel! me dis-je, je n'ai trouvé que de la dureté dans les hommes du monde, tous ont voulu abuser de mon malheur et de mon innocence; et c'est dans un chef de brigands que je rencontre de l'honnêteté et de la délicatesse. . . . Ô société! je le répète, ou vos loix sont bien iniques, ou vos membres sont bien corrompus! ce chef infortuné suivait une carrière dangereuse, sans doute, je suis bien loin de vouloir l'excuser, mais son esprit était juste, son cœur délicat et sensible, il devait succomber rien de plus simple; parmi les êtres aussi pervers, aussi injustes, aussi inconséquens que les hommes, celui qui près d'un peu de mal ouvrira son ame, à beaucoup de vertus, doit périr infailliblement [4]; heureusement pour moi, la chambre où je fus placée, se trouva près de celle de Clémentine, quelle consolation!
Le lendemain de notre arrivée, nous fûmes tous interrogés à part; je suivis Clémentine qui me dit que vraisemblablement les autres femmes nous avaient précédées, elle en avait, disait-elle, apperçu deux auxquelles il lui avait été impossible de parler; elle n'eut pas le temps de m'en dire davantage. —On vint me prendre et je parus à l'audience.
Le grand inquisiteur était seul quand j'y entrai. —Ce n'est pas le même qui interrogea Sainville, celui-ci vraiment le chef, et le premier de la maison est un homme de quarante-cinq ans, d'une taille haute et fière, fait comme hercule, l'air de la force, de la santé et de la vigueur, le regard sombre, le sourcil farouche, la voix rude, et menaçante, et bien plus ressemblant à l'exécuteur même de la justice qu'au ministre équitable et débonnaire, qui ne doit que la faire chérir et régner. On le nomme dom Crispe Brutaldi Barbaribos de Torturentia. Il m'ordonna de me mettre à genoux en entrant, et de faire un acte de contrition devant le cruxcifix; il était debout, il m'observait d'un œil rigoureux et sévère, où se mêlait pourtant une sorte de joie maligne et de curiosité lubrique. Quand j'eus fait semblant d'obéir à ce qu'il me disait, je me levai, il s'assit, me fit approcher de lui, et me regardant avec impudence sous le nez, il me demanda en me tutoyant quel âge j'avais. —Près de dix-huit ans, répondis-je;—Es-tu fille, es-tu femme? —Je suis femme; j'ai été enlevée à mon époux en Italie, je cours la terre pour le chercher; je suis tombée par hazard dans les mains de ces bohémes, et j'ai été prise avec eux. —Tu n'es donc pas de leur troupe? —Je ne suis qu'accidentellement réuni à elle. —Et qui es-tu? —Ici je lui fis en peu de mots l'histoire de ma naissance et de mes malheurs. —Bon, bon, conte que tout cela, me dit-il, tu es une aventurière, tu es une fille de mauvaise vie. —J'ai dit la vérité, je vous le proteste. —Mais ces bohémiens ont abusé de toi, ils-t-ont violée? —Je n'ai nuls reproches à leur faire, puisse-je avoir autant à me louer de vous, que j'ai de graces à leur rendre. —On te traitera comme tu le mérites, tu as profané les sacremens, nous le savons, tu seras rôtie à petit feu, tu vivras douze heures dans les flammes, et l'on ne t'y plongera que déchirée. —Oh ciel! quelque foi qu'il faille ajouter à des sacremens, mérite-t-on la mort pour n'y pas croire? Un dieu de paix veut-il le sang des hommes, ses ministres doivent-ils le répandre? —Tu ne crois donc pas à ces cérémonies? —Je crois qu'il existe un Dieu bon à qui le meurtre est en horreur. —Tu te trompes, Dieu commande de tuer ceux qui ne croyent pas à la religion, il ordonne à son peuple de massacrer les nations idolâtres, son fils a dit, je suis venu apporter le glaive et non la paix. —En ce cas je ne crois point à son fils. —C'est ce qui fait que tu seras suspendue au milieu des flammes, pour en être retirée, et y tomber tour-à- tour, pendant douze ou quinze heures que durera ton supplice. —J'invoquerai le dieu unique et saint que je crois, il me sauvera des mains de mes bourreaux, Daniel l'implora dans la fosse, et Daniel en fut écouté. Et ici mes larmes coulèrent malgré moi. —Quand l'inquisiteur me vit pleurer, il m'observa avec des yeux plus expressifs, et qui, en même-temps me glacèrent d'effroi; ses deux lêvres se resseraient l'une sur l'autre, et une sorte de mugissement s'échappa de sa poitrine, il me demanda si les larmes que je versais étaient celles du repentir? Je lui répondis que je n'avais point fait de faute, et que par conséquent je ne connaissais point le remord, il continua de me fixer, et alors en soupirant comme il venait de faire, il fit un geste sur lui-même qui me causa autant de surprise que de frayeur; je m'apperçus qu'il était dans un grand trouble, il s'agitait sur son fauteuil, renouvellait le geste qui m'avait effrayé, et continuait d'étouffer ses soupirs . . . Il avança une main vers moi comme pour me rapprocher de lui, cette main jetée à travers de ma ceinture, tomba sous mes reins comme par inadvertance, et pressa vivement ce qu'elle rencontra. . . . Je le regardai fièrement, et mes larmes tarirent. On n'imagine pas ce que le vice qui s'oublie, donne de force à la vertu; il retira sa main, et m'ordonna de me mettre à genoux devant lui, je m'y plaçai à quelque distance, perdant le plus que je pouvais du terrein qu'il m'avait fait gagner en m'attirant. Il rejetta sa main sur ma poitrine, à l'ouverture de ma robe, et me tira quoiqu'agenouillée, absolument entre ses jambes, il prit mes deux mains les joignit sur ses cuisses où il les appuya, et m'ordonna de réciter le pater. —Je lui dis que je l'avais oublié, . . . Il me demanda d'autres prières. —Je lui dis que depuis que je courais le monde, je ne me souvenais plus de tout celà, que je ne savais qu'invoquer Dieu, dans le fond de mon ame, contre ceux qui travaillaient à me perdre. —Tu es une impie me dit-il en reportant ses doigts sur mon sein, comme pour le couvrir; mais en effet, pour le toucher, j'écartai sa main tout de suite. . . . Ici sa figure s'anima prodigieusement, le couroux s'y peignit à côté de la luxure; son agitation redoubla, et il recommença plusieurs fois sur lui-même le geste indécent qui lui était échappé, il m'apostropha de deux ou trois invectives et me dit qu'il allait me faire mettre à la question; pourquoi faire lui dis-je? —Pour découvrir tes crimes. —Je n'en ai point commis. —Tes impiétés. —J'adore Dieu. —Tes complices. —Je n'en ai point. Tu les nommeras quand je te tourmenterai. Et ici sa respiration se pressa; son cœur et sa poitrine palpitaient, et ses mots ne se prononçaient plus qu'en bégayant. —Je saurai continua-t-il, t'imposer des supplices qui arracheront de toi la vérité, ses mains se reportèrent alors sur mes deux seins, et ce fut en les saisissant à nud, non sans me faire une violente douleur, qu'il me raprocha de lui d'avantage; me trouvant par cette secousse entièrement entre ses jambes, il écarta totalement le voile qui couvrait ma poitrine, et sur ce que je le priai de me laisser, il me dit qu'il allait me faire entièrement deshabiller, c'est contre la pudeur répondis-je, et vous me grondiez de l'avoir enfrainte. —Ce qui se fait au nom de Dieu n'offense jamais la pudeur, et ses mains que je n'osais plus contenir, ne m'attachant qu'à le calmer, s'égaraient indiscrètement sur ma gorge, mais d'une manière si brutale, qu'il me faisait frémir. Il redescendit mon corset de tous côtés, débarassa mes épaules des manches, et le buste entier, au moyen de cette manœuvre, se trouva nud à ses regards. Il me dit en ce moment de sortir tout à fait mes deux bras de ma robe, et sur mon refus, il me menaça d'un air effrayant d'appeler du monde. —J'obéis donc, je retirai d'abord un bras, puis l'autre; et ainsi toujours à genoux, mes vêtemens tombèrent jusqu'à la ceinture, cependant ses deux mains continuaient de presser ma gorge et de se promener sur mes épaules, sous mes bras, et généralement sur toutes les parties mises à nud; il prit une de mes mains et la porta sur lui, mais je la retirai si vite que son dessein ne fut qu'imparfaitement accompli. Il me demanda si je n'avais point sur la peau quelques signes qui prouva que j'avais donné mon ame au diable, il examina en conséquence tout ce que l'état où j'étais, lui permit d'observer; alors il me fit relever, et tenir droite entre ses jambes, il me dit qu'il fallait qu'il examina le reste de mon corps dans les mêmes intentions, je me défendis vivement, il me menaça de nouveau en m'ordonnant de lacher les rubans qui tenaient mes habits, afin qu'ils tombassent tout-à-fait. Et comme je m'obstinais à le refuser, il chercha vers ma ceinture, les liens qu'il voulait dégager, ne les trouvant pas, il me fit tourner, les saisit au bas de mes reins, les rompit en fureur, et toujours dans cette attitude mes vêtemens coulèrent à mes pieds. J'ignore les mouvemens qu'il fit alors sur lui-même, je ne pouvais les voir, je sais seulement qu'il s'en permit; que ses mains parcoururent tout ce qu'il venait de découvrir, que ses yeux parurent s'y fixer long-temps, que son agitation fut inexprimable, que ses soupirs augmentèrent de forces, qu'il prononça des mots sans suite, tantôt des éloges, et tantôt des menaces, et que . . . retombant enfin dans le calme, il m'ordonna de me r'habiller. Je lui dis que puisque l'état où je me trouvais était son ouvrage, je voulais retourner dans ma chambre, et traverser toute la maison dans ce désordre, il s'approcha de moi à ces mots, mais sa figure n'avait plus aucun signe de couroux, le sourire même parut un instant sur ses lèvres, il me dit en me passant la main sous le menton, que j'étais une petite fille bien entêtée, . . . bien méchante, que je ne sentais pas le bien qu'il me voulait, et tout en disant celà avec les manières les plus douces, il m'aida à me rajuster. Sonna dès que je le fus, et me renvoya dans ma chambre en m'ordonnant de lui faire dire si j'avais besoin de quelque chose, son intention étant que rien ne me manqua; je profitai de cet instant de faveur, pour lui recommander ma compagne; et sur celà il me répondit qu'il ne connaissait que moi, et qu'il ne prenait intérêt qu'à moi.
Mon premier soin fut de raconter à Clémentine tout ce qui venait de m'arriver, je lui demandai si la conduite de l'inquisiteur avait été la même envers elle, je t'aurais tout dit me répondit ma compagne, si j'en avais eu le temps, avant que tu ne te rendis où l'on t'appellait; mais tu as vu l'impossibilité où je me suis trouvée de te prévenir. Moins patiente que toi, je ne lui ai pas donné le temps d'aller si loin, et devinant ses desseins au premier mot, je lui ai demandé ou de me renvoyer dans ma prison, ou de ne m'interroger que devant des témoins; cette fermeté l'a mise en fureur, et il m'a juré qu'il ne m'épargnerait pas. Hélas! dis-je à mon amie, je me repends de n'avoir pas imité ton courage, mais j'ai deux raisons pour excuses. . . . L'éffroi dans lequel j'étais . . . L'espoir que j'ai eu de l'attendrir et d'échapper aux grands dangers en osant braver les petits. Ses premiers mouvemens ont été ceux de la brutalité, je ne m'étonnerais pas qu'un peu d'amour n'eût peut-être conduit les seconds; si je croyais que ce sentiment put jamais naître dans une telle ame, je ne le repousserais pas, et son cœur ammolli par le dieu dont on obtient tout, nous donnerait peut-être à l'une et à l'autre, les moyens de lui échapper. Ici la crainte d'être entendues nous empêcha de poursuivre, et je me livrai seule à mes réflexions.
Oh ciel! me dis-je dès que je fus un peu calme, serait-ce donc ici le tombeau de cette fidélité qui m'est si chère, et que je conserve avec tant de plaisir? J'ai échappée aux pièges d'un noble Vénitien, un corsaire barbare n'a osé attenter à ma pudeur, elle n'a point cédé aux poursuites d'un consul français, à la veille d'être empalée à Sennar, ne sauvant ma vie qu'au prix de mon honneur, j'ai trouvé le secret de garder l'un et l'autre, j'ai vu un Empereur cannibale à mes genoux, je suis sortie intacte des mains d'un jeune Portugais, d'un vieux Alcaïde de Lisbonne, des quatre plus grands débauchés de cette ville, dom Flascos de Benda-Molla n'a pu triompher de mes rigueurs; une bohémienne, deux moines et un chef de brigand, ont soupiré sans fruit. Et tout cela serait-il, grand Dieu, pour devenir la proie d'un inquisiteur. . . . Hélas! j'avais des ressources par-tout, il ne m'en reste aucune ici, il faut que je périsse ou que Dieu fasse un miracle en ma faveur, et depuis celui de l'annonciation, je ne sache pas qu'il en ait fait un seul en faveur de la vertu des femmes.
Huit jours se passèrent ainsi, sans que nous entendissions parler de la moindre chose, et sans que nous eussions d'autres douceurs, Clémentine et moi, que de nous entretenir de nos communs désastres. Ce fut alors que vous arrivâtes près de nous, dit Léonore à son mari: mon amie vous implora pour elle et pour moi; vous nous craignites, votre prudence était bien cruelle, je ne vous la reproche pas, elle était juste; il y a des cas où la commisération est impossible, où elle n'est pas même dans la nature: elle n'en est donc alors qu'une loi secondaire, qu'un sentiment égoiste. Plût au ciel que nous eussions été pénétrés de cette vérité, quand nous secourumes le scélérat dom Pédre, nous ne fussions pas devenus aussi cruellement ses victimes. Quoi qu'il en soit, vous vous sauvates seul; votre évasion fit le plus grand bruit; elle nous fit resserrer tous; elle donna de l'humeur à nos gardes, et il n'y eut pas un seul prisonnier qui n'en souffrit.
Le surlendemain de votre départ, était enfin le jour destiné à la fatale scène qui nous attendait; on nous avertit dès le matin, de nous tenir prête pour être interrogée, avec les formalités de rigueur; je laissai passer ce mot sans l'interpréter; mais Clémentine, ou plus craintive, ou plus clairvoyante, me demanda si j'avais fait attention à la phrase dont on s'était servi? —Non, lui dis-je; eh bien! me dit-elle, sois malheureusement bien sûre que cet interrogatoire, avec les formalités de rigueur, ne signifie autre chose que la question à laquelle nous allons certainement être appliquées. —Ô ciel! tu me fais frémir, . . . et nos larmes coulèrent à toutes les deux.
Neuf heures sonnèrent enfin; c'était l'instant pour lequel nous étions averties; l'alcaïde se présenta à moi quand on ouvrit ma porte; et m'ayant prise à part, sans que les geôliers pussent nous entendre; il me confirma les craintes de Clémentine. . . . Vous allez subir la question, me dit-il, mais vous passerez la dernière: cela vous donnera le tems de la réflexion. Si vous demandez au révérend pere inquisiteur d'être une seconde fois interrogée secrètement par lui seul, il vous l'accordera, et vous ne subirez point de tourmens. . . . Je l'avoue, le début de ce discours m'avait si fort étourdie, qu'à peine en compris-je la fin; et comme il s'apperçut de mon trouble, il me répéta ce qu'il venait de me dire.
Nous marchâmes. Clémentine, déjà conduite par ses geôliers, me devançait, il me fut impossible de lui parler. Après avoir traversé toute la maison, nous descendîmes un grand escalier pratiqué sous une voûte, qui, au bout de cent marches, nous conduisit à la porte d'un corridor si sombre, qu'à peine y voyait-on pour se conduire. Au bout de ce passage extrêmement long, nous trouvâmes une porte de fer très-étroite, attenante à un autre escalier tournant, qui nous offrit encore plus de cent marches à descendre; je crus que nous nous engloutissions dans les entrailles de la terre [5].
Le silence qui s'observait dans cette marche, les fréquentes effigies de saints, de vierges, de représentations de supplices, dont étaient remplis les murs de cette traversée, le bruit lugubre d'une multitude de portes de fer qui s'ouvraient et se refermaient sur nous à mesure que nous avancions, l'obscurité profonde qui régnait dans ces souterrains, à l'exception du peu de lampes allumées devant les images, la hauteur, l'humidité des voûtes, quelquefois des cris et des mugissemens sourds qui sortaient du fond des cachots, tout inspirait à l'ame une sorte de terreur sinistre qui glaçant à la fois tous mes sens, m'interdisait jusqu'à la faculté de pouvoir suivre mes conducteurs. Nous parvinmes enfin à une dernière porte qui s'ouvrit au plus léger bruit que notre guide fit à la serrure, nous entrâmes seules, nos gardes se retirèrent après nous avoir vu passer devant eux.
Au milieu d'une haute et grande salle voûtée, de forme parallélogramme, uniquement éclairée par des lampes, était une longue table, autour de laquelle se trouvaient assis le grand inquisiteur, le grand vicaire de l'archevêque, obligé d'assister à ces cérémonies, et le greffier. Dans trois des coins de ce fatal endroit, se voyaient les différens préparatifs des trois supplices employés communément à l'inquisition. —Celui de la corde, celui de l'eau, et celui du feu [6]; deux bourreaux assistaient à chacun de ces apprêts; ils étaient vêtus d'une tunique noire, la tête affublée d'un capuchon percé aux yeux, et le plus grand calme régnait dans l'assemblée.
Castellina, cette douce et charmante fille de Brigandos, nous attendait à la porte de la salle: elle y fut introduite avec nous. Quelqu'effrayée que je fusse, mon courage ne m'abandonna point. Je me ressouvins de ce que m'avait dit l'alcaïde, et je crus voir dans ces paroles un peu d'espoir et de consolation que je payais bien, sans doute, puisque je ne pouvais envisager pour motif de cette tolérance, qu'un sentiment dont les suites m'eussent été plus cruelles que la mort. Quoi qu'il en fût, je pouvais au moins me tirer d'affaire bien plus facilement, n'ayant à craindre que cette sorte de danger, qu'exposée à ceux dont les apprêts me faisaient frémir.
On nous fit mettre d'abord à genoux toutes les trois autour de la table, et dans cette posture, l'inquisiteur nous demanda, d'où vient que nous avions profané les sacremens de l'église? —Nous répondîmes que cela ne nous était jamais arrivé. Sur cela le grand vicaire prit la parole et dit, —qu'il était inutile de renier un fait avoué par nos compagnons. On demanda à Castellina si elle ne vivait pas en intrigue criminelle et incestueuse avec son père, elle jura que non. —Avec son frère, —elle dit que leur usage était de se marier entre frères et sœurs; qu'elle était destinée à épouser son frère; mais que n'étant point encore sa femme, elle n'avait jamais prise aucune liberté avec lui; que voulant même se conserver pure pour celui qu'on lui destinait; elle n'avait jamais mené la vie prostituée de ses compagnes; qu'elle répondait de sa virginité, et qu'on pouvait la faire examiner. Ensuite elle ajouta que Clémentine et moi avions également vêcu dans la plus extrême continence, depuis que nous étions aggrégées à eux. —On lui demanda si elle croyait à la religion catholique, elle dit que non; on nous adressa la même question, —nous y fîmes la même réponse. On demanda à la fille de notre chef, pourquoi elle n'ajoutait point de foi à ce culte? elle dit qu'elle ne croyait pas le devoir, et qu'elle ne le pouvait pas: et à la même interrogation nous répondîmes, ma compagne et moi, que nous étions convaincues que ce culte offensait souverainement la divinité, et que nous l'avions abjuré dès l'enfance. —Perfide réponse, s'écria madame de Blamont; ô Léonore, n'eussiez-vous pas dû être plus prudente? —Les approches des plus affreux supplices, répondit Léonore, ne me feraient jamais feindre sur cet objet, madame. —Ô juste ciel! s'écria, avec des pleurs, madame de Blamont, dont l'ame délicate et tendre s'allarmait de tout ce qui paraissait enfreindre les sentimens pieux auxquels elle était inviolablement attachée. —Femme à jamais respectable, dit le comte, en prenant les mains de son amie; vous êtes tellement pure, qu'un récit même vous offense; mais de grace, laissons continuer votre fille. . . . Eh bien! Léonore, que vous demanda-t-on ensuite? Si nous étions juives, reprit l'aimable épouse de Sainville, nous assurâmes que non; nous dîmes que nous étions déïstes, et qu'il n'existait aucun tourment qui pût nous faire changer de façon de penser. —On nous demanda si nous aidions les hommes dans les vols qu'ils faisaient; nous assurâmes que non. Enfin on nous demanda si nous étions livrées au démon? nous protestâmes que non; et nos réponses étant toutes écrites, on nous fit lever. Le greffier resta à la table; Clémentine et moi, près de lui, sur des tabourets; le grand vicaire et l'inquisiteur furent s'asseoir sur deux fauteuils, placés dans celui des coins qui n'était point occupé par des appareils de supplices. Ils appelèrent à eux Castellina; ils lui ordonnèrent de se dépouiller entièrement; elle recula d'horreur, en protestant que cela ne lui était jamais arrivé devant aucun homme; l'inquisiteur lui dit que cela devait être ainsi; qu'il fallait absolument procéder à la visite de son corps; . . . que ce qui était crime devant les mondains, cessait de l'être aux yeux des ministres du seigneur; et comme elle refusait encore, deux bourreaux s'approchèrent, par ordre de dom Crispe; ils la saisirent et la dépouillèrent en un instant; dès qu'elle fut en cet état, les bourreaux se retirèrent; un d'eux s'empara d'une spatule qu'il tint au feu, jusqu'à ce qu'il fût appellé.
Il s'agit, dit alors l'inquisiteur à cette belle et malheureuse fille, la pudeur sur le front, et les joues inondées de larmes, il s'agit de vérifier sur toutes les parties de votre corps, si vous ne portez point les stigmates du démon; approchez-vous. . . . —Elle obéit, et dom Crispe l'ayant, par un mouvement de son fauteuil, enfermée entre le grand-vicaire et lui, tous deux examinèrent avec le plus grand soin chacune des différentes parties du corps de cette fille, qui se trouvait tournée vers eux. Au bout d'un assez long- tems, on la fit changer d'attitude; ensorte qu'elle offrait maintenant à l'un, ce qu'elle venait de présenter à l'autre. Le silence était profond; on observait de fort près, et avec le soin le plus exact. Les doigts vérifiaient ce que l'œil ne discernait pas bien, . . . facilitaient les recherches, ou fixaient les positions; il y avait près d'une heure que l'examen durait, et cette victime infortunée avait déjà été visitée trois fois de l'un et de l'autre côté, par chacun de ses juges, sans qu'il se fût prononcé une parole, lorsque l'inquisiteur observa sur le sein gauche, un signe noir presque imperceptible; il le montra sur-le-champ à son confrère, et tous deux ordonnèrent au greffier d'écrire qu'on venait de reconnaître à la partie qu'ils désignèrent, un stigmate bien certain du démon, ils lui enjoignirent d'observer et d'écrire de même le mouvement qu'allait faire cette enfant du diable, lorsqu'on imprimerait un fer ardent sur ce signe impie. Selon eux la victime ne devait rien sentir, si le signe était de Satan. La pauvre fille de Brigandos voyant approcher vers elle le bourreau armé du fer, demanda instamment de n'être pas brûlée, jurant et protestant que ce signe lui venait de sa mère; mais rien n'y fit; dom Crispe saisit le sein, et montra du doigt au bourreau l'endroit où il devait faire son application, pendant que lui- même contiendrait; le fer fut appuyé rouge, et la patiente jetta deux ou trois cris. —Allons, dit l'inquisiteur, dès que ce moyen ne réussit pas, il faut user d'un autre; il n'est que trop certain, poursuivit-il, que cette créature est vouée au démon; et puisqu'elle refuse d'en convenir, il faut tirer des réponses d'elle par la voie des tortures; alors elle fut saisie par deux questionnaires qui la conduisirent auprès du feu, et lui firent endurer cette sorte de supplice. . . . Les pointes acides et aiguës de cet élément, n'eurent pas plutôt pénétrées la plante de ses pieds, imbibée de matières combustibles, qu'elle poussa des cris affreux, et convint qu'elle était effectivement vouée au démon dès son enfance. On lui demanda quel motif avait pu engager ses parens à en agir ainsi; elle dit qu'elle l'ignorait; et on la rappliqua pour tirer d'elle ce second aveu. Après avoir encore souffert long-tems, et ne sachant que répondre à cette question: elle dit pour se soustraire aux maux qu'elle endurait, que ce qui fait qu'on l'avait vouée au démon, était l'espoir de lui faire faire sa fortune, et que c'était d'ailleurs un des dogmes de sa religion. —Enfin on lui demanda quels étaient les complices que son père pouvait avoir hors de la troupe? elle dit qu'elle ne lui en connaissait aucun. On la réchauffa, mais de beaucoup plus près. Elle jetta des cris épouvantables, et tressaillit avec tant de violence, qu'elle s'enleva de plus de deux pieds; quoiqu'elle fût fortement contenue. Tous ses traits étaient renversés, ses cheveux hérissés sur sa tête, s'agitaient et se dressaient d'eux-mêmes; ses muscles racourcis se contournaient de mille effrayantes manières, et la malheureuse faisait à regarder, autant de pitié que d'horreur. Alors je me rappelai les secours que je lui avais vu donner au scélérat, cause des tourmens affreux qu'elle endurait. —Je me peignis sa candeur et sa bienfaisance, et je me dis: —Est-il possible que des qualités si réelles, ne contrebalancent pas des vices imaginaires; et le ciel est-il juste, quand il abandonne la vertu à de si grands tourmens. Mais si, dans cet instant, les infamies dont j'étais témoin, m'engageaient à déclamer contre le ciel et contre les hommes, combien l'événement qui suivit, n'augmenta-t-il pas l'horreur que j'éprouvois contre toute la terre! À la troisième reprise, Castellina, jeune et forte, se défendant avec vigueur, exerça celle de ses bourreaux, l'un d'eux s'agitant pour la contenir; laissa tomber, en se débattant, le capuchon qui lui couvrait la tête. . . . Oh ciel! quel était celui qui remplissait cette horrible fonction! le croirez-vous? . . . Dom Pedre, . . . l'exécrable dom Pedre, . . . cet insigne scélérat, non content d'avoir dénoncé, . . . arrêté lui-même celle à qui il devait la vie . . . se trouvait encore au nombre de ses persécuteurs; . . . que dis-je, il était le seul qui eût agi quand il avait fallu lui faire endurer le supplice . . . Le seul qui allait agir encore, elle le reconnut: . . . elle détourna les yeux avec horreur, et le monstre se rajustant bien vite, achève de lui calciner les pieds. . . . Ô vous, qui mettez votre gloire et votre félicité à secourir les maux de l'infortune . . . vous qui courrez chercher l'indigent sous l'humble toit qui le recèle . . . Vous qui séchez ses pleurs et lui rendez la vie, . . . que cette exécration ne vous arrête point; toutes les belles ames ne sont pas aussi malheureuses que Castellina; . . . tous les individus que l'on soulage ne ressemblent pas à dom Pedre.
Enfin la triste victime de tant de scélérats réunis, vaincue par les douleurs, avoua tout ce qu'on voulut, mais elle persista à dire que Clémentine et moi n'étions tombées dans leurs mains que par hazard; et que nous n'étions nullement fautives. On la relâcha, et elle fut déclarée coupable sur ses aveux, d'impiétés, de commerce avec le diable, et de vol public. Après l'avoir un instant laissée respirer, l'inquisiteur ordonna qu'elle fût rapportée dans sa chambre, et qu'elle eût à s'y préparer à la mort. Elle tourna vers nous ses deux grands yeux languissans et noyés de larmes. . . . Elle soupira, sembla nous adresser le dernier adieu, et sortit. Voilà comme fut traitée une pauvre fille de seize ans, belle comme un ange, sage, vertueuse, du plus excellent caractère, qui peu de jours avant, s'était dépouillée pour secourir celui qui servait aujourd'hui de bourreau. . . . Infortunée, dont l'unique tort était d'appartenir à des parens qui l'avait corrompue dès l'enfance.
Quoique les aveux de Castellina eussent dû nous épargner les tourmens de la torture, si la justice eut régné dans un tribunal aussi effroyable, on nous déclara qu'il fallait nous préparer au même sort. Je fus appelée, . . . me trouvant tout près de ces monstres, je pus les observer. Le feu sortait de leurs yeux, ils etaient l'un et l'autre dans une ardeur prodigieuse; . . . mais il était difficile de dire quel était le motif de cette irritation? . . . À supposer un instant la raison pour eux, devaient-ils éprouver autre chose qu'une fermeté compatissante, et beaucoup de pitié? Mais de tels sentimens ne sortent pas l'ame de son assiette; ils ne jettent pas dans un trouble pareil à celui où étaient ces sauvages; ils ne font pas écumer, ils ne font pas vomir des imprécations; ils ne placent pas sur le front une sorte de colère ténébreuse, presque impossible à définir! Il y avait donc autre chose dans ces cœurs pervers que ce qui devait naturellement y naître, et quelle était cette passion tumultueuse et désordonnée, qui leur faisant un jeu des tortures qu'ils infligeaient, éteignaient en même-tems les vrais mouvemens permis dans leur situation.
Ô vous qui tolérez de tels tribunaux, . . . réfléchissez à cette cruelle analyse, et voyez si le bien que vous retirez de ces dangereuses institutions, vaut tous les crimes secrets qu'elles entraînent.
L'inquisiteur en entrecoupant ses mots, et respirant avec difficulté, me demanda d'un air sévère, si les exemples que je venais de voir, produisaient quelqu'effets sur moi? . . . Alors je me ressouvins de ce qu'on m'avait dit, et jugeant que ce n'était pas le moment de l'aigrir, je lui dis que ces effets étaient si violens en moi que j'étais résolue à lui avouer des choses fort secrettes, et de nature à ne pouvoir être dites qu'à lui; que j'implorais en conséquence vivement de ses bontés, un interrogatoire secret. Le grand-vicaire dit que cela ne se pouvait pas; que j'aurais dû profiter de celui que j'avais eu, mais qu'il était impossible de m'en accorder un second; que je n'avais qu'à dire ce que j'avais à révéler, après qu'au préalable la visite de mon corps aurait été faite; . . . et en disant cela, sa physionomie se démontait, il lançait sur moi des regards, tels que le seraient ceux du lion prêt à dévorer sa victime. Je me jettai aux genoux de mes juges; je leur demandai avec les plus vives instances, de m'écouter dans un endroit moins effrayant. . . . Cela ne s'est jamais fait, dit le grand-vicaire, et en même temps il fit signe aux bourreaux d'avancer. En ce moment je me prosternai la face contre terre, et renouvellai mes instances avec tant de chaleur, que dom Crispe qui, comme je m'en doutais bien, devait y céder, dit à son confrère, —eh bien! je saurai demain ce que c'est, monsieur, après demain matin je vous donne rendez-vous ici pour y terminer notre besogne. Le grand-vicaire assez mécontent, se rendit, on me renvoya, je les laissai tous deux avec ma malheureuse amie, qui, dès ce moment, me fut soustraite, et ne reparut plus à côté de moi.
À l'heure du dîner la porte de la chambre de Clémentine s'ouvrit, une femme y entra, j'appelai, une voix étrangère me répondit, et je fus fâchée de mon imprudence. Cependant la conversation s'engagea. Mais je ne tardai pas à m'appercevoir que cette femme n'était placée près de moi que pour me faire accepter les propositions qui m'allaient être faites. Vous raconter toutes les instigations de cette courtière, toutes les ruses qu'elle employa pour me séduire, serait aussi long qu'ennuyeux. Vous saurez seulement que le résultat de ses manœuvres fut de me conseiller d'accepter tout ce que me proposerait le grand inquisiteur, dès que j'étais assez heureuse pour avoir obtenu la permission d'une seconde entrevue, cette faveur était la preuve certaine des bons desseins qu'il avait sur moi. Je serais une folle de résister à lui accorder de bonne grace, ce qu'il ne tenait qu'à lui d'obtenir de force. Vous n'éprouverez d'ailleurs, poursuivait cette femme, en m'enjoignant le secret, que ce qui m'est arrivé à moi-même. Je devais perdre la vie, quoique mon crime fût bien moins grave que le votre. Il m'a témoigné de bons sentimens, je m'y suis rendue, et je touche à l'instant de ma liberté. Ne vous effrayez point de son air; cette gravité est de coutume dans le métier qu'il fait; mais c'est, dans le fond, le meilleur homme du monde, et le plus aimable avec les femmes. . . . Croyez-moi, saisissez la fortune quand elle s'offre à vous; vos refus pourraient vous coûter cher. Songez que cet homme est plus puissant que le roi lui-même, et qu'il peut, en un mot, fussiez-vous à cent lieues d'ici, vous absoudre ou vous perdre au plus léger mouvement de sa volonté [7].
Dans les dispositions où j'étais de tout obtenir des sentimens que je voulais inspirer à l'inquisiteur, je me gardai bien de réfuter les propos de son agente; je lui dis que je m'estimais effectivement très-heureuse de plaire à ce souverain juge, et que je n'avais rien de plus à cœur que de me trouver digne de ses bontés. Dès le même soir mes réponses furent sues, et le lendemain dom Crispe, pressé sans doute d'en venir au dénouement, me fit dire qu'il m'admettait à l'honneur d'aller prendre du chocolat chez lui; je me parai du mieux qu'il me fut possible; je ne négligeai rien de tout ce qui pouvait relever l'éclat de quelques traits dont j'attendais et ma liberté et ma vie, sans rendre pour cela mon amant plus heureux qu'aucun de ceux auxquels j'avais eu le bonheur d'échapper jusqu'ici.
On vint me chercher vers les dix heures, et je fus mystérieusement introduite dans l'appartement de son éminence: il ordonna de fermer toutes les portes dès que je fus entrée, et défendit expressément qu'on s'avisât de l'interrompre, sous quelques prétextes que ce pût être. Il faisait fort chaud, et monseigneur, encore en déshabillé, n'était couvert que d'une robe flottante de gros-de-Tours brune, qui ne l'enveloppait pas très-exactement; il était couché dans une profonde bergère, quand je parus, et sans se déranger, il me fit placer sur une chaise qui se trouvait en face, le plus près possible de son siège. Mon enfant, me dit-il, sitôt que je fus assise, je fais pour vous ce que je me permets pour bien peu de femmes; mais je ne vous cache pas que vous m'avez plû; votre sort est entre vos mains; vous avez vu ce qui est arrivé hier à une de vos compagnes; les mêmes tourmens sont préparés pour vous, et demain à cette heure-ci, je ne serai plus le maître de vous sauver. Or cela va plus loin que vous ne pensez. Il est rare de subir la question, sans être intérieurement condamné à la mort. Il s'agit donc ici de vos jours, et je vous préviens que vous ne pouvez les sauver qu'au prix de la soumission la plus aveugle à toutes mes fantaisies, dussent-elles même, ajouta-t-il, en me fixant avec impudence, n'être pas de nature à vous plaire. . . . Vous sentez bien que des gens comme nous n'agissent pas comme le commun des mortels; . . . l'habitude des femmes, toujours bien fatale à leur culte. Cette sorte de despotisme et d'impunité dont nous jouissons, les richesses immenses qui sont en notre pouvoir . . . Ce droit de mort que nous avons sur tous les sujets de l'empire; . . . Cette multitude d'esclaves qui nous encense; . . . des désirs satisfaits presqu'aussitôt que formés. . . . Tout cela corrompt les mœurs et déprave les goûts . . . mais quelques soient enfin les choses où je vais vous contraindre, cela vaudra toujours mieux que d'être suppliciée. . . . Je suis trop bon de m'abaisser à demander ce que le plus simple de mes ordres peut m'obtenir dans la minute, sans qu'il vous soit possible d'y apporter le plus léger obstacle. . . . Réfléchissez à la débilité de votre position; vous êtes française, . . . éloignée de votre patrie, . . . brouillée avec vos parens; . . . eussiez-vous mille vies, . . . chétive créature, et me plût-il de vous en enlever une tous les jours, . . . pas un être existant sur la terre ne viendrait m'en demander raison. Que cette extrême infériorité vous jette donc aux pieds de ma puissance, et humiliez-vous sans délais. . . . Je vais essayer quelques préliminaires ce matin, je vérifierai votre soumission; . . . et si j'ai lieu d'être content de vous, je vous enverrai prendre ce soir pour passer la nuit avec moi.