Aline et Valcour, ou Le Roman Philosophique. Tome 3
Oh! monseigneur, dis-je en me jettant aux pieds de ce monstre, que mes intérêts m'obligeaient d'ériger en maître. . . . Connaissez mieux l'énergie de ce pouvoir que vous m'alléguez; vous ne l'étendez que sur les personnes, et c'est au fond de mon cœur que j'en éprouve toute la force. . . . Ah! n'ordonnez pas ce que vous pouvez si bien mériter; ne commandez pas ce que vous êtes fait pour obtenir; les actes de la plus sublime puissance valent- ils un des droits de l'amour? . . . Toute autre femme ne vous parlerait pas comme je le fais, humble esclave de vos caprices, elle les satisferait en vous méprisant; vous avez fait naître en moi des mouvemens d'une bien autre sorte; . . . laissez-moi jouir de leur délicatesse; ne troublez pas le charme que je goûte à vous les peindre; ne glacez pas le cœur où vous êtes fait pour régner. . . . Non, ne l'arrachez pas de la main qui vous l'offre, et laissez à l'amour le soin de vous en préparer la jouissance. . . . Comment, dit le moine étonné, en me relevant et me replaçant auprès de lui, se pourrait-il que je t'eusse inspiré quelque tendresse? . . . et je baissai les yeux en rougissant; —mon enfant, est-il vrai que tu m'aimes? . . . —Il est vrai, dis-je en jettant sur lui des regards passionnés, que je n'ai jamais connu de mortel dont j'osasse espérer tant de bonheur. . . . Il est vrai que si j'étais assez heureuse pour faire naître en vous la moitié de ce que j'éprouve, il n'y aurait pas de femme sur la terre dont le sort pût se comparer au mien. . . . Mais, continuai-je, en essuyant quelques larmes, que j'eus l'air de sortir de mon cœur: . . . Quel vain espoir est le mien; est-ce bien à moi d'oser jetter les yeux sur le premier souverain du monde. . . . Ah! qu'il daigne un instant écarter sa grandeur; qu'il oublie les titres qui lui soumettent l'univers, pour ne plus songer qu'à ceux de l'homme aimable . . . Qu'il permette à une infortunée d'adorer dans lui ce qui le rendrait digne des plus grandes princesses de la terre.
Rien n'est confiant comme l'amour-propre; le révérend père dom Crispe brutaldi barbaribos de torturentia, le plus effrayant des hommes, se crut au même instant bien plus beau qu'Adonis, et la dépravation de ses mœurs, tempérée par les illusions de l'orgueil, il se persuada si bien qu'il était aimé, qu'il se crut tout d'un coup fait pour l'être. . . . Mon enfant, me dit-il, en vérité, si j'avais imaginé que tu pus ressentir pour moi une telle passion, je t'aurais évité tous les désagrémens qu'on t'a fait essuyer. Nous sommes accoutumés à jouir ici des femmes, sans que l'amour dirige les hommages; et c'est un sentiment que je connais bien mal; mais avec quels délices j'en ferai l'épreuve avec toi. . . . J'ai peu vu de créatures plus aimables . . . Je n'en connais point de plus jolies. . . . Eh bien! mais cela ne change rien à nos projets. . . . Je t'enverrai toujours prendre ce soir, et nous passerons ensemble une nuit délicieuse. —Ô ciel! que dites-vous, repris-je avec effroi, essayer les douceurs de l'amour au milieu des bourreaux! . . . respirer ses roses sur les épines de l'esclavage! pourrai-je écouter mon ame entourée de toutes ces horreurs? Et comment liriez-vous dans cette ame enchaînée, le sentiment que vous avez fait naître? vous auriez près de vous une idole, et non la femme délicate et sensible qu'ont enflammée vos charmes? Ah! vous ne connaissez pas l'imagination vive et ardente d'une française: un rien l'enivre, un rien la blesse; et quelqu'aimable que soit l'amant, s'il ignore l'art d'enflammer cette imagination, pour qui les chimères sont des dieux, il a manqué l'objet qu'il cherche; il a voulu plaire, et ne l'a pas su. Quittons ce cloaque d'infamie; vous avez, sans doute, une campagne, allons-y chercher le bonheur; allons-y ranimer nos feux aux doux chants de la colombe amoureuse. . . . Venez, . . . venez, vous que j'adore; venez remplacer les nœuds dont vous chargez mes mains, par les guirlandes de fleurs que nous y cueillerons ensemble; semons-en le trône où vous voulez obtenir la victoire; Zéphire et Flore embelliront nos jeux. Là tout égayera nos plaisirs, tout les ranimera sans cesse, et la nature au milieu de ses dons, semblera n'exister que pour nous. —Syrène enchanteresse, me dit dom Crispe, en m'attirant amoureusement vers lui, laisse-moi baiser ces levres d'où sortent des mots si doux. . . . Mais me retirant aussi-tôt de ses bras, —non, m'écriai-je; et pourquoi voulez-vous que je vous accorde, quand vous ne me promettez rien? Le baiser que vous exigez de moi est un des plus précieux dons de l'amour; mon cœur est prêt à vous le donner, mais ma raison s'y oppose. Tout ce que je vois dérange ma tête; tout ce qui m'entoure me glace; quittons ces lieux . . . quittons-les au plutôt, et vous verrez quel changement dans mon ame enivrée! . . . Sors, friponne, sors, dit le moine en feu, tes yeux et tes paroles me changent absolument . . . Je ne me reconnais plus. . . . Dès qu'il fera nuit, . . . un homme sûr viendra te chercher. . . . Tu le suivras, . . . nous irons dans ce lieu de délices que tu envies, mais tu ne m'y quitteras pas. . . . Et si jamais ton ame perfide; —grand Dieu! m'écriai-je d'un air à demi courroucée, . . . quittez, quittez ce ton effrayant de la menace. . . . Que craignez-vous, quand vous avez mon cœur? . . . Que vous faut-il quand je vous aime? Chargez l'amour du soin de me donner des fers, ils seront bien plus sûrs que ceux qui me captivent ici, et vous ne les aurez dûs qu'à vous. Je sortis, . . . laissant mon moine aussi amoureux qu'il était possible qu'il le fût. . . . À peine fus-je rentrée, que la femme qui était près de moi, voulut me faire quelques questions, mais je prétextai le besoin du sommeil, et elle me laissa tranquille. . . .
L'heure frappe, on est exact, et invoquant mon heureux destin, je quitte cette infernale prison, aussi décidée à n'y plus revenir, qu'à ne jamais accorder ce qui pouvait m'en faire légitimement, ou plutôt illégalement ouvrir les portes. Monseigneur est devant, me dit tout bas le laquais qui était venu me prendre, et la voiture que vous voyez est destinée pour vous et moi; car je réponds de vous sur ma vie, jusqu'à la maison de son éminence. Je ne dis mot. . . . Nous nous plaçons tous deux, et en moins de deux heures, trois mulles superbes nous arrivent à une campagne éloignée de plus de six lieues de Madrid. Quoiqu'il fût nuit, je remarquai, avec le plus grand soin, tous les abords de cette maison, et vous verrez bientôt si mes observations furent nécessaires.
J'entre dans un sallon délicieux, où le moine bouillant d'amour et d'impatience, m'attendait seul en habit de campagne à la française, qui ne le rendait que plus gigantesque et plus effrayant encore. . . . Es-tu satisfaite, me dit-il en accourant vers moi, et m'embrassant avec transport, recevrai-je enfin ici le prix de tout ce que je fais pour te mériter; Ah! répondis-je, avec enthousiasme, vous me forcez de joindre la reconnaissance la plus vive, à tous les sentimens que vous m'avez inspiré. . . . Je ne suis plus maîtresse de mon cœur; il ne m'est pas possible de vous le refuser. . . . Ensuite, pour gagner du temps, je le priai de me faire voir sa maison. Cent bougies furent aussitôt allumées, et il me promena par-tout. —Arrivés enfin dans un cabinet charmant, où tout inspirait la volupté, où la quantité prodigieuse de glaces multipliaient les situations, où les canapés les plus moëlleux semblaient offrir partout des trônes à l'amour; l'incontinence de dom Crispe parla plus haut que sa délicatesse. Il me serre dans ses bras avec ardeur . . . me dit qu'il ne veut pas aller plus loin sans recevoir des preuves du sentiment que je lui avoue; et ses mains libertines errent de tous côtés. Arrêtez, lui dis-je, en me débarrassant lestement de lui. . . . Je le vois bien; vous ignorez l'art de jouir; il m'était réservé de vous l'apprendre; les plaisirs qu'on attend sont les plus délicieux de tous; ne précipitons rien; un lit n'est-il pas bien meilleur que ces molles inventions du luxe, qui ne satisfont que la vanité. . . . Mais mon indocile écolier, peu fait à des raisonnemens de cette nature . . . Bien loin encore d'en saisir l'esprit, ne me presse qu'avec plus de violence. Mets-toi seulement, me dit- il, comme tu étais l'autre jour; ne prives pas mes yeux des plaisirs qu'ils attendent. . . . Tu le vois, Léonore; il faut ou que je jouisse, ou que tu m'appaise. Montre donc ces attraits enchanteurs qui m'enflammèrent si vivement; je ne les aurai pas plutôt vus, mes lèvres ne se seront pas plutôt imprimées sur eux, que l'excès du délire où ils plongeront mes sens, me rendra peut-être à ce calme où tu désire que je sois. —Quelle proposition, répondis-je, . . . Quoi! c'est à mes dépens que vous voulez jouir? Ne résultera-t-il pas des privations pour moi, de cet excès de complaisance où vous désirez de m'entraîner? . . . Ah! ne distraisons rien des sacrifices que vous devez offrir à l'amour: fuyons, fuyons ce lieu fatal, où les triomphes qu'obtiendrait mon orgueil, nuiraient autant à mes plaisirs; et je m'élance aussi-tôt dans les appartemens voisins, il m'y suit. . . . Dans le plus grand désordre, pas assez maître de lui pour se contraindre; pas assez esclave de l'amour pour n'écouter que sa voix, la luxure la plus grossière éclate sur son visage, à côté des sentimens de la délicatesse où j'essaye de le contenir, et son embarras est tel, qu'il ne sait plus, ni ce qu'il fait, ni ce qu'il dit. Le couvert était mis, lorsque nous redescendîmes; soupons, lui dis-je, en appercevant ces apprêts, ces nouveaux plaisirs, en apaisant les feux qui vous embrâsent, rendront ce que vous attendez plus piquant. Dom Crispe, toujours dans le délire, toujours me serrant, me touchant par-tout, avait bien de la peine à renoncer à ses premiers projets; mais lui échappant sans cesse, et me plaçant enfin la première à table, il m'y suit; il faisait extraordinairement chaud. Nous soupions dans une petite salle charmante, de plein-pied au jardin; tout était placé près de nous, et les valets ne devaient plus entrer. Il avait un désir très-vif que nous quittassions nos habits; peu faits aux voluptueux ménagemens de nos scènes d'amour, le révérend plaçait à toutes ses idées, ce sel de débauche auquel il était accoutumé; quelque difficile qu'il fût de me défendre de cette invitation, j'étais pourtant très-résolue de ne point accorder une chose qui aurait autant dérangé mes projets. . . . Je lui dis que cette manière d'être nuirait infailliblement à ma santé. . . . Eh bien! la gorge, dit-il . . . la gorge, au moins. Il n'y eut pas moyen de s'en défendre; il l'avait déjà vue par force; je pouvais bien, sans crime, la lui laisser voir de bon gré: il est des cas où il faut savoir accorder un peu pour obtenir beaucoup. Mon rôle était d'ailleurs extrêmement difficile: il fallait à-la-fois irriter et éteindre ses désirs, les contenir dans les bornes de la délicatesse, et les empêcher de s'évanouir. . . . À peine l'eus-je satisfait, que quelques défenses que je pusse opposer à ses doigts, il ne me fut jamais possible de les contenir. Ce fut alors qu'il me prouva toute la grossièreté de ses désirs, et combien peu l'épurait les sentimens que je cherchais à lui inspirer. . . . Il se mit nud, quoique je lui dise, il s'approcha de moi dans cet état, et voulut contraindre mes mains . . . mais elles ne remplirent pas son objet . . . je ne m'en servis que pour le repousser. . . . Il me faisait horreur. . . . Quand le vin eut échauffé sa tête, on n'imagine pas tout ce qu'il osa dire . . . Quel déréglement! Oh, grand Dieu! que serais-je devenue, s'il avait fallu que je fusse la victime d'un tel excès d'irrégularité. J'hazardai pendant le souper de lui parler de Clémentine, mais il m'imposa silence, et je fus obligée de changer de propos.
Il est enfin temps de vous dire quels étaient les moyens sur lesquels je comptais pour me débarasser des poursuites de ce vilain moine, et pour me soustraire encore à ce nouveau danger, aussi heureusement que je m'étais tiré des autres. J'avais gardé avec le plus grand soin dans ma prison, le somnifère précieux, dont Brigandos m'avait chargé, et comme ce qui m'en restait était considérable, si le quart de cette portion que je croyais suffisant ne réussissait pourtant pas à assoupir complètement mon persécuteur, mon intention était d'avaler moi-même le reste, pour me procurer un sommeil éternel qui me délivra de tous mes maux. Cette poudre ainsi que le peu d'argent que j'avais était heureusement échappé à toutes les recherches qui se font en entrant dans ces sortes d'endroits, et ces objets fondaient en ce moment mes plus chères espérances. J'avais adroitement caché dans ma main la dose destinée à Dom Crispe, et depuis que nous étions à table, je ne m'occupais que des moyens de la placer dans son verre. Étourdi d'amour et de vin, vers le milieu du souper, il se penche totalement dans mes bras pour couvrir mon sein de baisers, au lieu de le repousser comme j'avais coutume, ma main gauche captive sa tête sur ma gorge, pendant que j'introduisis lestement derrière lui, de la droite, la poudre que je tiens prête, son verre était plein, elle s'y délaya tout de suite, mon opération faite, je le repoussai doucement, me versant à boire à moi-même, je l'invite à me faire raison, il avale et le suc préparé distillant aussitôt dans ses veines, produisit un effet si prompt, que dix minutes après, ses yeux s'appesantissent, ses sens se glacent, et il tombe dans une espèce de l'étargie qui m'aurait effrayée pour tout autre homme, et dans tout autre cas. Mais quand il s'agit de sauver son honneur et sa vie, je ne sais si tous les moyens ne sont pas légitimes pour se débarrasser de son adversaire.
Dès que je vis dom Crispe dans ce repos si heureux, je ne songeai plus qu'à fuir. Les dangers où je m'exposais s'offraient à moi dans toute leur étendue, il y allait de mes jours si j'étais reprise, je ne me le déguisais pas, mais en restant je manquais à ce que j'avais de plus cher au monde; ce malheur là n'était-il pas pour moi le plus cruel de tous? —Courage, me dis-je alors, ma bonne fortune ne m'a point abandonné, dans des occasions aussi périlleuses que celle-ci, elle continuera de me servir, et en disant celà, je m'élance dans le jardin, laissant mon homme enseveli dans le plus profond sommeil. Le temps était superbe, la lune réfléchissait des feux si purs, que la plus belle soirée eût été moins claire. Tout l'enclos de cette maison était entouré de hautes murailles, le sanctuaire des plaisirs des gens de cette espèce, doit ressembler nécessairement au local affreux qu'ils habitent; ah! quel que soit le motif du crime, qu'il soit dicté par le besoin, qu'il soit l'ouvrage du plaisir, il lui faut toujours des voiles et de l'obscurité.
Franchir ces murs dans un lieu ou dans l'autre, devenait égal, puisqu'on n'entrait dans cette maison que par une porte, qui vraisemblablement devait être fermée; je profite donc d'un endroit treillagé pour arriver sur le haut du mur, et quelqu'hauteur qu'il put avoir, je résolus de me précipiter les yeux fermés. . . . Aucun autre parti ne s'offrait, il fallut donc prendre celui-là. . . . Je sautai, mais la chute fut si terrible que je tombai presqu'évanouie; je ne suis pas long-temps dans le repos, mille sentimens aigus m'en réveillent à l'instant et je me mets à courir à travers les champs comme une folle. . . . Au bout d'une heure je m'arrête, et reprends un instant haleine sur le bord d'un petit ruisseau. Là, je crus qu'il était prudent de s'orienter pour ne pas tomber dans le piège, en s'occupant à le fuir, je cherchai le nord au moyen de la direction de la lune, et je m'y dirigeai, bien sûre en suivant cette marche, de tourner le dos à l'Espagne, et le visage aux Pyrenées; ensuite je tâchai de trouver un chemin quelconque qui put à peu près remplir mon objet dans la direction projettée. J'en vis bientôt un, je le suis, il y avait environ une demie heure que j'y marchais au hasard, lorsque j'entendis des cheveaux galloper derrière moi. —Oh ciel! me dis-je, c'est moi qu'on suit assurément, et je me jette dans l'épaisseur d'une haie vive, pour tâcher de n'être pas apperçue. Jugez si mon trouble augmenta, lorsqu'en passant près de moi, l'un des deux cavaliers dit à l'autre, nous devons la trouver avant le jour, il n'y avait pas une demie heure qu'elle était partie, quand monseigneur nous a fait monter à cheval. Et celui qui venait de prononcer ces mots, descendant ici pour un léger besoin, vint se placer exactement vis-à-vis de moi. . . . Son camarade l'interrogeant alors, que crois-tu, dit-il, que monseigneur en fera si nous la lui ramenons? —Il la tuera, j'en suis certain, rien n'égalait sa fureur; ma foi, continua- t-il en remontant sur son cheval, je ne la plaindrai pas, car il n'est pas permis de jouer un tour aussi sanglant. Et ils se remettent à galoper.
Je ne vous rendrai pas l'effet que ces paroles produisirent en moi, la circulation de mon sang s'arrêta tout à coup, un froid mortel me saisit, je fus prête à perdre connaissance; revenue des angoisses de cette première crise, j'étais incertaine si je suivrais la même route, ou si je retournerais sur mes pas, l'un et l'autre était dangereux, et je ne savais auquel me résoudre, quelquefois j'étais tentée de demeurer là, et de n'aller ni en avant ni en arrière, lorsque prêtant l'oreille avec attention, j'entendis les deux cavaliers revenir. —Ce fut pour le coup que je me crus perdue, je me blottis dans ma haye, et je m'y rapetissai tellement, qu'un lapin, j'en suis sûre, n'aurait pas tenu moins de place. . . . Nos gens revenaient, mais plus doucement, et comme j'entendis une femme pleurer, je ne doutai pas qu'ils n'eussent saisi leur proie. . . . Ceci ranima mon courage, j'écoute, . . . j'examine même à travers les feuilles avec un peu plus de hardiesse, mais quel est mon étonnement quand je distingue positivement au clair de lune, les traits et la taille de Florentina celle de nos compagnes, dont je vous ai parlé, et dont l'âge était de 14 ans; un moment je crois me tromper, mais l'affreuse scène qui se passe sous mes yeux, achève bientôt de me convaincre.
Parbleu! dit l'un de ces hommes à l'autre, ce serait une grande duperie à nous, de rendre cette petite fille sans nous en divertir, il faut en profiter puisque le hasard nous la donne. —Ainsi soit fait, dit le cavalier, qui la portait en grouppe, tu es un camarade discret, je compte sur toi, monseigneur ne s'en soucie plus, il ne la veut que pour se venger du tour qu'elle lui joue, et d'ailleurs si elle parle, nous la démentirons. —On nous croira plutôt qu'elle, dit l'autre. —Et comme alors tous deux se retrouvaient au pied de ma haye, ils jugèrent le lieu convenable et s'y arrêtèrent pour y consommer leur forfait. Ils déposèrent sur le gazon, cette pauvre petite malheureuse si près de moi, qu'il ne m'est plus possible de la méconnaître, et . . . mais comment vous peindre ce qui se passa. . . . Il vous est plus aisé de le déviner, qu'il n'est honnête à moi de le dire, ces deux brutaux assouvissent tour-à-tour leur abominable passion, et laissent au bout de trois heures cette pauvre petite fille presque anéantie de la grossièreté de leur emportement.
Enfin le jour commençait à paraître, et ne les voyant point partir, je frémissais d'être découverte. —Par Saint-Christophe dit l'un de ces misérables, las de ces impudentes insultes, et prêt à en faire à cette pauvre créature de bien plus dangereuses pour elle. Par tous les saints du paradis, nous ferions mieux d'égorger tout d'un coup cette coquine, que de la ramener à monseigneur. Si elle parle nous sommes perdus, regarde si une femme de plus ou de moins dans le monde, vaut la peine de risquer nos places. Puisque nous en avons fait tout ce que nous voulions, puisque nous en sommes rassasiés partageons-la en dix-huit parts, et mettons les morceaux dans cette haye, nous dirons que nous ne l'avons point vue, jamais aucunes circonstances n'auront couvert un meurtre avec autant de sûreté; ces cruelles paroles réveillèrent la triste victime de la cruauté de ces barbares. . . . Ô messieurs! dit-elle en se jettant à leurs genoux, je vous proteste sur-tout ce que j'ai de plus sacré que je ne parlerai jamais de ce que vous venez de faire. C'est vous qui me gardez, je serai toujours dans vos mains, ici comme chez monseigneur; ne serez-vous pas de même à temps de me tuer si je dis un seul mot? mais l'un d'eux, celui qui avait proposé le viol, infiniment plus féroce que l'autre, saisissant d'une main cette pauvre fille par les cheveux, et lui portant de l'autre la pointe d'un poignard sur le cœur, non, non, dit- il, point de quartier, tu parleras encore bien moins quand tu seras morte, ami, continua-t-il à son camarade, tenant toujours cette malheureuse sous le fer; deux choses s'offrent ici, pèse-les bien, la mort de cette catin d'une part, de l'autre la perte de notre fortune, l'une de ces choses ne touche que cette vile créature, l'autre nous intéresse tous les deux. Devons-nous balancer un instant? —Arrête répondit le camarade de cet homme féroce, je sens toute la vigueur de tes raisons, mais c'est assez d'un crime, n'en commettons pas deux, elle nous promet de ne rien dire, croyons-la; si elle manque à sa promesse, nous saurons toujours l'en punir. Partons, le jour vient, on serait inquiet, pressons-nous. Tu t'en repentiras dit l'autre en lâchant la petite bohémienne, souviens-toi qu'il ne faut jamais faire un crime à demi, et qu'il n'y a jamais de puni que ceux qui ne l'achèvent pas. Le principe n'est pas toujours sûr, dit l'autre, en mettant la petite fille derrière son cheval et y remontant lui-même pendant que son ami en faisait autant, mais vrai ou non, on a toujours au moins sa conscience dont la voix nous console intérieurement, de n'avoir pas fait tout le mal possible, et ils piquèrent des deux.
Je n'avais pas une goute de sang dans les veines, mais avant de me livrer à aucune combinaison sur cette aventure, mon premier soin fut de m'éloigner au plus vite de ce fatal endroit, et continuant tristement ma route non sans être saisie de frayeur au moindre bruit, je ne pus m'empêcher de me demander alors en moi-même, comment il était possible que cette petite fille fut dans les mains de ces gens-là? nous ne l'avions pas vue à l'inquisition, mais nous étions bien sûrs qu'elle y était avec nous. Par quel événement s'en était- elle échappée? comment se trouvait-elle sur la même route que moi? tout cela devenait une énigme assez difficile à résoudre. Ma seule combinaison fut, qu'apparemment le grand vicaire compagnon des crimes et des débauches de Dom Crispe, avait sans doute une maison près delà, que ces libertins s'étaient partagé un certain nombre de femmes de notre troupe, et que celle-là s'évadait apparemment de chez lui comme je m'échappais de chez l'inquisiteur. Mais pourquoi se sauver? Elle n'avait pas les mêmes raisons; ce qui devenait une circonstance affreuse pour moi, était pour elle l'époque de son bien- être.
Quoi qu'il en fut, je n'en ai jamais appris davantage; et c'est la dernière fois de ma vie que j'ai revu cette infortunée.
Je continuai ma route: avant midi je vis l'Escurial sur ma gauche, je le traversais, si j'eusse suivi le grand chemin, mais ne marchant que par des sentiers, je le laissai à l'écart, cela me suffit pour me faire voir que ma direction était juste, et que je faisais effectivement face aux Pyrénées. Je cheminai tout le jour, ne m'arrêtant que quelques instans aux pieds des arbres, évitant tous les endroits habités, et ne vivant que de racines et d'eau. Je me trouvai le soir si éloignée de tous les chemins praticables, que quoique ma direction fut toujours juste, je ne savais plus trop où j'étais. Je voyais pourtant ces montagnes si élevées qui séparent la vieille Castille de la nouvelle, je savais qu'il fallait les traverser pour me rendre à Saint-Ildephonse, où je retrouverais la route des Pyrénées, mais comme il était trop tard pour entreprendre alors ce passage, je ne m'occupai qu'à chercher quelqu'abri, où je pus attendre le jour; un sentier que je suivis dans ce dessein, à travers des taillis, très-fréquens dans cette partie de l'Espagne, m'amena auprès d'une maison isolée, à la porte de laquelle je vis une enseigne; je m'approchai d'une femme assise sur un banc, près de la maison et lui demandai par quel hasard il se rencontrait une auberge dans une route aussi peu fréquentée, il est vrai me dit cette femme, que ce passage est très-peu suivi, il ne peut même l'être par les voitures comme vous le voyez, mais beaucoup de marchands fraudant les droits royaux et qui passent des soyes de la Castille dans l'Estramadure, se trouvant plus en sûreté par cette route secrette, la suivent et s'arrêtent chez moi; nous y avons une bonne chambre ma mie. . . . Elle est vacante. Il ne nous viendra personne ce soir. . . . Si vous avez de quoi la payer, elle est à votre service; trop heureuse d'une rencontre qui semblait au moins pour cette nuit, m'assurer du repos et de la sûreté; je sortis de ma poche un quadruple, et priai cette femme dont l'abord me paraissait honnête, de se payer de sa chambre, de son souper, et de me rendre le surplus, ce qu'elle fit aussitôt, très- honnêtement, sans me rançonner en aucune manière; je montai; cette chambre était beaucoup plus propre que je n'eusse dû l'attendre dans un tel lieu, je m'y instalai, et trois quarts-d'heure après, la femme elle-même m'apporta un assez bon souper. Tous ces procédés paraissant établir la confiance, mon repas fait, je crus qu'une nuit tranquille devait m'attendre dans le lit qui m'était destiné; un excès de délicatesse assez déplacé dans ma position, mais néanmoins fort heureux pour moi dans la circonstance, me fit regarder les garnitures de ce lit, je crus y voir plusieurs tâches de sang, je soupçonnai que quelque malade pouvait y avoir couché, mon imagination ne fut pas plus loin, c'en fut assez pourtant pour me déterminer à ne point m'établir dans l'entour de ces rideaux et à transporter les matelats par terre à dessein d'y passer la nuit, et plus fraîchement, et plus proprement, dès que je devais en espérer une tranquille; mais combien mon espoir était loin de se vérifier, j'étais dans le plus profond sommeil, il était environ trois heures, j'avais eu la précaution de garder de la lumière, lorsqu'un bruit épouvantable me réveilla tout à coup en sursaut. . . . Je me lève, je jette les yeux sur ce fatal lit. . . . Juste ciel! j'étais écrasée si j'y eusse couchée. Au moyen d'un ressort, l'impériale de ce lit garni d'une meule énorme, s'abaissait et pulvérisait en une minute ceux qui avaient eu l'imprudence de s'y placer. . . . Vous jugez aisément de ma frayeur. . . . La présence d'esprit ne m'abandonna pourtant point, je m'habille, et ne doutant pas que les scélérats auxquels appartenait ce coupe-gorge ne vinssent bientôt vérifier l'effet de leur perfide stratagème, je me résous à fuir avec la plus grande vivacité, j'ouvre très-doucement ma fenêtre, j'entrevois le sentier que j'avais suivi la veille, et me précipitant au bas de la maison, je gagne promptement ce chemin, en continuant de marcher avec une rapidité surprenante, jusqu'à ce que j'eusse entièrement perdu cette maison de vue. . . . Grand Dieu . . . me dis-je, alors en ralentissant un peu ma marche, et me livrant à mes réflexions, où nous entraîne une première imprudence! quelle foule de maux m'ont affligée depuis que j'ai eu le malheur de quitter ma famille, et voilà donc les hommes! est-il possible qu'on ne trouve jamais avec eux que fourberie, débauche, méchanceté, trahison, violence. . . . Est-ce donc là l'ouvrage d'un être bon! . . . Sont-ce donc par ces traits qu'il ose prétendre à notre hommage! . . . Ah! Brigandos, vos principes ne sont pas si hors de raison, et dès que je ne vois qu'infamies sur la terre, ce ne peut être qu'un être méchant et indigne de nos cultes qui a créé tout ce qui nous environne. Ou l'athéisme, ou ce systême, le bon sens n'y voit pas de milieu [8]. Ces réflexions philosophiques me conduisirent au pied des montagnes, en un endroit où leur ouverture me fit croire que devait être le passage qui conduit à Saint-Ildephonse, je ne me trompais pas, ce défilé qu'on nomme E puerto del Frante Frio, me conduisit effectivement à Saint- Ildephonse, avant que l'astre ne fût à son plus haut degré; mais je n'entrai pas dans le bourg de cette maison royale, et me contentai, suivant ma coutume, de suivre les sentiers latéraux des points de la grande route des Pyrenées.
Anéantie, absorbée ce jour-là de ma catastrophe nocturne, je fis peu de chemin, et passai la nuit au pied d'un arbre, préférant cette situation aux risques de me trouver encore dans quelques maisons suspectes.
Mon projet le lendemain, était de m'approcher de Ségovie, mais ayant pris beaucoup trop à gauche, je me trouvai totalement égarée, la nuit vint je ne voyais plus ni route, ni maison autour de moi, et je suivais tristement un petit chemin à moitié frayé, au hasard du lieu où il pourrait me conduire, lorsque j'entendis le son d'une cloche, je m'y dirigeai et parvins au bout d'une demi-heure, près d'un couvent de capucins extraordinairement isolé, et qui me parut peu considérable, je n'avais aucune envie comme vous le croyez aisément d'aller demander asyle à ces bons pères, je serais devenue dans leur retraite, un morceau trop friand pour eux, mais trouvant l'église ouverte, je m'y introduisis, imaginant au moins que l'air d'y prier, m'y ferait passer tranquillement la nuit; j'entrai, je me tapis dans un confessionnal, et peu après j'entendis fermer l'église. Dans cette tranquille obscurité, épuisée de faim et de fatigue, je me livrai malgré moi au sommeil, il y avait tout au plus deux heures que je reposais, lorsque j'entendis ouvrir la porte du chœur qui donnait dans le couvent, je crus d'abord que les pères venaient à matines. Cette idée qui ne m'était pas venue, me fit frémir, mais ce qui frappa mes regards redoubla bien mieux mes craintes, deux religieux, éclairés d'une faible lampe, s'introduisirent à pas lents; ils portaient l'un par la tête, et l'autre par les pieds, un cadavre de femme tout récemment assassinée. —Mettons la ici, dit l'un d'eux en déposant le côté du corps qu'il tenait, sur la balustrade du chœur, et ouvrons vite un caveau. —La belle créature dit l'autre en la considérant. . . . sans les maudites recherches dont nous sommes menacés, elle nous aurait encore servi plus de six mois. —En voilà pourtant vingt-une qui nous passent ainsi par les mains depuis quatre ans; nous dépeuplerons la province. —Ce sont nos maudites institutions qui sont cause de celà, nous sommes des hommes comme les autres, et tout comme eux nous avons besoin de femmes, qu'on nous en laisse à volonté, et pour déguiser des besoins naturels, nous ne serons pas obligés d'avoir recours au crime, nous ne serons pas contraints à tuer les objets de nos jouissances, de peur qu'ils ne nous trahissent. Voilà l'inconvénient affreux que n'ont pas su prévoir les loix; une jeune fille, tendre et crédule, devient infanticide pour déguiser sa faute, un libertin sujet à des caprices, pour les cacher, en détruit l'objet, le moine incontinent devient un meurtrier, qu'on ferme les yeux sur des torts qui ne sont qu'imaginaires, sur des faiblesses qui n'offensent en rien la société, et l'homme ne deviendra pas doublement criminel pour empêcher qu'on n'imagine qu'il put se le rendre une fois. —Si les parens viennent demain comme on nous en menace, nous leur dirons qu'on les a trompés, fausseté, trahison, fourberie, rien ne coûte après les crimes où l'on nous force. . . . Et voilà comme on perverti l'homme, voilà comme pour le rendre meilleur, on l'oblige à devenir plus mauvais. —Alors l'un de ces moines s'avançant vers le confessionnal où j'étais, vint ouvrir un caveau à moins d'une toise de moi, allons, dit-il à son confrère dès qu'il eut fait, mettons cette malheureuse dans sa dernière demeure, et ils la reprirent, la placèrent sur le bord du caveau, et se reposèrent encore un instant. —Si jamais nous étions vus dit l'un, quand nous faisons de pareilles choses. Malheur à celui qui nous surprendrait, il passerait un mauvais quart-d'heure, nous enterrerions deux individus au lieu d'un. Fussent-ils vingt, nous les camperions dans le caveau. —Heureusement que dans notre solitude, ces surprises-là sont impossibles. —Impossibles, tu te trompes, un voyageur peut s'être arrêté dans l'église . . . S'y être laissé enfermer, s'évader ensuite le lendemain, pour aller nous trahir et nous perdre. —En vérité nous ne devrions jamais procéder à de semblables expéditions, sans tout examiner avant;—Et vous jugez si je frémissais. —Allons plaçons-là toujours continuèrent-ils, pour aujourd'hui il n'y a rien à craindre; il ne passe personne les samedis devant notre maison, une autre-fois nous serons plus prudens. —Ils descendent tous deux le cadavre, remontent au bout de quelqu'instans, referment le caveau, et rentrent dans le couvent.
Je n'avais, à ce qu'il me semblait rien éprouvé jusqu'alors qui eut dû me causer autant d'allarmes même dans l'aventure de Fiorentina, car au moins là, j'étais en plaine; absolument anéantie, j'écoutai un moment si je ne rêvais pas. . . . —Ô fortune! me dis-je, comment me tireras-tu de ce pas-ci? . . . Il n'est pas possible que je ne sois vue demain, quand on ouvrira l'église. . . . Et si celà arrive, je suis morte. . . . L'agitation, l'inquiétude, la frayeur dont je fus tourmentée le reste de la nuit, ne peut ni s'imaginer, ni se peindre; à tout instant j'appercevais le fatal caveau s'ouvrir devant mes yeux pour m'engloutir vivante. . . . D'autrefois je ne m'y voyais descendue qu'après avoir été percée de cent coup de poignards. . . . Oh! qu'elle me sembla longue cette effrayante nuit! le jour parut enfin; un frère du couvent vint ouvrir les portes, et dans l'instant une douzaine de femmes et de paysans s'introduisirent pour entendre la première messe; je crus ici qu'il serait beaucoup plus prudent d'avoir l'air d'entrer avec ces gens-là, que d'afficher celui de fuir, je me dégage donc lestement de mon coin, et me mêlai parmi ces villageois, ils s'agenouillèrent, j'en fis autant, il faut quelquefois savoir feindre. Une figure étrangère est observée dans des endroits écartés comme ceux-là; on jetta beaucoup les yeux sur moi, mais l'on ne me dit mot. Le prêtre parut. . . . C'était un de ces mêmes moines . . . un de ces mêmes scélérats qui venait de se souiller de forfaits, dont les mains impures et sanglantes, allaient offrir le sacrifice divin. . . . Si j'ai jamais cru faire un crime moi-même, c'était bien d'assister à une aussi révoltante idolâtrie. . . . Ô ciel! me dis-je, quand il leva l'hostie, serait-il donc possible qu'un miracle comme celui duquel on nous parle, se fît sous les paroles de ce monstre, . . . et je détournai les yeux avec horreur. Voilà l'époque où j'ai pris cette cérémonie de l'église, dans une haine tellement invincible, qu'il serait moins cruel pour moi, d'assister à un supplice, que de voir opérer ce mystère.
L'impiété s'acheva; je sortis avec le peuple; et bientôt j'en fus entourée; on me questionna. . . . Je me dis pelerine française, retournant dans ma patrie, le confrère de celui qui venait de dire la messe, celui qui l'avait aidé pendant la nuit, était venu se joindre aux paysans, il me regarda avec attention, je vis aussitôt la luxure éclater dans ses yeux. Il me demanda où j'avais couché? sous un arbre à une lieue d'ici, répondis-je, ne voyant nul abri où pouvoir reposer ma tête; il me proposa d'entrer au couvent, m'assura que je le pouvais à titre de pelerine, et que puisque je n'avais pas soupé la veille, on m'y servirait à déjeûner; eusse-je eu mille fois plus d'appetit, je me serais bien gardé d'accepter de tels secours; . . . il redoubla ses instances, . . . je mis plus d'expression à mes refus, et priant un de ces villageois de m'indiquer la route de Ségovie, je m'acheminai promptement vers le côté qu'on m'indiquait, sans oser seulement regarder derrière moi. À peine eus-je fait deux lieues que je trouvai une maison; j'y entrai à dessein d'y prendre quelque nourriture, ce n'était point une auberge, mais une grosse ferme, habitée par d'honnêtes gens, dont je fus très-bien reçue; le premier objet qui me frappa, fut une jeune femme pleurant au coin du feu de la cuisine. —Je demandai le sujet de son chagrin. —C'est ma fille me répondit un vieillard, qui me parut être le chef du logis, depuis deux mois la chère femme ne peut se consoler. —Et que lui est-il donc arrivé demandai-je? —Elle avait une fille de quinze ans, belle comme le jour, qui a disparue depuis l'époque que je vous dis, sans qu'il soit possible de savoir ce qu'elle est devenue. . . . Une fille sage comme sa mère, . . . dévote comme un ange, un enfant que nous adorions; . . . c'était l'espoir et la consolation de mes vieux jours. . . . et des larmes humectèrent ici, les yeux de ce brave homme. —Mais dis-je alors ne doutant plus de la funeste liaison de ces deux faits, n'avez-vous négligé nulles recherches? Aucunes, me dit le vieillard. . . . De mauvaises gens sont venues nous dire qu'elle était cachée dans ce petit couvent de capucins, auprès duquel vous avez dû passer. . . . Quelle apparence que des personnes si saintes et si honnêtes, eussent fait une pareille chose. . . . Ils ne sont que trois dans ce couvent, et tous les trois méritent d'être canonisés. Un d'eux encore hier au matin . . . était là qui nous consolait . . . le saint homme. . . . Il nous disait que Dieu nous aimait, puisqu'il nous châtiait aussi cruellement . . . Qu'il fallait prendre ce fléau comme une des croix dont le fils de Dieu fut humilié, et que celle que nous pleurions était peut-être dans le ciel à présent. . . . Peut-on se permettre de soupçonner de tels religieux! . . . ils seraient bien plus capables de nous la ramener si elle avait failli, que de nous désoler en nous la ravissant. . . . La pauvre petite . . . Ils l'ont connue toute enfant, l'un d'eux la confessait, il est aussi le directeur de toute notre famille. . . . C'est chez eux qu'elle a appris à lire, . . . chez eux qu'elle remplit l'an passé ses premiers devoirs de chrétienne. Ils sont tous les jours ici, ils nous conseillent, . . . ils nous chérissent. . . . Ce sont des scélérats ceux qui veulent mettre la perte de notre chère fille, sur le compte de gens aussi respectables.
Ici je m'imposai le silence le plus vigoureux; quelqu'horrible que fût le crime de ces moines, quelque certaine que je dus être, que la fille perdue et la fille enterrée dans le couvent, ne devait être que la même personne, rien ne put me déterminer à devenir la délatrice de ces malheureux, je ne sauvais pas la vie de cette infortunée, en accusant ceux qui l'avaient fait périr, il y a d'ailleurs quelque chose de si obscur et de si louche sur-tout cela, dans les décrets de la nature, si c'est la perte de l'individu qui caractérise le crime, n'en commettai-je pas un en faisant périr ces religieux? et si ce n'est pas la perte de l'individu qui constate le crime, ou si cette perte est égale aux loix de la nature, qui ne se maintiennent que par des pertes. . . . Restait-il alors bien prouvé que ces moines méritassent la mort? . . . et puis tous trois périssaient par mes aveux; or, un seul être en vaut-il trois? . . . la mort du meurtrier enfin, empêche-t-elle de nouveaux meurtres? . . . répare-t-elle celui qu'il a fait? . . . ranime-t-elle le sang qu'il a versé? . . . mais ils en avouaient plusieurs. Il ne m'appartenait pas de les prendre sur de tels aveux, je n'avais pas les indices de plusieurs crimes. À peine avais-je ceux d'un seul, je dis à peine, puisque ce crime n'avait pas été commis sous mes yeux, je ne pouvais donc pas les dénoncer pour plusieurs. J'aurais enfin tout mis en œuvre pour que les moines de l'univers entier, eussent eu la permission publique de se livrer au petit mal, qui pouvait en empêcher de si grands, mais je n'aurais pas fait un pas pour perdre des malheureux qui ne devenaient criminels que par force . . . Que, contraints par des loix absurdes que j'aurais eu le tort de servir, en leur immolant ces victimes. Moyennant quoi je me tus, je plaignis le sort de ces bonnes gens, les payai largement de ma dépense, et suivis la route qu'ils m'assuraient devoir me rendre le même soir à Ségovie.
Cette route n'était qu'un sentier, seulement à trois lieues delà, je devais trouver le grand chemin, je le rencontrai comme on me l'avait dit, mais ne me souciant point de le suivre, toujours dans la crainte d'être poursuivie comme fugitive de l'inquisition, je me mis à battre des traverses toujours dans les directions de mes principaux points, de façon que marchant encore cette journée au hasard et n'ayant rencontré personne, je m'égarai une seconde fois. Aucun abri dans les environs, une nuit des plus obscures et qui m'otait toute espérance de me retrouver ce soir-là. Rassasiée de malheurs, frappée de tous les objets sinistres offerts à moi depuis si long-temps, une frayeur soudaine me saisit, et me laissa cheoir au pied d'un chêne, presque sans force et sans mouvement, j'étais à peine dans ce funeste état, qu'un homme armé d'une carabine en bandoulière, et d'une ceinture garnie de poignards et de pistolets, se laissa glisser du haut de l'arbre, et tomba tout à coup à mes pieds . . . Que fais-tu la p . . . me dit-il d'une voix terrible, et que viens-tu chercher dans ce pays-ci? . . . Hélas! monsieur, dis-je aussitôt en me levant, je ne suis pas ce que vous croyez, mais une malheureuse femme, enlevée de France par un amant qui m'a épousée, qui m'a été ravi lui-même, que je cherche par toute la terre et que je vais essayer de retrouver dans ma patrie. Ces explications suffisaient, mais elles ne satisfaisaient pas le scélérat à qui j'avais à faire. —Tu es française me dit-il alors, en se servant de notre langue, et moi aussi ma mie, allons paye la bien venue, et m'ayant en même-temps adossée contre l'arbre, il se préparait à ne me faire aucun quartier, malgré les nœuds de la patrie; déjà une de ses mains empêchait ma voix de s'échapper, tandis que l'autre facilitait une entreprise dont j'allais infailliblement devenir la victime, si dans l'instant une troupe de ces mêmes brigands ne nous eût entourés tous les deux; ils étaient huit en tout, également armés, et tous gens de fort mauvaise mine; un moment, dit l'un d'eux en arrêtant avec violence les poursuites de mon adversaire, un moment, il faut que chacun en ait sa part, et il n'est pas juste que le plus nouveau passe le premier; capitaine, s'écria celui qui venait de parler, à un autre homme qui arrivait, venez décider la question. —Quelle est cette gueuse là dit cet homme rébarbatif, en me tirant vivement d'auprès de l'arbre, pour m'observer un peu plus au jour. De par tous les diables, elle n'est pas mal. . . . Amis menons cela dans notre caverne, vous savez que nous n'avons personne pour nous faire à manger, quand nous revenons de nos courses, il nous faut préparer nous-mêmes de quoi nous restaurer. . . . Cette p . . . là sera excellente . . . et pour cela et pour autre chose, . . . quand la fantaisie nous en prendra, . . . Marchons, poursuivit-il, il est tard, demain la voiture de Madrid passe au coin du bois, à l'aube du jour, je n'y veux laisser ni un écu, ni un voyageur, j'ai tant de chagrin d'avoir manqué aujourd'hui la berline du duc Dalbuquerke, que je veux m'en venger demain sur tout ce que je rencontrerai; et l'on marchait toujours durant cette charmante conversation, qui, comme vous voyez ne me laissa pas ignorer long-temps que j'avais pour affreux destin, d'être tombée dans une troupe de voleurs, . . . que dis-je dans une troupe d'insignes assassins, qui ne faisait jamais grace à qui que ce fut, et qui s'étant rendue introuvable dans la vieille Castille, l'inondait depuis six mois des crimes les plus atroces. Je ne vous dirai point mes réflexions, j'étais si tellement anéantie qu'à peine avais-je la force de respirer. Quelquefois pourtant je les suppliais de me faire grace et de me laisser poursuivre mon chemin; mais ils riaient ou me menaçaient, il fallait se résoudre et marcher; au bout d'une demie heure nous arrivâmes dans un taillis extrêmement toufu, où l'épaisseur des branches nous laissait à peine la possibilité de défiler. Vers le milieu de ce petit bois, le chef qui marchait en tête, leva une pierre couverte de broussailles, un escalier s'offrit à nous, nous le descendîmes dans le silence et quand nous fûmes à près de cent pieds sous terre, nous nous trouvâmes dans un vaste caveau au fond duquel brûlait une lampe, on alluma plusieurs chandelles et dans l'instant je pus distinguer la forme du local; il paraissait que cette retraite était une ancienne carrière, plusieurs sentiers aboutissaient à la principale pièce dans laquelle nous étions, et conduisaient par leur autre bout à différentes petites chambres également taillées dans l'épaisseur du roc. Là, nos bandits se désarmèrent, et le capitaine en me regardant sous le nez, me demanda qui j'étais, je lui dis la même chose que j'avais avancée à celui de sa troupe qui m'avait parlé le premier. Alors cet insigne brutal pour toute marque d'intérêt aux malheurs que je venais de lui peindre; reprit sa carabine, et après un blasphême exécrable, Bras de fer, dit-il à un de ses camarades, j'ai bien envie de tirer cette pucelle au blanc, je n'ai jamais tué de femme de ma vie, je veux voir si celà serait meilleur à désorganiser qu'un homme, bien dit, capitaine, répondit Bras de fer, aussi bien les doigts me démangent, je ne dors pas d'un bon somme quand je n'ai pas tué quelqu'un; plaçons-la toute nue au bout de l'allée, les jambes ouvertes, et le premier qui mettra la bale dans le noir, aura à lui tout seul le butin qui se fera demain. . . . Mais quand ils virent que je pâlissais, . . . que j'étais prête à perdre connaissance, . . . le capitaine quitta son arme, et me dit d'être tranquille, qu'il ne faisait cela que pour me faire voir le sort qui m'attendait si je cherchais à me sauver d'eux ou si je ne faisais pas mon devoir.
De ce moment on me mit en possession des instrumens de la cuisine, on me fit allumer du feu, et on m'ordonna de préparer les viandes qui me furent remises à cet effet. Ne voyant qu'une parfaite obéissance et un peu de talent pour attendrir mes nouveaux maîtres, quoique je n'eus jamais fait ce métier, je l'entrepris avec un telle envie de réussir, que je leur fis un assez bon souper, ils en furent si contents qu'ils m'invitèrent à me mettre à table avec eux, ce que je fis avec bien plus de frayeur que de faim.
En préparant ce repas, j'avais bien pensé au somnifère qui m'avait si parfaitement réussi avec l'inquisiteur; de quelle utilité ne me fût-il pas devenu dans une telle circonstance, mais en franchissant les murs de dom Crispe, j'avais eu le malheur de le perdre, et je ne l'avais pas regrettée, n'imaginant pas qu'il dût m'être sitôt nécessaire.
Quand nos brigands eurent bien soupé, quand ils eurent vuidé un grand nombre de bouteilles de vin, leurs yeux se tournèrent vers moi avec un peu plus d'intérêt, et comme il s'en fallait bien que l'amour ou la galanterie devînt l'élément de leur flamme, il n'y eut sorte de brutalités qu'ils ne se préposèrent; un écart en amène un autre; l'ennemi de la vertu, l'est également de la décence; accoutumé à franchir tous les freins pour l'intérêt du crime où son penchant l'entraîne, jugez s'il en respecte où parle sa luxure? . . . Comment vous rendre tout ce qui fut dit. Vous le cacher est manquer le tableau; j'userai donc de quelques figures, il n'y a que les expressions malhonnêtes qui choquent, on peut tout montrer sous le voile.
Ils prétendirent d'abord qu'il fallait me faire mettre nue au milieu d'eux, éteindre toutes les lumières, et qu'ainsi que des loups sur une brebis, chacun se jetteroit sur moi pour s'y satisfaire à sa guise: ensuite les opinions changèrent, il fallait, dirent-ils réserver le meilleur pour le jour d'ensuite . . . se contenter seulement ce soir-là de juger mon adresse, . . . et que celui qui, mieux servi, ou plus heureux, arriverait au but en moins d'instant, serait le premier le lendemain dont je couronnerais l'ardeur. Un troisième ouvrit un avis différent: la forteresse, prétendit-il, devant être d'une résistance fort vive, il fallait, afin de se mettre en état de l'attaquer le jour suivant, escarmoucher devant les demi-lunes, et s'emparer de la redoute avant d'entrer dans le corps de la place. D'autres dirent des choses encore plus obscènes; il n'y eut sorte de complots odieux qu'ils ne firent contre moi, sorte d'inventions crapuleuses ou barbares qui n'échauffassent leur tête. . . . Enfin le capitaine apaisa tout, et dit que, comme on devait partir dans une heure, il ne voulait pas que personne me touchât avant le retour; mais que pour passer cette heure agréablement, il fallait me jouer aux dés, et mettre entre les mains du sort la décision de l'ordre de ceux qui deviendraient mes amans tour à tour: ce projet s'exécuta sur-le-champ, et les rangs s'écrivirent.
«Enfans, dit le capitaine, dès que cela fut fait, tout est dit, partons maintenant; des devoirs plus essentiels nous attendent. . . . Souvenez-vous que ce que nous venons de faire n'est qu'un jeu: je voulais vous tenir en gaieté, et vous empêcher de dormir. . . . Que cette malheureuse nous serve, à la bonne heure, nous en avons besoin. . . . Mais s'il y en avait un seul d'entre-vous qui s'avisât de profiter de sa faiblesse et de son malheur, pour obtenir par la violence, ce qu'elle ne doit donner qu'à celui qui lui plaira le mieux, je vous avertis que je regarderais cet homme-là comme un lâche, comme un malhonnête homme, capable de nous trahir nous-mêmes, et qu'il n'y auroit rien que je ne fisse pour m'en défaire à l'instant. Ce n'est ni contre le faible, ni contre le pauvre que doivent se diriger nos armes; elles ne sont destinées que pour le fort et pour l'opulent: notre métier, tout aussi noble que celui d'Alexandre, n'a pour objet que d'établir parmi les hommes, une compensation dérangée par la civilisation et les loix. Nous manquons, personne ne nous secoure; tout nous est permis pour réparer les torts de la fortune, et la férocité du riche. Tout nous est défendu, dès qu'il n'est question que d'un crime. Il est déjà assez malheureux pour nous d'être obligés d'en commettre pour vivre, sans nous y livrer gratuitement. Qu'il s'avance celui qui aurait envie de me contredire, et je lui fais raison sur- le-champ, de telle manière qu'il voudra l'entendre.»
Ce discours fut universellement applaudi; tous s'armèrent et partirent, en me laissant ce qu'il fallait leur préparer au retour.
Grand Dieu, me dis-je, confondue de ce que je venais d'ouir: . . . voilà donc encore de la vertu dans le sein même de l'infamie! Ces malheureux viennent de se permettre des propos affreux, sans doute, mais ils ne m'ont fait aucun mal, et ils annoncent clairement l'envie de ne m'en point faire; ils ne m'ont point livrée par raison d'état aux mains d'un roi barbare qui pouvait me dévorer: ils n'ont point eu dessein, comme l'alcaïde de Lisbonne, d'abuser de ma misère, pour se procurer des jouissances, ils ne m'ont pas volée pour me contraindre à me jetter dans leurs bras; ils ne m'ont point brûlée, tenaillée, pour obtenir de moi l'aveu de crimes imaginaires; ils ne m'ont point placée entre le déshonneur et la mort, pour triompher de ma faiblesse . . . ils ne me tuent point pour empêcher que je ne révèle leurs crimes. . . . Ce ne sera donc jamais que dans les états proscrits par la société, que je trouverai de la pitié et de la bienfaisance; et ceux qui sont chargés d'y maintenir l'ordre et la paix, ceux qui doivent y faire régner la piété et la religion tour-à-tour, séduits par le despotisme, ou frémissant sous le joug de l'imposture, ne m'offriront que des horreurs et des crimes! la civilisation est-elle donc un bonheur! et si la plus grande somme de crimes se trouve toujours sous le manteau de l'autorité; les freins dont elle nous accable, ne sont-ils pas plutôt les instrumens de ses passions, que les moyens de la vertu?
Ces idées agitèrent mon esprit avec tant d'empire, que je passai deux heures au coin du feu comme anéantie, et sans regarder autour de moi. Je me levai enfin, curieuse de voir ma nouvelle habitation, comme les rayons du jour n'y avaient jamais pénétrés, je me munis d'une lampe, et parcourus à sa sombre lueur, tous les détours de ce réduit. . . . Quel fut mon étonnement, quand j'entendis parler bas au fond d'une voûte obscure, qui paraissait receler quelques lugubres habitations. . . . Je m'avance, je vois une porte, et distingue clairement que les sons qui me frappent, ne viennent que de la chambre que ferme cette porte. . . . Je prête l'oreille. . . . Ô! ma chère Angélique, disait en français une voix d'homme, notre imposture n'en imposera pas long-temps, dès qu'on aura cessé d'y croire, la mort en deviendra le prix, et cette affreuse caverne est notre éternel sépulchre. . . . Je m'enhardis. . . . De tels mots, pensé-je, ne peuvent venir que de compagnons d'infortune; c'est mon heureux sort qui me les envoie; parlons-leur. —Ô! vous, dis-je d'une voix basse, vous qui gémissez comme moi dans ce lieu d'horreur, . . . je m'y crois plus libre que vous; enseignez-moi comment je peux vous y servir? —Qui êtes-vous, me dit à travers la porte le même homme qui venait de parler, votre pitié trompeuse ne nous abuse-t-elle pas? —Ne le redoutez point, m'écriai-je, je suis comme vous, victime de la scélératesse des maîtres de cet affreux logis, et desire, pour le moins, aussi vivement que vous, de leur échapper, quelque peu de raison que j'aie à me plaindre d'eux jusqu'à ce moment-ci. Alors je dévoilai mes aventures; . . . monsieur de Bersac, c'était le nom de ce camarade de malheur, me raconta les siennes et celles de sa femme. Ils étaient l'un et l'autre comédiens français; ils venaient de Cadix, et retournaient dans leur patrie; la voiture publique dans laquelle ils étaient, avait été pillée; presque tous les voyageurs, ou s'étaient enfuis, ou avaient rencontré la mort, et lui, ainsi que sa femme, n'avaient échappé à la rage de ces meurtriers, qu'en leur promettant de leur apprendre un secret essentiel pour eux. Ce subterfuge n'avait eu pour but que de parvenir pendant ces délais, à trouver les moyens d'échapper. Ils avaient dit à ces voleurs, que trois jours après eux, la voiture de l'ambassadeur de France, chargée d'or et de bijoux, devait passer par la même route; ils demandaient la vie s'ils n'en imposaient pas. Le moyen avait réussi; mais ce qui le fondait étant imaginaire, et l'instant où la fausseté de leur histoire allait se découvrir, étant prêt d'arriver, comment espérer de se tirer d'affaire? —Il faut prévenir ce moment, dis-je, à ces malheureux époux, il faut nous sauver tous; j'ai du courage et de l'adresse; j'ai échappé à de plus grands périls; rassurez-vous, votre liberté me devient aussi chère que la mienne, et je vais travailler à la rendre à tous trois; ces honnêtes gens pleurèrent en m'écoutant; ils jurèrent de consacrer leur vie à m'être utile, si je parvenais à rompre leurs fers. Je les quittai pour en aller étudier les moyens.
Il me paraissait impossible que les voleurs eussent emporté dans leur course, la clef du cachot de monsieur de Bersac; elle devait assurément se trouver; il ne s'agissait que de la chercher. Je remuai tout, il ne fut pas un coin de ce lugubre manoir que je ne visitai. Je découvris enfin cette clef cachée sous deux grands sacs de linge, je m'en saisis, . . . je vole au cachot, j'en ouvre la porte, et sautant au col de mes compagnons, quelle joie, dis-je, quel bon augure pour les suites; voilà déjà la moitié de vos liens brisés, travaillons promptement au reste.
Monsieur de Bersac était un homme de quarante-cinq ans, d'une fort belle figure, et sa femme, âgée d'environ quarante, avait encore une phisionomie très-agréable: elle était en possession au théâtre de l'emploi des grandes coquettes, et son mari tenait celui des pères nobles.
Rien de plus tendre que les marques de reconnaissance que me prodiguèrent ces deux époux; mais en en recevant les expressions à la hâte, sortons, leur dis- je, sortons; tel doit être à présent notre unique objet; une fois en liberté, nous nous livrerons à loisir aux sentimens mutuels qu'une telle rencontre nous inspire; ne songeons maintenant qu'à nous évader.
Ils se ressouvenaient, aussi-bien que moi, du chemin de l'escalier; nous le gagnons, nous escaladons lestement jusqu'au haut; mais que devinmes-nous quand nous vîmes que la trape semblait exactement fermée. . . . Bersac ne désespère point, . . . il voit un jour, il pousse de toute la force de ses épaules, une grosse pierre couverte de broussailles pesait seulement sur cette trape; elle cède aux efforts de celui qui soulève, nous l'aidons, la pierre se renverse; et nous voilà dehors.
Il faut avoir connu la situation de quelqu'un qui brise ses fers pour être en état de la rendre; c'est un nouvel air que l'on respire; ce sont de nouvelles sensations qu'on éprouve; c'est un poids énorme de moins dont on se débarrasse.
Nous ne pûmes tenir, avant d'aller plus loin, au plaisir de nous embrasser encore tous les trois; puis nous encourageant mutuellement, partons, dîmes- nous, éloignons-nous avec vîtesse; nous serions perdus sans ressources, si ces malheureux revenaient.
Il était environ sept heures du matin, nous nous sentions en état d'entreprendre une forte course; nous fîmes dix lieues avant le coucher du soleil, sans que rien troublât notre marche. Cette journée nous approchait de Valladolid; nous y arrivâmes le lendemain. Mes compagnons ayant tout perdu, les seuls petits fonds que les voleurs n'avaient pas songé à me prendre, avaient servi à nous conduire jusques-là. Mais ces ames honnêtes et sensibles surent bientôt me dédommager du peu que j'avais fait; Bersac et sa femme avaient des amis à Valladolid, ils furent les voir, et en reçurent les secours qu'ils en attendaient. Voilà ce qui vous appartient, madame, me dit cet honnête ami, en plaçant devant moi la somme entière qu'ils venaient de recevoir. Daignez accepter ceci comme une bien faible marque de la reconnaissance que nous vous devons: prenez tout, dirigez tout, et conduisez nous seulement à Bayonne. —Oh ciel! dis-je à ces braves amis, quelle injure vous me faites! Quoi, vous voulez m'ôter la douceur de vous avoir servi! une ame comme la mienne connaît-elle d'autre prix aux bienfaits, que celui de les avoir rendus? . . . Mon père, dis-je à Bersac, en me jettant dans ses bras, protégez ma jeunesse; empêchez-moi de heurter encore contre de nouveaux écueils; voilà le prix que je demande du faible service que vous estimez tant.
Ensuite de cet élan de mon ame que Bersac reçut avec toute la sensibilité possible, il me dit qu'après mes malheurs, après la situation où j'étais avec ma famille, le désir que j'avais de retrouver mon époux, le peu de fonds dont j'étais munie, il ne voyait pour moi d'autre parti que le spectacle; et quand il s'apperçut que ce mot me faisait entrevoir de nouveaux périls . . .
«Vous vous trompez, me dit-il, il n'y a point d'état au monde où une femme puisse mieux conserver sa vertu; si son talent l'expose, on peut dire aussi qu'il la garantit: elle peut toujours l'opposer pour raison de ne pas se livrer au vice; son organe, sa taille, sa santé, sont des motifs qui doivent servir à la rendre sage, et qu'elle peut toujours objecter à ceux qui veulent l'empêcher de l'être. Une femme qui n'a d'autre ressource que dans son travail, peut manquer, et trouver par ce travail même, mille occasions d'être séduite. Notre talent n'offre aucun de ces dangers; à-peu-près toujours payé au-delà de ce qu'il faut pour vivre; il expose rarement au triste inconvénient du besoin; si une femme a un talent transcendant, on la respecte et on l'attaque peu. Si elle n'en a qu'un médiocre, sa bonne conduite lui rend la considération que le peu d'art lui refuse; et elle est également révérée. Non, non, Léonore, non, n'imaginez pas que le théâtre soit un écueil pour la sagesse; le devoir délivre des persécutions, et l'on finit par vous savoir gré de vos soins à les éviter. D'ailleurs on fait corps, on est soutenu, on a des camarades, on est protégée, on est pour-ainsi-dire, par l'état même, entièrement à l'abri de la misère et de l'insulte; et ce que cet état a de supérieur à celui que le simple travail manuel pourrait vous donner; c'est que dans celui-ci, votre sagesse, si vous êtes pauvre, deviendra presque un ridicule; au lieu que dans le nôtre, elle ajoutera étonnamment à l'éclat de votre réputation. On prononcera sans cesse, avec une sorte de respect, les noms des Gaussin, des Doligni et des Préville, ils imprimeront toujours à-la-fois des idées de talent et de vertu. Réfléchissez d'ailleurs à tous les agrémens du métier; jouissez du parfum des roses, moissonnées sur aussi peu d'épines, quoi de plus flatteur pour l'amour-propre, que de se trouver l'idole de la scène! de n'y jamais paraître que pour l'entendre retentir des applaudissemens qu'on vous prodigue; comme on respire avec délices l'encens offert à ses autels; votre nom vole de bouche en bouche; il ne s'y prononce qu'avec des éloges; les hommes vous aiment, vous desirent, vous recherchent; les femmes vous envient, vous cajolent et vous imitent; vous donnez à-la-fois le ton et les modes; vous ne paraissez, en un mot, jamais, sans que toutes les sensations de l'orgueil ne soient enivrées tour-à-tour. Si vous avez de la conduite, les plus grandes maisons vous sont ouvertes; on vous y reçoit avec plaisir; on vous y parle avec respect, et par-tout vous trouvez des amis, de la protection et des hommages.»
Vous me séduisez, mon père, dis-je à Bersac, émue et presque décidée. . . . Mais vous le voyez, je n'ai point de talent. . . . À peine sais-je le français, depuis le temps que je ne parle que l'italien, le portugais et l'espagnol, tous mes mots se sont corrompus. —Cela reviendra facilement, me dit madame de Bersac; abjurez ces langues étrangères, raccoutumez-vous au frein des règles grammaticales; contraignez votre prononciation à redevenir pure et exacte, pendant que nous allons voyager ensemble, et je vous réponds qu'au delà des Pyrénées, on ne s'appercevra seulement pas que vous ayez jamais quitté la France. Votre organe est doux et flatteur, il a de l'étendue et de la justesse, il est tendre et flexible dans les hauts; il n'a point de dureté dans les bas. Vous devez être du dernier intérêt dans les pleurs; votre taille est légère, elle est agréablement prise; vos bras sont superbes; vous avez de la fierté dans le regard, beaucoup de grace dans la démarche, de la chaleur et de la vérité dans le débit; il ne s'agit plus que de régler tout cela; que de vous donner de la précision, de l'aplomb. . . . Vous apprendre l'entente de la scène, quelques études, et je parie qu'avant deux mois nous vous mettons en état de débuter.
Je fus entraînée, je l'avoue; la protection que m'assurait madame de Bersac; les soins que me promettait son mari, l'espoir, en allant ainsi de ville en ville, de pouvoir apprendre des nouvelles de tout ce qui m'était le plus cher au monde, toutes ces raisons me décidèrent, et on m'acheta sur-le-champ des livres.
Le lendemain après dîner, madame de Bersac dit à son mari, qu'il devait porter des plaintes contre les scélérats de chez qui nous sortions, et travailler à les faire arrêter sur-le-champ; ce que cet honnête homme répondit ici, me parut si sage, si conforme à ma façon de penser; . . . justifiait si bien, en un mot, les raisons qui m'avaient également empêché de dénoncer l'auberge au lit tombant, et les capucins enterrant les objets cachés de leur luxure, que j'ai toujours retenu ses paroles. . . . Vous me permettrez, j'espère, de vous les rendre.
«Je vous pardonne, dit-il, à sa femme, ces légers mouvemens de rigorisme et de sévérité; vous arrivez d'Espagne, il faut bien que vous ayez conservé quelque chose des mœurs haineuses et rigoristes de ces maures à demi policés; mais apprenez, ma chère amie, que je croirais me deshonorer moi-même, si je traînais par une telle action, ces malheureux à l'échafaud; ils m'ont attaqué, ils m'ont dépouillé, ils m'ont mis dans leurs fers, en voilà plus qu'il n'en faut pour que la plainte me devienne interdite, et pour que je ne l'osasse pas sans remords; . . . Elle ne serait plus que l'ouvrage de la vindication; ce sentiment est odieux dans une ame sensible; il en démontre la faiblesse. C'est être faible que de ne pouvoir supporter une injure; c'est être vraiment grand, que de la mépriser; j'ai fait, en étudiant les hommes, une remarque assez singulière, c'est qu'il n'y a presque jamais que les ames basses qui se livrent au sentiment de la vengeance, infiniment plus sensibles à l'insulte, parce qu'elles n'ont la force de rien endurer, elles ne peuvent en soutenir la blessure; et comme ces êtres-là méritent peu, ils croyent toujours qu'on ne leur rend jamais assez. L'homme, au contraire, doué d'une ame forte, qui n'imagine pas que l'injure puisse aller à lui, ou ne la voit pas, ou la méprise; la vengeance afficherait l'insulte: il aime mieux ne la pas soupçonner, que d'apprendre, en s'armant contre ceux qui l'ont outragé, qu'il était possible qu'on lui manquât.
Que les vils satellites, gagés pour le soin flétrissant de conduire les infortunés à la mort, se chargent de découvrir leur retraite; mais elle ne sera jamais indiquée par moi; il est odieux, il est vil de devenir le délateur de ceux dont nous avons à nous plaindre: cette conduite étouffe leurs repentirs; elle les empêche d'être fâchés d'avoir troublé une société où devait se trouver de si méchantes gens. Laissons aux autres l'emploi de les vexer, mais dès que nous avons été leurs victimes, pardonnons-leur. Une fois vengés, nous devenons aussi coupables qu'eux, puisque, ainsi qu'eux, nous commettons une lézion quelconque; de ce moment nous voilà donc aussi bas, et notre supériorité est toujours entière si nous leur pardonnons. . . . On frémit à l'action d'Atrée; . . . les larmes les plus douces coulent, quand Gusman dit à Zamore:
Des dieux que nous servons connais la différence:
Les tiens, t'ont commandé le meurtre et la vengeance;
Et le mien, . . . quand ton bras vient de m'assassiner,
M'ordonne de te plaindre . . . et de te pardonner.
Ah! mes amies, continua cet homme doux et sensible, plus on connait les hommes, plus on devient tolérant. Si ces malhonnêtes gens devaient se corriger, peut-être entreprendrais-je leur cure; mais je sens combien elle est impossible, et j'ose dire, avec un homme de beaucoup d'esprit [9], qu'on n'a pas le droit de rendre malheureux, ceux qu'on ne peut pas rendre bons. Croyez-vous que si ces infortunés étaient riches, ils exerceraient l'affreux métier que vous leur voyez faire? Le besoin seul les y détermine, tandis que l'ambition et l'orgueil, sentimens bien moins pardonnables, entrainent aux mêmes horreurs les héros que l'on glorifie, Bras-de-fer et ses compagnons qui s'unissent pour voler un coche, sont-ils autre chose que deux souverains qui se lient pour en dépouiller un troisième? et cependant ceux-ci attendent des palmes, et l'immortalité, pour des crimes commis sans besoin, tandis que les autres n'auront que le mépris, la honte et la roue, pour des crimes autorisés par la faim, la plus impérieuse des loix. Eh! ne nous mêlons pas du mal qui se fait dans le monde; tâchons de n'en pas être blessés; mais n'entreprenons pas de le réprimer; les famines, les guerres, les maladies dont nous accable la nature, ne nous servent-elles pas de preuves que la destruction est inhérente à ses principes; . . . qu'elle lui est nécessaire, et que ce n'est enfin qu'à force de détruire qu'elle peut réussir à créer. Or si cette destruction lui est utile, si elle n'y parvient que par des crimes, si elle en commet chaque jour elle-même, si le crime enfin est une de ses loix, de quel droit le bannirons-nous de la terre? qui nous autorise à le venger? Les malheureux compagnons de Bras-de-fer, qui servent les vues de la nature, comme une peste ou une famine, sont-ils plus coupables que la main qui nous envoie ces fléaux? Pourquoi n'osons-nous insulter l'une, et pourquoi condamnons-nous l'autre? Il ne s'agit donc ici que de l'histoire de la force. Nous tolérons les maux que nous ne pouvons empêcher, et nous punissons les auteurs de ceux qui sont en notre pouvoir, y a-t-il de la justice à cette conduite [10]? Eh! rapportons-nous-en à la prudence de la mère sage qui nous gouverne, elle maintiendra toujours dans le monde un nombre égal de vices et de vertus, proportionné au besoin qu'elle aura de l'un ou de l'autre; elle fera naître des Auguste, des Antonin, des Trajan, quand il lui faudra des vertus; les meurtres lui deviendront-ils nécessaires, elle nous enverra des Nérons, des Tibères, des Alexandres, des Tamerlans, des famines, des pestes, des inquisiteurs de la foi, et des parlemens. . . . Mais malheur au sophiste qui conclurait de-là, qu'il doit, ou adopter le vice, ou se consoler de n'être pas vertueux, puisqu'il accomplit les loix de la nature. Un homme qui dirait, puisque la guerre est un fléau nécessaire, je vais l'allumer dans l'Europe, ne serait-il pas un tyran? Ne regarderiez-vous pas comme un imbécile, celui qui raisonnant d'après les mêmes principes, oserait dire, je vais me donner la fièvre, puisque la fièvre est un fléau de la nature? Considérez de même comme un fou, celui qui dira, je vais me plonger dans le crime, puisque le crime est dans la nature. . . . Malheureux! . . . elle produit aussi des poisons, cette nature où tu te livres aveuglément, et cependant tu te gardes bien de t'en nourrir; ais la même sagesse envers le crime, fuis-le, . . . déteste-le; . . . il ne fera jamais ton bonheur; . . . il lui est impossible de le faire. Trop de yeux sont ouverts sur toi, trop d'intérêts s'opposent à ce que tu n'agisses que d'après le tien; et ceux de la société qui balancent toujours cet égoïsme qui te conduit au crime, ou t'empêcheront de le commettre, ou te puniront de l'avoir commis».
Ainsi raisonnait ce sage ami; et par tous ces discours, il ne se bornait pas seulement, comme vous voyez, à me former au théâtre, ou à m'en donner le goût, il élevait aussi mon cœur, il fortifiait ma raison. Je connaissais par lui le prix de mes voyages; il me montrait le fruit que je pouvais cueillir de mes malheurs. Pendant ce tems sa digne épouse cultivait mes faibles talens; et à peine arrivée au-delà des monts, j'étais déjà en état de débuter dans huit rôles.
Mais j'ai devancé, sans le vouloir, les événemens de notre route: reprenons- les, ils offrent, avant que d'arriver en France, un évènement assez singulier, pour que je ne doive pas vous le taire.
Je craignais de séjourner dans les villes, et sur-tout de suivre les grandes routes; j'en avais déjà témoigné mon inquiétude à Bersac, qui, instruit par moi de mon aventure de Madrid, m'assura que l'inquisiteur, trop honteux de ce que j'aurais à objecter contre lui, se garderait bien de me poursuivre, et que mes craintes étaient chimériques, je me livrai donc à lui.
En partant de Valladolid, nous fumes coucher à Burgos_; les auberges sont aussi mauvaises que rares en Espagne, sans la précaution de porter tout avec soi, on y est souvent peu à l'aise; mais point en état de nous procurer ces facilités, nous nous logions comme nous pouvions, trop heureux d'être à couvert, et de pouvoir vivre, après tous les maux que nous avions senti. Quoique Burgos tienne le premier rang dans les états des deux Castilles, nous y fumes pourtant beaucoup plus mal logés qu'à Valladolid; il fallut se contenter d'un mauvais cabaret hors de la ville, divisé en quelques tristes cellules mal closes, et donnant toutes les unes dans les autres; vous pardonnerez ce petit détail; il est essentiel à l'intelligence de l'aventure qui nous arriva dans cette misérable hôtellerie. —Qui donc va venir coucher près de nous, dis-je à l'hôtesse, en lui voyant préparer un lit dans une petite chambre contiguë à celle où nous étions, et dont rien ne nous séparait! Dormez en paix, brave dame, me répondit la maîtresse du lieu; les voisins que je vous donne, sont gens aussi honnêtes que vous. C'est un alcaïde de l'inquisition de Madrid, (et jugez si je frémis à ce mot) . . . qui vient d'épouser dans la capitale une des plus belles filles de toutes les Espagnes; il la mène en Biscaye, son pays à lui, et je crois que tous deux y vont finir leurs jours. . . . Très-émue de cette réponse, j'affectai pourtant le plus grand calme; mais je témoignai bien vîte à mes deux amis, toute la crainte que me donnait une pareille rencontre. . . . Ils en furent d'abord aussi épouvantés que moi; la réflexion néanmoins ramena promptement Bersac; les projets que cet alcaïde annonce, me dit-il, paraissent bien éloignés de tout ce qui pourrait devoir vous causer de l'inquiétude; vous le voyez, loin d'être occupé de vous, il est dans l'ivresse des premiers plaisirs de l'hymen; il tourne le dos à l'inquisition, il va s'établir en Biscaye; . . . il est sans suite. Rassurez-vous, Rassurez-vous, Léonore, je crois juger assez bien des événemens de la vie, pour vous répondre que cette aventure n'est pas pour vous du plus petit danger. Nous nous mîmes donc à table, et pleinement calmée par ce discours, je soupai comme à mon ordinaire. L'heure de se mettre au lit étant venue, inquiets pourtant de ne point voir nos voisins se retirer, nous en demandâmes la cause à la servante.
Le mari de cette dame, nous dit-elle, voyage avec un certain monsieur Rodolphe, lieutenant de dragons, son ancien camarade; et comme ils s'aiment beaucoup tous les deux; chaque soir ils font ensemble un peu de débauche; mais la jeune femme aussi ennuyée que vous de ce retard, va venir se retirer en attendant. Dès qu'elle sera couchée, vous serez tranquilles; nous recommanderons à dom Santillana, son époux, de ne point faire de bruit en venant la retrouver, et rien n'interrompra votre repos.
À peine, en effet, cette fille eut-elle cessé de parler, que la jeune dame monta, suivie de l'hôtesse. Comme aucune porte ne nous séparait, pour éviter de lui être à charge, nous ne pumes que détourner nos regards. Elle se coucha, nous en fîmes autant.
Il y avait une heure au plus que j'étais endormie, lorsque je me sentis tout- à-coup serrée par un homme nud, dont la situation très-énergique, et les mouvemens peu équivoques, en me réveillant en sursaut, firent peut-être courir en cet instant, à ma vertu, des risques plus réels que tous ceux où j'avais échappé jusqu'alors. . . . Me dégager lestement de ses bras, sauter à terre, en criant au secours, et me précipiter dans le lit où je supposais madame de Bersac, est pour moi l'affaire d'un instant; et là, croyant avoir trouvé le refuge que je cherche, j'embrasse, je serre de toute ma force la femme que je prends pour l'épouse de mon protecteur, lorsque de nouveaux cris se font entendre en même temps que des lumières viennent jetter du jour sur les différentes parties d'une scène aussi bizarre que peu attendue. Représentez-vous d'abord le comédien Bersac à moitié nud, tenant d'une main mal affermie deux flambeaux, dont les reflets fâcheux ne servent qu'à lui faire voir un homme également nud, remplissant auprès de madame de Bersac, des devoirs conjugaux qui n'appartiennent qu'à lui; et moi qui me suppose dans le sein de cette amie, moi qui viens à la hâte y chercher des secours, serrant, embrassant de toutes mes forces . . . qui? . . . Clémentine . . . cette malheureuse Clémentine, compagne d'une partie de mes infortunes, et que je venais de laisser gémissante au fond des prisons de Madrid.
Comment vous rendre ici les sentimens divers qui nous agitèrent tous à-la- fois? de quelles expressions se servir pour vous peindre Bersac, frémissant de rage du forfait trop certain qu'il éclaire; sa femme appercevant son erreur, jettant des cris de désespoir; le malheureux qui fait leur honte commune, s'esquivant à la hâte, fuyant à travers les ténèbres, et la femme qu'il deshonore, et le mari qu'il outrage, et pour terminer en un mot la scène, Clémentine et moi, nous reconnaissant, nous embrassant toutes deux dans le même lit, nous accablant de questions réciproques, et ne pouvant venir à bout de nous entendre, par la multitude des mouvemens qui nous agitent tour-à-tour.
Ne vous laissons pas contempler plus long-tems ce tableau singulier, ce serait refroidir votre attention, que de ne pas vous l'expliquer tout de suite.
Clémentine était la jeune femme qui venait de se coucher près de nous; elle était cette épouse chérie de l'alcaïde Santillana qui s'en allait avec lui en Biscaye: nous allons revenir aux événemens qui l'avaient amenée là: poursuivons. La débauche des deux amis, mais quel était ce second ami, Brigandos; oui, madame, Brigandos, sous le nom de Rodolphe, échappé de l'inquisition, par les soins de Clémentine, ainsi que je vais bientôt vous l'apprendre. Sa débauche, dis-je avec Santillana, les ayant enfin conduit plus avant qu'ils ne croyaient, devenait à-la-fois, et la raison qui les faisait retirer si tard, et celle qui, venant d'altérer leurs sens, avait fait jetter le prétendue Rodolphe dans le lit de Clémentine, et l'alcaïde de l'inquisition dans le mien; mais par une inconcevable fatalité, quand cette double erreur s'opérait, Bersac, pressé d'un besoin, venait de se lever pour y satisfaire, et les cris de Clémentine, ayant reconnu tout de suite que ce n'était point son mari qui, se plaçait près d'elle, avait fait sauver Brigandos, qui, rencontrant le comédien dans sa marche rapide, l'avait culbuté du haut en bas de l'escalier. Bersac, furieux de la catastrophe, s'était saisi, en se relevant, des lumières de la salle à manger, près de laquelle il venait de cheoir, et remontant courageusement dans les chambres, il venait reconnaître l'origine du désordre, lorsque l'alcaïde Santillana s'égarant dans mon lit comme Brigandos dans celui de Clémentine; effrayé de la réception que je lui avais faite, s'était élancé dans celui de madame de Bersac, croyant trouver celui de sa femme, ainsi que j'avais moi-même gagné celui de Clémentine, au lieu de passer dans celui de la comédienne; telles étaient les raisons de tout le bruit, telles étaient celles de l'étonnement stupéfait de Bersac, et de la fuite soudaine de l'alcaïde, reconnaissant qu'il avait beau sauter de lit en lit, il ne cessait jamais de se tromper.
Mais malheureusement l'erreur commise dans celui de madame de Bersac, avait eu des suites plus funestes que dans toutes les autres parties de la scène. Un instant suffit, dit-on, à deshonorer la femme la plus sage; et ce terrible instant venait d'arriver pour la vertueuse épouse du comédien. . . . D'une part, un jeune homme, frais et vigoureux dans l'état du monde le moins fait pour la patience; de l'autre, une femme à moitié endormie, . . . qui s'imagine recevoir les chastes embrassemens d'un époux. . . . Il n'en avait pas fallu davantage, . . . le malheur était consommé. . . . Madame de Bersac fut la première à le dire; elle se jetta en pleurs aux pieds de son mari; elle lui demande de la venger de l'outrage odieux qu'elle vient de recevoir; et cette nouvelle circonstance changeant tout-à-coup le tableau, en varia les teintes gracieuses de Thalie, contre les noirs pinceaux de Melpomène. Voyant les choses devenir lugubres, nous volons, Clémentine et moi; je nomme mon amie, elle implore la grace de son époux: Santillana, en honnête homme, accourt lui-même aux genoux de madame de Bersac, la supplie d'oublier une faute qu'il n'a commis que par inadvertance; et se retournant aussi-tôt vers le mari, il le conjure de se venger, et qu'il ne s'en défendra pas, si ses excuses ne sont point acceptées. L'attitude est fixe; un moment chacun s'observe et réfléchit.
Ô Bersac! m'écriai-je, ô mon protecteur! vous m'inspirez la clémence, donnez m'en l'exemple aujourd'hui, madame, poursuivis-je, en prenant les mains d'Angélique, ne faites pas un jour de sang d'un des plus heureux de ma vie, puisqu'il vient rendre à ma tendresse une amie perdue si long-temps. . . . Chère dame, dit Clémentine en cajeolant la Bersac avec les manières naïves et pleines de grace qu'elle employait avec tant d'énergie; songez que je suis la première offensée, et qu'en vérité il n'y a que moi qui doive se mettre en colère, si quelqu'un en a le droit ici; oublions donc tout, de part et d'autre;—j'y consens, répondit Bersac, j'aurais trop à me reprocher, si je troublais en rien la joie de Léonore, n'y pensons plus, madame, dit-il à son épouse; si je vous connaissais moins; si vous aviez fait un seul faux pas dans votre vie, cette aventure me troublerait peut-être; mais une femme sage, vingt ans ne se dément pas dans un quart d'heure. . . . Votre innocence est reconnue. . . . Et vous, monsieur, dit-il à l'Alcaïde, permettez que je ne voye qu'un ami, dans l'époux d'une des femmes de la terre, que Léonore aime le mieux; embrassons-nous, et que tout s'oublie. —Oh! monsieur, vous êtes charmant, vous êtes charmant, dit Clémentine, avec sa délicieuse vivacité, devenue plus agréable encore par son joli accent dans les mots français, oui, vous êtes charmant; voilà comme un galant homme doit prendre les choses; mais pour achever de nous prouver votre estime et votre pardon. . . . il est tard, passons le reste de la nuit ensemble, et permettez-nous de vous offrir à déjeûner, nous y rirons tous d'un événement qui, dans le fond, ne fait mal à personne; oui, nous nous en amuserons jusqu'à l'heure fatale qui vas nous séparer pour jamais, sans doute. La proposition s'accepte, Bersac se décide, son épouse se console, on rappelle Brigandos, contusioné du choc dont il a culbuté le comédien; tous deux s'embrassent avec un peu moins de brutalité; je saute dans les bras de mon ancien chef; je lui témoigne tout le plaisir que j'ai de le revoir, et l'on n'entend plus dans l'auberge que des ris, on n'y voit plus que des marques de joie.
Après quelques soupes à l'oignon, quelques rôties au vin de Madère, Clémentine toujours gaie, toujours friponne et toujours jolie, nous apprit comment elle était échapée au glaive inquisitoire, par le secours du jeune homme qu'elle avoit maintenant avec elle, et dont elle m'assura, que quoique fugitive, je n'avais sûrement rien à craindre, elle avait été assez heureuse pour obtenir de son amant la liberté de notre chef, c'était tout ce qu'elle avait pu faire, et une satisfaction bien réelle pour son ame d'avoir pu rendre à Brigandos, les services que nous en avions reçu si obligeamment l'une et l'autre, lorsque ne sachant que devenir après notre désastre de Lisbonne, nous avions trouvé chez cet honnête bohémien tant d'accueil et d'humanité; pour quant à elle, continua cette aimable femme, l'heure de la séance étant dépassée de beaucoup, le jour où je l'avais laissée dans la salle des tourmens, dès que j'avais été sortie, on l'avait congédiée avec injonction de se retrouver le lendemain au même lieu pour y subir la question de la corde, et l'inquisiteur qui, comme vous le savez, avoit eu des raisons de disposer de la chambre qu'elle occupait près de moi, l'avait fait passer dans un autre quartier; ce fut alors qu'elle tomba sous la direction de Santillana, auquel elle inspira la passion la plus vive; celui-ci s'ouvrit sur-le-champ à elle, il en fut écouté, elle mit tout au prix de la liberté de Brigandos et de la sienne, fille délicieuse sans doute, qui paraissait en ce moment critique, s'occuper encore plus des autres que d'elle-même. Santillana promit, et lui donna de si bons conseils, il la protégea si vivement qu'il lui fit éviter tous les nouveaux interrogatoires, pendant ce tems, il ménagea sa fuite et celle de notre chef, résolu de quitter lui-même l'infâme métier, que le dérangement de sa jeunesse lui avait fait prendre, puisqu'il pouvait désormais s'en passer, au moyen de la succession d'un oncle fort riche, nouvellement décédé en Biscaye; il avait donc pris la résolution de partir avec celle qu'il aimait, d'en faire sa femme hors des portes de Madrid, et de la conduire, s'emparer avec lui de l'héritage qui allait les mettre tous deux en état de vivre désormais de leurs biens, sans avoir besoin de qui que ce fût. Tout avait réussi, et, par les soins de Santillana, Brigandos évadé de la veille, les attendait à dix lieues de Madrid. Les deux époux continuaient donc leur route, tous les deux plus épris, plus charmés que jamais l'un de l'autre, et Clémentine bien résolue à renoncer aux égaremens de sa jeunesse pour se consacrer désormais toute entière à la félicité du jeune homme aimable qui s'était immolé pour la sienne; mais ces égaremens de ma compagne, Santillana ne les avait point ignoré, Brigandos le certifia à la société, et comme madame de Bersac en paraissait un peu surprise. . . .
Eh! quoi, madame, dit notre chef, en se livrant à son goût de dissertation philosophique, où son érudition éclatait toujours, quoi, n'est-ce donc pas un préjugé stupide, que d'exiger de la fidélité d'une femme, même avant que d'avoir connu son époux? Devait-elle quelque chose à cet époux, dont elle ne soupçonnait seulement pas l'existence? —Mais, dit madame de Bersac, on peut craindre que celle qui n'a pas été sage avant l'hymen, ne puisse le devenir après.
Ce raisonnement n'est pas juste, madame, reprit notre chef, une fille n'a pour conserver sa virginité que les liens les plus chimériques, tant qu'elle est en puissance paternelle, si elle la garde avec tant de soin alors, c'est par faiblesse ou par ignorance; mais elle n'y est point tenue; rien ne l'y oblige, et jamais l'autorité des parens, s'ils sont justes, ne peut s'étendre jusqu'à contraindre leur fille à la chasteté, c'est-à-dire à un état absolument contraire à la nature, elle peut disposer d'elle, aucun pacte ne la lie, elle n'a fait aucune promesse, elle n'est qu'à elle, et la raison qui semble prêter aux parens l'ombre du pouvoir sur cet article, n'est fondée que sur leur avarice ou leur ambition, ils craignent de ne pouvoir marier leurs filles, ils les obligent à respecter la fleur que l'hymen doit épanouir; mais cette raison uniquement dictée par l'intérêt des pères, est nulle aux yeux des enfans. Si les filles l'écoutent, elles ont servies les passions de leurs pères au détriment des leurs, c'est-à-dire qu'elles ont fait une bêtise, puisqu'elles ont données beaucoup plus que ce qu'elles ne reçoivent, la passion qu'elles immolent étant bien autrement impérieuse que celles auxquelles elles sacrifient; mais le préjugé prononce contre elles, continue- t-on d'objecter; voilà l'infamie; voilà l'inconséquence; voilà l'atrocité; voilà l'inepte barbarie qui ne se voit que dans notre Europe agreste. Parcourons rapidement les usages des peuples qui ont mieux valu que nous. Les Brésiliens, les Scithes, les Lapons prostituaient aux étrangers des filles, dont ils ne faisaient pas moins leurs femmes après; au Pégu, un étranger loue une fille pour le temps de son séjour dans le pays, et cette concubine n'en trouve pas moins un époux au sortir de-là. Chez les Tartares, au-delà du Thibet, tous ceux qui connaissent une fille lui donnent un présent dont elle doit toujours se parer; et la certitude d'avoir un mari n'est pour elle, qu'en raison de la quantité qu'elle peut offrir de ces preuves de son libertinage. Hérodote assure que les lidiennes n'avaient d'autre dot, que le fruit de leur prostitution, et suivant Justin, les filles de l'Isle-de-Chipre se rendaient dans les ports, à dessein de se livrer aux étrangers qui venaient dans l'Isle, et d'acquérir une dot par ces moyens; on insulte une Circassienne quand on lui dit qu'elle n'a point d'amans; le culte d'Astarte, au temple de Biblus, consistait dans les plus grands excès de l'incontinence des filles, aucunes d'elles n'eût trouvé d'époux sans cela; personne ne s'allie à une Armenienne, si les prêtres de Tanaïs n'en avait abusé de toute sorte de manière; je dis de toutes manières, car telle était sur ce point la manie de ces peuples, que ce qui même ajouterait d'après nos mœurs une teinte à l'infamie, devenait chez eux un motif de plus aux préférences, il fallait que la prostitution eût été si entière, qu'aucun des temples de l'amour n'eût été sans adorateurs, et l'on en voulait être sûr. Hérodote et Strabon nous disent que les Babiloniennes étaient obligées d'offrir ainsi leurs prémices au temple de Vénus, le culte de la Callipige des Grecs est une preuve de ce que j'avance; d'après toute l'antiquité, point de restriction, cette Vénus le désignait assez clairement; tous les peuples sages pensèrent, en un mot, madame, que jamais l'incontinence d'une jeune fille ne devait lui porter obstacle; plusieurs, comme vous le voyez, ne l'estimèrent même qu'à ces conditions, et crurent avec beaucoup de sagesse, que plus une femme a de mérite, plus elle doit être recherchée: si on ne lui a jamais rien dit, c'est que sa valeur est médiocre, doit-on alors la prendre pour femme? Il faut donc, si l'on est vraiment sage, incontestablement préférer pour épouse la fille libertine, à celle qui n'a jamais servi que la pudeur, et cesser surtout de croire que cette pudeur qui n'est que le trésor des laides, puisse être d'aucun prix avec les autres. Ah! qu'ils soient en paix ces époux timides, cette même fille faible quand elle s'apartenait, va devenir la femme la plus modeste une fois sous les loix de l'hymen: s'être rendue coupable quand on n'avait point de nœuds, n'est nullement une raison de présumer qu'on ne sera point exact à révérer ceux qu'on doit recevoir. Que les hommes délicats sur cette matière prennent de telles épouses sur le pied de veuves; mais les flétrir, les délaisser, les contraindre aux horreurs d'un couvent ou les réduire au célibat pour une faute commise dans le feu de la jeunesse, toujours bien plus l'ouvrage de la séduction des hommes que de la faiblesse des filles, pour une faute qui prouve qu'elles ont tout ce qu'il faut pour être d'excellentes épouses; ah, madame! cette dureté est horrible, il n'y a qu'une nation encore plongée dans les ténèbres, qui puisse en devenir coupable au mépris des plus saintes loix de la raison, de la nature et de l'humanité.
Angélique se rendit, monsieur de Bersac, que cette thèse consolait peut-être un peu, approuva plus encore que le systême, l'éloquence, l'érudition de Brigandos, et la conversation redevint générale.
À l'égard de mon histoire, Clémentine nous dit qu'elle avait été si secrète qu'il était devenu absolument impossible à cette compagne d'infortune d'apprendre aucune de mes nouvelles, qu'elle me supposait morte et qu'elle s'en était plusieurs fois désolée avec Santillana qui, quoique de la maison, n'avait pourtant jamais pu réussir à savoir ce que j'étais devenue; le sort de la troupe de Brigandos lui avait été également caché, et toutes réflexions faites ne s'occupant que de moi seule et de notre aimable chef, elle avait pris peu de part à tout le reste. Brigandos croyait que ses deux enfans étoient devenus victimes du tribunal; il eût donné sa vie pour les sauver, ne le pouvant pas, il profitait au moins de ce qu'il avait obtenu pour lui-même, et sans être dégoûté du métier, il allait rassembler une nouvelle troupe en Biscaye, avec laquelle il avait dessein de passer en Italie. Monsieur et madame de Bersac qui avaient pris sur mes récits le plus vif intérêt à Clémentine, furent enchantés de faire connaissance avec elle, tout ce qui me fâche, dit Bersac, en souriant un peu, malgrè lui, c'est que cette connaissance m'ait coûté l'honneur. —l'honneur dit Clémentine, en tachant de ramener la gaïté qu'elle craignait voir se dissiper au souvenir de cette triste catastrophe. . . . Ah, monsieur! comme vous vous trompez, si vous croyez que l'honneur des hommes puisse résulter de la conduite des femmes, et que vous importe ce que nous faisons, vous êtes bien dupes d'y prendre garde, le petit mal que vous éprouvez de notre incontinence n'est absolument que chimérique; changez de systême, il devient nul. . . . Soyez plus justes, messieurs les maris, et ne nous soumettez pas à un joug qui vous désolerait à porter, loin de vous scandaliser des délices dont nous osons nous enivrer sans vous; devenez assez délicats pour nous en procurer vous- mêmes, la reconnaissance où vous nous contraindrez, deviendra volupté dans vos ames sensibles. Vous comprendrez que si nos sens s'émeuvent un instant pour d'autres, ce qui est bien autrement précieux; ce qui ne dépend que de l'ame seule, ne vous appartient que plus sûrement, et que vous nous enchaînez toujours, même en dégageant nos liens. . . . Ah! je le dis, comme je le pense! mais si j'étais homme, voilà comme j'agirais, ou pas assez sûr des plaisirs que je donnerais à ma femme, ou craignant sans cesse de ne lui en pas procurer assez, je la presserais d'en prendre avec mes amis, je regarderais l'acceptation qu'elle en ferait, comme une preuve de son amitié et de sa confiance, je la remercierais cent fois du bonheur dont elle me ferait jouir, en me permettant de travailler au sien. . . . D'être témoin de son délire, oui, monsieur, voilà en quoi consiste la délicatesse dans une ame bien organisée, il ne s'agit pas d'être content tout seul; il ne s'agit pas de ne vouloir rendre nos épouses heureuses, que quand nous le sommes nous- mêmes, il faut répandre la félicité sur elles. . . . Dut-ce même être à nos dépens, et ne pas s'imaginer sur-tout qu'on est ou à plaindre ou déshonoré parce qu'elles ont pu goûter un instant de plaisir loin des nœuds dont nous les accablons. Bersac demanda au jeune époux de Clémentine, s'il adoptait de pareils systêmes, assurément, monsieur, répondit cet aimable jeune homme, on me verra sans cesse partager tous ceux qui paraîtront faire le bonheur de ma femme; la société entière applaudit ces principes; le sérieux Bersac n'y put tenir lui-même; la chaste Angélique en lorgnant Santillana, lui disait bas —__Votre femme est folle. . . . Mais vous êtes d'une imprudence . . . On ne fait pas de ces choses-là. . . . Je ne conçois pas comment j'ai pu m'y tromper un moment. . . ._ Et le reste de la nuit se passa dans une honnête joie et sans se quitter qu'à l'instant du départ; cette séparation ne se fit qu'avec des larmes bien amères, répandues entre Clémentine et moi, et mille protestations de nous écrire, ce que nous n'avons pas cessé de faire jusqu'à ce moment-ci, où je puis assurer qu'elle vit contente, heureuse et riche avec un mari qui l'adore, et qui ne s'occupe journellement que de sa félicité. Brigandos continua de les suivre, et ce ne fut pas non plus sans attendrissements que je me séparai de cet ami sincère. Le reste de notre route se poursuivit avec tranquillité, nous passâmes heureusement les monts, et nous arrivâmes bientôt à Bayonne, sans le plus léger accident.
Quoique la destination de mes amis fût pour Bordeaux, leur talent reconnu et chéri par toute la France, les fit désirer à Bayonne; ils n'accordèrent vingt représentations au directeur, qu'aux conditions de mon début dans cette ville, et que mes talens naissans y seraient soutenus; je parus donc pour la première fois dans Iphigénie de Racine, et dans Lucinde, de l'Oracle. Mais je tremblai tellement, que sans les puissantes étaies que m'avaient procuré monsieur et madame de Bersac, peut-être eussé-je quitté les planches dès le premier jour que je m'avisais d'y monter. Le lendemain, encouragée par mes amis, je parus avec beaucoup plus de hardiesse dans la Junie, de Brittanicus et dans Zénéïde, je fus extrêmement applaudie; le troisième jour je jouai Rosalie dans Mélanide, et Betti dans la jeune indienne, cela fut encore mieux; le quatrième jour enfin on m'abandonna à moi-même, et la Sophie du père de famille devint mon chef-d'œuvre. Mon succès se décida dès-lors, et reprenant mes premiers débuts, joints à de nouveaux rôles que j'étudiais chaque jour, j'occupai la scène près de deux mois à Bayonne, avec les applaudissemens généraux. Le jour où je jouais Zénéïde, je reçus le soir au foyer des vers charmans, et une invitation de souper des plus pressantes. . . . Ah! me dis-je alors, au comble de mes vœux . . . Voilà donc les seuls écueils contre lesquels je puis briser à présent. . . . Courage, . . . tant qu'il ne m'en restera que de cette sorte, j'en triompherai facilement. La décence et la politesse décorent au moins ceux-ci. —Je n'ai plus de violence à redouter. Ne voulant point me faire d'ennemis, je refusai, d'après le conseil de madame de Bersac, avec autant d'honnêteté que de reconnaissance; cela fit bruit, je n'en fus que plus accueillie le lendemain. Je gagnai à Bayonne autant qu'il me fallait pour dédommager mes amis des frais qu'ils avaient faits pour me faire paraître avec éclat sur la scène, mais ils ne voulurent jamais rien accepter; je fus obligée de leur céder sur ce point, et ce ne fut qu'à Bordeaux, où madame de Bersac voulut bien recevoir de moi pour cinquante ou soixante louis de parures.
Nous arrivâmes enfin dans cette ville, j'y étais attendue, j'ose même dire desirée; et j'allais y paraître, lorsque je fus assez heureuse pour rencontrer tout ce que j'adorais dans le monde, et tout ce que je cherchais avec tant d'empressement.
Vous savez le reste, madame, dit Léonore, le ciel en me dédommageant de tant de malheurs, par une foule de prospérités inattendues, a voulu joindre au charme de retrouver un époux, celui de me rendre une mère. . . . Oh! madame, a-t-elle ajouté en se jettant dans les bras de la présidente, que de maux on oublierait à ce prix!
Ici la belle épouse de Sainville cessa de parler: et comme il était tard, après de mutuelles marques de tendresse et d'affection, chacun se retira, excepté la présidente et le comte de Beaulé, qui passèrent une partie de la nuit à statuer tout ce qu'il y avait à faire pour completter le bonheur de ces jeunes époux. Ces décisions, dont on a bien voulu me faire part, feront le sujet de ma première lettre: il me semble qu'en voilà quelqu'unes de suite, dont la longueur mériterait des excuses, si ce qu'elles contiennent ne dédommageait pas un peu, selon moi, du tems que l'on perd à les lire. Je t'embrasse.
Fin de la sixième partie.
[Footnote 1. Vingt pistoles font 240 liv.]
[Footnote 2. Voyez p. 367, morceau réfuté par celui-ci; voyez aussi la page où Brigandos dit laissez tous ces vilains vices là se punir les uns par les autres.]
[Footnote 3. Plut au ciel que ces effrayantes maximes ne se trouvassent qu'en
Espagne, et qu'elles n'eussent jamais souillées nos annales!]
[Footnote 4. On a quelquefois demandé la raison de cette inconséquence, elle se trouve dans l'histoire du cœur humain; ce ne sont pas les mauvais attributs des autres qui humilient notre orgueil, ce sont leurs perfections, moyennant quoi l'on prend peu garde à l'être entièrement mauvais quand on n'a point de rapports avec lui. Mais les qualités de l'être mixte, désespèrent l'amour-propre, révolté du bien, on veut voir s'il ne fait point de mal, et l'on met tous ses vices au jour pour se venger de ses vertus. Fatale conclusion, mais ne doutons pourtant point de sa bonté, la véritable sagesse est de se conduire à la guise des hommes, c'est le seul moyen d'être heureux, or d'après ce principe, celui qui a le malheur de ne pouvoir être tout-à-fait bon, fera beaucoup mieux d'être tout-à-fait méchant, que de mélanger l'un et l'autre; il aura tort aux yeux de la vertu, mais grandement raison aux yeux des hommes; et ce sont les hommes qui font notre sort. Réflexion affligeante mais juste.]
[Footnote 5. Tous ces détails locaux sont faits sur les lieux mêmes; le lecteur peut être sûr de leur fidélité.]
[Footnote 6. La torture de la corde se donne en liant le criminel à une corde par les bras renversés en arrière. Par le moyen de cette corde qui joue dans une poulie, on enlève le patient de vingt & trente pieds, puis, après l'avoir ainsi laissé suspendu quelque tems, on le laisse brusquement retomber de toute la hauteur jusqu'à demi-pied de terre; ces secousses lui disloquent toutes les jointures, lui crèvent souvent l'estomach, et font pousser des cris horribles. —La torture de l'eau consiste à faire avaler une quantité d'eau au patient, ensuite on le couche sur un banc creux, dans lequel on le serre à volonté. Ce banc a un bâton qui le traverse et qui tient le corps du patient comme suspendu. La position lui rompt l'épine du dos avec des douleurs incroyables. La torture du feu est la plus rigoureuse de toutes. On allume un brâsier ardent, ensuite on frotte la plante des pieds du criminel de matières pénétrantes et combustibles: on l'étend par terre, les pieds tournés vers ce feu, et on les lui brûle ainsi jusqu'à ce qu'il avoue: ces trois tortures se donnent chacune l'espace d'une heure, et souvent plus. On y applique les femmes et les filles de tout âge, ainsi que les hommes, quelquefois couvertes d'une chemise de grosse toile, souvent nues; mais de toutes manières elles sont toujours dépouillées devant leurs juges: ensorte, dit l'auteur, que nous transcrivons mot à mot dans cette note, que la plupart effrayées de cet immodeste appareil, disent et nient tout ce qu'on veut, afin d'éviter les tourmens. On n'a aucun égard, poursuit le même écrivain, ni à l'âge, ni au sexe: on y traite tout le monde avec une égale sévérité. Tous sont appliqués à la torture ou presque nuds, ou totalement nuds, suivant le caprice des inquisiteurs, qui ne manquent pas de traiter avec bien plus de rigueur les femmes ou les filles qui ne veulent pas leur être favorables. Celles qui pourtant se rendent n'en sont pas plus heureuses. Ils les engagent à se livrer à eux, en leur faisant esperer de les sauver, et dès qu'ils en ont joui, ils les condamnent à mort, afin que, par ce moyen le crime qu'ils commettent, se trouve enséveli. Leurs excès enfin montèrent à tel point, que Clément VI nomma une commission particulière pour informer contre leurs infamies. Ce fut Bernard, cardinal de Saint-Marc, qui en fut chargé. Voilà pourquoi enfin Miguet de Monsarre, auteur espagnol, dans son livre de Coena Domini, leur dit:— Cimas esso mat echores comone tenegis verguenca, ni honoraque despues de aver Gozado las mugueres y Donzellas que entran en vuestro poder despudes de avertas Gozado las Entregays at Fuego o impios péores que los viejos de Suzanna.
Voyez la seconde partie du tome II de l'histoire des Cérémonies religieuses des peuples du monde, et l'histoire des Inquisitions.]
[Footnote 7. Quelle plus grande preuve de la puissance des inquisiteurs, que la fin tragique de dom Carlos? Philippe II, père de ce malheureux prince, ne lui fit perdre aussi cruellement la vie, que par l'instigation de ces scélérats.]
[Footnote 8. Si c'est là ce qu'on pense à l'école du malheur, elle n'est donc pas aussi bonne que les sots le croyent. Le capitaine Cook observe dans ses relations, que plus les gens de son équipage étaient malheureux, et plus il les trouvait cruels, alors dit-il ils se livraient au meurtre sans aucune raison, plus l'infortune semblait les presser, plus leurs esprits devenaient insensibles, plus leurs cœurs devenaient féroces, l'effet de l'infortune sur le cœur de l'homme, est de l'endurcir, voilà pourquoi le bas peuple est toujours plus cruel que les gens qui ont reçu une bonne éducation, si cela est, et nous ne devons pas en douter, l'infortune ne peut être bonne à rien, car ce qui blesse l'ame, ce qui éteint les sentimens de sensibilité, ne saurait qu'entraîner au crime. C'est quand l'homme est heureux, qu'il cherche à rendre tel tout ce qui l'approche; tombe-t-il dans l'adversité, l'humeur, le dépit, le chagrin, corrompent son ame; l'endurcissent, et le conduisent incessamment aux horreurs.]
[Footnote 9. Le marquis de Vauvenargues.]
[Footnote 10. Il ne s'agit pas de mettre en avant ici les intérêts de la société, la réponse aux objections de Bersac serait puérile: il est question de savoir pourquoi on punit. Assurément la peste nuit à la société, autant et beaucoup plus que le voleur de grands chemins. Cependant nous ne nous vengeons pas de la main qui nous envoie la peste, et nous rouons le voleur. —Pourquoi? Répondez, suppots des loix qui commandent le meurtre répondez, voilà le seul état de la question.]