Aline et Valcour, ou Le Roman Philosophique. Tome 4
The Project Gutenberg eBook of Aline et Valcour, ou Le Roman Philosophique. Tome 4
Title: Aline et Valcour, ou Le Roman Philosophique. Tome 4
Author: marquis de Sade
Release date: February 14, 2020 [eBook #61408]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
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ALINE ET VALCOUR,
OU
LE ROMAN
PHILOSOPHIQUE.
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TOME IV. ________________________________________
SEPTIÈME PARTIE.
Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,
Cum dare conantur priùs oras pocula circum
Contingunt mellis dulci flavoque liquore,
Ut puerum aetas improvida ludificetur
Labrorum tenus; interea perpotet amarum
Absinthi laticem deceptaque non capiatur,
Sed potius tali tacta recreata valescat.
Luc. Lib. 4.
[Illustration: Homme vil oublie-tu ches qui tu es?]
ALINE ET VALCOUR,
OU
LE ROMAN
PHILOSOPHIQUE.
Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France.
ORNÉ DE SEIZE GRAVURES.
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À PARIS, Chez la Veuve GIROUARD, Libraire maison Égalité, Galerie de Bois, n°. 196.
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1795.
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ALINE ET VALCOUR,
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LETTRE TRENTE-NEUVIEME,
Déterville à Valcour.
Vertfeuille, ce 24 octobre.
Nous voilà seuls, mon cher Valcour; plus d'illusions, nos deux illustres voyageurs sont partis, nous pouvons maintenant les juger bien à l'aise. Mais comme ces réflexions troubleraient peut-être un peu le plaisir que tu te fais de savoir ce qu'il y a eu de déterminé pour eux, je vais commencer par te l'apprendre: ils partirent hier avec le comte de Beaulé, chez lequel ils logeront à Paris, jusqu'au moment de leur départ pour la Bretagne; la première chose à laquelle on va travailler, est de lever la lettre obtenue par le père de monsieur de Karmeil; c'est de quoi le comte se charge. Les jeunes gens seront ensuite présentés à la cour, que l'on intéressera en leur faveur et par leur personnel et par la singularité de leurs aventures. Le comte imagine qu'ils doivent avoir une sorte de succès, et qu'ils exciteront de l'intérêt et de la curiosité. Tous les arrangemens d'ailleurs, dont je t'ai donné le détail dans ma lettre du dix-sept, seront tenus irrévocablement; on n'instruira de rien le président sur la naissance de Léonore; on continuera d'ignorer ce qu'il avait exigé sur l'enlèvement de l'une de ces sœurs au lieu de l'autre; atrocité qu'il vaut mieux taire que de révéler. Ensuite les jeunes gens escortés d'un excellent conseil, partiront pour Rennes, où tout le plan dont je t'ai fait part, sera exécuté à la lettre. On ne s'en tiendra point là; M. de Beaulé qui s'intéresse infiniment à eux, va déterminer le ministre à écrire en Espagne, pour obtenir au moins tout ce qu'on pourra des lingots confisqués à l'inquisition; et si l'on y réussit de même qu'à la restitution des biens de mademoiselle de Kerneuil, tu vois de quelle fortune immense ils peuvent se flatter de jouir avant un an. En sont-ils dignes? . . . Lui, je le crois, elle, je ne te cache point qu'elle ne m'a pas autant séduit que son époux. Madame de Blamont à qui d'abord elle a beaucoup plue, parce que l'ame de cette femme charmante est faite pour aimer sans réflexion, tout ce qui lui appartient, et tout ce qui a été malheureux; madame de Blamont, dis-je, s'était fait un peu d'illusion sur cette nouvelle fille; mais sans rien perdre de l'envie qu'elle a de lui être utile, elle commence à la voir infiniment mieux maintenant.
Il s'en faut bien, selon moi, que les revers de Léonore ayent servi à lui former l'esprit et le cœur. Il est certain d'abord qu'elle a perdu tous les sentimens religieux qui devaient lui avoir été suggérés dès l'enfance; elle dit les avoir anéantis avant ses aventures; mais je crois que les gens qu'elle a fréquentés dans ses voyages, lui ont bien plus nui que toutes les lectures qu'elle aurait pu faire avant. Elle est sur cela d'une fermeté très-surprenante à son âge, et comme son mari lui laisse la plus grande liberté de conscience, qu'elle allègue d'ailleurs au soutien de ses principes, des raisons malheureusement très-fortes, qu'elle se rejette sur l'impossibilité où elle est de revenir de ce qu'elle a fait, il a été difficile de l'entamer sur cette matière, malgré les égards qu'elle doit à tout ce qui l'entoure ici; malgré le puissant intérêt qu'elle aurait au moins, ce me semble, à feindre; elle s'est opiniâtrement refusée à des exemples généraux de piété; avant-hier, par exemple, c'était un jour de fête; on vint l'avertir pour la messe; elle dit au laquais avec un petit air sec, qu'elle n'y allait jamais, et que madame la présidente en savait au mieux les raisons. Quand on fut revenu, elle s'excusa avec gentillesse, mais cependant toujours de manière à faire croire que ses principes étoient invariables; et malheureusement, je crois qu'ils vont plus loin que l'inobservance du culte de sa nation: elle en absorbe jusqu'à l'objet. Je la suppose athée dans le fond de l'ame, plusieurs de ces raisonnemens me le persuadent; ses réfutations des sentimens de Clémentine; ses aveux à l'inquisition, tout cela ne sont que des choses de circonstances, et qui ne m'en imposent nullement [1], elle ne croit à rien, mon ami, j'en suis sûr. Cependant elle ne s'explique qu'en riant sur ce dernier article; elle dit que les serviteurs de Dieu lui ont donné de si mauvais exemples, qu'ils lui ont fait naître de grands doutes sur la réalité de l'existence de leur maître, si l'on cherche à lui prouver que ce raisonnement est faible, et que les défauts de l'ouvrage ne prouvent rien contre l'existence de l'ouvrier, elle plaisante, elle dit qu'elle croit tant qu'on veut à cette existence, et qu'elle se la persuadera encore bien mieux quand elle sera riche et qu'elle n'aura plus de malheurs à craindre; mais tout cela n'empêche pas qu'on ne la devine et qu'on ne la juge.
Examinons-nous ses vertus, je ne vois pas qu'elle ait même adoptée toutes celles dont les brigands qu'elle a fréquentés, lui ont donné des exemples; et son ame, ou naturellement peu sensible, ou trop ébranlée par l'infortune, (tant il est vrai, quoiqu'on en dise, que l'école du malheur est la plus dangéreuse de toutes,) son ame, dis- je, se refuse à ce qui l'émeut, et n'admet en aucune manière les délices de la bienfaisance. Sans pitié, sa reconnaissance, sa générosité, ses facultés aimantes, excepté celles qui ont son mari pour objet, tous les sentimens qui naissent de l'ame, en un mot, sont chez elle plus maniérés que sentis, et, peut-être en l'analysant davantage, en dégageant son être de ce vernis du monde, qui voile si bien tous les défauts dans une femme d'esprit, peut-être y démêlerait-on beaucoup de cruauté. L'insensibilité n'est pas naturelle dans une telle ame [2]; Léonore ne peut pas être indifférente, il faut qu'elle ait absolument de grandes vertus ou de grands vices, et comme ses vertus sont en elle l'ouvrage de la nature et ses vices, ceux de ses principes, qu'elle n'en adopte jamais aucun sans raisonnemens, si elle a, avant dix-huit ans un stoïcisme assez réfléchi pour éteindre en elle la pitié; peut-être ira-t-elle plus loin à quarante. La sagesse qui n'est soutenue que par l'orgueil, cède à des passions plus fortes que ce sentiment; et quand les principes n'offrent aucun frein, quand ils tendent à les briser tous, quand les travers de l'esprit n'ont aucune digue dans les qualités du cœur, et qu'au contraire la ferme apathie de celui-ci, laisse échapper hardiment l'autre sur tout ce qui l'irrite ou le délecte, une femme peut arriver à des genres de désordres plus dangéreux que ceux des Théodore et des Messalline; car ceux-ci n'allarment que les mœurs, au lieu que les autres conduisent insensiblement aux forfaits [3].
Elle vit l'autre jour madame de Blamont aider selon son usage, des pauvres qui venaient implorer ses secours; elle badina de ce procédé avec un air de dureté qui ne plut à personne. Elle fut même jusqu'à se refuser d'imiter sa mère. Madame de Blamont lui en demanda le motif avec un peu d'humeur: vous avez été malheureuse vous-même, lui dit cette femme tendre et compatissante; comment à de telles épreuves n'avez-vous pas appris à soulager l'infortune? —Elle répondit qu'elle agissait sur cela par principe, comme dans toutes les actions de sa vie; qu'il n'y avait rien de plus dangéreux que les aumônes; qu'elles ne servaient qu'à entretenir la misère et la fainéantise; qu'à multiplier dans l'état, cette vermine épouvantable connue sous le nom de mendians, qui le souillent et le déshonorent. Que si tous les cœurs étaient fermés comme le sien à cette inutile pitié, ces malheureux sûrs de vivre aux dépens des dupes, n'abandonneraient pas leur métier, leur patrie et leurs parens, dont ils font le malheur, en les privant de leurs secours . . . Que tel homme doué de tout ce qu'il faut pour faire un excellent ouvrier, devenait un fainéant par l'habitude d'être secouru sans rien faire, qu'il lui devenait bien plus facile de jouer des maux, que de se mettre en un état de n'en pas souffrir, d'où il résultait, que ce qu'on croyait une bonne œuvre, en devenait dès-lors une très-mauvaise. C'est parce que j'ai été malheureuse moi-même, continua-t-elle, que j'ai vu qu'on pouvait améliorer son sort sans avoir besoin des autres, et les secours que j'ai trouvés quelquefois, tels que ceux de Gaspard et de Bersac, m'eussent-ils été refusés, je n'en aurais eu que plus d'adresse et plus d'activité à contrarier les coups de la fortune, et à les déterminer en ma faveur. Savez-vous, poursuivit-elle, en s'adressant à sa mère, ce que deviendra l'homme à qui vous faites ainsi l'aumône? si jamais vos charités lui manquent il se fera voleur. Accoutumé à l'oisiveté; fait à voir arriver à lui l'argent sans autres peines que celle de le demander honnêtement, il l'exigera le pistolet à la main, quand vous ne céderez plus à ses instances. —Tout cela sont des sophismes de l'esprit, répondit madame de Blamont, ils peuvent être vrais, mais je ne les aime pas dans votre cœur. Que l'homme qui me demande soit pauvre ou non, que l'aumône que je lui donne soit bien ou mal placée, il m'a vivement ému par sa demande, il m'a fait éprouver une jouissance sensible à le secourir, en voilà assez pour que j'y cède. Si ce malheureux est fainéant, apparemment que le travail lui coûte, ainsi je lui fais bien plus de plaisir encore; or le plaisir que je sens à donner, se règle sur celui que je fais en donnant, donc je n'en suis pas moins heureuse. —Que dis-je? donc je le suis davantage, puisque j'ai fait au fainéant, que j'ai secouru, un plaisir plus grand que je ne l'aurais fait au laborieux. Mais supposons un instant avec vous que ce soit un mal d'entretenir la fainéantise, n'en est ce pas un bien plus grand, de ne pas soulager l'infortune? or, j'aime mieux commettre un petit mal, pour en prévenir un énorme, que de commettre un tort énorme pour en avoir craint un petit. —Il n'y a point de tort énorme à ne point soulager l'infortune, madame, reprit Léonore, il n'y a que l'inconvénient de lui laisser toute son énergie à côté des dangers très-réels que je viens de vous observer. Le tort énorme dont vous parlez, n'est qu'à entretenir la fainéantise, puisque l'effet qui en résulte, conduit chaque jour des malheureux à l'échafaud. Il est donc énorme ce tort, il ne saurait être plus grand; mais quel qu'il soit, vous le commetrez, dites-vous, parce que vous y trouvez des délices. Premièrement, on peut nier ces délices ou au moins ne pas les sentir comme vous, mais en les admettant qu'avez-vous fait de bien dans cette action, puisque vous n'avez travaillé que pour vous? l'égoïsme est-il une vertu? et ne devient-il pas un vice très-dangéreux, quand il peut résulter de ses effets la mort presqu'inévitable de l'infortuné qui vient de servir à vous en donner les jouissances? Poursuivons, vous avez cent louis, je le suppose, à jetter aujourd'hui par la fenêtre, un bijou s'offre d'un côté, un malheureux arrive de l'autre; après avoir balancé un instant, vous renoncez à posséder le bijou, et vous soulagez de cet argent l'homme qui vient vous implorer; croyez-vous avoir fait une belle action? vous n'avez fait, sans vous en douter, que céder au mouvement le plus impérieux, plus flatée du plaisir de sortir cet homme de la misère, de mériter sa reconnoissance que de la satisfaction de vous procurer le bijou, vous avez pris ce qui vous contentait davantage, et n'avez travaillé que pour vous: donc aucune grande action dans l'aumône que vous venez de faire . . . une volupté satisfaite et pas l'apparence d'une vertu; mais que deviendra-t-il ce choix, quand après vous avoir prouvé qu'il n'a rien de bon, on vous fera voir tout ce qu'il peut avoir de funeste. En payant le bijou, vous entreteniez l'industrie, vous encouragiez les arts; en préférant l'aumône, vous n'avez fait qu'un fainéant, un ingrat ou un libertin qui, si, comme je viens de vous le dire, ne trouve plus demain de bourse ouverte comme la vôtre, ira le jour d'après, se les faire ouvrir à coups de poignard. Votre refus, votre résistance, tous les mouvemens vraiment vertueux qu'il vous plait de nommer dureté, rendaient à ce malheureux l'énergie que votre aumône lui enlève; repoussé par-tout comme de vous, il allait chercher du travail, et votre prétendu dureté rendait un homme à l'état tandis que votre bienfaisance mal-entendue l'envoye tôt ou tard à l'échafaud; mais que ce ne soit plus ce bijou que nous mettons en parallèle avec l'aumône supposée; allons plus loin; que ce soit le plaisir fade et imbécile de faire des ricochets de cet argent sur l'eau; eh bien! je l'affirme, vous aurez en vous livrant à cet enfantillage, commis sans doute un moindre mal, que d'entretenir la fainéantise, puisque dans l'une et l'autre supposition l'argent est perdu pour vous, qu'il l'est sans inconvénient dans le premier cas, et qu'il ne l'est dans l'autre, qu'en entraînant une foule, quelque soit votre adresse à couvrir cette seconde action des noms pompeux de bienfaisance et d'humanité; comme si l'esprit de ces vertus ne consistait pas bien plutôt à être dur un moment pour sauver les hommes, que compatissant pour les anéantir. —Tout ce que vous voudrez, dit madame de Blamont, mais vous me contestez la sorte de jouissance qu'on éprouve à soulager l'infortune, et je n'aime pas que vous me la disputiez. —Et pourquoi donc, madame, reprit vivement Léonore, toutes nos ames sont-elles faites de la même manière? toutes doivent-elles sentir les mêmes choses? La pitié n'agit sur elle qu'en raison de leur molesse, plus un individu a de vigueur, moins il est susceptible de cette sorte d'ébranlement, d'où il résulterait, comme vous voyez encore en ma faveur, que l'ame la moins ouverte à la pitié serait incontestablement la mieux organisée; mais analysons ce sentiment décoré de nos jours de si superbes noms et ressenti pourtant moins que jamais; la preuve que ce mouvement pusillanime n'agit sur nous que physiquement, que le choc moral qu'il imprime est absolument subordonné à celui des sens, est que, nous plaindrons beaucoup davantage le mal qui se fait sous nos yeux, que celui qui arrive à cent lieues de nous; et que si vous voyez, monsieur, par exemple, dit-elle en me montrant, se couper le doigt d'un canif, que vous vissiez son sang couler, vous seriez beaucoup plus émue de cet accident, seulement parce que vous en êtes témoin, que vous ne le seriez à la nouvelle que monsieur vient de se casser la jambe à deux cents lieues d'ici. Ce dernier malheur n'agissant que d'une manière éloignée sur votre ame la toucherait insensiblement moins que celui du doigt coupé sous vos regards, quoique l'un de ces maux, . . . celui que vous auriez plaint davantage, ne fût rien, et que l'autre, . . . celui qui vous aurait le moins touché fût bien plus important sans doute. Voilà donc la pitié, une faiblesse, et nullement une vertu, puisqu'elle n'agit sur nous, qu'en raison de l'impression reçue, de la vibration établie sur les fibres de notre ame par le plus ou le moins d'éloignement du malheur arrivé; . . . et pourquoi ne voulez-vous pas qu'on se défende d'une faiblesse qui n'est jamais bonne qu'aux autres, et qui ne nous apporte que du chagrin? —Cette insensibilité est affreuse, dit madame de Blamont. —Oui dans une ame commune, reprit Léonore, mais non pas celles d'une certaine trempe; il est des ames qui ne paraissent dures qu'à force d'être susceptibles d'émotion, et celles-là vont quelquefois bien loin: ce qu'on prend en elles pour de l'insouciance ou de la cruauté, n'est qu'une manière à elles seules connue, de sentir plus vivement que les autres; il y a des sensations qui ne sont pas SUES de tout le monde; or les rafinemens ne viennent que de délicatesse; il est donc possible d'en avoir beaucoup, quoiqu'on soit remué par des choses qui semblent l'exclure [4]; que dis-je? ce genre de choses peut devenir ce qui irrite le plus dans des ames parvenues à ce dernier excès de finesse, ensorte qu'il y aurait alors un désordre prononcé, une contrariété surprenante entre la sensation de l'ame simplement organisée, et celle que je veux peindre; qu'il résulterait peut-être de ce désordre que, ce qui affecterait vivement l'une dans un sens, affecterait l'autre en un sens tout contraire; cette différence marquée dans l'organisation, est l'excuse des systèmes, comme elle est celle des mœurs; la cause des vices, comme le motif des vertus. Une fois admise, il est aussi simple que je sois entièrement insensible à ce qui vous émeut, qu'extraordinairement chatouillée de ce qui vous blesse. Nous n'en sommes pas moins sensibles l'une et l'autre, les chocs violens ébranlent également nos ames, mais ceux qui arrivent à la mienne ne sont pas de l'espèce qui convient à la vôtre. Combien de fois d'ailleurs, ne recevons-nous nos impressions que de l'habitude des préjugés? Comment alors les sensations d'une ame accoutumée à vaincre le préjugé et à secouer les chaines de l'habitude, seront-elles semblables à celles d'une ame livrée à l'empire de ses causes. Il ne s'agirait dans ce cas que d'avoir de la philosophie pour recevoir des impressions très-singulières, et par conséquent, pour étendre étonnamment la sphère de ses jouissances. On ne saurait croire ce qu'on trouverait peut-être au delà des débris de tous ces freins vulgaires; tant que nous soumettons la nature à nos petites vues, tant que nous l'enchaînons à nos vils préjugés, les confondant toujours avec sa voix, nous n'apprendrons jamais à la connaître; qui sait s'il ne faut pas la dépasser beaucoup pour entendre ce qu'elle veut nous dire. Comprendrez-vous les sons de l'être qui vous parle, si vos mains étouffent son organe? étudions la nature; suivons-la jusques dans ses bornes les plus éloignées de nous, travaillons même à les reculer, mais ne lui en prescrivons jamais. Que rien ne la voile à nos regards, que rien ne gêne ses impressions, de quelque sorte qu'elles puissent être, nous devons les respecter toutes; ce n'est pas à nous qu'il appartient de les analiser; nous ne sommes faits que pour les suivre; sachons quelquefois la traiter en coquette, cette nature inintelligible; osons enfin lui faire outrage pour mieux savoir l'art d'en jouir. —Infortunée, dit madame de Blamont, en se jettant dans les bras de Léonore, cesse d'adopter les erreurs de ceux qui t'ont rendue malheureuse; ils étaient imbus de ces systêmes, ceux qui t'ont précipité dans l'abyme en te refusant l'époux que tu chérissais, ces maximes étaient celles des scélérats qui voulurent te vendre au prix de ton honneur, les faibles secours que tu désirais à Lisbonne, elles remplissaient le cœur de ceux qui t'ont traîné dans les cachots de Madrid; si tu déteste ces monstres, si tu as raison de les haïr, pourquoi veux-tu leur ressembler? Oh Léonore! préfère la morale de ceux qui t'aiment, abjure des principes dont les fruits stériles et amers ne nous donnent que d'affreuses jouissances . . . Peut-être un instant soutenues par le délire . . . bientôt troublées par le remords . . . Eh! quel asyle trouverais-tu sur la terre, si toutes les ames étaient comme celle que tu peins? ton triste aveuglement sur nos dogmes religieux n'est que la suite de cette perversité qui s'établit insensiblement dans ton cœur; que le sentiment fasse en toi, ce que n'ose espérer la persuasion. Vois ta malheureuse mère en pleurs, te conjurer d'aimer le bien, parce que ton bonheur en dépend, te supplier de la laisser jouir de l'espérance de voir prolonger ce bonheur, même au-delà du terme de la vie. Lui ravirais-tu cette consolation! accablée de ses maux, à la veille peut-être, d'en déposer le poids au fond de son cercueil, veux-tu lui laisser imaginer que la sensibilité ne sera devenue son partage que pour le désespoir de sa triste existence? qu'une fois dégagée de ses liens, ce sentiment ne lui sera plus permis, ah! ne m'offre pas un si douloureux avenir; laisse-moi me consoler de mes peines par la certitude de les voir finir auprès de ce Dieu que j'adore. «Être divin et consolateur, entrouvre cette ame qui se refuse à ta sublimité; ne la punis pas d'un endurcissement qui n'est dû qu'à son infortune». Puis la pressant contre son sein, viens ma fille, viens saisir l'idée de cet être suprême dans la tendresse d'une mère qui t'adore; vois dans son ame épanouie par ta présence, l'image de ce Dieu qui t'appelle; que ce soit par des sentimens d'amour que ses traits se réalisent à tes yeux, et puisque nous ne sommes pas destinées à vivre ensemble, n'éteins pas du moins l'espoir flatteur de me réunir un jour à toi, au pied du trône de sa gloire.
Tout existait dans ce discours; et l'éloquence qui entraîne, et la sensibilité qui séduit, et néanmoins il n'a rien fait. Léonore a froidement embrassé sa mère; elle lui a dit plus sèchement encore, qu'elle se ferait toujours un devoir d'adopter ses vertus, et que si elle regrettait de n'être pas destinée à vivre avec elle, c'est parce qu'elle voyait bien que sa conversion ne pouvait être l'ouvrage que d'une mère si aimable . . . Et madame de Blamont, qui a vu que les étincelles ardentes de son cœur n'avaient rien allumé dans celui de sa fille, a saisi le bras d'Aline en pleurant, et toutes deux se sont éloignées.
Oh, mon ami! quelle distance de l'une de ces filles à l'autre! où trouver dans Léonore l'apparence même de ces vertus qui naissent à tout instant du cœur de ton Aline? Il est assurément impossible d'être sœurs et de se ressembler moins. Tu trouveras, peut-être, que les notions que je te donne ici du caractère de cette Léonore, ne s'accordent pas tout-à-fait à ses discours avec la compagne dont elle s'attachait à réfuter les travers. Il ne s'agissait, répond-elle, quand on lui fait cette objection, que d'établir avec cette imprudente amie, des principes relatifs à la continence. Tels étaient presque toujours les sujets de nos discussions; or je ne varie point sur ces principes, mais ils n'exigent pas les autres: ils n'engagent pas à se soumettre à des erreurs. On peut être, en un mot, sage par caractère, par esprit, par tempérament, sans se trouver contrainte à adopter pour cela mille systêmes absurdes qui ne tiennent en rien à cette vertu.
On l'a menée voir Sophie; Aline était avec elle, on lui a raconté l'histoire de cette créature infortunée et si digne d'un meilleur sort; elle a flegmatiquement écouté les événemens de la vie de cette fille, qui s'enchaînent si singulièrement avec son tort, et qui, par cela seul, devaient l'intéresser; mais elle ne lui a parlé tout le temps qu'elles ont été ensemble, qu'avec le ton de la hauteur et de la supériorité. La fortune immense qui l'attend, pouvait la mettre à même d'offrir des secours; elle en eût dû disputer l'honneur à madame de Blamont: . . . elle n'en a pas même conçu l'idée; Sainville a réparé ce dur oubli; son ame infiniment plus sensible, ou sensible d'une tout autre manière, laisse rarement perdre l'occasion d'une bonne œuvre. Peut-être a-t-il la même façon de penser que sa femme sur beaucoup d'objets, mais il n'a sûrement pas son cœur; madame de Blamont a refusé les offres de Sainville; elle a dit que Sophie était toujours sa chère fille, qu'elle ne voulait jamais l'abandonner; et cette malheureuse, toujours intéressante, a dit à ton Aline, en lui pressant les mains avec des flots de larmes, —Oh mademoiselle! c'est donc là votre sœur? . . . Elle est plus heureuse que moi, puisse-t-elle sentir sa félicité!
Quoiqu'il en soit, malgré le peu de contentement que madame de Blamont a retiré de cette découverte, elle est décidée à ne rien refuser à Léonore de tout ce qui pourra l'aider à rentrer dans les biens de madame de Kerneuil; elle la servira, sans doute, elle et ses amis, de tout son pouvoir. Quoiqu'elle y éprouve toujours une sorte de répugnance, née de ce qu'elle croit d'illégitime à ce procédé. Pour Aline, malgré qu'elle sente l'extrême éloignement du caractère de Léonore au sien, elle ne l'en aime cependant pas avec moins de tendresse. Une ame honnête ne trouve jamais dans les défauts de ce qu'elle doit chérir, des raisons d'éteindre ses sentimens; elle pleure en silence et ne se refroidit point.
J'imagine que quand tu recevras cette lettre, tu auras déjà vu celle qui en fait l'objet, et que tu l'auras jugé vraisemblablement comme nous. Adieu, mon cher Valcour, tu as dû être content de moi cet été; il était, je crois, impossible d'entretenir une correspondance plus suivie et plus détaillée; n'en attends plus rien, nous partons pour Paris, et ce ne sera bientôt plus que de vive voix que nous nous entretiendrons ensemble.
[Footnote 1. Le lecteur doit se souvenir que dans ces deux occasions citées, Léonore affiche le déisme.]
[Footnote 2. Il y a, dit Marmontel, un excès dans la sensibilité qui avoisine l'insensibilité, ne serait-ce pas là l'histoire du caractère de Léonore: une foule de délits naissent de ces excès, et ne sont que les résultats très-singuliers de ce dernier période de la sensibilité, les procédés les plus simples et les plus doux les réprimeraient, au lieu de cela on les punit, et ils se propagent. Ô massacreurs, enfermeurs, imbéciles, enfin de tous les règnes et de tous les gouvernemens, quand préférerez-vous la science de connaître l'homme à celle de le clôturer ou de le faire mourir!]
[Footnote 3. Et à des forfaits d'autant plus dangéreux qu'on les divulgue et qu'on les punit, et qu'il vaudrait cent fois mieux les étouffer que de les faire connaître; la publicité des procès de Lavoisin et de Labrinvilliers ont fait commettre cent crimes de la même espèce; il faudrait pour l'intérêt des mœurs qu'il y eut certains crimes que l'on n'osât même jamais soupçonner.]
[Footnote 4. Voyez la note de la page 7.]
LETTRE XL.
Valcour à madame de Blamont.
Paris, ce 30 Novembre.
Apres avoir reçu tant de nouvelles intéressantes de votre terre, madame, c'est à moi à vous en donner de Paris. Je me rendis hier chez monsieur de Beaulé, où j'eus l'honneur de saluer monsieur et madame la comtesse de Kerneuil. Tous deux m'ont invité de me trouver demain avant le jour, aux formalités religieuses de leur mariage, dont les cérémonies négligées se feront à saint Roch, avec la présence et l'approbation de monsieur de Karmeil, père du jeune homme: et comme le secret a été généralement approuvé, vous n'entrerez pour rien dans tout cela; on ne vous demande votre aveu que tacitement. La levée de la lettre-de-cachet a été l'affaire de vingt-quatre heures. Monsieur le comte de Karmeil s'est rendu avec la plus grande facilité aux opinions et aux conseils de M. de Beaulé; ils ont été trouver le ministre ensemble, et l'expédition s'est faite sur-le-champ. Sainville, vous me permettrez de lui conserver ce nom, a été enchanté d'embrasser, et de retrouver un père qu'il a toujours chéri au fond de son cœur; et celui-ci n'a pas reçu, sans larmes, les sincères effusions de la tendresse de son fils. Il avait pourtant encore les cent mille ecus dans la mémoire; mais monsieur de Beaulé l'a convaincu que les lingots d'Espagne devaient lui faire oublier cette fredaine; et de concert avec le ministre, on a sur-le-champ écrit pour essayer de les ravoir.
Les biens de mademoiselle de Kerneuil sont très-divisés; il y a un grand nombre de collatéraux, et quoique la présence de cette jeune personne dût tout arranger, nous craignons quelques procès.
Bonneval est, d'après votre conseil, l'avocat que nous leur donnons; il les accompagnera en Bretagne, où monsieur de Karmeil allait repasser, quand son fils est arrivé à Paris: il ne s'en retournera plus qu'avec les jeunes époux. Ses anciens procès sont terminés, ce qui détruit plus sûrement que tout encore, les obstacles qu'il apportait au choix de son fils. On ne veut pas absolument que vous fassiez aucuns frais, madame; monsieur de Karmeil fait les avances de tout, et s'arrangera ensuite avec Sainville. La fortune de ces jeunes gens peut être considérable: le ministre a répondu de faire, au moins, rentrer deux millions sur les lingots; voilà cent mille livres de rente; la succession de madame de Kerneuil nous en donne cinquante, celle de monsieur de Karmeil autant, voilà donc au moins deux cent mille livres de rente, et beaucoup plus si tous les lingots reviennent en entiers. Léonore ne nous vit pas faire ce compte l'autre jour devant elle, sans un certain frémissement de joie qui me prouva qu'elle aimait l'argent.
Elle n'a encore parue qu'à l'opéra, où ses aventures racontées de bouche en bouche, ont fait voler tous les yeux sur elle. On l'a trouvée très-jolie; elle a bien vu qu'on le pensait, et elle n'a pas semblé y être insensible: il est certain qu'elle a une figure vive et animée, des graces, une taille délicieuse, et beaucoup d'esprit. Peut-être un peu de prétentions . . . Je crois même de la minauderie, et beaucoup de sophismes dans le raisonnement . . . Mais, pardon, madame, quand je parle de ce qui vous appartient, mon esprit trouva- t-il même des défauts; . . . ma main qui suit mon cœur, ne doit peindre que des qualités.
Ainsi que j'ai été son chevalier à l'opéra, monsieur de Beaulé veut que je le sois de même aux autres spectacles. Elle a désiré le père de famille aux Français, et Lucile aux Italiens; elle en jouira. J'aime le motif qui lui a fait désirer le père de famille; elle chérit tout ce qui lui rappelle l'instant heureux où elle a retrouvé ce qu'elle adore. Voilà pourtant de la sensibilité.
Mais je ne finirais pas, madame, si je voulais détailler toutes les vertus que j'ai trouvées dans monsieur de Sainville; le comte de Beaulé veut que je sois son ami, en vérité l'effort ne sera pas grand: . . . douceur, aménité, graces, talens, esprit, . . . il a tout ce qu'il faut pour être l'ami de tous les hommes, et l'amant de toutes les femmes.
Ah madame! il n'y a plus que moi de malheureux, il n'y a plus que moi qui, continuellement entre la crainte et l'espoir, voit flétrir ses plus beaux jours dans les larmes et dans la douleur! Vous témoignerai-je au moins bientôt mon respect? et me trouvant dans la même ville que vous, me sera-t-il permis de me jeter à vos pieds? Je remets à vous seule les intérêts de mon bonheur, qui sait mieux que vous si mes souffrances méritent quelques dédommagemens? Mais est-ce à moi de me plaindre, quand il me reste vos bontés et le cœur d'Aline? Consolé par de tels dons, je ne devrais plus croire aux malheurs, si le plus grand de tous n'était pas de connaître le prix de ces bienfaits, et de n'en pas jouir.
Adieu, madame, envoyez-moi vos ordres, j'en ferai part, malgré le tourbillon où l'on va se perdre quelques instans, et j'ose vous assurer qu'on se fera toujours un devoir bien doux de suivre vos intentions.
LETTRE XLI.
Madame de Blamont à Valcour.
Vertfeuille, ce 5 Décembre.
Si je ne savais pas que Déterville vous a tout appris, j'attendrais à vous voir, pour épancher mon cœur dans le vôtre . . . Que dites-vous d'abord de cette ruse infâme qui a pensé nous enlever Aline? . . . Le traître, comme il m'abusait! . . . comme il me joue sans cesse! Oh! mon ami, combien nous devons nous observer plus que jamais! . . . Cessons de penser à ces horreurs . . . Il faut que je voie maintenant les choses de près. J'en raisonnerai mieux ensuite avec vous.
Eh bien! cette nouvelle fille . . . elle vous a donc plu? ô mon cher Valcour! elle ne m'a pas rendue aussi heureuse que je l'aurais imaginé. Beaucoup plus d'esprit que de sentiment, beaucoup plus de vanité que de sagesse, un amour excessif pour son mari, j'en conviens, des choses au-delà de la force humaine pour se conserver pure à lui . . . Mais pourquoi faut-il que tout cela soit l'ouvrage de l'orgueil? Pourquoi n'ai-je rien trouvé quand j'ai voulu sonder ce cœur? et pourquoi me faut-il désespérer même de voir jamais naître en elle les qualités que je n'y ai pas trouvées. Ô mon ami! celle qui érige l'insensibilité en systême, l'athéisme en principe, l'indifférence en raisonnement, . . . pourra peut-être ne se livrer à aucun écart, mais il n'en jaillira jamais une vertu . . . et si la raison de cette cruelle fille cède à l'exemple, . . . au feu des passions . . . , quel précipice alors est ouvert sous ses pas! comme on est près de faire le mal, quand on ne sent aucun charme à faire le bien! Les égaremens de l'esprit sont bien moins dangereux que ceux du cœur, l'âge qui calme les uns, agravent presque toujours les autres.
Des que les revers n'ont pu former l'ame de cette jeune personne. Il est à craindre qu'ils ne la rendent méchante; et ces richesses dont elle va jouir, finiront par achever de la corrompre . . . Mais parlons de vous, mon ami . . . Enfin je me rapproche . . . Voici ma dernière lettre de Vertfeuille. En quel état vais-je trouver tout ce qui nous intéresse? . . . Quel parti vais-je prendre vis-à-vis de mon mari? Après cette nouvelle horreur, . . . s'il manœuvre sourdement encore, . . . comment le deviner? comment l'entraver ou le rompre? Quoi qu'il en soit, je vous verrai . . . ici ou là; il faut que je vous embrasse. Dites à Léonore que je serai sans faute à Paris le 10, je veux la voir encore avant qu'elle ne parte; je les recevrai comme des gens qui ont passé par hazard à ma terre, en revenant de leurs aventures. L'histoire de leur arrêt chez moi, a trop fait de bruit pour que je puisse m'empêcher d'en convenir, la seule chose à cacher, est qu'elle est ma fille, et je vous réponds qu'on ne le verra point à son cœur . . . Nous en avons bien pleuré, votre Aline et moi; tout ce qui n'est pas tendre et délicat comme elle, lui paraît si gigantesque . . . Cependant elle aime Léonore, cet héroïsme de fidélité conjugale est un mérite qui l'enchante: elle dit qu'avec cette vertu-là, on peut acquérir toutes les autres . . . Et vous êtes bien aise qu'elle ait dit cela, n'est-ce pas, Valcour? voilà pourquoi je vous le répète . . . Ah! comme je l'adore, et comme elle me dédommage! Tantôt mon cœur se livre à l'orgueil, quand je considère celle-ci: . . . tantôt il s'humilie quand je vois tous les défauts de celle-là . . . Ah! c'est une permission du ciel! je me serais crue trop fière, si j'avais eu deux enfants comme Aline! Il a voulu diminuer mon triomphe de l'une, mais il a redoublé mon amour pour l'autre . . . elle sera pour vous, celle que j'aime, c'est le plus beau présent que je puisse faire à mon ami, c'est le plus doux lien qui puisse m'enchaîner à lui: adieu, méritez-là, aimez-nous et ne m'écrivez plus à la campagne.
LETTRE XLII.
Aline à Valcour.
Ce 15 Décembre.
Enfin me voilà près de vous . . . mais sans qu'il me soit permis de vous voir; c'est néanmoins une consolation, je l'éprouve; quoique l'amour réunisse les ames, quel que soit leur éloignement, et que toutes les distances dussent d'après cela être égales: il est pourtant bien doux de respirer le même air que l'objet qu'on adore. Je vois avec douleur, mon ami, que nous allons encore en être réduits là, peut-être tout l'hiver; je vous afflige en vous l'annonçant; mais imaginez-vous que je sois plus tranquille; croyez-vous que ce cruel chagrin ne soit pas le mien comme le vôtre? Ah! que mes sentimens seraient mal connus de vous si vous alliez le supposer!
Quand j'ai revu cette maison où vous veniez si librement autrefois . . . Quand je me suis rappelé les charmes de vos anciennes visites, je ressentais encore cette émotion délicieuse qui m'agitait en vous attendant . . . J'éprouvais ce trouble divin du choc des rayons de nos yeux . . . J'errais de fauteuils en fauteuils; j'aimais à reconnaître ceux qui nous avaient servi . . . Placée dans l'un, vous supposant dans l'autre, je vous adressais quelquefois la parole, comme si vous aviez pu m'entendre, et trompée par de si douces illusions, je me croyais encore un instant heureuse; mais venons à quelques détails, vous en exigez, il est juste que je vous en donne.
Le président, prévenu, attendait ma mère; il l'a reçue à merveille; il y a mis jusqu'à de l'intérêt et des caresses . . . Vis-à-vis de moi d'abord un peu d'embarras, mais il s'est remis bientôt, et m'a donné les noms les plus tendres, en m'assurant qu'il ne me voyait jamais assez; Sainville et Léonore ont été le sujet de nos premiers discours, comme ils font aujourd'hui celui de toutes les conversations de Paris. Mais il ne s'est pas avisé de dire un mot de la fourberie qu'il avait voulu faire, il s'est bien gardé de convenir que, par une atrocité sans exemple, il avait eu dessein de s'emparer d'un seul coup, de Léonore et de moi, et ma mère qui a bien vu qu'il nierait, . . . qu'il battrait la campagne si on lui en parlait, s'est résolue à ne lui en pas ouvrir la bouche. Il nous a fait tout plein d'éloges de Léonore; elle lui plaît beaucoup, ce me semble . . . Quand je songe que sans la fraude de la nourrice, du Pré-Saint- Gervais, ce serait pourtant celle-là qu'il aurait prostitué à Dolbourg. Juste ciel! comment la fierté de Léonore se serait-elle arrangée d'un tel traitement!
Ô Valcour! . . . il existe quelque chose de plus singulier que tout cela. —Le croirez-vous? . . . Cette première nuit . . . eh bien! il l'a passée presqu'entière auprès de sa femme . . . C'est un renouvellement de tendresse, . . . ou de fausseté, bien étonnant et bien inconcevable; ma mère en était le lendemain toute embarrassée vis-à-vis de moi; elle mourait d'envie de me l'annoncer et d'en rire: elle ne savait comment s'y prendre . . . Il y avait plus de cinq ans . . . elle a voulu s'y soustraire; . . . ces scènes-là ont si peu d'attraits pour elle; un homme qui n'a jamais été que tyran et libertin, doit être époux avec si peu de délicatesse . . . Il a pourtant fallu se soumettre . . . . . . se soumettre, n'est-ce pas, mon ami, c'est le mot; vous auriez effacé celui de partager, si je m'étais avisée de m'en servir. Ma mère a profité de ces instans pour lui reprocher ses débauches, pour l'engager à une conduite plus convenable à sa santé et à sa réputation. Elle lui a rappelé l'histoire d'Augustine; elle lui a fait sentir qu'il était affreux à lui de n'avoir, pour ainsi dire, paru à Vertfeuille que pour séduire une de ses femmes. —En vérité, a dit le président, j'en ai d'autant plus de regrets, que c'est une fille vraiment estimable; il l'avait, prétend-il, trompée pour la déterminer à quitter Vertfeuille: il lui avait promis une fortune brillante, sans qu'elle eût de risques à courir. Mais dès qu'elle avait vu dequoi il s'agissait, elle avoit fait une défense de romaine. Et son Dolbourg, ainsi que lui, tous deux édifiés des procédés de cette fille, l'avaient fait mettre, dans un couvent jusqu'au retour de ma mère, qu'ils devaient instamment prier de la reprendre; il n'y a eu effectivement sorte d'instance qu'il n'ait fait à sa femme à ce sujet, et elle . . . Toujours bonne, . . . toujours crédule, émerveillée d'une aussi belle action, non-seulement a consenti, . . . mais même a vivement désiré qu'on lui rendît cette fille.
Si réellement Augustine s'est conduite de la sorte, elle mérite des bontés et de l'indulgence, et ma mère doit assurément lui r'ouvrir sa maison . . . Mais je ne sais pourquoi je mets l'air du doute à cette dernière idée . . . Quelle apparence que mon père voulût faire rentrer cette fille, si réellement elle se fût rendue à lui . . . Il aimerait mieux la garder dehors, . . . Serait-ce pour plus de facilité? . . . Enfin nous verrons ce qu'elle dira, . . . il faudra qu'elle soit bien fine, si nous ne la démêlons pas.
Le lendemain le président n'a pas manqué de nous amener Dolbourg; il n'a pas caché à ma mère, qu'il tenait toujours plus que jamais à ses anciens desseins, et qu'il serait même fort aise qu'il y eût sur tout cela quelque chose de fait avant l'été. Mais ses propositions n'ont plus au moins l'air de la menace: —il désire et n'ordonne pas. En vérité, Valcour, je crois du changement dans sa conduite; je ne sais ce qui l'occasionne, mais il existe, il est impossible de s'y méprendre; quelques rayons d'espoir semblent naître pour nous de cette variation . . . Ah, devons-nous nous y livrer? Il est si doux d'appercevoir l'aurore du bonheur! . . . Ce vilain homme, cet épais Dolbourg s'est approché mystérieusement de moi, il m'a demandé si je m'étais bien amusée à la campagne; il m'a trouvée engraissée, . . . ce qui est faux . . . Il a voulu me baiser la main, et n'en a jamais pu venir à bout.
Mais malgré cette apparence de bons procédés, il faut être sur nos gardes, mon ami, ma mère vous le recommande; il faut éviter sur-tout, avec le plus grand soin, de paraître au logis. Ma mère, vous verra chez le comte de Beaulé, qui, comme vous savez, donne deux ou trois dîners par semaine, mais je n'y serai jamais, c'est convenu; voici donc comme nous ferons pour nous voir à la dérobée, et pour nous remettre nos lettres. Vous vous trouverez sans faute, tous les dimanches aux capucines, à la messe de midi; je me placerai toujours à droite, où vous m'aperceviez quelquefois l'an passé . . . Là, . . . quelque mal que cela soit, mon ami, quelqu'éloignement que j'éprouve à me permettre cette petite indécence, nous déroberons quelques minutes à ce que nous devons à l'être suprême . . . Nous nous dirons quelques mots, . . . nous nous remettrons nos lettres, et nous n'en sortirons jamais sans nous jurer de nous aimer, et sans demander pardon à Dieu d'oser nous le dire là . . . Mais ce Dieu bon voit le fond de nos cœurs . . . Il voit que si nous désirons d'être réunis, c'est pour l'aimer, le servir, le glorifier de concert . . . Savez- vous, mon ami, que de rendre ensemble des graces à l'éternel, est une des choses que je mets au rang de nos plus délicates occupations; il me semble que le culte émané de deux cœurs enflammés d'amour, doit nécessairement devenir et plus tendre et plus pur. Ce n'est point par des ames indifferentes que le plus saint des êtres veut être servi; un amour honnête et légitime, ne doit rendre les cœurs que plus dignes de lui être offerts.
Mais à propos, si j'étais jalouse, de quel œil verrais-je toutes ces parties de spectacles avec ma sœur? Vous savez, sans doute, qu'ils sont tous partis pour la Bretagne; ma mère leur a donné à souper deux fois avant leur départ; à chaque fois Dolbourg et mon père s'y sont trouvés, et je faisais de singulières réflexions pendant ce tems. La première fois que Léonore a vu monsieur de Blamont, elle s'est approchée de moi, et m'a dit avec son ton leste, voilà donc le président mon père? Oui, lui ai-je dit. —Eh bien! a-t-elle continué, voilà encore la nature en défaut chez moi, car elle ne me dit pas la moindre chose pour cet homme-là. Mais comme elle ne lui parle guères plus pour sa mère, cette petite indifférence ne m'a point surprise dans elle. En général, Léonore, orgueilleuse et fière, ne serait pas, je crois, très-flattée de l'obligation de renoncer à être fille d'une comtesse, pour la devenir d'une présidente; et je crois qu'elle aurait tout autant aimé se retrouver, en revenant en France, Elisabeth de Kerneuil, que Claire de Blamont . . . Cette chère sœur; . . . je l'aime, mais en vérité elle a bien des défauts, et malheureusement ils sont tous dans le cœur; elle dément d'une manière bien authentique, ce qu'elle a osé dire: . . . que les plus grandes vertus se trouvaient toujours alliées à l'impiété, si ces vertus se manifestent en elle sur de certains objets, il en est d'autres où l'éclat qu'elles jettent est obscurci par de bien grands travers.
Quoique privée de voir mon ami, chez ma mère, je n'en suis pas moins enchantée d'être revenue . . . Mais, je ne sais, cette joie est sombre; elle a un certain caractère de tristesse qui m'alarme; une voix tumultueuse et intérieure semble me dire, que je fais comme les matelots qui se réjouissent pendant que l'orage se forme au-dessus de leur tête . . . Adieu, soutenons nos revers s'ils s'en présentent; réunissons nos forces, et pour souffrir et pour nous aimer.
LETTRE XLIII.
La même au même [1].
Paris, ce 17 Décembre.
Votre résignation, toujours entière, me plaît, me touche et m'intéresse: . . . c'est ainsi que l'on aime Valcour. Des amans moins délicats et moins accoutumés que nous aux sacrifices, auront de la peine à se le persuader, mais que nous importe l'opinion des gens froids, pourvu que nos ames, plus ardentes et plus élevées que la leur, sachent jouir de ce qu'ils n'entendent pas. C'est une des choses qui pourtant m'impatientent le plus que de voir combien il y a peu d'êtres dans le monde, qui, si j'ose me servir de l'expression, parlent la même langue que nous, et pourquoi donc la nature, dès qu'elle nous destinait à vivre ensemble, ne nous a-t-elle pas donné à tous, à-peu-près la même ame? Pourquoi n'avons-nous pas tous la même manière de sentir? Dans les mouvemens d'humeur que certaines gens m'inspirent, je ne sais si je n'aimerais pas autant ceux qui, comme ma chère sœur, vont beaucoup au-delà des bornes, par trop de délicatesse dans les organes, que ceux qui n'éprouvent rien. Les premiers réparent au moins, par un esprit piquant et extraordinaire, toutes les inconséquences de leur cœur, au-lieu que les autres n'ont rien qui puisse dédommager de leur lourde apathie. Ce sont des espèces d'automates qui, ce me semble, font sur nous ce même effet, que ces temps assommans de certains jours d'été, où toutes nos facultés engourdies par le volume d'air qui les absorbe, ne se désignent même plus dans l'organisation . . . Ma comparaison n'est- elle pas juste? Un sot ne vous a-t-il jamais fait éprouver une douleur physique? N'avez-vous pas senti à son approche, ou à ses discours, une commotion pareille à celle dont je vous parle?
Oh, mon ami! je vous aurai vu quand vous lirez celle-ci; la main qui vous la rendra, aura senti le plaisir de serrer la vôtre; nos yeux se seront parlés, nos ames se seront entendues. Puisse ne pas être interrompue cette innocente façon de nous entretenir cet hiver.
Le président est toujours le même; ma mère ne sait à quoi attribuer cet extraordinaire empressement; il y passe une partie des nuits, et je vous réponds que sa chère femme n'en est pas plus contente; elle aimerait bien mieux la plus profonde indifférence, que ces émotions presque toujours désordonnées, fruit du dérèglement de la tête, bien plus que des sentimens du cœur, et qui la replaçant toujours dans une sorte d'infériorité et d'humiliation, ne lui laisse plus que le triste rôle de la colombe, sous la serre aigue du vautour. Mais elle a besoin d'art et de politique, si elle pouvait l'enchaîner et le vaincre à force de complaisance, pour le bonheur de sa chère Aline, il n'y aurait rien, dit-elle, qu'elle n'entreprît avec délices.
Augustine est réconciliée, elle s'est jettée aux pieds de la présidente: elle lui a demandé pardon de son inconduite; elle l'a supplié de n'y plus penser; et vous jugez si l'ame tendre et douce de ma mère a pu résister à cette scène? elle a embrassé cette fille avec tendresse, elle l'a relevée, et lui a rendu toute sa confiance et sa protection . . . Le président était presque attendri il est d'ailleurs d'une retenue singulière vis-à-vis de cette fille; il ne paraît assurément pas qu'il ait jamais pu se rien passer entr'eux.
Mais pour Sophie, ma mère est très-embarrassée: elle ne sait absolument sur quel ton en parler au président: la dernière fois qu'il a été question d'elle entr'eux à Vertfeuille, vous savez que mon père soutint qu'elle n'était pas sa fille; dans ce temps-là ma mère était loin d'imaginer, que sans le vouloir, il dit aussi-bien la vérité. Maintenant qu'elle est sûre que cette Sophie ne lui appartient point, ne vaut-il pas autant ne rien dire, et laisser soupçonner qu'elle a cru ce que son mari lui disait. L'intérêt qu'elle prend d'ailleurs à cette infortunée, ne peut plus être le même que quand elle la croyait à elle, et elle a celui de deux véritables enfans à ménager, qu'elle ne sacrifiera pas, dit-elle, à celui d'un être qui ne lui tient plus que par les sentimens de la pitié: elle aime donc mieux ne rien dire, et laisser sur le tout son mari dans l'erreur: elle lui cachera toujours le sort de cette fille: elle en prendra le même soin; n'aura-t-elle pas rempli tous ses devoirs?
[Footnote 1. Il y avait une réponse de Valcour à la lettre précédente, mais que nous avons supprimée, par l'envie de ne rien offrir au public qui ne fasse qu'allonger le fil sans le démêler, et qu'à retarder le dénouement, sans y ajouter plus d'intérêt. (Note de l'éditeur).]
LETTRE XLIV.
Le président de Blamont à Dolbourg.
Paris, ce 10 janvier 1779 [1].
Sophie est à nous, . . . l'affaire s'est faite le plus lestement possible; l'abesse a eu beau réclamer madame de Blamont, il y avait une lettre de cachet, il a fallu céder . . . C'est pourtant, lorsque j'y réfléchis, une chose bien commode que ces ordres-là; que de passions différentes ils servent! l'amour, la haine, la vengeance, l'ambition, la cruauté, la jalousie, l'avarice, la tyrannie, l'adultère, le libertinage, l'inceste . . . On flatte tout avec ces lettres charmantes; avec elles on se débarrasse d'un mari qui gêne, d'un rival qu'on redoute, d'une maîtresse dont on ne veut plus, d'un parent incommode . . . Oh! je ne finirai pas si je te détaillais tous les différens services qu'on retire de cette charmante institution. Je suis encore à comprendre comment il est possible que mes confrères s'en plaignent. Je suis confondu qu'ils osent dire qu'elle est contre les loix de l'état, comme si l'état devait avoir rien de plus sacré que le bonheur de ses chefs, et comme s'il pouvait exister rien de plus doux pour eux, que cette manière aziatique d'envoyer le cordon. Je sais bien que ceux qui blâment ce délicieux usage; ceux qui le traitent d'abus tyranniques, prétendent, pour étayer leur opinion, que la puissance du souverain s'affaiblit en se divisant, se resserre en croyant s'étendre par le despotisme, et se dégrade en protégeant des crimes . . . Que cette arme dangéreuse pour une fois ou deux par siècle qu'elle frappe à propos, cinq cent fois dans le même siècle, ébranle le tronc en écharpant les branches? Mais tout cela sont les sophismes de ceux qui en souffrent ou qui en ont souffert. De tous les temps le faible s'est plaint . . . C'est son lot —comme le notre est de ne pas l'entendre . . . Je le demande, . . . que serait une autorité dont les rayons bienfaisant ne s'étendraient pas un peu sur les soutiens du trône; il n'y a que les tyrans qui portent seuls leur glaive, les rois justes et bons en partagent le poids; et serait-ce bien la peine de le soutenir sans en frapper de temps en temps.
N'était-il pas indécent que ta maîtresse . . . que ma fille [2], parce qu'il lui a plu d'échapper de nos mains, ou de se mettre dans le cas de s'en faire chasser, allât se mettre aux frais de ma femme? Est-ce donc à elle à payer ces sortes de choses? Moi, j'aime les convenances; il est inoui comme j'y tiens. Oui, je veux que l'honnêteté règne jusqu'au sein même du désordre. Quand on va savoir cela, . . . je vais être boudé . . . Dieu sait; . . . mes empressemens surprendront . . . N'est-il pas affreux, dira-t-on, de chercher des plaisirs avec celle qu'on accable de chagrins? Elle ne conçoit pas la liaison de tout cela, la chère dame; elle n'entend pas d'abord, que l'ébranlement causé par le chagrin sur la masse des nerfs, détermine sur-le-champ à la volupté dans les femmes, les atômes du fluide électrique, et qu'un individu de ce sexe n'est jamais plus voluptueux que quand il est saisi dans les pleurs. N'y eût-il d'abord que cela, un vieux mari comme moi serait très- excusable, d'employer auprès de sa tendre épouse, tous les ressorts qui peuvent lui rendre ce qu'il ne doit plus attendre de sa vigueur . . . Voilà donc déjà pour le physique; mais la petite méchanceté de donner du chagrin, a bien une autre jouissance morale . . . qui, je le sens, n'est pas entendu de ton lourd esprit, . . . dis, . . . avoue-le, . . . comprends-tu, que de dire à une femme intérieurement tout, en la soumettant à ses feux. «Si tu savais que le plaisir que je cherche avec toi, n'est nourri que du charme piquant de te tromper; . . . que ton erreur; . . . que ta bonhomie; . . . que la manière enfin dont je te rends ma dupe; compose tout le sel que je trouve aux voluptés dont je m'enivre, . . . et que ces voluptés seraient nulles pour moi, sans l'aiguillon de la perfidie.» —Hein, Dolbourg, tu n'entends pas plus cela que du grec? Semblable à l'âne, qui broute l'herbe fine d'une prairie verte, sans distinguer le simple précieux, du jonc sauvage, tu dévores indifféremment tout ce que ta bouche rencontre sans examen et sans analyse; sans te faire de principes sur rien, et sans jamais jouir de tes principes, ne suis-je donc pas plus heureux que toi, en rafinant tout comme je fais, en ne me composant jamais de jouissances physiques, qu'elles ne soient accompagnées d'un petit désordre moral. Quelque variété que je puisse mettre dans mes amours avec la présidente, quelque jolie qu'elle soit, sans doute encore; quelque bizarres que puissent être mes plaisirs, . . . que deviendraient-ils pourtant, je te le demande, si je n'avais, pour les enflammer, les idées nées des perfides desseins que tu me connais —(car il faut bien revenir à ces maudits desseins, dès que le projet de Lyon n'a pas eu de succès); aussi, depuis que ces desseins sont pris, . . . depuis qu'ils sont sûrs, . . . ce sont des sensations d'une violence! . . . Ce qui me divertit, c'est que la bonne dame met tout cela sur le compte de ses attraits . . . elle devait pourtant bien sentir qu'ils ne peuvent plus entrer pour rien dans les motifs de mon ivresse . . . Il est impossible qu'elle ne voie pas que j'ai quelqu'autre chose dans la tête; quelquefois même je ne suis pas maître de mes propos . . . Dans ces instans où l'on déraisonne, et où celui qui déraisonne le plus, est presque toujours celui qui a le plus d'esprit . . . il m'en échappe de très-expressifs, et qu'elle devrait entendre . . . Quand il y avait jadis un peu plus de bonne foi de ma part . . . il y avait bien moins d'enthousiasme; elle devrait s'en ressouvenir; d'où peut donc naître ce nouveau délire? . . . de l'indécence de l'acte? Il y a long-temps que j'emploie les singularités; elle doit le savoir: et voyant que ce n'est pas tout cela qui m'embrâse, elle devrait se demander ce que c'est, . . . s'étonner, . . . frémir même: . . . c'est une drôle de chose que la sécurité des femmes. —Toi qui es un peu naturaliste, . . . dis-moi, n'y a-t-il pas une sorte d'animal féroce qui ne rugit jamais, autant près de sa fémelle, que quand il est prêt à la dévorer? Tout-à-l'heure la sécurité des femmes m'étonnait: c'est leur orgueil maintenant que je n'entends pas. Trop heureuse d'avoir, . . . trop contente de resaisir, ce qui leur échapait, c'est toujours, selon elles, à leur art, à leur magie, que se doit l'effet du miracle; et les innocentes, trompées au culte du sacrificateur, se placent sur l'autel en déesses, quand elles ne doivent être que victimes.
Quoi qu'il en soit, Sophie arrachée par ordre du roi, au couvent des Ursulines d'Orléans, est exilée au château de Blamont, où mon concierge l'a reçue au fond d'un appartement sûr et bien clos, dans lequel il me répond d'elle sur sa vie. On dit que la chère petite personne a prodigieusement pleurée; qu'elle n'aille pourtant pas perdre toutes ses larmes; le tour qu'elle nous a jouée mérite que nous lui en fassions encore verser quelqu'unes; mais comme elle est bien là, et que nous avons beaucoup de choses à soigner ici, je me contenterai d'y aller faire un tour, pour la disposer à nous recevoir ce printems. Jusques-là trop d'objets nous occupent pour quitter Paris tous les deux.
Au reste, rien n'a pris comme la réhabilitation de la demoiselle Augustine j'étais-là, je laissais de temps-en-temps mes paupières se mouiller, afin de me faire supposer un cœur . . . et on avait la simplicité d'y croire. Encore une fois, mon ami, comme elles sont bonnes les femmes! Voilà donc cette fille souverainement instalée, quelque sûrs que nous devions en être, tu comprends bien pourtant que dès que la voilà, l'ame du projet, il ne faut pas trop la perdre de vue. M'avoueras-tu que je suis bon phisionomiste? à peine l'eus-je envisagée de tout sens à Vertfeuille, que je te dis: —c'est là ce qu'il nous faut; voilà le sujet que le sort met en nos mains pour exécuter ses caprices, et tu vois comme après avoir rempli nos premières vues avec docilité, elle coopère avec intelligence à l'accomplissement des secondes. Il nous fallait, en vérité, un peu de tout cela, pour nous dédommager de la perte réelle que nous avons fait de Léonore . . . ah, que cette charmante petite femme était digne de nous, mon ami; ce comte de Beaulé, qui m'entrave dans tout depuis quelque temps, commence à m'impatienter. Si cet homme-là n'était pas en crédit, quelques-uns de mes amis et moi, nous lui aurions bientôt fait un bon procès-criminel; je sais qu'il soupe quelquefois avec des filles, le cher comte . . . En voilà plus qu'il n'est nécessaire dans ce siècle-ci, pour le mener tout droit à l'échafaud. Il n'est question que d'inventer, . . . de supposer, . . . de soudoyer quelques complaignantes, quelqu'espions, quelqu'exempts de police, et voilà un homme roué. Depuis trente ans nous avons vu plus d'une de ces scènes; j'aimerais presque mieux être accusé aujourd'hui [3] d'une conspiration contre le gouvernement, que d'irrégularités envers des Catins; et en vérité cette manière de mener les choses est respectable; . . . elle honore bien la patrie. Si quand on a envie de perdre un homme il fallait attendre qu'il devint criminel d'état, on n'aurait jamais fini, plutôt qu'il y a très-peu de mortels qui ne soupe avec des prostituées. On a donc fort bien fait d'arranger-là les pièges. Cette espèce d'inquisition établie, sur les procédés du citoyen qui s'enferme avec une fille; cette obligation où l'on met ces créatures de rendre un compte exact de l'acte luxurieux de cet homme, est assurément une de nos plus belles institutions françaises. Elle immortalise à jamais l'illustre Archonte [4] qui la mit en usage à Paris. Et voilà de ces loix douces, et néanmoins prudentes, qu'il ne faut jamais laisser tomber en désuétude; on ne saurait trop encourager les délations des prêtresses de Vénus, il est extrêmement utile au gouvernement et à la société, de savoir comment un homme se conduit dans de tels cas; il y a mille inductions, toutes plus sûres les unes que les autres, à tirer de-là sur son caractère, il résulte, j'en conviens, une collection d'impuretés qui peut devenir chatouilleuse aux oreilles du juge; ce n'est pas servir les mœurs, disent les ennemis de ce systême, que d'espioner et de recueillir les actions libertines de Pierre, pour aiguillonner l'intempérance de Jacques; mais ce sont des chaînes au citoyen? ce sont des moyens de l'asservir, de le perdre, quand on en a envie, et voilà l'essentiel.
Adieu; la présidente m'épuise; on ne servit jamais sa femme avec tant d'assiduité. Je te charge du soin de mes plaisirs pendant que je me sacrifie pour les tiens. Songes, sur-tout, que j'ai besoin d'être servi à mêts piquants dans les repas que tu me prépares; avertis les enfans de l'amour qu'ils ont à réveiller des sensations éteintes dans les saints désordres de l'hymen.
[Footnote 1. Il y avait encore ici deux lettres de Valcour, mais aucune variation dans les événemens, nous avons donc passé tout de suite à celle qui en développe; et quelqu'affreuse que soit cette lettre, sans doute, elle nous a paru trop essentielle à la catastrophe, trop utile aux teintes du caractère pour pouvoir être supprimée. Il y a beaucoup de lecteurs qui feront bien de ne la point lire, et les femmes sur-tout. (Note de l'éditeur.)]
[Footnote 2. Il ne faut pas oublier qu'il croit toujours être père de cette Sophie.]
[Footnote 3. Non —pas aujourd'hui, heureusement pour l'humanité. Des loix plus sages vont régir la France; et les atrocités décrites par ce scélérat, n'existent plus.]
[Footnote 4. Magistrat grec; et c'est du sieur Sartine dont il est question, qui n'était pourtant point grec. Voyez la note de la page 7: elle est relative à ceci.]
LETTRE XLV.
Madame de Blamont à Valcour.
Paris, ce 12 janvier.
Je me flattais du plaisir de dîner aujourd'hui chez notre cher comte, et de vous y voir, ainsi que Déterville, mais je ne sortirai pas de chez moi . . . Ce que j'apprends m'anéantit; je n'ai pas une faculté de mon ame qui ne soit brisée, pas un sentiment qui ne soit compromis . . . Le fourbe, . . . j'étais la dupe de ses caresses! . . . j'espérais le ramener à force d'art, l'attendrir à force de soins; et quand je le croyais enchaîné, quand je le supposais à moi, je ne m'assouplissais que davantage sous le joug impérieux du perfide . . . Il n'y a donc plus rien de sacré; il n'y a donc plus ni loix, ni vertus; tout peut donc aujourd'hui s'enfreindre impunément, . . . quel siècle, je rougis d'avoir eu le malheur d'y naître.
Le 6 janvier, à neuf heures du matin, on est venu signifier un ordre à madame l'abesse des Ursulines d'Orléans, qui lui enjoignait de remettre aussi-tôt entre les mains de celui qui présentait cet ordre, une fille nommée Sophie, qu'elle tenait de madame de Blamont . . . Prévenue par moi, soupçonnant quelques horreurs, elle a d'abord dit qu'elle ne connaissait pas cette fille, . . . qui réellement n'était pas sous ce nom chez elle . . . Ce subterfuge n'en a pas imposé: on lui a dit qu'on allait entrer dans le cloître, si elle tergiversait plus long-temps: saisie de frayeur, la bonne dame n'a pas osé refuser celle qu'on demandait; et cette malheureuse enfant est partie pour être relivrée au sein du libertinage, . . . par ordre de ceux qui affichent la décence . . . Prouvez-moi donc une dépravation plus complette, . . . plus dangereuse, et je cesse à l'instant de me plaindre [1].
Sophie a donc été conduite au château de Blamont; elle y est détenue sous la garde du concierge, dans une chambre où elle ne peut ni voir, ni parler à personne . . . Et telles sont maintenant les raisons que le président a données pour surprendre cet ordre odieux.
Il a dit que je m'opposais depuis long-temps à un mariage très- avantageux pour sa fille; que par mes perfides conseils, j'empêchais cette fille de lui obéir, et que, joignant la ruse aux manœuvres ouvertes, j'ai été déterrer une petite créature avec laquelle l'ami qu'il destine à sa fille, a vécu, à la vérité quelques mois: que j'ai fait venir cette dulcinée dans ma terre, et qu'après l'avoir bien instruite, je la fais passer pour une fille à moi, enlevée par lui au berceau, dans l'abominable dessein de la prostituer à son ami; que par ce moyen, cet ami étant le même que celui dont il veut faire son gendre, ne peut plus maintenant le devenir, puisqu'il se trouveroit alors avoir eu commerce avec les deux sœurs; fable exécrable, ajoute- t-il, qui ne peut avoir été suggérée à sa femme, que par un esprit diabolique, qui veut le perdre, et lui et sa famille. Or, cet esprit infernal, c'est vous, mon cher Valcour. Voilà les favorables impressions qu'il commence à donner de vous, pour en venir sans doute à quelque chose de plus sérieux ensuite. Prenons-y garde . . . Je crains tout. Maintenant pour autoriser ce qu'il dit, pour convaincre de toutes mes impostures, il a produit le certificat que vous lui connaissez de la prétendue mort de Claire de Blamont. Ainsi, ajoute-t-il, «si ma fille Claire est véritablement morte, comme le prouve cet extrait des registres de paroisse, elle ne doit donc plus se retrouver dans la nommée Sophie, que je réclame; et cette Sophie qui se dit Claire de Blamont, qu'on ose m'offrir pour telle, n'est donc plus qu'une aventurière instruite par ma femme qui la dirige contre moi, procédé qui mériteroit l'attention des juges, si je voulais faire du bruit; et si j'avais dessein de me brouiller avec une femme que j'aime et que je respecte encore, malgré sa faiblesse pour l'homme à qui elle s'obstine à donner sa fille, en dépit de ma volonté.
En conséquence, il a demandé Sophie, et pour que je ne puisse la retrouver jamais, il a obtenu le droit de la faire secrètement placer où bon lui sembleroit, sur la simple clause de lui payer une pension suffisante à l'entretenir. Cette fille n'est qu'en dépôt chez lui, et quand il aura eu le temps de me dérouter, il la fera, dit-il mettre dans quelque couvent, à l'extrêmité de la France.
Tels sont les mensonges dont le fourbe s'est servi, pour se venger de cette pauvre fille, pour la punir de ce que sa malheureuse étoile l'avoit conduite chez moi, . . . pour la soumettre sans-doute de nouveau à son odieuse intempérance; et quand il fait tout cela, . . . examinez bien l'affreux caractère de cet homme. Quand il agit ainsi, il est persuadé, quoique cela ne soit heureusement pas, convaincu dis-je, que Sophie est sa fille; et il m'accable de caresses; et il passe des nuits entières avec moi, à me dire que ces sentimens se raniment, et qu'il retrouve encore dans son cœur, tous ceux des premiers jours de notre hymen.
Tel est l'homme à qui j'ai affaire; tel est le dangereux mortel dont mon sort dépend aujourd'hui. Ô mon père! quand vous tissâtes ces nœuds, vous osâtes me promettre le bonheur, voilà pourtant ce qu'ils sont pour moi.
Cependant, des soins plus chers m'obligent à feindre encore; je me suis résolue à ne point changer de conduite vis-à-vis de lui; il faut lui laisser son erreur: il ne faut pas même qu'il puisse penser à l'éclaircir, et cela, pour l'intérêt d'Aline et d'Eléonore, qui me sont maintenant plus précieuses que Sophie; au fait, il n'a dans ses mains, que la fille d'une païsanne, et si je l'en enlève, il y fera tomber la mienne.
Ce que ma probité m'impose à-présent, ne consiste plus qu'à faire savoir au ministre l'exacte vérité de tout. Le comte de Beaulé s'en charge. Cette vérité s'accordera dans beaucoup de points avec ce qu'a dit le président. C'est une aventurière qui ne lui appartient point; je le dirai de même; je ne me défendrai que de l'avoir voulu faire passer pour sa fille. Si je l'ai cru, si je l'ai dit un moment, je prouverai par-tout ce qui m'a jettée dans cette méprise; que je devais être dans la bonne foi, mais qu'aussitôt que Claire de Blamont est morte, comme il le prouve, je n'ai plus rien à réclamer, et je lui laisserai son illusion complette, pour qu'il ne découvre rien sur la naissance de Léonore, pour qu'il ne sache jamais que cette Claire de Blamont qu'il croit dans Sophie, est maintenant dans la demoiselle de Kerneuil, parce qu'avec le caractère qu'il a reçu du ciel, il ne pouvoit assurément que nuire à tout ce que nous faisons, pour faire rentrer Léonore dans les biens de celle qu'elle doit supposer sa mère, avec tout le public.
Ma répugnance n'en est pourtant pas moins la même, d'avoir accepté cet arrangement du comte de Beaulé; car enfin, nous dépossédons par cette manœuvre, les collatéraux de madame de Kerneuil, vous n'imaginez pas, Valcour, combien ce procédé offense ma délicatesse; il est illégal, et j'en suis révoltée; mais si je ne passe point par- dessus ces considérations, si je découvre la naissance de Léonore, de quels nouveaux malheurs, de quels plus terribles inconvéniens ne me trouverai-je point entourée, et quoique femme du marquis de Kerneuil, de quelles persécutions le président ne trouvera-t-il pas encore le secret d'accabler cette malheureuse Léonore; ce qu'il ne pourra pas sur celle-ci, sa vengeance l'entreprendra sur Aline, et je me retrouve dans un abyme d'infortunes. En me conduisant comme je le fais, je préfère donc un petit mal à un grand; mais c'est toujours un mal, et je suis bien vivement contrariée de ce qui allarme ma conscience. Une autre chose afflige encore bien fortement ma délicatesse, et me fait verser en secret des larmes bien amères; j'abandonne dans cette Sophie, une honnête et douce créature, une fille pleine de vertu et de religion pour une qui est loin des mêmes qualités; mais l'une est ma fille, l'autre ne m'est rien. Sauver encore Sophie des mains de cet homme, comment l'imaginer! À quel titre l'entreprendre! Eh mais, dès que je consens à donner à la maison de Kerneuil une héritière qui, dans le fait, ne l'est point, ne puis-je donc pas donner de même au président, une fille qui ne lui a jamais appartenu? Quand il s'agit d'enlever l'infortune aux mains de l'injustice et de la cruauté, ne peut-on pas se permettre des détours. D'ailleurs, si je continuois d'assurer que Sophie est ma fille, je me retrouverais une arme qui m'est d'un grand secours à l'opposition des projets du farouche ami de mon époux. Je n'ôte rien à Léonore, que je n'avouerai jamais, qui n'a nul besoin de mon aveu, je rends la liberté à Sophie, et j'assure le bonheur d'Aline. Ah! je l'essayerais en vain, il mettra toujours en avant l'extrait paroissial, et je n'en détruirai l'authenticité, qu'en nuisant à ma Léonore. Quel embarras! moi qui me réjouissois des jours où j'ai donné la vie à mes enfans, faut-il maintenant que je classe ces jours malheureux, au rang des plus funestes de ma vie.
Non, je céderai, j'abandonnerai Sophie; j'ai beau penser, je ne puis faire autrement; je ne puis secourir cette infortunée, sans nuire au bonheur de mes deux filles; il faut que j'y renonce . . . . . . Il le faut; est-il donc possible qu'il y ait de fatales circonstances où le ciel favorise assez peu la vertu, pour qu'il devienne impossible de pouvoir l'arracher au malheur; puissent s'ignorer à jamais ces fatales vérités; trop de jeunes filles en concluroient que cette route épineuse où l'éducation les place, est donc inutile à suivre, puisqu'on n'y tombe qu'un peu plutôt dans les pièges de l'intempérance et du vice.
D'ailleurs, en ne me fâchant point de ce qui vient d'arriver, en cédant tout à l'homme qui me trompe; en continuant de garder avec lui la même conduite, peut-être viendrai-je à bout de l'attendrir; peut- être cet entier dévouement de ma part le fera-t-il désister de ses indignes prétentions sur Aline! Mais d'un autre côté, pourra-t-il croire que j'abandonne légèrement les intérêts de celle que j'ai crue si long-temps ma fille. Eh bien! je mettrai ma parfaite résignation sur le compte de ma douceur; je lui dirai: Elle est intéressante; vous en êtes maintenant le maître; je vous la recommande, et vous supplie de la rendre heureuse.
Je suis presque fâchée à présent de n'avoir point rendu Sophie à sa bonne nourrice de Berceuil . . . , elle seroit mariée; que dis-je, vis-à-vis les manœuvres d'un homme comme le président, vis-à-vis les intrigues d'un traître, qui ne ménage, ni pas, ni crédit, ni argent, dès qu'il s'agit de servir ses passions; tout cela ne seroit-il pas égal aujourd'hui? Il n'y auroit qu'un crime de plus . . . On m'interrompt . . . Je finirai ma lettre demain.
Ce 13
Le croiriez-vous, il s'est présenté hier au soir, comme à l'ordinaire, pour obtenir, a-t-il dit bénignement les tributs de l'hymen, attendus des mains de l'amour, et comme il a vu un peu d'altération sur mes traits, quelques fussent mes efforts pour me contenir, il m'a prévenue. Tout ce qu'il a fait, a-t-il dit, est assûrément pour le bien, et en vérité, il a bien peu fait; c'est Dolbourg qui, prétendant à mon alliance, rougissait de savoir une de ses anciennes maîtresses entre mes mains, et c'est lui qui a voulu la ravoir; je n'ai d'autre tort, a-t-il poursuivi, que de ne vous avoir pas prévenu; mais toujours pénétrée de la folle idée, qu'elle est votre fille, vous vous y seriez opposée, et j'écarte avec tant de soin tout ce qui peut faire naître quelque trouble entre nous. Je désire si vivement de réparer mes anciennes erreurs, que vous devez me pardonner ce petit mystere, en faveur du désir extrême que j'ai de conserver votre estime; il n'en est point, a-t-il continué, dont je sois aussi sincèrement jaloux . . . . . . C'est que peu de femmes réunissent à tant de graces . . . à des attraits si divins, des vertus aussi rares . . . Me brouiller avec vous . . . , moi? . . . plaider? . . . le pourrais-je? —Mais elle est chez vous, lui ai-je dit, en interrompant ses flagorneries. —Oui, a-t-il répondu, étonné de me voir si instruite . . . . . . Vraiment oui, elle est chez moi, je n'ai pu refuser mon château à Dolbourg, qui vouloit l'y recevoir quelques instans. —Et qu'en fera-t-il au sortir de là? —Il l'envoye, m'a-t-il dit, avec cet air mystérieux, que savent si bien employer les imposteurs, pour donner à leur mensonge le coloris de la vérité; il l'envoye dans un couvent, au fond de la Gascogne . . . Elle sera bien . . . ; il lui fait une pension honnête . . . Oh! vous ne connaissez pas Dolbourg . . . Je ne vous ai jamais vu lui rendre justice. C'est une si grande simplicité de mœurs . . . , une franchise si rare . . . , une nature si vraie . . . , une ingénuité si précieuse! Ah! croyez-moi, c'est le seul homme qui soit réellement fait pour le bonheur de notre Aline. Eh bien! êtes-vous persuadée à- présent, que tout ce que vous croyiez sur cela n'était que des fables . . . Et je me taisais . . . Il y a tout plein de gens qui ont le plus grand intérêt à vous en imposer . . . , et qui le font . . . ; N'y eut-il que ce Valcour . . . ; méfiez-vous en, je vous le dis; c'est le plus adroit fripon. —Un moment, monsieur, ai-je dit, ne pouvant tenir à tant de fausseté, et curieuse de voir jusqu'à quel point il la pousserait . . . Un moment . . . Puisque vous êtes en train de vous justifier, osez me dire pourquoi cette commission secrète à l'exempt qui vint arrêter Léonore à Vertfeuille? Pourquoi cet homme était-il muni d'un ordre de vous, étayé d'un signalement, pour enlever ma fille au lieu de l'épouse de Sainville? Et c'est ici mon ami, où l'art de feindre est venu composer à loisir tous les traits de ce visage odieux. —Moi, a-t-il répondu; moi, des ordres pour faire mettre Aline à la place de Léonore? . . . Mais daignez donc songer, je vous prie, que ce n'est qu'avec le public, que j'ai su l'aventure de Sainville à Vertfeuille . . . , circonstance qui m'a fort embarrassé, qui m'a même fait vous bouder un peu, de ne m'avoir prévenu de rien, puisque je ne savais que répondre à toutes les questions qui m'étoient faites à ce sujet. —Vous niez ce trait, ai-je dit, en me levant avec fureur. —Allons-donc, a-t-il repris en souriant: je vois maintenant que vous plaisantez; mais si vous poursuivez, je me fâche . . . J'ai bien assez de mes torts réels; ne m'en controuvez pas de nouveaux; dormez, en paix sur votre Aline . . . ; je ne vous la ravirai point . . . ; je vous la demande, c'est à quoi je m'en tiens, et j'espère qu'après un peu de réflexions, vous ne me la refuserez plus . . . —Je me suis rassise; j'ai senti le tort que je venais d'avoir, en rompant le silence, sur un objet dont je m'étais promis de ne jamais parler, et dont il était inutile de renouveller le souvenir, puisqu'assûrément il nierait tout . . . Je vous crois, ai-je dit avec une tranquillité feinte. Oui, je vous crois . . . Mais si vous m'accusez d'avoir des ennemis, assûrément, vous devez en avoir de votre côté . . . La noirceur dont je vous soupçonne, a été mise publiquement sur votre compte, et . . . —Des ennemis, des ennemis, qui n'en a pas . . . Je ne connais que les sots qui ne s'en font jamais; mais toutes ces calomnies . . . je les méprise au point, qu'en honneur, je ne m'informerai même pas de ceux qui ont voulu m'en composer de nouvelles offenses avec vous: et s'animant, s'échauffant alors auprès de moi, sans me donner le temps de lui répondre, il s'est mis à me renouveller ses louanges . . . à exiger enfin . . . ce que j'étais résolue de continuer à lui accorder, puisque je me décidais à feindre . . . Je ne l'avais jamais vu si ardent . . . , si dépravé, devrais-je dire; l'amour ou le sentiment dans de telles ames, n'est jamais que l'excès du désordre; mais comme l'esprit de cet homme est sombre, même au sein de ses plus doux plaisirs . . . Écoutez un de ses propos [2]. «Que vous êtes belle, m'a-t-il dit en m'examinant sans voile . . . ; non, jamais la mort n'osera briser ce chef-d'œuvre. Vous ne subirez pas la loi des autres êtres . . . ces belles chairs ne se désuniront point. Jamais rien ne peut s'altérer en vous, et dans le dernier repos de la nature, vous lui servirez encore de modèle.» Et c'est à cette idée qu'il a dû le comble de ses plaisirs; c'est cette idée délicatement horrible, qui a plongé ses sens dans l'ivresse.
Ô mon ami! je ne sais, tout ceci m'allarme, ce changement si certain dans sa conduite, cet empressement pour des choses qui ne devraient plus l'enflammer! . . . Même dans les premières années de notre mariage, il ne me cultivait pas avec tant d'assiduité. Que signifient ces retours? . . . . . . S'il m'aimait véritablement, s'il avait envie de réparer ses torts . . . . . . Les aggraverait-ils, il me flatte et cependant il me trompe, il me caresse et il m'afflige . . . Hélas! je dois frémir; et que veut-il? Qu'elle nécessité d'user de ruse avec moi? N'est-il pas le plus fort . . . On ne doit tromper que ceux que l'on craint, la feinte est l'arme de l'esclave: elle n'est permise qu'à la faiblesse, elle avilit le plus fort s'il ose s'en servir. Ah! qu'il m'élève ou qu'il me rabaisse, qu'il me loue ou qu'il me dégrade, je serai toujours sa victime. Rien ne peut m'empêcher de l'être . . . Ô mon Aline! . . . Tu la deviendras peut- être aussi . . . et je n'y serai plus pour t'arracher de leurs mains cruelles . . . Valcour, des larmes coulent malgré moi . . . Ma tête se noircit . . . Mon ame fatiguée de malheurs s'irrite à la crainte d'en éprouver encore; il est un terme où nous ne sommes plus en état de soutenir l'horrible poids de nos chaînes, où l'on préfère mille fois plu-tôt la fin de son existence au renouvellement de l'infortune . . . Ô Valcour! si j'allais vous être ravie, . . . si je n'y étais plus . . . et qu'Aline devînt malheureuse . . . . . . Que tout votre sang coule, s'il le faut, mon ami, pour l'arracher aux horreurs qui menaceraient alors sa débile existence . . . Ayez toujours devant vos yeux la mère qui vous la donne . . . Dites-vous quelque fois, —elle m'aimait . . . Elle désirait mon bonheur et celui de sa fille. La Providence s'y est opposée . . . Mais je dois à toutes deux mon amour et mes regrets . . . . . . Je dois les chérir au-delà du tombeau, ou m'y anéantir avec elles. —Adieu . . . Je suis trop triste ce soir pour continuer de vous écrire . . . . . . Mais on n'est pas la maîtresse de ses idées . . . . . . Il en est . . . soyez en certain, que la nature nous suggère comme des avertissemens de tout ce que sa main nous prépare . . . . . . Tachez de dîner jeudi chez le comte, je ferai tout pour vous y voir.
[Footnote 1. C'est ici où il est plus nécessaire que jamais d'observer que c'est avant la révolution que ces lettres s'écrivaient; de telles atrocités ne se redoutent pas sous le gouvernement actuel.]
[Footnote 2. Voyez page 57 et 58, où le président dit: Quelquefois même, je ne suis pas maître de mes propos, etc.]
LETTRE XLVI.
Valcour à Madame de Blamont.
Paris, ce 20 janvier.
Je viens d'avoir une visite singulière, madame, ce qui s'y est passé me paraît tellement essentiel, que j'ai cru que vous me permettriez de vous en faire part à l'instant. Il était environ dix heures du matin et je me préparais à sortir, lorsqu'on m'a annoncé monsieur le président de Blamont. —Puis-je savoir, lui ai-je dit, monsieur, ce qui me procure l'honneur d'une telle attention de votre part? —Vous devez vous en douter. —Je l'ignore, mais si vous vouliez vous asseoir un instant, vous seriez plus à l'aise pour me l'expliquer. —Je ne viens ici ni pour vous faire des politesses, ni pour en recevoir. —Si cela est, restons debout; mais expliquez-vous promptement, parce que des affaires m'appellent ailleurs. —J'y mettrai le temps qu'il me faut et vous aurez la bonté de m'entendre; il n'est point d'affaire plus pressée pour vous, que celle dont je viens vous entretenir. —Eh bien! de quoi s'agit-il, expliquez-vous? —Je viens vous donner un conseil. —Je les aime peu. —Le devoir d'un homme sage est de les suivre quand ils sont bons. —L'homme plus sage encore n'en donne jamais. —De celui-ci dépend votre sûreté. —Un honnête homme la trouve dans sa conduite. —Changez donc la votre si vous voulez que cette sûreté soit parfaite. —Il me semble, monsieur, que ce n'est pas trop là le ton du conseil. —La supériorité en donne quelquefois qu'elle ne module pas au ton de l'amitié. —La supériorité? . . . —Aimez-vous mieux que je dise la force? —Ni l'un ni l'autre ne vous va, vous êtes le moins élevé des hommes, et vous avez tout l'air du plus faible. —Ma place . . . . . —Est une des plus médiocres de l'état, bien souvent une des plus tristes, et toujours une des moins considérées; songez qu'avec cent sacs de mille francs, mon valet demain peut être votre égal. (Se jettant dans un fauteuil.) —Monsieur de Valcour votre conduite vous perd, et pour l'amour de vous-même vous devriez en changer. (M'asseyant vis- à-vis de lui.) —En quoi celle que je tiens peut- elle offenser ou le public ou vous? —C'est m'offenser que de séduire ma fille; c'est manquer au public que de lui assigner des rendez-vous dans une église. —Votre reproche est faux dans deux points, je ne cherche pas à séduire votre fille, et je ne lui ai jamais donné de rendez-vous nulle part. Sachez d'ailleurs qu'entre une fille de son âge et un homme du mien, il n'y a d'autre séducteur que l'amour, et que si je la rencontre quelquefois dans une église, il n'y a d'autre cause que le hazard. —Avec de telles réponses on arrange tout. —Je n'en veux faire que de justes. —Eh bien! si cela est, quels sont vos sentimens pour ma fille? —Ceux du respect le plus profond et de l'amour le plus inviolable. —Vous ne pouvez pas l'aimer. —Quelle est la loi qui m'en empêche? —Ma volonté qui s'y oppose. —Nous attendrons. (se levant avec fureur), vous attendrez? Ainsi donc, monsieur, tout votre bonheur se fonde sur la fin de mon existence. —Non, il me serait doux de vous nommer mon père, il serait flatteur pour moi de tenir Aline de vos mains. (Se promenant à grands pas dans la chambre), n'y comptez jamais. —Ai-je tort en ce cas de vous assurer que nous attendrons, un malhonnête homme ne vous le dirait pas. —Mais c'est me dire clairement. —C'est vous dire qu'il ne tient qu'à vous de vous faire adorer comme un père, ou de vous faire oublier comme un ennemi. —Il seroit bien plaisant qu'un homme ne pût pas disposer de sa fille. —Il le peut sans doute, tant que ses vues s'accordent au bonheur de cette fille. —Ces restrictions sont sophistiques, les droits d'un père sur ses enfans ne le sont pas. —Il y a beaucoup de choses qui existent quoiqu'elles soient injustes. —Vous ne changeriez pas les loix. —Vous n'éteindrez pas mon amour. —J'en arrêterai les effets. —Vous vous ferez haïr de ceux qui doivent vous aimer. —Il faut se moquer des sentimens de ceux dont on est obligé de punir les torts. —Ce n'en est pas un d'aimer votre fille. —C'en est un que de la dégoûter de l'époux auquel je la destine. —Ne dût-elle jamais penser à moi, ce serait toujours un service à lui rendre que de l'empêcher de se lier à un libertin. —Ah! voilà les impressions que vous lui donnez. Tels sont donc les sentimens que vous suggérez à ma femme? —Il est permis d'éclairer ses amis quand on les voit prêts d'être trompés; rassurez vous cependant. Sollicité par d'autres, que votre femme et votre fille, pour éclairer la conduite du monstre avec lequel vous voulez les unir, je l'ai refusé. Mais la Providence a permis que ses écarts se découvrissent naturellement, et vous devriez rougir d'un projet qui vous déshonore. —Monsieur de Valcour ne m'obligez pas à en venir à des extrémités qui me fâcheraient; agissons plus-tôt par des voies de douceur, tenez (posant alors dix rouleaux sur la table), vous n'êtes pas riche, je le sais, voilà cinq cents louis, signez-moi une renonciation au mariage que vous avez dans la tête. (Saisissant les rouleaux et les jettant dans l'antichambre.) —HOMME VIL, OUBLIE-TU CHEZ QUI TU ES? Oublie-tu la bassesse de ton existence, le peu de dignité de ta place, l'avilissement où te plongent tes vices, et tous les droits enfin que la vertu et la nature me donnent sur ton méprisable individu? —Vous m'insultez, monsieur. —Je le ferois par- tout ailleurs, je me contente chez moi de vous prier de sortir. —Vous prenez les choses avec une vivacité! —Et par où donc ai-je pu mériter d'être humilié si cruellement. Qui peut donc vous contraindre à me mésestimer? Renoncer pour de l'argent au sentiment le plus precieux de ma vie? Homme lâche, oui, je suis pauvre, mais le sang de mes ancêtres coule pur dans mes veines; et je me repends moins des fautes qui m'ont fait perdre mon bien, que je ne rougirais d'en posséder dont l'acquisition me couvrirait de honte; périssent mille fois ceux qui n'ont à mettre dans la société, pour dédommagement des vertus, dont ils manquent, que des sacs d'or, dont ils n'oseraient avouer l'origine. Le peu de bien dont je jouis est à moi, et celui de l'homme que vous offrez à votre fille est la dot de la veuve, le patrimoine de l'orphelin et le sang du peuple, frémissez de donner à vos petits enfans des richesses acquises au prix de l'honneur, . . . des trésors que pourrait à l'instant réclamer l'infortune, si l'équité régnait dans ce tribunal avili dont vous vous targuez d'être membre. —Vous ne voulez donc pas monsieur renoncer à ma fille. —Je le ferai quand elle l'exigera, quand elle me dira que je ne suis pas digne d'elle. —Vous causerez son malheur, ma parole est donnée et je ne la reprendrai pas. —Et par quelle affreuse injustice le bonheur d'un ami vous devient-il plus cher que celui d'Aline? —Celui de tous les deux me l'est également, et je ferais celui de tous les deux, si vous ne tourniez pas la tête de ma fille. —Si pour faire le bonheur de cette fille, considération unique à laquelle tout autre doit céder; il faut nécessairement que quelqu'un se sacrifie, n'est-il pas plus juste que ce soit Dolbourg qu'elle n'aime pas, que moi qui l'adore et qui ai l'orgueil de croire ne pas lui être indifférent? —Si Dolbourg n'est pas préféré, pourquoi voulez-vous qu'il fasse un sacrifice; c'est à celui qui l'aime à en faire un pour elle. —Il serait mal entendu, celui qui se ferait aux dépends du cœur d'Aline. —Mais Dolbourg n'y prétend point, il le lui laissera libre, uniquement flatté de l'alliance, se rendant assez de justice pour être bien persuadé qu'à son âge on ne captive plus le cœur d'une jeune fille: il ne forme aucune prétention sur les sentimens d'Aline, il l'épouse et voilà tout. Chacun ne met pas dans l'hymen cette grotesque chevalerie dont vous faites parade, on épouse une femme pour ses entours, pour son bien, pour s'en servir parfois dans le besoin; alors il faut que de bonne ou mauvaise grace la femme rende à son mari tout ce qu'elle lui doit d'obéissance, il faut qu'elle soit aveuglément soumise et du reste, qu'elle aime ou qu'elle n'aime pas, qu'elle soit contente ou triste d'accorder ce qu'on veut, et que ce qu'on désire, soit légitime on non, . . . pourvu qu'on obtienne . . . Qu'est-ce que tout le reste fait au bonheur? Vous autres gens à grands sentimens, vous placez la félicité dans des chimères métaphysiques, qui n'ont d'existence que dans vos cerveaux creux, analysez tout cela, le résultat n'est rien; je voudrais bien que vous me disiez à quoi sert l'amour d'une femme, pourvu qu'on en jouisse; et dans l'instant qu'on en jouit, ce que cet amour apporte de plus à la sensation physique? —À supposer que votre Dolbourg soit assez méprisable pour penser ainsi, si votre fille est née délicate, vous n'en ferez pas moins son malheur. —Et pourquoi, si l'on n'exige d'elle . . . rien qu'elle ne puisse donner? —Ces dons-là sont affreux quand ce n'est pas le cœur qui les fait. —Eh bien! ce sont, je le suppose, deux momens un peu durs par jour, reste vingt-deux heures à faire tout ce qu'on veut. —Une femme vertueuse n'est pas seulement liée à l'instant des devoirs, elle l'est toujours, et quand cet instant est cruel, ses fers lui deviennent affreux; parce qu'il n'est pas dans son ame honnête de se permettre les flétrissans moyens de les alléger. —Tout cela sont des principes de jeunes-gens, fraîchement sortis des bancs de l'école, vous verrez, monsieur de Valcour, comme vous préférerez à mon âge des idées moins intellectuelles, à tous ces sophismes de l'amour, si le mari peut être heureux du seul physique, la femme doit l'être sans le moral. —Et vous supposez qu'un mari peut être heureux sans le cœur? —Je soutiens qu'il l'est davantage, l'amour n'est que l'épine de la jouissance, le physique seul en est la rose . . . Je vous étonnerais bien, si je vous disais qu'il est peut-être possible de goûter des plaisirs plus vifs avec une femme qui nous haït, qu'avec celle qui nous aime. Celle-ci donne, . . . il faut arracher à l'autre; qu'elle différence pour la sensation physique! elle a toujours ainsi l'attrait piquant du viol, elle est le fruit de la victoire, puisqu'il faut toujours combattre et vaincre; elle est donc cent fois plus délicieuse. Songez-vous qu'il y a dans la vie de l'homme vingt ans où il veut encore jouir tous les jours, et où il est pourtant bien sûr de ne plus inspirer que des dégoûts; et comment serait-il heureux ne pouvant plus donner d'amour, si l'amour seul faisait le bonheur? Il l'est pourtant; il est donc possible d'être heureux sans donner des plaisirs, très-possible d'en recevoir sans en rendre. —Les idées d'une femme de dix-huit ans ne sont pas celles d'un homme de cinquante. —Mais est-il bien sûr qu'on ait des idées à dix-huit ans; ah! croyez-moi, l'âge où l'on n'écoute que son cœur, n'est jamais celui des idées, égaré par un guide absurde, on se trompe sur les sensations, on veut que la sensibilité savoure ce qui n'est bon qu'en l'outrageant; pour moi, je l'avoue, il n'y a pas dix ans que je jouis, il n'y a pas dix ans que je me doute de ce qu'il faut exclure, de ce qu'il faut éteindre pour améliorer une jouissance; il est inoui comme on sent mieux ce qu'on croit prêt à nous échapper, moins on est sûr de renouveller, mieux on goûte ce qu'on obtient; il faut avoir beaucoup connu pour décider sur ce qui est bon . . . Et que connait- on à dix-huit ans? Estimant encore ses principes, croyant encore à la vertu, admettant des dieux, . . . des chimères, . . . chérissant tous ces préjugés, a-t-on conçu ces divins écarts, fruits du dégoût et de la dépravation, a-t-on l'idée de ces recherches délicieuses; nées dans le sein de l'impuissance, il faut vieillir, vous dis-je, pour être voluptueux . . . On n'est qu'amant quand on est jeune, et ce n'est pas toujours à Cithère où la volupté veut un culte . . . Mais concluons monsieur de Valcour, je vous sermone et ne vous convaincs pas . . . Qu'elle est votre dernière résolution? —De mourir plus-tôt mille fois que de renoncer à mon Aline. —Vous vous attirerez bien des maux. —Je les braverai tous, aimé d'elle. —Voilà donc votre dernière réponse? —C'est la seule que vous aurez jamais de moi. — (Et se levant furieux.) Eh bien! monsieur, ne vous étonnez donc pas des moyens que je prendrai, . . . des puissances que j'armerai contre vous. —Si vous agissez en mal-honnête homme, vous m'aurez donné le droit de vous mépriser, et j'en jouirai dans toute son étendue. —Souvenez-vous sur-tout, monsieur, que ma maison vous est interdite, . . . que je ferai surveiller ma fille, et que si vous continuez ou à lui écrire ou à lui donner des rendez-vous, j'implorerai la rigueur des loix; et saurai, au moyen d'elles, vous faire rentrer dans les bornes du respect que vous devez à un de ses ministres. —Et il est sorti tout en colère, ramassant ses rouleaux, et protestant qu'avant qu'il fût peu, mon entêtement me donnerait des remords.
Voilà ce qui s'est passé, madame, j'aurais voulu mettre plus de liant dans cette visite; j'avoue que je me repends par rapport à vous de l'aigreur qui m'est échappée, mais je n'ai pu tenir à me voir traiter comme il l'a fait . . . me proposer de vendre mon amour pour Aline! . . . Juste ciel! toutes les gouttes de mon sang, versées l'une après l'autre, ne m'y feraient pas renoncer, et le trône de l'univers fût- il là pour prix de mon sacrifice, fût-il en parallèle avec les plus affreux tourmens, je ne balancerais pas une minute.
J'attends vos ordres, madame, . . . mais non pas sans inquiétude, non sans éprouver comme vous, au fond de mon cœur, le pressentiment de l'infortune . . . Moi qui voulois vous inspirer du courage . . . Hélas! je sens que j'ai besoin du votre . . . Cachez cette scène à votre Aline; elle augmenterait ses inquiétudes . . . Instans fortunés du repos et de félicité, ne luirez-vous jamais pour nous!
LETTRE XLVII.
Madame de Blamont à Valcour.
Paris, ce 26 janvier.
On ne m'a point déguisé la visite qu'on vous a faite. J'attendais . . . On m'en parla avant-hier, et comme le ton n'avait point changé, je ne voulais rien dire qu'on ne me prévint; mais on ne m'a pas dit un mot des cinq-cents louis, encore moins de tout ce qui a pu ressembler à l'humeur; on s'est contenté de me dire qu'on avait voulu vous voir pour vous engager à renoncer à des prétentions qui ne vous allaient nullement, et qu'il avait été impossible de vous vaincre. On m'a prié d'y travailler; et sans dureté, sans humeur, on m'a dit qu'il était de mon devoir de m'opposer à de certains rendez-vous dont on était sûrs . . . Je les savais ces entrevues, mon ami: et j'espère que vous étiez bien persuadé que je ne les ignorais pas; vous n'auriez pas voulu qu'Aline vous les proposât à mon insçu; assurément ils sont bien simples, et je serois loin de vous les interdire si vos propres intérêts ne m'y contraignaient; il faut faire encore plus, Valcour, il faut éviter de beaucoup sortir d'ici, jusqu'à ce que l'orage soit dissipé; je n'ai point de preuves certaines du courroux de l'homme que nous craignons, mais avec un tel caractère, avec autant de fourberies, le calme même ne doit pas nous en imposer; aucun de ses systêmes ne m'étonne, il ne m'a que trop appris jusqu'où l'abandon des principes peut conduire un cœur comme le sien. Cela me fait voir le cas qu'il faut faire de ses caresses; mais s'il ne les fait que par faussetés, . . . qu'il soit bien convaincu que je ne les reçois que par politique, et que je le traiterois comme il mérite de l'être, sans la contrainte où m'engagent les intérêts de mes enfans.
Je conçois toute la peine que vous avez eue à vous modérer, et pourtant vous y avez encore mis trop de chaleur; il me le déguise, et cela m'inquiète. Il est parti hier pour Blamont, en m'assurant que Sophie n'y étoit plus, quoiqu'il soit très-certain qu'elle y est encore; il y a quelques jours que je reçus une lettre d'elle, partie de sa retraite, et qui me fut remise avec le plus grand mystère, je ne vous l'envoyai point, parce qu'elle ne contenoit que les particularités de son enlèvement, que vous saviez déjà; j'ai trouvé le moyen d'avoir une correspondance sûre à Blamont: on me fera passer les lettres de cette malheureuse fille, et l'on m'instruira exactement de tout ce qui la concernera. Dans ce moment-ci elle y est, et le président y va . . . il y va, et m'assure qu'elle n'y est pas, . . . et ses attentions pour moi ne diminuent point . . . . . Oh! mon ami, ces détours sont-ils constatés? Ses faussetés sont-elles manifestes? . . . Et nous ne frémirions pas! Oh ciel! tout est fait pour nous inspirer les plus vives craintes . . . . . Je veux savoir avant de fermer ma lettre si Dolbourg est du voyage . . . . .
On arrive . . . Non, il n'en est point, le président part seul et Dolbourg ne doit pas même bouger de Paris . . . À quel propos cette visite . . . Malheureuse Sophie, les titres que l'on te croit te garantiront ils des fureurs de ce débauché? Ne se repend-il pas de t'avoir respectée comme maîtresse de Dolbourg, et ces liens ont-ils brisés l'idée du crime. —(Heureusement imaginaire.) —Ne va-t-elle pas enflammer sa perfide imagination? . . . . .
Il faut que je vous parle de mon Aline, ma tête a besoin de se reposer sur la vertu, en venant d'être obligé de concevoir le crime . . . Elle vous embrasse; elle est un peu tourmentée . . . . . . Elle ne sait pourtant rien de votre scène, . . . mais elle apperçoit, comme sa mère, du louche dans tout ceci . . . Consolée de vous voir un instant toutes les semaines, il lui déplaît d'être obligée d'y renoncer; elle vous exhorte néanmoins au même courage qu'elle, et nous vous embrassons toutes les deux.
LETTRE XLVIII.
Léonore à Madame de Blamont.
Rennes, ce 22 janvier.
Je croirais manquer à tout ce que je vous dois mon aimable maman, si je ne vous faisais part de l'heureux commencement de toutes nos démarches. Mon retour en Bretagne a surpris un grand nombre de gens, et en afflige quelques-uns. Une foule de petits cousins obscurs, qui emportait en détail la succession de la comtesse de Kerneuil, trouve très-mauvais que je vienne la déposséder, et ces malheureux campagnards s'en désespèrent d'autant plus amèrement qu'ils ne voient aucun jour à pouvoir soutenir encore leurs ridicules prétentions, rien ne m'amuse autant que le bouleversement de ces petites fortunes dissipées par ma présence, comme l'aquilon renverse ces plantes parasites qu'un jour voit naître et qu'un instant détruit. Vous allez me dire que je suis méchante, que j'ai un mauvais cœur, mais, ces reproches à part, vous m'avouerez pourtant qu'il y a des occasions où le mal qui arrive aux autres est quelquefois bien doux [1]. Ne peut- on pas mettre de ce nombre celui qui nous enrichit?
Le comte de Beaulé nous a envoyé une réponse d'Espagne, qui nous assure une prompte et sûre restitution d'une partie des lingots; et cela, joint au reste, va nous rendre, comme vous le voyez, une des plus riches maisons de Bretagne; mais ce ne sera point en province où nous consommerons cette brillante fortune, nous habiterons la capitale. Le centre des plaisirs est le lieu qui convient aux richesses; et dès qu'on peut satisfaire tous ses desirs, le séjour qu'il faut preférer est celui où l'on les renouvelle plus souvent. Ce projet d'ailleurs, nous rapproche de vous, en faut-il plus pour nous y décider? N'avez-vous pas entrepris ma conversion? Il faut bien que je vous en laisse la gloire . . . Quelle cure! et que je crains de vous y voir échouer, j'appellerai mon cœur au secours de mon esprit, . . . mais tous deux sont dites-vous si mauvais . . . je ne passe pourtant point condamnation sur le premier, et ma sensibilité est toujours bien active quand il est question de vous chérir [2].
Destinée aux rencontres singulières, j'ai trouvé pour directeurs du spectacle de Rennes, monsieur et madame de Bersac; ils m'ont vus dans une partie de ma gloire, et mon petit orgueil en était flatté; cette aventure m'a fait naître une idée sur cette petite Sophie que vous me fîtes voir à Orléans . . . Elle est jolie, mes anciens amis s'offrent à la prendre et à la former si vous le trouvez bon; il me semble que cela lui vaudrait mieux qu'un couvent, et quand on possède une figure comme la sienne, n'est-il pas infiniment plus sage d'être utile aux hommes qu'inutile à Dieu? Si ce projet scandalise pourtant la farouche vertu de ma jolie maman, je lui offre une place chez moi dès que nous serons établis; quand on est jeune, il faut travailler, faire une pension à cela pour prier Dieu et médire au fond d'un couvent, c'est en vérité de l'argent mal employé. Je ne prétends pas refroidir votre compassion, mais si cette petite fille ne veut rien faire, en vérité je l'abandonnerais sans scrupule. Je vous l'ai dit, je ne connais rien de pire que de favoriser la fainéantise; c'est blesser les loix de la société, c'est les enfreindre toutes.
Vous vous déciderez et me donnerez vos ordres; quelqu'ils puissent être, ils m'honoreront, et je me ferai toujours une loi de les suivre. Sainville et moi, nous embrassons tous deux la tendre Aline, et nous vous offrons tous deux nos respects.
[Footnote 1. On dit que Paul Veronèse, obligé dans une vaste composition de faire reconnaître les deux sœurs, sous les costumes les plus distans, mit un tel art dans de certains traits de l'une et l'autre de ces personnages, qu'on les nommât au premier coup-d'œil. Est-il possible de ne pas reconnaître de même ici Léonore pour la fille de monsieur de Blamont? (Note de l'éditeur.)]
[Footnote 2. Aline, Aline, auriez-vous écrit comme cela à votre mère? (Note de l'éditeur.)]
LETTRE XLIX.
Sophie à Madame de Blamont.
Du château de Blamont, ce 29 janvier.
Oh! madame, pourquoi faut-il que je ne sois destinée qu'à vous raconter des infamies; pourquoi faut-il que le ciel ne m'ait donné l'existence que pour être toujours victime du malheur . . . Et puis, comment oser parler quand celui qui me fait souffrir vous appartient d'aussi près? Vous avez bien voulu lire ma première lettre, une réponse de vous, que je conserve au fond de mon cœur, m'apprend que vous avez daigné pleurer sur mes maux; j'ose vous les confier encore, j'ose encore implorer votre protection, je suis menacée de plus grandes infortunes que celles que je viens de soutenir; oh! madame, daignez m'y soustraire. Je ne vous demande plus les mêmes bontés, je sais qu'elles vous sont impossibles; mais tâchez seulement, je vous conjure, de me faire arracher de ces lieux, j'irai vivre ignorée dans quelque coin de la terre, où l'on n'entendra jamais parler de moi, mes malheureuses mains fourniront à ma subsistance; je n'implore d'autres secours que la liberté de pouvoir travailler, on aura pitié de ma misère, on protégera ma jeunesse: tous les cœurs ne sont pas endurcis; je ne demande que le fruit de mon travail, je le mériterai par ma conduite et mon activité; mais passons aux détails madame, puisque vous me permettez de vous les faire [1].
Monsieur le président arriva ici en poste le 25 au soir; il était environ huit heures quand il entra dans la maison, on lui avait préparé du feu et à souper dans ses appartemens d'en haut, il y monta tout de suite; et dès qu'il eut fait, il m'envoya dire de venir lui parler . . . La feuille agitée par l'orage était moins tremblante que moi. Son laquais, en sortant, ferma soigneusement toutes les portes, il ne restait plus de communication de libre que celle de ma chambre à la sienne; à peine osais-je avancer . . . Il était sur une bergère, au fond de l'appartement, en face de la porte par laquelle j'entrais.
Approchez, me dit-il, je conçois vos craintes. Vous devez frémir de me voir après la sottise que vous avez faite . . . Vous êtes bien convaincue, j'espère, que je ne viens ici que pour vous la faire pleurer; mais avant tout écoutez-moi, et que la vérité guide vos réponses.
Quels motifs ont pu vous déterminer à aller chercher la maison de ma femme pour azyle? —Le hazard, monsieur, soyez-en bien sûr, est la seule cause de cet événement; je fuyais vers Bercueil; chassée par votre ami, j'allais implorer le secours de la femme qui m'avait élevée; madame de Blamont m'a trouvée dans le bois, et m'a conduite dans son château, sans que je susse que j'étais chez quelqu'un qui vous tint par de tels nœuds. —Mais vous lui avez raconté tout ce qui se passait chez mon ami et chez moi? —Ignorant à qui je parlais. —Vous ne le deviez dans aucun cas. —Après la manière cruelle dont on m'avait chassée, je m'étais cru permis de me plaindre. —Vous méritiez le traitement que vous avez reçu. —Non, monsieur. —Vous êtes une impudente et vous avez trahi mon ami. —Par quel serment faut-il vous protester le contraire? —Vous ne m'en imposerez pas, vous êtes une catin, . . . vous êtes pis, vous nous avez volé en partant. —Moi, monsieur! . . . Juste ciel! Et me jetant à ses pieds, oh monsieur! je suis une malheureuse; mais l'indigence n'exclue ni la franchise ni l'honnêteté . . . Croyez au serment que je vous fait de mon innocence sur tous les points dont vous m'accusez. —Ce n'est pas dans ce moment-ci . . . Non, ce n'est pas à l'instant où je viens vous punir sévèrement de vos fautes, que vous me ferez croire qu'elles n'existent pas. —Et alors il s'est levé et s'est promené quelque temps dans la chambre. —Je me suis levée aussi, et je me tenais en silence, n'osant lever les yeux sur mon juge et frémissant de ses arrêts . . . Alors, il s'est approché de moi, et m'obligeant à lever la tête, qu'il soulevait et contenait d'une de ses mains. —Ils vous ont tourné la cervelle; ils vous ont dit que vous étiez jolie, il est impossible de l'être moins; ils vous ont dit que vous ressembliez à Aline, il serait bien fâcheux pour elle qu'elle fut aussi laide que vous . . . Quelques traits si l'on veut . . . Ce qui fait, qu'en badinant, je vous appelais ma fille; mais j'espère que vous êtes bien persuadée que vous ne m'appartenez point. —Oh! oui, monsieur, je connais maintenant ma naissance. —Vous la connaissez? —Oui, monsieur. —Qu'elle est-elle? . . . Et ici madame, je n'ai pas cru faire une imprudence en avouant que je savais que je n'étais que la fille de Claudine Dupuis, du pré-Saint-Gervais. —Et qui a éclairci ce point, a-t-il demandé alors avec le plus grand étonnement? —Hélas! monsieur, je l'ignore, mais on l'a dit dans le château. —On vous en a imposé, personne ne sait mieux que moi qui vous êtes, vous fûtes nourrie quelque temps par cette femme, mais vous ne lui appartenez pas. Puis prenant ma gorge de l'une de ses mains, et fixant ma tête de l'autre pour m'examiner de près, il vous suffit de savoir que vous n'êtes pas ma fille . . . Et que, quand vous la seriez, je n'en aurais que plus de droit à vous punir rigoureusement, et à vous réduire dans la soumission où je veux que vous soyez vis-à-vis de moi . . . Déshabillez-vous . . . Il y travaillait déjà lui-même . . . Mais quand il a vu que je me reculais en baissant la tête et en ayant l'air de l'implorer, il s'est jeté comme un furieux sur moi, et m'ayant brutalement arraché tout ce qui me couvrait, il m'a fait éprouver le même traitement que j'avais essuyé de son ami lorsque je fus chassée de leur maison [2]. Ni larmes, ni prières n'ont été capables de l'attendrir; on eut dit qu'il s'enflammait au contraire en raison de mes efforts a le désarmer; et faisant succéder à ces cruels préliminaires des actions plus indécentes encore, il m'a soumis la moitié de la nuit, à tout ce qu'a pû lui suggérer l'égarement de sa tête et la perversité de son cœur.
Le lendemain, il m'a fait revenir à l'heure de son lever. —Tout ce que j'ai fait hier, m'a-t-il dit, n'est que le très-léger échantillon de ce que mon ami vous prépare; c'est lui que vous avez trahi, c'est donc à lui à se venger; je vous l'amènerai incessamment, apprêtez- vous à le recevoir, et tachez sur-tout de l'attendrir, comme vous l'essayâtes hier avec moi, par le moyen de ces deux grands yeux bleus, inondés d'un ruisseau de larmes, dont l'effet, comme vous voyez, n'a pourtant pas été très-sûr . . . Nous avons le malheur, nous autres gens de loi, d'être un peu blazés sur tous ces beaux secrets de femmes . . . Ne dirait-on pas que je vous ai pulvérisé . . . Voyons . . . Ses regards se sont rassasiés des vestiges de son intempérance, il les a contemplé long-temps avec une curiosité féroce . . . il les a renouvellées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Ensuite il a appelé l'homme qui me garde ici, il lui a recommandé de me veiller avec plus de soin que jamais, et de m'ôter, surtout, les moyens de m'entretenir ou verbalement ou par lettres, avec qui que ce pût être. Il a ajouté qu'il reviendrait bientôt avec son ami, et il est remonté dans sa chaise.
Si j'ai fait quelqu'imprudence, daignez me le dire, madame, afin que je la répare de tout mon pouvoir; mais ne m'abandonnez pas je vous conjure, je n'ai que le Ciel et vous pour appui, qu'il me soit permis de les implorer tous deux . . . qu'il me soit permis d'attendre de tous deux un peu de repos après tant de malheurs! J'ose me jetter aux pieds de mademoiselle Aline, et lui présenter mon respect . . . Heureux instans où je pus l'appeler ma sœur, douce illusion, comme vous vous êtes évanouie . . . il y a donc des êtres dans le monde qui ne sont nés que pour l'infortune et la douleur! . . . Que deviendraient-ils si l'espoir consolant d'un Dieu juste ne venait adoucir leur tourment! Mais hélas! ma jeunesse m'effraye, ce qui ferait le charme d'une autre, fait le malheur de la triste Sophie. Combien d'années je puis encore souffrir sur la terre, heureux ceux qui sont près du cercueil . . . qui, après avoir langui sous les fers de la vie, voyent enfin le ciseau de la parque prêt à terminer tous leurs maux! Avec quelle tranquillité n'aperçoivent-ils pas l'instant qui va les réunir à l'être qui les a créé! Contens d'aller le glorifier en paix, . . . heureux de renaître au sein de sa puissance, comme ils doivent se dépouiller avec joie des lambeaux de leur humanité! Et pourquoi fallait-il que je visse le jour! À quoi servai- je au monde? Inconnue, méprisée, à charge à l'univers, . . . était-ce bien la peine de naître? Sont-ce des épreuves, ô mon Dieu! je vous les offre, et ne vous demande pour prix de ma soumission, que de détruire bientôt la malheureuse existence d'une créature qui n'aspire qu'à revoler vers vous pour vous servir et vous adorer.
Pardon, madame, devrais-je vous fatiguer de mes plaintes, hélas! ce sont peut-être les dernières qu'il me sera permis de vous adresser . . . Qui sait ce qu'on me prépare! qui sait ce que je vais devenir! Dieu puissant! faites que ce ne soit pas sur une croix de douleur que la malheureuse Sophie parvienne aux pieds de votre trône [3].
[Footnote 1. Nous prévenons nos lecteurs que la décence nous a contraints à élaguer beaucoup ces détails; peut-être reste-il encore des choses fortes, il est impossible d'affaiblir par trop la teinte des caractères.
(Note de l'éditeur.)]
[Footnote 2. Voyez tome I, page 112 et 113.]
[Footnote 3. Les deux lettres qu'on vient de lire étaient incluses dans la suivante.]
LETTRE L.
Madame de Blamont à Valcour.
Paris, ce premier février.
Je vous envoye deux lettres bien différentes que je viens de recevoir à-la-fois et toutes deux m'affligent dans des sens bien contraires; l'une est baignée de mes larmes, elle fera sûrement couler les vôtres; la seconde . . . hélas! je n'en parle point, lisez-la. Eh bien! devons-nous douter de la réalité des maux qui s'accumulent sur nos têtes? . . . Comme il est fourbe cet homme, et comme il est cruel! . . . remarquez qu'il la croit sa fille, qu'il n'a pour le désabuser qu'un propos d'elle, dont rien ne peut lui garantir la vérité ni détruire les premières opinions dans lesquelles il doit être naturellement . . . il la croit sa fille, et voilà comme il la traite, . . . et la foudre n'éclate pas sur un tel homme! . . . j'aurais voulu que vous eussiez vu le calme avec lequel il est revenu de cette belle expédition, comme l'habitude de feindre empêchait son front de vaciller, . . . pas un ton faux dans les inflexions de la voix, pas une réponse louche; . . . jamais le crime n'eut autant d'assurance; mêmes caresses, mêmes empressemens près de moi; il a voulu comme depuis quelque temps y passer deux ou trois heures de la nuit, . . . et moi qui ne savais rien, . . . moi qui ignorais que ces mains criminelles; . . . hélas! je les ai laissées s'approcher de moi, . . . et maintenant j'en frémis d'horreur . . . Pourrais-je soutenir jusqu'au bout le personnage que je me suis imposé . . . Pourrais-je m'empêcher de frissonner, quand ses yeux seulement se tourneront sur les miens? mais que faire, . . . je n'ai pas même la force d'imaginer, . . . comment aurais-je celle d'agir!
Cependant il me paraît essentiel que vous alliez trouver le curé du Pré-Saint-Gervais, que vous sachiez d'abord de lui, si le président, sur le propos de Sophie, n'aura fait aucunes démarches, et que vous préveniez cet ecclésiastique de ce que nous le prions de dire, dans le cas où l'on viendra s'informer. Moi, je ne prescrirai rien à Sophie, qu'elle continue de répondre comme elle a fait, sans entrer dans aucuns détails, elle doit les ignorer tous, sa réponse au fond est indifférente, elle ne doit rien savoir, qu'elle dise ce qu'elle voudra; que décider à présent sur cette malheureuse? . . . Il est bien dur de l'abandonner, . . . bien périlleux de la servir; . . . n'ayant aucun besoin d'avouer jamais Léonore, si je continuais à réclamer Sophie; . . . mais le puis-je après son propos? . . . Oh, mon ami, conseillez-moi, j'en ai besoin, les sentimens du cœur nuisent aux raisonnemens de l'esprit, je le sens et ne sais que résoudre; j'imagine cent moyens pour sauver cette infortunée, et au travers de tout ce qui me passe par la tête pour exécuter ce dessein, peut-être s'y présentent-t-ils des choses dangéreuses . . . faire parler à Dolbourg, c'est lui témoigner une confiance dont il abusera certainement, le comte est chargé d'une négociation si importante pour Léonore que je n'ose lui proposer ces nouveaux soins, . . . que puis-je d'ailleurs pour Sophie maintenant qui ne soit contre mon mari? J'attaque l'un en défendant l'autre . . . Je tiens à l'un, l'autre ne m'est rien . . . Il est donc des cas où la trame du crime est tellement ourdie, qu'il devient impossible de la rompre.
Mais que dites-vous du calme de Léonore à dépouiller ces malheureux collatéraux, en vérité, je me repends plus que jamais du parti que nous avons pris, je sentais toujours quelque chose de louche au fond de ma conscience; je vous l'ai dit, en adoptant le projet de lui faire reclamer cette succession . . . Le comte l'a voulu, il n'est plus temps d'en revenir, . . . et pourquoi réduire ces infortunés à l'aumône? . . . Ne pourrait-elle pas se contenter du bien de son mari? ou au moins faire grace aux plus pauvres: et l'indifférence avec laquelle elle me parle de Sophie . . . En faire une comédienne . . . ou une femme de chambre . . . Voilà comme la pitié parle au fond de ce cœur, . . . si ressemblant à celui de l'homme qui fait tous nos maux. Adieu, je n'ai pas assez de tête ce soir pour continuer de vous écrire, —conseillez-moi, . . . éclairez-moi, et pressez sur-tout les démarches que je vous demande.
LETTRE LI.
Valcour à Madame de Blamont.
Paris, ce quatre février [1].
Vous aviez raison, madame, de soupçonner le président de l'envie de s'éclaircir, comme s'il lui eût tardé de savoir si son crime était réel ou non, comme s'il eût craint de ne pas charger assez-tôt sa conscience de cette nouvelle horreur; la première chose qu'il a faite au retour de Blamont, a été de voler au Pré-Saint-Gervais; il a demandé Claudine Dupuis, elle était morte, il a été obligé d'avoir recours au curé; cet honnête homme se ressouvenant de nos opérations, nous a servis comme si nous eussions été là pour l'encourager. —Que désirez-vous de moi, lui a-t-il dit, monsieur, —savoir, a répondu le président, ce que devint Claire de Blamont mis en nourrice ici en tel temps et chez telle femme. —elle est morte, et je vous en délivrai pour lors les extraits nécessaires. —Non, monsieur, elle ne mourut pas, j'avais des raisons pour soustraire cet enfant à ma femme, je m'accordai avec la nourrice pour feindre sa mort, et je l'enlevai de nuit. —Que voulez-vous, si cela est, et qui peut être mieux instruit que vous du sort de cette enfant? —Mais la nourrice peut m'avoir trompée; je lui ai dit que je destinais à cette petite fille le sort le plus heureux, désirant peut-être en faire jouir la sienne, elle a pu me la donner à la place, et garder celle que je venais enlever, ce qui ferait que je n'aurais alors que sa fille entre mes mains, au lieu de la mienne. —Ces choses-là ne se font point. —Qu'est devenue la fille de Claudine? Et le curé saisissant ici avec adresse l'occasion de la mort réelle d'Elisabeth de Kerneuil, a donné à la fille de Claudine . . . (Sophie) le sort de cette Elisabeth, et lui a dit qu'elle était morte; n'ayant au moyen de cela nullement parlé du troisième enfant contre lequel a été changé Claire de Blamont, il a laissé le président dans l'erreur, et absolument convaincu que la fille de Claudine est morte, et que l'individu qu'il a dans Sophie est bien décidément sa fille.
Il est certain que si les mêmes choses pouvaient sans inconvénient se soutenir en justice, à l'esclandre près que vous voulez éviter, vous n'auriez pas d'autres moyens de sauver Sophie que de la réclamer encore pour votre fille; Léonore n'ayant aucun intérêt à vous désavouer, ne le ferait sûrement point, et peut-être réussiriez-vous; mais il faut un procès et vous n'en voulez pas, et je suis bien loin de vous conseiller d'en avoir; tout vous engage donc à écouter un peu moins dans ce moment-ci votre cœur que vos intérêts. Je vous conseillais presque le contraire cet automne, mais il y a eu depuis quelques changemens dans les circonstances; il ne faut pas voir les choses trop en noir; n'est-il pas plus simple d'imaginer que les deux amis après quelques nouvelles débauches éloigneront cette fille de vous et la placeront dans quelque couvent de province; n'est-il pas, dis-je, plus simple de croire cela, que de soupçonner une atrocité sans fruit comme sans vraisemblance. Il est des crimes gratuits trop affreux pour être supposés, et que ne peut admettre l'excès même de la perversité humaine, celui que vous pourriez craindre serait dans ce cas-là, ne l'imaginez donc point . . . Pour être plus sûr de son fait, le président a proposé au curé l'exhumation du prétendu corps de Claire, lui assurant qu'on ne devait trouver dans le cercueil aucune trace de cadavre d'enfant . . . Le curé qui savait à quoi s'en tenir, lui a dit que cette recherche était inutile, que dès qu'il avait ordonné la fraude, il devait être sûr qu'elle avait été exécutée, qu'il était déjà assez mal à lui d'avoir ainsi abusé des cérémonies de l'église, sans joindre à cette indécence, celle de l'exhumation proposée; d'ailleurs, a-t-il ajouté, je ne le puis sans la permission de l'archevêque; conviendrez-vous de cette fraude à ses yeux? croyez-moi, laissons tout cela dans l'oubli, monsieur, l'enfant que vous avez retiré est entre vos mains, ne doutez point que ce ne soit votre fille; . . . mais encore une fois, a repris le président, envieux de se procurer toutes les preuves qui pouvaient le mieux constater son crime: —qu'est devenue la fille de Claudine Dupuis, et le curé lui ayant répété qu'elle était morte, a achevé de l'en convaincre, en lui remettant l'extrait mortuaire d'Elisabeth de Kerneuil, enterrée sous le nom faux de la fille de Claudine, par une supercherie de cette nourrice, que vous sûtes lors de mes recherches; Je le répète, voilà donc le président plus sûr que jamais que Sophie est sa fille, et que tout ce qui a pu être dit ultérieurement n'est que du verbiage de valets, qui ne doit pas avoir un plus grand degré de réalité que ce qu'on lui prouve. Un honnête homme se rappelant ici les indignités dont un moment de fureur lui aurait fait accabler cette malheureuse, —se voyant convaincu qu'elle est sa fille, en serait mort de regret et de douleur; —le président parfaitement tranquille dans le mal . . . Le président qui ne désirait des informations que pour jouir de la certitude d'avoir commis ce crime . . . Le président, dis-je, est parti comblé, laissant éclater sur ses traits cette joie maligne qu'imprime chez les scélérats, la conviction de leur atrocité. J'ai rendu mille graces au curé de nous avoir aussi bien servi, et nous sommes convenus tous deux, qu'il l'avait fait sans compromettre son devoir, puisqu'il n'en a imposé sur rien, qu'il n'a fait que cacher un secret confié, et profiter des fraudes qu'on lui avait fait à lui-même.
Voilà les faits, madame, je n'ose prendre sur moi de vous renouveller le conseil d'abandonner Sophie à la providence, mon cœur souffrirait trop à vous y engager. Mais quelque soit l'intérêt qu'elle vous inspire, daignez réfléchir que vous avez deux filles et un époux à ménager; à l'éclaircissement juridique, il faut que le curé parle, dès ce moment vous ne sauvez pas Sophie, et Léonore vous est rendue, quelqu'adroite que soit cette jeune personne, vous l'exposez pourtant aux noirceurs d'un père atroce, capable de sacrifier jusqu'à Sainville, dès qu'il ne verra plus dans lui qu'un obstacle aux infamies qu'il concevra trop infailliblement sur cette nouvelle fille immolée déjà dès le berceau, dans sa perfide imagination. Si vous plaidez et que vous perdiez, ce qui sera certain, vous sacrifiez Aline à Dolbourg . . . plus aucun moyen dès-lors de pouvoir la tirer de ses mains, puisque Sophie n'est plus sa belle-sœur, et que vous gagniez ou que vous perdiez, voilà du train, Paris entier s'occupant de vous et tout cela pour une fille qui ne vous est rien, et envers laquelle vous avez déjà fait tout ce que pouvait vous dicter le sentiment le plus étendu de la pitié . . .Il est de malheureux cas, madame, et vous allez voir que ma comparaison met tout au pis, puisqu'elle suppose des atrocités impossibles, . . . mais dussent-elles être; . . . il est de malheureux cas, où le berger prudent sacrifie une brebis égarée, plutôt que de risquer le sort entier du troupeau, en voulant protéger cette fugitive. Le président employe la feinte avec vous, usez des mêmes armes. Vous devez tout faire pour le ménager, sa présence et ses soins vous répugnent . . . Je le conçois, mais vous y refuser serait dangéreux; suivez votre premier plan, plus vous l'aurez près de vous, mieux vous démêlerez ses démarches, et mieux vous serez à même d'y parer; si vous l'éloignez il n'en sera que plus faux, ses manœuvres seront les mêmes et vous les découvrirez moins. Pendant cela travaillez fermement à ce que le sort d'Aline se décide dans une assemblée de parens. Là, vous direz toutes les raisons qui doivent mettre obstacle à l'établissement que votre époux désire, et là, si votre cœur conserve toujours les mêmes bontés pour moi, vous oserez me nommer, et faire valoir les sentimens d'Aline: ma retenue et ma délicatesse s'opposent à ce que j'appuye davantage sur ce dernier article; oh! combien ma cause y sera bien servie, quand c'est vous qui daignerez la défendre.
Au reste, je me soumets à vos conseils, je vais m'isoler absolument, puisque vous le jugez nécessaire, ce sacrifice coûtera bien peu à celui qui ne respire que pour le tendre objet qu'il ne doit plus ni voir ni rencontrer nulle part; je me priverai du bonheur d'aller prier près d'elle, le Dieu qui peut mettre fin à nos maux, il m'était cependant si doux de m'édifier à ses côtés, lorsque dans la ferveur de ses invocations, je voyais quelquefois ses belles joues se colorer du feu d'une sainte ardeur, que je les voyais s'inonder des larmes de la piété et de la componction, je me disais avec tant de joie: comment le Dieu qui l'anime à-présent, n'accomplirait-il pas ses désirs; il est en elle, il y descend, elle l'implore, il l'exaucera, et m'imaginant alors en me prosternant vers elle, adorer le Dieu même en son plus divin sanctuaire, je lui adressais comme à ce Dieu tous les sentimens d'une ame enflâmée . . . Eh bien! je me priverai de ces délices, mais l'hommage sera toujours égal, . . . toujours présente à mon imagination, je l'adorerai dans le silence du repos et de la solitude, elle et ce Dieu confondus dans mon ame, ne feront plus qu'un seul et même objet où tous les sentimens du plus violent amour iront s'offrir à chaque instant.
[Footnote 1. Il faut se rappeler ici la lettre XXIV du premier volume.]
LETTRE LII.
Le président de Blamont à Dolbourg.
Paris, ce 6 février.
Ou es-tu donc Dolbourg? en verité, je crois que tu deviens sage: si cela est, je ne dis mot, rien ne me touche comme une conversion, et j'y crois si peu que j'en désire toujours, sans avoir encore été assez heureux pour en rencontrer. Il est pourtant certain qu'il en faut venir là . . . On recule tant qu'on peut, ces maudites passions nous troublent, . . . nous aveuglent; dans la jeunesse elles sont violentes, à notre âge elles sont dépravées, plus nous vieillissons, plus elles nous maîtrisent; les goûts sont formés, les habitudes sont faites, à force d'outrage on a réussi à mettre son ame en repos, on est parvenu à comprendre que ces réminiscences fâcheuses qui la bourrellent quelquefois, s'éteignent à mesure que l'on les nourrit et que la façon la plus sûre de les anéantir est de leur donner de l'aliment, au lieu de s'arrêter alors, on redouble, l'excès de la veille allumant les désirs, ne sert qu'à faire inventer de nouveaux projets pour le lendemain; et l'on arrive ainsi sur le bord de la tombe sans s'être occupé de la chûte un seul jour. Une fois là, que devient-on? Tous les préjugés renaissent, et l'on expire en désespéré.
Voilà pourtant quel sera ta fin, je te vois d'ici entouré de prêtres, te prouvant que le diable est là qui t'attend, et toi frémir, pâlir, faire des signes de croix, abjurer tes goûts, tes amis, puis partir comme un imbécile. Et pourquoi seras-tu comme cela, . . . C'est que tu ne t'es point fait de principes, je te l'ai dit, c'est que n'écoutant que tes passions sans raisonner leur cause, tu n'as jamais eu assez de philosophie pour les soumettre à des systêmes qui pussent les identifier dans toi; tu a sauté par-dessus tous les préjugés sans essayer d'en détruire aucun; tu les as tous laissé derrière toi, et tous reparaîtront pour te désoler, quand il n'y aura plus moyen de les combattre.
Infiniment plus sage, j'ai étayé mes écarts par des raisonnemens, je ne m'en suis pas tenu à douter, j'ai vaincu, j'ai déraciné, j'ai détruit dans mon cœur tout ce qui pouvait gêner mes plaisirs, . . . Faudra-t-il les quitter? Je serai fâché de les perdre sans me repentir de les avoir aimé, en m'endormant en paix dans le sein de la nature, —j'ai accompli sa volonté, me dirai-je, j'ai suivi ses inspirations, ce que j'ai fait lui plaisait, sans doute, puisqu'elle en éveillait en moi le désir, . . . et qu'elle frayeur m'inspirerait donc la fin de mon existence? dois-je craindre d'être puni pour avoir cédé mollement sous le joug si flatteur des lois qui m'entraînaient! . . . mourons tranquille, tout finit avec moi, . . . tout s'éteint quand mes yeux se ferment, et les momens qui doivent suivre l'apparition que j'ai faite ici bas, seront semblables à ceux où mon existence était nulle, je ne dois pas plus frémir pour ce qui suit, que je ne devais trembler pour ce qui précédait: rien n'est à moi, rien n'est de moi, toujours guidé par une force aveugle, que m'importe ce qu'elle m'a fait suivre.
Ne doute pas, mon ami, que ma fin ne soit tranquille avec de tels sentimens, je te le répète, il ne s'agit pas d'éloigner, il faut vaincre, il faut subjuguer, annéantir; un seul préjugé en arrière suffit à notre désolation, et c'est à tous, mon ami, à ceux mêmes qui paraissent le plus respectables aux yeux des hommes, qu'il faut déclarer guerre ouverte.
Quoi qu'il en soit, à mon retour de Blamont, je n'ai rien eu de plus pressé que de vérifier le propos de cette petite créature, flatté de lui appartenir de tant de manières, j'aurais été désespéré, je l'avoue, de ne pas voir un de ces deux liens prêter des charmes à l'autre. Je ne te craignais plus, tes prétentions étaient évanouies; je n'étais donc arrêté que par un titre . . . Eh bien! connais moi Dolbourg, je ne frémissais pour mes plaisirs que de la crainte de les voir nuls; mais tout est reconnu, j'ai bien certainement l'honneur d'avoir mis Sophie au monde, et ce qui doit te rendre le souvenir des plaisirs que tu as goûté avec elle, bien autrement délicieux, elle est bien sûrement légitime, bien sûrement la sœur de celle que l'on te destine [1], heureux époux de toute ma famille; je t'aurais fait goûter le plaisir des Dieux [2], il ne te reste plus que ma femme. Tu ne saurais croire l'envie que j'aurais de te voir flétrir les palmes de la vertu conjugale dont cette fière épouse est si orgueilleuse . . . Veux-tu que je hazarde la proposition? . . . Tu joueras vingt- quatre heures l'amant passionné, et si on ne se rend pas, . . . ce qui est vraisemblable, j'arriverai à ton secours . . . Ah! laisse-moi rire de l'idée, je t'en prie, il me semble que c'est une des plus folles que j'aye conçue depuis long-temps; oui, je voudrais te voir l'amant de ma femme; en attendant prépare-toi au voyage projetté, mille raisons toutes meilleures les unes que les autres, font qu'il devient indispensable de prendre au plus tôt un parti sur Sophie; nous nous consulterons en route sur la manière d'y procéder, car pour le plan admis, je n'imagine pas qu'il faille s'en départir. Cette madame de Blamont est dangéreuse, il faut s'en méfier quoiqu'elle ne dise pas grand chose sur cet objet-ci, à-présent je ne suis pas sa dupe . . . La friponne est comme l'araignée, elle ne travaille jamais si bien que dans le silence . . . Il faut la prévenir, lui ôter tout moyen de pouvoir réclamer cette fille, de publier par-tout qu'ayant été ta maîtresse, il est impossible que sa sœur devienne ta femme; tu sens la nécessité de couper court à toutes ces calomnies, une infinité de bigots se cabreraient à ce projet incestueux; on ne voit dans le monde que des gens qui font mal, et qui blament à tout instant le mal des autres, comme s'ils croyaient couvrir par ce pédantisme, les égaremens dans lesquels ils se plongent. Je t'attends donc chez moi, le 21 au matin, sans faute, je t'indique ce rendez- vous d'avance pour que tu t'en souviennes mieux. Rien de ce que tu sais ne périclitera pendant notre voyage, je ferai comme les grands généraux, tout en attaquant l'ennemi d'un côté, je saurai l'affoiblir de l'autre; et peut-être en revenant de conclure une bonne opération, en trouverons-nous une meilleure de faite; qu'aucun plaisir sur-tout ne te fasse négliger nos affaires essentielles, entraîné par l'histoire du moment, je crains toujours que tu ne manques, quand il s'agit de travailler; César, infiniment plus aimable mais beaucoup moins volage que toi, quittait tout pour une bataille. Adieu.
[Footnote 1. Il faut se rappeller ici que le président faisait croire d'abord à Dolbourg que cette Sophie était la fille de sa maîtresse, il faut se souvenir aussi que cette maîtresse était sœur d'une autre dulcinée, avec laquelle vivait Dolbourg, qu'ayant eu dans le même temps chacun une fille de ces maîtresses, ils s'étaient promis de se prostituer mutuellement ces deux enfans, quand elles auroient atteint l'âge nubile.]
[Footnote 2. Allusion aux insestes multipliés des divinités du paganisme.]
LETTRE LIII.
Déterville à Valcour.
Ce 13 février.
J'ai été deux fois chez toi ce matin, sans te trouver, mon cher Valcour. Je prends donc le parti de laisser une lettre à ta porte, en recommandant qu'elle te soit remise avec le plus grand empressement aussitôt que tu rentreras . . . Prends des précautions . . . Tiens- toi sur tes gardes . . . Évite d'être seul d'ici à quelque temps; le président te tend des embuches, on n'a pu encore me dire de quelle sorte sont les dangers que tu dois redouter; mais ils sont incontestablement funestes sitôt qu'un tel monstre s'en mêle; réfléchis à tous les motifs qui le guident, . . . à son caractère, . . . à ses richesses, . . . à l'impunité où ces vils frippons croyent vivre, et frémis; je vais tout employer pour te découvrir ce qu'il trame, en attendant tu dois à toi et à tes amis de prendre tes sûretés. Quand tu voudras de moi pour ton second, fais-moi dire un mot et j'accourerai . . .
Eh bien! ces scélérats séviront contre les plus légers délits, ils déshonoreront, ils flétriront, ils assassineront pour des misères les meilleurs citoyens de l'état, tandis qu'eux, qui en sont la lie, eux qui ne le servirent jamais, eux enfin qui le troublèrent ou le trahirent toujours à l'abri du glaive que leurs méprisables mains soutiennent, se rendent dignes d'en être à tout instant frappés . . .
Ô comme je suis tenté d'aller vivre avec des ours! quand je réfléchis à cette multitude d'abus dangéreux, et à cette foule d'inconséquences intolérables, et dont, avec quelques opéra comiques et des chansons, on n'a pas même l'air de se douter.
LETTRE LIV.
Valcour à Madame de Blamont.
De mon lit, ce 23 Février.
Quelle plus douce consolation pour moi, madame, que l'intérêt que vous me témoignez! Je n'ai plus ni douleur, ni inquiétude, depuis que je sais que vos larmes et celles de ma chère Aline ont daigné couler sur mes maux. J'ai voulu vous écrire moi-même pour vous prouver que je suis aussi bien qu'on peut l'être avec deux coups d'épée, ni l'un ni l'autre ne sont dangereux; l'un perce le haut de l'épaule gauche, c'est celui dont je souffre le plus; l'autre est dans les chairs du bras droit, . . . je le sens à peine . . . C'est cette même main qui vous écrit: . . . c'est elle qui va vous raconter l'événement . . . Vous pardonnerez le style et les traits; la tête qui dirige l'un, est un peu malade, et la main qui trace les autres [1] est encore bien faible.
Hier soir revenant de souper chez la comtesse des Barres, où j'allais pour
[Illustration: Voilà donc ce que, se permettent ceux qui veillent au maintien des loix.]
prendre congé, voulant d'après votre conseil, rompre avec tous mes amis . . . J'étais à pied . . . le tems était clair, je tournais la rue de Bussi pour entrer dans la rue Mazarine: il était environ minuit . . . Quatre hommes, l'épée à la main, traversant la rue, tombent sur moi avec une telle vitesse, que j'ai reçu le premier coup avant que d'avoir eu le temps de me défendre: j'ai paré les autres en m'appuyant contre une maison . . . Pendant ce temps mon domestique, l'un des plus braves garçons que j'aie connu, a sauté sur l'un de ces gens, et lui a donné un vigoureux coup de genoux dans le ventre, qui l'a étendu au milieu du ruisseau: il en allait saisir un autre, quand j'ai reçu ma seconde blessure. Voyant qu'il était prouvé que je n'avais affaire qu'à des assassins, je n'ai plus songé qu'à battre en retraite, toujours en parant de mon mieux, quoique mon bras se fût engourdi par l'effet du sang que j'en perdais . . . Alors j'ai appellé à moi, et comme j'ai vu que la garde accourait, et que mes meurtriers fuyaient, j'ai remis tranquillement mon épée . . . Mon laquais est accouru; il a bandé, comme il a pu, mes plaies de nos mouchoirs, et, peu loin de ma porte, je me suis retiré heureusement sans aucun esclandre. Mon brave second est un peu blessé; . . . et dans mon petit ménage de garçon, sans les soins de Déterville, je me serais peut-être trouvé mal-à-l'aise; mais ce tendre et cher ami, accouru avec deux de ses gens qui me servent, ne me quitte pas lui- même d'une minute. Si j'avais suivi ses conseils, peut-être ce malheur ne me serait-il pas arrivé . . . Il me gronde, . . . il me soigne, . . . il me console, . . . il me parle de vous, quel malheur ne s'oublierait pas ainsi? Je ne jouirais peut-être pas si bien de ces douceurs, sans l'accident qui m'est arrivé, tant d'amitié me le rend bien cher. Nous faisons l'un et l'autre mille combinaisons sur cet événement; il y veut une origine que je n'admets point . . . J'ai tant de peine à croire ce qui répugne à mon cœur . . . Je suis si loin de supposer ce que je ne me permettrais pas; . . . une méprise; . . . un projet de coquin, tout ce qui s'éloigne en un mot de l'horreur que mon ami suppose, est ce qui me paraît le plus vraisemblable . . . Sa tendresse pour moi l'aveugle; . . . ne l'imitez pas, madame, je vous en supplie, . . . votre ame sensible aurait trop à souffrir d'une supposition que toutes les vraisemblances démentent.
[Footnote 1. Les répétitions, les négligences de cette lettre, prouvent l'état de Valcour, et doivent convaincre le lecteur qu'on ne lui en impose pas, quand on lui garantit la véracité de cette correspondance.]
LETTRE LV.
Aline à Valcour.
Paris, ce 24 Février.
Oh ciel! qu'ai-je appris? . . . On me le cachait, . . . toi que j'aime, toi que je veux adorer sans cesse, . . . idole de mon cœur, . . . tu as couru des dangers, et je n'étais pas auprès de toi . . . Ton sang coule, . . . il a coulé pour moi, . . . à cause de moi, . . . et ce n'est pas moi qui te soigne? Je ne puis ni te veiller, ni te secourir; j'y veux voler, on m'en empêche; je n'aurai pourtant, ni repos, ni tranquillité, que je ne t'aie vu; mon honneur, . . . ma vie, tout ce que j'ai de plus cher, dût-il être compromis, il faut que je te voie; . . . il faut que mes yeux m'assurent que l'on ne me trompe point, et que tes jours sont en sûreté. Père barbare, . . . si je croyais que ce fût vous, l'amour étoufferait la voix de la nature; . . . mais où m'emporte mon funeste état! mes larmes coulent, et elles ne me soulagent point! mon cœur est dans une telle oppression, que tous mes sens sont anéantis . . . Quel est le motif de ce funeste accident? . . . Je veux le savoir ou mourir. Ah, combien je t'aime, Valcour! —comme tes maux réveillent ma flamme; ce fer fatal a pénétré mon cœur . . . Le sang qu'il en arrache se mêle aux larmes dont j'inonde ce que j'écris! . . . Comment es-tu? . . . quel est ton état? . . . je veux en être instruite à toutes les heures, . . . à toutes les heures on entrera chez toi de ma part, . . . excepté pendant le temps de ton repos, . . . de ce repos que je voudrais aller te procurer moi-même, au prix du mien et de ma vie . . . Et pourquoi n'irai-je pas? qu'ai-je à craindre? . . . qu'ai-je à redouter? . . . Je ne suis effrayée que de tes douleurs . . . Tout m'est égal sans toi; devoirs, respects, sentimens, décence, froides et vaines considérations, vous n'êtes rien auprès de mon amour . . . Qu'ils sont heureux ceux qui te soignent; . . . que ne donnerais-je pas pour partager leur sort? que dis-je? . . . Ah! si le bonheur ne m'était point ravi, qui que ce fût que moi seule, ne t'offrirait aucun service, je serai jalouse de tous ceux qu'on voudrait m'empêcher de te rendre . . . Pourras-tu me lire, pourras-tu comprendre le désordre de ces traits? . . . Le feu de cette tête égarée par le désespoir; . . . les expressions de ce cœur perdu d'amour, tout ce que j'éprouve enfin, sera-t-il entendu de toi? . . . Il y a des instans où mon ame m'abandonne pour aller s'unir à la tienne . . . des instans où je ne respire plus, où il ne reste de mon existence qu'une triste machine, dont tous les ressorts semblent habiter au fond de ton cœur. Ma mère veut me consoler; . . . elle veut sécher mes larmes . . . Hélas! quelle main en serait plus capable, si mon inquiétude était susceptible de s'adoucir . . . À peine l'entends-je, à peine la vois-je . . . elle qui est le plus tendre objet de ma vie . . . Ô ma chère ame! . . . ô doux espoir de mes malheureux jours! . . . Pourquoi ne sont-ils pas tombés sur moi, ces coups cruels qui ont déchiré mon amant! Je souffrirais bien moins de mes propres maux que des siens . . . Être éternel, . . . venge-le, . . . venge l'amour outragé, . . . n'importe aux dépens de qui. Ta délicatesse te déguise les véritables auteurs de ce crime; la mienne, absorbée par tes malheurs, ne me permet pas les mêmes illusions . . . Je le vois, ce tyran, je le vois armer les mains des scélérats qui t'outragèrent; eh! dirige-les vers moi ces fers cruels, . . . homme dénaturé, . . . perce le sein qui l'idolâtre; . . . entr'ouvre-le, te dis-je, si tu veux en bannir l'amour dont il est embrasé; . . . Cet amour violent qui m'anime, est l'unique principe de ma vie; il ne cessera jamais qu'avec elle: . . . et pourquoi ménagerais-tu mon sang quand tu as répandu celui de Valcour? . . . Ignores-tu que c'est le même? Ignores-tu que c'est ma vie qui circule dans ses veines? et qu'en les entr'ouvrant, c'est ma vie que tu fais exhaler! achève de l'arracher, tu le peux, mais n'espère pas de nous séparer, elles seront à jamais unies, ces ames, dont tu veux briser les liens: Dieu ne les a créées que pour être ensemble; il n'a donné pour existence à l'une, qu'une portion de celle de l'autre; il faut que ces moitiés se réunissent en dépit des monstres qui veulent les séparer ici . . . On entre, . . . on arrive de chez toi, . . . on me dit que tu vas bien, je ne le crois pas; . . . on m'abuse, . . . tout le monde s'entend pour me tromper; . . . si tu vas bien, pourquoi ne m'écris-tu point? Ton état peut avoir changé depuis qu'on t'a quitté, . . . Repartez, barbare, . . . repartez, . . . dites lui qu'il trace un seul mot de sa main pour son Aline; . . . qu'il dise qu'il va mieux . . . et qu'il l'aime . . . . . . Mais comme tout est froid à mes larmes, comme tous les cœurs sont insensibles à ce que je souffre; . . . il n'y a que ma mère qui m'entende, . . . il n'y a que son ame à qui la mienne ressemble . . . Cruelle que je suis! elle m'embrasse et je la repousse: . . . je lui demande Valcour, . . . je lui demande pourquoi elle ne veut pas me conduire à lui . . . si vous me le refusez, c'est qu'il n'existe plus: . . . et vous me le cachez: . . . vous craignez que je ne le suive; . . . ah! n'en doutez pas, . . . vos efforts seraient superflus; . . . il ne serait rien qui pût me retenir . . . Moi, . . . vivre sans Valcour? . . . exister dans un monde qu'il n'embellirait plus . . . Ah! que ferais-je sur la terre après lui? . . . Envoie-moi Déterville, je ne m'en rapporterai qu'à lui; . . . qu'il vienne, . . . qu'il retourne, qu'il te porte mes soupirs enflammés; . . . qu'il te voie, . . . qu'il me rassure, ou qu'il me donne la mort.
LETTRE LVI.
Madame de Blamont à Valcour.
Paris, ce 28 Février.
Calmez-vous, Aline va mieux; le premier mouvement a été terrible; une lettre écrite, partie malgré moi, et qu'on n'a pas voulu me montrer, vous a convaincu sans doute de l'état affreux qu'a produit votre accident sur elle; elle a été vingt-quatre heures dans des spasmes qui nous ont inquietés; mais elle est maintenant aussi bien qu'elle peut être . . . Croyez-le quand c'est moi qui vous l'affirme; elle a voulu avoir près de vous des couriers perpétuels, . . . elle les a eu, . . . et enfin elle les a cru; vous avez su quel était son désir, et vous me connaissez assez pour être sûr que si ce désir eût pu être satisfait . . . il n'eût assurément pas trouvé d'obstacles de ma part. Mais que de dangers! vous ne doutez pas, j'espère, que nous ne soyons observés. Jugez des suites par ce que vous venez d'éprouver . . . Ô mon ami! . . . l'illusion ne nous est plus permise; . . . des propos; . . . des indiscrétions, . . . des informations secrettes, tout jette un jour affreux sur cette terrible aventure, . . . et telle est notre malheureuse position, . . . qu'il ne nous est permis, ni d'éclater, ni de nous plaindre . . . Deshonorerez-vous le père de votre Aline? . . . flétrirai-je le nom de mon époux?
On n'a pourtant pas eu l'audace d'exiger des plaisirs, après avoir donné de telles peines. Et en vérité l'on a bien fait . . . Je crois qu'il me serait impossible de dissimuler davantage.
Ô mon ami! je crains de nouveaux piéges . . . Je crains que l'on ne complotte contre votre liberté . . . Ne nous effrayez pourtant point encore; j'ai des amis sûrs, qui ne perdent pas de vue les démarches de mon mari, et qui m'avertiront de tout. Attendez de nouveaux éclaircissemens, et ne songez qu'à votre santé: . . . le scélérat, il ourdissait deux trames à-la-fois, et pendant qu'il cherchait à se débarrasser de l'amant de sa fille, il se défaisait d'une malheureuse également redoutable à l'exécution de ses perfides projets.
Comment espérer de franchir tant d'écueils! . . . Les plus grands dangers nous environnent, nous n'aurons jamais assez de forces pour nous en garantir, et malgré la justice de la providence, le vice écrasera la vertu. Quel avertissement! j'en reçois dans l'histoire des derniers événemens de cette malheureuse Sophie . . . Écoutez- les, . . . et si vous le pouvez, calmez mes soupçons, dissipez mes craintes, essayez de me faire voir qu'elles sont chimériques; je ne demande qu'à être rassurée, mais quel louche! . . . Comment ne pas croire; . . . Oh mon ami! dans quel trouble je suis; . . . si ce que je soupçonne est vrai, . . . s'il était capable de ce comble d'horreur, ma sûreté, celle d'Aline, exigeraient qu'à l'instant nous nous séparassions de lui . . . Écoutez, enfin, écoutez et décidez vous-même.
Le président et Dolbourg partirent le vingt-un à six heures du matin pour Blamont, ils y arrivèrent à sept heures du soir; de ce moment Sophie changea de chambre, et il lui devint impossible de s'entretenir davantage par sa fenêtre avec l'homme intelligent dont je dispose dans le village. Cet homme qui a des raisons personnelles de m'être attaché, a mis dans l'instant tout en usage pour observer ce qui se passerait, et il y a employé tous ses amis; voici le résultat de ses manœuvres; je vous envoie la lettre même afin que vous soyez plus en état de juger, si toutefois le voile impénétrable que ces scélérats ont eu l'art de jetter sur leur conduite, peut vous en laisser le pouvoir.
LETTRE LVII.
À Madame de Blamont. [1]
Du château de Blamont, ce 26 février.
J'obéis à vos ordres, madame, et passe sans plus de préambule au journal que vous m'avez demandé.
Le vingt-un au soir, monsieur le président et son ami arrivèrent au château entre sept et huit heures; c'était alors où j'appercevais communément de la lumière dans la chambre de Sophie . . . Je n'en vis plus . . . Les appartemens d'en-haut, où vous savez que monsieur se tient de préférence, étaient très-éclairés, je prétai l'oreille, mais l'éloignement, la hauteur, malgré le calme qui régnait, m'empêchèrent d'entendre, et je ne distinguai rien. Je retournai trois fois sous la fenêtre de Sophie, et je n'y vis jamais de lumière, elle a sûrement changé de chambre dès ce premier soir.
Le vingt-deux au matin, je sus que nos voyageurs n'avaient avec eux qu'un laquais, le même qu'avait dernièrement amené monsieur le président. J'appris aussi que c'était le concierge qui leur préparait à manger, et que qui que ce soit n'entrait dans le château, pas même le jardinier, de qui je tiens ces détails, il avait à parler pour des affaires pressantes à monsieur, et ne put en obtenir audience. Je recommençai à six reprises différentes ce jour-là, mes signaux sous la fenêtre de votre protégée, sans que personne me répondit. Il y eut beaucoup de mouvement dans les chambres d'en-haut, . . . du feu constamment, et beaucoup de lumières le soir. À neuf heures les fenêtres s'ouvrirent, on tira les contrevents, les croisées se refermèrent ainsi que les volets, et l'obscurité devint telle, qu'il me fut impossible de savoir s'il y avait même de la lumière dans les appartemens; — voyant ma présence inutile, je me retirai. J'engageai ce soir-là quatre de mes amis à aller s'établir chacun sur une des quatre routes qui aboutissent à Blamont, et leur fit promettre d'y rester jusqu'à l'avertissement qu'ils recevraient de moi pour revenir. Leur consigne était d'examiner, avec la plus scrupuleuse attention, toutes les voitures qui iraient et viendraient sur ces routes, et de me rendre le compte le plus exact des personnes qui seraient dedans.
Le vingt-trois au matin, les croisées de la chambre de Sophie s'ouvrirent, mais le concierge y parut seul, il laissa les fenêtres ouvertes jusqu'après le départ de ces messieurs, alors il les referma à demeure comme elles le sont, quand personne n'habite cette chambre. Il n'y eut ce soir-là, ni feu, ni apparence de lumière dans les petits appartemens de monsieur, où l'on s'était tenu la veille et le jour d'avant; mais ce qui me surprit beaucoup, ce fut de voir à plusieurs reprises différentes des lumières aller et venir par les meurtrières [2], qui donnent près des souterrains, je m'y portai le plus près possible, au point de n'avoir plus entre elles et moi que le fossé; mais je n'entendis jamais rien; le silence fut tel dans le reste de la soirée, que je crus tout le monde parti; cependant en me retirant je fis veiller deux hommes autour du château, comme j'avais fait la veille; leur rapport fut que le silence avait été le même.
Le vingt-quatre la journée fut également calme, on ne se tint sûrement pas de tout le jour dans aucune pièce à feu, personne n'entra ni ne sortit absolument de la maison; je m'y présentai sous le prétexte de saluer monsieur le président, le concierge me dit que je me trompais, et qu'il n'était sûrement pas au château.
Le vingt-cinq, à deux heures du matin, un postillon amena trois chevaux au petit pas, on lui ouvrit fort vite et fort doucement, il attela de même la chaise qui avait amené ces messieurs, et tout le monde partit avant le jour; je les vis de derrière un arbre monter tous les deux en voiture, et ils n'y placèrent bien sûrement aucune femme avec eux. Je les fis suivre, ils furent menés très-doucement jusqu'au bout de l'avenue, ils ne partirent au galop que de-là. De ce moment j'envoyai ordre à mes quatre amis de revenir, et en attendant je continuai d'examiner le château, rien ne parut à aucune fenêtre. On n'avait pu cacher Sophie au jardinier, il savait qu'elle y était, il en était convenu vis-à-vis de moi, je fus le trouver, je lui demandai pourquoi nous ne revoyons plus cette jeune personne, et ce qu'il croyait qu'elle était devenue; d'abord il fit le mystérieux, ensuite il me dit qu'elle était partie le vingt-quatre au soir, dans une voiture avec une dame qui était venue la chercher de Paris, je n'osai lui dire que n'ayant pas quitté les environs du château depuis quatre jours, j'étais absolument certain du contraire; mais je l'assure à vous, madame, aucune voiture n'en est approchée du vingt- un au vingt-cinq. Il n'est absolument entré personne dans la maison durant cet intervalle, excepté le postillon que je viens de vous dire, et très-certainement personne n'en est sorti. Voyant que ce jardinier n'en voulait pas dire d'avantage, et qu'il cherchait même à détourner la conversation, je le quittais et fus questionner mes amis; sur trois des quatre routes indiquées ci-dessus, il n'a passé que des charettes et un cabriolet dans lequel étaient deux vieux prêtres. Sur l'autre, celle de Lorraine, il a passé le vingt-quatre au soir une voiture très-légère, à deux chevaux, sans équipage, conduite au pas par un postillon vêtu en paysan; cette voiture contenait une vieille femme, sous l'habit de villageoise, et une jeune fille en juste blanc, à-peu-près de l'âge et de la tournure de Sophie; mon ami pour pouvoir me donner des détails plus étendus sur le personnel de ces deux femmes a fait l'ivrogne et s'est laissé tomber presque sous les roues de leur voiture, elles ont fait un cri, le paysan a arrêté ses chevaux, et les deux voyageuses sont descendues pour voir s'il n'était pas arrivé quelqu'accident à cet ivrogne. Alors mon ami s'est relevé et a fait quelques singeries pour les faire parler, la vieille femme s'est mise à rire et a répondu à ses balivernes. La jeune a dit d'une prononciation exacte, et telle que doit être celle d'une fille de qualité: — «Je suis bien aise mon cher monsieur que vous ne vous soyez pas fait de mal». Mais elle n'a jamais souri, elle n'a jamais pris la moindre part à la grosse gaieté de la vieille, qui au bout d'un instant, lui a dit brusquement: «allons, remontons, rien ne vous égaye, vous me feriez mourir avec votre tristesse»; et la jeune fille est remontée en soupirant.
Plus il paraissait de conformité entre cette voyageuse et Sophie, plus j'ai questionné mon ami, mille choses prouvent que c'est-elle, mille autres le démentent absolument, . . . s'il y fallait parier ma fortune, je la hazarderais pour vous convaincre que ce n'est pas elle; ou si c'est elle, c'est donc par les airs qu'elle est sortie du château; sans l'intime persuasion où je suis que ce n'est pas elle, je serais monté à cheval sur-le-champ et j'aurais poursuivi cette voiture, mais j'ose être si sûr de mon fait, qu'il ne m'est seulement pas venu dans l'esprit de faire cette démarche. Voilà mes opérations, madame, elles sont réglées sur vos ordres, j'en attendrai de nouveaux pour agir, soit intérieurement, soit extérieurement.
Post-scriptum de Madame de Blamont.
Eh bien! Valcour, décidez maintenant . . . Portez si vous le pouvez un jugement certain sur cette affaire, Sophie a été au château de Blamont, elle n'en est point partie, et cependant on ne la voit plus, où est-elle? qu'en ont-ils fait; . . . est-il bien vrai qu'elle existe encore . . . Je m'arrête, ma malheureuse position m'interdit toutes conjectures! moins je voudrais supposer le mal, plus tout ce qui en légitime l'opinion vient s'offrir en foule à mon esprit, et mon cœur n'a pas plutôt détruit mes soupçons que ma raison les réalise . . . Il fallait suivre cette fille, il fallait vérifier qui elle était . . . Oh que ne peut-on agir soi-même dans des circonstances aussi délicates!
Au retour, malgré la contrainte, malgré les propos échapés, ne prouvant que trop la part qu'on avait à votre aventure, j'ai voulu questioner sur le reste; le voyage à Blamont, qu'on ne m'avait point caché, autorisait mes demandes . . . On m'a répondu que Sophie était partie, qu'on la mettrait dans un couvent en Alsace, où elle serait d'autant mieux que Dolbourg la recommanderait chaudement à la prieure dont il était parent; voilà donc mes incertitudes qui renaissent, la fille vue sur la route de Lorraine, peut très-bien être celle qui va en Alsace, d'un autre côté, on paraît sûr que ce n'est point elle; je n'ai nulle raison de douter de l'exactitude des soins de l'homme qui me sert . . . Ah, si c'était Sophie ne m'aurait-elle pas écrit . . . Au milieu de ce trouble, j'ai osé redoubler mes demandes . . . À qui avez-vous confié cette jeune personne, ais-je dit, au président? . . . à un homme sûr, m'a-t-il répondu, . . . nous désirions une femme, cela eut été plus honnête, mais il ne s'en est point présenté qui valussent l'homme fidèle entre les mains duquel nous l'avons placé; —Oh monsieur! pardonnez mes questions, . . . c'est un enfantillage de ma part; . . . c'est un rêve affreux que j'ai fait sur cette malheureuse, et dont vos réponses dissipent les funestes illusions; dans quelle voiture est-elle partie? . . . dans un phaëton très-léger, conduit par des chevaux d'emprunt. —Comment vêtue? —en lévite bleue . . . —Mais en vérité vos questions . . . —Pardon, je n'en fais plus l'infortunée de mon rêve était conduite par une femme, et elle était habillée de blanc.
Oh! mon ami! prononcez, pour moi je ne l'ose, . . . c'est la même voiture, les mêmes chevaux, il n'y a de différents que le conducteur et l'habit . . . Je voulais dissiper mon trouble par cette multitude de questions et je n'ai fait que l'augmenter. Si vous écrivez à Aline, ne lui dites rien de tout ceci . . . Nous le lui cachons, trop accablée de votre état, elle ne tiendrait pas à cette seconde révolution, il est inutile qu'elle la sache, elle n'a que trop de raisons de craindre son père, n'ajoutons pas aux motifs qu'elle a de le haïr . . . Elle sait en gros, Sophie enlevée et conduite dans un couvent en Alsace, rien de nécessaire à ce qu'elle en apprenne davantage.
Le président a eu l'air touché de l'état de sa fille, il a fait semblant d'en ignorer la cause, et Dolbourg n'a point paru de la semaine. Adieu, au trouble dans lequel vous me voyez, vous jugez de l'impatience avec laquelle j'attends votre réponse [3].
[Footnote 1. Cette lettre était incluse dans la précédente, elle ne commence pas là, on en a retranché tout ce que l'on voit que madame de Blamont en a extrait dans la fin de sa lettre à Valcour.]
[Footnote 2. Embrazures de canon, fréquentes dans les châteaux-forts. Quelques-unes servaient pour la simple mousqueterie, et celles qu'on voit dans les anciennes forteresses, avant l'invention de l'artillerie, servaient ou pour les archers, ou pour observer l'ennemi.]
[Footnote 3. Cette réponse ne contenant que des dilemmes, ne décidant rien parce que le voile est trop épais pour qu'il soit possible de rien discerner, nous l'avons soustraite au lecteur, ainsi que le commencement de la suivante qui ne contenait non plus que des indécisions sur le sort de Sophie. Nous reprenons où madame de Blamont quitte ce sujet qui, quoiqu'épisodique, n'en est pas moins bien essentiel au fond de l'intérêt. —Qui ne frémira pour Aline, en ayant autant de raisons de trembler pour Sophie. Si ceci était un roman, nous ne pourrions nous empêcher de dire qu'il y a bien de l'art à suspendre ainsi la foudre sur la tête de l'héroïne, à allarmer sur son sort, en écrasant tout ce qui l'entoure. (Note de l'éditeur.)]
LETTRE LVIII.
Madame de Blamont à Valcour.
Paris, ce 6 mars.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Tout va le mieux du monde, en Bretagne, . . . avant trois mois mademoiselle de Kerneuil sera rentrée dans les biens de sa prétendue mère, et pour completter le bonheur de tous deux, le roi d'Espagne a fait répondre que l'on pouvait compter sur deux millions. L'inquisiteur a protesté au roi même, que jamais les lingots trouvés dans les males de Sainville n'avaient été à une plus forte somme; quelque soit la fausseté de cette réponse, nous sommes trop heureux de tenir cela. Sainville m'a écrit deux ou trois lettres bien autrement senties que celle de sa chère épouse, il s'est conduit de même vis-à-vis du comte de Beaulé qui ne cessera de le servir avec zele. Quant à la jeune femme, quoique toujours maniérée, toujours bien de l'esprit et un cœur bien froid, elle a fait là-bas une petite vilenie qui achevra de vous prouver son ame. Très-sûre d'avoir incessamment deux ou trois cent mille liv. de rente, sachant la rentrée d'une partie des lingots d'Espagne, elle met l'épée dans les reins à un malheureux collatéral, qui avait hérité de six cents livres de rente à la mort de madame de Kerneuil, cet infortuné presque réduit à ce seul legs pour vivre, se trouve à la veille de mourir de faim s'il perd, or suivant le droit, il doit perdre, il ne s'agit pour l'en empêcher, que de la volonté de l'héritière légitime; . . . mais ma chère fille a formellement déclarée qu'elle ne ferait de grace à personne, et pas plus à celui-là qu'à un autre, d'où il résulte que ce malheureux homme qui vaut assurément mieux qu'elle, obligé de renoncer à un petit mariage que ce legs lui faisait faire, va se trouver contraint à reprendre la charrue ou à s'engager pour vivre. —Ce trait est infâme, il est bien assurément de la fille de monsieur le président de Blamont, mais je suis désolée qu'il soit de la mienne . . . Comment est-il possible d'être si dure, quand on a été aussi malheureuse? je croyais que l'infortune entr'ouvrait l'ame, qu'en retraçant à l'esprit les maux que l'on avait souffert, elle rendait le cœur plus sensible à ceux que l'on voyait endurer . . . Je me trompais, le malheur endurcit, à force de s'être blazé à ses propres douleurs, on s'est accoutumé à ne plus s'émouvoir de celles d'autrui, et devenu impassible aux traits qui nous attaquent, on l'est également à ceux qui percent les autres. Me voilà maintenant encore plus fachée d'avoir consenti à ce vilain arrangement, je ne vous exprimerai jamais assez combien il me déplait . . . Mais que serait devenue Léonore sans cela? ayant de trop fortes raisons pour ne la point reconnaître, pouvait-elle être autre chose que mademoiselle de Kerneuil? et l'étant, il faut bien qu'elle hérite des biens de cette maison.
Quand j'ai raconté au président le trait affreux que je viens de vous dire . . . il en a été aux nues; . . . il en a loué l'héroïne une heure, il n'y a aucun cas, nous a-t-il dit, où il faille laisser les autres en possession de notre bien, il ne s'agit pas de savoir si on en a besoin ou non, ce bien est à nous, cela suffit, et d'après cela, on a tort en le cédant; il y a six mois que j'ai fait bien pis à Blamont . . . Il était question d'un coin de terre dont j'avais besoin pour agrandir une terrasse, objet de luxe comme vous voyez et assez inutile dans le fond; ce petit local faisait depuis soixante ans le patrimoine d'une très-pauvre famille qui avoisine le château; j'ai recherché mes titres, je me suis douté d'une usurpation . . . Elle était claire . . . J'ai fait promptement décamper mon homme, et tout le train de femme et d'enfans qui l'accompagnait, et en dépit de leurs cris, de leurs plaintes, dont je ne me suis seulement pas douté, j'ai fait ma terrasse, et ils ont déserté le pays. —Voilà des malheureux au désespoir, —tant qu'il vous plaira, mais j'ai ma terrasse . . . Il faut raisonner toutes ces choses-là . . . Moi, voilà mon malheur, c'est que je raisonne tout . . . Je soumets tout à l'histoire des sensations; c'est selon moi la plus sûre façon de juger . . . La privation de l'embellissement produit par ma terrasse était une sensation douloureuse pour moi, la privation du terrein qui devait former cet embellissement en était une fâcheuse pour le malheureux paysan . . . Dites-moi maintenant, je vous prie, pourquoi dès qu'entre Pierre et moi, il faut qu'il y ait une triste sensation à recevoir, pourquoi, dis-je, vous voulez que j'aille charitablement l'accepter pour en débarrasser cet homme qui ne m'est rien? Je serais un fou aux yeux de tout être sensé, si j'étais capable d'un procédé pareil. —Mais le calcul n'est pas juste, en comparant les sensations, il fallait comparer les besoins: ceux de Pierre étaient ceux de la vie, on ne peut se passer de ceux-là, les vôtres n'étaient que de fantaisie, vous pouviez vous en priver facilement. —Vous vous trompez, madame, l'habitude des fantaisies; est un besoin pour nous autres gens riches, aussi pressant que celui de vivre pour ces droles-là; et puis pour décider en ma faveur, il n'est nullement nécessaire que les besoins soient égaux; la douleur de Pierre est nulle pour moi, elle n'atteint aucunement mon ame, que Pierre dîne ou ne dîne pas, il n'en peut sagement résulter pour moi nul chagrin, et la privation de ma terrasse en est un; or, pourquoi voulez-vous que j'empêche un homme de souffrir une chose que je ne sens pas, au prix d'une que j'éprouve? Il y aurait de ma part un défaut de raisonnement impardonnable . . . Quand vous cédez au sentiment de la pitié plutôt qu'aux conseils de la raison, quand vous écoutez le cœur de préférence à l'esprit, vous vous jettez dans un abîme d'erreurs, puisqu'il n'est point de plus faux organes que ceux de la sensibilité, aucuns qui nous entraînent à de plus sots calculs et à de plus ridicules démarches. —Oh, monsieur! laissez-moi être sotte toute ma vie, si on l'est en écoutant son cœur; jamais vos cruels sophismes ne me donneront le quart des plaisirs que me procure une bonne action; et j'aime mieux être imbécile et sensible que de posséder le génie de Descartes, s'il me le fallait acheter aux dépends de mon cœur. —Tout cela dépend des organes, a répondu le président, ces différences morales sont entièrement soumises au physique . . . Mais ce dont je vous supplie, c'est de ne jamais conclure, comme je sais que cela vous arrive quelquefois, qu'on soit un monstre parce qu'on ne pleure pas comme vous à une tragédie, ou qu'on ne fait pas des sacrifices en faveur de quelques malotrus; accordez-moi qu'on peut exister sans vous ressembler, et moi qui suis galant, je vous accorderai qu'on n'est aimable que quand on vous ressemble . . . puis une caresse bien fausse, . . . une montre à la main, . . . une sonnette tirée, . . . des chevaux demandés et l'opéra . . . Voilà l'homme, mon ami, voilà l'être dangéreux auquel nous avons affaire; . . . mais je vous le répète, ne vous inquiétez pourtant pas jusqu'à ce que je sois mieux éclaircie, il est certain qu'il y a quelque chose en l'air, bien certain qu'il en voulait à votre vie, . . . qu'il est désespéré de l'avoir manqué; plus sûr que tout encore, qu'il cherche à se dédommager de la mal-adresse des scélérats qu'il a osé armer contre vous, et malgré tout cela, j'ose vous répondre qu'il ne se fera rien que vous n'en soyez parfaitement instruit.
LETTRE LIX.
La même au même.
Paris, ce 15 mars.
Heureusement, mon cher Valcour, le parfait rétablissement de votre santé vous permet d'apprendre sans risque tout ce qui s'est passé depuis que je ne vous ai écrit; les avis les plus sûrs viennent de m'être donnés sur ce qui vous regarde. Les cinq cents louis qui vous ont été offerts, n'ont pas trouvé par-tout des ames aussi délicates; ils ont été le prix d'un ordre bien certainement obtenu contre votre liberté . . . On vous cherche, quittez Paris, . . . vous n'avez pas un instant à perdre; entreprenez quelque voyage . . . Celui d'Italie, par exemple, il y a long-temps que vous le désirez, ce sera, à-la- fois pour vous, un objet d'amusement, d'instruction et de sûreté. N'imaginez pas que nous restions à Paris après vous; en accordant une infinité de choses j'en ai obtenu quelques-unes; j'imagine bien que ce qui l'a engagé à céder les points que j'ai voulu, est l'espérance qu'il a de se débarrasser bientôt de vous. N'importe, j'en ai profité, . . . Voici les clauses:
1°. Je n'entreprendrai plus aucunes perquisitions sur Sophie, on m'a dit où elle était, je dois être tranquille, . . . et ici, on avait fort envie de me faire signer que je renonçais à l'idée de la supposer ma fille . . . Je me suis bien gardée de le faire.
2°. Je ne vous recevrai point à la campagne où je demande à aller tout de suite . . . Quelle fourberie! quand il exige cette clause, . . . le traître, il a dans sa poche ce qu'il faut pour vous faire arrêter.
3°. Je ne me déferai jamais d'Augustine . . . Libertinage, espionage, tout ce que vous voudrez supposer d'affreux, je ne le croyais pas d'abord, j'en ai maintenant des preuves sûres . . . Quelle turpitude!
4°. Au mois de septembre prochain, sans plus de délais, j'accorderai mon consentement pour le mariage de Dolbourg et d'Aline.
Au moyen de ces quatre clauses, j'obtiens . . . des délais d'abord, vous le voyez et c'est toujours beaucoup selon moi. 2°. de partir sur-le-champ pour Vertfeuille, où nous serons toujours plus tranquilles qu'ici. 3°. Jusqu'à l'époque de mon consentement au mariage, de ne le voir ni lui, ni son ami, et cette condition, je vous l'avoue est une des plus douces pour moi, tout a été signé de part et d'autre, et monsieur de Beaulé s'est rendu garant des deux partis.
Cela fait, le comte instruit de tout, a dit au président qu'il était impossible de lui cacher, qu'on le soupçonnait sourdement de deux choses, dont il le suppliait de se justifier pour la tranquillité de ses amis; la première d'avoir voulu faire assassiner Valcour, la seconde d'avoir obtenu un ordre pour le faire enfermer, . . . On n'imagine pas avec quelle impudence cet homme accoutumé au crime s'est défendu de ces deux accusations. —Je suis un homme de robe, a- t-il dit, j'ai vingt ans de plus que monsieur de Valcour, mais malgré ces considérations, soyez parfaitement sûr que si j'avais envie de me défaire de lui, je n'employerais pas des moyens aussi indignes que ceux dont vous osez me soupçonner . . . J'irais lui proposer des pistolets, et puisque vous me forcez de m'expliquer sur son compte . . . Cette voye, je la suivrai assurément, s'il ne se désiste pas des prétentions qui me déplaisent, ou s'il s'avise de mettre le moindre obstacle aux arrangemens dont nous convenons aujourd'hui, —vous ne vous défendrez pas de la lettre de cachet, lui a dit le comte, j'en ai été averti dans les bureaux. —On vous en a imposé, monsieur, a répondu le président, . . . on a peut-être voulu vous parler de celle obtenue contre Sophie, mais je n'en ai sûrement pas demandé de nouvelles, —si cela est lui a répliqué le comte, faites-nous l'amitié à tous d'écrire devant moi au ministre, . . . «qu'on vous accuse de comploter contre la liberté de Valcour, et que vous le suppliez de m'assurer que cela est faux». —Je croyais que sur des points de cette espèce, a dit le président furieux, ma parole devait vous suffire, et il a voulu se retirer, alors le comte qui ne se souciait pas de rompre, . . . qui n'avait d'autres projets que de se convaincre, et qui, par l'air, la conduite et les réponses du président, devenait aussi sûr du fait qu'il était possible de l'être, . . . lui a dit froidement: —je vous crois, monsieur, je suis seulement fâché que vous ne vouliez pas me satisfaire sur une chose aussi simple que celle que je vous demande, si réellement vous n'avez point agi contre notre ami commun; mais que ce que vous nous assurez soit vrai ou ne le soit pas, je vous déclare qu'il m'aura toujours pour défenseur. Les choses en sont restées-là; et le comte bien sûr qu'il a dans sa poche un ordre contre vous, est le premier à vous conseiller le départ. Qu'il s'éloigne, me charge-t-il de vous dire mot à mot, et qu'il s'en rapporte à moi sur les soins que je prendrai pendant cet intervalle pour assurer et son bonheur et sa tranquillité.
Voici maintenant nos projets approuvés de notre ami commun; j'employe les quatre premiers mois à la perfection et à la sûreté de mes desseins, toutes mes batteries dressées . . . À la fin de juillet je reviens subitement à Paris, et le dernier mois de tranquillité qui me reste par les clauses signées, je l'employe à mettre tout en mouvement. L'éclat se fait . . . Je ne balance plus . . . Toute ma famille m'étaye. On met au jour la conduite du président . . . On dévoile ses odieuses intrigues avec Dolbourg, . . . causes pour lesquelles il veut lui donner Aline. On fait valoir l'extrême dégoût de cette malheureuse fille pour ce vilain homme, on publie les raisons qui fondent ce dégoût, on réclame, en un mot, Sophie, comme m'appartenant . . . C'est ma famille qui fait cette démarche, puisque je me suis engagée à ne la point faire, le pas est délicat, je le sais. Mais il est sûr, on est certain que l'affaire une fois entamée, le président confondu de ce seul nom, se prêtera à tout ce qu'on voudra pour prévenir la demande; d'ailleurs, nous ne serons jamais obligé d'en venir au fait . . . Vous voyez, mon ami, qu'il y a des gens bien certains, que cette créature ne serait pas aisément retrouvée par lui, si on le contraignait quelque jour à la montrer.
Mais quoi qu'on imagine sur cela, en vérité, je doute d'une telle horreur; il est très-difficile de comprendre des choses aussi révoltantes, et ce qui me fait plaisir, c'est que la candeur, la franchise du comte de Beaulé ne les admet pas plus que moi; j'ai toujours fait une assez singulière remarque, c'est que les gens prompts à soupçonner un genre de crime, sont toujours ceux qui y sont eux-mêmes adonnés, il est extrêmement aisé de concevoir ce qu'on admet, il ne l'est pas autant de comprendre ce qui répugne. Il n'y aurait pas par siècle dix condamnations à mort, si la collection des juges était pendant ce siècle entièrement composée d'honnêtes gens; au lieu de soutenir, comme ces faquins-là font, qu'il faut toujours supposer qu'un individu coupable une fois d'une sorte de délit, le sera toute sa vie du même genre, ce qui est un paradoxe abominable, j'oserais affirmer qu'un homme au contraire réprimandé ou puni pour une sorte de crime quelconque ne le recommettra sûrement de sa vie . . . Voilà l'opinion des bonnes gens, l'autre est celle de ceux qui se connaissant méchants, et capables par conséquent, de récidive, imaginent que les autres doivent leur ressembler, et de telles êtres ne doivent pas juger les hommes. Ils jugeront toujours sévèrement . . . Or, la sévérité est fort dangéreuse; il vaut infiniment mieux, sans doute, sauver un coupable, par trop d'indulgence que de condamner un innocent par trop de sévérité. Le plus grand danger de l'indulgence est de sauver le coupable. Il est léger; l'inconvénient de la sévérité est de faire périr l'innocent —il est affreux [1].
J'ai maintenant, mon ami, une grace à vous demander, puis-je espérer que vous m'aimez assez pour ne m'en point faire craindre le refus? Au moment où vous lisez ma lettre, il y a dans votre antichambre un homme de confiance à moi, il est chargé de vous remettre mille louis, n'est-il pas possible qu'à la veille d'un départ aussi précipité, vous n'ayez pas les fonds nécessaires pour entreprendre le voyage que je vous conseille, . . . et à qui appartient, dans ce cas, le droit de prévenir vos besoins, si ce n'est à votre meilleure amie? —Valcour, je vous connais . . . ces refus que j'ai l'air de ne pas craindre . . . vous me les faites . . . Je le vois . . . Mais écoutez: l'homme qui va vous parler exigera de vous une quittance, . . . et ce qu'il vous donne est un à compte sur la dot de ma fille . . . Cruel ami! osez me rejetter maintenant.
[Footnote 1. Douces et sages maximes, après vous être éloignées si longtemps de l'esprit de notre nation, revenez donc vous y graver éternellement et qu'elle n'ait plus à rougir aux yeux de l'univers de vous avoir si cruellement méprisées.]
LETTRE LX.
Valcour à madame de Blamont.
Paris, ce 16 mars.
Que de droits vous acquerez à ma reconnaissance, madame, est-il besoin de multiplier les titres que vous avez sur moi? Vous me faites presque chérir mes malheurs, puisque j'obtiens en les subissant des preuves si douces de vos excessives bontés . . . Subterfuge adroit . . . Heureux espoir! . . . que de délicatesse vous savez mettre en obligeant; oui, madame, je vais m'éloigner, . . . et de ce moment-ci, puisque ma sûreté vous intéresse, je vais y pourvoir en me logeant chez un ami où je resterai incognito jusqu'à l'instant de mon départ.
Oh, madame! faut-il vous l'avouer? vos bontés m'enhardissent, elles m'encouragent à vous en demander une nouvelle preuve; m'éloigner encore de vous, . . . m'en éloigner pour si long-temps . . . sans vous voir; sans qu'il me soit permis de me jetter aux genoux de tout ce que j'adore . . . Auriez-vous la rigueur de m'y condamner; je mets à vous demander cette grace les instances les plus vives dont mon cœur soit capable . . . Dans les premiers jours de votre arrivée à Vertfeuille, . . . pendant que vous y serez seule . . . une heure, . . . une seule minute; . . . mais m'arracher, . . . mais quitter ma patrie sans jouir du bonheur de voir un instant tout ce qui m'y attache, . . . non, vous ne l'exigerez pas, vous ne me condamnerez pas à une privation qui me serait plus dure que la mort . . . Indiquez-moi les précautions à prendre, . . . tracez-moi la route à suivre, je ferai tout, j'obéirai à tout, il ne sera rien à quoi je ne me soumette pour obtenir la grace que j'implore, j'attends mon arrêt . . . Prononcez, . . . et convainquez-vous bien que d'un seul mot, vous allez me rendre le plus fortuné des hommes, ou le plus malheureux des amans.
LETTRE LXI.
Valcour à Aline.
Paris, ce 26 mars.
Après tout l'intérêt que j'ai pu faire naître en votre ame sensible, m'en refuserez vous, Aline, la nouvelle preuve que j'ose implorer? . . . Vous devinez ce que je demande, votre cœur animé du même désir, sait aisément pressentir la grace instante que je sollicite . . . Cette faveur me fut refusée l'an passé, je m'en souviens avec douleur; mais daignez y réfléchir Aline, les circonstances où je vous laisse cette fois-ci, sont bien différentes de celles où nous étions alors; je me méfie de ce calme apparent; je n'ai osé le dire, mais il me semble que ce nouveau délai s'accorde bien légèrement; cette tranquillité promise est-elle supposable avec toutes les précautions que l'on prend? avec les indignités qu'on se permet, et si l'on n'avait pas envie de presser, dresserait-on tant de batteries pour éloigner tous les obstacles? Ah! puissent mes pressentimens se trouver faux, mais je frémis en m'éloignant; je ne puis vous le cacher, et plus mes craintes sont affreuses, plus est violent le désir de vous voir . . . Si nous allions être trompés tous! si les odieuses manœuvres de cet homme cruel, allaient m'enlever tout ce que j'idolâtre! . . . cette funeste idée n'entre dans mon cœur que comme un fer ardent qui le déchire . . . elle n'y pénètre qu'avec le frisson de la mort . . . que je vous voye avant . . . Aline que je vous parle encore une fois de mon amour . . . content d'être plaint de vous, heureux d'emporter votre cœur . . . je pourrai mieux du moins supporter votre absence; c'est avec le sang qui a coulé pour vous, que je trace en pleurant ce désir effréné de mon ame . . . si vous me refusez . . . Aline . . . je m'éloignerai, il le faut; mais je ne vous reverrai jamais . . . Croyez-le, quelque chimérique que vous puissiez trouver cette idée, elle m'absorbe, et je ne puis l'empêcher de naître. En un mot, il faut que je vous voye, le besoin que j'en ai est tel, que pour la première fois de ma vie, je ne sais pas même si je vous obéirois, à supposer que vous me défendissiez votre présence. Oui j'aimerois mieux vous désobéir et vous voir, que de mourir en vous obéissant . . . Elle m'est chère cette vie cruelle depuis que vous y avez pris tant d'intérêt. Ô mon Aline! voyez votre amant à vos pieds, implorer en les arrosant de larmes, la grace instante de vous voir une minute, voyez-le palpitant encore sous le fer de l'auteur de vos jours, attendre de cette faveur seule le dédommagement de ses maux . . . Où voulez-vous que j'aille sans vous avoir vue? Affaibli par mon désespoir, égaré par mon amour, que deviendrais-je, hélas! sans le soulagement que j'attends, ou vous ne m'avez jamais aimé ou vous l'obtiendrez de votre mère; c'est à toutes deux que je le demande, et c'est toutes deux que je veux embrasser ou mourir.
LETTRE LXII.
Madame de Blamont à Valcour.
Paris, ce 20 Mars
A deux lieues du château qu'habiteront vos amies, entre Orléans et Vertfeuille, sur la lizière de la forêt, est un hameau qu'on appelle le Haut-Chêne; il y a à l'extrémité de ce hameau, une petite montagne isolée, sur laquelle est construite une chaumière habitée par une vieille femme, qui n'a près d'elle qu'une fille nommée Colette, . . . une amie d'Aline, dont on vous parla l'an passé . . . Nous en revenions quand nous rencontrâmes cette malheureuse Sophie. Soyez chez cette femme le 15 Avril, entre trois et quatre heures du soir, déguisé en chasseur . . . elle sera prévenue; vous y verrez les deux personnes du monde à qui vous êtes le plus cher; . . . deux amies qui cèdent à vos instances, malgré tous les périls qui les environnent . . . Nous partons le premier du mois prochain, . . . jusques-là le plus grand silence . . . Quittez Paris le plutôt possible, le danger augmente chaque jour . . . Soyez déjà en route quand vous passerez au lieu que nous vous indiquons, et de là hors de France, sans perdre une heure. Adieu.
LETTRE LXIII.
Aline à Valcour.
Paris, ce 20 Mars.
Eh bien, dois-je l'aimer, cette mère charmante, dois-je la chérir éternellement? Voyez ce qu'elle fait pour moi? Je vous verrai . . . et c'est son ouvrage, . . . c'est à elle que nous devons cette faveur, et l'ame de votre tendre Aline à-la-fois remplie d'amour et de reconnaissance, ne saura dans cet heureux jour à quel sentiment se livrer . . . Mais mon ami, qu'elle sera courte cette joie, . . . et que d'affreux tourmens en suivront peut-être la douceur! Ah! croyez que cette séparation cruelle m'allarme autant que vous; je conviens que depuis long-temps nous devions être accoutumés à vivre l'un sans l'autre; mais nous respirions le même air, nous habitions le même pays; et quelles affreuses barrières vont maintenant exister entre nous! Oh! comment supporter cet éloignement . . . Plus j'y réfléchis, moins j'imagine le pouvoir; . . . Que de choses peuvent arriver pendant une si longue absence; quoique séparés l'un de l'autre, . . . quand vous êtes près de moi, je me sens plus de force: . . . je souffre avec plus de résignation; . . . mais à présent qui m'inspirera du courage? qui deviendra l'ame de ma vie . . . et le soutien de mes malheurs? Ô Valcour! ne me dites pas vos pressentimens; . . . de trop cruels viennent également me déchirer: . . . éloignons-les, . . . partez, puisqu'il le faut, partez, bien sûr de mon amour, . . . je vous suivrai; . . . mon cœur volera sur vos traces: mes yeux toujours fixés sur les Alpes, franchiront, comme mes désirs, leurs cimes élancées vers les nues. Quand vous arriverez sur le plus haut de leurs sommets, vous retournerez vos regards sur cette terre où vous aurez laissé votre Aline; et vous direz, là respirent deux créatures qui m'aiment, qui s'intéressent à moi, qui comptent mes pas et règlent mes journées, qui désirent avec autant d'ardeur que moi, l'instant qui doit me réunir à elles, . . . l'instant de ce bonheur si doux . . .
Oh, mon ami! s'il était écrit dans les cieux que nous ne dussions jamais le goûter, ce bonheur: . . . si tous nos projets étaient chimériques, . . . aurions-nous tort de ne fixer en ce cas nos idées, comme je vous l'ai dit quelquefois, que sur cette félicité céleste qui ne peut échapper à la vertu?
Qu'ils sont à se plaindre, mon ami, ceux qui n'ont pas dans leurs peines les espérances flatteuses de la religion, ceux qui se voyant accablés par les hommes, ne peuvent pas dire au fond de leur cœur: «Il est un Dieu juste et bon qui me dédommagera de ce qu'on me fait souffrir; son sein ouvert aux malheureux, recueillera mon ame affligée, et j'aurai sa pitié consolatrice, pour prix des maux qu'on m'aura fait».
Oui, j'ose le dire, la connaissance d'un Être suprême est un des plus doux présens que nous ayons reçus de la nature; il n'est pas un seul instant dans la vie, où cette idée ne soit chère et précieuse; pas un seul, où nous n'y trouvions un torrent de délices . . . Quel être assez barbare peut donc imaginer de l'arracher aux hommes! Le cruel! en se privant lui-même du plus doux espoir de la vie, n'a-t-il donc pas conçu qu'il aiguisait le fer du tyran, . . . qu'il armait le bras de l'iniquité, . . . qu'en flétrissant le prix de toutes les vertus, il entr'ouvrait la porte à tous les vices, et qu'il creusait enfin l'abyme où ses systèmes allaient le plonger . . . Dans quelle classe est-il le malheureux, nous arrachant l'idée de l'être juste qui récompense le bien et qui punit le mal? est-il opulent? . . . domine- t-il ses semblables? Qu'il tremble, . . . qu'il frémisse, dès qu'il a brisé le frein de celui qu'il veut enchaîner, ennuyé de ses fers, révolté du joug qui l'écrase, dès qu'il n'est plus de Dieu, que risque-t-il cet esclave infortuné? Quels dangers courre-t-il à plonger un poignard dans le sein du despote orgueilleux qui veut le maîtriser? . . . Est-il inférieur ou pauvre, ce sectateur impie des sombres chimères de l'athéisme? . . . Qui le secourera dans sa misère? Qui allégera ses tourmens? Qui tournera vers lui une main compatissante, dés qu'il enlève aux hommes l'espoir d'être récompensés du bien qu'ils auront fait? Mais cette servitude dont il se plaint, ces fléaux contre lesquels il se dépite, pourquoi ne redoubleroient-ils pas, sitôt que le tyran qui les occasionne n'a plus de vengeur à redouter? Il n'est donc bon à rien, ce systême effrayant et triste? que dis-je, il est donc dangéreux à toutes les classes d'hommes, fatal à l'oppresseur, sinistre à l'opprimé, le véritable philosophe ne doit regarder le moment où il s'empare des esprits, que comme ces années de désolation, où l'air infecté d'un venin pestilentiel, vient anéantir sourdement les générations sur la terre.
Pardonnerez-vous, mon ami, ce petit moment de raison à votre Aline? Je crains que vous ne me trouviez sombre . . . Cette teinte lugubre éclate malgré moi; elle noircit tout ce que je pense et tout ce que j'imagine; je crois l'éclaircir un instant, lorsque je vous parle, et sur les traits que ma main trace, le chagrin coule malgré moi; des larmes viennent effacer mes lignes à mesure que je les écris; . . . Qui les fait donc couler? . . . pourquoi s'échappent-elles? ma Mère m'aime, . . . mon amant m'adore, je touche au moment de le voir, et cependant je pleure; . . . un voile épais semble étendu sur l'avenir; mes tristes yeux ne peuvent le percer; si mes doigts l'entr'ouvrent un instant, tous les attributs de la mort s'offrent à moi derrière lui . . . Ô mon ami! . . . si vous la perdiez jamais cette Aline qui vous est si chère! quoique bien jeune encore, si le ciel en voulait disposer! . . . auriez-vous le courage de supporter cette perte? . . . Trouveriez-vous dans votre ame assez de force pour n'en pas être anéanti? . . . J'exigerai de vous, quand nous allons nous voir, . . . que vous me juriez, . . . à tout événement . . . d'endurer ce malheur avec résignation; eh! Valcour! qui peut répondre d'un moment de vie; . . . frêles créatures, . . . nous n'avons qu'un clin-d'œil à respirer ici; le jour qui nous voit naître, touche à celui qui nous éteint; et cette suite d'instans rapides que rien ne fixe, que rien n'arrête, se précipite dans l'abyme de l'éternité comme les flots du torrent impétueux dans les plaines immenses de l'Océan. S'ils sont si courts, ces instans où nous respirons, s'ils sont si faciles à détruire, ils peuvent l'être à tout moment; et pourquoi placer alors son amour dans des créatures si fragiles . . . Oui, mon ami, je voudrais que, pénétré de ces raisons, vous devinssiez plutôt l'amant de cette ame qui doit me survivre, que de ces périssables attraits qu'un souffle à l'instant peut flétrir. Je vous ai bien souvent grondé de mettre trop de prix à ces destructibles beautés, je vous en gronde encore.
Ô Valcour! n'aime de moi que ce qui ne peut te fuir; ne chéris que cette ame où la tienne doit s'unir un jour . . . Crois-moi, renonce à tout le reste avant que les hommes ou la mort ne t'y contraignent . . . Sens bien la différence extrême des deux objets que j'offre à ton amour; . . . si tu étais quinze ans sans me voir, je te défierais de me peindre, et les mouvemens de mon ame, les pensées qu'elle t'exprime ne sortiront jamais de ton souvenir: préfère donc ce que tu peux conserver sans cesse, à ce qui fuit rapidement. Songe qu'en m'aimant ainsi, tu me regretteras bien moins si tu me perds. Qu'importe que ce qui doit finir disparaisse, quand nous avons la certitude délicieuse que ce qui ne doit point éprouver d'altération, ne saurait nous échapper jamais. Qu'aimeras-tu de moi, je t'en prie, quand cette masse réduite en poussière, n'offrira plus dans le fond du cercueil, que quelques débris d'ossemens? À supposer même que ces attraits défigurés pussent se réaliser à tes sens, ils n'y reparaîtraient que pour ton désespoir, tandis que les expressions de cette ame que je veux que tu préfères, ne viendront flotter sur la tienne que pour l'épanouir et la vivifier.
Il y a mieux, c'est qu'il me semble que je t'aimerais davantage, si tu consentais à ne m'aimer qu'ainsi; j'épurerais si bien les sentimens de l'ame qui ferait ton bonheur, que le culte qu'elle te rendrait alors, serait absolument semblable à celui qu'elle offre à son Dieu . . . Plus de séparation, . . . plus rien qui puisse nous troubler, nous diviser ou nous éteindre, et notre amour entier dans l'être qui ne s'anéantit jamais, durerait autant que ce Dieu.
Je te laisse; . . . j'ai beau quitter et reprendre la plume, . . . toujours imbibée malgré moi du fiel de la mélancolie, au-lieu de fortifier ton esprit, elle l'allarme; je ne réussis pas à te consoler, et je ne m'afflige que davantage.
LETTRE LXIV.
Le président de Blamont à Dolbourg.
Paris, ce 29 Mars.
Il faut que je te voie, . . . le croiras-tu? Cette Augustine, . . . elle tremble au moment d'agir . . . Ne dirait-on pas qu'on exige d'elle des choses extraordinaires? . . . Je lui croyais de l'esprit, . . . elle n'en a pas, . . . c'est une imbécile . . . On a bien raison de dire, que quand il s'agit de grandes choses, il ne faut se confier qu'à de grandes têtes: elle voudrait que je vinsse à Vertfeuille, . . . elle agirait, dit-elle, en ma présence, avec plus de courage . . . La sotte créature! tu sens, comme moi la nécessité de remettre ce faible esprit. Il faut que tu me donnes à souper avec elle, dans ta petite maison du fauxbourg, pas plus tard que demain au soir, puisqu'on part le jour d'après, et là nous triompherons, j'espère, de ses sots scrupules. J'ai quelquefois vu la tête étroite d'une femme, avoir besoin d'être allumée par le tempérament, pour l'exécution de ces sortes de choses. Il est inoui ce qu'on obtient d'elles dans ces momens d'ivresse, leur ame plus près de l'etat de méchanceté pour lequel les a créés la nature, accepte alors plus facilement toutes les horreurs qu'on peut avoir besoin de leur proposer. Je conçois bien que ni toi, ni moi n'irons nous charger de cette besogne de crocheteurs: nos principes en volupté, nos âges, notre manière d'être, en un mot, tout cela ne s'arrange pas avec les exigéances outrées d'une fille de dix-huit ans à laquelle il faut tourner la tête . . . Mais j'ai un valet-de-chambre unique pour ces sortes de joutes . . . Il agira sur le physique sans se douter de rien, et nous, . . . la recevant de sa main toute embrâsée, nous travaillerons alors le moral avec fruit.
Il n'y a rien de pis que ces sortes d'occilliations; voilà pourtant à quoi il faut s'attendre, toutes les fois qu'on emploie le sexe en pareil cas. Naturellement timide, l'esprit chez lui n'est jamais que le résultat des syncopes du cœur? Il y a bien longtemps que je dis que les femmes ne sont bonnes qu'au lit, et encore, . . . hors de-là il ne faut y compter pour rien. —Fausses ou faibles, perfides ou nonchalantes, si malheureusement on les charge d'un projet, . . . elles le font avorter par mollesse, ou le trahissent par méchanceté; et c'est sûrement d'elles que Machiavel a dit, ou qu'il ne fallait jamais les avoir pour complices, ou qu'il était urgent de s'en défaire aussi-tôt qu'elles avaient agi [1]. Je suis désolé que nous n'ayons pas chargé de la besogne ce vieux coquin d'aumônier qui m'a servi pendant trois ans . . . Entreprenant, . . . fourbe, . . . adroit, . . . hippocrite, . . . il aurait mis dans l'opération autant de vigueur que de fausseté. Je n'ai jamais rien vu de sûrs, comme les principes de ce drôle-là. Je dois à lui seul plus d'aventures qu'il n'en faudrait à moi juge, . . . pour envoyer trente coquins à l'échafaud: tu le sais, mon cher, grande différence chez nous, entre ce que nous sommes obligés de défendre, et ce que nous nous amusons à faire. Cette équité dont nous nous parons, n'est plus au feu de nos bouillans transports, que comme la cire aux brûlans rayons du soleil; mais il n'en faut pas moins blâmer ce que nous adoptons, punir ce que nous chérissons; ce n'est qu'en affichant avec scrupule cette rigidité de mœurs pour autrui, que nous parvenons à couvrir avec art, toute la dépravation des nôtres. Dans le fait il ne s'agit que d'en imposer, dès que nous ne le pouvons par nos vertus, que ce soit au moins par nos rigueurs.
Je suis désespéré qu'on ait manqué ce Valcour . . . des coquins, bien adroits pourtant, capables de mille autres gentillesses, . . . que je faisais absoudre aux conditions de celle-là . . . Les imbéciles! . . . quoi qu'il en soit, nous en voilà débarassé, il aura eu une peur effroyable, et n'osera sûrement plus reparaître avant que tout ceci ne soit décidé. Je ne te verrai point ce soir; . . . c'est le jour destiné aux adieux de l'hymen, et tu sens bien pourquoi je veux qu'ils soient tendres . . . Quand on se quitte, . . . pour un certain temps, . . . c'est une plaisante idée que celle-là! j'ai été ravi de la concevoir. —On est quelquefois bien aise de tâter jusqu'où peut aller son ame; tu n'imaginerais pas comme je suis content de la mienne, je n'y sens plus, . . . sur tout ceci, . . . qu'une sorte d'émotion qui pourrait bien n'être pas sans plaisir . . . La drôle de chose que l'analyse du cœur humain; je suis parfaitement sûr à présent, qu'on en fait tout ce qu'on veut; facile à recevoir les impressions de la tête, il n'adopte bientôt plus que ses mouvemens, et l'on se gangrenne ainsi voluptueusement d'un bout à l'autre, sans que rien s'oppose à la circulation du venin.
Pressons-nous, . . . je te le dis, . . . tous les retards pourraient nous devenir funestes: je me méfie de la présidente, et malgré les clauses signées, je gagerais qu'elle agit sous main avec son adorable protecteur, . . . ce charmant comte, . . . Il prétendait m'étourdir l'autre jour. Rien ne m'amuse comme ces êtres débonnaires qui croient en imposer à des scélérats de profession, comme nous. À les entendre, l'ascendant de la vertu nous écrase; mais si cette vertu est une chimère, si nous ne la voyons jamais que comme telle, le choc alors n'est plus très-dangéreux.
Adieu, tendre et délicat époux! il me semble te voir déjà dans les bras de l'hymen, ravissant des baisers, . . . peut-être inondés de larmes, les premiers jours, mais qui, bientôt séchés par l'ardeur de ta flamme, perdront sous le délire des tiens, toute l'âcreté de la résistance.
Mais point de jalousie, je t'en conjure, il faut renoncer à cette extravagance, qui nous empêchait autrefois de mêler nos plaisirs comme nos maîtresses. Souviens-toi qu'une des clauses du contrat est, que je prête sans céder . . . Tu me dois bien au moins cela pour les soins que je mets depuis si long-temps à l'accomplissement de tes désirs. Tu n'imagines pas, mon ami, l'envie que j'ai de posséder cette chère Aline: je lui crois des détails d'un piquant; . . . qu'elle doit être délicieuse à saisir dans les pleurs . . . Sophie était bien, mais Aline, . . . et puis nous n'irons jamais aussi loin avec celle-ci qu'avec l'autre . . . Il est une sorte de ménagement qu'on doit à la vertu, . . . au sang . . . Cependant ne jurons de rien, car les effets de l'égarement dans des têtes comme les nôtres, sont, tu le sais, incalculables.
[Footnote 1. Le président arrange ici pour les femmes seulement, une opinion abominable, avancée dans _le prince de Machiavel, généralement pour tous les complices.]
Fin de la septième partie.