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Aline et Valcour, ou Le Roman Philosophique. Tome 4

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ALINE ET VALCOUR,

OU
LE ROMAN
PHILOSOPHIQUE.

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TOME IV ________________________________________

HUITIÈME PARTIE.

    Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,
    Cum dare conantur priùs oras pocula circum
    Contingunt mellis dulci flavoque liquore,
    Ut puerum aetas improvida ludificetur
    Labrorum tenus; interea perpotet amarum
    Absinthi laticem deceptaque non capiatur,
    Sed potius tali tacta recreata valescat.

Luc. Lib. 4.

[Illustration: Voilà celle que tu veux épouser fremis, tu ne la reverras plus.]

ALINE ET VALCOUR,
OU
LE ROMAN
PHILOSOPHIQUE.

Écrit à la Bastille un an avant la Révolution de France.

ORNE DE SEIZE GRAVURES.

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À PARIS, Chez la veuve GIROUARD, Libraire, maison Égalité, Galerie de Bois, N°. 196.

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1795.

ALINE ET VALCOUR. ________________________________________

LETTRE LXV.

Valcour à Déterville.

Dijon, ce 20 avril.

J'arrive ici pour en partir demain; peut-être me serais-je rendu tout de suite en Savoye, si ma santé me l'eût permis; mais j'ai besoin de quelques jours de repos.

Oh mon cher Déterville! quelle funeste séparation! . . . L'horreur qui l'accompagna, mes blessures mal guéries, . . . l'affreuse agitation de mon ame, . . . d'horribles pressentimens, fruits des détails de ces cruels adieux . . . Tout, . . . tout, mon ami, me met hors d'état de poursuivre; et il faut, avant d'aller plus loin, que je dépose un moment dans ton cœur, le chagrin dévorant qui tourmente le mien.

Écoute les circonstances lugubres de cette dernière entrevue; et dit, si tu n'y vois pas comme moi, l'arrêt du Ciel écrit en traits de sang.

Après t'avoir embrassé le 8 au soir, pour mieux déguiser encore mon départ de Paris, je résolus d'en sortir dans l'habillement de chasseur, qui m'était enjoint pour le rendez-vous. Ce fut donc en cet état que je voyageai, seul, et à pied, jusqu'à Orléans, tandis que mon laquais, escortant mes malles, allait m'attendre à Montargis; peu au fait de la route qu'il fallait suivre pour gagner d'Orléans le village indiqué, m'imaginant néanmoins avoir plus de temps qu'il n'en fallait pour m'y trouver à l'heure prescrite, je partis de la ville le quinze, à environ sept heures du matin . . . Mais quelle fut ma surprise, lorsqu'après avoir marché dans la forêt jusqu'à près de midi, . . . m'informant d'un bucheron si j'étais loin de Vertfeuille, on me répondit qu'on ne connaissait point d'endroit de ce nom . . . Oh ciel! me dis-je, elles vont m'attendre . . . Ne me voyant point, leur inquiétude sera terrible; et me voilà moi-même absorbé de toute celle que leurs ames sensibles vont daigner prendre pour moi . . . Que devenir dans cette fatale circonstance? Point de maison à plus de trois lieues où je pus prendre le plus faible renseignement, . . . au centre d'une forêt, dans un pays que je ne connaissais point: . . . un moment je voulus retourner à la ville, . . . l'instant d'après, cette idée s'évanouissait par l'espoir de rencontrer quelqu'un de plus instruit. Dans cette cruelle alternative, je priai le paysan que je venais d'interroger de me conduire à la plus proche maison. —Je m'en garderais bien, me répondit-il . . . Vous êtes braconier n'est- ce pas? Et la maison où vous voulez que je vous mène, est remplie de gardes, qui ne vous ferait aucune grace; je ne serai point l'auteur de votre perte . . . Éloignez-vous plus-tôt, c'est ce que vous avez de mieux à faire. Je vis alors que ce déguisement, qui n'avait nul danger dans les environs de Vertfeuille, en avait quelqu'un dans une position différente, et sur-tout avec l'impossibilité de se nommer. Je pris donc congé de mon homme et fis encore quatre lieues, m'orientant comme je le pouvais, sans rencontrer personne, lorsque tout-à-coup le temps s'obscurcit. N'appercevant rien aux environs, et voyageant toujours au hazard dans les routes écartées de ce bois, je n'eus d'autre parti à prendre pour découvrir d'un peu loin, que de gravir un arbre, et d'observer de son sommet s'il ne se présentait nul azyle, . . . Je n'en vis point . . . Cependant mes forces s'épuisaient, . . . l'agitation cruelle de mon ame m'empêchait d'éprouver la faim, mais j'étais anéanti de fatigue. Je sentis bien qu'il me devenait impossible d'aller plus loin, et ne voulant point coucher sur la route, je m'enfonçai dans l'épaisseur du bois; . . . à peine y suis-je, que la nuit la plus sombre étend ses voiles sur toutes les parties de la forêt; peu-à-peu la voûte de l'atmosphère se couvre de nuages qui augmente l'effroi de l'obscurité; quoique la saison fût peu avancée, des éclairs sillonnans la nue, m'annoncent un orage affreux, les vents sifflent, . . . leurs prodigieux efforts brisent les arbres autour de moi; . . . le feu céleste éclate de toutes parts, . . . vingt fois il tombe à mes côtés, . . . vingt fois je me crois assez heureux pour toucher à ma dernière heure, quand tout-à-coup le son d'une infinité de cloches lugubres vient prêter à cette scène douloureuse toute l'horreur dont elle est susceptible. De noires chimères achèvent d'égarer ma raison; . . . ce déchaînement de toute la nature, . . . ce silence épouvantable qui n'est troublé que par le mugissement des airs, par les éclats de la foudre, et par ce bruit majestueux de l'airain, tristement élancé vers le ciel, me fait craindre que je ne sois pas le seul que menace en ce jour la colère de Dieu . . . Infortuné, m'écriai-je, . . . elle est morte; et ces sinistres devoirs, dont les accents plaintifs viennent frapper mon oreille, n'ont pour objet que mon Aline . . . Mille phantômes semblent alors voltiger près de moi; . . . je crois distinguer parmi eux l'ombre chérie que j'idolâtre, et lorsque je veux me précipiter vers elle, un torrent de flamme l'enveloppe et la fait disparaître à mes yeux . . . Je me roule à terre, je désire que ce sol inondé que je presse, s'entrouve pour me recevoir; et ma raison m'abandonnant tout-à-fait, je demeure le reste de la nuit dans cette attitude de la douleur et du désespoir.

Les vents se calment enfin, l'étoile brille, . . . le ciel s'éclaircit, . . . et mon ame, qui vient d'être le jouet des élémens mutinés, comme les chênes qui m'environnent, ose se r'ouvrir à l'espérance, comme leurs rameaux courbés sous l'aquilon impétueux, se redéveloppent avec majesté dans les airs.

Je me remets en route, avec le seul projet de retourner à la ville . . . J'y fus rendu le seize, à six heures du matin; et m'étant un peu reposé, j'en repartis à huit, précédé d'un guide, qui se chargea de me conduire en moins de cinq heures au village du Haut-Chêne.

J'y arrivai en effet sans accident; et ne voulant pas que cet homme fût témoin de ce que j'allais y faire, je le congédiai sitôt qu'il m'eut montré le hameau. Oh monsieur! me dit la mère de Colette, dès qu'elle me vit entrer chez elle, avec quelle impatience ces dames vous ont attendu hier. Vous leur avez donné bien de l'inquiétude: elles ne sont sorties qu'à la nuit tout en pleurs; et je suis bien sûre qu'elles n'auront pas été retirées avant l'orage . . . Pars, pars, Colette, ajouta-t-elle, en s'adressant à sa fille; va tôt les avertir mon enfant; tu sais comme elles nous l'ont recommandé, quitte tes sabots pour aller plus vîte; . . . et vous, brave homme, reposez- vous pendant ce temps; . . . hélas! continuait cette bonne femme, en m'offrant tout ce qu'elle avait chez elle, nous sommes bien pauvres, monsieur: et nous ne vous présenterons pas grand chose, mais ce sera de bon cœur; ah! sans les charités de madame et de mademoiselle, il y aurait peut-être bien long-tems que nous ne serions plus de ce monde, ni mon enfant, ni moi, mais ce sont de si bonnes ames monsieur; il y en a qui attendent que les malheureux viennent les trouver pour les secourir; mais celles-ci les cherchent: elles ne vivraient point si elles ne les soulageaient pas . . . Aussi il faut voir comme nous les aimons, si elles avaient besoin de notre sang nous le verserions tout-à-l'heure goutte à goutte, et nous croirions encore n'avoir rien fait. Mon cœur s'épanouissait en écoutant de tels récits, . . . de douces larmes remplissaient mes yeux . . . Est-il une félicité plus vive que celle d'entendre louer ce qu'on aime!

Enfin Colette revint essouflée; elle avait fait ses quatre lieues toujours en courant, et n'avait pas mis deux heures à les faire. Elles me suivent, dit cette pauvre enfant tout en sueur, . . . elles me suivent, monsieur; allez, je leur ai bien fait du plaisir . . . Ma mère, ajouta-t-elle, en se jetant au col de la vieille, ça les a rendu si aises, que madame a dit qu'elle allait me donner les dix moutons qu'il me faut pour épouser Colas, je l'épouserai ma mère, je l'épouserai, n'est-ce pas? . . . Et ne pouvant tenir à l'innocente joie de cette petite fille, . . . oui, oui, vous l'épouserez mon enfant, lui dis-je; voilà dix louis, c'est tout ce que j'ai maintenant, recevez-les pour le bouquet de nôces, il est juste que je partage la reconnaissance d'un service qui m'est bien plus précieux encore, qu'aux amis que vous m'annoncez; . . . à peine avais-je dit, que ces dames entrèrent . . . Madame de Blamont se jeta la première dans mes bras et mon Aline en larmes lui succéda bien promptement. Après avoir pressé sur mon cœur ces personnes si chères, après les avoir accablé l'une et l'autre de ces délicieuses caresses, que l'ame prodigue et que l'esprit ne peint point, la conversation devint plus réglée; . . . nous nous assîmes . . . . . . Cette respectable mère me donna les conseils les plus sages et les meilleurs, . . . elle me fit part de ses espérances, de ses projets pour les réaliser; elle me dit tout ce qu'elle avait fait . . . les lueurs qu'elle apercevait encore, . . . les moyens à prendre pour réussir; . . . en un mot, à l'en croire, je dois regarder mon bonheur comme sûr cet automne; . . . elle m'ordonna de revenir à cette époque . . . Notre commerce de lettres s'arrangea, nous le réglâmes sur la carte même, en raison des différentes villes où je devais passer; . . . toutes deux me firent promettre d'être exact dans mes réponses . . . Je voulus un instant parler à madame de Blamont, de mes craintes sur l'intérêt qu'elle voulait bien prendre à moi, cela ne pouvait-il pas la plonger dans de nouveaux malheurs . . . Que n'y avait-il pas à redouter d'un époux furieux, toujours tellement déchaîné contre mes sentimens pour sa fille? Et je lui peignis de la plus vive manière combien j'étais sensible à tous les maux qu'elle éprouvait pour moi . . . Elle tourna vers les miens ses beaux yeux mouillés de larmes; . . . eh qu'importe mon ami! me dit-elle, qu'importe d'être un peu plus, un peu moins malheureuse, je la serais tout de même sans vous, j'ai du moins pour consolation de l'être en vous servant; . . . une de ses mains pressa la mienne à ces mots, et ma bouche s'imprimant sur cette main chérie, y grava les baisers de l'amitié et de la reconnaissance la plus vive . . . Mon ami, me dit Aline, en m'attirant vers elle, vous me promettez de m'écrire, . . . vous me jurez bien d'être exact? —Oh ciel! pouvez-vous en douter? . . . Eh bien! continua cette fille adorée, en me remettant un porte-feuille superbe; . . . tenez, je veux que ceci ne soit destiné que pour mes lettres; . . . je vous defends de l'employer à d'autre usage . . . Je saisis ce meuble précieux; . . . je le baise, . . . je le dévore; . . . un ressort part, et le portrait de mon Aline vient enivrer à-la-fois et mon ame et mes yeux; au bas de ce portrait chéri, son sang, . . . le sang de la divinité que j'idolâtre avait tracé deux lignes, qui s'imprimèrent aussi-tôt dans mon ame; c'est d'après elle c'est d'après ce sanctuaire où règne à jamais son image, que je vais les offrir à tes yeux, PENSEZ TOUJOURS À MOI, ET QUE CETTE IDÉE SOIT LA BASE DE TOUTES VOS ACTIONS; les voilà ces lignes chéries, les voilà Déterville: puisse me réduire en poudre la main de l'éternel, au moment où ce qu'elles contiennent ne fera pas la loi de ma vie.

Le sang dont je me suis servi pour écrire ces mots est pris de-là, me dit Aline, en pressant ma main sur son cœur, ce sont les expressions de ce cœur qui vous adore, gravées par le sang qui l'agite . . . Que tout cela vous soit cher, mon ami, et n'oubliez pas une malheureuse fille qui vous fait serment aux pieds de sa mère de ne jamais vivre que pour vous, . . . elle s'y met en disant ces mots; . . . et cette mère respectable, aussi émue que ceux qui l'entouraient, . . . prît la main de sa fille, la mit dans la mienne, . . . et me dit: . . . oui, Valcour, . . . elle est à vous, je prends le ciel à témoin que mon consentement ne se donnera jamais à d'autre; je me jette aussi- tôt dans les bras de ces deux chères amies, et mon silence ici plus éloquent que mes paroles, les convainc que mon ame enflammée se réunit à la leur pour y rester en dépôt jusqu'au dernier jour de ma vie.

Cependant la nuit s'approchait, . . . il s'agissait de la séparation, madame de Blamont croit avoir la force d'en marquer le moment, elle se lève sans me regarder; . . . sa fille l'entend; . . . elle veut en faire de même: . . . ses genoux fléchissent et elle retombe en larmes sur sa chaise; . . . alors madame de Blamont lui dit avec une fermeté noble . . . Je perds un ami comme vous, ma fille . . . L'espérance de le revoir me soutient, et j'ai le courage de m'en séparer. Mais Aline n'écoutait plus rien, elle était étendue dans mes bras; elle mêlait ses larmes aux miennes, et l'on n'entendait plus d'elle que les cris amers de la douleur et les sanglots du désespoir! . . . Madame de Blamont se rasseoit; . . . elle prend une main de sa fille et la baise avec transport; cette vive caresse produit à l'instant dans l'ame d'Aline, la diversion qu'a prévu cette femme spirituelle et sensible . . . Elle se retourne vers sa mère; . . . elle se cache dans son sein, elle y répand un nouveau torrent de larmes, . . . et madame de Blamont se relevant aussi-tôt, . . . l'emportant pour- ainsi-dire dans ses bras, essaye de lui faire franchir le seuil de la porte, et pendant ce temps, sur un signe, je disparais dans une autre chambre; . . . élan sacré d'une ame impétueuse; . . . pressentiment cruel qui remplit encore la mienne de trouble et d'effroi . . . Cette chère fille se retourne vers la place qu'elle quitte, et où elle me croit encore, . . . ne m'y voyant plus, elle se débarrasse des bras de sa mère, franchit d'un trait l'intervalle qui nous sépare, arrive comme l'éclair dans la chambre où je la fuis et y tombe à mes pieds, sans mouvement, . . . c'est alors où mon cœur éclate, . . . où nulle considération n'en peut calmer l'effervescence . . . Je me précipite sur cette chère amie, je la presse sur mon sein, . . . nos corps enlacés comme nos ames, semblent ne plus faire qu'une masse, qu'aucun effort ne saurait désunir, et ma raison ne revient enfin, que par le désir de rendre à la vie celle qui déchire la mienne; . . . celle qui suspend à-la-fois par la douleur toutes les facultés de mon existence.

Fuyez, me dit madame de Blamont, en faisant étendre sa malheureuse fille sur un lit; . . . fuyez, il vaut mieux qu'en revenant à elle, elle ne vous trouve plus sous ses regards . . . Allez divin ami, continua-t-elle, en me tendant les mains; . . . souvenez-vous de cette scène; rappelez-vous combien vous êtes aimé, et, si vous croyez que ma fille me soit chère, persuadez-vous, . . . ou qu'on m'arrachera le jour, ou qu'elle ne sera jamais qu'à vous; et m'étant prosterné sur cette main chérie, l'ayant arrosée des larmes de ma reconnaissance et de ma tendresse, j'ose élever encore une fois les yeux sur l'idole adorée de mon cœur; je lui adresse, sans en être entendu, les dernières expressions de mon amour, et m'élance dans la forêt, avec le dessein de gagner Orléans le même soir, . . . elles m'apprendront j'espère les suites de cette triste séparation, je t'implore pour l'obtenir d'elle, avec les plus grands détails . . . Finissons ceux qui me regardent.

Je n'eus pas fait deux lieues, que la nuit qui tomba tout-à-coup me fit craindre de m'égarer comme la veille, l'état dans lequel j'étais d'ailleurs, ne permettant pas même à mon esprit, la possibilité de me conduire, je résolus d'attendre au pied d'un arbre, que l'astre en venant consoler la terre, ramena, s'il était possible, un peu de calme au fond de mon cœur agité. Je m'étendis au pied d'un chène antique, et m'abymant dans mes idées, me livrant à la sombre mélancolie qui semblait appesantir à-la-fois tous mes sens; je trouvai par la violence même de mes chagrins la possibilité d'un instant de repos, . . . que n'eut pas obtenu mon ame dans un état, ou moins anéantie, la douleur l'eut pressée avec moins de force. Je m'endormis, . . . à peine le fus-je, qu'un fantôme effroyable apparut aussi-tôt à mes sens enchaînés . . . Je le vois encore . . . J'écris que je rêvais, . . . mais je n'oserais pas l'affirmer, . . . l'impression fut trop vive; . . . non, mon ami, je ne rêvais pas . . . Je l'ai vu ce fantôme, . . . il était vêtu de noir, . . . il avait une figure que je peindrais sans doute, . . . il avait celle du père d'Aline . . . il tenait à la main, . . . pardonne mon désordre, . . . il tenait par les cheveux la tête de cette fille chérie, . . . il la secouait sur mon sein; . . . il mêlait les flots de sang qui en découlaient à ceux qui jaillissaient de mes blessures r'ouvertes; . . . et il me disait en m'offrant cet épouvantable spectacle; . . . oui, mon ami, il me le disait; . . . ses paroles ont frappé mon oreille, je ne dormais point; . . . il me disait le cruel: . . . «Voilà celle que tu veux épouser; . . . frémis, tu ne la reverras plus». J'ai jetté mes bras vers ce fantôme, j'ai voulu lui ravir cette tête précieuse et la porter sanglante sur mes lèvres, mais je n'ai pu saisir qu'une ombre: tout a disparu dans l'instant, il n'est plus resté de réel que la terreur et le désespoir. Je me suis levé dans une mortelle agitation; . . . j'ai poursuivi ma route au hasard. Différentes ombres gigantesques produites par les reflets de la lune sur les arbres qui m'environnaient, semblaient prêter encore plus de réalité à la vision lugubre que je venais d'avoir. En ce moment cruel, j'aurais donné ma vie pour entendre encore une seule parole de mon Aline, pour fixer un instant ses regards; à-la-fois ému par mille pensées différentes; . . . en proie tour-à-tour à mille tourmens divers; tantôt je voulais revoler sur mes pas, tantôt je voulais terminer mes jours, pour ne pas survivre au moins à celle que mon imagination venait de me faire voir expirée . . . Enfin le soleil se leva, et mieux conduit par le hasard, que par l'incertitude de mes pas chancelans, je rentrai dans la ville, dont je repartis au bout de quelques heures pour joindre mon domestique à Auxerre, et gagner comme je le pourrais, Dijon d'où je t'écris; . . . que je quitterai bientôt également pour sortir enfin de France, et mériter par l'exacte exécution des ordres qui me sont donnés, l'estime et la confiance des deux sincères amies qui ont bien voulu me les prescrire; adieu, voilà une lettre bien longue et des détails bien déchirans, mais on calme ses maux en les versant dans le sein d'un ami. Presse-toi d'aller voir ces deux objets de ma tendresse; instruis-moi de leur sort; . . . entretiens-les de moi; . . . rapporte-moi jusqu'à leurs moindres pensées, et songe que les véritables soins de l'amitié sont de servir l'amour au désespoir.

LETTRE LXVI.

Aline à Valcour. [1]

ce 22 avril, à Verfeuille.

Pourquoi faut-il que la première lettre que je vous écris depuis votre départ, soit tracée d'une main tremblante? eh quoi! Jamais les expressions de mon cœur ne vous parviendront que par des sanglots, ce seront toujours des flots de larmes qui les feront arriver à vous; mais prenons ces détails de l'instant fatal où vous vous arrachâtes de vos malheureuses amies; l'état affreux dans lequel j'étais, engagea ma mère à coucher dans la maison de Colette; elle y passa la nuit près de moi, nous l'envoyames dire au château pour qu'on ne fut pas inquiet et y revînmes dîner le lendemain . . . Cette protégée de mon père, cette Augustine dont je vous ai quelquefois parlé, parut la plus surprise de cette légère absence, et nous ne pûmes nous empêcher de remarquer ma mère et moi, qu'il entrait dans ses questions infiniment plus de curiosité que d'intérêt, . . . nous ne doutâmes pas de ce moment qu'elle ne fut ici la surveillante que le président a placé près de nous; . . . nous la garderons pourtant, ma mère veut être exacte aux conventions; . . . mais nous saurons nous en méfier . . . Je ne sais, . . . depuis que nous sommes ici, . . . je trouve à cette créature quelque chose d'égaré dans les yeux; . . . elle les a superbes, et cependant ils effrayent. Elle avait autrefois de la candeur; . . . une sorte de décence et d'honnêteté dans le maintien qui relevaient l'éclat de ses attraits . . . tout cela n'est plus aujourd'hui que de la fierté, de l'indécence et de l'immodestie . . . Oh! comme le vice enlaidit! cette malheureuse était belle étant sage; . . . elle a toujours la même figure, et l'on ne la voit plus sans dégoût . . . Voilà donc l'ouvrage de la séduction, . . . de la débauche, et le caractère du crime est tellement ennemi de la nature, que par-tout où s'impriment les traits odieux de l'un, tous les agrémens de l'autre, ou disparaissent ou se flétrissent.

Tout fut tranquille jusqu'au 18. Ce jour-là, vers trois heures, ma mère se trouva indisposée; . . . le lendemain elle eut de la fièvre, accompagnée de maux de tête, de pésanteur, et d'un peu d'irritation dans les entrailles. Le 20, elle se trouva mieux, son médecin dit que ce n'était rien; ne trouvant aucune espèce de danger, il ne prescrivit que les remèdes analogues à un peu de plénitude et partit. Tout le 21, le calme se soutint, . . . aujourd'hui les douleurs se renouvellent, quoiqu'elle ait observé le plus grand régime . . . la fièvre est plus forte que le premier jour . . . les maux de tête plus aigus, et les douleurs d'entrailles plus vives . . . Nous attendons le médecin; . . . mais l'heure du courrier m'obligera de faire partir ma lettre avant que je ne puisse vous mander le résultat de sa visite. On lui a remis tantôt un billet fort tendre de mon père . . . il vient, dit-il, d'apprendre son état . . . son inquiétude est extrême; sans la crainte de déranger les conventions, il volerait à elle . . . Il lui demande dans ce moment-ci la permission de n'écouter que son cœur; j'ai répondu, au nom de ma mère, qu'il était le maître de faire ce qu'il voudrait, mais qu'elle supposait son indisposition trop légère pour que cela valût la peine de lui faire faire un voyage.

Ô Valcour! dans quel trouble est votre Aline! concevez-vous le tourment qui l'agite . . . supposez-vous l'état de son ame? rien ne m'annonce heureusement encore le revers dont je tremble, mais s'il arrivait ce revers effrayant! si j'allais perdre cette tendre amie! . . . si la main du ciel allait briser les plus doux nœuds de ma vie! Vous allez me gronder . . . je le mérite . . . vous allez me dire que mon imagination toujours sombre, vole au-devant des malheurs et les réalise à plaisir . . . Eh bien! pensez ce qu'il vous plaira, mais je ne suis pas à moi en écrivant ces lignes, un frémissement involontaire conduit les mots que ma main grave . . . il me les dicte ou les suspend . . . — Mon ami, croyez-vous que je pus survivre à celle dont j'ai reçu le jour? . . . Vous qui savez combien je l'aime, le supposez-vous un instant? . . . Dès que par cette perte affreuse je perdrais à-la-fois et l'espoir de lui consacrer ma vie, et celui de la passer avec vous . . . Vous imaginez que . . . oh! non, non, soyez sur, je vous en fais ici le serment; non je ne lui survivrais pas une minute . . . J'aurais bientôt tranchée le cours d'une vie qui ne m'offrirait plus que des douleurs.

Je suis bien loin de croire . . . ô mon ami! qu'il y ait du mal à finir ses jours quand ils ne peuvent servir ni à notre bonheur ni à celui des autres . . . Ah! la vie n'est pas un fardeau qu'il nous faille traîner malgré nous! . . . cette ame . . . image du Dieu qui l'a crée, un peu plutôt dégagée de ses liens, n'en revolera pas moins pure dans le sein de son père. Si ce n'est que pour languir, que ces ames sont quelqu'instans enfermées dans nos corps, si leur véritable destination est près du Dieu dont elles émanent, pourquoi ne pas les y réunir? L'envie de se rejoindre à son auteur, peut-elle donc jamais être un crime? C'est l'être qui croit que tout périt avec lui . . . dont la faible imagination ne peut s'élever au sublime dogme de l'immortalité de l'ame, qui doit craindre la mort, et frémir de se la donner; mais celui qui ne voit l'enveloppe grossière qui captive cette brillante portion de son Dieu, que comme une prison où rien ne l'oblige à s'arrêter, peut en détruire les liens quand on les lui rend trop aigus; . . . celui qui ne voit cette vie que comme un passage, peut se détourner vers l'hospice, quand on sème sa route d'épines . . . Quelle atteinte reçoit-elle donc alors cette ame immortelle? . . . Les coups qui la dégagent peuvent-ils donc l'atteindre? ils désorganisent un peu de matière, dont la forme est égale à la nature; et qu'importe que les élémens qui nous composent existent de telle ou telle manière, il n'est pas en nous de les détruire, nous n'anéantissons rien en nous donnant la mort, nous ne faisons que varier des modifications, et ce droit qui nous est donné par la nature ne contrarie aucune de ses loix, puisqu'il n'enlève rien à ses bâses . . . à ces élémens indestructibles qu'elle-même varie chaque jour sous mille formes différentes . . . Mais supposons un moment que je fusse dans une telle situation, qu'il me devint impossible de vivre sans être cause d'une foule de crimes, et sans pouvoir éviter d'être contrainte à en commettre moi-même; croyez-vous mon ami que cet état perpétuel de désordre et de désespoir, n'irriterait pas bien plus la divinité que le léger mal que je ferais en me donnant la mort? Et dans toutes les suppositions possibles . . . un crime, si vous voulez que cela en soit un, n'est-il pas préférable à deux cents? mais si je n'en fais pas un en me tuant . . . si je suis fermement convaincue qu'il doit m'être permis de briser mes fers quand ils me gênent, alors l'action qui me soustrait à des millions de crimes certains, n'est-elle pas louable au contraire? ne me devient-elle pas un titre aux bontés de l'Éternel? Eh! notre existence est-elle donc si précieuse, pour qu'une créature de plus ou de moins dans l'univers puisse être regardée comme quelque chose de bien important! Quoi, ce sera au nom d'un Dieu de paix, qu'un général d'armée pourra sacrifier vingt-mille hommes en un jour; il reviendra de ce carnage couvert d'honneurs et de lauriers, et ce seront des flétrissures et des opprobres que vous apprêterez au malheureux qui ne faisant tort qu'à lui-même . . . qui pressé de jouir de la lumière céleste . . . qui jaloux de quitter promptement le séjour de la fausseté, de l'égoïsme, du libertinage et du crime, aura détruit sa fragile existence pour revoler plutôt vers son Dieu! À qui donc appartiendra ma vie, si ce n'est à moi? Qui donc en pourra disposer, si ce n'est moi? Si cette vie est un don de Dieu, il ne peut exiger que je regarde ou respecte ce don, comme convenable à moi, que tant que rien ne peut m'empêcher de voir ainsi; mais quand ce bienfait devient onéreux, quand il pèse au lieu de me servir, je puis le rendre sans crainte à celui de qui je l'ai reçu. Je suis une ingrate, sans doute, si voulant jouir de ce bienfait, je souille de crimes cette carrière qu'il ne m'est permis de suivre que pour glorifier celui qui m'y place; mais si c'est au contraire la crainte d'être exposée à en commettre, qui m'oblige à rendre le don que je profanerais en le gardant, je ne fais assurément aucun mal à m'en défaire.

Mon ami! pardon de ces idées . . . une puissance plus forte que moi me les inspire . . . Si cette voix qui me les dicte allait m'obliger à les suivre . . . si j'allais vous laisser sur la terre! . . . si vous alliez perdre celle que vous avez tant aimée! chéririez-vous toujours sa mémoire . . . vous occuperiez-vous de cette tendre Aline? vivrait-elle toujours dans votre pensée? serait-elle sans cesse l'ame de votre vie . . . l'élément de votre existence? . . . Ô! mon cher Valcour! s'il daigne m'écouter ce Dieu que j'implore . . . je lui demanderai pour grace . . . que le souffle qui anima jadis le corps de celle que vous aimiez, puisse venir quelquefois agiter le votre; et si j'obtiens cette faveur, observez les jours où vous m'aimerez le mieux . . . remarquez ceux où je vous semblerai plus présente; . . . ces jours-là mon ami seront ceux, où l'ame de votre Aline aura obtenu de revivre en vous, où vous ne serez plus animé que par elle . . .

Ma mère sonne . . . j'avais profité d'un instant de repos pour vous écrire . . . elle s'éveille . . . Dieu! elle est plus mal que jamais; des frissons . . . des vomissemens; . . . infortunée que je suis . . . plus rien d'obscur pour moi dans l'avenir . . . il est brisé ce voile affreux qui séparait ma vie; toutes les horreurs que j'entrevoyais au-delà, s'avancent à moi sous la faux de la mort . . . l'ange des ténèbres entr'ouvre le cerceuil, et votre malheureuse Aline n'a plus qu'un pas pour y descendre.

[Footnote 1. Toutes les suivantes à commencer par celle-ci furent adressées à Chambéri, où il était convenu que Valcour devait être pour lors.]

LETTRE LXVII.

Déterville à Valcour. [1]

Vertfeuille, ce 6 mai.

Ils ne sont plus ces jours heureux où ma main occupée à te transmettre des faits intéressans, passait les jours entiers à dissiper tes peines, en t'amusant des mêmes récits qui charmaient les objets de ta tendresse; vois maintenant les traits de cette plume funèbre, comme autant de serpens cruels qui vont déchirer ton cœur; frémis en ouvrant ce paquet, je ne te dirai point, ranime ton courage; . . . je ne t'engagerai point à te consoler. Je te connaîtrais mal ou t'estimerais peu, si tels étaient les accents de la voix qui te parle, . . . non, . . . lis, et meurs . . . Je ne te retiens plus à une existence trop cruelle pour toi, après les pertes que tu viens de faire . . . Renonce à la vie, Valcour, elle ne peut plus t'offrir que des épines, unis ton ame à celles de tes amies . . . encore une fois, lis, te dis-je, et descends au tombeau.

À peine eus-je appris l'état de madame de Blamont, que je courus à Vertfeuille, on venait de m'envoyer un homme à cheval pour me prier de ne pas perdre un instant; le même courrier m'apportait une lettre pour le comte de Beaulé, qu'on invitait à se joindre à moi; . . . il venait de partir la veille pour des inspections pressées sur les côtes; je mis sa lettre à la poste, incluse dans une de moi, et j'arrivai seul le vingt-quatre; je trouvai, comme tu t'imagines aisément, tout le monde dans une extrême désolation, l'accident de notre respectable amie devenait très-grave, le renouvellement du vingt-deux avait eu des simptômes aussi singuliers qu'effrayans, et le médecin me dit tout bas, que si le mieux ne se décidait pas le lendemain, il ne répondait pas trois jours de la malade. Je me gardai bien d'annoncer une telle nouvelle à ton Aline, son cœur ne la lui présageait que trop, comme sa mère m'attendait, disait-on, avec impatience, je m'approchai sur-le-champ d'elle pour lui demander ses ordres, et lui témoigner la part que je prenais à son état. Elle me tendit la main dès qu'elle m'apperçut, et la pressant, oh! mon ami! je crains bien que nous n'allions nous séparer, me dit-elle, . . . mais quand elle vit que je la rassurais, —eh bien! reprit-elle, quoiqu'il en soit, j'ai voulu vous voir et vous recommander mes dernières volontés. —Cette précaution est encore inutile, pourquoi se noircir l'imagination quand il existe autant d'espoir? —Cela ne fait pas mourir, mon ami . . . cela ne fait pas mourir, et cela tranquillise: en disant ces mots, elle me remit un papier et me pria de le lire.

Comme cet écrit contenait beaucoup d'articles qui, quelque intérêt que tu puisses prendre à cette digne femme, sont pourtant de peu de conséquence pour toi, je ne te parlerai que des plus importans.

Mariée, séparée de biens, et pouvant disposer de ce qu'elle avait, elle laissait tout à sa fille Aline, sous la clause exacte de t'épouser, et elle demandait pour unique et dernière grace à son mari, de ne pas contraindre la volonté de sa fille sur une affaire où tenait absolument le bonheur ou le malheur de la vie. Dans le cas où Aline serait contrainte à un autre mariage, elle ne la privait pas de son bien, mais elle voulait qu'elle en disposa seule, et que ce bien n'entrât point dans la communauté . . . Elle fondait un hôpital de six lits à Vertfeuille, uniquement destiné pour les habitans du lieu, et l'on trouverait chez son notaire l'argent utile à cet établissement . . . Elle demandait un enterrement des plus simples dans la paroisse de sa campagne, mais elle désirait que tous les pauvres de l'étendue de ses domaines fussent nourris neuf jours, soir et matin et servis par ses gens dans la grande salle du château . . . Elle voulait qu'une petite boète qu'elle me remettait, contenant son portrait, dans un entourage de quinze mille francs de pierreries, te fut envoyée sans délai le lendemain de sa mort . . . Elle voulait que ses superbes cheveux, fussent coupés et remis à sa fille . . . Elle laissait un bijou de douze mille francs à Léonore, et à Sainville une autre belle boîte où se trouvait encore son portrait. Cet écrit finissait par de sages avis à son Aline; par des conseils remplis de mœurs et de piété; ensuite elle conjurait cette tendre fille de ne jamais choisir d'autre sépulture que celle où sa mère allait être déposée . . . Elle me nommait exécuteur testamentaire de ses legs et de ses volontés, et m'enjoignait au nom de l'amitié qui nous avait toujours unis, l'exactitude la plus entière à la tenue de tous les articles contenus dans l'écrit qu'elle me remettait.

Dès qu'elle vit que j'avais lu, elle me demanda avec empressement, si je lui jurais de remplir ce à quoi elle m'engageait . . . Je le lui promis en lui serrant les mains, elle me sourit, me dit que je lui prouvais bien que j'étais son ami, et que depuis cette assurance elle se trouvait beaucoup plus tranquille, elle dormît effectivement près de trois heures la nuit du 24 au 25; mais en se réveillant vers les deux heures du matin, elle appela Aline qui n'avait jamais voulu quitter le chevet de son lit, elle la pressa sur son sein, et lui dit qu'elle se sentait plus mal. Cette tendre fille fondit en larmes; alors madame de Blamont se contraignit, pour ne pas trop affecter celle qui partageait si cruellement ses douleurs, elle la conjura d'aller prendre quelqu'instans de repos, lui assurant que je la remplacerais; mais Aline ne voulut jamais céder à personne le charme qu'elle trouvait à soigner sa mère, elle dit qu'elle ne s'en rapportait à qui que ce fut; . . . que les hommes ne s'entendaient pas à ces sortes de choses, et ni prières, ni instances, ni ordres ne purent lui faire quitter sa place.

Comme elle était intéressante, mon ami, dans l'emploi de ces devoirs sacrés, . . . pâle, . . . les yeux battus, . . . échevelée, sous un mauvais petit déshabiller de toile, . . . un grand tablier de femme de chambre autour d'elle, . . . il semblait que la piété filiale voulut disputer aux graces, le soin touchant de l'embellir.

Mais les douleurs augmentant, il ne fut plus possible à madame de Blamont de pouvoir feindre . . . Le médecin qui ne quittait plus, s'approchant de moi après l'avoir observée, —voilà ce que j'ai craint, me dit-il, . . . elle est perdue, —oh! ciel! répondis-je avec effroi: . . . perdue, . . . à cet âge, . . . avec autant de ressources, . . . tant de sagesse et tant de santé. —Elle est perdue. —Et quel est donc le genre de sa maladie; quelle est la cause de cet accident imprévu? —Une cause où échoueront tous les secrets de l'art, elle est empoisonnée . . . —empoisonnée, juste ciel! —elle l'est; prononcez, que faut-il que je fasse? —L'écrire à son mari et le cacher soigneusement à elle, à sa fille et à toute la maison, c'est ce que je vois de plus sage à faire . . . le médecin certifia, signa son opinion, et la lettre partit secrètement par un homme en poste.

Cependant les douleurs d'entrailles varièrent plusieurs fois dans la journée . . . À l'une des plus violentes crises, Aline nous arracha des larmes à tous . . . Elle vint se jetter aux genoux du médecin . . . Oh! monsieur! lui dit-elle dans un accès de douleur affreux, oh! Monsieur! sauvez ma mère, tout ce que je possède est à vous, je vous en fais un don public, mais quand elle vit que le médecin se reculait un mouchoir sur les yeux, et sans lui répondre, elle retourna se précipiter aux pieds du lit de sa mère, . . . invoqua l'Éternel avec une componction, avec une ferveur si ardente, que la violence de l'élan anéantit ses forces et la fit tomber dans mes bras sans connaissance . . . Nous la portâmes sur un lit, . . . quand elle eut repris ses sens, je lui fis comprendre de mon mieux qu'elle devait se calmer, que l'abandon où elle se livrait, dérangeait sa santé et nuisait même à celle de sa mère: croyant voir que ce raisonnement la tranquillisait un peu, je voulus essayer de la préparer au terrible revers qui la menaçait; mais m'interrompant avec violence à la première phrase, . . . juste ciel! . . . s'écria-t- elle, . . . elle est morte? et s'échappant de mes bras, . . . s'élançant comme un trait, du lit où j'essayais de la contenir, jusqu'aux pieds de celui de sa mère, elle y vint tomber à genoux, les mains jointes, . . . madame de Blamont un peu mieux, la releva, la gronda doucement d'une si grande agitation, et lui dit en la baisant sur les yeux, . . . tu ne veux donc plus que nous puissions causer tranquillement ensemble? —Oh! ma chère et tendre mère! répondit Aline en pleurs . . . Ne savez-vous donc pas combien je vous aime? ignorez-vous à quel point votre sort est irrévocablement lié au mien. —Si tu m'aimes prouve-le-moi en te calmant, . . . —Eh bien! eh bien, je suis tranquille, maman, je suis tranquille . . . Alors madame de Blamont voulant distraire et ses maux et ceux de sa fille, se fit apporter ses diamans sur son lit, et elle joua avec pendant deux heures, tantôt se les essayant, tantôt en parant Aline, mais plus livrée au sombre involontaire de ses idées, qu'au projet de les adoucir un moment, voyez me dit-elle, Déterville, . . . comme mon Aline eut été bien le jour de ses nôces, . . . voilà comme je l'aurais embellie, . . . et cette déchirante idée arracha bientôt des torrens de larmes à toutes deux.

Cependant, dans toute cette maison autrefois si tranquille et si délicieuse, on ne respirait plus que la douleur: on ne voyait plus que de la tristesse et de l'inquiétude, . . . on n'appercevait de toutes parts que des gens venir, s'informer, repartir; . . . la désolation était générale.

Au travers de la foule qui circulait dans les appartemens, on vit tout-à-coup entrer une jeune fille, les bras levés, le visage inondé de pleurs, . . . c'était cette petite Colette chez laquelle se firent vos adieux . . . On veut la repousser, . . . elle résiste; . . . laissez-moi, laissez-moi, dit-elle, je veux aller voir la protectrice des pauvres, je veux aller voir ma bonne mère . . . Elle se jette à genoux aux pieds du lit, elle supplie sa chère maîtresse de lui donner sa bénédiction, baise la terre et se retire en larmes, . . . Eh bien! nous dit cette femme adorable, dès que cette enfant fut sorti, n'y a-t-il pas quelque satisfaction à faire le bien, et croyez-vous que l'hommage du pauvre ne vaille pas toutes les caresses de la fortune?

Comme elle se sentit absorbée le 25 au soir, nous nous retirâmes avant minuit; mais quelques prières que je fis à Aline, elle ne voulut jamais quitter sa mère, elle me pria de me charger de tout le soin du dehors, et de lui laisser ceux de l'intérieur, elle était aidée de deux femmes de Vertfeuille, qui se reléyaient tour-à-tour; toutes se disputaient cet honneur, il n'y en avait pas une, même des plus à l'aise, ni dans le bourg, ni dans les environs, qui ne sollicitât comme une faveur la grace de veiller cette femme angélique.

Oh! mon ami! voilà donc les effets de la bienfaisance, voilà donc les fruits délicieux de la piété et de la sagesse; il semble que l'Éternel, envieux d'en récompenser l'homme, veuille lui faire déjà goûter sur la terre l'image des plaisirs célestes, dont ces vertus seront couronnées. Le 26, dès la pointe du jour, . . . jour affreux mon ami, . . . jour où la volonté de Dieu, permit que l'innocence succombât sous le crime, pour éprouver les hommes ou pour les abaisser . . . On nous annonce dès le matin qu'Augustine venait de s'évader, . . . qu'elle n'avait rien dit à personne, et qu'on ne pouvait concevoir ce qu'elle était devenue. De ce moment le voile tomba, . . . le doute même ne me devint plus permis . . . Je recommandai le plus grand secret, et m'interdis toutes recherches. —J'avais l'honneur d'Aline à ménager; devais-je entreprendre ce qui ne sauvait pas la vie de sa mère, et ce qui traînait son indigne père à l'échafaud? . . . je montai, . . . la nuit avait été terrible; des spasmes, . . . des convulsions, . . . tous les symptômes d'une fin aussi cruelle que prochaine, engagèrent le médecin à me dire qu'il était de mon devoir d'avertir madame de Blamont . . . Je m'approche du lit de la malade; . . . j'avais choisi l'instant où Aline était allée chercher quelques papiers par ordre de sa mère, et j'avais chargé le médecin de l'arrêter au retour, afin de me donner le temps d'agir . . . Madame de Blamont sourit en me voyant, . . . sublime tranquillité d'une ame honnête et paisible . . . Ô doux repos d'une conscience pure! . . . Je suis bien mal, n'est-ce pas mon ami, me dit-elle; . . . je ne verrai jamais ma fille heureuse? Hélas! je ne désirais la vie que pour accomplir son bonheur, . . . je n'en jouirai jamais, . . . le ciel ne le veut point . . . J'osai croire en ce moment que rien ne devenait plus expressif que mon silence, . . . je baissai les yeux et je me tus.

Vous ne me répondez pas, Déterville? . . . et je pris une de ses mains que je pressai contre mes lèvres. Vous ne me répondez pas, répliqua-t-elle une seconde fois . . . Ici la nature l'emporta sur le courage; elle eut une crise violente, et me tendant les deux bras, . . . je suis prête, mon ami, . . . je suis prête; . . . mais cette chère Aline, . . . je l'abandonnerai donc, . . . je la laisserai donc sans soutien au milieu des dangers qui l'environnent! . . . Je n'aurais pas cru que le ciel l'eût permis . . . N'importe, ce n'est pas à moi à scruter ses ordres, je ne dois que m'y conformer . . . Alors elle me pria de lui faire venir son curé, et de me charger entièrement d'Aline pour deux heures, sans lui permettre d'entrer. Cette commission n'était pas aisée . . . J'envoyai promptement avertir le prêtre, et assurant Aline que sa mère était mieux, je la conjurai de faire un tour de jardin avec moi, ayant quelque chose absolument essentiel à lui dire; . . . mais je savais bien qu'on ne menait point cette tête-là comme on voulait: elle me répondit fermement qu'elle n'irait pas avant que d'avoir vu sa mère, qu'il y avait plus d'une heure qu'elle l'avait quittée, et qu'après un si long intervalle, elle ne voulait s'en rapporter qu'à ses yeux pour savoir comment elle était; et elle monta lui porter les papiers que celle-ci avait demandé; elle redescendit peu après; je vis bien que madame de Blamont ne lui avait rien dit, et s'était borné, sans doute, à lui recommander de me venir parler. Je l'entraînai d'abord par des propos vagues, beaucoup au-delà des parterres, et ayant enfin gagné un bosquet, je la suppliai de m'écouter. —Eh bien! me dit- elle, sans s'asseoir, avec une prodigieuse agitation, . . . qu'avez- vous donc à me dire? . . . je vois bien que voilà du mystère . . . faut-il que je la perde? . . . Peut-être que non, lui dis-je, mais si ce malheur vous arrivait? —elle ne serait pas la seule victime, et j'aurais bientôt partagé son sort. —Oh ciel! est-ce là ce que je devais attendre de tant de piété et de vertu? Songez-vous à ce que vous vous devez à vous-même, à ce que vous devez à l'homme qui vous adore! —Valcour? . . . il est perdu pour moi . . . Comment pouvez- vous croire que je sois jamais à lui? mais ne m'en parlez pas, je vous prie, le sentiment de ce que je dois à Dieu même, ne l'emporterait pas aujourd'hui sur ce qui n'appartient qu'à ma mère; je ne veux penser qu'à elle, je ne veux m'occuper que d'elle; il n'est pas une seule idée qui puisse combattre la sienne dans mon cœur! . . . Est-ce là tout ce que vous avez à me dire, ajouta-t-elle, en voulant fuir, comme si elle eût compté tous les momens qui la séparaient de l'objet de son idolâtrie . . . Mais la retenant par une main, et voyant qu'avec une telle ame, il valait mieux frapper les grands coups tout de suite, que d'employer des ménagemens qui ne servaient qu'à la déchirer en détail. Aline! m'écriai-je . . . ô ma chère, Aline! . . . cette mère que nous adorons vous et moi, . . . ce tendre objet de nos inquiétudes mutuelles, . . . il faut absolument nous en séparer . . . Le trait l'ayant frappé sur la partie la plus sensible de l'ame, et l'ayant, pour ainsi dire, pétrifiée, elle me fixa; . . . tout-à-coup ses yeux s'égarent, la stupidité s'imprime sur ses traits; sa respiration devient vive et pressée, et la tête se dérange totalement . . . Je me repentis d'avoir été si vite; je reconnus qu'elle n'était nullement préparée, et que malgré ses propos, elle s'était toujours fait illusion . . . Je l'approche, . . . elle me repousse avec un geste furieux; et s'égarant de plus en plus, . . . elle me dit en balbutiant, d'aller chercher sa mère; . . . que le déjeûner était servi sous le bosquet où nous étions . . . Hélas! c'était malheureusement celui qui nous servait jadis à cet usage . . . Je sais bien qu'elle ne viendra pas, continua-t-elle: . . . puis montrant la terre, . . . elle veut aller là, . . . là, . . . là, . . . mais elle n'ira pas sans moi . . . Déterville, allez donc la chercher, vous voyez bien que nous l'attendons . . . Alors inondé moi-même de mes larmes, je la pressai sur mon sein: ô tendre fille! m'écriai-je, rappellez votre raison et vos sens; reconnaissez le plus sincère de vos amis, et écoutez-le . . . mais se débarrassant brusquement de mes bras, elle me dit, toujours égarée, que puisque je ne veux pas aller chercher sa mère, elle va donc y voler elle-même . . . Non, lui dis-je, en la retenant, . . . elle remplit des devoirs pieux que vous ne devez point troubler. Ce mot, refrappant une seconde fois son ame, parce que, tout cruel qu'il est, il n'anéantit pourtant pas tout-à-fait l'espoir . . . Ce mot, dis-je, la remet dans son assiette ordinaire: . . . la raison revient, mais la secousse ayant trop ébranlé les nerfs, elle tombe dans une violente attaque de convulsions: elle se renverse à terre, . . . elle s'y roule, . . . tous ses membres frémissent, peut-être eût-elle succombée en ce fatal instant, si un déluge de larmes ne l'eût soulagée . . . Bien content de la voir pleurer, je lui tends les bras, . . . elle s'y jette . . . Ô mon ami! me dit-elle, il faut donc qu'elle me soit ravie? il faut donc que je perde la consolation de mes jours! . . . l'amie la plus chère de mon cœur, . . . l'arbitre de ma destinée, . . . celle que j'adorais, . . . celle dont la tendresse faisait mon bonheur, . . . celle que je pouvais conserver encore cinquante ans, et vous voulez que je lui survive! . . . Ah! que deviendrai-je sur la terre quand je ne pourrai plus l'y voir? Non, non, ne veuillez pas un tel sacrifice, . . . ne l'exigez pas, mon ami, je ne pourrais pas vous le promettre . . . La voyant plus affligée, sans doute, mais cependant un peu plus raisonnable, je mis en avant les motifs de consolation que pouvaient dicter la sagesse . . . Tout fut vain, . . . plus je cherchais à la résigner, mieux elle m'échappait, ce qui semblait devoir la tempérer, la révoltait presqu'aussi-tôt, et je n'arrivais à son ame abattue, qu'en y agravant le désespoir. Cependant elle s'impatientait; elle brûlait de revoler près de sa mère: . . . je fus obligé de l'y ramener, et de laisser ma besogne imparfaite. Celle de madame de Blamont était finie, . . . nous entrâmes . . . Aline s'élança dans les bras de l'objet de son cœur: elle lui demanda pourquoi on les avait séparées si long-temps, —des soins. —Ces soins ne sont pas encore nécessaires, reprit Aline, avec humeur, vous n'êtes pas encore au point de les devoir prendre; . . . alors madame de Blamont embrassant sa fille avec tendresse, lui dit en versant des larmes amères; Aline, Aline, il faut nous séparer: et toutes deux pressées dans les bras l'une de l'autre, y restèrent ainsi plusieurs minutes sans mouvement; mais quand Aline s'en arracha, elle retomba sur le lit de sa mère dans une nouvelle attaque de spasme qui nous fit craindre pour elle-même. Cependant à force de soins, cette tendre fille ne voulant pas perdre les derniers momens qui lui restaient, se calma, et le médecin permit à madame de Blamont de prendre un peu de crême de ris qu'elle paraissait désirer. Aline plus tranquille, parce qu'elle se flattait toujours quand elle ne se désolait point, partagea ces derniers alimens, colée sur le sein même de sa mère. Quel tableau, mon ami! je n'en ai jamais vu de plus intéressant, et mes pleurs coulent avec trop d'abondance pour pouvoir essayer de le peindre.

À trois heures il prit une faiblesse affreuse à notre chère malade; on ne lui rendit un instant la lumière, que par le secours des plus violents cordiaux . . . Dès qu'elle eut r'ouvert les yeux, elle demanda à être enfermée une demi-heure avec sa fille et moi; le médecin voyant qu'elle pouvait parler, la fortifia par quelques nouvelles gouttes d'essence, et nous laissa. Elle nous fit placer tous deux auprès de son lit, mais Aline ne voulut l'écouter qu'à genoux . . . Elle appuya dans cette posture, ses mains dans celles de sa mère, et courbant sa tête sur le lit, elle l'entendit avec le plus saint respect.

«Mes amis, nous dit cette femme divine, me voilà prête à me séparer de vous pour jamais. À trente-six ans je devais compter sur une plus longue vie; mais avec les malheurs dont j'étais accablée, elle n'en fût pas devenue plus utile au bien de mon ame: le moment où je touche est cruel; on ne s'accoutume pas assez à l'envisager dans le monde, et quelqu'ait été notre conduite, quand il arrive, il nous effraye. Pleinement convaincue de l'existence d'un Dieu juste, j'ose voler sans crainte entre ses bras; je lui demande sincèrement pardon de ce qui peut l'avoir offensé; j'aurais voulu lui porter un cœur plus pur, . . . au moins le lui offrirai-je sans crime; ce serait pourtant vous tromper que de vous dire que je n'ai pas commis bien des fautes; . . . que d'impatiences sous le joug dont il lui plaisait de m'accabler! je fus sacrifiée bien jeune, et vous savez ce que j'ai souffert; je m'en suis plaint, je ne l'aurais pas dû; il m'eût fallu regarder ce qui m'arrivait, comme des volontés du ciel; . . . chaque dépit était une révolte dont je devrais m'accuser comme d'un crime; . . . peut-être aussi suis-je coupable de trop d'amour-propre, mais cette chère Aline en est cause . . . Je me suis trouvée long-temps fière d'avoir pu lui donner le jour; et comme toute ma tendresse était en elle, j'y plaçais aussi mon orgueil. L'extrême amour que j'ai eu pour cette fille, m'a sans doute distrait de celui que je ne devais qu'à Dieu: Son bonheur était mon unique occupation; je regardais la possibilité de le faire, comme la consolation de tous mes maux . . . Je n'ai pas réussi, il fallait encore que cette croix- là me fût offerte; il fallait que la coupe des douleurs fût avalée jusqu'à la lie! Je la laisse jeune et sans secours, . . . en proie à des malheurs qui me font frémir pour elle, . . . et je n'y serai plus pour les écarter de ses pas: . . . elle n'aura plus ma main pour essuyer les larmes qu'ils arracheront de son cœur . . . , Ô ma fille, tout espoir est perdu maintenant, le dernier conseil que j'ai à te donner, est d'obéir à ton père, et de te livrer aveuglément à celui qu'il te donne . . . Et comme elle vit ici qu'Aline faisait un geste d'horreur, . . . Eh bien! reprit-elle, puisque tu crains les crimes qu'une telle union assemblerait inévitablement sur ta tête: il te reste le parti du cloître, jette-toi dans les bras de l'époux sans tache, les plaisirs célestes qu'il te promet, valent bien mieux que les joies trompeuses d'un monde, où tu ne trouveras que des traverses . . . Dans ce cas, Déterville, il faudrait faire reconnaître Léonore à mon mari, et tous mes biens lui passeraient. Léonore étayée d'un époux qu'elle aime, n'aurait rien à redouter d'un père vicieux et cruel, et toutes les raisons qui ont pu légitimer un arrangement . . . qui ne laissait pas que de me faire éprouver bien des remords: toutes ces raisons, disparaissant, dis-je, si mon Aline se donnait à Dieu, il deviendrait nécessaire alors de rendre à sa sœur l'existence qui lui est due, et de la faire renoncer aux biens qu'elle réclame aujourd'hui, dont le mien et celui de son père la dédommageraient amplement; je vous laisse ce soin, Déterville, en raison du parti qu'Aline prendra, et vous ferez, d'après ce parti, les changemens nécessaires à l'acte que je vous ai remis, je vous y autorise pleinement: . . . puis se soulevant avec peine, . . . l'instant approche, mes amis, a-t-elle continué, . . . dans peu je vais paraître aux pieds de l'Éternel; . . . dans peu je l'invoquerai pour mon Aline . . . Lève-toi, ma fille, . . . lève-toi; . . . n'est- ce pas beaucoup que j'aie la douceur d'expirer dans ton sein . . . Cette joie ne pouvait-elle pas m'être ravie? Laisse-moi te bénir et t'embrasser . . . Déterville, je vous la recommande. Adieu.»

Alors elle a jeté ses bras autour de son Aline; elle l'a fortement serrée sur son sein: . . . une légère convulsion l'a saisie, . . . et l'ame la plus pure qui fût émanée des mains de l'Être suprême, a revolé vers son auteur.

Je ne te peins point mon état, Valcour, tu te le représentes; . . . à peine avais-je la force de lever les yeux; mais tant d'importantes occupations exigeant mon courage, mon premier soin, comme tu le crois, a été de voler à Aline: elle était courbée sur sa mère: hélas! il était difficile de savoir laquelle des deux vivait encore; il n'y avait plus dans cette chère fille, ni poulx, ni respiration, ni chaleur; et quand avec beaucoup de peine j'ai pu l'arracher des bras qui l'enlaçaient, elle est tombée sur le lit sans connaissance; on est accouru, les soins se sont divisés, mais il n'en était plus besoin pour l'infortunée mère, . . . elle était déjà dans le séjour que l'Eternel doit à la vertu: . . . elle l'embellissait déjà.

On a porté Aline dans sa chambre, livrée aux soins de sa chère Julie et du médecin, . . . au bout d'une heure elle est revenue, et me trouvant au chevet de son lit, elle m'a demandé sa mère, . . . elle m'a dit avec égarement, que c'était moi qui la lui ravissais, . . . que c'était moi qui l'empêchait de la voir, et qu'elle appellait au tribunal de Dieu de toutes les injustices que je commettais envers elle. Je l'ai pressée dans mes bras, elle s'en est arrachée, et s'y rejettant bientôt avec transport, elle m'a demandé mille pardons des reproches qu'elle m'adressait: elle m'a dit qu'elle n'était plus maîtresse de sa tête; qu'elle savait bien l'affreuse perte qu'elle avait faite, mais que si je l'aimais, je lui procurerais la douceur d'embrasser encore une fois sa tendre mère; en disant cela elle nous est échappée, et malgré les efforts de Julie, elle s'élançait infailliblement vers le cadavre qui venait d'être exposé dans un lit de parade, si heureusement Julie, au risque d'être renversée, ne lui eût opposé un rempart de nos corps, ne l'eût saisie et reportée promptement sur son lit.

Alors ses larmes ont coulé avec abondance; elle a poussé des cris de douleur qui eussent déchiré l'ame du mortel le plus insensible; . . . mais comme une voiture arrivait en poste dans la cour; il me fallut la quitter, en la recommandant à Julie, et aller vaquer à d'autres soins.

Cette voiture était celle du président, il n'avait avec lui qu'un valet; il s'est arrêté dans la première salle, et aux accents lugubres qui l'ont frappé, . . . aux gémissemens, . . . aux pleurs universels, il a pu voir que son abominable forfait était consommé; . . . que l'ange n'était plus dans le temple et que l'éternel l'avait rappellé vers lui . . . Je l'ai abordé, . . . il m'a embrassé avec le plus grand flegme; . . . il m'a remercié de mes soins, en me faisant entendre avec adresse, que ma présence était maintenant inutile au château; je n'ai pas fait semblant de le comprendre, ayant dans mon porte-feuille ce qui autorisait cette présence, je l'ai laissé dire ce qu'il a voulu . . . Il m'a prié de le mener où reposait sa femme; je l'ai conduit dans la chambre de parade, et comme on travaillait à arranger le corps, il étoit nud, sous un voile, dont on s'était pressé de le couvrir quand on l'avait entendu entrer; il a fait signe qu'on se retira; quand il s'est vu seul avec moi, . . . il s'est approché du lit, et levant le voile, le monstre a dit comme Néron, en voulant souiller Agrippine, en vérité, elle est encore belle! Peut- être en eût-il dit davantage s'il ne m'eut vu frémir d'horreur; . . . il s'est approché, . . . il a regardé le visage avec attention; . . . mais je ne vois nulle apparence de poison, a-t-il dit . . . Que prétends-donc votre médecin? . . . C'est un fou ou un homme dangéreux, qui mériterait que je le fisse punir; c'est faire tort à tous les honnêtes-gens au milieu desquels elle est morte; . . . et vous-même, vous n'auriez pas dû le souffrir. —Moi? Non-seulement je l'ai souffert, mais j'ai ordonné qu'on vous l'écrivit. —Je ne reconnais pas là votre prudence. —Je n'en ai peut-être jamais eu autant de ma vie. —(Et me contraignant) —À qui fallait-il se plaindre, ai-je dit, à qui fallait-il parler d'un fait certain, si ce n'est à celui qui doit le venger? —Certain? Non; et dès qu'il ne l'était pas, il vallait cent fois mieux ne rien dire; voilà ce que j'aurais appellé de la prudence. —Une fille sauvée. -– Qui? —Augustine. —Bon, c'est une catin; je sais ce que c'est, séduite par un de mes gens, n'aimant point sa maîtresse; . . . malade ou non, elle décampait tout de même . . . Ils sont fort loin tous deux; vous croyez-bien que j'ai renvoyé le valet! Sont-ce là vos preuves? —On pourrait en acquérir d'autres. —Allons, allons, laissons cela; ces horreurs-là ne doivent jamais se supposer dans une maison, les croire est compromettre tout ce qui l'habite; où est Aline? —Content de changer de propos, et d'après les invariables résolutions que j'avais prises, ne voulant pas aller plus loin, je lui ai peint l'état de cette chère fille; je lui ai dit que je croyais prudent de la laisser quelques jours tranquille. —Quelques jours, m'a-t-il dit en ricannant, je compte pourtant l'emmener demain; Dolbourg l'attend à Blamont, et nous concluons tout de suite. —Eh quoi! monsieur, sur le tombeau de sa mère? —Bon! petitesses que cela; une femme qui vient de mourir n'empêche pas qu'on en mette une autre dans le cas de donner la vie; . . . au contraire, c'est une sorte de réparation qu'on doit à la nature, et chaque instant qu'on retarde à la lui faire, est une lézion envers ses loix. Une mère est sacrée, . . . si vous voulez, . . . quand elle vit; elle n'est plus rien quand elle est morte . . . . . . Tenez, je quitte Paris, il y arriva hier au soir quelque chose de tout-à-fait semblable, dans un genre un peu différent néanmoins, mais qui vous fera voir également que quand il s'agit d'objets sérieux, on ne s'arrête pas à des balivernes de sentimens, qui ne sont faites que pour le peuple. M. de Mézane, qui a une affaire au parlement d'Aix, . . . et que ce parlement, l'un des plus sages, l'un des plus intègres et des mieux composé du royaume [2], n'a voulu arranger avec la famille de la femme, qu'aux clauses d'une longue détention; M. de Mézanes, dis-je, qui se cachait depuis plusieurs années, entraîné par l'imbécile délicatesse de venir rendre à Paris des soins à une mère expirante, y est accourru malgré les dangers; il était à peine dans l'appartement de la défunte, que la famille de son épouse lui a fait mettre la main sur le collet; il s'est récrié contre ce procédé, . . . on lui a ri au nez, et on l'a jeté dans un cachot de la Bastille, où il a eu très-plaisamment à pleurer à-la-fois la perte de sa liberté, la mort de sa mère et la barbare stupidité de ses parens; il me semble que quand le gouvernement nous donne l'exemple de ces choses-là, nous pouvons le suivre . . . Oh monsieur! ce que vous me citez là me fait horreur, ai-je dit, il fallait sans doute que l'homme dont vous parlez fût coupable de crime de haute-trahison. —Pas un mot, des écrits contre nous, . . . contre les rois; des prédictions, quelques autres aventures de jeunesse, bien pardonnables à vingt-sept ans; de ces choses que nous faisons nous-mêmes tous les jours, mais que nous ne voulons pas que les autres fassent. —En ce cas, monsieur, trouvez bon que je vous le dise, il y a une atrocité révoltante à se permettre un tel crime pour punir un délit ordinaire; car alors la vertu n'a rien gagné, et il y a un forfait exécrable de plus dans la masse des torts de l'état [3], et l'indigne détournant la conversation, —mais sur quoi donc, reprit-il, fondez-vous la légitimité de cette douleur ressentie pour la perte de ceux que nous chérissons? De quel bien peut être un sentiment qui n'apporte aucune variation à l'état de celui qui n'est plus, et qui trouble ou dérange la santé de celui qui reste? —Ces choses-là ne se raisonnent point, monsieur, elles se sentent; malheur à qui ne les éprouve pas. —Non, monsieur, tout doit être soumis à l'analyse, ce qui ne peut l'être est faux; or dites-moi, je vous prie, si d'après mes systèmes de matérialisme, . . . si d'après la parfaite certitude où je suis que la mort termine tous nos maux et ne nous en laisse aucuns à redouter; si d'après cela, dis-je, ma femme, qui n'était rien moins qu'heureuse dans ce monde-ci, ne se trouve pas maintenant dans un repos préférable à l'état perpétuel de douleur où elle végétait ici-bas; . . . et si cela est, d'où vient la regretterais-je? Mes regrets n'auraient-ils pas l'air de lui dire: Je suis désolé de ce que vous ne soyez plus dans une position malheureuse, . . . désespéré de ce que vous soyez hors d'état de souffrir encore; et ces regrets, . . . je vous le demande, . . . les trouvez-vous bien délicats? . . . Renonçant un instant à mes systêmes, si j'adopte les votres, si je crois cette femme dans un monde meilleur, mon chagrin de ne la plus voir dans celui où elle souffrait, ne devient-il pas tout-à-fait insultant n'ayant plus que moi pour objet; vous m'avouerez que cet égoïsme est révoltant . . . . . . Eh quoi! je suis fâché d'être privé d'elle, et n'en suis affligé que par la perte que j'éprouve ne l'ayant plus, sans réfléchir au gain qu'elle fait de ne plus m'avoir; je ne pense qu'à moi en agissant ainsi, . . . nullement à elle, et j'ai l'air de consentir tacitement à ce qu'elle perde le bien qu'elle possède, pour venir me rendre celui que je perds. D'où je conclus qu'il y a une injustice extrême à regretter la mort de ceux qui nous ont été chers; car l'enfer étant impossible, ou ils ne sont rien, ce qui n'est pas un état pis: ou ils sont mieux, ce qui est un état plus doux; et dans l'un et l'autre cas, on a certainement tort de les redésirer à la vie, où ils ne seraient que dans un état moindre. Ne nous étonnons donc point d'après cela, que des nations entières ayent pour usage de se réjouir à la mort de leurs proches, et de se désoler à la naissance de leurs enfans; je ne connais point de coûtumes meilleures que celle-là [4]. Il faut plaindre ceux qui naissent à la douleur, il faut les imiter, et pleurer comme eux quand ils voyent le jour; nous quittent-ils, c'est un bonheur sans doute, et nous ne devons pas nous en affliger. —Mais supposons un moment que cette douleur ne soit que pour nous, instinct délicieux d'une ame tendre, n'est-il pas barbare de lui résister? —Le vrai philosophe se fait aux privations, et ne doit être affecté d'aucunes. Je ne vous accorde pas d'ailleurs que cette extrême sensibilité soit un bien, il me serait peut-être bien aisé de vous prouver le contraire; ce qu'il y a de certain, c'est que si cette émotion est un bonheur, au moins n'est-il pas celui de tout le monde; car je vous réponds que je ne l'ai jamais senti . . . Eh monsieur! c'est une chose si-tôt remplacée que le vuide d'une femme, d'une maîtresse, d'un parent, d'un ami; nous ne nous affectons si vivement de leur perte, que par l'idée où nous sommes de ne pouvoir jamais retrouver dans un autre être, les qualités qui nous échappent dans celui que la mort nous ravit; or cette idée non-seulement est personnelle, mais elle est chimérique; c'est l'habitude qui nous lie bien plus que ce rapport ou cette convenance de qualités, et si nous y prenions bien garde, nous verrions que cette peine éprouvée lors de la perte, n'est que la sensation physique d'une habitude rompue; or l'homme le plus malheureux sans doute, est celui qui, ne sachant pas l'art de voltiger également sur tous les plaisirs, . . . de les effleurer tous sans s'appesantir sur aucuns, s'est fait d'une sorte de goûts une si forte habitude, qu'il ne peut plus y renoncer sans douleur. Usons de tout et ne nous attachons à rien, jamais les pertes ne nous affecteront; un nouvel ami en remplacera un ancien, une nouvelle maîtresse celle que l'on vient de perdre, et le tourbillon des plaisirs nous entraînant sans nous donner le temps de penser, nous n'aurons jamais la douleur de plaindre ce que nous aurons appris à remplacer aussi promptement. —Ce vuide est épouvantable, la seule idée en glace d'effroi, c'est abrutir notre ame, c'est étouffer en elle la plus douce de ses facultés. Oh monsieur! quelque plaisir que vous puissiez m'offrir à présent en serait-il un seul qui valut pour moi la sensation que j'éprouve à pleurer l'amie que je viens de perdre. —Mais si vous chérissez votre douleur, elle devient une volupté; et dans ce cas vous m'avouerez que la volupté qui console, vaut beaucoup mieux que celle qui afflige. —L'une est celle d'une ame de fer, l'autre celle d'un cœur délicat et sensible. —Et d'où tenez-vous, monsieur, qu'il vaille mieux être organisé dans votre sens que dans le mien, si nous avons également tous deux des plaisirs? —Les miens sont ceux de la vertu, les votres mènent à tous les crimes. —Il faudrait savoir maintenant lequel (conventions sociales à part) donne plus de plaisir du vice ou de la vertu? —Comment une telle chose peut-elle se mettre en discussion? —Je vous le demande à mon tour; car si vous caractérisez le plaisir, la sensation chatouilleuse reçue à l'ame, par une cause quelconque, cette commotion beaucoup plus violente quand elle est donnée par le vice, fera naître infailliblement plus de plaisir que celle qui serait l'effet de la vertu; et dans ce cas, l'homme parfaitement heureux pourrait bien être celui qui, renversant toutes vos idées sociales, se ferait des vertus de vos vices et des vices de toutes vos vertus. —Monsieur, dis-je en fureur, ne pouvant plus tenir à de si cruels sophismes, vous feriez pendre avec raison le malheureux qui penserait comme vous. —D'accord, reprit ce scélérat, mais le bonheur d'être au-dessus des autres donne le droit de ne pas penser comme eux; voilà le premier effet de la supériorité; le second est d'en abuser, pour diriger ses actions d'après la singularité piquante de ses systêmes philosophiques; c'est ce qui fait qu'un homme trahit l'état, fait sa fortune et quitte le ministère en se disant ruiné [5], qu'un autre détruit le commerce intérieur de la France, parce que le projet absurde de ses maîtrises lui vaut deux millions [6]; que cent autres se cotisent pour attirer à eux la substance du peuple et affamer ensuite ce même peuple en lui vendant dix fois au-dessus de sa valeur cette nourriture qu'il vient de lui voler. Croyez-vous donc que ces gens-là soient moins heureux pour n'avoir pas chéri comme vous ce fantôme idéal de vertu? —Heureux? Ils ne peuvent l'être, le vrai bonheur n'est que dans la vertu, et les remords des coquins dont vous parlez, au défaut du glaive de Thémis, doivent nous venger de tous leurs crimes. —Des remords, vous me faites rire; ah! croyez que l'habitude du mal les énerve depuis long-temps dans de telles ames; celui de ces gens-là qui en connait encore à la seconde chûte, n'est qu'un sot que ses confrères devraient à l'instant dépouiller, et qu'ils persiflent cruellement au moins, s'ils n'osent le molester d'une différente manière; mais tenez, monsieur, je vois que nous ne nous accorderons pas de la soirée, ordonnez, je vous prie, qu'on nous serve; je n'ai point dîné pour venir plus vite, et j'ai un appétit dévorant. Nous philosopherons au dessert si cela vous convient . . .

Je donnai des ordres, il se mit à table et soupa avec une tranquillité, qui me fit voir qu'il fallait que ce scélérat eût acquis une furieuse habitude du crime, pour se trouver dans un tel calme en venant de le commettre; je ne mangeai point comme tu crois, je me contentai de lui tenir compagnie, me levant de temps à autres, pour vaquer aux soins qu'exigeaient mon emploi; mais ne paraissant point chez Aline, que ma présence irritait au lieu de calmer, et que je ne voulais instruire que le lendemain matin de la suite cruelle de ses malheurs. Le médecin n'était point encore parti, il prenait un peu de repos. Le président voulut le voir; il lui demanda avec effronterie de quoi sa femme était morte? —De poison, répondit hardiment celui-ci. —Mais, docteur, pensez-vous? . . . —Il est une façon sûre de vous convaincre, monsieur, nous ferons, quand vous voudrez, l'ouverture du corps. —Non, en honneur, ces opérations-là m'ont toujours révolté; elles ne sont pas sûres, et elles ont, ce me semble, quelque chose de cruel, . . . ne disséquons point, enterrons. —Un peu surpris de cette réponse, le médecin lui demanda s'il ne jugeait pas à propos de former une plainte juridique. —Et contre qui, dit le président? —Mais, monsieur, ces choses-là ne doivent pas rester impunies; vous, messieurs, qui en punissez jusqu'au soupçon le plus impossible [7], devez savoir mieux que nous la nécessité de sévir contre de telles horreurs. —Soit, dit le président, mais comme je suis loin d'admettre votre soupçon, qu'en le formant il tombe inévitablement sur tout ce qu'il y a eu d'honnêtes-gens autour de ma femme depuis trois mois; et que, dénué de preuves, comme nous le sommes, nous ne ferions jamais de cela que du bruit et pas le moindre exemple. Je suis pleinement convaincu que le plus sage est de rester dans le silence et de revenir comme moi, monsieur, à l'opinion qu'un tel crime, sans fondemens, sans motifs, devient absolument inadmissible. Sur-le-champ il changea de discours, évitant avec le plus grand soin de reparler d'Augustine. Le souper fait, il fut se coucher; . . . mais, ô comble d'horreur, pourquoi faut-il que j'aie encore cette dernière turpitude à révéler; et pourquoi une lettre que je ne consacrais qu'à la tristesse, doit-elle être souillée par des récits infâmes!

Le président ne marche jamais sans un de ses serviteurs zélés pour les plaisirs de leur maître, qui sacrifient pour leur en procurer, devoirs, religion, honneur et toutes les vertus qui caractérisent l'honnête homme. Dès que le patron est quelque part, cet insigne agent jette aussi-tôt les yeux sur ce qui l'entoure, et démêle avec une adresse et une promptitude singulière, l'objet qui peut convenir aux sâles désirs de celui qui l'employe; le lieu, les circonstances, la douleur générale . . . Cette impression de respect profondément gravée dans tout ce qui se trouvait là, rien ne parut sacré à ces deux monstres, l'un ordonna d'agir, l'autre travailla; et dans le nombre des jeunes paysannes que la piété, la reconnaissance attirait aux pieds de leur respectable dame, une, plus faible, ou moins touchée, osa écouter les propositions qui lui furent faites; c'était une jeune orpheline de quatorze ans, presque livrée à elle-même; le zélé serviteur la fit voir à son maître, celui-ci approuva le choix; dès le soir elle fut conduite dans la chambre de cet horrible époux, et le traître osa consommer son forfait près des cendres encore palpitantes de cette malheureuse femme, dont il venait de trancher si odieusement les jours. Il la garda toute la nuit; je ne le sus qu'après son départ; . . . en vérité, je ne l'aurais pas souffert, si j'en avais été prévenu.

Dès qu'il fut retiré, je me mis en devoir de remplir les tristes soins dont j'étais chargé; ce qui m'embarrassait le plus, était la manière dont je m'y prendrais pour prévenir cette pauvre Aline des nouveaux malheurs qui l'attendaient encore. L'ordre était précis, le président me l'avait renouvellé en nous séparant; et lorsque sur cela je lui avais montré les dernières intentions de sa femme, il les avait traité de radotage, qu'on pouvait entendre par pitié dans l'instant où elle les avait dictées, mais dont on ne pouvait que rire après . . . À l'égard des biens, meubles ou immeubles, je n'ai rien à réclamer ici, monsieur, m'avait-il dit, tout est à ma femme, elle a pu faire les dispositions qui lui ont convenues; mais pour ma fille elle est à moi, vous l'avertirez, je vous prie, qu'il faut qu'elle parte demain sans faute. Je devais donc la préparer.

Pour ne pas troubler sa nuit, que je ne supposais pas déjà fort tranquille, je ne me rendis dans son appartement qu'à la pointe du jour; elle ne s'était ni deshabillée, ni couchée, ses accès de douleur avaient été cruels, et d'autant plus, sans doute, que son désespoir étoit muet, ses larmes ne pouvant trouver de passage retombaient en gouttes de sang sur son cœur; elle demandait sans cesse à aller embrasser sa mère, et s'irritait violemment de la résistance qu'on était obligé de lui opposer; elle revint un peu quand elle me vit. Elle me demanda pourquoi je l'avais laissée seule si long-tems? Je m'excusai sur les soins qu'exigeait la situation, et après avoir donné tout ce qu'il m'était possible à l'affliction de son ame, j'essayai de m'en rendre maître. Un mouvement d'amitié lui échappa . . . je le saisis . . . je la pressai dans mes bras, et ses larmes coulèrent . . . Ô mon amie! lui dis-je alors . . . appelez le courage à votre secours . . . j'ai de nouveaux malheurs à vous apprendre . . . Elle me fixa avec un air d'effroi, qui me fit trembler . . . et toutes ses idées se portèrent sur toi. —Ô ciel! s'écria-t-elle, Valcour est-il avec ma mère, un même coup les a-t-il réuni? il est heureux dans un tel cas que la personne qu'on veut amener doucement à l'instruction d'une nouvelle affreuse, aille au- delà de la vérité; je pris une de ses mains, et lui souriant avec amitié: —non, lui dis-je, Valcour se porte à merveille, et je suis bien sûr qu'il n'est occupé que de vous; mais ce que j'ai à vous dire est peut-être plus cruel encore que ce que vous avez craint . . . Votre père est ici . . . il vous emmène dès aujourd'hui, et veut qu'incessamment vous soyez la femme de Dolbourg . . . Je n'ai vu de ma vie un mouvement aussi violent que celui que fit ici cette fille à-la-fois courageuse et infortunée . . . Ô mon ami! me dit-elle en se levant, il n'est donc plus rien dans le monde qui puisse maintenant m'empêcher de me rejoindre à ma mère! . . . —Asseyez-vous Aline, lui répondis-je, je croyais trouver en vous de la force, et vous ne me montrez que du désespoir; rien ne peut rompre les résolutions de votre père, mais il vous reste des moyens d'échapper aux nœuds qu'il vous destine. —Et quels sont-ils? —Écoutez-moi, et sur-tout calmez- vous. Elle s'assit et me prêta toute son attention. —Je ne vous conseillerai point le parti du cloître, lui dis-je alors, en vain le proposeriez-vous on s'y refuserait assurément; mais voici ce que mon amitié vous dicte. Que votre soumission fléchisse d'abord votre père, ne lui montrez qu'obéissance et respect pendant la route . . . Arrivée au château, tâchez d'entretenir Dolbourg seul, témoignez-lui vivement l'insurmontable aversion que vous éprouvez pour ce mariage; peignez-lui la certitude des malheurs qui en résulteront pour tous les deux, intéressez-le enfin; employez tout; la nature vous a donné des graces, une éloquence douce et persuasive à laquelle il est difficile de résister. Moins violent que votre père, je ne serais pas étonné qu'il se rendît; si cela arrive, comme je m'en flatte, engagez-le avec la même ardeur à rompre, peut-être le fera-t-il, mais mettons toutes choses au pis, et supposons que vous ne trouviez aucun moyen d'éviter le sort qu'on vous destine; votre fidèle Julie vous reste, cela est décidé; échappez-vous avec elle, voilà cent louis que je lui donne pour la dépense de ces soins; accourez chez madame de Senneval [8], elle sera prévenue, elle ira vous attendre exprès dans la terre voisine de Paris, que vous lui connaissez; là, vous me ferez venir; Eugénie et moi, nous nous chargeons de vous; nous vous sortons de France, nous vous remettons dans les bras de l'époux que vous destinait votre mère, et nous vous y faisons jouir en paix de la fortune qu'elle vous laisse . . . L'ombre la plus légère du bonheur est si flatteuse pour un cœur au désespoir! Cette chère fille tomba dans une douce rêverie, je lui demandai ce qu'elle avait. —Ô Déterville! me dit-elle, vos procédés me rendent confuse, mais permettez une réflexion, mon ami, s'il est vrai que vous ayez envie de m'arracher aux maux qui me menacent comme vos touchantes bontés m'en répondent, pourquoi l'effet de vos soins ne commencerait-il pas dès ici, pourquoi ne m'évitez-vous pas cet affreux voyage avec mon père? —Cela se peut-il, répondis-je avec douceur, votre père est ici, de ce moment vous êtes en sa puissance . . . Si vous disparaissez, c'est moi qui vous enlève, et vous perdez, sans vous sauver par cette démarche, le seul ami qui vous puisse servir; si vous partez de Blamont, . . . aucun soupçon ne peut tomber sur moi, votre fuite est votre seul ouvrage et les soins que nous vous rendons ensuite ne sont plus le fruit d'une séduction, c'est une protection accordée, c'est un service que nous vous rendons, votre père en ce cas a des torts réels, dont il est tout simple que vous ne vouliez pas être la victime, tandis que jusqu'à-présent ses torts envers vous ne sont pas assez fondés pour le fuir, il n'y a ici que des mauvais procédés, il y aura des horreurs à Blamont. Vous échapper d'ici est en un mot un parti violent; un plus simple peut réussir, et il est des lois de la prudence de n'employer jamais les moyens excessifs, que quand les autres n'offrent plus d'espoir. —Elle retomba dans ses réflexions, . . . puis au bout d'un temps; Déterville, me dit-elle, je me sens plus forte que je ne l'aurais cru, vos bontés me pénètrent, et j'en profiterai, . . . oui, mon ami, j'en profiterai, continua-t-elle, en se relevant, ou cela me sera impossible; . . . puis avec violence, mais possible, ou non, je ne serai jamais la femme de Dolbourg; et me prenant par les deux mains: —maintenant, dites-moi, mon ami, si vous croyez qu'il y ait au monde une créature plus malheureuse que moi? assurément, lui dis-je, il y en a, il s'en faut bien que votre sort soit désespéré, peut-être même êtes-vous moins à plaindre aujourd'hui que je ne vous le croyais hier. —Mon ami, me dit-elle, en se tournant vers la fenêtre, il fait jour, vraisemblablement, nous allons bientôt nous séparer, et se jetant dans mes bras, . . . oh mon cher Déterville! ce nouveau coup de foudre sera bien terrible pour moi; mais avant qu'il ne m'écrase, ne me refusez pas la faveur que je vais vous demander. —Qu'exigez-vous, Aline? ne connoissez-vous pas tous vos droits sur mon cœur? —Je veux aller embrasser encore une fois ma mère, . . . ou vous ne m'avez jamais aimée, ou vous m'accorderez cette consolation, je vous crains, lui dis-je, votre tête est trop vive, votre cœur trop ardent, . . . ce spectacle est douloureux, vous ne pourrez jamais le soutenir; . . . mais se contenant avec un courage qu'il n'est pas possible de peindre, . . . non, répondit-elle, vous vous trompez, c'est un saint devoir que je ne partirais pas sans remplir, mais ne redoutez rien, la religion et la piété combattront la douleur, mon ame abattue par trop de chocs, retrouvera dans la multitude des secousses, la force que chacune d'elle lui aurait enlevée . . . Marchons, . . . guidez mes pas tremblans, et n'ayez nulle crainte, puis sans me donner le temps de répondre, elle prit mon bras et nous nous avançâmes vers le lieu funèbre.

Madame de Blamont était sur un lit de damas bleue, où je l'avais fait parer avec décence, voulant procurer le lendemain aux habitans de sa terre la satisfaction de la voir qu'ils imploraient avec des torrens de larmes; elle avait une robe de gros de tours blanc, ses cheveux dans leur couleur naturelle, proprement peignés sous un grand bonnet, sa tête reposait sur un oreiller garni de dentelles, et son attitude était celle d'une femme qui dort; huit cierges brûlaient autour du lit dont les rideaux étaient relevés avec des gros flots de rubans blanc; deux prêtres modestement recueillis récitaient des prières à basse voix.

Par la porte où nous entrions, le tableau s'offrait à nous en entier . . . Ta malheureuse Aline ne l'a pas plutôt apperçu qu'elle recule et tombe dans mes bras; . . . mais persuadée qu'elle n'a plus qu'un moment à elle, la crainte de le perdre, l'extrême résignation dans laquelle elle est, tout la soutient et nous avançons; les prêtres se retirent un instant, Aline plus libre se jette aux pieds de sa mère, et les baise tous deux avec respect, . . . elle se relève, vient sur les côtés, prend chacune des mains tour-à-tour, et y imprime ses lèvres avec la componction de la plus vive douleur, . . . elle s'approche de la tête, considère un instant le calme pur qui règne sur les traits de cette femme; . . . admire la beauté qui s'y peint encore . . . Ici son ame se déchire elle élance ses bras autour du col de cette mère adorée; l'arrose de ses larmes; l'accable de ses baisers, et lui adresse des mots si tendres; . . . lui fait des questions si touchantes, que la crainte de la voir succomber à cet excès de sensibilité me fait approcher d'elle, et la supplier de ne pas s'abandonner ainsi; mais comme elle me résistait, comme elle n'écoutait, . . . comme elle n'entendait plus que sa douleur, le curé survint et lui fit les mêmes instances, elle craignit alors d'avoir manqué de respect; cette tendre fille sans cesse occupée de ses devoirs, y sacrifiant toujours les passions les plus ardentes de son ame, se retira en baissant les yeux, et se replaça à genoux au pied du lit pour partager un instant les prières avec les deux honnêtes ecclésiastiques qui s'étaient chargés de ce soin. Ce fut en ce moment que je lui annonçai tout bas le legs des cheveux que lui faisait sa mère; je lui dis que j'allais les couper pour les lui remettre tout de suite. Cette nouvelle remplit son ame de consolation . . . Elle me donne ses cheveux, dit-elle, . . . cette bonne mère, . . . cette tendre mère, . . . elle a pensé à moi, . . . ah! donnez-les moi, . . . donnez-les moi vite, . . . ils ne me quitteront de la vie . . . Je m'approchai du lit pour procéder à cette opération, . . . mais Aline se détourna, elle ne voulût pas me voir faire, elle était bien aise d'avoir ses cheveux, mais elle était fâchée qu'on les coupât, il semblait que cela devînt pour elle une preuve de plus de la mort de sa mère, et peut-être jouissait-elle en cet instant de l'illusion de la croire endormie. —C'était d'ailleurs déparer en quelque sorte ce corps qu'elle idolâtrait, toutes ces idées sans doute troublèrent le plaisir sombre qu'elle éprouvait à ce don, et quand je le lui apportai, elle ne le reçut d'abord qu'en frémissant; . . . bientôt pourtant elle les couvre de baisers, et se détournant pour ouvrir sa poitrine, elle les place au-dessous du sein gauche, protestant sur les pieds de sa mère qu'ils ne quitteraient jamais cette place.

Ma vertueuse amie, dis-je au bout d'une demie heure de cette cruelle visite, il faut partir, cet instant va vous affliger encore, il vaudrait presque mieux que nous ne fussions pas venus . . . Elle frissonna, on eut dit que j'arrachais la partie la plus sensible de son ame, mais toujours ferme et courageuse, après avoir renouvellée une dernière fois ses baisers aux mains et au front, elle s'incline respectueusement et sort en pleurs, la tête cachée dans mes bras . . . Je l'embrassai dès que nous fûmes dehors, je suis bien plus content de vous que je ne l'aurais cru, lui dis-je, ceci me remplit d'espoir pour la suite . . . Oh ma chère amie! de la force, il en faut, de la prudence, de la sagesse et soyez sûre que nous réussirons . . .

Nous rentrâmes dans sa chambre; elle me demanda où serait enterrée sa mère, avec une sorte d'émotion qui m'allarma; je lui fis part des dernières dispositions de la défunte; et quand elle vit que madame de Blamont désirait expressément que sa fille fût mise un jour dans le même cercueil —ah! dit-elle, comme ceci me console encore, cela sera, n'est-ce pas, Déterville? cela sera? personne ne peut s'y opposer? —Non, certes, lui dis-je, . . . puis, comme sans réflexion, —vous en chargez-vous, mon ami? —Fille adorable, répondis-je, la nature ne dérangera pas ses loix pour que je sois chargé de ce soin: réfléchissez que j'ai douze ans plus que vous; —oh! qu'importe, on finit à tout âge. Dites-moi toujours que si vous me survivez, vous me promettez de me faire mettre auprès de ma mère? —Je vous le jure, mais aux conditions que nous allons nous occuper d'autre chose. —Oh! de tout ce que vous voudrez, après cette promesse. —Eh bien! j'exige que vous preniez quelque nourriture. —Oui, de la crême de ris, comme hier, avec celle que j'ai perdue, n'est-ce pas, mon ami, . . . comme hier? . . . Et avec un peu d'égarement; —mais elle ne sera plus là, . . . ce ne sera plus elle, . . . il n'est plus possible que je la revoie jamais! . . . et sans répondre. —Eh bien, voulez-vous que j'aille vous chercher quelques légers alimens? —non, en vérité; —et cependant à force d'instances, je l'obligeai à avaler un œuf frais, dans lequel je battis quelques gouttes d'élixir. Nous employâmes ensuite le peu de temps qui nous restait, à assurer nos mesures; je convins avec elle, que dans tous les cas, Julie me ferait un détail exact de ce qui se passerait au château de Blamont, dès qu'Aline y serait; et Aline me promit de son côté de m'écrire le plus souvent qu'elle pourrait, et d'observer avec exactitude tout ce qui était convenu entre nous . . . L'heure pressant, elle s'habilla; quand on lui présenta une robe noire, elle la baisa avec transport; ah! mon ami! dit-elle, en me regardant, voilà la dernière couleur que je porterai de ma vie . . . À peine était-elle prête, que le président me fit dire qu'il m'attendait dans les salles d'en bas, et qu'il me priait de lui amener sa fille: eh bien! lui dis-je, —comment va le cœur? —mieux que je ne croyais, me répondit-elle, en prenant mon bras; mais sur-tout, mon ami, ne me quittez point que je ne sois en voiture; je le lui promis, et nous descendimes; . . . dès qu'elle entendit la voix du président qui causait avec quelques habitans de Vertfeuille, elle frémit. —Courage, lui dis-je, du respect et du silence; elle entra, elle salua son père, sans prononcer une parole; monsieur de Blamont s'approcha d'elle, il l'exhorta froidement à se consoler: il lui dit que le deuil lui siéyait à merveille; qu'il ne l'avait jamais vue si jolie; et elle continua de se tenir debout, les yeux baissés, sans répondre une parole.

À titre d'exécuteur-testamentaire, tout ceci va vous donner bien de la peine, me dit le président; elle a bien fait de vous choisir, assurément, cela ne pouvait être en meilleures mains . . . Ma fille a-t-elle déjeûné? Oui, monsieur, dis-je, bien sûr d'obliger Aline par cette réponse; avez-vous ordonné qu'on vous servît? —Oui, j'ai dit qu'on mît deux perdrix; j'aime à la folie celles de Vertfeuille, elles ont bien plus de goût que celles de Blamont: Aline, vous en mangerez une? —non, mon père. —C'est que la journée est bien longue; il y a vingt-cinq lieues de traverse, j'ai six relais, nous n'arrêterons pas; nous aurons des biscuits dans la voiture, mais cela ne nourrit point. —On servit; le président mangea ses deux perdrix, but autant de bouteilles de vin de Bourgogne, et causa avec les différentes personnes dont la salle était remplie, pendant que dans une ambrazure, Aline et moi fumes nous entretenir encore un moment.

J'achevai de raffermir son cœur; elle me témoigna mille caresses, . . . et comme en s'ouvrant à l'amitié, son ame était prête à se fendre; je fis semblant de ne rien voir: elle me pria de t'écrire, et ton nom n'eut pas plutôt volé sur ses lèvres que ses yeux s'inondèrent: . . . Je rompis encore ces nouvelles effusions; je craignais une crise affreuse; et quand l'instant du départ approcha, je ne vis d'autre parti, pour éviter cette révolution, que de la navrer par de la froideur . . . Je me déchirais moi-même en agissant ainsi, mais il le fallait . . . J'abordai le président, . . . elle m'entendit et se contint . . . On vint avertir que les chevaux étaient mis . . . Je la vis tressaillir, mais je ne m'approchai plus d'elle . . . Le président sortit . . . Julie ensuite, . . . elle quitta le salon la dernière.

Dès qu'on la vit, le peuple forma deux haies, au milieu desquelles elle fut obligée de passer.

Là, cet ange céleste reçut involontairement les hommages de tout ce qui l'entourait. Les uns élevaient leurs mains vers le ciel, en lui souhaitant mille prospérités . . . Ceux-ci pleuraient et se détournaient d'elle, comme pour ne la pas voir s'arracher à eux, d'autres enfin se jettaient à ses pieds, lui rendaient graces des bienfaits qu'ils en avaient reçus, et imploraient sa bénédiction . . . Elle traversa la foule, ne regardant que la terre, ne laissant jamais voir sur son front que la douleur et l'humilité . . . Le président monta, Julie suivit; . . . alors Aline tourna les yeux sur moi, pour m'adresser un adieu cruel qui eut ouvert la source des larmes que je m'efforçais d'étancher; . . . mais ne pouvant plus me distinguer, par les précautions que j'avais prises, quoique je ne la perdisse pas de vue . . . Elle s'élança comme un trait dans la voiture: . . . tout s'éloigna avec la rapidité de l'éclair; . . . et moi, confondu, . . . anéanti, . . . je crus que l'astre disparaissait pour toujours des cieux, et que le monde allait être condamné à vivre éternellement dans les ténèbres.

Je rentrai, suivi du peuple, dont les pleurs ne tarissaient point. Ne voulant faire enterrer madame de Blamont qu'au bout de trente-six heures révolues, d'après les instances réitérées de sa fille, je fis ouvrir l'appartement où elle était exposée, après avoir pris soin de faire enclore le lit d'une balustrade couverte de drap noir: il n'y eut personne qui ne vint se prosterner aux pieds de celle qui leur avait été si chère; tous la bénirent, tous l'adorèrent . . . Ô gens du siècle! vous qui vivez comme le monstre qui la sacrifiât, obtiendrez-vous de tels hommages, quand la parque aura tranché vos jours? . . . Aurez-vous, comme cette femme divine, du sein de l'Être- Suprême où l'ont placée ses vertus, la douce consolation de vivre encore dans le cœur des hommes, et de les voir vous offrir le tribut sacré de leur amour et de leur reconnaissance?

Ces soins remplirent tout le vingt-sept. Le lendemain, à dix heures du matin, le cortège vint prendre le corps pour le rendre à sa dernière demeure; chacun se disputait l'honneur de porter ce précieux fardeau; et ses gens ne le cédèrent qu'avec peine aux six plus notables du lieu. Ils l'enlevèrent, et elle arriva à la paroisse, au triste son des cloches, . . . murmure harmonieux! devenu plus lugubre encore par les sanglots et les gémissemens de tout ce qui l'accompagnait; mais le désespoir devint si violent, quand on la vit disparaître et s'enfoncer dans les entrailles de la terre . . . Les cris de la douleur furent tels, que les voûtes du temple en retentirent; on eût dit, que tout ce qui était là lui eût été attaché par quelques liens; . . . il semblait qu'ils étaient tous ses enfans, tous la pleuraient comme une mère.

Je revins, et passai, sans doute, la plus cruelle journée que j'aie eue de ma vie: dégagé des soins les plus importans, je n'écoutai plus que mon chagrin . . . Ô mon ami, qu'il fut affreux; l'obligation de me contraindre, en repoussant vers mon cœur les larmes que je m'étais refusées en avait ébranlé les ressorts; toute la machine était affaissée . . . Je me promenais seul à grands pas dans ces appartemens où régnaient autrefois la décence, la joie douce et l'honnêteté, et je n'y trouvais plus qu'un vuide horrible et des marques de deuil.

Elle a passé, me disais-je, celle qui faisait le bonheur des autres; le ciel n'a voulu la laisser qu'un instant sur la terre . . . elle n'y a paru que pour faire le bien, . . . et je lui appliquais ces paroles superbes qu'inspirait à Fléchier la célèbre duchesse d'Aiguillon [9]: elle n'a été grande que pour servir Dieu, riche que pour assister les pauvres, vivante que pour se disposer à la mort.

Telle est, mon cher Valcour, la première partie des malheurs que j'ai à t'apprendre, je passe les détails qui m'occupèrent les jours suivans, pour en venir plutôt au sombre récit qui me reste, et qui ne déchirera pas plus cruellement ton cœur que le mien ne le fut en le lisant.

Le 3 mai au soir, je revenais de l'église, où je n'ai pas manqué d'aller pleurer deux heures par jour sur le tombeau de ma malheureuse amie, depuis que nous avons eu la douleur de la perdre; lorsqu'on m'avertit qu'un homme à cheval demandait, avec empressement, à me parler. Je vole où l'on me dit qu'il est, le cœur palpitant d'effroi, je trouve un inconnu qui me rend à l'instant un paquet de lettres; . . . j'ouvre avec précipitation, . . . j'interroge, . . . je lis sans comprendre, je reconnais enfin l'écriture d'Aline, précédée d'un journal exact de Julie. Je t'envoie le tout, . . . lis, Valcour, et respire, si tu le peux, jusqu'à la dernière ligne.

[Footnote 1. Toutes les suivantes, excepté la dernière, étaient sous la même enveloppe.]

[Footnote 2. Il a dans ses registres depuis cent ans, vingt assassinats pareils à celui de Calas. Il a, sous François I., mis le feu à quatre-vingts villages de la Provence; il a coûté la vie dans ce même-temps à quatre-vingt mille citoyens; il a dans différentes époques ouvert trois fois sa ville aux ennemis; c'est encore lui qui, dans ce moment-ci (1787), bouleverse la province. Il est tout simple qu'une telle assemblée mérite les éloges du monstre dont nos lecteurs frémissent. (Note de l'editeur)]

[Footnote 3. Monstres capables de cette horreur, vous pâlissez en reconnaissant votre victime; . . . tranquillisez-vous elle vous pardonne, ce fut hors de vos fers la première jouissance qu'elle voulût goûter.]

[Footnote 4. Les Scandinaves et les Germains pleuraient à la naissance de leurs enfans; dès qu'il leur en était né un, ils s'asseoiyaient autour de son berceau; et là chacun représentait, aussi pathétiquement qu'il lui était possible, les misères de la vie humaine et compatissait aux maux que le nouveau-né aurait à souffrir dans le séjour qu'il allait faire dans le monde; ces mêmes peuples se réjouissaient à la mort de leurs amis ou de leurs parens, tous ceux qui assistaient à la cérémonie ne s'entretenaient que du glorieux échange, par lequel le défunt avait quitté une vie sujette à tant de misères, pour entrer dans l'état d'une parfaite félicité; ensuite, on jouait, on chantait, on se régalait pendant trois jours. Il reste encore des traces de cette coûtume dans presque toutes les villes du nord de l'Allemagne.]

[Footnote 5. Tel fut le mensonge de l'abominable Sartine.]

[Footnote 6. C'est l'opération du scélérat Lenoir.]

[Footnote 7. Voyez la page 316 de ce volume-ci.]

[Footnote 8. Belle-mère de Déterville, on doit s'en souvenir.]

[Footnote 9. Nièce du cardinal de Richelieu.]

LETTRE LXVIII.

Julie à Déterville.

Au château de Blamont, ce premier mai.

J'exécute vos ordres et ceux de ma maîtresse, monsieur, puissent être lus de vous de tristes caractères, que mes larmes effacent à mesure que ma main les écrit. Vous exigez des détails, quelque douloureux qu'ils soient, j'obéis.

M. le président s'endormit dès que la voiture fut en mouvement, et ne s'éveilla qu'au premier relai: il fit quelques questions à sa fille, qui ne lui répondit que par monosyllabes: alors il lui demanda d'un ton sévère, si elle s'avisait d'avoir de l'humeur? —Je n'ai que du chagrin, monsieur, répondit-elle, j'imagine que mes malheurs m'en donnent le droit. —Sur cela, monsieur le président répondit que la plus haute de toutes les folies était de se chagriner, qu'il fallait savoir monter son ame à une sorte de stoïcisme, qui nous fit regarder avec indifférence tous les événemens de la vie; que pour lui, loin de s'affliger de rien, il se réjouissait de tout, que si l'on examinait avec attention ce qui paraîtrait devoir, au premier coup d'œil, nous désoler le plus cruellement, on y trouverait bientôt un côté agréable; qu'il s'agissait de saisir celui-là, d'oublier l'autre; et qu'avec ce systême on parvenait à changer en roses toutes les épines de la vie: . . . que la sensibilité n'était qu'une faiblesse dont il était facile de se guérir, en repoussant de soi avec violence tout ce qui voulait nous assaillir de trop près, et en remplaçant avec vîtesse par une idée voluptueuse ou consolatrice, les traits dont le chagrin voulait nous effleurer; . . . que cette petite étude n'était l'affaire que de très-peu d'années, au bout desquelles on réussissait à s'endurcir au point, que rien n'était plus capable de nous affecter. Et il assura mademoiselle qu'elle serait toujours malheureuse, tant qu'elle n'adopterait pas cette prudente philosophie . . . Aline ne répondit rien, et monsieur se retournant vers moi, me fit tout haut, sur mademoiselle, des questions de la plus grande indécence. Quand il vit que je baissais les yeux sans répondre, il m'apostropha avec humeur; il me dit que je n'aurais pas beau jeu avec lui, si je voulais faire aussi la prude; que le ton de sa maison était autrement libre que celui du logis que je quittais, et qu'il fallait, ou s'y mettre, ou s'attendre à n'y pas demeurer long-temps. Ensuite, en me renouvellant les questions indiscrètes qu'il venait de me faire sur sa fille, il me dit que dès qu'il allait la marier, il fallait bien qu'il connût ces choses-là, et que ne voulant pas tromper son gendre, il était essentiel qu'il sût si la marchandise était sans défaut; mais que puisque je refusais de le lui apprendre . . . il fouillerait les ballots lui-même, pour en apprendre la valeur; et sur cela il dit à mademoiselle qu'il faisait bien chaud, qu'il lui conseillait d'ôter toutes les coëffes et tous les mantelets dont elle était affublée; mais Aline qui avait choisi le strapontain par préférence, courbée sur la portière, et la tête cachée dans ses mains, n'écoutait rien, et ne répondait à rien . . . Alors, monsieur le président me demanda relativement à moi les mêmes éclaircissemens qu'il voulait que je lui donnasse sur mademoiselle, et il accompagna ses questions de gestes si mal-honnêtes, . . . d'actions tellement indécentes, que je le menaçai d'appeler ou de me jetter hors de la voiture; il me dit qu'il saurait me mettre à la raison; que je me trompais fort, si j'imaginais qu'il m'emmenait pour plaire à sa fille; et qu'assurément il m'aurait laissé, sans ma jeunesse et ma jolie figure; qu'il attendrait, puisque je faisais autant la difficile, mais qu'il me prévenait qu'il en faudrait toujours venir là, et qu'il y avait à Blamont des moyens sûrs pour vaincre la résistance des filles. Peu à-près il se rendormit, et ne parla presque plus du jour, à environ un quart de lieue de Sens, une roue se cassa, et nous arrivâmes comme nous pûmes à l'auberge de la poste, où il fallait bien coucher malgré nous. Monsieur parla lui-même à la maîtresse de la maison, et nous montâmes peu-après dans une chambre à deux lits, où il fit porter les équipages de nuit de mademoiselle, me disant que c'était là sa chambre et celle de sa fille, et que je n'avais qu'à en demander une pour moi; mais Aline me prit par le bras, et dit qu'elle allait en demander une pour elle et pour moi, parce qu'elle ne pouvait se passer de sa femme-de-chambre la nuit. Eh bien! dit le président, on tendra un troisième lit ici, mais vous, ma fille, vous ne coucherez sûrement pas ailleurs. —Je vous demande pardon, mon père, dit Aline en ouvrant brusquement la porte, et se jettant avec moi sur la gallerie, alors elle appella la maîtresse, et lui demanda une chambre; cette femme, guidée par les yeux du président qu'elle consulta aussi-tôt, répondit qu'elle n'avait d'autre lit à lui donner, que celui qui était dans l'appartement de monsieur, et que toute sa maison était pleine. Mais vous destiniez un coin à cette fille, dit Aline en me montrant: —oui, mademoiselle; mais cette chambre n'est pas faite pour vous. —N'importe, n'importe, j'y coucherai avec elle; tout est bon, pourvu qu'il soit décent, et rien ne l'est moins, madame, que de faire coucher une fille dans l'appartement de son père. —Cela nous arrive pourtant tous les jours. —Vous trouverez bon que ce ne soit pas à moi. L'hôtesse n'osant répliquer, ouvrit une assez mauvaise petite chambre à l'autre extrémité de la gallerie, et nous y entrâmes, sans que le président, qui nous voyait de sa porte, osât prononcer un seul mot.

Mademoiselle demanda un bouillon pour elle, et un poulet pour moi. Elle supplia instamment l'hôtesse de prendre elle-même la clef de notre chambre, et de ne nous ouvrir le lendemain que quand son père voudrait partir.

À peine fumes-nous renfermées, que replaçant devant les yeux d'Aline la conduite de son père dans cette seule journée, je lui dis, qu'après tous les dangers que nous courrions avec un tel homme, nous ferions peut-être prudemment, d'essayer à nous sauver d'où nous étions. Je lui représentai qu'une fois au château, les moyens que nous trouvions à présent ne nous seraient peut-être pas offerts. Mais mademoiselle qui ne se ressouvenait point du château de Blamont, où elle n'avait été qu'une fois avec sa mère, dans son enfance, me dit qu'il lui paraissait impossible que nous n'eussions là les mêmes moyens qu'ici; qu'elle espérait fléchir Dolbourg; obtenir de lui de renoncer à ses projets, et que favorisée par monsieur Déterville, elle ne voulait s'écarter en rien des conseils qu'elle en avait reçu. —Mademoiselle, lui dis-je, monsieur Déterville, qui s'est expliqué devant moi, a dit ce me semble, que pour légitimer votre fuite il ne fallait que trouver des torts à monsieur votre père. Ses propos, . . . ses projets d'aujourd'hui, tout cela n'annonce-t-il pas des horreurs . . . Julie, me dit cette inestimable maîtresse, tu ne sais pas ce que c'est que d'accuser son père? Tu ne sens pas ce qu'il en coûte à une ame comme la mienne, pour divulguer des torts de cette espèce, dans celui de qui je tiens le jour; j'aimerais mieux mourir que d'oser une telle chose; et dans tout ceci, d'ailleurs, il n'y a encore rien de réel, rien que je puisse prouver, et rien qu'il ne puisse combattre . . . Ô ma chère amie! espérons, ceci ira peut-être mieux que tu ne crois, j'attends tout de Dolbourg . . . Quoi qu'il en soit, ajouta-t-elle, en me saisissant la main, avec un air qui me fit frémir, ne crains rien Julie, je ne trahirai jamais l'amant que j'aime; je ne ferai jamais d'autre choix que celui de ma mère; et s'il faut une victime à ces monstres, voilà la main, dit-elle, en tendant la sienne, voilà la main qui en ouvrira le flanc . . . Ensuite elle se jetta sur le lit sans se deshabiller, et passa la nuit dans les larmes.

Le lendemain matin on vint nous avertir pour le départ, nous sortîmes promptement et fûmes nous tenir à la porte de la chambre de monsieur, sans y entrer. Il parut; nous descendîmes avec lui et nous reprîmes dans la voiture les mêmes places que nous avions la veille. Monsieur ne dit pas un mot, nous imitâmes son silence et nous arrivâmes vers midi au château de Blamont, dont les abords ténébreux et isolés surprirent et effrayèrent mademoiselle, qui, comme je viens de le dire, ne se ressouvenait plus de sa position. La voiture pénétra jusques dans la cour intérieure, et là, nous trouvâmes monsieur Dolbourg, qui offrit son bras à mademoiselle pour descendre de la voiture; elle accepta cette politesse et lui fit une révérence pleine de douceur. La voiture se retira, nous entrâmes dans la salle d'en bas; tout est triste dans cet affreux château, tout y noircit l'imagination, tout y inspire la terreur; et cette horrible maison a plutôt l'air d'une forteresse que d'une habitation de campagne; on n'y voit que des voûtes, des grilles, des portes épaisses. Dès que nous fûmes entrées, monsieur me dit de faire porter les équipages de sa fille dans l'appartement qu'on m'indiquerait; mais mademoiselle m'arrêtant, demanda instamment à ces deux messieurs de permettre que je ne la quittasse point. Oh! parbleu, dit brusquement monsieur de Blamont, elle ne mangera ni ne couchera pourtant point avec vous; il me semble qu'une fille est en sûreté quand elle est entre son père et l'époux qui doit lui appartenir. —Vous n'avez rien à craindre mademoiselle, dit monsieur Dolbourg, daignez me croire et laissez sortir votre Julie. Aline n'osa résister; je fus faire ce qui m'était ordonné et revins aussi-tôt dans le sallon; mademoiselle était assise entre ces deux messieurs, et je sus, qu'à cela près de quelques propos déplacés, parce qu'il était impossible à de tels gens de n'en pas tenir, il n'avait été pourtant question, dans cette première entrevue, que de choses indifférentes; dès qu'Aline me vit revenir, elle demanda la permission de se retirer, elle lui fut accordée, monsieur lui donna la main lui-même pour la conduire dans sa chambre; quand elle y entra, voyant qu'il n'y avait qu'un lit, elle demanda instamment qu'on en tendit un autre pour moi. —C'est impossible, lui répondit le président, mais elle est à portée de vous et voilà des sonnettes dont vous pouvez vous servir au besoin; cela dit, il se retira, et nous nous arrangeâmes dans cette chambre; en furetant dans les différens coins, nous aperçûmes dans l'embrâsure d'une fenêtre la ligne suivante, écrite avec un crayon: C'est ici que la malheureuse Sophie, . . . la phrase n'était pas finie . . . —Oh ciel! dit Aline effrayée, . . . ce sera ici qu'il aura conduit cette pauvre fille. Je ne le savais pas, on me l'avait dite au couvent . . . Et qu'en a-t-il fait? Pourquoi l'a-t-il emmenée dans ce château? . . . Pourquoi n'a- t-elle pu écrire que cette ligne? . . . Ô Julie! tout me fait frémir . . . Nous en étions là, quand on vint avertir mademoiselle que le dîner était servi, bien sûre qu'on la forcerait d'y paraître elle n'osa faire des excuses, elle se remit comme elle pût de son trouble et descendit. Elle vit alors que la société était composée des deux amis, d'une vieille dame, d'une jeune personne de quinze à seize ans, assez jolie, et d'un jeune abbé; la conversation fût générale tant que les laquais servirent; mais renvoyés au désert, elle prit un ton bien différent. —Aline, dit le président, cette jeune personne que vous voyez est la fille de madame, elle est ma maîtresse, je vous la recommande et j'espère que vous vivrez bien avec elle . . . Ce vieux coquin de Dolbourg a été mon rival quelque temps, mais aujourd'hui que le sacrement l'enchaîne, il m'a bien promis que ce ne serait que dans les bras de l'hymen qu'il allumerait les feux de l'amour; ce bel enfant et sa mère seront les témoins de votre mariage, et c'est monsieur l'abbé qui le célébrera, circonstance à laquelle a pensé s'opposer Dolbourg; car l'abbé est galant et votre vieux mari est jaloux comme un italien. Mademoiselle, les yeux constamment baissés, ne répondit jamais un mot. On sortit de table, et dès qu'on en fut hors, elle salua respectueusement son père et se retira. Elle prétexta de la fatigue pour se dispenser du souper, et après avoir encore visité l'une et l'autre tous les coins de la chambre pour s'assurer qu'on ne pouvait y pénétrer par surprise, elle s'y enferma avec moi et passa la nuit à-peu-près comme la précédente, mais plus agitée encore à cause de cette ligne imparfaite de la main de Sophie, et dont elle ne pouvait expliquer le sens. Telle fut l'histoire du 28.

Le lendemain, dès neuf heures, le président frappa, nous lui ouvrîmes, il m'ordonna de me retirer, et ayant dit à sa fille de l'écouter avec attention, il lui demanda si elle était décidée à lui obéir et à épouser le lendemain son ami Dolbourg? Mademoiselle lui dit qu'elle ne pouvait revenir de la surprise où elle était de se voir faire une telle proposition avant même que sa mère ne fût enterrée; monsieur se voyant maître de sa victime, répondit avec des termes durs qu'il se moquait de ces considérations, qu'il voulait être obéi, qu'il venait lui demander sa parole de l'être, ou qu'il allait la faire jetter dans un cachot, dont elle ne sortirait de sa vie. Mademoiselle ne s'allarma point, son courage fût extrême; elle dit qu'elle comptait trop sur les bontés de son père pour craindre d'être ainsi traitée; mais que, puisqu'on exigeait un aussi cruel sacrifice, elle demandait instamment de pouvoir entretenir Dolbourg tête à tête. Cette faveur ne lui fut pas refusée. Le président sortit et monsieur Dolbourg entra peu après . . . Il n'y eut rien qu'Aline ne fit, rien qu'elle ne mit en usage pour le dégoûter de cet hymen, l'amour et le désespoir prêtaient une énergie à ses discours, à laquelle il semblait impossible de résister . . . Dolbourg fût inébranlable; enfin cette intéressante fille se jetta aux pieds de son tyran avec des flots de larmes, pour le conjurer de renoncer à ses projets; . . . tout fût inutile, . . . il lui dit froidement de se relever, . . . que ce qui était décidé se ferait, . . . qu'il ne voulait d'elle que sa personne, . . . nullement son cœur, qu'une fois sa femme, il saurait ou vaincre ses répugnances, ou s'en moquer si elles redoublaient; . . . qu'à l'égard de la haîne qu'elle lui faisait envisager, c'était la chose du monde qui l'effrayait le moins, qu'il la ferait vivre dans une telle solitude et dans une subordination si entière, qu'il n'aurait pas à redouter les effets de cette antipathie. Il dit que cela lui rappelait l'histoire de sa dernière épouse, qu'il avait été de même obligé de la prendre d'assaut, comme il voyait bien qu'il allait faire ici; et que malgré toute la hauteur du caractère de cette femme, malgré les invincibles dégoûts qu'elle avait de même éprouvé pour lui, il avait su la réduire en peu de mois au sort le plus soumis; qu'il se souvenait au mieux des moyens, et que tous violens qu'ils pussent être, il saurait les remettre en usage . . . Alors mademoiselle confuse de s'être abaissé jusqu'à la prière avec un tel monstre, lui a dit fièrement, eh bien! monsieur, tout est dit, mon père peut venir chercher ma parole, je serai votre femme demain.

Monsieur de Blamont revenu, elle lui a renouvellé devant Dolbourg les mêmes promesses avec un visage ferme et tranquille; elle lui a demandé pour unique grace qu'on ne l'obligea point de descendre, et qu'on la laissa vingt-quatre heures seule, pour se préparer à une action qui lui coutait autant. Le président balança, il dit que ce n'était pas à l'esclave à dicter des loix à ses maîtres; aussi, reprit-elle promptement, vous voyez bien que je ne demande que des graces. —Oui, oui, dit Dolbourg, en entraînant le Président, laissons-la bouder vingt-quatre heures, puisque cela l'amuse; il n'y a-t-il pas d'ailleurs des choses auxquelles il faut nécessairement que puisse vaquer une fille qui va cesser de l'être, continua-t-il avec un ton de persiflage aussi impertinent que ridicule . . . Oui, oui, mon enfant, ajouta-t-il, en voulant la prendre sous le menton, (oui, oui, faites bien tout cela, et que je n'aye qu'à me louer du logis quand le papa m'en donnera les clefs.) Alors monsieur, voulant soutenir ce ton de grossière plaisanterie, dit que dans la règle, on devait balayer les chambres avant d'admettre un nouvel hôte, qu'il fallait au moins leur donner de l'air, et que ce soin le regardait seul. Assurément, dit Dolbourg, je ne suis point jaloux, tu le sais, fais ce que tu voudras, mon ami, tu n'avaleras jamais si bien l'huître que je n'en retrouve encore l'écaille, et c'est tout ce qu'il faut à un époux examinateur, et qui malheureusement n'est que cela. Encouragé par ces plats et odieux propos, le président s'avança avec impudence vers sa fille, et la saisissant durement par le bras, sauvage créature, lui dit-il, il n'y a plus de défense ici, il n'y a plus de mère dans le sein de laquelle tu puisses te jetter; mais à ces cruels mots mademoiselle tomba à la renverse dans un fauteuil, et ses larmes . . . ses sanglots allaient la suffoquer infailliblement, si Dolbourg, beaucoup plus effrayé que son ami, ne m'eut appellé fort vîte; cachée dans un coin, en dehors, d'où rien ne m'échappait, j'accourus, mademoiselle était sans connaissance, je la délaçai promptement; . . . mais les scélérats, . . . je frémis en traçant ces indignités, . . . ils osèrent porter des yeux impurs sur ce sein d'albâtre, agité des soupirs de la douleur, . . . . . . inondé des pleurs du désespoir, . . . . . . ils osèrent, . . . . . . Oh monsieur! n'en exigez pas davantage, leurs exécrations furent au comble, . . . on me tenait pendant ce temps-là. Mademoiselle en reprenant ses sens s'apperçut de tout, ah ma chère Julie! s'écria-t- elle, qu'est-ce donc que les monstres ont fait? . . . hélas! répondis-je, en fondant en larmes, c'est à ce prix qu'ils vous accordent vingt-quatre heures . . . Bon reprit-elle avec une fermeté qui m'étonna, je n'ai pas besoin d'un plus long délai, et, s'approchant de la fenêtre, elle en considère l'élévation, elle la mesure des yeux, elle avait plus de quatre-vingts pieds de hauteur, et au bas était un fossé de trois toises de large, et entièrement plein d'eau; . . . et bien Julie, me dit-elle, après un peu de réflexion, . . . tu le vois, voilà nos projets impossibles. —Plus que vous ne pensez, répondis-je avec douleur, nous sommes observées de partout, c'est ce qui met le comble à l'horreur de notre sort; . . . regardez, lui dis-je, en lui montrant l'autre côté du fossé, appercevez deux hommes qui ne quittent jamais notre fenêtre de vue, et si je fais le moindre pas dans la maison, je suis partout suivie par deux autres. Notre position est affreuse. —Je le sens, me répondit Aline, aussi ne me reste-t-il qu'un parti à prendre . . . ne la comprenant pas, j'osai lui dire que dans la terrible circonstance où elle se trouvait, le seul était de fléchir; . . . mais sans en entendre davantage, elle me repoussa avec humeur, je te croyais mon amie, me dit-elle, mais je vois bien que tu ne l'es plus, es-tu déjà vendue à mes tyrans? sont-ce eux qui t'engagent à me parler ainsi? suis-je donc déjà seule sur la terre? suis-je abandonnée? . . . suis- je livrée de toutes parts à mes ennemis? —Oh ciel! m'écriai-je, en me jettant à ses pieds, ma chère maîtresse peut-elle concevoir un tel soupçon? moi, vous trahir, . . . moi, vous abandonner! Ah comptez sur moi jusqu'à la mort . . . À ce mot, elle frissonna, elle se leva brusquement, et me dit, . . . je saurai bientôt si ce que tu m'assures est vrai, et tu verras si le dernier moyen que je me réserve ne me débarrassera pas sûrement de mes persécuteurs! —Quoi vous espérez de vous sauver? —Oui, dit-elle, en souriant d'un air que je me suis rappelé depuis, et qui ne me frappa point assez pour lors; oui, Julie, je me sauverai, . . . je retournerai dans la maison de ma mère, . . . il ne sera pas vrai, comme ils l'ont dit, que son sein ne me servira plus d'asyle, . . . il m'en servira, Julie, . . . il m'en servira encore, . . . et ayant fait deux tours dans la chambre avec une grande vitesse, elle me demanda un verre d'eau . . . Voilà, dit-elle en le prenant, le dernier repas que je veux faire à Blamont. —Mademoiselle, lui dis-je, croyant la voir un peu remise, et lui supposant des moyens de fuir qu'elle allait me communiquer, ce repas ne vous donnera pas de grandes forces, si vous avez envie d'aller loin. —Assurément, me dit-elle d'un air ouvert et libre, assurément, ma bonne amie, j'irai fort loin . . . Peut-on trop fuir un tel séjour! . . . Elle me demanda son écritoire, je le lui donnai, . . . elle me dit de la laisser tranquille jusqu'à ce qu'elle sonna. —J'obéis, elle écrivit jusqu'à sept heures, . . . alors, elle me fit entrer, et après m'avoir fait asseoir, regarde les souscriptions de ces lettres, me dit-elle, . . . je les lis; sur l'une était écrite à mon meilleur ami; je gage, lui dis-je, que celle-la est pour monsieur Déterville, —Assurément, . . . je lus l'autre, il y avait, à celui que j'idolatrerai même au delà du tombeau . . . oh! pour celle-là, lui dis-je, je mettrai le nom quand vous voudrez, et elle sourit . . . Sur la troisième était: aux mânes de ma mère, veux-tu porter celle-la, me dit-elle? —Oh! Mademoiselle! —eh bien! je la porterai, mon enfant, . . . je la remettrai moi-même; . . . et elle se leva avec une agitation prodigieuse. Oh! pourquoi tous ces mouvemens, . . . pourquoi toutes ces paroles m'ont-elles échappées? . . . peu après, elle me dit que depuis que nous étions hors de Vertfeuille, nous n'avions pas encore imaginé de prier un instant pour sa mère, cela est vrai, lui dis-je, —réparons cela Julie; elle se mit à genoux, m'ordonna de m'y mettre et de réciter dans mon livre, l'office des morts, lentement et de manière à ce qu'elle pût me suivre et m'entendre, elle remplit ce devoir avec une ferveur, . . . une componction qui m'édifia jusqu'aux larmes; ensuite elle voulut que nous récitassions ensemble le vingt-quatrième psaume Dominus illuminatio mea, dont le sens est, que quelque soit le nombre des ennemis qui nous accablent, on ne doit rien craindre, quand on a Dieu pour protecteur et la vie éternelle pour espoir, mais quand elle en fut au seizième verset, mon père et ma mère m'ont abandonnée, le Seigneur seul s'est chargé de moi; ses yeux se remplirent de larmes, . . . et elle se livra à la plus profonde douleur, peu après elle se releva; je suis plus tranquille à-présent, me dit-elle, on ne conçoit pas quelle satisfaction éprouve une ame sensible à prier pour ce qui l'intéresse; cette pauvre mère, . . . cette tendre mère, . . . comme elle m'aimait, quels soins elle a pris de mon enfance! . . . comme dans un âge plus avancé, le bonheur de ma vie l'occupait uniquement, comme elle me pressait encore dans ses bras quelqu'heures avant d'expirer! je n'ai plus rien, tout est perdu pour moi sur la terre, tout est perdu, Julie, je n'ai plus rien, . . . et ses pleurs recommencèrent à couler.

Cependant, il était près d'onze heures, elle me demanda si je voulais veiller avec elle, . . . c'est ce que je désirais, . . . j'acceptai. —Bon, me dit-elle, mais nous ne passerons pas la nuit entière pourtant, un peu avant qu'ils ne viennent me chercher; je serai bien aise de prendre quelqu'heures de repos . . . Je veux être belle pour la cérémonie; . . . je veux l'être autant que la nature pourra me le permettre, . . . ah! me dit-elle, après un instant de réflexion . . . Ils soupent, . . . ils sont dans la joie et dans les plaisirs, . . . ils ne m'entendront pas, donne-moi ma guitarre, elle la prit, l'accorda, et parodia sur-le-champ les couplets qui suivent, sur ceux de la romance de Nina.

Air: Romance de Nina.
Mère adorée . . . en un moment
La mort t'enlève à ma tendresse!
Toi qui survis, oh mon amant!
Reviens consoler ta maîtresse.
Ah! qu'il revienne, (bis) hélas! hélas!
Mais le bien-aimé ne vient pas.

Comme la rose au doux printemps
S'entr'ouve au souffle du zéphire,
Mon ame à ces tendres accens
S'ouvrirait de même au délire,
En vain, j'écoute; hélas! hélas!
Le bien-aimé ne parle pas.

Vous qui viendrez verser des pleurs,
Sur ce cercueil où je repose;
En gémissant sur mes douleurs,
Dites à l'amant qui les cause,
Qu'il fut sans cesse, hélas! hélas!
Le bien-aimé jusqu'au trépas.

Et aussi-tôt qu'elle eut fini, . . . va dit-elle, en brisant avec fureur sa guitarre contre le mur, va loin de moi, inutile instrument, après avoir chanté celui que j'aime pour la dernière fois, tu ne dois plus servir à rien.

Je n'osais lui parler, je la voyais dans un trouble, . . . dans une agitation . . . Tantôt elle se levait et marchait à grands pas; tantôt elle se rasseiyait, et s'abymant dans sa douleur, on n'entendait plus d'elle que des gémissemens et des cris.

Onze heures sonnèrent . . . elle les compta, je n'ai plus que cette quantité d'heures à moi, me dit-elle . . . Ils doivent venir à dix, et rassemblant ses lettres, elle les mit sous une enveloppe à votre adresse . . . Déterville ne t'a-t-il pas recommandé, me demanda-t- elle, de lui envoyer un journal exact de tout ce qui se passait ici? —Oui, mademoiselle. —Eh bien! il faut le faire, et quand tu l'enverras, n'oublie pas d'y joindre ce paquet; elle me le remit, me faisant jurer de vous l'envoyer exactement. Ces soins remplis, elle se calma; nous causâmes deux ou trois heures avec tranquillité, elle paraissait inquiète du sort de Sophie, elle ne concevait ni comment elle était venue dans ce château, ni pourquoi son nom se trouvait dans cette chambre, comme elle ne savait pas la fuite d'Augustine, ni les soupçons affreux que cette aventure nous avait inspirés; d'après vos ordres je continuai de lui tout cacher. Nous parlâmes d'objets indifférens, mais elle entremêlait toujours dans ses propos, des choses sinistres, et qui m'effrayaient beaucoup. Quelquefois elle me demandait combien de temps il fallait à un corps pour se conserver entier après le dernier soupir . . . Si je croyais qu'une personne qui s'ouvrirait les veines serait bien long-temps à expirer; d'autrefois, si j'imaginais que dans le cas où elle mourut à Blamont, son père lui refuserait la grace d'être placée auprès de sa mère? si je croyais que Valcour serait bien fâché d'apprendre sa mort? et mille autres propos semblables, mais auxquels je ne fis jamais toute l'attention que j'aurais dû faire . . . Enfin trois heures sonnèrent, elle tressaillit; . . . comme le temps passe, dit-elle; lorsqu'on est près d'un grand évènement, il semble que les instans coulent avec plus de rapidité. Quand cette même heure sonnera ce soir, il y aura bien des choses de faites, . . . puis se tournant vers moi . . . elle me regarda quelques temps sans rien dire, ensuite elle compta les années qu'il y avait que nous étions ensemble; elle daigna remarquer avec attendrissement que j'y étais depuis qu'elle avait atteint l'âge de la raison . . . Tu étais presqu'aussi enfant que moi, me dit-elle, je m'en souviens. —Honnête créature, continua-t-elle en m'embrassant, je n'ai jamais pu rien faire pour toi, . . . je me serais satisfaite si j'avais épousé Valcour . . . je te recommande à Déterville . . . et ce propos fut un des plus forts qu'elle m'ait tenu; un de ceux où son projet semblait le mieux se découvrir sans qu'elle y pensa . . . Funeste permission du Ciel . . . je n'y pris pas encore assez garde, j'étais remplie de l'idée qu'elle voulait s'échapper, et que ce n'était qu'au cas où son projet ne put avoir lieu, qu'elle attenterait à ses jours, et je me résolvais bien alors, à ne la point perdre de vue. Elle récapitula tout ce qu'elle avait fait depuis que nous étions ensemble, ses espérances, ses craintes, ses inquiétudes, ses désirs, ses chagrins, ses momens de douceur . . . Elle n'oublia rien . . . Oh! dit-elle après avoir fini . . . que c'est une chose courte que la vie, . . . il semble que tout cela ne soit qu'un songe. —Quatre heures sonnent . . . sors doucement, me dit-elle alors, va voir s'il serait possible de fuir; examine le chemin jusqu'aux portes du château, s'il est libre, viens me chercher, et nous échapperons. —Mais ne vaudrait-il pas mieux, mademoiselle, que vous vinssiez avec moi? —Non, si nous sommes surveillées, on irait dire que je veux me sauver, et ils accoureraient aussi-tôt exercer sur moi quelque nouvelle violence . . . Je sortis; . . . à peine fus-je au détour du corridor, toujours très-éclairé, que deux gens de la maison se présentèrent brusquement à moi, et me demandèrent où j'allais, ce que je voulais, et pourquoi j'étais encore levée, je prétextai un besoin de prendre l'air, ils me dirent en me repoussant que ce n'était pas là l'heure, et que j'eusse à rentrer promptement, ou qu'ils allaient éveiller monsieur. Je revins rendre à mademoiselle le triste compte de ma mission . . . Allons, me dit-elle, ma bonne amie, il faut s'y résoudre . . . que la volonté de Dieu soit faite; . . . va prendre quelqu'heures de repos, je ne serai pas fâchée moi-même de dormir un peu . . . Puis avec la plus grande tranquillité, et c'est ce qui me trompa, —ils doivent venir à dix heures, tu entreras chez moi à neuf, il me faut bien une heure pour m'habiller; . . . je résistai pourtant à cette attention de sa part, je lui dis que je n'avois nullement besoin de repos, et que j'aimais mieux rester à lui rendre des soins . . . Non, non, dit- elle, en m'attirant vers la porte, cela m'empêcherait de dormir, nous sommes en train de parler, nous n'en finirions pas . . . Va, ma bonne amie . . . va, et ne manque pas sur-tout d'entrer une heure avant eux, tu sens bien que je ne veux pas qu'ils me trouvent au lit. J'allais me rendre à ses instances, quand elle s'apperçut que j'oubliais le paquet de lettres sur la table, elle revint le prendre avec inquiétude, et le cacha dans mon sein . . . Je sortais . . . elle m'arrêta, . . . elle jetta ses bras autour de mon cou, et me serra sur elle avec des flots de larmes, s'appercevant bientôt que ce nouvel accès de douleur m'affectait avec trop de violence, elle se contint, continua de me ramener doucement vers la porte, en me recommandant de ne rien oublier de ce qu'elle m'avait dit.

Je me retirai, . . . mais avec un trouble dont je n'étais pas maîtresse; . . . je passai dans ma chambre, où vous croyez-bien que je ne dormis pas, . . . je vins plusieurs fois écouter doucement à sa porte, résolue d'entrer au moindre bruit que j'entendrais. Jamais aucun ne frappa mon oreille, et quand neuf heures sonnèrent, je me précipitai dans son appartement avec une inquiétude inexprimable.

Ô monsieur! quel spectacle! . . . il m'est impossible de vous le peindre; . . . cette chère maîtresse, . . . cet ange du ciel que je pleurerai toute ma vie; . . . elle était à terre . . . elle était noyée dans son sang; . . . elle avait devant elle les tresses des cheveux de madame, au milieu desquelles elle avait placé le portrait en miniature qu'elle possédait de cette mère respectable. Il est à croire qu'elle s'était poignardée devant ces chers objets de son cœur, et qu'à mesure que la perte de sang lui avait ôté ses forces, elle était tombée sur ses genoux à la renverse; telle était la position où je la trouvai. L'arme qu'elle avait employée était une branche de longs ciseaux, dont elle se servait à sa toilette; elle avait séparé cette branche de l'autre, et se l'était enfoncée à trois reprises au-dessous du sein gauche; le sang avait abondamment coulé des trois blessures, et il

[Illustration: Oh Monsieur quel spectacle!]

ruisselait à grands flots dans la chambre; l'envie de la secourir, s'il en était temps, fut plus forte en moi que l'épouvante; je volai à elle, mais elle était déjà froide, déjà les ombres de la mort obscurcissaient les traits de son beau teint, déjà ses yeux étaient fermés à la lumière; déjà le monde avait perdu son plus bel ornement.

Je la pris dans mes bras, en l'arrosant de larmes; je l'étendis sur son lit, et jettant les yeux sur la table, j'y trouvai l'écrit suivant que je transcrivis promptement dans mes tablettes avant de faire monter personne . . . Le voici mot à mot:

«Je demande humblement pardon à mon père, et de l'action que je commets chez lui, et de l'humeur que je lui ai donnée par ma résistance à ses ordres; il fallait que les motifs qui fondaient cette résistance fussent bien violens, puisque je préfère la mort à ce qui m'était destiné; j'implore pour dernière grace, d'être placée auprès de ma mère, comme elle l'a désiré, et qu'on enferme avec moi, dans le cercueil, ce portrait et ces cheveux, où mes lèvres s'impriment en arrachant ma vie.»

ALINE DE BLAMONT.

Ce billet transcrit, j'appelai . . . Monsieur le président arriva; le croirez-vous, monsieur . . . les excès d'inhumanité de cet homme seront-ils conçus de votre ame sensible? . . . Ce lugubre tableau ne lui inspira que de la colère, . . . mais elle fut terrible . . . il s'en prît à moi; il m'accabla d'invectives; . . . il me jetta à terre, et me foulant aux pieds, il me dit que c'était moi qui avais tué sa fille . . . Abymée dans ma douleur, supportant tout sans avoir la force de répondre, je lui montrai du doigt le billet qui étoit sur la table; il le lut rapidement, et contraint à me justifier, il n'eut plus l'air de prendre garde à moi; il se promena à grands pas dans la chambre, sans que la douleur s'imprimât jamais sur son front, sans qu'on y pût voir autre chose que de la fureur et de la rage; au bout de quelques minutes, il redescendît et reparut bientôt avec Dolbourg . . . Celui-ci frémit . . . lut le billet . . . reporta les yeux sur Aline . . . et versa des larmes . . . Puis, adressant fièrement la parole au président: «Monsieur, lui dit-il, c'en est trop; cet épouvantable évènement m'ouvre enfin les yeux sur tous les désordres de ma vie; ce n'est que par mes vices que j'ai inspiré de l'horreur à cette malheureuse; je suis las de n'être dans le monde qu'un objet de terreur et de mépris; les derniers rayons de cette vertu sans tache . . . frappe mon cœur, l'éclaire, et le déchire . . . Ô fille céleste! continua-t-il, en prenant une des mains de ma maîtresse qu'il couvrît de ses larmes, pardonne-moi le crime dont je suis cause, daigne obtenir de l'éternel dont tu fais déjà toute la gloire qu'il veuille me le pardonner aussi, je vais l'expier dans la douleur; je vais le pleurer le reste de ma vie. Adieu, monsieur, je ne partagerai plus vos débauches, une retraite sévère va m'ensevelir pour jamais; . . . ne me suivez pas, et ne me voyez de vos jours».

En disant cela il sortit, et une heure après il était loin du château. —Mais l'ame de monsieur de Blamont ne s'ébranla pas aussi facilement; plus furieux encore de la perte de son ami, que de celle de sa fille, il s'en reprit à moi de nouveau, il me dit que si j'avais surveillée Aline, cet évènement n'aurait pas eu lieu; je le priai de se rappeler qu'il m'avait défendu de coucher dans la chambre de mademoiselle, que j'y avais pourtant passé une partie de la nuit, malgré ses ordres, et que ce malheur était arrivé vers le matin, dans un moment où Aline m'avait expressément enjoint de me retirer . . . Il sortit furieux, et remonta peu après avec la vieille dame et l'abbé; celui-ci, dit en minaudant, et pinçant son jabot, que cela était affreux, mais qu'il était important de suivre le fil de cette avanture, qu'il y avait assurément des branches à tout cela qu'on ne découvrirait jamais, sans faire arrêter la complice, et ils se parlèrent tout bas avec le président. Pendant ce temps la vieille dame, très-émue, lisait le billet et considérait mademoiselle, elle s'approcha du président; monsieur, lui dit-elle, si vous faites quelque cas de mes conseils, je crois que ce que vous avez de plus sage, . . . de plus honnête à exécuter, est de faire mettre Aline dans une bierre, de la renvoyer à Vertfeuille pour y être enterrée près de votre femme comme elle le désire, et de la faire accompagner sans éclat par cette pauvre fille, qui bien certainement, n'est pas coupable; . . . je vous en demande pardon, monsieur, mais si vous vous décidez à autre chose, j'imiterai Dolbourg, et ni ma fille ni moi ne resterons pas une minute de plus chez vous. Eh bien! allez tous au diable, dit le président en fureur; . . . mais voilà un crime constaté, j'en veux savoir l'origine, cette créature peut seule me l'apprendre, elle refuse de me le dire, je ne connais pas d'autre moyen que de la mettre entre les mains de ma justice. —Assurément, dit l'abbé, il n'y a pas d'autre parti à prendre, c'est celui de la raison et de la sagesse. Je ne le crois pas, dit la dame avec beaucoup de force et de sang-froid, car cette fille qui n'a rien commis, n'avouera rien, hors de vos mains elle se plaindra, et ébruitera un évènement horrible que vous avez le plus grand intérêt à cacher.

Sur cela, le président sans répondre, sortit en grondant, on le suivit, et je restais seule en proie à mes douleurs et à mes inquiétudes. Voilà, monsieur, tout ce que j'avais d'affreux à vous apprendre, je ne vais plus m'occuper que des moyens de vous faire passer ces lettres, je mettrai la dernière ligne à la mienne, à l'instant où je croirai pouvoir vous l'envoyer en sûreté.

Post-scriptum de Julie.

Le conseil de la vieille dame a sans doute prévalu, tout s'apprête pour le départ, Aline sera conduite à Vertfeuille dans une voiture fermée, confiée à mes soins et au seul domestique qui guidera les chevaux, le tout passera pour une voiture de meubles que monsieur envoie à la terre de madame, et c'est à vous que cela s'adresse; monsieur qui sait que je vous écris, et qui me fournit les moyens de vous faire tenir ma lettre, vous prie de nous attendre, et de ne partir de Vertfeuille qu'après avoir rempli envers Aline, les mêmes soins dont vous avez bien voulu vous charger pour madame de Blamont; ainsi vous allez revoir votre malheureuse amie, . . . mais dans quel état? L'auriez-vous pensé?

J'avais une autre lettre toute prête et moins détaillée, c'eût été celle que vous auriez reçue, si monsieur le président eût voulu voir ce que j'écrivais, mais il ne l'exige pas, je vous envoye le vrai journal . . . Adieu, monsieur, ma douleur me suffoque, et je finis en vous assurant de mon respect.

JULIE.

Post-scriptum de Déterville à Valcour.

Je l'attends, . . . et pour couvrir son cercueil des larmes amères de mon désespoir, et pour lui rendre les derniers soins. Je t'envoye toujours ce funeste detail, ainsi que ses lettres posthumes. Que ces cruels écrits entretiennent éternellement ta douleur. Si tu fais tant que de pouvoir survivre à celle qui sut t'aimer ainsi . . . Au moins regrette la sans cesse, qu'elle nourrisse toutes les pensées de ta vie, et consacre-lui tous les instans de ton existence, je ne te permets d'autres distractions que celles que la piété pourra t'offrir . . . Mais si jamais, quoiqu'elle te conseille, le monde te revoit après une telle perte, je dirai, Valcour n'était pas digne d'Aline, il ne l'est plus de Déterville.

LETTRE LXIX.

Aline à Déterville. [1]

Au château de Blamont, ce 29 avril.

Vous êtes étonné du parti que je prends, monsieur, mais soyez sûr qu'il ne m'en reste pas d'autre, puisque j'ai fait tant d'adopter celui-là. Croyez que si j'avais pu profiter de vos offres obligeantes, je l'aurais fait sans doute, Julie vous dira que la fuite ne nous a été possible que dans un moment, où elle ne s'accordait ni avec vos conseils, ni avec mon devoir.

Je demande avec les plus vives instances d'être placée à côté de ma mère, rappelez-vous qu'elle l'a voulut. Si la cruauté de ceux chez qui je suis maintenant, s'étendait jusqu'au refus de cette grace, réclamez-moi, monsieur, je vous conjure, représentez que j'ai trop souffert dans ma vie, pour ne pas me flatter au moins d'une telle faveur après ma mort.

Ce paquet devant vous être rendu avant que vous ne receviez mes tristes cendres, je vous prie de faire mettre dans le cercueil de ma mère, celle de ces lettres qui lui est adressée, et de faire tenir l'autre à Valcour, dites-lui, monsieur, que je meurs pour me conserver à lui; . . . sa délicatesse m'entendra. Il ne me restait plus d'autre partis entre celui que je prends, ou celui d'être une créature infâme; . . . était-il en moi de balancer?

Je vous prie de vouloir bien me rappeller quelquefois, monsieur, au tendre souvenir de ma chère Eugénie et de sa respectable mère, si l'une et l'autre me condamnent, vous me défendrez, je remets tous mes droits aux mains de l'amitié, c'est-elle que je prie de m'excuser, sans compromettre sur-tout celui que la nature m'oblige à respecter, quels que puissent être ses torts.

Que de bontés vous avez pour ma mère et pour moi, monsieur, et quelle indiscrétion de vous donner autant de peines! Je vous conjure pourtant de ne pas me refuser vos derniers soins, je vous les demande au nom de ce sentiment pur que vous m'avez juré tant de fois.

Vous souvenez-vous de ces soirées charmantes, passées dans quelques- uns de nos hivers à Paris, entre vous, ma mère, votre aimable famille et Valcour, où vous me disiez que ce serait moi qui vous surviverait tous, que c'était à moi qu'était réservée l'épitaphe de la société; ce pronostic me désolait, vous vous le rappelez comme il s'est heureusement démenti . . . Oui, monsieur, je dis heureusement, c'est l'être, qui restant seul au monde, se trouve avoir à pleurer tout ce qu'il avait de plus cher, que l'on doit regarder comme à plaindre, . . . celui qui meurt l'est beaucoup moins, et connaissant votre sensibilité, voilà pourquoi je m'afflige infiniment plus pour vous que pour moi. Mais ne me regrettez pas, monsieur; le bonheur où j'ose aspirer maintenant, est bien au-dessus de celui qui pouvait m'attendre en ce monde, daignez employer ces motifs pour consoler Valcour, je crains les premiers momens pour lui, . . . que n'êtes- vous là pour lui donner vos soins! Oh monsieur! je dispose de bien peu de choses, mais au moins personne ne peut m'enlever ce qui est à moi, je désire donc que mes petits ouvrages et mes desseins soient envoyés à Valcour, parce que je sais qu'il les aime, ce don lui fera plaisir; et vous monsieur, je vous supplie d'accepter mes livres. Vous voudrez bien partager ce qui me reste d'ailleurs, tant en effets qu'en argent, entre les pauvres de Vertfeuille et ma chère Julie, je vous recommande cette fille, faites qu'elle puisse trouver place dans les legs pieux de ma mère, elle en est digne et par sa conduite et par tous les soins qu'elle a eu de moi jusqu'au dernier moment.

Adieu, monsieur, souvenez-vous quelquefois d'Aline, vous n'eutes jamais une meilleure ni une plus sincère amie.

[Footnote 1. Celle-ci et les deux suivantes, sont les lettres posthumes d'Aline, incluses dans le paquet que Déterville envoyait à Valcour avec le journal de Julie.]

LETTRE LXX.

Aline aux mânes de sa mère.

Au château de Blamont, ce 29 avril.

Oh vous qui me donnâtes le jour! . . . vous dont je baise les dépouilles mortelles en traçant ces derniers caractères . . . Ombre chérie que je vois, . . . que j'entends et qui m'inspires le courage de me rejoindre à vous; dans peu d'heures nous serons réunies . . . En paix dans le sein maternel, les crimes et les cruautés des hommes ne pourront plus atteindre votre malheureuse fille, elle retrouvera dans ce sein sacré le calme et le repos qu'elle n'a pu rencontrer dans le monde . . . Ouvrez vos bras, ma mère; ouvrez-les que j'y descende . . . Daignez recevoir votre fille dans l'asyle où vous reposez . . . Mourons ensemble puisque nous n'avons pu y vivre . . . Les barbares! ils ont voulu m'immoler sur votre tombeau . . . Vos cendres n'étaient pas refroidies, que le crime était déjà dans leur cœur . . . Que dis-je, ils avaient peut être tranché le fil de votre vie, pour mieux conduire celui de leur odieuse trame! . . . J'ai résisté ma mère, et cependant je ne suis plus digne de vous. Nos chairs vont reposer et se flétrir ensemble, . . . vous ne m'aurez précédée que de bien peu dans l'abyme de l'éternité, . . . je m'y plonge après vous, pleine de confiance en la bonté de l'être auprès duquel vous êtes déjà . . . J'ose espérer qu'il ne me punira point de ma faute j'arriverai près de lui, soutenue par vos vertus, elles m'obtiendront la clémence dont je ne me flatterais pas sans elles. Oui, c'est vous, ô ma mère! . . . c'est vous qui me conduirez auprès du trône de Dieu, . . . vous lui direz: «Voilà la victime des hommes, mais son cœur fut toujours votre temple, vous avez voulu qu'elle mourut comme Moïse, votre volonté la transporta sur la montagne [1] et lui fit voir la terre fortunée qu'elle n'habita jamais; heureuse d'avoir vu finir le flambeau de ses jours presqu'à l'instant où il s'allumait . . . Ne lui reprochez pas seigneur d'avoir osé l'éteindre, . . . ne la punissez pas d'avoir brisé les liens d'une vie périssable pour vous demander une vie éternelle, où le bonheur de vous servir sans cesse ne sera plus troublé par ses larmes».

Oh! mon Dieu! cette ame pure, en sortant de vos mains, serait elle souillée pour avoir été quelque temps dans le corps fragile où vous l'enfermâtes? Elle n'y connut jamais que le désespoir et les pleurs, . . . elle s'en échappe pour revoler à vous . . . Peut-être est-ce faiblesse; . . . peut-être a-t-elle manqué de courage, . . . au lieu de se mutiner contre ses chaînes; . . . au lieu de se révolter contre son frein, si elle vous eût appelé dans ses tribulations, elle eût peut-être obtenu votre secours, . . . ne la punissez pas de sa débilité, elle a eu plus d'amour que d'espoir, plus de désir d'être réunie à vous que de forces pour vous implorer . . . Ce sont les crimes d'une ame tendre, daignez ne pas l'en châtier. Quand vous la créâtes à votre image, le don d'aimer fut la première des vertus que vous imprimâtes en elle; ne la punissez pas de s'y être livrée; . . . ne la condamnez pas à la douleur parce qu'elle en a redouté la sensation, mais faites-là reposer dans la joie, parce qu'elle a désiré de connaître la votre, et qu'elle a voulu franchir avec rapidité le gouffre épais des misères humaines, pour se retrouver plus promptement dans l'immensité de votre gloire. Oh! mon Dieu! ne faites rien pour moi! n'accordez mon pardon qu'aux larmes de cette mère adorée qui ne cessa de vous connaître et de vous servir; regardez-nous comme deux fleurs desséchées par le venin du serpent, et que le souffle pur de votre ame céleste peut ranimer au sein de l'immortalité.

[Footnote 1. Allusion à la maison de Colette, située sur une montagne, où Aline vit son amant pour la dernière fois.]

LETTRE LXXI.

Aline à Valcour.

Du château de Blamont, ce 29 avril.

Le temps de mon séjour sur la terre est fini; je suis comme la tente du pasteur qu'on plie déjà pour l'emporter

ÉZECHIAS, Cant.

Elle est évanouie cette douce illusion, elle s'est exhalée comme la fumée qui s'élève dans l'air, . . . tu l'as perdue celle que tu aimais, ses jours se sont écoulés comme l'ombre, et elle a séché comme l'herbe. [1] Joie trompeuse! espérance frivole vous n'avez amusé son cœur que pour rendre votre privation plus cruelle! oh Valcour! elle n'existe plus celle qui te parle, sa voix fragile, s'élevant du sein des sépulchres, ressemble à ces météores échapans à l'œil qui les suit . . . Avais-je tort de t'engager à mépriser ce vase d'argile qui ne devait durer qu'un instant? que tes yeux pénètrent le nuage de mort où je suis maintenant enveloppée, qu'ils voyent ces traits autrefois chéris, défigurés par les horreurs de la dissolution, et n'ayant plus que le sceau du sentiment indestructible que mon ame imprimât sur chacun d'eux; . . . mais si tout est annéanti, s'il ne reste plus de moi que de la poussière, cette ame qui t'aimât subsiste, ne fut-elle pas même immortelle par la pureté de son essence, elle le serait comme ouvrage de ta flamme, et l'être que tu sus animer dans Aline, l'être que créât . . . que vivifiât ton amour, doit être èternel comme lui. Tu la verras cette ame aimante, elle se réalisera dans tes veilles, . . . elle apparaîtra dans tes songes; . . . elle voltigera près de toi, et s'identifiant à la tienne, elle en réglera les mouvemens, comme la main de Dieu dirige les astres dans les plaines immenses de l'espace.

Oh mon ami! que de changement! quelques jours ont apporté à notre situation, Il y a trois semaines que nous formions des plans de plaisirs, des projets de commerce, . . . que cette mère tendre que j'ai perdue, et que j'idolâtrais, se flattait de nous voir unis, et nous permettait d'y croire avec elle, . . . frêles jouets des décrets suprêmes . . . Quel intervalle énorme ce peu d'instans vient de mettre entre nous! semblables au pilote insensé qui se réjouit à la vue du port, et que l'ouragan impétueux brise incessamment sur l'éceuil qu'il se félicitait d'avoir évité . . . Nous imaginons toucher au bonheur, tandis qu'il est certain qu'il n'existera jamais pour nous. Et voilà donc les projets des hommes, voilà donc les tristes résultats de leurs décisions chancelantes. Leurs impuissans désirs, tels que les faibles rayons du soleil sous les signes glacés du Zodiaque, vont s'annéantir sans effet dans les volontés de l'Éternel, comme ceux-ci se dissipent sans chaleur dans les flots condensés de l'air.

Mais supposons que tout eût ri pour nous, admettons un instant que nos jours eussent coulés dans un jardin de délices, où les roses fussent nées sous nos pas; où le cèdre toujours parfumé, ne nous eût offert son ombrage qu'aux bords des ruisseaux de lait, et qu'auprès des fruits du palmier . . . Sommes-nous immortels, mon ami, et n'eût- il pas fallu quitter, comme Eve, ce séjour si doux du bonheur? Eh! t'imagines-tu que cette séparation n'eût pas été plus cruelle alors qu'elle ne nous le paraît aujourd'hui, où nos pas n'ont pressé que des ronces? Nos liens se seraient multipliés, et l'accroissement de notre amour en nous les faisant trouver à chaque instant plus chers, n'eût-il pas rendu plus affreuse la nécessité de les rompre? remercions l'éternel de nous avoir présenté le calice avant qu'il ne fût plus amer; il t'aurait fallu pleurer à la fois, une épouse chérie, une amie complaisante et douce, la mère de ces tendres fruits que ton amour eût fait éclore dans mon sein, et tes larmes ne coulent aujourd'hui, que sur une maîtresse à peine connue . . . Qui sait si du desir ardent de te plaire, ne seraient pas née dans moi quelques vertus nouvelles qui t'enchaînant plus fortement encore, t'eussent rendu ma perte plus douloureuse . . . Ah, mon ami, permets-moi de m'arrêter avec complaisance sur une idée que mon malheur emporte au même instant où la conçoit mon cœur . . . Si ces gages sacrés, dont je parle fussent venus resserrer nos nœuds, avec quels charmes j'aurais dirigé ces jeunes fruits de ta tendresse et de la mienne! avec quelle joie j'aurais fait passer dans leurs ames naïves, ce feu divin que j'éprouvais pour toi! Comme je me serais plue à les voir t'adresser les expressions de mon amour! eh! qu'avaient-ils donc de condamnables ces plaisirs doux et purs dont il plut à Dieu de me priver? . . . Mais ne scrutons pas ses desseins, . . . nous n'étions pas nés l'un pour l'autre . . . Adorons et soumettons-nous.

Ô Valcour! je devrais maintenant me justifier à tes yeux du criminel moyen que j'emploie pour sortir de la vie . . . Ah! si je l'ai pris ce moyen terrible, . . . si j'ai dû briser ton idole dans le temple où tu l'adorais; crois qu'aucun autre parti que celui-là seul, ne m'enlevait à l'infâmie. Instruis-toi, avant de me condamner, et ne me blâme pas sans entendre ce qui te sera dit sur cet objet . . . En quel état devais-je être réduite pour renoncer au plus doux bien de ma vie, et pour causer le plus grand chagrin de la tienne? . . . Oui, j'ai mieux aimé la mort que la certitude de n'être jamais l'un à l'autre . . . J'ai préféré la cessation de ma vie, au double opprobre qui devait la souiller: ce parti est affreux, sans doute, puisqu'il nous sépare pour toujours, . . . pour toujours; . . . quel mot mon ami! il n'est que trop vrai; . . . c'est pour toujours que nous sommes séparés; il est impossible à présent que nous soyons jamais l'un à l'autre; les années s'accumuleront, . . . les générations présentes et futures s'écrouleront dans l'abyme des temps; . . . les crimes et les vertus se mélangeront, se croiseront, se multiplieront sur la terre; tout variera, tout renaîtra, tout se détruira sous la voûte des cieux, sans qu'aucune de ces circonstances puisse ramener celle qui pourrait rendre Aline à Valcour. Non, mon ami, . . . toutes les gouttes d'eau de la mer, cent millions de fois multipliées par elles-mêmes, ne donneraient pas encore la plus faible idée de la multitude des siècles qui doivent composer l'intervalle immense qui va nous séparer; et pendant cet affreux intervalle, pas une seule combinaison, pas un seul acte d'autorité, émana-t-il même de Dieu, ne pourrait renouer ces liens terrestres où nous avions la folie de nous complaire.

Mais à côté de cette idée, avec quelle douceur vient se présenter celle de l'Être infini, dans le sein duquel nos ames vont se réunir; . . . Il est donc un moyen de te revoir, et ce moyen conçu par l'existence de cet être adorable, ne nous le rend-il pas et plus cher et plus précieux! . . . Oui, Valcour, c'est à ses pieds que je vais t'attendre; . . . Ne préviens pas l'instant de cette réunion désirée; pleure sur ma faute, et ne l'imite pas. Laisse-moi préparer cet être saint, à daigner te recevoir un jour; laisse-moi l'implorer pour toi, et lui demander ta place au milieu des anges qui le louent; ne m'ôte pas l'espoir flatteur d'imaginer que mes prières contribueront peut- être à ton éternelle félicité. Je dois l'essayer dans les cieux, n'ayant pu l'obtenir sur la terre. Toi, . . . continue d'y exercer ces vertus qui te valurent mon cœur; chacune de celle où tu te livreras, aussi-tôt recueillie par ton Aline, sera présentée par elle au tribunal sacré de ce grand être. «Dieu puissant (oserai-je lui dire); il efface, à force de bienfaits, le crime de celle qui l'aimât, ne le rejettez pas de votre sein, et que ce soit par ses bonnes œuvres que j'obtienne à-la-fois de vous, et mon pardon, et son bonheur . . . Nous vous aimerons, . . . nous vous chérirons . . . , nous vous glorifierons, . . . nous tresserons ensemble les couronnes de mirthes que nous déposerons à vos pieds, . . . nous oserons faire retentir ensemble les voûtes azurées de votre temple, nous chanterons le nom du Seigneur dans Sion, et nous publierons ses louanges dans Jérusalem [2].

Non, mon ami, ne me plains pas, ne me plains pas, te dis-je; songes, au peu que tu perds, pense à ce que tu peux retrouver; . . . à ce qui t'attend au sein de l'éternel; mais, pour mériter cette fin céleste, ne te dérobe point au monde Valcour, fait pour en être l'ornement; je ne te condamne point à l'abandonner; je n'exige de toi que de continuer d'y vivre honnête; plus son séjour nous offre d'occasions de chûtes . . . plus il est beau de n'y montrer que des vertus; il est au milieu de ce monde pervers, une solitude profonde, . . . c'est le cœur de l'homme sage, . . . il y descend, il s'y recueille, il y trouve des forces pour résister à la corruption. Que mon image l'embellisse cette solitude où je t'exile; fais-l'y régner sans cesse, mon ami, j'ai encore assez d'orgueil pour croire qu'elle servira de rempart au vice, et que jamais rien de honteux ne saurait pénétrer au sanctuaire, érigée à cette image chérie. Lorsque le véritable chrétien veut exciter en lui des actes d'amour pour le Dieu qu'il adore, lorsqu'il veut opposer cet amour dont il brûle, à la tentation qui le séduit, il jette ses regards sur l'image souffrante de ce Dieu bon qui s'immolât pour lui . . . Il se rappelle les douleurs de ce Dieu, il se dit, il est mort pour moi. Si cette pensée ne suffit pas pour contenir ton ame dans la route du bien; si toute belle qu'elle est, elle ne peut la remplir assez . . . Tourne tes yeux sur le portrait d'Aline, dis, en le regardant, et celle-là qui m'aimait est morte aussi pour moi, elle s'est immolée pour éviter le crime; périssons, s'il le faut, mille fois, plutôt que de le commettre. Et avec cette foi, et avec cette force, nous nous reverrons, mon ami, nous revivrons encore dans l'éternité; unis par la main de l'Être-Suprême, les traits envenimés de la méchanceté des hommes, repoussés vers leurs propres seins, ne seront plus pour nous, que ce que furent autrefois ceux du prince des ténèbres, contre le Dieu qui le précipitât.

Il faut nous quitter, Valcour, et cette séparation est bien différente de celle que nous fîmes il y a si peu de temps, sur la montagne de Colette, alors nous espérions de nous revoir, nous ne nous quittions que pour nous réunir, . . . et c'est pour toujours maintenant . . . Cette Aline, dont tu étais si fier, ne se présentera plus à tes yeux; anéantie dans l'obscurité des tombeaux, on ne parlera pas plus d'elle incessamment, que si elle n'eût jamais existée, . . . elle ne vivra plus que dans ton cœur. En recevant ces caractères, en les arrosant de tes larmes, ton imagination frappée de celle qui les trace, la réalisera peut-être encore à tes sens, mais elle n'existera plus; il y aura long-temps qu'elle sera plongée dans l'abyme; et si ton illusion te la présente, ce ne sera plus que comme ces rayons de lumières colorant encore la cime des Alpes, quoique l'astre soit déjà dans le sein des ondes.

Aime-moi, Valcour, aime-moi: . . . chéris toujours celle qui préféra la mort au déshonneur, et reste-lui fidèle jusqu'au dernier instant de ta vie . . . Le monde t'offrira des créatures plus belles, il ne t'en donnera pas de plus tendres . . . Aucune des caresses dont tu t'enivrerais dans les bras d'une autre, ne vaudrait un soupir de la flamme d'Aline, et tu ne les aurais pas cueillies, que tu serais déchiré de remords . . . Rappelle-toi souvent nos anciennes amours, tache de trouver dans le souvenir des plaisirs passés, la force nécessaire à endurer les maux présents . . . Adieu Valcour. Je dois enfin prononcer ce mot, . . . mes larmes se répandent . . . mon sang se glace en l'écrivant, . . . mes yeux se tournent vers toi, . . . ils te cherchent, . . . et ne te rencontrent plus, . . . je ressemble à la jeune biche qu'on arrache au sein de sa mère . . . D'où vient que ce n'est pas ta main qui me frappe? D'où vient que je ne puis expirer dans tes bras? . . . Pourquoi mon ame en s'exhalant, ne peut- elle aussi-tôt s'enchaîner à la tienne par l'organe brûlant de mes derniers soupirs? . . . Pourquoi faut-il que je meure froidement et seule au milieu de mes ennemis? . . . Pourquoi mon corps, que leurs indignes regards profaneront peut-être, n'a-t-il pas le tien pour égide? Pourquoi les derniers mots que je profère, imprimés sur tes lèvres, ne sont-ils pas les expressions les plus exaltées de ma tendresse . . . Je ne le puis, . . . non; . . . mais c'est pour toi que je meurs, et cette idée me rend les forces qu'allait m'enlever mon amour . . . Adieu.

[Footnote 1. Pseaume 101.]

[Footnote 2. Pseaume 101.]

LETTRE LXXII.

ET DERNIÈRE.

Valcour à Déterville.

Ce 17 mai 1779.

Je les ai lus ces funestes écrits, . . . je les ai lus et je respire encore! Le sentiment de mon amour est si vif, que même en perdant celle qui en est l'objet, il m'est impossible de trancher une vie qu'elle anime et qu'elle enflammera jusqu'au dernier moment . . . . . . Je ferai bien plus que mourir, je vivrai Déterville, je me nourrirai des serpens de la vie, . . . je m'abreuverai du fiel qu'ils exhalent. Le sacrifice est plus affreux que si je m'immolais moi-même; celui qui, ne pouvant supporter les fléaux qui le pressent, s'y soustrait en se privant du jour, n'est-il donc pas infiniment plus faible que celui qui consent à vivre dans les maux et dans les tourmens? L'un craint la peine et s'y soumet; l'autre la brave et s'y résigne . . . Non, que je désapprouve, en disant cela, l'affreux parti qu'Aline a pris, elle m'arrache tout ce que j'ai de plus cher, . . . et je ne saurais pourtant la blâmer; . . . mais ma position, différente, me permet le choix des moyens, et j'aime mieux ce qui doit entretenir ma douleur, que ce qui me forcerait à la perdre . . . Une retraite profonde va m'ensevelir à jamais, je me jetterai dans les bras de Dieu, . . . je m'y jetterai, . . . et n'adorerai que mon Aline.

Abandonné dès mon enfance n'ayant vécu que pour souffrir, . . . n'ayant respiré que l'infortune, n'ayant vu luire sur chaque instant de mes malheureux jours que les sinistres feux du flambeau des furies, je devais bien savoir qu'aucune des heures de ma vie ne pouvait s'écouler sans revers, . . . mais je ne croyais pas à celui- là, . . . il n'entrait pas dans mon cœur de pouvoir l'admettre une minute; . . . quel asyle irai-je chercher? Où pourrai-je aller pour la fuir? Quels lieux ne m'offriront pas son image? . . . Je la verrai par-tout; . . . elle me poursuivra dans la retraite, elle s'offrira sous les traits de ce Dieu, au sein duquel j'aurai cru le bonheur . . . Ô mon ami! entr'ouve-moi le tombeau qui l'enferme; . . . ce n'est que là qu'il m'est permis de vivre. Laisse-moi l'aller mouiller chaque jour des larmes amères de mon désespoir . . . . . . Qui sait si cette ame ardente et sensible, uniquement embrâsée du feu de l'amour, ne se rallumera pas à toute la violence du mien. Ouvre-moi son cercueil, te dis-je, que je la ranime ou que je meure . . . . . . Je cesse d'écrire, . . . ma raison s'égare; trop violemment aigri, . . . je deviendrais bientôt ou stupide ou cruel . . . Adieu . . . Aime-moi, . . . oublie-moi, ne cherche jamais sur-tout à savoir où je suis; si malgré tous mes soins, . . . ton amitié découvre ma retraite, je verrai ton souvenir bien plutôt comme une preuve de mépris, que comme des marques d'une tendresse que tu ne dois plus à celui qui abjure, de ce moment-ci, pour jamais, tout ce qui peut lui rappeller un monde où la main féroce du destin ne le plongeât que pour les larmes.

NOTE DE L'ÉDITEUR.

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La correspondance cessant ici, il nous devenait très-difficile de transmettre au lecteur la suite de cette histoire; mais l'extrême envie que nous avons de lui plaire, l'intérêt que nous lui supposons pour les personnages avec lesquels il vient de vivre, les ressources qui nous ont été fournies par monsieur Déterville, nous ont mis à même de donner quelques éclaircissemens dont nous espérons qu'on nous saura gré.

Le deux mai, vers le soir, le corps d'Aline partit mystérieusement du château de Blamont, sous la conduite de Julie, à laquelle le président imposa le plus rigoureux silence. Tout arriva à Vertfeuille le six mai, et Aline fût aussi-tôt placée, suivant ses désirs, dans le même tombeau que sa mère.

Déterville prit Julie dans sa maison, où elle est encore aujourd'hui, près de sa femme, avec cent pistoles d'appointemens et la certitude d'y finir ses jours; mais il ne s'en tint pas à ces légers soins, de plus importans l'animèrent bientôt. Trouvant les crimes du président trop horribles pour rester impunis, dévoré du désir de venger de si tendres amies; dès que ses affaires furent expédiées à Vertfeuille, il fut en poste trouver le comte de Beaulé, où son devoir l'avait retenu malgré lui. Cet officier plein de mérite, et fort en crédit, jura à Déterville de l'aider à tirer vengeance du monstre qui venait de les priver l'un et l'autre de deux femmes qui leur étaient si chères. Ils revinrent aussi-tôt à Paris, leurs premiers soins furent de faire faire les plus exactes perquisitions sur Augustine, complice des noirceurs de monsieur de Blamont. Elle fut trouvée dans une autre terre de ce scélérat, en Champagne, où elle attendait en paix la récompense de ses indignes services. Le comte et monsieur Déterville décidés l'un et l'autre à ne point faire d'esclandre à cause de Léonore, que, d'après les volontés de madame de Blamont, on désirait de faire rentrer dans les biens que lui destinait sa naissance réelle, en renonçant à ceux auxquels elle n'avait aucun droit, se contentèrent de faire interroger secrètement Augustine devant des gens préposés par le ministère; elle avoua tout, et fût à l'instant condamnée à aller finir sa vie dans un couvent de force, où, destinée aux plus vils ouvrages, elle pourra pleurer long-temps les égaremens affreux de sa jeunesse.

Le corps de délits contre monsieur de Blamont se trouvant complet par les aveux d'Augustine et par ceux des témoins que cette fille nomma et que l'on entendit secrètement comme elle, le ministre expédia sur- le-champ un ordre pour le faire arrêter; cet homme toujours aussi surveillant que fourbe et criminel, n'avait pas vu sans manœuvrer également, les démarches des amis de sa femme; il n'avait pas été assez heureux pour les rompre, mais il avait été assez adroit pour les prévenir, . . . il s'était évadé. Le comte ne jugea pas à propos de pousser les choses plus loin; et, débarrassé de cet indigne mortel, on ne travailla plus qu'à mettre Sainville et Léonore en possession des biens de la maison de Blamont, en légitimant la naissance de Claire, en prouvant, au moyen de tous les actes dont on était muni, qu'elle était réellement fille de monsieur et de madame de Blamont, et non de la comtesse de Kerneuil, à la succession de laquelle elle renonça publiquement, ce qui n'affligea pas les collatéraux. Ces deux époux se trouvent donc en possession de la terre de Vertfeuille, dont ils font leur plus agréable séjour, et au moyen de deux millions que le roi d'Espagne a fait rendre sur les lingots de Sainville . . . de la fortune considérable de la maison dans laquelle ils entrent, on voit qu'ils se trouvent infiniment riches; mais l'humanité ne sera plus offensée de l'emploi que cette jeune femme fera désormais de ses richesses. L'horrible destinée du père, de la mère et de la sœur de Léonore, ont plus touché ce caractère dur et altier, que tous les malheurs qu'elle avait éprouvée dans ses voyages, et le premier effet de son retour à la bienfaisance, a été de faire chercher avec le plus grand soin l'azyle de son père; l'ayant découvert à Stockolm, elle lui a fait dire qu'il eût à prendre un lieu de résidence fixe; que là elle le ferait jouir d'un bien qu'elle n'avait accepté que pour le soigner, l'améliorer et goûter le plaisir délicat pour son cœur de lui en faire annuellement passer les revenus, . . . ce qu'elle fait avec la plus grande exactitude, et le président, . . . non corrigé, mais plus prudent sans doute, a joui quelques années en paix, de plus de cinquante mille livres de rentes à Londres, qu'il avait choisi pour sa retraite; mais le ciel, qui ne laisse jamais le crime impuni, a permis que ce scélérat fût assassiné par des voleurs, en allant visiter le nord de l'Angleterre.

Sainville toujours honnête et sensible, a voulu partager dans un autre genre la piété filiale de sa chère épouse, il a fait élever à Aline et à sa mère un mausolée superbe dans l'église de Vertfeuille, dont les attributs sont: la constance, la piété, la foi conjugale et l'amour, plaçant des couronnes de myrthes et de roses sur la tête de ces deux femmes infortunées, qu'on voit serrées dans les bras l'une de l'autre.

Dolbourg tout à fait revenu de ses travers, habite une petite campagne, loin de Paris, où il mène la vie la plus régulière, avec un bien très-médiocre, ayant laissé tout ce qu'il possédait à ses parens et aux pauvres. Monsieur Déterville, sa chère Eugénie, madame de Senneval et le comte de Beaulé, continuent d'aller, comme autrefois, passer une partie de leurs étés à Vertfeuille, contens d'avoir vengé, sans répandre de sang, des personnes qui leur étaient si chères; ils jouissent avec calme des agrémens de la société des nouveaux habitans de Vertfeuille, où ils ne vont jamais sans offrir un tribut de larmes et de prières aux mânes de ces deux femmes vertueuses, qu'ils chérirent et respectèrent autant l'une et l'autre.

Quant à monsieur de Valcour, après des mouvemens de désespoir affreux, après avoir été six semaines entre la vie et la mort, il s'est jetté dans les bras de Dieu et a fini ses jours au bout de deux ans dans l'abbaye de Sept-Fonds, qu'il a édifiée par une résignation, une candeur et des austérités les plus sévères. Ce ne fut que quand il cessa de vivre que l'on découvrit sa retraite; aucun des soins de monsieur Déterville n'avait pu la trouver jusqu'alors, et peut-être lui eût-elle été toujours inconnue, si monsieur de Valcour ne lui eut adressé en expirant une lettre, où il le chargeait de quelques dernières dispositions; cette lettre apprit à Déterville où son ami existait quand il n'était plus temps de le secourir, ce tendre et délicat amant n'avait jamais cessé de porter sur son cœur le portrait de celle qu'il aimait. Il y fut trouvé quand il expira.

Clémentine est toujours en Biscaye, heureuse avec son mari et en commerce avec Léonore, qu'elle vient voir tous les deux ans. Nous ignorons le sort du reste des autres personnages, excepté Sophie, dont nous sommes fâchés de ne pouvoir rien dire, nous ne croyons pas les autres d'une assez grande importance pour que le lecteur doive regretter de ne pouvoir être instruit de ce qui les concerne, au seul Zamé près, néanmoins, qui, sans doute, après une longue carrière, sera mort au milieu d'un peuple dont il était l'idole, emportant avec lui dans la tombe les regrets, l'estime, l'amour et la reconnaissance de tout ce qui l'entourait, flatteuses récompenses de la vertu, de l'honnête homme et du législateur.

Fin de la huitième et dernière partie.

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