Amis
DEUXIÈME PARTIE
A DEUX
I
Serons-nous aujourd'hui amis ou ennemis?
Stendhal.
Desreynes s'exaltait dans ce triomphe imprévu; il avait repris son insouciance et son humour: chaque soir l'endormait heureux. Il trouva sublime un proverbe espagnol: «Songer à demain, c'est ne pas croire en Dieu.» Tout lui paraissait logique ou du moins explicable depuis ces révélations qui venaient de lui dévoiler l'intime caractère de Jeanne.
Mais elle en jugeait autrement et l'expansion d'un jour n'était plus revenue. Elle ne comprenait pas comment une telle lâcheté avait pu l'aveulir; elle rougissait devant elle-même de s'être oubliée à ce point, elle qui faisait sa gloire d'ignorer les faiblesses de femme. Elle disait avec dégoût: «S'oublier!» Comme si la confiance, l'abandon de toutes les vanités dans une minute d'émotion, n'étaient pas la joie suprême permise à nos misères! Une grande honte la tenait, et en même temps une grande rancune contre elle et surtout contre lui. Elle estimait avoir commis une faute ridicule, et, comme il arrive toujours, elle en gardait contre elle moins de colère que contre l'homme qui l'avait vue: elle croyait s'être avilie devant lui, et ne lui pardonnait pas.
Elle avait, en lui parlant, de brusques hostilités, de sèches intonations de dépit, des regards durs. Georges ne s'en blessait point; même, il s'en réjouissait. «Les choses suivent leur cours: c'est bien.» Venant d'une nature plus douce, cette irritation l'eût inquiété; ici, elle le rassurait. Il ne doutait pas que Jeanne ne dût revenir à lui, un matin de lassitude nouvelle, devant quelque beau paysage; puisqu'elle avait enfin goûté la paix des larmes, elle voudrait encore en éprouver le charme consolant, et puisqu'elle avait ouvert devant lui le secret qu'elle cachait à tous, elle redemanderait la pitié qui presque nous fait un bonheur de nos tortures elles-mêmes.
La pitié, ce que Jeanne ne voulait pas! Elle avait été un objet de compassion, elle! Et pour cet homme! Son excès de honte lui donnait un excès d'orgueil.
Georges, sans pénétrer exactement les subtilités vaniteuses de cette âme, en comprenait à demi la souffrance: sa sympathie se développait doucement. Il entourait de soins l'épouse de son ami, se faisait frère, se faisait sœur. Il voyait la guérison prochaine; il songeait à la vie de Pierre, il attendait. Mais comme les jours passaient sans rien amener, il s'intrigua, devint plus assidu, plus caressant encore.
Jeanne était obsédée de le voir prévenir ses moindres fantaisies; ce qui l'eût séduite en d'autres temps la révoltait comme une insulte, à cause de la raison qu'elle devinait à ces bontés. La galanterie l'eût charmée, l'affection la froissait. Et plus l'ancienne animosité de Georges s'en allait mourante, plus la sienne grandissait. A ses pieds, il l'avait vue, humiliée et pleurant! Elle l'aurait battu, pour sa tendresse. Certes, elle aimait mieux la lutte des premiers jours.
Elle se souvenait bien, pourtant, d'avoir été presque heureuse, ce matin-là. Du bonheur à ce prix, non, non, elle n'en voulait plus!
Georges, soit qu'il eût enfin un soupçon de la vérité, soit qu'il fût las de ses efforts inutiles, se remit à plus de réserve. Jeanne en fut soulagée; mais la vie, maintenant, lui apparaissait, avec cet hôte, aussi banale qu'auparavant. Pour se distraire, elle inventa de donner un dernier bal, et l'amour de cette idée nouvelle dispersa aussitôt sa pensée et occupa toute sa tête.
Desreynes s'en allait parfois en compagnie de son ami, qu'il suivait aux ateliers, et c'était alors une délicieuse matinée. Georges appelait cette fête le jeudi de sortie: c'était congé! Auprès de Jeanne, il avait le devoir et la tâche.
La dame se calmait.
Peu à peu, sa colère d'oiseau s'était transformée en un ardent besoin de revanche, qui devenait de plus en plus pressant. Cette pensée remontait en elle comme un liège qu'on plonge et qui surnage toujours, et l'obsession ne laissait pas de lui être infiniment sympathique. Elle s'habitua si bien à cette idée, que la réalisation lui en apparut bientôt comme un devoir. Sa raison de tacticienne se réveilla dans ce désir qui la hantait. Elle s'en voulut d'avoir négligé si longtemps son rôle de conquérante, et, à dater de cet instant, regarda Georges sans courroux: elle l'étudiait du coin de l'œil, dans la convoitise vaguement désintéressée d'un chien de chasse qui guette le gibier mais ne le mangerait pas. Voulait-elle un amant? Non, rien qu'un triomphe! Il ne la séduisait plus, d'ailleurs, depuis qu'il l'avait moralement possédée. Elle se demanda si l'on garderait autant de honte devant l'homme à qui on a livré son corps: elle répondait non.
—Il faudra bien qu'il y vienne! Je veux.
Une semaine était perdue, cependant.
Mais elle eut une joie subite, lorsqu'en réfléchissant davantage elle s'aperçut que son pouvoir avait grandi par sa faiblesse d'une heure: que son abandon de nature avait mieux préparé la victime que toutes les sciences de la coquetterie; et qu'elle tenait cet homme en sa main, perdu désormais dans une confiance aveugle. N'importe! elle ne pardonnait pas encore tout à fait.
Un peu d'humiliation la chagrinait aussi d'avoir acquis un résultat de hasard, et dans lequel sa volonté n'avait tenu qu'un rôle pitoyable: elle eût préféré ne rien devoir qu'à ses complots. Mais puisque la place était reprise, tant mieux enfin!
—Ah! nous sommes bien fortes, puisque nous n'avons, pour vaincre, qu'à nous montrer telles que nous sommes!
Elle croyait à la supériorité de son sexe, et pourtant n'estimait pas les autres femmes. Elle les trouvait sottes, et se reconnaissait du génie: lequel? Du génie, simplement. En défendant le sexe, c'est elle seule qu'elle défendait. A peine admirait-elle dans l'histoire quelques rares personnalités féminines: Cléopâtre, Thaïs, Catherine; elle n'aimait que les implacables et n'hésitait guère à se sentir la filleule des grandes reines. Elle s'enthousiasmait de vieilles conspirations ourdies par de savantes mains aux ongles roses, et rien ne la révoltait comme d'entendre dire que les femmes sont des êtres irréfléchis et spontanés, guidés bien moins par leur raison que par l'imprévu de leurs bons ou mauvais sentiments. Ses lectures favorites l'entretenaient dans cette foi; les livres l'avaient abecquée de fausse sagesse, et, avec sa petite ténacité de tourterelle têtue, sa mignonne logique, sa volonté froide, elle s'acheminait vers une croissante sécheresse d'âme, momifiant son cœur: tel lui apparaissait l'idéal de la femme royalisée; telle elle prétendait être, et à force d'y croire, elle l'était presque devenue.
Desreynes ne savait pas que le mal fût si grave: il avait connu des femmes plus banales et il jugeait celle-ci semblable à toutes les siennes.
Aussi n'eut-il point d'étonnement quand Jeanne reprit avec lui cette douceur affectueuse qu'il espérait; il s'expliqua son retour par une évolution normale de sa féminité: ne l'avait-il pas admirablement prévu? Il se félicita d'avoir laissé la belle amie plus seule avec elle-même, et se loua d'une discrétion grâce à laquelle disparaissaient par degrés les derniers restes de fausse honte.
Jeanne fut exquise, en effet.
Elle eut soin de ne plus rappeler sa confidence désolée, dans la crainte de n'être pas assez forte pour dissimuler pleinement l'impression toujours un peu rageuse qu'elle en gardait; Georges eut aussi le tact de n'y faire aucune allusion, si sympathique qu'elle fût: il attendait qu'à cela aussi elle revînt d'elle-même. Romance étrange, où le chevalier avait une attitude féminine, et la dame un rôle viril.
Elle le vit clairement et en fut très fière.
Cette constatation lui rendit un peu d'indulgence et quelque pardon pour le témoin de sa courte faiblesse; son jeu de séduction en devint aussitôt plus facile.
Elle se montrait affable, vive, changeante, pleine de soins délicats, et, ne voulant pas être femme, faisait la femme. Georges s'y méprit. Et qu'elle était féline et captivante ainsi!
Chaque jour, ils recommençaient leurs promenades à travers le hasard; Jeanne admirait des paysages, pour être poétique, et sans trop d'effort, car elle éprouvait devant le beau une impression confuse, plus proche de la sensation que du sentiment, mais réelle.
Elle se jetait dans de subites gaietés, rencontrait des mots piquants, s'alanguissait en de sereines émotions, et reprenait son rire, tout à coup.
—Vous êtes bien femme, lui dit Georges, un jour.
Ce mot faillit amener un désastre. Jeanne dissimula son humeur, mal; mais elle se consola bientôt et finit même par s'amuser de cette phrase, qui ne prouvait, en somme, que la perfection de sa comédie.
Elle était en ceci dupe de sa vanité; car elle mettait dans son personnage moins d'étude qu'elle ne pensait: sa jeunesse et sa futilité éclataient malgré tout et crevaient ce masque de futilité même qu'elle avait voulu prendre.
Triste vie! Elle y trouvait un charme incessant.
Parfois, lorsque Georges se levait tard, elle venait frapper à sa fenêtre, et le raillait.
Il prit des habitudes plus matineuses; souvent il fut debout avant qu'elle descendît. Il sellait un cheval et suivait Pierre, ou tous deux s'en allaient à pied. Alors, outre la joie intime de ces courses, il prenait plaisir à se savoir désiré, à la savoir vexée un peu, et s'amusait de coquetterie ainsi qu'avec une maîtresse. Contraint par sa nature, il avait entrepris cette conversion comme une conquête d'amour et catéchisait en abbé Louis XV.
Jeanne, dans le dépit que lui donnaient ces fugues, redoublait d'aisance et d'amabilité.
A propos de tout elle questionnait et se faisait instruire. Elle avait lu qu'il est doux d'enseigner, et voulait donner cette douceur à la vanité de son ami, sachant bien que rien n'est plus reconnaissant que notre vanité. Aussi voulait-elle, en prenant la science et les idées du maître, l'attacher à elle comme l'auteur s'attache à son œuvre.
Georges savait parfois; Jeanne écoutait souvent. Elle devinait plutôt qu'elle ne comprenait les choses supérieures, avec cet art qu'ont les femmes de s'insinuer dans les yeux d'un homme qui leur parle et en qui elles croient, de voir en ses regards afin de voir par eux, et de pénétrer, non pas la vérité elle-même, mais l'opinion qu'en a leur interlocuteur: elles savent saisir votre pensée si vite qu'elles ont eu le temps de la dire avant vous: génie d'assimilation, de substitution même, qui est la plus réelle intelligence de l'autre sexe.
Ils s'occupèrent longuement des préparatifs de ce grand bal. Ils discutaient l'ornementation des jardins et des salles, traçaient des plans, prenaient des notes, et s'égayaient à imaginer d'irréalisables décors.
Quand ils marchaient dans la campagne, Jeanne s'appuyait à son bras, et inclinait son torse vers la gauche pour qu'il la sentît de bien près. Au bout des silences, elle levait son visage joli, et le regardait avec un sourire lent qui se déroulait, tout rouge, sur la blancheur humide de l'émail; ses belles dents luisaient.
—Nous sommes bons amis, maintenant, n'est-ce pas? disait-elle.
Elle avançait sa main jusqu'à celle du jeune homme, et jouait des doigts dans ses doigts.
—Combien avez-vous laissé de maîtresses à Paris?
Elle voulait attiser son imagination par des souvenirs d'amour, mais Desreynes demeurait, sur ce point, d'une réserve britannique.
—Voilà quatre semaines bientôt qu'elles vous attendent: ne vous manquent-elles pas?
—Insinuez-vous qu'il soit temps que je parte?
—Oh, cher!
Sa parole se faisait tendre alors comme un baiser, et son bras pesait plus lourdement.
Lorsque Pierre était là, elle se mettait entre eux: elle les appelait: «Mes enfants.» Elle avait des joies folles et s'accrochait à leurs manches pour sauter des mètres de cailloux ou de sable. Ces promenades à trois l'amusaient, car sa perversité y trouvait un piment nouveau, mais elle préférait leur solitude à deux, qui la laissait plus libre.
Ils se mirent ensemble à préparer les cartes d'invitation: au passage de chaque nom, Jeanne faisait du personnage une peinture rapide et qui toujours était moqueuse, souvent cruelle.
—Le baron Nigault de Valtors, mon amoureux, homme de cheval et de devises: sait par cœur la généalogie et le blason des Arsemar, pour me flatter. Je l'appelle baron Nigault, son vrai nom, ce qui le met en rage.
—Il vous aime?
—Le demandez-vous? Il le dit.
—Et vous l'aimez?
—Il est trop nul!
La vertu était médiocre; Georges hocha la tête.
—Vous savez bien que je n'aime que vous, fit Jeanne.
Elle rougit malgré elle, à cette phrase, et remua vivement ses papiers. Toujours baissée, elle ajouta: «Et vous?» Desreynes, assez gêné, répondit:
—Mais comment donc? Je vous adore. Est-ce que je n'aime pas toutes les femmes?
—M. le substitut Perrenet… Rien de commun avec le peintre.
Elle fit une pause
—Mon compatriote: parle de ses affaires, admire ses réquisitoires et ses favoris, fait des phrases myriapodes qui mettent leur mille pieds dans les plats, cherche un beau mariage et le trouvera: un imbécile, avenir sûr.
—J'en connais mille.
—Madame la sous-préfète, la Parisienne de l'arrondissement, ma rivale blonde: homme et sans maîtresse, c'est elle que je prendrais.
—Est-elle donc à prendre?
—Naïf! Nous sommes toutes…
—Parbleu! On voit bien que vous n'avez jamais essayé.
—Si nous essayions, messieurs, nous réussirions mieux que vous; les femmes savent seules que nulle n'est inviolable: il ne faut que choisir la phrase et la minute: vous vous y entendez fort mal.
—Qui vous l'a dit?
—Nous devinons, nous autres. Voulez-vous que je vous dise le secret de don Juan? Il est femme…
—Vous êtes dure pour lui.
—M. Pancelat, receveur des domaines, un druide: pontife, augure, nullité, vit retiré dans une grande barbe; un front superbe: sa large tête hydrocéphalique est une loupe où se grossit la bêtise des autres. On raconte qu'il avait mis au fond de son chapeau: «Ex libris, Pancelat.» Très recherché d'ailleurs.
Ils poursuivirent: la journée se passa dans ce travail.
Le surlendemain amena la visite du baron de Valtors, qui apportait ses remerciements et l'assurance de sa gratitude pour l'honneur, etc.
Ragot, les jambes torses, les yeux gros, la moustache rouge et retroussée; ses quarante ans l'arrondissaient. Il salua Desreynes avec empressement, et lui tendit la main; il parla de la capitale, du sport et des théâtres; il citait des noms dans un sourire et faisait l'entendu, puis contemplait Mme d'Arsemar avec une langueur qui lui voilait les yeux.
Georges s'en amusa infiniment et l'aida à être sot. Il pensait remplir ainsi un devoir d'ange gardien, protecteur du foyer, mais il s'y donna trop de plaisir. Jeanne se pâmait. Le succès excita le Parisien, qui fut brillant d'esprit. Le petit baron rivalisait et trouvait d'inénarrables platitudes. Il discuta peinture: Delaroche avait de la couleur et dessinait peu; mais, en revanche, quelle extraordinaire perfection dans la ligne de Raphaël, et quel dommage qu'il eût une palette si terne! Il préférait David: il lui compara M. Moulin, professeur au lycée, un incomparable talent: «Il a des embus si délicats!… On voit la toile à travers la couleur, monsieur!» Georges approuvait. Le gentilhomme cita des vers de l'abbé Delille, en regardant la comtesse. Il terminait ses admirations par un: «Il n'y a pas à dire!» Il demanda à Desreynes s'il était, en calembour, de l'école intentionniste. Il parla de ses travaux et de ses études; il venait de découvrir une singulière coïncidence: un voyageur français, au XVIIIe siècle, introduisit à Bourbon la culture des arbres à épices: il se nommait Poivre!
Le baron voyait là un exemple de la prédestination de certains hommes. Puis il conta des anecdotes et fit des mots. Le rire qu'il excitait le grisa à son tour: il passa une délicieuse journée. Une inquiétude le tracassait pourtant, et Georges lui parut un rival dangereux. Un instant qu'il put être seul auprès de Jeanne, il l'appela: «Cruelle!» et lui saisit la main. Elle se dégagea sans colère, vivement. Georges avait vu, mais la figure de la jeune femme, pourpre d'un rire étouffé, le rassura; il voulut néanmoins se venger de l'audace, et replaça le baron sur ses textes favoris d'éloquence. Le causeur devint sublime. Enfin, il déclara, en manière de compliment, que rien n'était tel, pour une nature comme la sienne, qu'une semblable après-midi, entre un homme d'esprit et une jolie femme. Puis il se retira, content de lui, sûr de sa double conquête, et salua du haut de son cheval.
Jeanne était pleine de joie; elle possédait le Parisien rêvé autrefois dans l'hôte inconnu: elle aurait voulu que Georges restât toujours ainsi. Quelles heures! Elles lui semblaient d'autant plus charmantes que tout n'avait qu'un fond de malice et de mépris. Elle ne regretta pas d'avoir été aperçue quand le baron lui pressait la main: ce n'était là qu'un thème de plus à tant d'hilarités, et telle sottise ne saurait compromettre une femme aux yeux d'un galant homme. Elle imagina pourtant d'en paraître inquiétée, et s'excusa, se défendit, afin d'être crue un peu coupable, et d'éveiller, s'il était possible, quelque vague jalousie.
Le soir venait. Le couple gravit l'un des coteaux voisins; et, dans la sérénité du couchant, Jeanne, déjà conquise par sa jeune gaîté, acheva presque d'oublier la rancune. A force de prévenances et d'affectueuses mimiques, elle touchait le point de se leurrer elle-même, et déjà croyait porter à Georges une véritable sympathie, troublée pour une semaine par un malentendu. En une heure son hostilité s'effaça comme en plusieurs jours de patience, et avant que le soleil fût tombé dans la courbe de l'horizon, elle se reprocha d'avoir conservé trop longtemps une colère qui la diminuait dans sa propre estime, comme un nouveau témoignage de faiblesse.
Le soir était superbe: le fleuve se déroulait en ruban de moire bleue sur des peluches aux tons chauds, encadrées dans la gaze des brumes; une paix infinie embellissait le monde. Au pied de la colline, le Merizet, dans le fouillis des frondaisons, faisait un nid rose et doré. Les passereaux se couchaient en piaillant; et d'en haut, on voyait les feuilles trembler, comme vivantes.
Georges sentit qu'il aimait cette patrie; il connaissait maintenant les arbres et les sentes, les rochers et les coteaux, toutes les voix et tous les cris. Ce coin de terre, où tant d'émotions l'avaient secoué pour finir peu à peu dans une adoucissante espérance, ce bois où une femme avait pleuré, cette fraîche maison où l'attachait un devoir de vertu, toutes ces choses lui semblaient une intime partie de son existence et de son cœur.
Jeanne, qui tenait son bras, lui parut vraiment belle, et pour la première fois, dans ce calme, en redescendant vers la plaine, une sorte de naissante union se fit entre ces deux âmes, trop semblables pour l'amour, trop dissemblables pour l'estime.
La nuit roula et s'élargit sur les quatre horizons; alors la lune, presque pleine, brilla, blonde d'abord, puis toute blanche.
Et quand Desreynes fut seul dans sa charnière, les mains jointes sous la nuque et presque dressé sur son lit, il se ressouvint d'avoir vu déjà l'ombre des feuilles tourner sur les rideaux de sa fenêtre, dans une nuit semblable, mais combien triste, celle-là!
Il pensa comprendre que son imagination l'avait tout d'abord entraîné à un pessimisme excusable, mais quelque peu ridicule; et, revenant à l'heure présente, il sourit. Quel changement, en effet! La sympathie après la haine, la confiance après les frayeurs! Il avait tourné comme faisait la lune.
—Femme que je suis!
Sur cette insolence, il s'endormit très heureux.