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André Cornélis

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The Project Gutenberg eBook of André Cornélis

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Title: André Cornélis

Author: Paul Bourget

Release date: November 25, 2007 [eBook #23616]

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
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file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ANDRÉ CORNÉLIS ***

PAUL BOURGET

————

ANDRÉ CORNÉLIS

Tu ne tueras point.
Ex. xx, 13.

FAC ET SPERA AL. Marque d'imprimeur Alphonse Lemerre

PARIS

ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR

27-31, passage choiseul, 27-31

m d ccc lxxxvii

Chapitre: I, II, III, IV, V, VI, VII, VIII, IX, X, XI, XII, XIII, XIV, XV, XVI, XVII, XVIII, XIX

DÉDICACE

À Monsieur Hippolyte Taine,

«L'ouvrage auquel on a le plus réfléchi doit être honoré par le nom de l'ami qu'on a le plus respecté...» Permettez-moi, mon cher Maître, d'emprunter cette phrase à la dédicace de votre livre De l'Intelligence, pour vous offrir celle de mes études qui, me semble-t-il, s'éloigne le moins de mon rêve d'art:—un roman d'analyse exécuté avec les données actuelles de la science de l'esprit. Certes, la différence est grande entre votre vaste traité de psychologie et cette simple planche d'anatomie morale, quelque conscience que j'aie mise à en graver le minutieux détail. Mais le sentiment de vénération qu'exprime votre dédicace à l'égard du noble et infortuné Franz Wœpke n'était pas supérieur à celui dont vous apporte aujourd'hui un faible témoignage votre fidèle

Paul Bourget.

Paris, 7 janvier 1887.

ANDRÉ CORNÉLIS

I

Quand j'étais enfant, je me confessais. Combien j'ai souhaité de fois être encore celui qui entrait dans la chapelle vers les cinq heures du soir, cette vide et froide chapelle du collège avec ses murs crépis à la chaux, avec ses bancs numérotés, son maigre harmonium, sa criarde Sainte Famille, sa voûte peinte en bleu et semée d'étoiles. Un maître nous amenait, dix par dix. Quand arrivait mon tour de m'agenouiller dans l'une des deux cases réservées aux pénitents sur chaque côté de l'étroite guérite en bois, mon cœur battait à se rompre. J'entendais, sans bien distinguer les paroles, la voix de l'aumônier en train de questionner le camarade à la confession duquel succèderait la mienne. Ce chuchotement me poignait, comme aussi le demi-jour et le silence de la chapelle. Ces sensations, jointes à la honte de mes péchés à dire, me rendaient presque insupportable le bruit de la planchette que tirait le prêtre. À travers la grille, je voyais son regard aigu, son profil si arrêté, quoique le visage fût gras et congestionné. Quelle minute d'angoisse à en mourir, mais aussi quelle douceur ensuite! Quelle impression de suprême liberté, d'intime allégeance, de faute effacée, et comme d'une belle page blanche offerte à ma ferveur pour la bien remplir! Je suis trop étranger aujourd'hui à cette foi religieuse de mes premières années pour m'imaginer qu'il y eût là un phénomène d'ordre surnaturel. Où gisait donc le principe de délivrance qui me rajeunissait toute l'âme? Uniquement dans le fait d'avoir dit mes fautes, jeté au dehors ce poids de la conscience qui nous étouffe. C'était le coup de bistouri qui vide l'abcès. Hélas! Je n'ai pas de confessionnal où m'agenouiller, plus de prière à murmurer, plus de Dieu en qui espérer! Il faut que je me débarrasse pourtant de ces intolérables souvenirs. La tragédie intime que j'ai subie pèse trop lourdement sur ma mémoire. Et pas un ami à qui parler, pas un écho où jeter ma plainte. Certaines phrases ne peuvent pas être prononcées, puisqu'elles ne doivent pas avoir été entendues... C'est alors que j'ai conçu l'idée, afin de tromper ma douleur, de me confesser ici, pour moi seul, sur un cahier de papier blanc,—comme je ferais au prêtre. Je jetterai là tout le détail de cette affreuse histoire, morceau par morceau, comme le souvenir viendra. Une fois cette confession finie, je verrai bien si l'angoisse est finie aussi. Ah! diminuée seulement!... Qu'elle soit moindre! Que je puisse aller et venir, avoir ma part de la jeunesse et de la vie! J'ai tant souffert et depuis si longtemps, et je l'aime, cette vie, malgré ces souffrances. Un verre de cette noire drogue, de ce laudanum que j'ai dans un flacon, pour les nuits où je ne dors pas, et cette lente torture de mes remords cesserait du coup. Mais je ne peux pas, je ne veux pas. L'instinct animal de durer s'agite en moi, plus fort que toutes les raisons morales d'en finir. Vis donc, malheureux, puisque la nature te fait trembler à l'image de la mort. La nature?... Et c'est aussi que je ne veux pas aller encore là-bas, dans cet obscur monde où l'on se retrouve peut-être. Non, pas cette épouvante-là. Je me suis promis de me posséder, et déjà je me perds. Reprenons. Voici donc mon projet: fixer sur ces feuilles cette image de ma destinée que je ne regarde qu'avec tant de trouble dans le miroir incertain de ma pensée. Je brûlerai ces feuilles quand elles seront couvertes de ma mauvaise écriture. Mais cela aura pris corps et se tiendra devant moi, comme un être. J'aurai mis de la lumière dans ce chaos d'atroces souvenirs qui m'affole. Je saurai où j'en suis de mes forces. Ici, dans cet appartement où j'ai pris la résolution suprême, il m'est trop aisé de me souvenir. Allons! Au fait! Je me donne ma parole de tout écrire.—Pauvre cœur, laisse-moi compter tes plaies.

II

Me souvenir?—J'ai l'impression d'avoir, durant des années, gravi un calvaire de douleur! Mais quel fut mon premier pas sur ce chemin tout mouillé de taches de sang? Par où prendre cette histoire du lent martyre dont je subis aujourd'hui les affres dernières? Je ne sais plus.—Les sentiments ressemblent à ces plages mangées de lagunes qui ne laissent pas deviner où commence, où finit la mer, vague pays, sables noyés d'eau, ligne incertaine et changeante d'une côte sans cesse reformée et déformée. Cela n'a pas de bornes et pas de contours. On dessine pourtant ces contrées sur la carte, et nos sentiments aussi, nous les dessinons après coup, par la réflexion et avec de l'analyse. Mais la réalité, qu'elle est flottante et mouvante! Comme elle échappe à l'étreinte! Énigme des énigmes que la minute exacte où une plaie s'ouvre dans le cœur,—une de ces plaies qui ne se sont pas refermées dans le mien.—Afin de tout simplifier et de ne pas sombrer dans cette douloureuse torpeur de la rêverie qui m'envahit comme un opium, attaquons cette histoire par les événements. Marquons du moins le fait précis qui fut la cause première et déterminante de tout le reste: cette mort de mon père, si tragique et si mystérieuse. Essayons de retrouver la sorte d'émotion qui me terrassa, dès lors, sans y rien mêler de ce que j'ai compris et senti depuis...

J'avais neuf ans. C'était en 1864, au mois de juin, par une brûlante et claire fin d'après-midi. Comme d'ordinaire, je travaillais dans ma chambre, au retour du lycée Bonaparte, toutes persiennes closes. Nous habitions rue Tronchet, auprès de la Madeleine, dans la septième maison à gauche, en venant de l'église. On accédait à cette petite pièce, coquettement meublée et toute bleue, où j'ai passé les dernières journées complètement heureuses de ma vie, par trois marches cirées sur lesquelles j'ai buté bien souvent. Tout se précise: j'étais vêtu d'un grand sarreau noir, et, assis à ma table, je recopiais les temps d'un verbe latin sur une copie réglée à l'avance et divisée en plusieurs compartiments... J'entendis soudain un grand cri, puis des voix affolées, puis des pas rapides le long du couloir contre lequel donnait la porte de ma chambre. D'instinct, je me précipitai vers cette porte, et, dans le corridor, je me heurtai à un valet de chambre qui courait, tout pâle, une pile de linge à la main,—j'en compris l'usage ensuite.—Je n'eus pas à questionner cet homme. Il m'eut à peine vu qu'il s'écria comme malgré lui:

—Ah! Monsieur André, quel affreux malheur!...

Puis, épouvanté de ses paroles et reprenant son esprit:

—Rentrez dans votre chambre, rentrez vite...

Avant que j'eusse pu répondre, il me saisissait dans ses bras, me jetait plutôt qu'il ne me déposait sur les marches de mon escalier, refermait la porte à double tour, et je l'entendais s'éloigner en toute hâte.

—Non, m'écriai-je en me précipitant sur la porte; dites-moi tout, je veux tout savoir...

Pas de réponse. Je pesai sur la serrure, je frappai le battant de mes poings, je m'arcboutai contre le bois avec mon épaule. Vaines colères! Et, m'asseyant sur la seconde marche, j'écoutai, fou d'inquiétude, aller et venir dans le couloir les gens qui savaient, eux, «l'affreux malheur»,—mais que savaient-ils? Tout enfant que je fusse, je me rendais compte de la terrible signification que le cri du domestique portait avec lui, dans les circonstances actuelles. Il y avait deux jours que mon père était sorti, suivant son habitude, après le déjeuner, pour se rendre à son cabinet d'affaires, installé depuis quatre ans rue de la Victoire. Il avait été soucieux durant le repas, mais, depuis des mois, son humeur, si gaie jadis, s'était assombrie. Au moment de cette sortie, nous étions à table, ma mère, moi-même et un des familiers de notre maison, un M. Jacques Termonde, que mon père avait connu à l'École de Droit. Mon père s'était levé avant la fin du repas, après avoir regardé la pendule et demandé l'heure exacte.

—Voyons, Cornélis, vous êtes si pressé? avait dit Termonde.

—Oui, avait répondu mon père, j'ai rendez-vous avec un client qui se trouve souffrant... un étranger... Je dois passer à son hôtel pour y prendre des pièces importantes... Un singulier homme et que je ne suis pas fâché de voir de plus près... J'ai fait pour lui quelques démarches, et je suis presque tenté de les regretter.

Et depuis lors, aucune nouvelle. Le soir de ce jour, quand le dîner, reculé de quart d'heure en quart d'heure, eut eu lieu sans que mon père rentrât, lui, si méticuleux, si ponctuel, ma mère commença de montrer une inquiétude qui ne fit que grandir, et qu'elle put d'autant moins me cacher que les dernières phrases de l'absent vibraient encore dans mes oreilles. C'était chose si rare qu'il parlât ainsi de ses occupations! La nuit passa, puis une matinée, puis une après-midi. La soirée revint. Ma mère et moi, nous nous retrouvâmes en tête-à-tête, assis à la table carrée où le couvert, tout dressé devant la chaise vide, donnait comme un corps à notre épouvante. M. Jacques Termonde, qu'elle avait prévenu par une lettre, était arrivé après le repas. On m'avait renvoyé tout de suite, mais non sans que j'eusse eu le temps de remarquer l'extraordinaire éclat des yeux de cet homme,—des yeux bleus qui d'habitude luisaient froidement dans ce visage fin, encadré de cheveux blonds et d'une barbe presque pâle. Les enfants ramassent ainsi de menus détails, aussitôt effacés, mais qui réapparaissent plus tard, au contact de la vie, comme certaines encres invisibles se montrent sur le papier à l'approche du feu. Tandis que j'insistais pour rester, machinalement j'observai avec quelle agitation ses belles mains, qu'il tenait derrière son dos, tournaient et retournaient une canne de jonc, objet de mes plus secrètes envies. Si je n'avais pas tant admiré cette canne, et le combat de centaures, travail de la Renaissance, qui se tordait sur le pommeau d'argent, ce signe d'extrême trouble m'eût échappé. Mais comment M. Termonde n'eût-il pas été saisi de la disparition de son meilleur ami? Sa voix cependant était calme, cette voix si douce qui veloutait chacune de ses phrases, et il disait:

—Demain, je ferai toutes les recherches, si Cornélis n'est pas revenu... mais il reviendra... Tout s'expliquera après coup... Qu'il soit parti pour l'affaire dont il vous parlait, confiant une lettre à un commissionnaire, et que cette lettre n'ait pas été remise....

—Ah! disait ma mère, vous croyez que c'est possible?...

Que j'ai souvent évoqué ce dialogue dans mes mauvaises heures, et revu la pièce où il se prononçait,—un étroit salon qu'affectionnait ma mère, tout garni d'étoffes à longues raies rouges et blanches, jaunes et noires, que mon père avait rapportées d'un voyage au Maroc, et je la revoyais, elle aussi, ma mère, avec ses cheveux noirs, ses yeux bruns, sa bouche tremblante. Elle était blanche comme la robe d'été qu'elle portait ce soir-là. M. Termonde était, lui, en redingote ajustée, élégant et svelte. Que cela me fait sourire lorsqu'on parle des pressentiments! Je m'en allai tout rassuré de ce qu'il avait dit. Je l'admirais d'une manière si enfantine, et, jusque-là, il ne représentait pour moi que des gâteries. J'avais donc assisté aux deux classes du lycée, le cœur sinon tranquille, au moins plus apaisé... Mais, tandis que j'étais assis sur les marches de mon petit escalier, toutes mes inquiétudes avaient recommencé. De temps à autre, je frappais de nouveau sur la porte, j'appelais. On ne me répondait pas, jusqu'au moment où la bonne qui m'avait élevé entra dans ma chambre.

—Mon père? m'écriais-je, où est mon père?

—Pauvre! pauvre!... fit la vieille femme en me prenant dans ses bras.

On l'avait chargée de m'annoncer l'atroce nouvelle. Les forces lui manquaient. Je m'échappai d'elle et courus dans le couloir. J'enfilai deux pièces vides et j'arrivai dans la chambre à coucher de mon père, avant qu'on pût m'arrêter. Ah! sur le lit, ce corps dont le drap moulait la rigidité, sur l'oreiller cette face exsangue, immobile, avec ses yeux fixes et grands ouverts, comme de quelqu'un à qui l'on n'a pas fermé les paupières, cette mentonnière blanche et cette serviette autour du front, et, au pied, agenouillée, écrasée de douleur, une femme encore vêtue de couleurs gaies... c'était mon père et c'était ma mère! Je me jetai sur elle comme un insensé. «Mon fils, mon André!» dit-elle en m'étreignant avec passion. Il y avait dans ce cri une si ardente douleur, une si frénétique tendresse dans cet embrassement, son cœur était si gros de larmes dans cette minute, que j'ai encore chaud jusqu'au fond de l'âme, lorsque j'y pense. Puis, tout de suite, elle m'emporta hors de la chambre, pour que je ne visse plus le spectacle horrible. Ses forces étaient décuplées par l'exaltation. «Dieu me punit! Dieu me punit!...» répétait-elle sans prendre garde aux paroles qu'elle prononçait.—Elle avait toujours eu des moments de piété mystique.—Et elle couvrait mon visage, mon cou, mes cheveux, de baisers et de larmes.—Pour la sincérité de ces larmes à cette seconde, que toutes nos souffrances, celles du mort et les miennes, te soient, pauvre mère, pardonnées! Vois-tu, même aux plus noires heures, et quand le fantôme était là, qui m'appelait, du moins ta douleur d'alors a plaidé pour toi plus haut que sa plainte. J'ai pu croire en toi toujours, malgré tout, à cause des baisers de cette seconde. Oui, ces larmes et ces baisers ne cachèrent pas une arrière-pensée. Ton cœur tout entier se révolta contre la terrible aventure qui me privait de mon père. J'en jure par nos sanglots unis de cette seconde, tu n'étais pour rien dans l'affreux complot. Ah! pardonne-moi d'avoir, encore aujourd'hui, besoin de m'affirmer cela, de redoubler cette évidence. Si tu savais comme on a soif et faim de certitude, quelquefois,—jusqu'à l'agonie.

III

Quand je demandai à ma mère, à ce moment-là, un récit de l'affreux événement, elle me dit que mon père avait été frappé d'une attaque dans une voiture, et, comme il n'avait point de papiers sur lui, on était demeuré deux jours sans le reconnaître. Les grandes personnes croient trop volontiers qu'il est également aisé de mentir à tous les enfants. J'étais de ceux qui travaillent longuement en pensée sur les discours qu'on leur tient. À force de mettre ensemble une masse de petits faits, j'arrivai bien vite à voir que je ne savais pas toute la vérité. Si mon père était mort comme on me l'avait raconté, pourquoi le valet de chambre m'avait-il demandé, un jour qu'il me ramenait chez nous, «ce que l'on m'avait dit»? Et pourquoi cet homme avait-il ensuite gardé le silence, lui si loquace d'ordinaire? Ce même silence, pourquoi le sentais-je flotter autour de moi, s'abattre sur toutes les bouches, dormir dans tous les regards? Pourquoi changeait-on sans cesse de sujet de conversation, lorsque j'approchais? Je le devinais à tant de menus signes! Pourquoi ne laissait-on plus traîner un seul journal, tandis que, du vivant de mon père, les trois feuilles auxquelles nous étions abonnés se trouvaient toujours sur la table du salon? Pourquoi surtout, lorsque je rentrai au collège, dans les premiers jours d'octobre, près de quatre mois après ce malheur, les yeux de mes camarades et même ceux des maîtres se fixèrent-ils sur moi si curieusement? Ce fut, hélas! cette curiosité qui me révéla toute l'étendue de la catastrophe. Il n'y avait pas deux semaines que les cours avaient recommencé. Je me trouvais, un matin, à jouer avec deux nouveaux; je me souviens de leurs noms: Rastouaix et Servoin. Je revois leurs visages, la grosse face bouffie du premier et la mine chafouine du second. C'était dans le quart d'heure de récréation que nous prenions, quoique externes, à l'intérieur, entre la classe de latin et celle d'anglais. Les deux enfants m'avaient retenu, depuis la veille, pour une partie de billes, et voici qu'à la fin de cette partie, s'approchant de moi, s'encourageant du regard, ils me demandent, comme cela, sans préparatifs:

—Est-ce que c'est vrai qu'on vient d'arrêter l'assassin de ton père?...

—Et qu'on va le guillotiner?...

Après seize ans, je ne peux pas me rappeler sans horreur la sorte de battement de cœur qui me saisit à ces deux questions. Je dus devenir affreusement pâle, car les deux étourdis qui m'avaient porté ce coup avec la légèreté de leur âge,—de notre âge,—restèrent là tout décontenancés. Une colère aveugle s'emparait de moi qui me poussait à leur ordonner de se taire et à me jeter sur eux à poings fermés, s'ils continuaient; une curiosité folle, en même temps;—si c'était là l'explication de ce silence dont je me sentais enveloppé?—une timidité aussi, la peur de l'inconnu. Et un flot de sang me monta au visage, tandis que je balbutiais:

—Je ne sais pas.

Le tambour qui appelait les élèves en classe nous sépara. Quelle journée je passai, perdu d'angoisse, à prendre et à reprendre les deux phrases qui m'avaient bouleversé! Il eût été naturel que je questionnasse ma mère, mais le fait est que je me sentis incapable de lui répéter ce que mes deux bourreaux inconscients m'avaient dit. Chose étrange! Dès cette époque, cette femme que j'aimais pourtant de tout mon cœur exerçait sur moi une influence paralysante. Elle était si belle dans sa pâleur, si royalement belle et fière! Non, je n'aurais jamais osé lui montrer le doute irrésistible que deux simples demandes d'écoliers avaient soulevé en moi, et instinctivement, sur le récit qu'elle m'avait fait. Mais comme j'aurais étouffé de silence, je pris le parti de m'adresser à Julie, la bonne qui m'avait élevé. C'était une vieille fille de cinquante ans, petite, avec une face plate et ridée comme une pomme trop mûre. Que de bonté dans ses yeux noirs, et sur toute cette face, quoique ses lèvres un peu rentrées, à cause de la chute de ses dents de devant, lui donnassent une bouche de sorcière! Elle avait pleuré mon père auprès de moi, l'ayant servi autrefois, bien avant son mariage. On la gardait pour mon service particulier et de menus ouvrages, à côté de la femme de chambre, de la cuisinière et du domestique mâle. C'était elle qui me couchait le soir, bordant mon lit, me faisant dire mes prières et me confessant de mes petites peines. «Ah, les mauvais!... s'écria-t-elle naïvement quand je lui eus ouvert mon cœur et répété les phrases qui m'avaient tant remué, mais quoi? On ne pouvait pas te le cacher toujours...» Et ce fut elle qui dans ma chambrette de petit garçon, à voix basse, et tandis que je sanglotais dans mon lit étroit,—oui, ce fut elle qui me raconta la vérité. Du moins elle en souffrait autant que moi, et sa vieille main sèche de travailleuse aux doigts piqués par l'aiguille était bien douce aux boucles de mes cheveux, qu'elle caressait tout en parlant.

Cette lugubre histoire, et qui mit le poids de son mystère impénétrable sur toute ma jeunesse,—je l'ai retrouvée écrite dans les journaux de l'époque, mais pas plus nette qu'elle ne sortit de la bouche fanée de ma vieille bonne. La voici, dans l'aridité de ses détails, telle que je l'ai tournée et retournée, des jours et des jours, avec la stérile espérance d'éclairer d'un rayon ce mystère. Mon père, avocat distingué, avait depuis quelques années quitté la Cour, et acheté, dans l'intention d'arriver plus vite à la grande fortune, un important cabinet d'affaires. Quelques relations officielles, une probité scrupuleuse, une entente accomplie des questions les plus ardues, une puissance rare de travail lui avaient assuré bien vite une place à part. Il occupait dix secrétaires, et le million et demi, dont nous héritâmes, ma mère et moi, n'était que le commencement d'une richesse qu'il voulait considérable, un peu pour lui, beaucoup pour son fils, mais surtout pour sa femme dont il était follement épris. Les notes et les lettres trouvées dans ses papiers attestèrent qu'il était, à l'époque de sa mort, en correspondance depuis un mois avec un certain William Henry Rochdale, ou soi-disant tel, chargé par la maison Crawford de San-Francisco, d'obtenir du gouvernement français une concession de chemin de fer dans la Cochinchine, alors tout récemment conquise. C'était à un rendez-vous avec ce Rochdale que mon père allait en nous quittant, après avoir déjeuné avec ma mère, M. Termonde et moi-même. Cela, l'instruction n'eut aucune peine à l'établir. Le lieu de ce rendez-vous était l'hôtel Impérial,—un grand bâtiment à longue façade, situé rue de Rivoli, pas très loin du ministère de la marine. Les incendies de la Commune ont détruit ce paquet de maisons, mais que de fois, durant mon enfance, j'ai demandé à ma bonne de passer là, pour regarder, avec une émotion poignante, la cour garnie de verdures, l'escalier et son tapis, la plaque de marbre noir incrustée de lettres d'or, l'entrée de cette funeste demeure vers laquelle ce pauvre père s'acheminait, tandis que ma mère causait avec M. Termonde et que je jouais auprès d'eux! Mon père nous avait quittés à midi un quart et il avait dû aller à pied en un quart d'heure, car le concierge de l'hôtel, après avoir vu le cadavre, le reconnut et se rappela que mon père lui avait demandé le numéro des chambres occupées par M. Rochdale, aux environs de midi et demi. Cet étranger était arrivé de la veille, et, après quelque hésitation, il s'était décidé pour un appartement au second étage, composé d'une chambre à coucher et d'un salon, le tout séparé du couloir par une petite pièce. Il n'était pas sorti depuis ce moment, et il avait pris dans son salon le dîner du soir, puis le déjeuner du lendemain. Le concierge se rappelait encore que, vers deux heures, ce même Rochdale était descendu, seul; mais, habitué aux continuelles allées et venues, cet homme n'avait même pas songé à se demander si le visiteur de midi et demi était ou non reparti. Rochdale avait remis la clef de son appartement, en donnant l'ordre, si quelqu'un venait pour lui, qu'on fît attendre en haut. Il était parti ainsi, de son pas tranquille, une serviette sous le bras, fumant un cigare, et il n'avait point reparu.

La journée se passa. Vers la nuit, les femmes de chambre entrèrent dans l'appartement de l'étranger pour préparer le lit. Elles traversèrent le salon sans y rien remarquer d'anormal. Les bagages du voyageur, composés d'une grande malle très fatiguée et d'un petit nécessaire tout neuf, étaient là, ainsi que les objets de toilette disposés sur la commode. Le lendemain matin, vers midi, les mêmes servantes entrèrent, et, trouvant que le voyageur avait découché, elles ne se donnèrent pas d'autre peine que de recouvrir le lit sans s'occuper du salon. Le même manège se répéta le soir. Ce fut seulement le surlendemain qu'une de ces femmes, étant entrée dans l'appartement au matin, et trouvant de nouveau toutes choses intactes, s'en étonna, fureta un peu et découvrit sous le canapé un corps couché tout du long, la tête enveloppée de serviettes. Au cri qu'elle poussa, d'autres domestiques accoururent, et le cadavre de mon père,—c'était lui, hélas!—fut tiré de la cachette où l'assassin l'avait placé. Il ne fut pas malaisé de reconstituer la scène du meurtre. Un trou à la nuque indiquait assez que le malheureux avait été tué par derrière, presque à bout portant, sans doute quand il était assis à la table, examinant des papiers. Le bruit du coup n'avait pas été entendu, en raison de cette proximité même d'une part, puis à cause du fracas de la rue et aussi de la place du salon, isolé derrière son antichambre. D'ailleurs les précautions prises par le meurtrier permettaient de croire qu'il s'était muni d'armes assez soigneusement choisies pour que la détonation fût très légère. La balle avait touché la moelle allongée, et la mort avait dû être foudroyante. L'assassin avait préparé les serviettes toutes neuves et sans chiffres dont il enveloppa aussitôt le visage et le cou de sa victime, afin d'éviter toute trace de sang. Il s'était essuyé les mains à une serviette semblable et il avait employé pour cela l'eau de la carafe, qu'il vida ensuite à nouveau dans cette même carafe qu'on retrouva cachée sous le tablier baissé de la cheminée. Était-ce un vol ou une simulation de vol? Mon père n'avait plus sur lui ni sa montre, ni son portefeuille, ni aucun papier propre à reconnaître son identité, qu'une indication fortuite découvrit cependant aussitôt. Il portait à l'intérieur de la poche de sa jaquette une petite bande de toile, mise là par son tailleur, avec le numéro de la fourniture et l'adresse de la maison d'où venait le vêtement. On s'y transporta et c'est ainsi que l'après-midi qui suivit la triste découverte, et après les constatations légales, le corps put être déposé chez nous.

Et l'assassin? Les seules données offertes à la justice furent bien vite épuisées. On ouvrit la malle laissée par ce mystérieux Rochdale,—mais ce n'était certainement pas son nom;—elle était remplie d'objets achetés au hasard, comme la malle elle-même, chez un marchand de bric-à-brac que l'on retrouva, et qui donna un signalement très différent de celui qu'avait fourni le concierge de l'hôtel Impérial, car il dépeignit le prétendu Rochdale comme un homme blond et sans barbe, tandis que le concierge le décrivait comme un homme très brun, très barbu, et très basané. On retrouva aussi le fiacre qui avait chargé la malle aussitôt achetée, et la déposition du cocher fut identique à celle du marchand de bric-à-brac. L'assassin s'était fait conduire par ce fiacre, d'abord dans une boutique d'objets de voyage, où il avait acheté un nécessaire, puis dans un magasin de blanc, où il s'était procuré les serviettes, puis à la gare de Lyon, où il avait déposé la malle et le nécessaire à la consigne. On retrouva l'autre fiacre, celui qui trois semaines plus tard l'avait amené de la gare à l'hôtel Impérial, et le signalement donné par ce second cocher se trouva être le même que celui de la déposition du concierge. On en conclut que dans l'intervalle de ces trois semaines l'assassin s'était grimé,—car les témoignages concordaient sur l'allure, le timbre de la voix, les manières et la carrure.—Cette hypothèse fut confirmée par un coiffeur du nom de Jullien, lequel vint raconter de lui-même ce singulier détail: un personnage au teint clair, aux cheveux blonds, glabre, grand et large d'épaules, comme le marchand de bibelots et le premier cocher décrivaient Rochdale, était venu, le mois précédent, à sa boutique, commander une perruque et une barbe assez bien exécutées pour qu'on ne pût le reconnaître. Il s'agissait, disait-il, de figurer dans une soirée costumée. Cet inconnu prit livraison, en effet, d'une perruque et d'une barbe noires; il se munit de tous les ingrédients nécessaires pour se grimer en Américain du Sud, il acheta du Khôl pour se noircir les paupières, une composition de terre de Sienne et d'ambre pour colorer son teint. Le maquillage lui réussit assez bien pour qu'il pût revenir chez Jullien sans que ce dernier le reconnût. Le coiffeur avait été trop étonné de cette perfection dans le déguisement, et aussi de l'étrangeté de ce bal masqué donné en plein été, pour que son attention ne fût pas attirée lors des articles des journaux sur le mystère de l'hôtel Impérial, comme on appela cette affaire. Mais quoi? cette révélation rendait plus difficile encore la tâche des magistrats en démontrant quelles précautions avait multipliées l'inconnu. On découvrit chez mon père deux lettres signées Rochdale, datées de Londres, mais sans leurs enveloppes, et toutes deux écrites d'une écriture renversée, que les experts jugèrent simulée. Il avait dû remettre quelque mémoire justificatif. Peut-être mon père le portait-il dans la serviette que l'assassin avait prise aussitôt son crime accompli. La maison Crawford de San-Francisco existait réellement, mais elle n'avait jamais formé le projet d'une entreprise de voie ferrée en Cochinchine. On était en présence d'un de ces problèmes criminels qui défient l'imagination. Ce n'était probablement pas pour voler que l'assassin avait multiplié à ce degré les habiletés de ses ruses. On n'attire pas un homme d'affaires dans un piège combiné avec cette perfection, pour lui dérober quelques billets de mille francs et une montre. Était-ce une vengeance? On fouilla dans la vie privée de mon père, et l'on découvrit qu'il avait eu quelques-unes de ces faiblesses communes aux jeunes gens de sa classe et de son temps. Il avait été lié autrefois avec une femme mariée, mais cette intrigue était rompue depuis longtemps, et, si le mari l'avait jamais soupçonnée, pourquoi aurait-il attendu, avant de s'en venger, que cette relation fût brisée? D'ailleurs cet homme, vieux de cinquante-cinq ans à cette époque, engagé dans de grandes entreprises industrielles, n'avait pas un caractère à pousser ainsi une passion jusqu'au crime, et son signalement de Parisien chétif ne correspondait en rien à celui du faux Rochdale. Était-il admissible que sa femme eût voulu se venger, elle, par quelque instrument docile, d'un abandon ancien? Dans le délire de mes premières recherches, plus tard, j'en suis venu à rêver cela. J'ai tenu à la connaître. Je l'ai vue. Elle avait des cheveux blancs et un fils plus âgé que moi,—qui sait? peut-être mon frère? L'étrange impression que je ressentis à songer que mon père avait aimé cette femme qui me regardait avec des yeux où elle ne savait pas que je cherchais une inquiétude! Et je ne trouvais dans ces beaux yeux bleus, demeurés la seule jeunesse d'un visage vieilli, qu'un attendrissement profond, quelque chose de si doux et de si triste, une telle pitié mélangée à tant de souvenirs que j'eus honte de mes soupçons comme d'une infamie.

La justice, qui n'a pas de ces pudeurs sentimentales, eut-elle ce soupçon comme moi, ou d'autres encore? S'il en fut ainsi, l'imagination de ses représentants se heurta au point indiscutable et inexplicable, à la réalité de ce Rochdale, dont l'existence ne pouvait pas être contestée, non plus que sa présence à l'hôtel Impérial depuis les sept heures du soir la veille jusqu'à deux heures de l'après-midi le lendemain; et puis il s'était évanoui, comme un être fantastique, sans qu'une seule trace en demeurât,—une seule. Cet homme était venu, d'autres hommes lui avaient parlé. On savait où il avait passé la nuit et la matinée d'avant le crime. Il avait accompli son œuvre de meurtre, et puis rien. Tout Paris se passionna pour cette affaire, et depuis, lorsque j'ai voulu rechercher la collection des journaux relatifs à elle, j'ai trouvé que, pendant plus de six semaines, les chroniqueurs en avaient parlé chaque matin. Ensuite la rubrique fatale avait disparu des colonnes des journaux, comme le souvenir de cette lugubre énigme s'était effacé de la mémoire des lecteurs, comme le souci de cette enquête de la pensée des limiers de police. La vie avait continué, roulant cette épave dans sa vague qui emporte toutes choses. Oui; mais moi, le fils? Comment oublier jamais le récit de la vieille femme, qui avait rempli d'une tragique épouvante ma petite chambre d'enfant? Comment ne pas revoir toujours et toujours la face pâle de l'assassiné, ses yeux ouverts, sa bouche fermée par une mentonnière, le linge noué de son front? Comment ne pas dire: je te vengerai, pauvre mort.—Pauvre mort!...—Lorsque je lus l'Hamlet de Shakespeare pour la première fois, avec cette avidité passionnante que donne à l'esprit une analogie entre la situation morale étudiée dans une œuvre d'art et quelque crise de notre propre vie, je me souviens que ce jeune homme me fit horreur. Ah! si le fantôme de mon père était venu me raconter, à moi, avec ses lèvres sans souffle, le drame qui l'avait tué, aurais-je hésité une minute? Non! m'écriais-je; et puis j'ai tout su, et puis j'ai hésité, comme lui, moins que lui pourtant, à oser l'action terrible.—Silence! Silence!... Revenons encore aux faits.

IV

Les faits qui suivirent? Je me les rappelle à peine. Ils furent si petits, si médiocres, entre cette première vision d'épouvante et la vision de tristesse qui lui succéda deux années plus tard. En 1864, mon père mourait. En 1866, ma mère épousait M. Jacques Termonde. Dans l'intervalle de ces deux dates se place une période qui n'est pourtant pas abolie de mon souvenir, car c'est la seule où ma mère se soit occupée de moi avec une attention suivie. Avant la date fatale, c'était mon père, et, plus tard, ce ne fut personne. Nous avions quitté notre appartement de la rue Tronchet, qui nous rappelait trop le sinistre drame, et nous nous installâmes dans un petit hôtel du boulevard de Latour-Maubourg, qui avait appartenu à un peintre amateur. Un mince jardin l'entourait, qui semblait plus grand parce que d'autres jardins verdoyaient derrière son mur d'enclos. Cet hôtel renfermait une espèce de hall qui avait été l'atelier du précédent propriétaire, et dont ma mère fit presque tout de suite sa pièce d'habitation. Il y avait en elle, je le comprends aujourd'hui à distance, quelque chose d'irréel et d'un peu théâtral, mais si naïvement, qui la poussait à exagérer l'expression visible de tous les sentiments qu'elle éprouvait. Tandis qu'elle s'occupait à étudier avec une enfantine coquetterie les attitudes propres à traduire son émotion, elle laissait cette émotion elle-même s'en aller de son cœur. C'est ainsi que, dans l'exil volontaire où elle voulut se cloîtrer après son malheur, ne recevant plus qu'un petit nombre d'amis dont était M. Jacques Termonde, elle recommença bien vite de se parer et de parer toutes choses autour d'elle, avec le goût délicat et subtil qui lui était inné. C'était une femme d'une beauté singulière, mince et pâle, avec des cheveux si longs qu'ils tombaient réellement jusqu'à terre quand elle les peignait devant moi le matin. Devait-elle cette beauté originale de son fin profil, de ses yeux si doux et de sa fragile personne aux gouttes du sang grec qui coulaient dans ses veines? Son aïeul maternel était un M. Votronto, venu du Levant à Marseille, lors de l'annexion des îles Ioniennes à la France. Toujours est-il que souvent depuis j'ai pensé au contraste étrange de cette beauté si rare et si menue avec la solide et lourde carrure de mon père, et avec la mienne propre. Qui peut dire que ce ne fut pas là une grande cause à tant de malentendus irréparables? Mais, à cette époque, je ne raisonnais pas. Je subissais le charme de cet être gracieux qui me disait: «mon fils». Quand elle était assise à son piano dans cet asile élégant qu'elle s'était organisé parmi les étoffes drapées, les plantes vertes et tout un petit décor si à elle, je la contemplais avec une idolâtrie infinie. À cause d'elle, je m'efforçais, malgré ma maladresse native, de me garder bien propre dans les costumes de plus en plus composés qu'elle me faisait porter, et de plus en plus aussi la terrible image de l'assassiné s'effaçait de cet intérieur,—dont toute la délicatesse était cependant payée par la fortune que nous avait laissée son travail à lui. La vie moderne comporte si peu le drame sanglant, les rudes sauvageries du meurtre et de la passion, que les scènes tragiques auxquelles une famille a pu assister semblent bien vite, aux personnes mêmes de cette famille, une espèce de songe, un cauchemar dont il est impossible de douter et auquel on ne croit pourtant pas entièrement.

Oui, la vie avait repris son cours presque normal quand le second mariage de ma mère me fut annoncé. Je me souviens, cette fois, avec une précision minutieuse, non seulement de l'époque, mais du jour et de l'heure. Je me trouvais en vacances chez mon unique tante, une sœur de mon père, vieille demoiselle de quarante-cinq ans, qui habitait Compiègne. Elle vivait là, dans une maison située à l'extrémité de la ville, avec trois domestiques, parmi lesquels était ma bonne Julie, dont le caractère ne convenait pas à maman. Ma tante Louise était petite, avec un air d'une personne de province;—à peine si elle consentait à visiter Paris pour quarante-huit heures, quand vivait mon père. Elle portait presque toujours une robe de soie noire faite à la maison, avec une ligne de blanc au cou et aux poignets, et autour du cou aussi une vieille chaîne d'or, très longue, qui passait sous son corsage et ressortait à sa ceinture avec sa montre et des breloques anciennes. Quand elle n'avait pas son bonnet à rubans, noirs comme sa robe, ses cheveux grisonnants montraient leurs bandeaux et encadraient un front et des yeux d'une telle expression de douceur, que la pauvre femme plaisait tout de suite, malgré son nez un peu fort, ses lèvres trop larges et son menton trop long. Elle avait élevé mon père ici même, dans cette petite ville de Compiègne. Elle lui avait donné de sa fortune ce qu'elle avait pu distraire des besoins si simples de sa vie. Quand il avait voulu épouser Mlle de Slane, c'était le nom de jeune fille de maman, elle l'avait doté pour que la famille où il voulait entrer s'ouvrît plus aisément devant lui. Combien elle avait souffert depuis deux ans, le contraste entre le portrait que j'avais d'elle dans mon album d'enfant et de son visage actuel le disait assez. Ses cheveux avaient beaucoup blanchi, les rides qui vont des narines aux coins des lèvres s'étaient creusées, ses paupières s'étaient comme flétries. Et cependant elle ne s'était livrée à aucune démonstration. À mon regard de petit garçon observateur, l'antithèse entre le caractère de ma mère et celui de ma tante se précisait dans la différence de leurs douleurs. Alors j'avais de la peine à comprendre la réserve de la vieille fille dont je ne pouvais cependant pas suspecter la tendresse. Aujourd'hui, c'est pour l'autre sorte de nature que je suis injuste. Ma mère aussi avait l'âme tendre, si tendre qu'elle ne s'était pas sentie capable de me révéler sa vie nouvelle, et c'était ma tante qui s'en chargeait. Elle n'avait pas voulu assister au mariage, et M. Termonde avait préféré, je l'ai su depuis, que je n'y assistasse point, afin sans doute d'épargner la sensibilité de celle qui devenait sa femme. Mon Dieu! comme ma tante Louise, malgré sa surveillance d'elle-même, avait des larmes au bord de ses yeux bruns lorsqu'elle m'emmena dans le fond du jardin, où mon père avait joué, enfant comme moi. Les teintes dorées du mois de septembre commençaient à s'étendre sur le feuillage des arbres. Le berceau sous lequel nous nous assîmes était garni d'une vigne dont les raisins, déjà presque blonds, attiraient un vol bourdonnant de guêpes. Ma tante prit mes deux mains dans les siennes et commença:

—André, j'ai à te faire part d'une grande nouvelle.

Je la regardai avec anxiété. De la secousse que m'avait infligée l'affreux événement, il me restait une sorte de susceptibilité nerveuse. Pour la moindre surprise, mon cœur battait à me faire mal.

—Ta mère se remarie, dit simplement la vieille fille, à laquelle mon trouble ne put échapper.

Chose étrange, cette phrase ne me causa pas tout de suite l'impression que mon regard de tout à l'heure aurait fait prévoir. À l'accent de ma tante, j'avais pensé qu'elle allait m'apprendre une maladie de maman ou sa mort. Mon imagination frappée avait de ces peurs. Ce fut donc avec un certain calme que je répondis:

—Avec qui?

—Tu ne devines pas? demanda ma tante.

—Avec M. Termonde? fis-je brusquement.

Encore aujourd'hui, je ne me rends pas compte des raisons qui me poussèrent ce nom aux lèvres, comme cela, tout de suite. Sans doute M. Termonde était venu souvent chez nous depuis le veuvage de ma mère. Mais n'y venait-il pas autant, sinon davantage, avant que ma mère ne fût veuve? Ne s'était-il pas occupé du détail de nos affaires avec une fidélité que je comprenais dès lors être bien rare? Et pourquoi la nouvelle de son mariage avec ma mère m'apparaissait-elle tout d'un coup comme plus triste que si elle eût épousé n'importe quel autre? C'est la sensation contraire qui aurait dû se produire, semblait-il. Je connaissais cet homme depuis si longtemps. Il m'avait beaucoup gâté autrefois, et il me gâtait encore. Mes plus beaux jouets m'étaient venus de lui, et mes plus beaux livres,—un merveilleux cheval de bois quand j'avais sept ans, qui marchait avec une mécanique; avais-je assez amusé mon pauvre père en lui disant de ce cheval qu'il était «deux fois pur sang»?—le Don Quichotte, de Gustave Doré, cette année même, et sans cesse quelque nouveau cadeau. Et cependant, je ne me sentais plus en sa présence le cœur ouvert comme jadis. Quand ce malaise avait-il commencé? Je n'aurais pu le dire; mais je le trouvais trop souvent entre ma mère et moi. J'en étais jaloux, pour tout avouer, de cette jalousie inconsciente des enfants, qui me faisait, quand il était dans la chambre, prodiguer les caresses à maman pour mieux lui montrer qu'elle était ma mère et qu'elle ne lui était rien, à lui. Avait-il reconnu ce sentiment?... Qui sait? L'avait-il partagé? Toujours est-il que je trouvais maintenant dans son regard, malgré sa voix toujours flatteuse et ses manières toujours polies, une antipathie pareille à la mienne. À l'âge que j'avais, l'instinct ne se trompe guère sur ces impressions-là. C'était bien de quoi expliquer le petit frisson qui me saisit à prononcer son nom. Mais, à ce frisson et au cri que j'avais jeté, je vis ma tante tressaillir.

—Avec M. Termonde, fit-elle, oui, c'est vrai; mais pourquoi as-tu pensé à lui tout de suite?... Et, me regardant jusqu'au fond des yeux, elle me dit, à voix basse, comme si elle avait eu honte de poser une question semblable à un enfant:

—Que sais-tu?

À ces mots, et sans autre motif qu'une espèce d'énervement presque maladif auquel j'étais en proie depuis la mort de mon père, je me mis à fondre en larmes.—Des crises pareilles me prenaient quelquefois, tout seul, enfermé dans ma chambre, le verrou tiré, victime d'une angoisse dont je ne pouvais pas triompher, et comme à l'approche d'un danger. Je prévoyais d'avance les pires accidents: par exemple, que ma mère allait être assassinée comme mon père, et moi ensuite, et j'épiais sous tous les meubles. Quand je me promenais avec un domestique, il m'arrivait de me demander si cet homme n'était pas complice du mystérieux criminel et chargé de me conduire à lui, ou tout au moins de me perdre. Mon imagination, trop excitée, me dominait. Je me voyais échappant au complot, et, pour mieux m'y dérober, gagnant Compiègne. Aurais-je assez d'argent? Et je me disais qu'il serait possible de vendre ma montre à un vieil horloger que je regardais, en allant au lycée, travailler, sa loupe contre son œil droit, derrière la vitre d'une petite échoppe. Triste puissance de prévoir le pire qui m'a ainsi empoisonné tant d'heures inoffensives de mon enfance!—C'était elle encore qui me faisait à ce moment, et sous la tonnelle de ce jardin d'automne, éclater en sanglots tandis que ma tante me demandait de lui dire ce que j'avais sur le cœur contre M. Termonde. Le plus douloureux de mes griefs d'alors, je le lui contai, la tête appuyée contre son épaule, et ce grief résumait tous les autres. Il y avait de cela deux mois à peine. Je revenais du collège, vers les cinq heures, contre l'habitude parfaitement gai. Le professeur, comme il arrivait dans les dernières classes de l'année, nous avait fait une lecture divertissante, et j'avais reçu de sa bouche, à la sortie, des compliments sur mes compositions de prix. Quelle bonne nouvelle à rapporter chez nous et qui me vaudrait un baiser plus tendre! Je me précipitai, aussitôt mes cahiers déposés et mes mains lavées sagement, vers le petit salon où se tenait ma mère. J'entrai sans frapper, avec tant de vivacité qu'elle poussa un léger cri lorsque je m'élançai vers elle pour l'embrasser. Elle était debout contre la cheminée, toute pâle, et M. Termonde auprès d'elle, debout aussi, qui me saisit par le bras, pour m'écarter.

—Ah! disait ma mère, que tu m'as fait peur!...

—Est-ce que c'est une manière d'entrer dans un salon? reprit, de son côté, M. Termonde.

Sa voix s'était faite brutale comme son geste. En me prenant le bras, il m'avait serré assez fort pour que, le soir, j'eusse trouvé une marque noire à la place où ses doigts m'avaient étreint. Ce ne fut ni cette phrase insolente ni la souffrance de cette étreinte qui me firent demeurer comme stupide et le cœur oppressé. Non, mais d'entendre ma mère qui répondait:

—Ne le grondez pas trop, il est si jeune... Il se corrigera...

Elle bouclait mes cheveux de ses doigts, et, dans ses paroles, dans leur accent, dans son regard, dans son demi-sourire, je surprenais une timidité singulière, presque une supplication adressée à cet homme qui fronçait le sourcil en tirant sa moustache de ses doigts nerveux, comme impatient de ma présence. De quel droit m'avait-il parlé en maître et chez nous, lui, un étranger? Pourquoi avait-il porté la main sur moi, si légèrement que ce fût? Oui, de quel droit? Est-ce que j'étais son fils ou son élève? Pourquoi ma mère ne me défendait-elle pas contre lui? Même si j'étais fautif, je ne l'étais qu'envers elle. Un accès de colère s'empara de moi, qui me donna une envie furieuse de sauter sur M. Termonde, comme une bête, de le griffer au visage et de le mordre. Je le regardai avec rage, et aussi ma mère, et je m'en allai de la chambre, sans rien répondre. J'étais boudeur, défaut douloureux qui tenait à mon excessive et presque morbide sensibilité. Toutes mes émotions s'exagéraient, en sorte que je me fâchais pour des riens, et que de revenir m'était un supplice. L'impression de la honte à dompter était trop forte. Même mon père avait eu beaucoup de peine à triompher autrefois de ces accès de susceptibilité blessée, durant lesquelles je luttais contre mes propres attendrissements avec une colère froide et contenue, qui me soulageait tout ensemble et me torturait. Je me connaissais cette infirmité morale, et, avec la bonne foi d'un enfant très honnête, j'en rougissais. Ce me fut donc un comble d'humiliation que M. Termonde, au moment où je sortais de la chambre, dît à ma mère:

—En voilà pour huit jours de bouderie maintenant. C'est un caractère vraiment insupportable...

Ce dernier mot eut cet avantage que je mis un point d'honneur à le démentir et que je ne boudai pas. Mais cette simple scène m'avait trop profondément ulcéré pour que je l'eusse oubliée, et voici que tout mon ressentiment se réveillait à mesure que je faisais ce récit à ma tante. Hélas! ma double vue presque inconsciente d'enfant trop sensible ne s'y trompait pas. C'était toute l'histoire de ma jeunesse que cette scène puérile et douloureuse symbolisait ainsi: mon invincible antipathie envers l'homme qui allait occuper la place de mon père, et la partialité aveugle, en sa faveur, de celle qui aurait dû me défendre d'abord et toujours.

—Il me déteste, disais-je en pleurant à ma tante Louise, que lui ai-je fait?...

—Calme-toi, répondait l'excellente fille; tu es là, comme ton pauvre père, à outrer toujours tes moindres chagrins... Et puis, tâche d'être gentil pour lui, à cause de ta mère, de ne pas t'abandonner à ces violences qui me font peur... Ne t'en fais pas un ennemi, ajouta-t-elle.

C'était si simple qu'elle me parlât de la sorte, et cependant son insistance me parut un peu étrange, dès ce moment-là. Je ne sais pourquoi aussi elle me sembla comme surprise de ma réponse à sa question: «Que sais-tu?» Elle voulait m'apaiser, et elle augmenta encore l'appréhension où j'étais de l'usurpateur,—ainsi je l'appelai depuis,—par le léger tremblement qu'elle avait dans la voix lorsqu'elle en parlait.

—Il faut que tu leur écrives dès ce soir, dit-elle enfin.

Leur écrire! Cette simple formule me fit mal. Ils étaient unis. Jamais, jamais je ne pourrais plus penser à l'un sans penser à l'autre.

—Et vous? demandai-je à ma tante.

—J'ai déjà écrit, répondit-elle.

—Et quand se fait le mariage?

—Il est fait d'hier, fit-elle d'une voix si basse que je l'entendis à peine.

—Et où? demandai-je de nouveau après un silence.

—À la campagne, chez des amis communs, dit-elle; et, tout de suite:—Ils ont préféré que tu n'y fusses pas, pour ne pas déranger tes vacances. Ils sont partis pour trois semaines, puis ils viendront te voir à Paris avant d'aller en Italie... Moi, tu sais que je ne suis pas assez bien pour voyager. Je te garderai jusque-là... Sois doux, ajouta-t-elle, et va écrire.

J'avais bien d'autres questions à lui poser, bien d'autres larmes à répandre. Je me contins pourtant, et, un quart d'heure plus tard, j'étais assis dans le salon de la bonne et chère tante, et à son bureau. Que j'aimais cette pièce du rez-de-chaussée qu'une porte-fenêtre séparait du jardin! C'était une chambre tapissée de souvenirs. À côté du secrétaire ancien, je pouvais voir, appendus au mur dans leurs cadres de toutes formes, les portraits de ceux que la sainte fille avait aimés et qui étaient morts. Que ce petit coin funèbre remuait doucement ma rêverie! Il y avait là une miniature coloriée, représentant mon arrière-grand'mère, la mère de mon aïeule, en costume du Directoire, avec une taille courte et des cheveux à la Prudhon. Il y avait encore mon grand-oncle, son fils, une miniature aussi. Quel aimable et important visage à toupet d'admirateur de Louis-Philippe et de M. Thiers! Il y avait mon grand-père paternel avec sa rude physionomie de parvenu,—et mon père à tous les âges. Plusieurs de ces portraits, déjà très anciens, avaient été faits au daguerréotype; la lumière qui jouait sur les plaques à demi effacées rendait difficile de bien distinguer tous les traits. Une bibliothèque basse régnait un peu plus loin, où je retrouvais tous les livres de prix de mon père, gardés pieusement. Mon Dieu! comme je me sentais protégé par les portières en velours vert traversées de longues bandes de tapisseries,—chef-d'œuvre de ma tante,—qui tombaient à gros plis sur les portes! Comme je regardais avec complaisance le tapis aux nuances passées, dont j'avais, tout petit, voulu cueillir les fleurs! C'était une des légendes de ma première enfance, de ces anecdotes qui se redisent sur un fils qu'on chérit et qui lui font sentir combien les moindres détails de son existence ont été regardés, compris, aimés. J'ai touché plus tard la glace de l'indifférence... Ma tante surtout, parmi ces meubles aux formes démodées, comme je l'aimais, avec son visage où je ne lisais que tendresse absolue pour moi, avec ses yeux dont le regard me faisait du bien à une place mystérieuse de mon âme! Je la sentais si voisine de moi par la seule ressemblance avec mon père,—et ce jour-là davantage encore,—si bien que je me levai quatre ou cinq fois de table pour l'embrasser dans l'intervalle du temps que je mis à écrire ma lettre de félicitations adressée au pire ennemi que je me connusse au monde.—Et ce fut la seconde date ineffaçable de ma vie.

V

Ineffaçables? Oui, ces deux dates le sont demeurées, et elles seules... Lorsque je reviens en arrière, toujours et toujours je me heurte à elles. Mon père assassiné, ma mère remariée, ces deux idées ont si longtemps pesé sur mon cœur. Les autres enfants ont des âmes mobiles, souples et qui se prêtent à toutes les sensations. Ils se donnent en entier à la minute présente. Ils vont, ils viennent d'une gaieté à une peine, oubliant, chaque soir, ce qu'ils ont éprouvé le matin, nouveaux à tous les aspects du sentier tournant de leur vie... Et moi, non!... Mes deux souvenirs réapparaissaient sans cesse devant ma pensée. Une hallucination continue me montrait le profil du mort sur l'oreiller du lit au pied duquel pleurait ma mère,—ou bien j'entendais la voix de ma tante, m'annonçant l'autre nouvelle. Je revoyais son visage triste, ses yeux bruns, les rubans noirs de son bonnet qui tremblaient au vent de l'après-midi de septembre. Puis j'éprouvais, comme alors, l'impression de déchirure intime que j'avais ressentie par deux fois, combien cruelle, combien inguérissable! Aujourd'hui encore que je m'essaye à retrouver l'histoire de mon âme, de l'André Cornélis véritable et solitaire, je ne rencontre pas un souvenir qui ne disparaisse devant ces deux-là, pas une phase de ma jeunesse que ces deux faits premiers ne dominent, qu'ils n'expliquent, qu'ils ne contiennent en eux, comme le nuage contient la foudre, et l'incendie, et la ruine des maisons frappées de cette foudre. Par delà toutes les images qui assiègent ma mémoire me représentant celui que je fus, durant mes longues années d'enfance et de jeunesse, ce sont toujours ces deux journées de malheur que j'aperçois en arrière. Fond sinistre du tableau de ma vie, morne horizon d'un plus morne pays...

Quelles images?... Une grande cour plantée d'arbres anciens, des enfants qui jouent, par une fin de jour en automne, et d'autres enfants qui ne jouent pas, mais qui regardent, s'appuient au tronc des arbres jaunis, ou se promènent avec des airs de petites créatures abandonnées... C'est le préau du lycée de Versailles. Les écoliers joueurs sont les anciens; les autres, les timides, les exilés, sont les nouveaux, et je suis l'un d'eux. Voici quatre petites semaines que ma tante me disait le mariage de ma mère, et déjà ma vie est toute changée. À mon retour des vacances, il a été décidé que j'entrerais comme interne au collège. Ma mère et mon beau-père entreprennent un voyage en Italie qui durera jusqu'à l'été. M'emmener? Il n'en a pas été question une seconde. Me laisser externe à Bonaparte sous la surveillance de ma tante qui viendrait s'établir à Paris? Ma mère a proposé ce moyen, que mon beau-père a repoussé tout de suite avec des arguments trop raisonnables. Pourquoi imposer un tel sacrifice d'habitudes à une vieille fille? Pourquoi redouter cette rudesse de l'internat qui façonne les caractères?

—Et il a besoin de cette école, a-t-il ajouté en me regardant avec des yeux froids, comme au moment où il m'a serré le bras si fort. Bref, on a résolu que je serais pensionnaire, mais pas dans un collège de Paris.

—L'air y est trop mauvais..., a dit mon beau-père.

Pourquoi ne lui sais-je aucun gré du souci qu'il semble prendre de ma santé? Je ne prévois pourtant guère ce qu'il prévoit déjà, lui, l'homme qui veut m'écarter à jamais de ma mère, qu'il sera plus aisé de me laisser interne dans un collège situé hors de la ville, quand ils reviendront. Quel besoin a-t-il de ces calculs? Est-ce qu'il ne lui suffit pas d'énoncer une volonté pour que Mme Termonde lui obéisse? Comme je souffre lorsque j'entends sa voix, à elle, lui dire «tu», de même qu'à mon père! Et je pense à mes rentrées d'autrefois lorsque je commençais mes classes à Bonaparte, et que ce pauvre père m'aidait à mes devoirs. C'est mon beau-père qui m'a conduit au lycée, hier dans l'après-midi. C'est lui qui m'a présenté au proviseur, un maigre et long bonhomme à tête chauve qui m'a tapé sur la joue en me disant:

—Ah! il vient de Bonaparte... le collège des muscadins...

J'ai eu, le soir même, la curiosité de chercher ce mot dans le dictionnaire, et j'ai trouvé cette définition: «Jeune homme qui a de la recherche dans sa parure...» Et c'est vrai qu'avec mes vêtements coquets où s'est complue la fantaisie de ma mère, mon grand col blanc, mes bottines anglaises, ma veste joliment coupée, je ne ressemble point aux garnements en tunique parmi lesquels je vais vivre. Ils ont leurs képis déformés. Presque tous leurs boutons sont arrachés. Leurs gros bas bleus tombent sur leurs souliers éculés. Ils achèvent d'user à l'intérieur des costumes de l'an passé. Plusieurs m'ont regardé avec curiosité dès les premières récréations de ce premier jour. Un d'entre eux m'a même demandé: «Que fait ton père?» Je n'ai pas répondu. Ce que j'appréhende avec une angoisse insoutenable, c'est qu'on me parle de cela. Hier, tandis que le train nous amenait à Versailles, mon beau-père et moi, dans ce vagon où nous n'avons pas échangé une parole, comme j'aurais voulu dire cette épouvante, le conjurer de ne pas me jeter au milieu d'autres enfants, ainsi abandonné à leurs indiscrètes férocités, lui promettre, si je demeurais à la maison, de travailler plus et mieux qu'autrefois! Mais le regard de ses yeux bleus est si aigu quand il se pose sur moi; j'ai besoin de tant d'efforts pour prononcer, en m'adressant à lui, ces enfantines syllabes, ce mot de «papa» que je dis toujours en pensée à l'autre, à l'endormi sans réveil possible qui est là-bas dans le cimetière de Compiègne! Et je n'ai pas supplié M. Termonde, et je me suis laissé enfermer au lycée sans une phrase de regret. J'aime encore mieux, plutôt que de m'être plaint à lui, errer comme je le fais parmi les étrangers. Maman doit venir demain, veille de son départ, et cette entrevue toute prochaine m'empêche de trop sentir l'inévitable séparation. Pourvu qu'elle vienne sans mon beau-père?...

Elle est venue,—et avec lui. Dans ce parloir, décoré de mauvais portraits des élèves qui ont obtenu le prix d'honneur au concours général, elle s'est assise. Mes camarades causaient aussi avec leurs mères, mais laquelle était digne d'être aimée comme la mienne? Avec la sveltesse de sa taille, la grâce de son cou un peu long, ses yeux profonds, son fin sourire, encore une fois elle m'est apparue si belle! Et je n'ai rien pu lui dire parce que mon beau-père, «Jack», comme elle l'appelle avec la mutinerie d'une prononciation anglaise, était là aussi, entre nous. Ah! cette antipathie qui paralyse toutes les puissances affectueuses du cœur, l'ai-je assez connue alors, et depuis? J'ai cru voir que ma mère était étonnée, presque attristée de ma froideur à cette minute de nos adieux. Mais n'aurait-elle pas dû comprendre que je ne lui montrerais jamais ma tendresse, à elle, devant lui? Et elle est partie, elle voyage, et moi je suis resté...

D'autres images surgissent qui me montrent notre salle d'étude pendant les soirs de ce premier hiver de mon emprisonnement. Le poêle de fonte rougeoie au milieu de cette salle éclairée au gaz. Un bol rempli d'eau est posé sur le couvercle de peur que la chaleur ne nous entête. Tout le long des murs court la ligne de nos pupitres, et derrière chacun de nous se trouve un petit placard où nous rangeons nos livres et nos papiers. Un grand silence pèse sur la vaste pièce, rendu comme plus perceptible par le bruissement des feuillets tournés, le grincement des plumes, et une toux étouffée de moment à autre. Le maître se tient là-bas, sur une estrade haute de deux marches. Il s'appelle Rodolphe Sorbelle, et il est poète. L'autre jour, il a laissé tomber de sa poche un papier chargé de ratures sur lequel nous avons déchiffré les vers suivants:


Je voudrais être oiseau des champs,
Avoir un bec,
Chanter avec;
Je voudrais être oiseau des champs,
Avoir des ailes,
Voler sur elles.
Mais je ne puis en faire autant,
Car j'ai le bec
Beaucoup trop sec,
Et je suis pion,
Cré nom de nom!...

Cette prodigieuse poésie a fait notre joie, à nous autres petits collégiens féroces. Nous la chantons continuellement, au dortoir, en promenade, en cour, fredonnant les dernières paroles sur l'air classique des «lampions». Mais le vieux chien de cour a la dent mauvaise, il se défend à coups de retenues et on ne le brave guère en face. La lampe suspendue au-dessus de sa tête éclaire ses cheveux d'un gris verdâtre, son front rouge, et son paletot jadis bleu, aujourd'hui blanchâtre à force d'usure. Il rime sans doute, car il écrit, il efface, et, par instants, il relève ce front où les veines se gonflent, ses gros yeux bleus, qui expriment une si réelle bonté lorsque nous ne le tourmentons pas de nos taquineries, fouillent la salle et font le tour des trente-cinq pupitres. Moi aussi je regarde ces compagnons de mon esclavage actuel. Ils ont des visages que je commence à si bien connaître: Rocquain, tout petit, avec un nez trop grand, rouge dans une face longue et blême;—Parizelle, immense, avec sa mâchoire en avant. Il est blond, il a des yeux verts, des taches de rousseur, et par gageure, l'autre été, il a mangé un hanneton. Il y a aussi Gervais, un brun tout frisé, qui écrit son testament chaque semaine. Il m'a communiqué le dernier de ces opuscules où se trouve cette clause: «Je lègue à Leyreloup un bon conseil enfermé dans ma lettre à Cornélis». Leyreloup est son ancien ami qui lui a joué le tour de le rouler, l'automne dernier, dans un tas de feuilles sèches, entraîné à cette malice par le grand Parizelle, que le rancuneux Gervais considère depuis lors comme un scélérat, et le conseil enfermé dans la lettre posthume est un avis de défiance à l'égard du géant... Tout ce petit monde est la proie de mille intérêts puérils et qui, dès cette époque, m'apparaissent tels, quand je les compare aux souvenirs que je porte en moi. Et eux aussi, mes camarades, semblent comprendre qu'il y a dans ma vie quelque chose qui n'est pas dans la leur; ils ne m'ont infligé aucune des misères qui sont l'épreuve accoutumée des nouveaux, mais je ne suis l'ami d'aucun d'eux, excepté de ce même Gervais qui va en rangs avec moi lorsque nous sortons. C'est un garçon imaginatif et qui dévore chez lui une collection de numéros du Journal pour tous. Il a découvert là une suite de romans qui s'appellent: l'Homme aux figures de cire, le Roi des Gabiers, le Chat du bord, et, de jeudi en jeudi, les jours de promenade, il me les raconte. Le fond tragique de mes rêveries me fait trouver un étrange plaisir à ces récits où le crime joue le rôle principal. J'ai eu le malheur de dire cette malsaine distraction à ma bonne tante, et le proviseur a séparé le feuilletoniste improvisé de son public. On nous défend, à Gervais et à moi, d'aller ensemble à la promenade. Ma tante Louise a cru ainsi calmer les frénésies d'une sensibilité qui l'effraye. Pauvre femme! Ni la sollicitude de sa tendresse, ni les soins pieux de sa prévoyance,—elle vient de Compiègne à Versailles chaque dimanche pour me faire sortir,—ni mon travail,—car je redouble d'efforts pour que mon beau-père ne puisse pas triompher de mes mauvaises notes,—ni ma religion exaltée,—car je suis devenu le plus fervent de nous tous à la chapelle,—non, rien n'apaise l'espèce de démon intérieur qui me ravage l'âme. Durant les études du soir, et dans mes repos entre deux séances de travail, je relis une lettre dont l'enveloppe porte un timbre à l'effigie du roi Victor-Emmanuel. C'est ma pâture de la semaine que ces pages qui me viennent de maman. Elles me disent sur son voyage beaucoup de détails que je ne comprends guère. Ce que je comprends, c'est qu'elle est heureuse, sans moi, hors de moi;—c'est que la pensée de mon père et de sa mort mystérieuse ne la hante pas?—c'est surtout qu'elle aime son nouveau mari, et je suis jaloux, misérablement, vilainement jaloux. Mon imagination, qui a ses lacunes étranges, a ses minuties singulières... Je vois ma mère dans une chambre d'hôtel, et, disposées sur une table, les pièces de son nécessaire de voyage qui sont en vermeil avec son chiffre en relief, son prénom tout entier et la première lettre de son nom de femme entrelacée aux lettres de ce prénom: Marie C...—Ah! n'était-ce pas son droit de refaire loyalement son existence? Pourquoi renierait-elle son passé? Pourquoi ce mélange de ce passé à son présent me fait-il si mal,—si mal que tout à l'heure, au dortoir, étendu sur mon étroit lit de fer, je ne pourrai pas fermer les yeux?

Qu'elles me semblaient longues, ces nuits, lorsque je me couchais sur cette impression-là, et comme je luttais en vain pour obtenir l'anéantissement de mon esprit dans le doux abîme du sommeil! Je demandais ce sommeil à Dieu, de toutes les forces de ma piété d'enfant. Je disais mentalement douze fois douze Pater et douze Ave,—et je ne dormais pas. J'essayais alors de me forger une chimère. J'appelais ainsi un bizarre pouvoir dont je me savais doué. Tout petit garçon, et une fois que je souffrais d'une rage de dents, j'avais fermé les yeux, ramené mon âme sur elle-même et forcé mon esprit à se représenter une scène heureuse dont je fusse le héros. J'avais pu ainsi aliéner ma sensation présente au point de ne plus me douter de mon mal. Maintenant, chaque fois que je souffre, je fais de même, et ce procédé me réussit presque toujours.—Je l'emploie en vain lorsqu'il s'agit de maman. Au lieu du tableau de félicité que j'évoque, l'autre tableau se présente, celui de l'intimité de l'être que j'aime le plus au monde avec l'homme que je hais le plus. Car je le hais, animalement, et sans que j'en puisse donner d'autre motif, sinon qu'il a pris la première place dans ce cœur qui fut tout à moi. Allons, j'entendrai les heures sonner, une fois au clocher d'une église voisine, et une fois à l'horloge de notre collège,—un tintement grave, puis un tintement grêle. J'entendrai le vieux Sorbelle marcher le long du dortoir, tristement éclairé de quelques quinquets, puis rentrer dans la chambre qu'il occupe à une des extrémités. Que les deux rangées de nos petits lits sont lugubres à regarder, avec leurs boules de cuivre qui brillent dans l'ombre, et le ronflement des dormeurs odieux à entendre! D'intervalle à intervalle, un veilleur passe, un ancien soldat à la face large, à la grosse moustache noire. Il est engoncé dans un caban de drap brun et porte une lanterne sourde. Est-ce qu'il n'a pas peur la nuit, tout seul, le long des escaliers de pierre du lycée où le vent s'engouffre avec un bruit sinistre? Que je n'aimerais pas à en descendre les marches, dans ce frisson des ténèbres, de crainte d'y rencontrer un revenant! Je chasse cette nouvelle idée, mais vainement encore, et puis je songe... Où est celui qui a tué mon père? Est-ce d'épouvante, est-ce d'horreur que je frémis à cette question? Et je songe toujours... Sait-il que je suis ici? Et la panique m'affole, et je me demande si l'assassin ne serait pas capable de se déguiser en garçon de collège pour venir me frapper à mon tour? Je recommande mon âme à Dieu, et c'est sur ces affreuses pensées que je m'endors enfin, très tard, pour être réveillé en sursaut à cinq heures et demie du matin, la tête lassée, les nerfs tendus, ma pauvre âme malade, d'une maladie qui ne peut pas guérir.

VI

Autres images.—Trois années se sont écoulées depuis le soir d'automne où une voiture de place nous a déposés, mon beau-père et moi, dans ce coin d'une des avenues du vieux Versailles qu'attriste la muraille du collège. Je devais passer dans ce collège dix mois seulement, ceux que ma mère passerait, elle, en Italie. Oui, c'était un soir de l'automne de 1866,—nous voici dans l'hiver de 1870, et je suis demeuré interne dans ce lycée «où l'air est si bon, où je travaille si bien»,—ce sont les raisons que ma mère a données pour ne pas me reprendre chez elle; et la naïve femme est de bonne foi en répétant les phrases de M. Termonde. D'ailleurs ne m'a-t-elle pas consulté? N'ai-je pas répondu, moi aussi, que je préférais l'internat? Une expérience de quelques semaines de vacances, au retour de leur voyage, m'a démontré que mon cœur saignerait trop, à la voir aimer son mari comme elle l'aime. Mes yeux aigus d'enfant jaloux, et qui se souvient, surprennent trop de signes de ce sentiment. Elle passe, comme autrefois, ses blanches mains sur ma tête, pour me caresser, mais cette flatterie ne m'est plus douce depuis qu'une seconde alliance brille sur une de ces mains, et un jour arriva où cette seconde alliance y demeura seule! Du vivant de mon père, et lorsqu'il s'approchait d'elle pour l'embrasser, toujours elle avait un premier geste de défense, l'écartant de son bras, ou détournant la tête. Comme elle est soumise aujourd'hui et docile à poser cette même tête sur l'épaule de M. Termonde! Il la prend, sans qu'elle se défende, par cette taille qu'elle a gardée si souple. Il posé un baiser sur ce front qui ne se retire pas et que des boucles encadrent, au lieu des bandeaux qui plaisaient à mon père. Chacune de ces familiarités m'est une torture. Comment le devinerait-elle? Durant ces premières vacances, une après-midi que nous devions sortir et que la femme de chambre n'était pas là, M. Termonde lui a boutonné ses bottines de promenade. Je l'ai vu qui lui prenait le pied, après lui avoir ôté un petit soulier découvert, et qui mettait enfantinement un baiser sur ce pied chaussé d'un bas couleur pensée. J'ai subi un trop fort accès de rage lors de cette petite scène pour ne pas préférer le collège, qui ne me rappelle, du moins, ni le second mariage que je déteste, ni mon père si profondément oublié là où je voudrais tant que sa mémoire survécût. Et j'ai dit: Oui, au désir de mon beau-père; et j'ai gardé la tunique.

Pourquoi cet hiver de 1869-1870 se représente-t-il à mon souvenir? Ce n'est pas qu'il ait été distingué par aucun événement nouveau; mais j'ai là devant les yeux une photographie de moi à cette date, et je retrouve, en la regardant, la trace plus vive de mon âme d'alors. Je m'apparais à moi-même comme une sorte de spectre rétrospectif, avec ma tête tondue, ma maigreur de garçon qui a trop grandi. C'était l'époque des conversations grossièrement libres, des lectures hâtives et désordonnées, de l'irréligion précoce et outrageante. Les visages de mes camarades me reviennent aussi dans le demi-jour de ce passé déjà si distant. Rocquain, plus blême que jamais avec son nez rouge d'acteur comique, chante des chansons de café-concert, fume des cigarettes dans des endroits inavouables, et collectionne des photographies d'actrices... Gervais, toujours brun et frisé, s'est passionné pour les courses; il y joue avec bonheur; il s'est réconcilié avec Leyreloup, «l'hérissé», comme nous l'appelons, et il lui a communiqué sa dangereuse manie. Ils organisent à eux deux des steeple-chases d'insectes, de chenilles et de tortues. Ils ont même imaginé une combinaison de paris à laquelle prennent part une dizaine d'entre nous. Le jeu consiste à placer devant un dictionnaire plusieurs morceaux de papier sur chacun desquels est inscrit un nom de cheval. On ouvre et on ferme le dictionnaire avec rapidité. Celui des morceaux de papier que ce petit coup de vent porte le plus loin a gagné le prix, et ceux qui ont parié sur lui se partagent les enjeux. L'immense Parizelle a grandi encore. À seize ans, il porte déjà la barbe et il a des maîtresses. Des sous-officiers d'artillerie, dont il a fait la connaissance, un jour que son correspondant l'avait laissé vagabonder seul dans le parc, l'ont mené dans un certain café dont il nous montre le chemin quand nous allons en promenade. Il nous décrit ce café par le menu, les vitres dépolies, la salle remplie de femmes habillées comme des bébés, avec des chemisettes toutes courtes, des bas de couleur, de hautes bottines à boutons dorés, et là-dedans un tapage, une gaieté, des chansons, des soldats debout qui boivent, d'autres assis qui ont pendu aux murs leur sabre et leur shako,—et les escaliers qui résonnent sous les grosses bottes de ceux qui descendent. Quant à moi, j'ai un nouvel ami, Joseph Dediot, qui m'a fait connaître quelques vers de Musset. Nous raffolons de ce poète. Dediot se trouve placé en classe à côté de Scelles, le fils du libraire, celui que nous avons surnommé Bel-Œil, parce qu'il est louche. Bel-Œil est paresseux comme un homard, et Dediot a passé avec lui le plus étrange marché. Dediot lui fait tous ses devoirs, et, en retour de chacun, Bel-Œil livre la copie de vingt vers de Rolla. Moyennant je ne sais combien de versions, de thèmes et de vers latins, mon ami s'est procuré tout le poème, et nous récitons avec frénésie:

Ô Christ! je ne suis pas de ceux que la prière...

Et encore, appliquant ces vers à notre lycée dont les mœurs sont celles de tous les internats:

.......Et la corruption
Y baise en plein soleil la prostitution.

Nous sommes devenus sceptiques et misanthropes. Nous jouons à l'athéisme désespéré, comme Parizelle et Rocquain jouent à la débauche, Gervais au sport et au chic, d'autres à la politique et d'autres à l'amour. Le père Sorbelle, renvoyé du lycée, vient de publier un pamphlet où il se peint lui-même sous le pseudonyme de Lebros, et le proviseur sous le nom de M. Bifteck. Ce petit livre nous occupe tout cet hiver et nous décide à une conspiration qui n'aboutit pas. Nous voilà jouant aux révolutionnaires. L'étrange discipline que celle de ces infâmes collèges, où les adolescents gâtent leurs années d'innocence heureuse par la copie puérile et anticipée des passions dont ils souffriront réellement un jour;—tels les enfants qui doivent mourir à la guerre, et font les soldats avec leurs boucles blondes et leurs rires gais! Hélas! le jeu, pour moi, a fini trop vite.

C'était pourtant mon home, l'endroit où je me sentais vraiment chez moi,—ce maussade collège avec ses cours stériles, ses études renfermées, son réfectoire empoisonné d'odeur de vaisselle, ses classes dont les pupitres étaient tatoués d'inscriptions au canif, ses dortoirs aux lavabos douteux. J'aimais ce bagne qui tenait de la caserne et de l'hôpital, parce que là du moins je ne retrouvais pas la preuve incessante de mon double malheur. Je m'y détendais, après tout, dans la naïveté de mon âge, et je cessais de m'hypnotiser dans l'idée fixe du meurtrier de mon père à découvrir et de mon beau-père à détester. Mes jours de sortie étaient pour moi des jours de supplice qui m'auraient fait appréhender avec terreur la fin de mes années de lycée, si je n'avais su qu'au lendemain de mon baccalauréat j'aurais ma fortune et que je pourrais m'adonner tout entier à la recherche qui devait être le but suprême de ma vie. Je m'étais juré d'atteindre, moi, ce mystérieux assassin que la justice n'avait pas découvert, et je trouvais dans cette résolution, que je gardais au fond de moi sans jamais en parler, une extraordinaire force morale. Cela ne m'empêchait pas de souffrir pour des vétilles, aussitôt que ces vétilles me devenaient des signes que j'étais deux fois orphelin... Qu'ils me sont de nouveau présents les supplices de ces jours de sortie! Quand le domestique qui doit me conduire chez ma mère vient me chercher, ces dimanches-là, vers les huit heures, je reconnais à son sans-gêne que je ne suis plus le fils de la maison, l'enfant-roi auquel la servilité des gens tient à plaire. Celui-ci, cet infâme François Niquet, avec son menton rasé, son œil insolent, ne lève pas son chapeau quand j'arrive au parloir où il m'attend. Quelquefois, et lorsque le temps est mauvais, il se permet de bougonner. Il allume sa pipe dans le compartiment du vagon, sans me demander la permission, et la fumée du tabac m'écœure. Je mourrais plutôt que de lui faire une observation; car il m'est arrivé une fois de me plaindre du valet de chambre de mon beau-père, un méchant drôle à qui l'on a donné raison, et depuis lors j'ai décidé que jamais plus je ne m'exposerais à cet affront. D'ailleurs, j'ai déjà trop souffert, et souffrir, ainsi apprend à mépriser... Le train marche sans que j'échange cinquante mots avec ce manant. Je sais que je passe pour très fier et très difficile; mais par la même disposition d'esprit qui, tout enfant, me rendait boudeur, j'aime à déplaire à qui me déplaît... À travers ce silence et la fumerie du rustre, nous arrivons à la gare Montparnasse. Jamais une voiture qui m'attende, quelque temps qu'il fasse. Nous allons à pied jusqu'au boulevard de Latour-Maubourg, le long des avenues bordées de masures, d'hospices et de boutiques de bric-à-brac. Nous contournons l'église Saint-François-Xavier avec ses deux grêles tours, puis nous traversons la place des Invalides et nous voici devant notre hôtel. Je hais la figure de la maison. Je hais le concierge, une autre créature de M. Termonde, et sa large face, où je lis une hostilité qui n'est sans doute qu'une entière indifférence. Mais tout se transforme pour moi en signe de haine, depuis ces visages des domestiques jusqu'au visage de ma chambre. M. Termonde m'a pris ma chambre d'autrefois, une belle et claire pièce inondée de soleil avec une fenêtre ouverte sur le jardin et une porte sur la chambre de ma mère. J'occupe maintenant une espèce de grand cabinet, au Nord, d'où j'ai pour unique vue un chantier de bois. Quand j'arrive à la maison par ces matins de dimanche, c'est là que je dois monter, en attendant que ma mère soit levée et puisse me recevoir. On ne s'est pas donné la peine d'allumer du feu; j'en demande, et tandis que le domestique accroupi souffle sur les fagots, je m'assieds sur une chaise, je regarde le portrait de mon père, exilé aujourd'hui chez moi, après avoir si longtemps figuré sur un chevalet, drapé d'une étoffe noire, dans le petit salon de maman. L'odeur du bois humide qui s'enflamme, âcre et forte, se mêle à la fade senteur de cette pièce que l'on n'a pas aérée de toute la semaine. J'ai là quelques minutes amères à passer. Ces mesquines douleurs me font sentir l'abandon moral où je suis plongé, plus cruellement. Et ma mère vit, elle respire à quelques pas de moi,—et elle m'aime!

Maintenant que je jette un regard lucide sur cette jeunesse malheureuse, je reconnais que mon caractère entra pour beaucoup dans le malentendu qui n'a pas cessé entre cette pauvre mère et moi. Oui, elle m'aimait et elle aimait en même temps son mari. C'était à moi de lui expliquer la sorte de peine qu'elle me causait, en unissant dans son cœur et en mélangeant ces deux tendresses. Elle m'aurait compris, elle m'aurait épargné cette suite de petits chagrins muets qui ont fini par nous rendre impossible toute explication intime. Ces matins de mes jours de sortie, quand je la retrouvais vers les onze heures, avant le déjeuner, elle attendait de moi un élan, une effusion, comment eût-elle su que la présence de son mari me paralysait, de même que jadis au moment de nos adieux, lors de son départ pour l'Italie? C'était un mystère inintelligible pour elle que cette incapacité absolue de montrer mon âme, cette atonie qui m'accablait aussitôt que nous n'étions plus seuls, elle et moi, moi et elle,—et nous ne l'étions jamais. Il n'est presque pas de visite à Versailles,—elle venait une fois la semaine, le mercredi,—durant laquelle mon beau-père ne l'ait accompagnée. Je ne lui ai pas écrit une lettre qu'elle ne l'ait montrée à son mari, comme elle faisait de toutes ses autres lettres. Je savais si bien son habitude, et qu'elle devait dire: «André m'a écrit», puis tendre à cet homme la feuille de papier où je ne pouvais pas tracer une ligne sincère, émue, confiante,—à cause de cette idée que ses yeux, à lui, s'y poseraient. En ai-je déchiré de ces billets où j'essayais de lui raconter le détail des troubles parmi lesquels je vivais! Oui, j'aurais dû lui parler tout de même, m'expliquer un peu, confesser ma peine, ma folle jalousie, mon ombrageuse tristesse, le besoin d'avoir dans sa pensée un coin à moi seul, ne fût-ce qu'une pitié... et je n'osais pas. Une fatalité de ma nature voulait que je sentisse trop fortement la peine que je lui causerais en parlant, et je me trouvais incapable de la supporter. Les agitations diverses de mon cœur aboutissaient donc à un silence timide, à une gêne devant elle, qui la gagnait. Elle était, comme beaucoup de femmes, impuissante à comprendre un caractère différent du sien, une façon de sentir opposée à la sienne. Elle était heureuse dans son second mariage, elle aimait, elle était aimée. Elle avait rencontré dans M. Termonde un homme à qui elle avait tout donné de sa vie, et elle m'avait donné aussi, naïvement, généreusement. J'étais son fils, il lui semblait si naturel que celui qu'elle aimait aimât aussi son enfant. Et, de fait, M. Termonde n'avait-il pas été pour moi un protecteur vigilant, irréprochable? N'avait-il pas pris garde aux moindres détails de mon éducation? Sans doute il avait insisté pour que je fusse interne; mais j'avais été, moi aussi, de cet avis. Il m'avait choisi des maîtres de toutes choses: j'apprenais l'escrime, l'équitation, la danse, la musique, les langues étrangères. Il s'était occupé et il continuait à s'occuper des plus menus détails, depuis le cadeau du jour de l'an, qu'il me donnait magnifique, jusqu'au chiffre de ma pension de chaque jeudi, de «ma semaine», comme nous disions, qui atteignait le maximum permis par le règlement. Jamais cet homme, si naturellement impérieux, n'élevait la voix en me parlant. Il ne s'était plus une fois, depuis son mariage, départi avec moi d'une politesse parfaite où une femme amoureuse devait trouver la preuve du tact le plus exquis et de l'affection la plus dévouée... Formuler mes griefs contre mon beau-père? Eh bien! non, je ne le pouvais pas. Ils résidaient tous dans des nuances dont je n'aurais pas su articuler avec des mots l'expression juste, et je me taisais. Ce mutisme, mon absence de démonstrations à l'égard de mon beau-père, ma réserve avec elle, comment ma mère se serait-elle expliqué toutes ces singularités d'humeur, sinon par mon égoïsme et ma sécheresse? Elle me croyait, en effet, un enfant égoïste et sec; et moi, par une maladive disposition d'âme, je me sentais, en sa présence, devenir malgré moi celui qu'elle croyait. Je me contractais et me repliais comme un animal effarouché. Mais pourquoi ne m'épargnait-elle pas ces épreuves qui achevaient de nous aliéner l'un à l'autre? Dans ce revoir de chaque dimanche, pourquoi ne me ménageait-elle pas les cinq minutes de tête à tête qui m'eussent permis, non pas de lui parler, je n'en demandais pas tant, mais de l'embrasser, comme je l'aimais, avec tout mon cœur. J'arrivais dans cette espèce de petit atelier qu'elle avait transformé en un salon intime. J'en connaissais si bien les moindres recoins pour y avoir joué, à mon gré, quand j'étais le maître, le fils gâté dont chaque désir était un ordre. M. Termonde était là dans son costume de matin, qui fumait des cigarettes en lisant les journaux. Rien que le bruit du papier qu'il froissait, rien que le son de sa voix quand il me disait bonjour, rien que le contact de sa main dont il ne me donnait que le bout des doigts;—et je me ramassais sur moi-même. Mon antipathie était si forte que je ne me rappelle pas avoir jamais mangé de bon appétit, assis à une table où il se trouvait. Aussi les déjeuners et les dîners de ces dimanches portaient-ils mon malaise à son extrême. Ah! je haïssais tout de lui, et ses yeux bleus presque trop écartés qu'il fixait parfois, et qui d'autres fois roulaient un peu dans leurs orbites, et son front haut, avancé, précocement encadré de cheveux gris, et la finesse de son profil et la distinction de ses manières qui contrastaient avec la lourdeur de ma nature,—jusqu'à la cambrure de son pied dans sa bottine. Il me semble que, même à l'heure présente, je reconnaîtrais entre mille un vêtement porté par lui, tant je l'ai senti vivant, sous l'influence de cette aversion! Avec mon instinct d'enfant je comprenais si bien que cet homme mince, aux gestes félins, à la voix flatteuse, avec son aristocratie native et acquise, était le vrai mari de la créature gracieuse, parée et presque idéale à qui je ressemblais aussi peu, moi son fils, que lui avait ressemblé mon pauvre père.—Dieu! la sensation amère!

De ces abîmes de silence où je roulais par ces jours tristes de mes sorties, avec quel intérêt passionné je suivais les conversations qui se tenaient devant moi, surtout durant les déjeuners et les dîners que nous prenions à d'autres heures que du vivant de mon père, dans la salle à manger meublée à nouveau comme tout l'hôtel! Et cette nouveauté d'ameublement était bien le symbole de la nouveauté de la vie de ma mère. M. Termonde, fils d'un agent de change et qui avait traversé la diplomatie, se trouvait avoir conservé des relations toutes différentes de celles qui étaient les nôtres autrefois. Ma mère et lui étaient lancés dans cette société cosmopolite et mêlée que dès lors on appelait la société élégante. Qu'étaient devenus les habitués des rares soirées que mon père donnait rue Tronchet? Il y avait bien trois ou quatre personnes à dîner, pas plus, qui venaient, les dames en robe montante et les hommes en redingote. On causait politique et affaires. Un ancien ministre du roi Louis-Philippe, rentré au barreau, était l'oracle de ce cercle. On mangeait à six heures et demie ces jours-là au lieu de sept heures, parce que le vieil homme d'État se retirait à dix heures. Dans ce coin de bourgeoisie riche et simple, aller au théâtre était un événement et un bal faisait époque. Du moins les choses se représentaient ainsi à mon imagination d'enfant. Maintenant le vieil homme d'État ne venait plus, ni Mme Largeyx, la veuve de l'ingénieur que mon père citait toujours comme modèle à maman, et celle-ci appelait plaisamment la vieille dame «ma belle-mère». Maintenant, mon beau-père et ma mère sortaient presque chaque soir. Ils avaient des chevaux et plusieurs voitures, au lieu du coupé loué au mois dont se contentait la femme de l'avocat en renom. Les hommes que je voyais venir après le repas, les femmes que je rencontrais à six heures chez ma mère avaient comme un air si jeune, si fringant. Il n'était question que de divertissements, de comédies nouvelles et de bals costumés, de courses et de toilettes. Mon père, imprégné des idées de la monarchie de Juillet, comme l'ancien ministre son maître, parlait jadis avec sévérité du régime impérial. Maintenant ma mère était invitée aux grandes réceptions des Tuileries. Comment aurais-je osé l'entretenir des pauvretés de ma vie de collège qui me paraissaient si mesquines en regard de sa brillante et opulente existence? Jadis, quand je suivais les cours de Bonaparte, je lui racontais par le menu les moindres faits et gestes de mes camarades. J'aurais presque eu honte aujourd'hui de l'ennuyer avec Rocquain, Gervais, Leyreloup et les autres. Il me semblait qu'elle ne pourrait jamais s'intéresser à l'histoire, pour moi tragique, de Joseph Dediot, lequel venait d'être trahi par sa cousine Cécile. Malgré des boucles de cheveux données, un bouquet de roses accepté, un baiser surpris et rendu, cette infidèle avait épousé un pharmacien d'Avranches. Dediot écrivit même sur son infortune deux poèmes, dont l'un, à moi dédié, commençait par ce vers:

Sèche ton cœur, André, ne sois jamais aimant...

Comment aurais-je parlé de ce petit monde, avec ses petits intérêts, ses petites passions, à une femme qui dînait chez la duchesse d'Arcole, qui avait pour amies intimes une maréchale, deux marquises, et dont les fêtes étaient racontées dans les journaux? Ma mère était à présent la belle Madame Termonde, et son nouveau nom avait si bien remplacé son nom d'autrefois, que je me trouvais presque le seul à me souvenir qu'elle était aussi la veuve de M. Cornélis,—celui dont les mêmes journaux avaient détaillé autrefois la fin sinistre.—Elle-même l'avait-elle oublié? Se le rappelait-elle?...

«L'oubli? Est-ce donc là vraiment la loi du monde?...» me demandais-je avec la révolte d'un cœur tout jeune et qui n'admet pas les compromis inévitables du sentiment.—Et je me répondais que non. Il y avait une personne qui se souvenait, autant que moi,—une personne pour laquelle la mort tragique de mon père continuait d'être un cauchemar,—une personne à qui je pouvais dire toute ma pensée et toute ma douleur,—c'était ma bonne et douce tante. Chez elle du moins, rien n'avait bougé des tendresses d'autrefois. Quand je me rendais à Compiègne, chaque mois d'août, pour y passer une partie de mes vacances, je retrouvais toute chose à sa place, et dans la maison de la vieille fille et dans son cœur. Elle avait consenti à rester en relations suivies avec maman,—parce que cela valait mieux pour moi, je le sentais bien,—et elle dînait boulevard de Latour-Maubourg trois ou quatre fois par an. Chère tante Louise! Qu'elle avait de complaisance à m'écouter me plaindre enfantinement, et toujours elle me renvoyait adouci, presque calmé, plus indulgent pour ma mère et convaincu que j'avais tort de juger M. Termonde comme je le faisais. Pourtant je ne lui disais pas mes représailles contre l'homme que j'accusais de m'avoir volé le cœur de maman. Il m'était arrivé, de très bonne heure, de surprendre, chez mon beau-père, des signes d'antipathie pareils à ceux que je constatais en moi. Lorsque j'entrais au salon un peu brusquement et qu'il soutenait une conversation soit avec ma mère, soit avec un de ses amis, ma présence suffisait pour faire subir à sa voix une légère altération, imperceptible peut-être à un autre; mais elle ne m'échappait guère à moi qui, de mon côté, sentais ma gorge se serrer, mes lèvres trembler, ma poitrine se contracter. Je n'aurais pas été l'adolescent réfléchi et rancunier d'alors, si je n'avais pas songé à utiliser au profit de ma haine cet étrange pouvoir de troubler cet homme exécré. Mon procédé consistait à lui infliger cette sensation aiguë de ma présence en me taisant et en le poursuivant de mes regards. Si maître de lui fût-il, jamais je n'ai fixé ainsi mes yeux sur lui du fond d'une chambre, sans qu'à un moment il ne tournât, lui aussi, les yeux vers moi. Ses prunelles alors fuyaient les miennes; il continuait à causer, puis, comme malgré lui, me regardait encore; nos yeux se croisaient et les siens se dérobaient de nouveau. À un pli qui se formait sur son front, je comprenais qu'il était sur le point de me défendre de le regarder de la sorte. Puis il se domptait, et quelquefois quittait la pièce. Cette sorte de renonciation à toute lutte avec moi était un parti pris chez lui, je le devinais, car je le savais de nature très énergique et surtout incapable de supporter qu'on le bravât. Il aimait à raconter ce trait de sa jeunesse qu'il avait, attaché d'ambassade à Madrid, et sur le défi d'un jeune Espagnol, tué un taureau dans une course d'amateurs. Il devait terriblement en coûter à son orgueil de me permettre la silencieuse insolence de mes yeux, mais il me la permettait, et moi je n'avouais pas ce puéril triomphe à ma tante Louise. Il faut tout dire, j'étais un enfant malheureux; je me savais tel, et j'aimais à ne rien diminuer de mon malheur en le lui racontant, à l'exagérer plutôt, pour avoir cette tendre sympathie qui émanait d'elle et me caressait le cœur. Parfois aussi je lui parlais de mon serment intime, de cette promesse solennelle que je m'étais faite de découvrir l'assassin de mon père et de m'en venger, et elle me mettait la main sur la bouche. Elle était pieuse et me répétait les mots de l'Évangile: «Il faut laisser à Dieu le soin de punir, disait-elle, ses volontés sont impénétrables...» Elle reprenait: «Souviens-toi des phrases sacrées: Pardonnez, on vous pardonnera... ne dites jamais œil pour œil, dent pour dent... Ah! chasse de ton cœur la haine, même celle-là...» Et elle avait dans les yeux des larmes!

VII

Pauvre tante! Elle me croyait l'âme plus forte que je ne l'avais. Il n'était pas besoin de ses conseils pour empêcher que je ne me consumasse tout entier à suivre ce désir de vengeance qui avait été l'étoile fixe de ma première jeunesse, le phare couleur de sang allumé dans ma nuit! Ah! les résolutions de l'adolescence, les serments d'Annibal faits avec nous-mêmes, le rêve de consacrer notre énergie à un unique but et qui ne change pas,—la vie se charge de balayer tout cela, pêle-mêle avec les généreuses illusions, les enthousiasmes naïfs, les nobles espoirs. Entre le garçon de quinze ans, malheureux mais si fier, que j'étais en 1870, et le jeune homme que je me trouvais être en 1878, huit années seulement plus tard, quelle différence, quelle diminution déjà!... Et dire que sans des hasards, si impossibles à prévoir, je le serais encore, ce jeune homme, dont j'ai là, tandis que j'écris, le portrait accroché au-dessus de ma table de travail. Certes, les visiteurs qui regardèrent ce portrait au Salon de cette année-là, parmi tant d'autres, n'ont pas soupçonné qu'il représentait le fils d'un père assassiné si tragiquement. Je la regarde, à mon tour, cette image banale d'un Parisien banal, avec son teint pâli par les veilles imbéciles, avec ses yeux où aucune forte volonté n'allume son éclair, avec ses cheveux coupés à la mode, la correction de toute sa tenue, et je demeure étonné moi-même de songer que j'aie pu vivre comme je vivais à cette époque-là. Mais quoi? Entre les malheurs qui ont frappé mon enfance et les tout derniers qui viennent de me bouleverser pour toujours, mon existence ne s'était-elle pas écoulée, si vulgaire, si terne, si pareille à celle du premier venu? Notons-en les simples étapes.—Dans la seconde moitié de 1870, c'est la guerre. L'invasion me surprend à Compiègne, où je suis en vacances auprès de ma tante. Mon beau-père et ma mère passent le siège à Paris, moi je travaille chez un vieux prêtre de la petite ville, celui qui a fait faire à mon père sa première communion. Dans l'automne de 1871, je rentre à Versailles en rhétorique. En 1873, au mois d'août, je suis bachelier, je fais tout de suite mon volontariat d'un an à Angers et dans des conditions parfaitement douces. Le colonel était le père de mon vieux camarade Rocquain. En 1874, et sur le conseil de mon beau-père, on m'émancipe. C'était le moment où je devais commencer mon œuvre de justicier; et, quatre ans plus tard, en 1878, je n'avais pas accompli cette vengeance qui avait été le tragique roman et comme la religion de mon âme d'enfant; je ne l'avais pas accomplie,—et je m'en occupais plus.

Cette indifférence me faisait honte, quand j'y songeais,—cruellement. Mais je me rends compte aujourd'hui qu'elle ne résultait pas tant de la faiblesse de ma nature, que de causes étrangères à moi qui eussent agi de même sur tout jeune homme placé dans ma situation. Dès l'abord et quand je m'attaquai à ma besogne de fils vengeur, un obstacle se dressa devant moi, infranchissable. Il est aussi aisé que sublime de s'exalter, de se prendre la main, de se dire: je jure de ne pas m'arrêter avant d'avoir puni le coupable. Dans la réalité, on n'agit jamais que par détails, et que pouvais-je? Il me fallait procéder comme la justice, recommencer l'enquête qu'elle avait poussée jusqu'à son extrémité sans rien découvrir. Je m'abouchai avec le juge d'instruction, maintenant conseiller à la Cour, qui avait conduit l'affaire. C'était un homme de cinquante ans, aux mœurs très simples, qui habitait, dans l'île Saint-Louis, le premier étage d'une antique maison d'où la vue s'étendait sur Notre-Dame, le Paris primitif et la Seine, mince à cet endroit comme un canal. M. Massol, c'était son nom, voulut bien se prêter à reprendre avec moi l'analyse des données fournies par l'instruction...—Sur la personnalité de l'assassin, aucun doute, non plus que sur l'heure du crime. Mon père avait été tué entre midi et demi et deux heures, sans lutte, par ce personnage à haute taille, à larges épaules, dont les extraordinaires déguisements annonçaient, d'après le magistrat, un «amateur». L'excès de complication est toujours une imprudence, car elle multiplie les chances d'insuccès. L'assassin s'était-il grimé parce que mon père le connaissait? «Non, répondait M. Massol, car M. Cornélis, très observateur et qui, en outre, était sur ses gardes, ainsi que l'attestent ses dernières paroles quand il vous a quittés, l'aurait reconnu à la voix, au regard et à l'attitude. On ne change ni sa taille ni sa carrure comme son visage...» M. Massol expliquait, lui, ce déguisement par le simple désir de gagner du temps pour sortir de France, au cas où le cadavre eût été découvert le jour même. En admettant qu'on eût télégraphié de tous côtés le signalement d'un homme très brun, à barbe très noire, l'assassin, débarbouillé de son maquillage, débarrassé de sa perruque et de cette barbe, habillé d'autres vêtements, passait la frontière sans être même soupçonné. D'après cette induction et une autre encore, le faux Rochdale habitait l'étranger. Il avait parlé anglais à l'hôtel, et les gens l'avaient pris réellement pour un Américain. Cela supposait ou qu'il appartenait à ce pays, ou qu'il y séjournait d'habitude. En outre, les quelques notes données par lui à mon père témoignaient d'une connaissance très précise des procédés d'affaires pratiqués aux États-Unis. Donc un étranger, Américain ou Anglais, peut-être un Français établi en Amérique, voilà pour le criminel. Quant au mobile d'un crime aussi compliqué, il était difficile d'admettre que ce fût le vol. «Et cependant, faisait observer le juge d'instruction, nous ne savons pas ce que contenait le portefeuille emporté par l'assassin... Mais, ajoutait-il, ce qui me paraît détruire l'hypothèse du vol, c'est le soin que le faux Rochdale a pris de dépouiller le mort de sa montre en lui laissant au doigt un diamant qui valait plus que la montre... J'en conclus que ç'a été là une simple précaution pour dépister la police. Je suppose, moi, que cet homme a tué M. Cornélis par vengeance...» Et l'ancien juge d'instruction me citait quelques exemples singuliers des ressentiments qui poursuivent soit des médecins légistes, soit des procureurs de la république, soit des présidents d'assises. Il concluait que dans sa vie d'avocat, au palais, mon père pouvait avoir excité une de ces persistantes et féroces rancunes. Il avait gagné force procès importants; il devait avoir eu pour ennemis ceux contre lesquels s'était exercé son talent. Qu'un de ceux-là, ruiné par la suite, lui eût attribué sa ruine, et c'était de quoi expliquer tout l'appareil de cette vengeance. M. Massol me faisait observer que l'assassin, étranger ou non, était connu à Paris. Comment rendre compte sans cela du soin que cet homme avait pris de ne pas se montrer dans la rue? On avait retrouvé la trace de son premier séjour, fait à Paris à l'époque de la livraison de la perruque et de la barbe. Cette fois-là, il était descendu rue d'Aboukir, dans un petit hôtel où il s'était inscrit sous le nom de Rochester, et il ne sortait jamais qu'en fiacre. «Remarquez aussi, disait le juge, qu'il a gardé la chambre la veille et le matin du jour où M. Cornélis a été tué. Il a déjeuné dans son appartement, comme il y avait déjeuné et dîné la veille, tandis qu'à Londres et quand il habitait l'hôtel où votre père lui adressait ses premières lettres, il allait et venait sans précautions aucunes...» Et c'était tout. Trois adresses d'hôtel, de quoi suivre une piste psychologique, si l'on peut dire, voilà quels pauvres détails fournissait la sagacité du magistrat, que j'écoutais avec passion. Puis il s'arrêtait. Avec ses yeux futés qui luisaient, tout clairs, dans son visage presque poupin, il avait une expression de finesse extrême. Toujours bien rasé, de langage mesuré, tout ensemble froid, complaisant et doux, on devinait, à le voir, un de ces esprits équilibrés et méthodiques dont la force professionnelle doit être très grande. Il avouait n'avoir rien pu découvrir dans une analyse très minutieuse de toute la situation présente de mon père, non plus que dans son passé. «Ah! c'est une affaire à laquelle j'ai beaucoup songé,» disait-il, et il ajoutait qu'avant de quitter son cabinet de juge d'instruction en 1872 il avait repris le dossier resté entre ses mains. Il avait interrogé de nouveau le concierge de l'hôtel impérial et quelques autres personnes. Depuis qu'il était conseiller à la cour, il avait cru pouvoir indiquer une piste à son successeur, un vol commis par un Anglais soigneusement grimé lui avait fait croire à une identité entre ce voleur et le prétendu Rochdale. Puis rien. «Ces actes ont eu du moins cet avantage, insistait-il, d'interrompre la prescription...» Je le consultais alors sur la durée du temps qui me restait pour chercher de mon côté. Le dernier acte d'instruction était de 1873. J'avais donc jusqu'en 1883 pour découvrir le coupable et le livrer à la vindicte publique... Quelle folie! dix années avaient déjà passé depuis le crime, et tout seul, moi, chétif, sans les ressources énormes dont dispose la police, j'avais la prétention de triompher, là où un fureteur de cette habileté avait échoué! J'essayai néanmoins. C'est à cette date que je me crus très perspicace en nouant des relations avec l'ancienne maîtresse de mon père, cette femme mariée dans les yeux de laquelle je lus tant de pitié pour moi et un tel reflet d'anciennes tendresses. À cette date aussi, je me plongeai dans la lecture de tous les papiers du mort. Ma mère en avait confié la garde à mon beau-père, avec cette tendresse absolue pour lui qui me faisait tant souffrir. Hélas! pourquoi aurait-elle compris sur ce point, plus que sur les autres, les susceptibilités de mon cœur qui répugnait si profondément à ces confusions de sa vie passée avec sa vie présente? M. Termonde avait du moins respecté scrupuleusement ces paquets de feuilles jaunies, où je trouvai de tout, depuis des projets de Société jusqu'à des lettres intimes, et, parmi ces lettres, un certain nombre étaient de M. Termonde lui-même et me prouvaient quelle amitié avait uni autrefois le second mari de ma mère au premier. Est-ce que je ne le savais pas et pourquoi en souffrir? Et rien toujours, aucun indice qui me mît sur la voie même d'un soupçon... J'évoquais l'image de mon père vivant, telle qu'elle m'était apparue pour la dernière fois; je l'entendais répondant à la question de M. Termonde, dans la salle à manger de la rue Tronchet, et parlant de celui qui l'attendait pour le tuer: «un singulier homme et que je ne suis pas fâché de voir de plus près»... Et il était sorti, et il avait marché vers la mort, tandis que je jouais dans le petit salon, que ma mère travaillait en causant avec l'ami qui devait être un jour son maître et le mien. Quel spectacle d'intimité,—tandis que là-bas!... Ne saurais-je donc jamais le mot de cette énigme sanglante? Mais où aller? Que faire? À quelle porte frapper?

En même temps que ce sentiment de l'impossible décourageait mon effort, les facilités soudaines de ma nouvelle existence contribuaient à détendre en moi le ressort de la volonté. Durant mes années de collège, les souffrances de la jalousie conçue à l'égard de mon beau-père, les déceptions de mes tendresses comprimées, la médiocrité, la pauvreté des choses autour de moi, dix influences de chagrin avaient entretenu l'ardeur inquiète de mon cœur. Cela aussi avait changé. Certes, je continuais à aimer profondément, douloureusement ma mère, mais sans plus lui demander ce que je savais qu'elle ne me donnerait pas, ma place unique, mon asile à part dans sa tendresse. J'acceptais son caractère au lieu de me révolter là contre. Je n'avais pas cessé non plus de tenir mon beau-père en une sombre antipathie, mais je ne le haïssais plus avec la même violence. Ses procédés avec moi depuis ma sortie du collège avaient été irréprochables. De même qu'il s'était fait, durant mon enfance, un point d'honneur de ne jamais élever la voix en me parlant, il semblait qu'il se piquât de n'intervenir en rien dans la direction de ma vie d'homme fait. Lorsque, mon baccalauréat passé, je déclarai que je ne voulais suivre aucune carrière, sans en donner de raison,—en réalité pour me dévouer tout entier à l'idée fixe de mon œuvre de justice,—il ne trouva pas un mot de critique pour cette étrange résolution. Ce fut lui qui la fit admettre par ma mère, lui encore qui voulut qu'on m'émancipât. Quand on me remit en mains ma fortune, il se trouva que ma mère, qui m'avait servi de tutrice, et mon beau-père, son co-tuteur, s'étaient entendus pour ne pas toucher à mes revenus durant toute mon éducation; ces revenus s'étaient capitalisés et j'héritai, non pas de sept cent cinquante mille francs, mais de plus d'un million. Si pénible que me fût l'obligation de la reconnaissance envers celui que je considérais depuis des années comme mon ennemi, je dus m'avouer qu'il agissait envers moi en très galant homme. Il n'existait aucune contradiction, je le sentais trop, entre cette délicatesse de procédés et la dureté avec laquelle il m'avait interné au collège et comme relégué en exil. Pourvu que je renonçasse à me mettre en tiers entre lui et sa femme, il n'aurait avec moi que des rapports de parfaite courtoisie. Mais il fallait que je fusse hors de la maison maternelle. Il voulait régner tout entier sur le cœur et sur la vie de celle qui portait son nom. Comment aurais-je lutté contre lui? Comment aussi l'aurais-je blâmé, puisque je comprenais si bien qu'à sa place et jaloux comme j'étais, ma conduite eût été pareille?... Je cédai donc par impuissance à combattre une tendresse qui rendait ma mère heureuse, par dégoût de soutenir la froideur quotidienne de mes relations avec elle et lui, par espoir, d'ailleurs, de me trouver plus apte à ma tâche de justicier, une fois libre. Moi-même je demandai qu'on me laissât quitter la maison, de sorte qu'à dix-neuf ans j'avais mon indépendance absolue, un appartement à moi, que je choisis avenue Montaigne, tout près du rond-point des Champs-Élysées, plus de cinquante mille francs de rente, une porte ouverte dans chacun des salons que fréquentait ma mère, et une porte ouverte aussi dans tous les endroits où l'on s'amuse. Comment aurais-je résisté aux entraînements qu'une pareille situation comporte?

Oui, j'avais rêvé d'être le Vengeur, le Justicier, et je me laissai rouler presque aussitôt par le tourbillon de cette vie de plaisir dont ceux qui la voient du dehors ne peuvent mesurer le pouvoir destructeur. C'est une existence futile et dévorante qui vous déchiquette vos heures comme elle vous déchiquette l'âme, qui met en charpie fil par fil l'étoffe irréparable du temps et l'étoffe plus précieuse encore de notre énergie. Je me trouvais, par rapport à ma besogne de vengeur, incapable d'agir immédiatement—à quoi et à qui m'attaquer?—Je m'abandonnai donc à toutes les occasions qui s'offraient de tromper mon inaction par du mouvement, et bientôt les journées se précipitèrent, les unes après les autres, parmi ces mille distractions qui deviennent, pour les élégants de métier, comme un code de devoirs à remplir. Avec la promenade au Bois le matin, les visites dans l'après-midi, les dîners en ville, les parties de théâtre, et, après minuit, les séances de jeu au cercle ou de débauche, ailleurs,—comment trouver le loisir de suivre un projet? J'eus des chevaux, quelques intrigues, un duel ridicule où du moins le fond d'idées tragiques sur lequel je vivais, malgré tout, me servit à bien me tenir. Une femme de quarante ans me persuada que je l'avais séduite, je fus son amant; puis je me persuadai, moi, que j'étais amoureux d'une autre femme, une grande dame russe, établie à Paris. Celle-là était, elle est encore une de ces illustres comédiennes du monde, qui emploient à s'entourer d'une cour d'adorateurs, plus ou moins récompensés, toutes les séductions du luxe, de l'esprit et de la beauté, sans une rêverie dans la tête, sans une émotion dans le cœur, avec les plus adorables dehors des plus délicates rêveries et des plus fines émotions. Je menai cette existence d'esclave attaché aux caprices d'une coquette sans âme pendant six mois environ. Je me consolai des faussetés de cette cabotine exotique en m'acoquinant avec une fille entretenue. Cette nouvelle aventure me prouva que la galanterie demi-mondaine ne vaut pas beaucoup mieux que l'autre. Les femmes du monde sont intolérables de mensonge, de prétention et de vanité; les autres de vulgarité, de sottise, et de sordide amour du lucre. J'oubliai ces liaisons absurdes aux tables de jeu, tout en me rendant bien compte de la misère de ce divertissement, qui ne cesse de devenir insipide que pour devenir hideux, comme un bon calcul d'argent à gagner sans travail. Il y avait en moi quelque chose d'effréné à la fois et de dégoûté qui me poussait à outrer tout ensemble et à flétrir mes sensations. Il est vrai de dire que je ne pouvais me donner entièrement à aucune. Je retrouvais toujours, dans les plus intimes replis de mon être, le souvenir de mon père, qui m'empoisonnait toutes mes pensées, comme à leur source. Lorsque, vers les trois heures du matin, je traversais la ville en voiture pour regagner mon appartement d'où j'étais sorti à sept heures, habillé comme à Londres, en cravate blanche, en petits souliers, un bouquet à la boutonnière de mon frac, mon portefeuille bourré de billets de banque, je regardais le ciel de la nuit, les nuages qui couraient sur les étoiles, la froide et pâle lune, les vastes rues noires avec la guirlande de leurs becs de gaz, et une émotion inexprimable s'éveillait en moi qui me faisait sentir que toute existence est un rêve. Une impression d'obscur fatalisme envahissait mon esprit malade. C'était si étrange que je vécusse, moi, comme je vivais, et je vivais ainsi pourtant, et le moi visible ressemblait si peu au moi intime! Une destinée pesait-elle donc sur moi, pauvre être, comme sur l'univers entier? «Qu'elle me pousse,» me disais-je, et je me livrais à elle. Je me couchais sur des idées de philosophie noire, et je me réveillais pour continuer une existence sans dignité, dans laquelle je perdais, avec ma force d'exécuter mon programme de réparation envers le fantôme qui hantait mes songes, toute estime propre et toute conscience. Qui m'aurait aidé à remonter le courant?... Ma mère? Elle ne voyait de cette vie que son décor mondain, et elle se félicitait que je me fusse, comme elle disait, désauvagé.... Mon beau-père? Mais il avait, volontairement ou non, favorisé tout ce désordre. Ne m'avait-il pas rendu maître de ma fortune à l'âge le plus dangereux? N'avait-il pas aidé, aussitôt l'âge venu, à mon admission dans les cercles dont il était membre? N'avait-il pas facilité de toutes manières mon entrée dans le monde?... Ma tante? Oui, ma tante souffrait de mon genre de vie. Et cependant n'aimait-elle pas mieux que j'oubliasse du moins les sinistres résolutions de haine qui l'avaient toujours épouvantée? Et puis je ne la voyais guère. Mes voyages à Compiègne se faisaient rares. J'étais à l'âge où l'on trouve toujours du temps pour ses plaisirs, où l'on n'en trouve pas pour les devoirs qui vous tiennent le plus au cœur... S'il y avait quelqu'un dont la voix s'élevât sans cesse contre la dissipation de mon énergie dans de vulgaires plaisirs, c'était celle du mort qui gisait sous terre, sans vengeance; cette voix montait, montait sans cesse des profondeurs de toutes mes rêveries, mais je m'habituais à ne plus lui répondre. Était-ce ma faute si tout conspirait à paralyser ma volonté, depuis les plus importantes des circonstances jusqu'aux plus petites?—Et je m'alanguissais dans une torpeur douloureuse que ne distrayait même pas le remue-ménage de mes fausses passions et de mes faux-plaisirs.

Un coup de foudre me réveilla de ce lâche sommeil de ma volonté. Ma tante Louise fut frappée d'une attaque de paralysie. C'était vers la fin de cette morne année de 1878, au mois de décembre. J'étais rentré le soir, ou plutôt le matin, après avoir gagné au jeu quelques milliers de francs. Des lettres m'attendaient et une dépêche. Je déchirai l'enveloppe bleue en chantonnant un air à la mode, une cigarette aux lèvres, et sans me douter que j'allais apprendre un événement qui deviendrait, après la mort de mon père et le second mariage de ma mère, la troisième grande date de ma vie. Le télégramme, signé du nom de Julie, mon ancienne bonne, m'annonçait la maladie soudaine de ma tante et me demandait de venir aussitôt, bien qu'on espérât la sauver. Un détail me rendit cette subite nouvelle plus affreuse encore. J'avais reçu de ma tante une lettre, il y avait juste huit jours, dans laquelle la pauvre se plaignait, à son ordinaire, de ne pas me voir, et ma lettre de réponse, à moi, était là, sur ma table de travail, à demi-écrite. Je ne l'avais pas achevée. Dieu sait pour quelle futile raison? Il ne faut rien moins que l'arrivée de la sinistre visiteuse, la mort, pour nous faire comprendre que nous devons nous hâter de bien aimer ceux que nous aimons, si nous ne voulons pas qu'ils s'en aillent à jamais, avant que nous ne les ayons assez aimés. À l'anxiété que me causa le danger où se trouvait la chère vieille fille se mélangea le remords de ne pas lui avoir témoigné assez combien elle m'était chère. Il était deux heures du matin, le premier train pour Compiègne partait à six heures, elle pouvait mourir dans l'intervalle... Qu'elles furent longues ces minutes d'attente que je tuai en repassant dans mon esprit, avec une amertume extrême, tous mes torts envers cette sœur unique de mon père, ma seule vraie parente! La possibilité d'une irréparable séparation me faisait me juger si ingrat! Mon malaise moral augmenta encore dans le vagon, tandis que je traversais, à la triste clarté d'une aube d'hiver, le paysage parcouru si souvent jadis. Je redevenais, en reconnaissant chaque détail, le collégien qui allait là-bas, le cœur débordant de tendresses inépanchées, le cerveau chargé du poids d'une redoutable mission. Je devançais en pensée le train si lent à mon gré. J'évoquais ce visage aimé, si simple et si loyal, cette bouche aux lèvres un peu fortes, ces yeux doublés de tant de bonté, que cernaient des paupières plissées, machurées, comme rongées par les larmes, ces bandeaux grisonnants. Dans quel état la reverrais-je? Peut-être si cette nuit de repentir, cette angoisse, tout ce trouble intérieur n'avaient pas tendu mes nerfs comme des cordes trop sensibles, oui, peut-être n'aurais-je pas subi devant ce lit d'agonie les folles intuitions qui m'assaillirent, qui me rendirent capable de désobéir à la mourante... Mais comment regretter cette désobéissance, qui seule m'a mis sur la voie de la vérité?—Non, je ne regrette rien, j'aime mieux avoir fait ce que j'ai fait.

VIII

La vieille Julie m'attendait à la gare; elle n'y voyait presque plus clair à présent, elle était bien cassée, bien usée, avec sa face plus plate et plus ridée encore, ses lèvres plus rentrées; mais elle était toujours la bonne, la fidèle Julie, qui continuait à me dire: tu, comme au temps où elle venait border la couverture de mon petit lit, chaque soir, dans ma chambre de la rue Tronchet. Malgré ses mauvais yeux de soixante-dix ans, elle me reconnut aussitôt que je descendis de vagon, et elle commença de me parler, comme elle faisait d'habitude, interminablement, aussitôt que nous fûmes montés dans le coupé de louage que ma tante envoyait au devant de moi depuis ma plus lointaine enfance. Je connaissais si bien la caisse antique de la lourde voiture, les coussins de cuir jaunâtre et le cocher que j'avais toujours vu au service du loueur, un petit homme à figure guillerette avec des yeux clignotants de malice, mais dont le bonjour essaya de se faire triste ce matin-là.

—C'est hier que ça l'a prise, me racontait Julie, tandis que le véhicule dévalait par les rues, lourdement; mais, vois-tu, ça devait arriver... La pauvre demoiselle changeait, changeait depuis des semaines.... Elle si confiante, si douce, si juste, elle grondait, elle furetait, elle soupçonnait. Elle avait les idées tournées, quoi?.... Elle ne parlait que de voleurs, que d'assassins... Elle croyait que tous lui voulaient du mal, les fournisseurs, Jean, Mariette, moi-même... Oui, moi aussi... Elle descendait à la cave, tous les jours, compter les bouteilles de vin, elle en inscrivait le nombre sur un papier. Le lendemain, elle retrouvait le même compte et elle soutenait que ce n'était pas le même papier, elle reniait sa propre écriture... Je voulais te dire cela quand tu es venu la dernière fois, je n'ai pas osé, j'avais peur de te tourmenter, et puis je croyais que c'était des gyries, qu'elle était lunée, que ça passerait... Enfin, hier, je descends à l'heure du dîner pour lui tenir compagnie, comme elle voulait bien, car, tu sais, elle m'aimait au fond, même malade... Je ne la trouve pas. Nous la cherchons partout avec Mariette et Jean, jusqu'à ce que ce dernier a eu l'idée de lâcher le chien, qui nous a conduits droit au bûcher. Nous la voyons là, tombée de son long à terre... Elle était allée sans doute vérifier le bois. Nous la relevons, la pauvre chère demoiselle. Sa bouche était toute tirée de travers, elle avait un côté qui ne pouvait pas bouger... Elle se mit à parler... Alors nous l'avons crue folle. C'étaient des mots sans suite que nous ne comprenions pas. Mais le docteur prétend qu'elle a toute sa tête, seulement qu'elle dit une parole pour une autre... Et elle s'impatiente qu'on ne lui obéisse pas... Cette nuit, je la veillais, elle me demande des épingles; je lui en apporte, elle se fâche. Croirais-tu que c'était l'heure qu'elle voulait savoir? Enfin à force de la questionner, et par ses oui et par ses non, qu'elle exprime avec sa main restée bonne, comme cela, je la devine... Si tu savais comme elle était agitée cette nuit à cause de toi? Je l'ai bien vu. Je lui ai prononcé ton nom, ses yeux ont brillé. Elle répète des mots, des mots... Tu penserais qu'elle divague, elle t'appelle... Vois-tu, ce qui l'a rendue malade, c'est les idées qu'elle se forgeait par rapport à ton pauvre père. Les dernières semaines, elle ne parlait pas d'autre chose. Elle disait:—Pourvu qu'on ne tue pas aussi André, moi je suis vieille, mais lui, si jeune, si bon, si doux...—et elle pleurait, elle pleurait sans cesse. Moi, je la contrepointais:—Qui voulez-vous qui cherche du mal à Monsieur André, lui demandais-je?—Alors elle s'écartait de moi avec une défiance qui me faisait gros cœur; pourtant je comprenais qu'elle n'avait pas sa tête... Le docteur a dit qu'elle se croyait persécutée, que c'était une manie; il dit aussi qu'elle ne retrouvera plus la parole, mais qu'elle peut guérir...

J'écoutais le bavardage de Julie et je ne répondais pas. Que ma tante Louise eût un commencement de maladie mentale, cela ne me surprenait guère, après les chagrins qu'elle avait traversés, et je m'expliquais ainsi bien des singularités que j'avais observées dans son attitude envers moi, lors de mes dernières visites. Elle m'avait stupéfié en me réclamant un des livres de mon père que je n'avais jamais songé à emporter. «Rends-le-moi...» m'avait-elle dit, avec une telle insistance que je m'étais mis à la recherche du livre. J'avais fini par le découvrir sous une pile d'autres, comme caché à dessein dans le bas d'une armoire. Les phrases prolixes de Julie ne faisaient que m'éclairer sur la triste cause de ce qui m'avait semblé une bizarrerie de vieille fille minutieuse et solitaire. En revanche, ce que je ne pouvais prendre avec autant de philosophie que faisait mon ancienne bonne, c'étaient les idées de ma tante sur la mort de mon père. Quelles idées? Il m'était arrivé plusieurs fois, au cours de conversations avec elle, de sentir vaguement qu'elle ne m'ouvrait pas tout son cœur. L'obstination qu'elle avait mise à combattre mes projets d'enquête personnelle pouvait provenir de sa piété, qui répugnait à toute volonté de vengeance. Mais cette piété entrait-elle seule en cause? L'inquiétude qu'elle m'avait si souvent montrée à l'endroit de ma sécurité, allant jusqu'à me supplier de m'armer le soir, de ne pas monter en chemin de fer dans les compartiments vides, et autres conseils semblables, cette pusillanimité dans le souci de ma personne avait sans doute pour principe une exaltation morbide; mais aussi ces terreurs pouvaient reposer sur un fondement moins vague que je ne l'imaginais. Aussi remarquai-je avec une certaine appréhension que ces craintes étranges avaient reparu plus fortes encore aussitôt qu'elle avait cessé de dominer entièrement son esprit.—«Allons! me dis-je, lui ressemblerais-je? Est-ce que ces idées fixes ne sont pas naturelles chez une personne dont le cerveau est travaillé par la manie des persécutions et qui a perdu un frère adoré dans des circonstances aussi mystérieuses que tragiques?» En écoutant Julie et raisonnant ainsi presque malgré moi, nous arrivâmes devant la maison de ma tante,—vraie maison de drame et de malheur, par ce matin de décembre, avec la ligne sinistre de la forêt dépouillée sur l'horizon, avec les nuages qui voûtaient de gris le ciel tout bas, avec la solitude de ce coin de petite ville qu'enveloppait le plus triste des silences, celui de la campagne en hiver. Le chien bondit au devant de moi quand je descendis de voiture, un grand terre-neuve, noir et blanc, que j'avais par plaisanterie, et au scandale de ma tante Louise, surnommé Don Juan. Je le repoussai presque avec dureté, tant j'avais le cœur serré à l'idée de l'état où j'allais retrouver la malheureuse femme, et je gravis trois par trois les marches de l'escalier qui conduisait à sa chambre.

Lorsque j'entrai, la domestique, assise au chevet du lit, m'arrêta d'un geste sur le pas de la porte et me fit signe que ma tante reposait. Je vins donc, en assurant mon pied sur le tapis, m'asseoir dans une bergère au coin du feu, et je regardai la malade dormir, la face tournée du côté du mur, au fond du vieux lit à colonnes droites qui avait été celui de ma grand'mère, dans la ville de Provence d'où notre famille est sortie. Les rideaux d'étoffe rouge brodée de velours noir que ma tante avait fait suspendre aux tringles de ce lit, à la place des rideaux de mousseline destinés à écarter les moustiques, la dérobaient à demi à ma vue. J'écoutais son souffle court, et je regardais cette chambre qui m'était aussi familière que le salon d'en bas, où j'avais écrit ma lettre de compliment à mon beau-père lors de son mariage. Ces rideaux rouges étaient aujourd'hui d'une nuance passée qui s'harmonisait aux formes antiques des meubles, au papier fané du paravent plié devant la fenêtre, à la couleur blanche du tapis, au reps décoloré des fauteuils, à tout ce qu'il y avait, de ci de là, de vieilleries, épaves de notre vie de famille, pieusement ramassées par la vieille fille; et elle était si méticuleuse, ses mains à mitaines noires savaient si bien poursuivre le grain de poussière oublié par Jean, le jardinier valet de chambre, que ces objets usés, grâce à la teinte brunie du bois de lit, des chaises et de la commode à poignées de bronze, donnaient à la pièce la physionomie intime que les peintres primitifs recherchent dans leurs tableaux de nativité. Le contraste était saisissant entre mon appartement de jeune homme à la mode et cette paisible retraite. J'avais trop brusquement passé de l'un à l'autre pour ne pas sentir, et ce contraste, et le muet reproche qui se dégageait pour moi de cette chambre de malade, dont l'atmosphère était maintenant affadie par l'odeur de la tisane, au lieu d'être vivifiée par le frais arôme de lavande cher à ma tante. Durant la demi-heure que je passai ainsi à écouter son sommeil et à songer à sa vie solitaire, au coin du feu qui brûlait à petit bruit, de quels reproches ne m'accablai-je pas! Quelles résolutions je formai de venir ici de longues semaines, auprès d'elle, quand elle serait mieux, car je ne pouvais, je ne voulais pas admettre qu'elle fût en danger de mort, et j'attendais la minute où elle se réveillerait pour lui demander pardon, pour lui dire combien je l'aimais. Tout d'un coup, elle poussa un soupir plus fort que les autres, je la vis qui soulevait son bras demeuré libre, et qui le remuait plusieurs fois de bas en haut, par un geste qui avait quelque chose de désespéré.

—Elle est réveillée, me dit Julie, qui avait remplacé au chevet du lit la jeune domestique.

Je m'approchai de ma tante et je l'appelai par son nom; je vis son pauvre visage déformé par la paralysie. Elle me reconnut, et comme je me penchais sur elle pour l'embrasser, de sa main valide elle toucha ma joue. Elle me fit cette caresse qui lui était accoutumée, plusieurs fois, lentement. Je la mis sur le dos, aidé de Julie, car elle avait une peine infinie à se retourner elle-même, de manière qu'elle pût bien me voir; elle me regarda longtemps, et deux grosses larmes jaillirent de ses yeux, dans lesquels je lisais une tendresse folle, une angoisse suprême et une pitié inexprimable. J'y répondis par des larmes, moi aussi, qu'elle essuya du revers de sa main; et elle voulut me parler, mais elle ne put prononcer qu'une phrase incohérente qui acheva de me fendre le cœur. Elle vit, à l'expression de mes traits, que je ne l'avais pas comprise; elle fit un effort pour trouver les mots qui traduiraient une pensée, qu'elle avait là précise et lucide. Elle dit encore une phrase inintelligible, et c'est alors qu'elle recommença de faire ce geste d'impuissance navrée qui m'avait tant frappé à son réveil. Cependant elle parut, à une question que je lui posai: «Que voulez-vous de moi, chère tante?» reprendre courage. Elle fit signe qu'elle désirait que Julie sortît, et à peine fûmes-nous seuls que son visage changea. Elle put, aidée par moi, glisser sa main sous son oreiller, d'où elle retira le trousseau de ses clefs, et, en isolant une des autres, elle fit le geste d'ouvrir une serrure. Je pensai aussitôt à ces craintes chimériques d'être volée, dont je la savais victime, et je lui demandai si elle voulait la cassette qu'ouvrait cette clef. C'était une toute petite clef avec des dentelures au bout, et un cran un peu bas, comme on en fabrique pour les serrures de sûreté, dites à pompe. Je vis que je ne m'étais pas trompé. Elle put dire: oui, et, en même temps, ses yeux s'éclairaient.

—Mais, où est cette cassette?... lui demandai-je encore.

Elle répliqua par une phrase dont il me fut impossible de saisir le sens, et, comme je la voyais retomber dans son agitation douloureuse, je la suppliai de me laisser l'interroger et qu'elle me répondît par des gestes. Après quelques minutes, j'étais parvenu, de tâtonnements en tâtonnements, à savoir qu'il s'agissait d'un coffret enfermé dans une des deux grandes armoires d'en bas, laquelle s'ouvrait par une clef attachée aussi au trousseau. Je descendis, la laissant seule, comme elle me fit signe qu'elle le désirait. Je n'eus pas de peine à trouver le coffret auquel la petite clef s'adaptait, quoiqu'il fût placé soigneusement derrière un carton à chapeaux et des étuis d'argenterie. Il était de bois odorant, avec les initiales J. C. incrustées en lettres de platine et d'or... J. C.—Justin Cornélis...—Il avait donc appartenu à mon père. J'ai supposé, depuis, que ce petit meuble d'un travail délicat et d'une capacité moyenne, lui avait été donné en échange de quelque coffret semblable avec d'autres initiales, par une amie qui lui avait demandé d'enfermer là tous les menus objets qui sont les reliques d'une affection cachée: les billets parfumés, les voiles portés pendant une promenade heureuse, les bouquets séchés, les portraits tirés à un seul exemplaire. Peut-être, cette amie était-elle la femme que j'avais si indignement soupçonnée de complicité dans le crime de l'hôtel Impérial? Puis, mon père s'était marié. Il n'avait voulu ni conserver, ni détruire ce souvenir d'un passé avec lequel il rompait pour toujours, et il l'avait confié en garde à ma tante... Sur le moment, je ne m'en demandai pas si long, j'essayai la clef à la serrure pour bien m'assurer que je ne me trompais pas. Je soulevai le couvercle et je regardai presque machinalement, convaincu que j'allais trouver des liasses d'obligations, quelques écrins à bijoux, des rouleaux de napoléons, tout un petit trésor, enfin, craintivement enseveli. Au lieu de cela, je vis plusieurs paquets enveloppés minutieusement de papier. J'en pris un et je pus lire: «Lettres de Justin...» et le chiffre de l'année; même inscription sur le deuxième, sur le troisième, sur le quatrième. C'était toute la correspondance de mon père que ma tante conservait ainsi, avec la religion qu'elle mettait à ne laisser ni se perdre, ni se détériorer un seul des objets ayant appartenu à celui qui avait été la plus profonde tendresse de sa vie. Mais pourquoi ne m'avait-elle jamais parlé de ce trésor-ci, plus précieux pour moi que tous les autres? Je me posai cette question en refermant le coffret. Puis, je me dis qu'elle avait sans doute voulu ne se séparer de ces lettres qu'à la dernière minute. Je remontai dans ces pensées. Dès la porte je rencontrai ses yeux. Ils exprimaient une impatience et une anxiété dévorantes. À peine eut-elle la petite cassette sur son lit qu'elle l'ouvrit, saisit un paquet de lettres, puis un autre, finit par en garder un seul, remit ceux qu'elle avait retirés, donna un tour de clef et me fit signe de porter le coffret sur la commode. Tandis que j'exécutais cet ordre et que j'écartais les petits bibelots dont cette commode était encombrée, je vis la malade, dans la glace posée devant moi. Elle s'était, par un effort suprême, retournée aux trois quarts, et, de sa main libre, elle essayait de lancer le paquet de lettres, qu'elle avait mis à part des autres, dans la cheminée placée à la droite de son lit, du côté du chevet, à un mètre seulement. Mais elle put à peine se soulever, son élan fut trop faible et le petit paquet de lettres roula par terre. J'accourus vers elle, afin de lui remettre la tête sur les oreillers et le corps au milieu du lit, et alors, avec son bras impuissant, elle recommença de faire son grand geste triste, crispant sur le drap ses doigts amaigris, et de nouvelles larmes coulèrent de ses pauvres yeux.—Ah! comme j'ai honte de ce que je vais écrire ici!... Je l'écrirai pourtant, car je me suis juré d'être vrai jusqu'à cette faute, jusqu'à une pire encore!—Je n'avais pas eu de peine à comprendre ce qui s'était passé dans l'esprit de la malade. Évidemment, le petit paquet, tombé sur le tapis, entre le garde-feu et la table de nuit, contenait des lettres qu'elle désirait détruire pour toujours, afin que je ne les lusse pas. Elle aurait pu brûler depuis longtemps ces feuilles dont elle redoutait pour moi la fatale influence. Je comprenais qu'elle eût reculé d'année en année, de jour en jour peut-être, moi qui savais de quel culte idolâtre elle entourait les moindres objets ayant appartenu à mon père. Ne l'avais-je pas vu conserver le buvard dont il se servait quand il venait à Compiègne, avec les enveloppes et le papier qui s'y trouvaient lors de sa dernière visite? Oui, elle avait dû attendre, attendre encore, avant de se séparer à jamais de ces chères et dangereuses lettres. Puis la maladie l'avait surprise et, tout de suite, elle avait ressenti l'angoisse que ce paquet demeurât en ma possession. Je me rendais compte qu'une défiance déraisonnable, celle de ses derniers moments, l'avait empêchée de demander le coffret à Jean ou à Julie. C'était là, je le compris à cette minute même, le secret de l'impatience avec laquelle la pauvre femme avait désiré mon arrivée, le secret aussi du trouble où je l'avais vue. Et maintenant ses forces l'avaient trahie. Elle avait tenté vainement de jeter les lettres dans le feu, ce feu dont elle entendait le crépitement sans pouvoir se soulever ni même regarder la flamme tant désirée. Toutes ces inductions qui se présentèrent d'un coup à ma pensée ont pris forme plus tard. Sur le moment, elles se fondirent en un immense mouvement de pitié devant l'excès de la souffrance de la malheureuse femme.

—Ne vous tourmentez pas, chère tante, lui dis-je, en ramenant la couverture jusqu'à ses épaules; je vais brûler ces lettres.

Elle leva des yeux remplis d'une supplication anxieuse. Je lui fermai les paupières avec mes lèvres, et je me baissai pour prendre le petit paquet. Sur le papier qui lui servait d'enveloppe, je lus distinctement cette date: «1864.—Lettres de Justin.» 1864! c'était la dernière année de la vie de mon père!—Je le sens, ce que je fis à ce moment-là fut infâme; les suprêmes volontés des mourants sont chose sacrée. Je ne devais pas, non, je ne devais pas tromper celle qui était là, sur le point de me quitter pour toujours, et dont j'entendais le souffle devenir plus rapide à cette seconde.—Ce fut un passage tourbillonnant d'idées plus fortes que moi.... Si ma tante Louise tenait passionnément, follement, à ce que ces lettres fussent brûlées, c'est qu'elles pouvaient me mettre sur la voie de la vengeance... Des lettres de la dernière année de mon père, et dont elle ne m'avait jamais parlé, à moi!... Je ne raisonnai pas, je n'hésitai pas, j'aperçus dans un éclair cette possibilité d'apprendre... Quoi? Je ne savais pas, mais d'apprendre... Au lieu de jeter le paquet de ces lettres dans le feu, je le lançai à côté sous un fauteuil, je revins me pencher sur la malade, et, d'une voix que je tentai de faire assurée et calme, je lui dis que son désir était accompli, et que les lettres brûlaient. Elle me prit la main et la baisa. Comme cette caresse me fit mal! Je m'assis à côté de son lit en cachant ma tête dans les draps pour que ses yeux ne rencontrassent pas les miens. Hélas! je n'eus pas longtemps à craindre son regard. Vers les dix heures, elle s'assoupit. À midi, son agitation recommença. Le prêtre vint, à deux heures, lui donner les sacrements. Elle eut une nouvelle attaque vers le soir qui lui enleva toute connaissance et elle mourut dans la nuit...

Chère morte, ce mensonge que je t'ai fait ainsi, à ta dernière heure, me le pardonneras-tu? En voulant que je ne lusse jamais ces lettres fatales, qui ont commencé d'éclairer le passé d'une si terrible lumière, tu espérais m'épargner des soupçons qui t'avaient torturée toi-même. Sur ton lit de mort, tu ne pensais qu'à mon bonheur. Me pardonneras-tu d'avoir rendu vaine cette prévoyance de ton agonie? Il faut que je te parle, quoique je ne sache pas si tu peux me voir aujourd'hui, ou m'entendre, ou seulement sentir l'émotion qui va du plus intime de moi vers ta mémoire, douce morte. Vois: j'ai tant de honte de t'avoir menti, quand tu ne songeais, toi, qu'à m'être bonne, si bonne, si bonne qu'aucune créature humaine n'a jamais été meilleure pour une autre. Il faut que je te dise cela, tendre femme, qu'ils ont ensevelie parmi des draperies blanches, comme il convenait à ton être si pur. De toi, du moins, je n'ai jamais douté. En pensant à toi, je n'ai pas une amertume, sinon de ne t'avoir pas assez chérie quand tu vivais, sinon d'avoir trahi le dernier vœu qu'ait formé ton âme. Je crois te voir avec tes yeux qui disaient que dans ton cœur il n'y avait pas une tache; mais que de blessures!... Tu viens à moi, et tu me pardonnes, et de ta main tu caresses ma joue, triste, si triste caresse que tu m'as donnée, avant de t'en aller dans ces ténèbres où les mains ne peuvent plus s'étreindre, ni les larmes se mêler. Si la mort n'était pas venue sur toi trop vite, si j'avais obéi à ton suprême désir, tu aurais emporté sous la terre le secret de tes doutes les plus douloureux. Pauvre fantôme, tu ne me blâmes plus maintenant, n'est-ce pas, d'avoir voulu savoir? Tu ne me blâmes plus d'avoir souffert? Il existe, pesant sur nous, une destinée qui veut que la clarté se fasse sur la nuit du crime, que la justice reprenne son droit et que le vengeur arrive. Par quels chemins? Cette puissance le sait, et elle emploie à son œuvre de réparation des armes bien étranges. Il était dit, sœur pieuse de mon père, que ton culte fidèle de cette chère mémoire aboutirait à réveiller en moi la volonté qui s'endormait. Ame dévouée, âme inquiète, ne me reproche pas les tourments que je me suis donnés, le dévouement tragique dans lequel j'ai abîmé ma jeunesse. Et repose, repose; que la paix descende sur le tombeau où vous dormez votre sommeil ensemble, mon père et toi, dans ce cimetière de Compiègne qui me recevra un jour moi aussi. Dire que ce jour pourrait être demain!...

IX

Ma tante était morte vers les neuf heures du soir. Je lui fermai les yeux et je restai longtemps à pleurer. À onze heures, la vieille Julie vint me chercher et me força de descendre pour manger un peu. Je n'avais rien pris de la journée qu'une tasse de café noir à midi. Quel sinistre repas je fis ainsi, dans cette salle aux murs garnis d'assiettes anciennes, où je m'étais assis tant de fois en face d'elle, la pauvre morte! Une lampe posée sur la table éclairait la nappe, devant moi, sans dissiper entièrement les ombres de la pièce, que chauffait un grand poêle de faïence, tout fendillé par le feu. J'écoutais le bruit de ce poêle qui me rappelait les soirées de mon enfance, durant lesquelles je mettais des châtaignes à cuire dans la braise d'un feu tout semblable, après les avoir fendues, par crainte des éclats qui sautent. Je regardais Julie qui avait voulu me servir elle-même, et qui essuyait, du coin de son tablier bleu, de grosses larmes le long de ses joues ridées. J'ai traversé dans ma vie des heures plus cruelles, je n'en ai pas connu d'aussi poignantes. Je peux me rendre la justice que le chagrin commença par abolir en moi toute autre pensée. Je ne songeai pas un instant à ouvrir, durant cette nuit funèbre, le paquet de lettres que je m'étais approprié par un mensonge si honteux. J'avais oublié jusqu'à son existence, quoique j'eusse pris le soin, dans l'après-midi, de le ramasser et de le porter dans ma chambre. Que m'importait maintenant la curiosité de savoir les secrets de ces lettres? Je savais que je venais de perdre pour toujours le seul être qui m'eut aimé complètement, et cette idée me fendait le cœur. Je voulus veiller la morte une partie de la nuit. Je ne pouvais me détacher de ce visage immobile, sur lequel j'avais lu, pendant des années, la tendresse absolue, entière, et, maintenant, rien que des traits rigides, des lèvres serrées, des paupières baissées, et une sorte de tristesse navrée que je n'ai vue sur la face d'aucun autre mort. Toutes les pensées mélancoliques, dont la vivante s'était empoisonné le cœur en silence, remontaient à la surface de cette physionomie rendue à sa vérité. Ah! Cette seule expression d'infinie tristesse aurait dû me pousser dès cette minute à en rechercher la cause mystérieuse dans les lettres, qui avaient préoccupé son esprit jusqu'au bord des éternelles ténèbres, mais comment aurais-je trouvé en moi la force de raisonner devant cette figure douloureuse? Je me disais que cette bouche ne m'avait jamais fait entendre que des paroles si douces et qu'elle, ne me parlerait plus, que ces mains n'avaient eu pour moi que des caresses et qu'elles ne répondraient plus à mon étreinte. Le désespoir s'unissait en moi à une espèce d'étonnement épouvanté. Devant un mort qui nous fut cher, on a tant de peine à croire que cela soit réel, bien réel, qu'il n'y ait plus que le silence, et pour toujours, là où battait un cœur, où un esprit brillait, où une âme aimait. Une sœur, qui veillait ma tante auprès de moi, disait des prières. Je me laissai aller, moi aussi, à répéter les formules auxquelles je ne croyais plus. Je récitai: «Notre père, qui êtes aux cieux...» et «Je vous salue, Marie...» Et je songeais combien de fois elle avait dû, elle, la pauvre vieille fille, prononcer ces prières en demandant à Dieu, pour moi, la paix et le bonheur!...

À trois heures du matin, Julie vint me remplacer au chevet de la morte. Je passai dans ma chambre, qui était sur le même étage que celle de ma tante. Un cabinet de débarras séparait les deux pièces. Je me jetai sur mon lit, recru de fatigue. La nature triompha de ma douleur. Je m'endormis de ce sommeil qui suit les grandes déperditions de force nerveuse, et d'où l'on sort capable de vivre à nouveau et de supporter ce qui semblait insupportable. Quand je me réveillai, il faisait jour. Un triste et sombre ciel d'hiver, voilé comme celui de la veille, mais plus menaçant à cause de la nuance plus noire des nuages, s'appesantissait sur le jardin dépouillé. J'allai à la fenêtre contempler longtemps le sinistre paysage que fermait la ligne de la forêt. Je note ces petits détails afin de mieux retrouver mon impression exacte d'alors. En me retournant et marchant vers la cheminée pour chauffer mes mains au feu que la domestique venait d'allumer, mon regard tomba sur le paquet des lettres volées à ma tante... Oui, volées, c'était bien le mot... Il était là, comme je l'avais posé la veille, en hâte, sur le marbre de la cheminée, entre mon porte-monnaie, le trousseau de mes clefs et mon étui à cigarettes. Je le pris avec un battement de cœur, ce petit paquet, dont les plis témoignaient qu'il avait été souvent rouvert et refermé. Il m'était encore possible de réparer le criminel mensonge que j'avais fait à l'agonisante. Je n'avais qu'à étendre la main, et ces papiers tombaient dans la flamme, et la volonté dernière de la morte se trouvait accomplie. Je me laissai aller sur un fauteuil et je regardai quelques minutes cette flamme qui montait, jaune et souple, autour des bûches. Je soupesai le paquet. Au juger, il devait contenir un grand nombre de lettres. Je me sentis en proie à tout le malaise physique de l'indécision. Je ne cherche pas à justifier cette seconde défaite de ma loyauté, je cherche à la comprendre... Non, ces lettres n'étaient pas à moi. Je n'aurais jamais dû me les approprier. Je devais les détruire sans les avoir ouvertes, d'autant plus que l'entraînement des premières secondes était passé, ce soudain afflux d'idées qui m'avait empêché d'obéir à la supplication angoissée de ma tante. «Pourquoi cette angoisse?» me demandai-je cependant de nouveau, tandis que je relisais l'inscription tracée par ma tante sur l'enveloppe: «Lettres de Justin, 1864.» Comme la chambre où j'étais là, partagé entre un devoir de piété indiscutable et le désir de savoir, m'était une mauvaise conseillère!... Ç'avait été autrefois celle de mon père, et le mobilier n'avait pas changé depuis cette époque. Le temps avait seulement un peu effacé la nuance de l'étoffe claire dont ma tante avait fait tendre la pièce pour que son frère y reposât ses yeux. Il s'était chauffé à cette cheminée par des matins d'hiver pareils à celui-ci, froids et noirs. Il s'était assis pour rêver, sur le fauteuil profond où je me tenais. Il avait écouté le tintement des heures passer dans le timbre à demi faux de la pendule d'albâtre, qui me sonnait à moi maintenant cette heure de trouble. Le petit dogue de bronze, à face bourrue, à bajoues pendantes, qui se tenait sur cette pendule, l'avait vu aller et venir sur ce tapis aux fleurs éteintes. Il avait dormi son sommeil de jeune homme et d'homme fait dans cette alcôve et sur ce lit que je venais de quitter. Il avait travaillé, assis à ce bureau posé près de la fenêtre, en travers, dans le jour qu'il affectionnait. Non, cette chambre ne me laissait plus libre d'agir; elle me rendait mon père trop vivant. C'était comme si le fantôme de l'assassiné fût sorti de son tombeau pour me supplier de tenir la promesse de vengeance jurée tant de fois à sa mémoire. Quand ces lettres n'eussent offert qu'une seule chance, une contre mille, de me donner une indication, une seule, sur les secrets de la vie intime de mon père, je ne pouvais pas hésiter. Que m'importaient ces puériles scrupules de respect pour ce qui n'avait été sans doute que le caprice dernier d'une malade d'esprit? Je dressai contre mes restes de piété ce raisonnement sacrilège, afin de les abattre. Je n'avais pas besoin d'arguments pour céder à l'effréné désir qui grandissait, grandissait en moi. Ces lettres, les dernières que sa main eût écrites; ces lettres qui me montreraient à nu sa vie intime, à la veille du sanglant attentat, je les avais là et je ne les lirais point!... Allons donc!... C'en était assez de ces enfantines lenteurs!... Et je défis brusquement l'enveloppe qui contenait cette correspondance. Les feuillets tremblaient entre mes doigts, maintenant, tout jaunis, avec leurs caractères un peu décolorés. Je reconnaissais l'écriture, tassée, carrée et nette, avec des trous au milieu des mots. Les dates avaient été souvent omises par mon père, et alors ma tante avait réparé l'omission en écrivant le quantième du mois elle-même. Pauvre tante dont ce soin religieux attestait la tendresse, je ne songeais plus, dans mon excitation folle, qu'à deux pas de moi était sa chambre funéraire. À Julie, qui vint me demander des instructions pour tous les détails matériels dont s'accompagne la mort, je répondis que j'étais trop accablé, qu'elle décidât tout à son gré, que je voulais être seul durant cette matinée, et je me plongeai dans ma lecture au point d'en oublier et l'heure qui passait, et les événements autour de moi, et de manger, et de m'habiller, et même d'aller revoir celle que j'avais perdue, tandis que je pouvais encore me repaître de ses traits... Oui, pauvre tante, et envers laquelle j'étais si ingrat, si traître aussi!... Dès les premières pages, je compris trop bien pourquoi elle avait voulu m'empêcher de boire le poison que chaque phrase distillait dans mon cœur, comme elle l'avait distillé dans le sien. Les terribles lettres! C'était maintenant comme si le fantôme eût parlé, de cette parole sourde qui est celle des confessions, et un drame caché se déroulait devant moi, dont je n'avais pas rêvé la tristesse. J'étais tout enfant, lorsque se passaient les mille petites scènes dont cette correspondance me représentait le détail. Je ne savais pas déchiffrer l'énigme d'une situation, et, depuis, la seule personne qui eût pu m'initier à cette lugubre histoire était précisément celle qui avait poussé la discrétion jusqu'à me cacher, toute sa vie, l'existence de ces papiers trop éloquents; celle qui, sur son lit de mort, avait pensé à les détruire plus qu'à son salut éternel, et qui, sans doute, s'accusait, comme d'un crime, d'avoir différé de jour en jour à brûler ces feuilles fatales. Quand elle s'y était décidée, c'était trop tard.

La première lettre était datée de janvier 1864. Elle commençait par des remerciements adressés à ma tante pour mon cadeau d'étrennes de cette année-là: un fort avec des soldats de plomb, qui m'avaient charmé, disait la lettre, parce que les cavaliers étaient en deux morceaux, l'homme se détachant de la bête... Et, tout de suite, les phrases banales de ce remerciement se changeaient en une effusion de tendresse souffrante. Rien qu'à l'accent avec lequel le frère parlait à sa sœur, se répandant en regrets pour son enfance passée et leur vie commune, on devinait une âme anxieuse, avide d'affection et mécontente de son sort actuel. Il s'exhalait, de cette première lettre, une plainte contenue qui m'étonna aussitôt, car j'avais toujours cru que mon père et ma mère avaient été parfaitement heureux l'un par l'autre. Hélas! cette plainte ne faisait que grandir, que se préciser aussi. Mon père écrivait à sa sœur, chaque dimanche, même quand il l'avait vue dans la semaine. Comme il arrive dans les correspondances fréquentes et régulières, les moindres événements se trouvaient notés dans leur minutie, et toutes nos habitudes d'alors ressuscitaient devant ma pensée à cette lecture, mais accompagnées d'un commentaire de mélancolie qui trahissait des malentendus irréparables entre ceux que je jugeais alors si unis. Je revoyais mon père, tel qu'il m'accueillait, à sept heures du matin, dans son costume de chambre, qu'il passait pour déjeuner avec moi. Je devais partir pour le collège à huit heures, et mon père me faisait répéter mes leçons brièvement; puis nous nous asseyions dans la salle à manger, devant la table sans nappe, sur laquelle Julie nous servait deux tasses d'un chocolat dont l'odeur sucrée flattait mes gourmandes narines d'enfant. Ma mère, elle, se levait beaucoup plus tard, et, depuis que j'allais au collège, mon père, afin de ne pas la réveiller si tôt, occupait une chambre à part. Que j'étais content de ce repas du matin, durant lequel je bavardais à mon aise, parlant de mes devoirs à faire, de mes lectures, de mes camarades! J'en avais gardé un délicieux souvenir de minutes insouciantes, cordiales, délicieuses. Mon père aussi dans ses lettres parlait de ces déjeuners du matin, mais en homme qui souffrait de découvrir dans nos causeries que ma mère s'occupait trop peu de moi à son gré, que je ne remplissais pas assez sa vie de femme rêveuse et volontiers frivole. Il écrivait des phrases que l'avenir s'était chargé de rendre tristement prophétiques: «Si je lui manquais jamais, que deviendrait-il?...» À dix heures, je revenais de classe; mon père était déjà occupé à ses affaires, j'avais moi-même un devoir à préparer, et je ne le revoyais qu'à onze heures et demie, au second déjeuner. Maman était là, dans une de ces toilettes du matin qui seyaient merveilleusement à sa beauté mince et souple. À distance, et par delà mes froides années d'adolescent, cette table de famille m'était si souvent apparue dans un mirage de chaude intimité. En avais-je assez éprouvé la nostalgie, plus tard, quand je m'asseyais entre ma mère et M. Termonde, à nos déjeuners des jours de sortie? Et maintenant je retrouvais, dans les lettres de mon père, la preuve que le divorce des cœurs existait dès lors à notre table, entre les deux personnes que mon culte de fils réunissait dans une seule tendresse; et le même divorce se retrouvait dans nos dîners pris en commun et dans nos soirées à trois. Mon père aimait passionnément sa femme, et il sentait que sa femme ne l'aimait pas. C'était là le sentiment sans cesse exprimé dans ces lettres, non pas de cette manière brutale et positive; mais comment n'aurais-je pas compris cette signification secrète de toutes les phrases, moi qui avais traversé une adolescence d'une si étrange analogie avec le drame de cette vie d'homme? Comme moi, plus que moi encore, mon père était un silencieux. Il avait laissé des malentendus irréparables s'établir entre ma mère et lui. Comme moi plus tard, passionné, gauche, étouffant de timidité devant cette femme si aristocratique, si fière, si différente de lui, le fils d'un demi-paysan devenu ingénieur civil par la force de son génie personnel, comme moi, ah! pas plus que moi, il avait connu la torture des situations fausses qui ne peuvent pas être éclairées, sinon par des mots que la bouche n'aura jamais l'énergie de prononcer. Quelle pitié que les destinées se recommencent ainsi, et que les mêmes dispositions de l'âme se développent chez le fils, après s'être développées chez le père, afin que le malheur de l'un soit identique au malheur de l'autre!... Père trop semblable à moi, ses lettres étaient pleines de soupirs que ma mère n'avait jamais soupçonnés,—vains soupirs vers une fusion complète de leurs deux cœurs,—tendres soupirs vers l'impossible chimère d'un bonheur partagé,—soupirs désespérés vers le terme d'une séparation morale d'autant plus définitive que la cause en était, non point dans des torts réciproques (tout se pardonne quand on s'aime), mais dans un contraste indestructible, presque animal, de deux natures. Il ne lui plaisait par aucune de ses qualités, il lui déplaisait par tout ce qu'il pouvait avoir de défauts en lui, et il l'adorait... J'avais assez vu de variétés de ménages mal arrangés, depuis que j'allais dans le monde, pour ne pas comprendre quel enfer taciturne avait dû être celui-là, et les deux figures se dessinaient devant moi, si nettes: ma mère avec ses gestes naturellement un peu maniérés, la délicatesse fragile de ses mains, sa pâleur, ses tours de tête, sa voix volontiers basse, le je ne sais quoi de presque immatériel répandu sur toute sa personne, ses yeux dont le regard pouvait se faire si froid, si dédaigneux, et, d'autre part, la carrure robuste de grand travailleur qui était celle de mon père, ses larges rires quand il s'abandonnait à la gaieté, le caractère professionnel, utilitaire, et, à vrai dire, plébéien de tout son être, idées et façons, gestes et discours. Mais ce plébéien était si noble, si haut par sa généreuse sensibilité. Il ne savait pas la montrer, c'était là son crime. Sur quelles misères reposent, quand on y songe, la félicité absolue ou l'irrémédiable infortune!

Déjà, au cours de ces premières lettres, le nom de M. Termonde passait et repassait sous la plume de mon père, et voilà que la onzième ou la douzième de ces lettres, je ne sais plus laquelle, éclatait en un cri de souffrance aiguë qui fit bondir mon cœur, trembler mes mains, se mouiller mes yeux. Soudainement, et dans quelques pages datées de la nuit, dont l'écriture seule trahissait une émotion profonde, le mari, jusque-là maître de lui, avouait à sa sœur, à sa douce et fidèle confidente, qu'il était jaloux... Il était jaloux, et de qui?... De celui-là même qui devait, un jour, le remplacer à son foyer, donner un nom nouveau à celle qui avait été Mme Cornélis; de cet homme aux allures félines, aux prunelles pâles, à qui mon instinct d'enfant avait voué une si précoce, une si fixe haine;—il était jaloux de Jacques Termonde! Il la racontait, cette jalousie, dans cette confession subite, avec l'âpreté d'accent qui soulage le cœur des malaises trop longtemps contenus. Dans cette lettre, le début d'une série que la mort seule devait interrompre, il disait la date lointaine de cette jalousie, et comme elle lui était venue, à surprendre le regard dont Termonde enveloppait ma mère. Il disait qu'il avait cru dès lors à une passion naissante chez cet homme, puis que Termonde était parti pour un grand voyage et que lui, mon père, avait attribué cette absence à une loyauté d'ami sincère, à un noble effort pour combattre dès le commencement une inclination criminelle. Puis, Termonde était revenu. Ses visites à la maison avaient repris, de plus en plus fréquentes. Tout l'y autorisait: mon père l'avait eu comme camarade intime à l'École de Droit, il l'aurait choisi comme témoin de son mariage si l'autre n'eût pas été retenu hors de France, à cette époque, par ses fonctions diplomatiques. Mon père avouait, dans cette lettre, et aussi dans les suivantes, l'avoir tendrement aimé, au point d'avoir considéré sa propre jalousie comme un sentiment indigne et comme une espèce de trahison. Mais on a beau se reprocher une passion, elle n'en est pas moins là, dans notre cœur, qui nous le déchire et nous le ronge. Depuis le retour de Termonde, cette jalousie avait augmenté, avec la certitude que l'amour de celui qui en était le principe augmentait aussi. Le malheureux homme ne s'était pas cru le droit cependant de fermer la porte à son ami. Sa femme n'était-elle pas la plus pure, la plus honnête des femmes? Même le penchant au mysticisme et à la dévotion exaltée, qu'il lui reprochait quelquefois, offrait une garantie qu'elle ne se permettrait jamais rien qui fût une tache sur sa conscience. D'ailleurs, les assiduités de Termonde s'accompagnaient d'un si évident, d'un si absolu respect, qu'elles ne donnaient aucune prise au reproche. Que faire? Avoir une explication avec sa femme, lui qui était pris d'un battement de cœur à la seule idée de discuter contre elle? Exiger qu'elle cessât de recevoir son ami, à lui? Mais si elle cédait, il l'aurait privée d'une distraction réelle, et il ne se le serait point pardonné à lui-même. Si elle ne cédait pas?... Et mon pauvre père avait préféré se débattre dans cette géhenne de la faiblesse et de l'indécision, où roulent, pour n'en plus sortir, les silencieux et les timides. Et il détaillait cette misère à ma tante, et il insistait sur le caractère maladif de son sentiment, implorant un conseil, une pitié, accusant la puérilité de sa jalousie, s'en moquant; et jaloux tout de même, et ne pouvant se retenir de parler, de reparler de cette plaie ouverte dans son âme, et incapable de l'énergie qui eût été sa guérison.

Les lettres se faisaient plus sombres encore. Comme il arrive quand on n'a pas coupé court aussitôt à une situation fausse, mon père souffrait des conséquences de sa faiblesse, et il les voyait se développer devant lui,—sans agir, parce qu'il aurait fallu, pour les arrêter maintenant, subir d'affreuses scènes. Après avoir toléré que son ami multipliât ses visites, ce lui était un martyre de constater que sa femme avait subi à ce degré l'influence envahissante de cette intimité. Il la voyait prendre des conseils de Termonde pour les petites choses de la vie,—sur un point de toilette, pour l'achat d'un cadeau, le choix d'une lecture. Il retrouvait la trace de cet homme dans les changements de goût de ma mère, en musique, par exemple. Il aimait, quand nous étions seuls à la maison, le soir, qu'elle se mît au piano et qu'elle jouât, longuement, au hasard. Elle n'exécutait plus aujourd'hui que des morceaux indiqués par Termonde, qui avait rapporté de ses voyages une connaissance assez approfondie des maîtres allemands, au lieu que mon père, élevé en province et auprès de sa sœur, élève elle-même d'un professeur de province, en était resté au culte des musiciens italiens. Et puis ma mère se rattachait par sa famille à une société toute différente de celle où mon père la faisait vivre. Les triomphes que son extrême beauté lui assurait dans cette dernière, joints à sa native douceur, avaient empêché, d'abord, qu'elle ne regrettât son ancien milieu. Il en fut autrement, lorsque sa familiarité avec Termonde qui appartenait, lui, au monde le plus élégant, lui rendit de nouveau présentes toutes les habitudes de ce monde. Mon père la vit qui s'ennuyait dans son propre salon, dont elle faisait les honneurs avec une pensée absente. Il n'était pas jusqu'aux opinions politiques de son ami qu'il ne retrouvât sur les lèvres de sa femme. Elle le raillait finement de ce qui lui restait d'utopies libérales, et, derrière cette moquerie sans méchanceté, mais qui était une moquerie pourtant, comme derrière ses nouvelles sensations d'art, toujours il retrouvait Termonde, et encore Termonde. Il se taisait pourtant, la timidité dont il avait toujours été victime devant ma mère s'exaspérant avec sa jalousie. Plus il était malheureux, plus il devenait sensible, incapable de montrer sa peine. Il y a des âmes ainsi façonnées, que la souffrance les paralyse et les empêche d'agir. Et puis c'était derechef la même question: Que faire? Par quel biais aborder une explication, quand il n'avait en définitive rien de précis à dire, pas un reproche positif qu'il pût articuler? Est-ce qu'on dresse un acte d'accusation avec des nuances? Il continuait à ne pas douter de l'honnêteté de sa femme. Du moins, il affirmait son entière estime pour elle, à chaque page, suppliant ma tante de ne pas retirer une parcelle de son amitié à sa chère Marie, la conjurant de ne faire jamais devant elle, qui en était l'innocente cause, une allusion à des tourments dont il rougissait lui-même. Et il insistait sur ses propres torts, il s'accusait de ne pas être assez tendre, de ne pas savoir se faire aimer, et c'étaient des tableaux de son triste intérieur, évoqués d'un mot, avec une humilité navrante. Il se décrivait, durant leur tête-à-tête du soir, regardant sa femme, qui, couchée parmi de petits coussins brodés, dans un fauteuil, en toilette claire, appuyait ses pieds chaussés de bas à jour sur un tabouret à bascule et qui lisait à la clarté d'une lampe posée à côté d'elle, sur une table mobile. Que lisait-elle? Un roman prêté par Termonde. Elle lisait, caressant ses cheveux distraitement avec un couteau à papier en or ciselé, donné par Termonde au jour de l'an. Mon père déposait la revue qu'il tenait à la main. Il cherchait une phrase par laquelle il pût atteindre cet être qu'il sentait si lointain, si étranger à lui,—et si aimé. Mais ces phrases-là, on ne les prononce pas ainsi. C'est le cœur contre le cœur, les mains unies, entre deux caresses, qu'un homme tendre et fier peut avouer cette torture déshonorante lorsqu'elle n'est pas touchante,—la jalousie dans l'estime. Les autres, les brutaux, ne connaissent pas ces scrupules. Ils disent: «Je suis jaloux,» sans plus s'inquiéter si c'est là une insulte ou non. Ils ferment leur porte à qui leur déplaît, ils imposent à leur femme un: «Suis-je le maître?» qui ne tient compte que de leur bon plaisir, à eux. Ont-ils raison? En tous cas, cette brutalité n'était pas le fait de mon pauvre père. Il trouvait en lui assez de force pour montrer à Termonde un visage glacé, pour ne lui parler qu'à peine, pour lui tendre la main avec cette politesse insultante qui creuse un abîme entre deux sincères amis. L'autre n'avait pas l'air de s'en apercevoir. Mon père, qui ne voulait pas d'une scène avec lui, parce que cette scène eût eu pour conséquence immédiate une autre scène avec ma mère, multipliait les petits affronts. Termonde en était quitte pour venir aux heures où l'homme d'affaires était retenu à son bureau. Et mon père racontait les rages qui le poignaient, à l'idée que sa femme et celui dont il était jaloux causaient ensemble, intimement, parmi les fleurs du petit salon, tandis qu'il s'abîmait, lui, le malheureux, dans le plus aride travail, pour assurer toutes les royautés du luxe à cette femme dont il ne serait jamais, jamais aimé, bien qu'elle portât son nom, bien qu'il la crût fidèle. Mais cette fidélité glacée, ah! ce n'était pas de cela qu'il avait soif, l'infortuné qui terminait sa dernière lettre par cette phrase,—me la suis-je assez souvent répétée! «C'est si triste de sentir qu'on est de trop dans sa propre maison, qu'on possède une femme par tous les droits, qu'elle vous donne tout ce que ses devoirs l'obligent à vous donner, tout, excepté son cœur qui est à un autre, sans qu'elle s'en doute peut-être, à moins que... Vois-tu, j'ai d'affreuses heures où je me dis que je suis un niais, un lâche, qu'il est son amant, qu'elle est sa maîtresse, qu'ils se moquent de moi ensemble, de ma stupide confiance, de mon aveuglement.... Ne me gronde pas, ma pauvre Louise. Cette idée est infâme, et je la chasse en me réfugiant auprès de toi, pour qui, du moins, je suis tout au monde...»

À moins que?...—et cette lettre était du premier dimanche du mois de juin 1864, et le jeudi suivant, quatre jours plus tard, celui qui avait écrit cette lettre et supporté ces douleurs allait au rendez-vous où il devait trouver une mort mystérieuse,—cette mort qui allait permettre à sa veuve d'épouser l'ami félon... Quelle idée aussi affreuse, aussi infâme que celle dont mon père s'accusait dans cette terrible dernière lettre venait de s'éveiller en moi? Je posai sur la cheminée la liasse de ces feuilles révélatrices, je pris ma tête dans mes mains et la tempête des imaginations cruelles passa sur cette tête, où je sentais le sang battre la fièvre. Ah! la hideuse, la sinistre chose, l'innommable!... Mon âme l'entrevoyait et elle se rejetait en arrière... Mais quoi? le monstrueux soupçon, ma tante n'en avait-elle pas subi l'assaut? Et, comme un encouragement à oser penser ce qui me donnait un tel frisson d'horreur, de petits faits ressuscitaient dans ma mémoire, me montrant cette sœur fidèle de mon père en proie à cette idée qui venait de m'envahir si fortement. Que de bizarreries je comprenais tout d'un coup, que je n'avais pas comprises! Le jour où elle m'avait annoncé le second mariage de ma mère, et quand j'avais prononcé de moi-même le nom maudit de Termonde, pourquoi m'avait-elle demandé d'une voix tremblante et comme affolée: «Que sais-tu?» Que craignait-elle donc que je n'eusse deviné? Quel renseignement redoutable attendait-elle de mon innocente observation d'enfant?... Plus tard, et lorsqu'elle me conjurait d'abandonner le soin de venger notre cher mort, lorsqu'elle me répétait la parole sainte: «Je me suis réservé la vengeance, dit le seigneur», quels coupables prévoyait-elle donc que je rencontrerais sur ma route? Quand elle me suppliait de ménager mon beau-père, de me le concilier plutôt, de ne pas m'en faire un ennemi, ses conseils n'avaient-ils pour but que la facilité de ma vie quotidienne, ou bien croyait-elle qu'un autre danger pût me menacer de ce côté-là? Lorsque les craintes se multipliaient dans son cerveau, affaibli par la maladie, et qu'elle en revenait toujours à ce conseil de prendre garde à mes sorties du soir, quelle vision d'épouvante lui revenait à l'esprit, lui montrant dans l'ombre une main capable de me frapper,—la même main qui avait frappé mon père? Lorsque, à ses derniers moments, elle réunissait toutes ses forces afin de détruire cette correspondance, sur quelle piste supposait-elle donc que ces lettres me jetteraient? Tout s'éclairait soudain d'une effrayante lumière... Ce que ma tante avait aperçu par delà ces lettres je l'apercevais aussi. Ah! je n'ai pas craint de penser ainsi, et j'ai honte à présent d'écrire ce que j'ai pensé. Mais, comment aurais-je pu échapper à la logique de la situation? Que ma tante eût livré ces lettres au juge chargé d'instruire l'affaire, est-ce que ce magistrat n'aurait pas supposé aussitôt ce que je ne pouvais pas m'empêcher de supposer? Non, je ne le pouvais pas... Un homme est assassiné auquel on ne connaît pas d'ennemis; il est avéré que le meurtre n'a pas le vol pour mobile, sa femme a un amant, et, presque aussitôt après la mort de son mari, elle épouse cet amant... «Mais c'est eux, c'est eux les coupables; ils ont tué le mari,» dirait le juge, dirait le premier venu. Pourquoi ma tante qui avait ces lettres de mon père entre les mains ne les avait-elles pas données à la justice?—Je le comprenais trop: elle ne voulait pas que j'eusse à penser de ma mère ce que j'en pensais, à cette minute, dans un accès de folle douleur:—qu'elle avait trompé mon père, qu'elle avait été la maîtresse de Jacques Termonde, que là gisait le secret de l'assassinat.—Concevoir cela comme seulement possible, c'était commettre un parricide moral, c'était la grande, l'inexpiable faute envers celle qui m'avait tiré de sa chair et porté dans son sein. J'avais toujours tant aimé ma mère, si tristement, si tendrement. Jamais, non, jamais, je ne l'avais jugée. Que de fois, me trouvant en tête à tête avec elle, et ne sachant pas lui dire ce qui m'oppressait le cœur, que de fois il m'était arrivé de songer que l'obstacle dressé entre nous deux ne nous séparerait pas toujours! Je deviendrais peut-être, un jour, son unique soutien, elle verrait alors combien elle m'était restée chère.—Mes souffrances n'avaient rien entamé de ma tendresse. Malheureux qu'elle me refusât une certaine sorte d'affection, je ne la condamnais pas de ce qu'elle prodiguait cette affection à un autre. Il y a une telle différence à souffrir d'un être qu'on aime, dans le bien ou dans le mal, à le sentir noble ou bas dans les chagrins qu'il nous inflige. En définitive, et avant que ces fatales lettres n'eussent fait sur moi leur œuvre de désenchantement, de quoi était-elle coupable à mes yeux? De s'être remariée? D'avoir voulu, demeurée veuve à moins de trente ans, refaire sa vie? Rien de plus légitime. De n'avoir pas compris les relations de l'enfant qui lui restait avec l'homme qu'elle avait choisi? Rien de plus naturel. Elle était plus épouse que mère, et puis, les êtres un peu chimériques et frêles, comme elle, répugnent aux luttes quotidiennes. Ils préfèrent ne pas voir en face la réalité qui leur imposerait une énergie de tous les instants. J'avais admis, d'instinct d'abord, à la réflexion ensuite, toutes ces explications de l'attitude de ma mère à mon égard. Quelle source d'indulgence jaillit en nous, chaude, profonde, inépuisable, pour ceux qui nous tiennent vraiment à la racine du cœur, et cette source venait de se tarir tout d'un coup, et à sa place je sentais s'épancher en moi le flot empoisonné des plus odieux, des plus abominables soupçons....

Cette première, cette soudaine invasion d'une si affreuse idée ne dura pas. Je n'y aurais point résisté; j'aurais pris un pistolet pour me tuer et détruire du coup l'excessive douleur, si cette idée s'était implantée en moi, comme cela, précise, accablante d'évidence, impossible à repousser. Elle fut ainsi durant les instants qui suivirent la lecture des lettres. Puis la crise diminua, je réfléchis, et tout de suite ma tendresse pour ma mère entra en lutte contre le cauchemar. À l'attaque de ces exécrables imaginations, j'opposai des faits, dans leur certitude et leur netteté. Je me rappelai par le menu les moments où j'avais vu ma mère et mon père, en présence l'un de l'autre, pour la dernière fois. C'était à la table du déjeuner d'où il s'était levé pour aller là-bas, vers l'assassin. Mais est-ce que ma mère n'était pas rieuse, à son ordinaire, ce matin-là? Est-ce que Jacques Termonde n'avait pas déjeuné avec nous? N'était-il pas demeuré ensuite, après le départ de mon père, à causer, tandis que je jouais? C'était à ce moment même, entre une heure et deux, que le mystérieux Rochdale commettait le crime. Termonde ne pouvait pas être à la fois dans notre salon et à l'hôtel Impérial, pas plus que ma mère n'aurait pu, impressionnable comme je la connaissais, parler ainsi paisiblement, heureusement, si elle avait su qu'à cette heure-là son mari tombait pour ne plus se relever... J'étais un fou d'avoir laissé une pareille hypothèse dessiner son image monstrueuse devant mes yeux, une seule minute. J'étais un infâme d'avoir aussitôt dépassé les plus insultantes défiances de mon père. Déjà et sans preuve aucune que l'expression d'une jalousie qui s'avouait elle-même déraisonnable, j'en étais arrivé où cet homme, malheureux mais aimant, n'avait pas osé aller: à cette extrémité d'outrage envers ma mère de croire qu'elle avait été la maîtresse de Termonde. Et, quand bien même elle eût inspiré, du vivant de son premier mari, un sentiment trop vif à celui qu'elle devait épouser un jour, est-ce que cela prouvait qu'elle eût partagé ce sentiment? L'eût-elle partagé, cela prouvait-il qu'elle y eût cédé jusqu'au don entier de sa personne? Précisément, les femmes délicates comme elle était, ces créatures très fines, et qui vivent à côté du réel, caressent si volontiers la chimère de romanesques affections qu'elles croient innocentes, puisque toute action coupable en est bannie. Pourquoi n'aurait-elle pas aimé Termonde d'une de ces affections-là, fidèle, en fait, à ses devoirs, et livrée en pensée à une intimité dont il était trop naturel qu'un époux fût jaloux, mais qui, au demeurant, n'entachait en rien l'honneur de l'épouse? Je la justifiais ainsi, non seulement de toute participation au crime, mais encore de toute faute contre ses devoirs. Cela l'aurait flétrie si profondément pour mon cœur qu'elle eût eu un amant... Et puis mes idées changeaient de nouveau; je me souvenais du cri qu'elle avait jeté devant le cadavre de mon père: «Dieu me punit...» Je ne lui faisais pas la charité d'admettre que ce cri eût trahi simplement les scrupules d'une âme exaltée, qui se reprochait maintenant jusqu'à ses pensées. Je me souvenais aussi des yeux étincelants de Termonde et de ses mains frémissantes, lorsqu'il parlait avec ma mère de la disparition mystérieuse de mon père. S'ils étaient complices, ils jouaient la comédie devant moi, innocent témoin, pour qu'ils pussent, à l'occasion, invoquer ma parole d'enfant... Ces souvenirs me rejetaient sur la voie funeste. L'idée d'une liaison coupable entre elle et lui me saisissait de nouveau, et, presque tout de suite, la pensée qu'ils avaient profité de l'assassinat, qu'ils y avaient eu un intérêt puissant et unique... L'assaut du soupçon recommençait, si violent, qu'il triomphait de toutes les barrières que je dressais là contre. J'accumulais toutes les objections tirées d'un alibi physique et d'une invraisemblance morale. J'en arrivais à me dire: il est strictement impossible qu'ils soient pour rien dans le meurtre; impossible, impossible, impossible,—je me répétais ce mot avec frénésie, puis l'hallucination me revenait, terrassante. Il y a des moments où l'âme désemparée se trouve inhabile à dompter des visions qu'elle sait fausses, où l'imaginaire et le réel se confondent en un cauchemar, pareil à ceux de la panique, et sans que le jugement sache distinguer l'un de l'autre. Cette paralysie du jugement, qui a été jaloux sans la connaître? Que j'en ai souffert, durant la journée qui suivit la lecture de ces lettres! J'allais, je venais à travers la maison, incapable de vaquer au moindre devoir, comme foudroyé par des émotions que les gens qui m'entouraient attribuèrent au chagrin de la perte que je venais de faire. À plusieurs reprises, je voulus m'asseoir au chevet de la morte. La vue de son visage, aux narines déjà pincées, avec son expression de tristesse encore accrue, m'était intolérable. Elle renouvelait trop mes misérables doutes... Vers quatre heures, un télégramme vint. Il était signé de ma mère et m'annonçait son arrivée par le train du soir... Lorsque je tins cette feuille de papier bleu dans ma main, ce fut une détente momentanée à mon angoisse... Elle venait... Elle avait pensé à ma peine... Elle venait... Cette seule assurance dissipait mes soupçons. J'allais la revoir... Pourvu qu'elle ne les devinât pas, ces soupçons criminels, sur mon visage? Et puis les hypothèses absurdes et infâmes me reprenaient... Elle pense peut-être que la correspondance entre mon père et ma tante n'a pas été détruite, elle vient pour essayer d'avoir ces lettres avant moi, pour savoir ce que ma tante m'a dit en mourant. S'ils sont coupables, elle et Termonde, ils doivent s'être défiés toute leur vie de la clairvoyance de la vieille fille.... Certes, j'avais été très malheureux dans mon enfance, mais que j'aurais voulu retourner en arrière, être le collégien qui méditait sur la froideur de son beau-père, à l'étude triste et interminable du soir,—et non pas le jeune homme qui, cette nuit-là, se promenait dans la gare de Compiègne, attendant une mère soupçonnée ainsi!... Dieu juste! N'ai-je pas tout expié d'avance par cette heure-là?

X

Le train de Paris approchait. J'en entendais la sourde rumeur. Je vis les feux aveuglants de la locomotive s'avancer dans la nuit rapidement, puis me dépasser. Le train stoppa. L'homme de garde cria le nom de Compiègne et le chiffre des minutes de l'arrêt, tout en ouvrant les portières les unes après les autres. Chacun de ces détails me parut durer un temps bien long... J'allais de voiture en voiture, cherchant ma mère sans la trouver. Au dernier moment n'avait-elle pu se décider à venir? Quelle épreuve pour moi s'il en était ainsi! Quelle nuit je passerais, en proie à cette tourmente des soupçons que sa présence seule dissiperait,—je le comprenais trop. Une voix m'appela. C'était la sienne. Je l'aperçus, toute en noir. Non, jamais je ne m'étais jeté dans ses bras comme je fis à cette minute, oubliant tout,—et que nous étions dans un lieu public, et pourquoi elle venait,—tout, dans la joie de sentir mes horribles imaginations s'en aller, se fondre au simple contact de cet être que j'aimais si profondément, le seul qui me fût cher, malgré les malentendus, jusqu'au plus profond de mon cœur, maintenant que je venais de perdre la sœur de mon père. Après ce premier mouvement presque animal, presque semblable à l'étreinte par laquelle un noyé saisit le nageur qui plonge vers lui, je regardai ma mère sans parler, en lui tenant les mains. Elle avait levé son voile, et, dans le jour incertain de cette gare, je vis qu'elle était très pâle, et qu'elle avait pleuré. Rien qu'à rencontrer ses yeux où roulaient encore des larmes, je compris que j'avais été fou. Je le compris aux premières phrases qu'elle prononça, me disant sa peine si tendrement, et qu'elle avait voulu venir tout de suite, quoique mon beau-père fût souffrant.—M. Termonde était sujet depuis deux ans à de violentes crises de foie.—Mais ni le chagrin éprouvé à cause de moi, ni le souci de la santé de son mari, n'avaient empêché cette pauvre mère de songer, pour ce déplacement de quelques jours, à ses petites préoccupations habituelles de confort et d'élégance. Sa femme de chambre était là, auprès de nous, accompagnée d'un porteur; et tous les deux chargés de trois ou quatre sacs de différentes grandeurs, en cuir anglais, soigneusement boutonnés dans leur housse d'étoffe: un nécessaire, une petite cassette contenant le papier et les instruments à écrire, une sacoche où placer le porte-monnaie, le mouchoir, le livre, le voile de rechange; et puis une boule où mettre l'eau chaude pour les pieds, deux coussins pour reposer la tête, et une pendule légère suspendue dans sa gaine ouverte.

—«Tu me reconnais...», me dit-elle, tandis que j'indiquais la voiture à la femme de chambre pour s'y débarrasser de ses paquets; et, me montrant sa robe, qui était de drap marron soutaché de noir: «Tu vois, je n'aurai mes vêtements de deuil que demain... Ils ne pouvaient pas être prêts, mais on les enverra dès la première heure...» Et comme je l'installais dans la voiture, elle ajouta: «Il y a encore une boîte à chapeau et une malle...» Elle souriait à demi en me disant cela, pour me faire sourire à mon tour. C'était une vieille matière à gentilles querelles entre nous que l'encombrement des menus et inutiles colis parmi lesquels elle voyageait. En tout autre état d'esprit, j'aurais souffert de retrouver chez elle, à côté de la marque d'affection qu'elle me donnait en venant, la trace constante de cette frivolité mondaine. N'était-ce pas là une des petites causes de mes grands malheurs? Mais cette frivolité m'était, au contraire, si douce à remarquer dans cette minute... C'était donc là cette femme que je m'imaginais tout à l'heure, arrivant vers moi avec le projet ténébreux de fouiller les papiers de ma tante morte, de voler ou de détruire les pages accusatrices qui s'y pourraient rencontrer!... C'était là cette femme que je me représentais, le matin, comme une criminelle chargée du poids du plus lâche assassinat!... Oui, j'avais été fou, j'avais ressemblé au cheval emporté qui galope après son ombre. Mais quel apaisement de constater cette folie, quelle détente! J'en oubliais presque la douce et chère morte. J'étais bien triste au fond de l'âme, et cependant heureux, tandis que le vieux coupé nous emportait à travers la ville, dont les fenêtres éclairées brillaient dans la nuit. Je tenais la main de ma mère, j'avais envie de lui demander pardon, de baiser le bas de sa robe, de lui répéter que je l'aimais, que je la vénérais. Elle voyait bien mon émotion, qu'elle attribuait au malheur dont je venais d'être frappé. Elle me plaignait. À plusieurs reprises, elle me dit: «Mon André...» C'était si rare que je la sentisse ainsi, toute à moi, et juste dans la nuance de cœur que réclamait ma sensibilité malade!

J'avais fait préparer pour elle la chambre du rez-de-chaussée, à côté du salon. Je me rappelais que cette chambre était la sienne, lorsqu'elle était venue à Compiègne avec mon père, quelques jours après son mariage, et je m'étais dit que l'impression produite sur elle par la vue de la maison d'abord, puis par celle de cette chambre, m'aiderait à dissiper mes affreux soupçons. Je m'étais juré de noter minutieusement les plus légers troubles qui passeraient en elle, à la rencontre d'un passé rendu de nouveau vivant par cette physionomie des choses, qui ne change pas aussi vite que le cœur d'une femme. Je rougissais à présent de cette idée de policier. Je sentais combien il est honteux de juger sa mère, de ne pas faire un acte de foi en elle qui prévale même contre l'évidence. Je le sentais, hélas! d'autant mieux que l'innocente femme se surveillait moins. Elle était entrée dans sa chambre avec un visage recueilli, elle s'était assise devant le feu, étendant ses pieds fins du côté de la flamme qui rosait ses joues pâles; et, avec ses cheveux restés tout noirs, avec sa taille restée toute jeune, elle avait encore, dans le demi-jour de cette pièce, le charme de délicatesse et d'aristocratie dont parlait mon père dans ses lettres. Elle regarda longuement autour d'elle, reconnaissant la plupart des objets que la piété de ma tante avait laissés à leur place. D'une voix triste, elle dit: «Que de souvenirs!...» Mais l'émotion qui détendait ses traits n'était pas amère. Ah! elle n'a pas ces yeux, cette bouche, ce front, une femme qui revient dans une chambre où elle a vécu, vingt ans auparavant, auprès d'un mari qu'elle a fait assassiner après l'avoir trahi!... Il n'y eut pas un détail durant toute cette soirée qui ne vînt ainsi me démontrer combien ma puérile et déshonorante imagination avait calomnié complaisamment celle qui eût dû m'être sacrée. Julie nous avait dressé une espèce de souper qu'elle voulut nous servir comme elle m'avait servi le jour précédent. Je les regardais toutes les deux, l'une en face de l'autre, la vieille domestique et son ancienne maîtresse. Je savais que leurs caractères ne s'étaient pas convenus autrefois, et pourtant elles éprouvaient une grande douceur à se revoir. Cette pauvre Julie surtout, simple fille, incapable de dissimuler, était si contente, qu'elle me prit à part quelques minutes avant ce frugal repas, pour me dire la consolation qu'elle éprouvait dans son chagrin à retrouver ma mère si bonne pour moi, et à nous servir tous les deux assis à la même table, comme aux temps lointains. Si, dans ces temps-là, il y eût eu dans la vie de ma mère un de ces coupables secrets que les domestiques fidèles devinent mieux que personne, non, l'honnête servante qui nous avait élevés, mon père et moi, ne l'eût pas ignoré, ni pardonné. J'en aurais surpris la trace sur cette face aux lèvres rentrées, dont chaque ride avait pour moi son éloquence. Ma mère, de son côté, ne se fût pas complue dans la présence de ce témoin d'une ancienne faute. Ses gestes eussent traduit une gêne cachée, quand ce n'eût été que cette hauteur par laquelle nous ripostons, comme à l'avance, au blâme deviné chez un inférieur. La figure de Julie rentrait pour ma mère dans la série des choses qui lui représentaient son premier mariage, et soit que la mort presque subite de ma tante l'eût beaucoup remuée, soit que ce sentiment du passé flattât son goût pour le romanesque, bien loin de repousser ces souvenirs, elle s'y abandonnait, et, moi, je la bénissais intérieurement de détruire par son attitude seule les derniers vestiges de ma muette calomnie. Quel merci je lui murmurai encore dans ma pensée lorsque plus tard, dans la nuit, elle me demanda de voir la morte, afin de lui dire un dernier adieu! Nous entrâmes ensemble dans la pièce où l'agonisante s'était débattue contre la préoccupation suprême d'où j'avais tiré de si abominables conséquences. Ma mère s'approcha du lit... La mort, qui a de ces singularités tragiques, avait exagéré la ressemblance qui existait du vivant de ma tante entre son visage et celui de mon père. Ce profil, immobile et livide, surtout à cause de la mentonnière qui maintenait la bouche fermée, rappelait invinciblement l'autre profil que j'avais gardé dans ma mémoire, et devant lequel ma mère m'avait embrassé d'une si chaude étreinte. Nous nous trouvions de nouveau tous les deux en présence d'une vision funèbre. Mais je n'étais plus un enfant, elle n'était plus une jeune femme. Que d'années avaient passé entre ces deux morts, et quelles années! Cette comparaison s'imposait à ma mère aussi bien qu'à moi. Elle demeura d'abord silencieuse, enfin elle me dit: «Comme elle lui ressemble...» Elle s'approcha de ma tante, appuya un baiser sur ce front glacé, puis elle s'agenouilla au pied du lit et se mit en prière. Cette épreuve, que j'avais à peine osé rêver, elle-même était allée au-devant d'une façon si naturelle, si vraie... J'ai eu depuis bien d'autres signes de la pureté absolue du cœur de ma mère, j'ai entendu sortir de la bouche de celui qui avait conduit tout le crime des paroles qui purifiaient pleinement la noble femme. Il n'en était plus besoin. La voir à genoux devant la sœur morte de mon père mort avait suffi pour exorciser le fantôme.

Quand elle eut achevé de prier, elle voulait rester à veiller auprès de ce triste chevet. Je l'en empêchai parce que je redoutais pour elle l'émotion d'une nuit ainsi passée et je la forçai de descendre. Mais elle était trop troublée, et elle me demanda de lui tenir compagnie encore un peu de temps. J'acceptai avec joie, tant j'avais peur de retrouver loin d'elle les hallucinations que sa manière d'être avait si complètement dissipées. Je me sentais si bien son enfant durant cette soirée passée en tête à tête, que je m'extasiai comme jadis, dans ma véritable enfance, devant ses moindres gestes. J'admirai avec quel art elle transforma, tout de suite, le coin de la cheminée du salon, où nous nous tenions, comme en un petit asile de causerie, bien retiré, bien à nous. Elle me fit apporter le paravent auprès de la chaise longue. Elle posa sur une petite table mobile sa pendule de voyage, son flacon de sels, la boîte de mes cigarettes. Elle-même avait passé une robe de chambre blanche, enroulé autour de sa tête et de ses épaules une mantille noire; sur ses jambes elle mit une couverture de laine rose tricotée à la main avec des rubans. Elle appuyait sa joue sur un des deux petits coussins revêtus de soie rouge dont elle se servait dans le chemin de fer. Quelques violettes des bois, dont Julie avait paré un petit vase, mêlaient leur arôme au frais parfum qu'elle secouait autour d'elle, et je l'aimais d'être ainsi, de me rappeler par les minuties de sa fine élégance les impressions les plus lointaines que j'avais eues d'elle. Je l'aimais surtout de me parler comme elle faisait, m'ouvrant son âme, et en laissant échapper tant de souvenirs. Elle avait commencé par me questionner sur la maladie de ma tante. Elle continua en m'entretenant de mon père, ce qui lui arrivait bien rarement. Il était si rare aussi que nous nous vissions dans une intimité pareille! Dans ce salon tout peuplé des reliques du mort, avec le souvenir, si présent à mon esprit, des lettres lues ce jour même, ce me fut une sensation bien étrange de l'entendre me raconter à son tour l'histoire de son mariage. Elle me dit, ce que je savais déjà, comment s'était fait ce mariage, qu'elle avait rencontré mon père à un bal chez un grand avocat qui connaissait les dames de Slane par des relations de monde. Elle me décrivait sa propre toilette à ce bal, puis elle me peignait mon père un peu engoncé dans son habit noir, avec une cravate blanche mal nouée et des gants trop longs... «Quand on est jeune fille, ajoutait-elle, on est si sotte... Il s'est fait présenter chez nous, il m'a demandé une première fois, puis une seconde... Et les deux fois j'ai refusé parce que j'avais dans le souvenir cette puérilité de ces gants trop longs... La troisième fois, il a voulu me parler en tête-à-tête... Maman avait une grande envie de ce mariage, malgré certaines différences de milieu et d'éducation... Ton père était un si honnête homme, si travailleur, si capable, et puis, il admirait maman avec tant de naïveté, comme une idole... Enfin elle consentit à cette entrevue... Je reçus ton père avec le ferme propos de lui répondre non, et il me parla si gentiment, avec un tact si exquis, tant d'éloquence... Je vis si bien qu'il m'aimait... Et je dis oui...» Quel commentaire pour moi de toute la correspondance de mon père que cette entrée dans le mariage, symbole anticipé de toutes les années qui allaient suivre! Oui, jusqu'à leur dernier déjeuner pris en commun avant l'assassinat, ils avaient vécu ainsi, elle, se laissant aimer avec l'indulgente fierté d'une femme qui se sait plus fine, plus distinguée,—et lui, le laborieux homme d'affaires, tout voisin du peuple, aimant cette femme délicate et d'un charme rare, avec un sentiment idolâtre de sa supériorité à elle, avec une méconnaissance naïve de ses supériorités à lui. Le grand poison du cœur, c'est le silence. Je l'avais déjà trop senti pour moi-même, et je le sentais pour le compte de celui dont j'étais le fils, dont j'avais hérité l'âme ombrageuse et concentrée. Et ma mère continuait,—navrante ironie,—insistant sur les qualités de mon père, sur sa droiture, son énergie et aussi sur les portions de ce caractère qui lui étaient demeurées fermées. «Depuis qu'il est mort si tristement, reprenait-elle, je me suis demandé si je l'avais rendu aussi heureux qu'il aurait pu l'être... J'étais bien jeune alors et nous n'avions guère de goûts communs... J'ai toujours aimé le monde, c'est de naissance; et lui, il ne l'aimait pas, il ne s'y sentait pas à l'aise... J'étais très pieuse, et il était très voltairien... Il croyait les autres hommes aussi bons que lui-même, et il pensait que l'on peut se passer de religion... Nous avons vu, depuis, où cela mène... Il n'était pas jaloux, jamais il ne m'a fait une observation sur les quelques amitiés d'hommes que j'avais formées; mais il avait en lui un principe inquiet... Lorsqu'il était obligé de quitter Paris pour quelques jours, si je mettais un peu trop tard à la poste ma lettre quotidienne, c'était tout de suite un télégramme qui me demandait anxieusement des nouvelles de ma santé. Le soir, si je rentrais un peu après mon heure habituelle, je le trouvais tout soucieux, persuadé qu'il m'était arrivé un malheur... Et puis, il avait des tristesses sans causes, de grands silences... Je n'osais pas le questionner... Tu tiens cela de lui, mon pauvre André...»

Puis elle me parlait de cette mort mystérieuse:—«J'en ai tant pleuré, disait-elle, et, depuis, j'y ai tant pensé. Ton père n'avait pas d'ennemi. Il avait fait sa carrière trop loyalement... Ma conviction est que l'assassin comptait qu'il apportait avec lui une grosse somme d'argent. Remarque bien que nous ne savons pas ce que ton père avait en portefeuille... Ah! mon André, si tu savais quels jours j'ai passés? C'est dans ces moments-là que j'ai pu connaître mes vrais amis...» Et elle se prit à nommer M. Termonde et à me détailler les preuves de son dévouement. Mais je ne lui en voulais pas de ne pas comprendre, à l'heure où nous étions, qu'elle ne pouvait prononcer ce nom sans me faire de mal. Une fois lancée dans la voie des réminiscences, pourquoi se serait-elle arrêtée? Quel scrupule l'eût empêchée de m'entretenir du second mariage et des consolations qu'elle y avait trouvées? Avait-elle jamais deviné ma véritable situation envers mon beau-père, pas plus qu'autrefois les sentiments de mon père à l'égard du même personnage? Certes il y avait pour moi une mélancolie affreuse dans ces confidences qui formaient la contre-partie cruelle des autres, de celles que mon père faisait à ma tante dans ses lettres. Mais quelque grande que fût ma tristesse à constater les profondeurs du malentendu qui avait séparé ces deux êtres, qu'était cela auprès du cauchemar tragique dont j'avais subi l'assaut? Et j'écoutai, toute cette longue soirée d'hiver, ma mère me parler ainsi, avec la douce, l'enivrante certitude que jamais, plus jamais, les soupçons monstrueux ne me reprendraient. Tout s'expliquait des lettres de mon père. Il avait été profondément jaloux de sa femme, et il n'avait jamais osé dire cette jalousie dont le principe était une influence morale, ignorée peut-être de celle-là même qui la subissait. Non, la créature qui me racontait tout ce passé avec cette clarté dans les yeux, avec cette douceur dans la voix, avec cette ingénuité dans l'aveu de ses inintelligences, avec cette évidente sincérité de toute sa personne, non, cette créature ne pouvait être qu'innocente, même des douleurs qu'elle avait infligées,—ou bien elle eût été un monstre d'hypocrisie. Du moins je n'ai pas pensé cela de toi, femme si faible mais si bonne, si capable de méconnaître une souffrance, mais si incapable de la provoquer en la comprenant; et depuis cette soirée ma foi en toi n'a plus subi d'atteintes. J'étais sauvé de mes doutes impies.

Oui, je peux me rendre cette justice qu'à partir de ce moment je n'ai plus traversé une seule crise de ces doutes à l'égard de ma mère. Ni pendant le reste de nuit qui suivit cet entretien, ni pendant le jour d'après, qui fut celui de l'enterrement, ni pendant les jours qui succédèrent, et quand elle m'eut quitté, je n'entendis de nouveau la voix honteuse, celle qui m'avait parlé si fort contre celle que j'aurais dû être le dernier, que j'avais été le premier à juger coupable. Il n'en fut pas de même à l'endroit de mon beau-père. Lorsque la défiance est éveillée sur un point, et qu'il s'agit d'un intérêt aussi tragique, aussi poignant que l'assassinat d'un père, cette défiance ne s'endort pas avant d'avoir touché, d'avoir palpé, d'avoir étreint une certitude. Je l'avais tenue, cette certitude, à la minute où j'avais embrassé ma mère, où je l'avais entendue parler. Mais quoi? Est-ce que l'innocence de ma mère prouvait l'innocence de mon beau-père? Dès que je fus seul, et que j'eus étudié, par le menu cette fois, les fatales lettres, cette nouvelle position du problème s'imposa aussitôt à mon esprit. Sauf les mauvais quarts d'heure d'injustice par excès de souffrance, mon père avait toujours distingué, lui aussi, la responsabilité de sa femme et celle de son ami dans la relation dont il était jaloux. Toujours il avait innocenté ma mère dans sa pensée, et jamais, au contraire, il n'avait révoqué en doute la passion de Termonde pour elle. C'était là le fait positif, indéniable et que j'ignorais, avant la lecture des lettres: à savoir que cet homme avait eu un intérêt prodigieux à la suppression de mon père. Je pouvais, avant cette lecture, croire que sa tendresse pour ma mère était née en lui, seulement lorsqu'elle avait été libre de l'épouser. Malgré mes jalousies, j'avais trouvé cela si naturel qu'une femme, jeune, belle et malheureuse, inspirât un passionné désir de la consoler, bien vite transformé en amour, même au plus intime ami de son mari mort. Les choses m'apparaissaient à présent sous un angle tout autre. Je relisais les lettres dans la solitude de la maison de Compiègne où je m'attardais au lieu de rentrer à Paris, en apparence pour régler quelques affaires, en réalité parce que j'étais comme les animaux blessés qui se terrent pour souffrir. Une relique, entre toutes celles dont était peuplée cette maison, réveillait, plus que toutes les autres, le désir de vengeance et de justice qui avait dominé mon enfance. C'était, posé sur un petit secrétaire et à côté du buvard ayant appartenu à mon père, qui renfermait encore les enveloppes et le papier à lettres à son chiffre, un de ces calendriers à éphémérides dont on arrache une feuille chaque jour. Il était, ce calendrier, de l'année 1864; ma tante l'avait conservé, sans plus y toucher, à la date du jour où elle avait appris la terrible nouvelle de l'assassinat. Samedi, onze juin, marquait la petite feuille posée sur l'épaisseur des autres, et ces autres comptaient les jours de cette année-là, que mon père n'avait pas vécus! Le onze juin 1864!... C'était donc le jeudi, neuf, qu'il avait été tué. J'avais neuf ans alors, j'en avais vingt-quatre aujourd'hui, et le mort n'était pas vengé... Pourquoi? Parce que le hasard ne m'avait fourni aucune indication. Je n'avais pu former aucune hypothèse qui reposât sur un fait observé, vérifié, certain. Aujourd'hui que je tenais une de ces indications, si douteuse fût-elle, une de ces hypothèses, quelle que fut son invraisemblance, non, je n'avais pas le droit de reculer. Il fallait pousser mes soupçons jusqu'à leur extrémité. «Si j'allais chez M. Massol, me disais-je, lui remettre cette correspondance et le consulter, est-ce qu'il considérerait cette nouvelle révélation sur notre intérieur, sur les sentiments de la victime, sur ceux du second mari de ma mère—comme un document à négliger?...» Non, mille fois non, si bien que je n'aurais pas osé lui porter ces lettres. J'aurais tremblé de lancer les limiers de justice sur cette piste. Nous avions tant cherché, tant étudié, lui et moi, qui pouvait avoir eu intérêt à ce crime? S'il avait pensé à mon beau-père, il ne m'en avait du moins jamais parlé. Quel indice possédait-il, qui l'autorisât, une seconde, à jeter ce trouble dans mon esprit? Cet indice, je pouvais le lui fournir, moi, et je le sentais, d'instinct, si grave, d'une signification si redoutable! Comment me serais-je empêché de m'y attacher ainsi, de le tourner et de le retourner, m'abandonnant à cette espèce de dévidement d'idées qui s'accomplit en nous, presque à notre insu, quand le rouet de notre rêverie a été une fois mis en branle?

Je sentais mieux mon impuissance à dominer ma pensée, grâce au contraste qui existait entre cette tempête intime et la profonde tranquillité de la maison de la morte. Ma vie y coulait, si monotone en apparence, et réellement si ardente, si effrénée. Je me levais tard, je classais des papiers, je les lisais jusqu'à l'heure de mon déjeuner que je prenais seul, toujours servi par Julie qui continuait à ne pas vouloir qu'une autre personne s'occupât de moi. Dans cette salle à manger silencieuse, j'avais comme compagnons le chien de garde don Juan et deux chats, que j'avais donnés moi-même à ma tante autrefois, deux demi-angoras, surnommés, l'un Boule-de-Poil, à cause de sa longue fourrure, l'autre Pierrot, pour sa figure spirituelle et sa malice. J'étais là, donnant la pâture à toutes ces bêtes. Je me souvenais de ce Robinson que j'aimais tant durant mon enfance, et des scènes où le solitaire s'assied à sa table, entouré de sa ménagerie privée. Hélas! j'étais, moi, le Robinson qui a vu sur le sable l'empreinte d'un pied inconnu, et qui, retiré dans l'asile paisible, y transporte avec lui son anxiété. Julie allait et venait, dans ses vêtements de deuil. Les chats soufflaient lorsque don Juan s'approchait d'eux. Si je les négligeais, ils étendaient la patte et griffaient la nappe, en allongeant leur museau futé. J'écoutais le bruit de l'horloge comtoise posée à terre dans sa gaine, et dont le balancier de cuivre passait et repassait par la lucarne ronde découpée au milieu du bois. Et dans ce décor si doucement bourgeois, j'étais en train de raisonner les chances de culpabilité de mon beau-père. Je me disais: «La grande objection préalable à toute enquête, c'est l'alibi constaté; l'alibi se rapporte aux données physiques du crime, et dans toute analyse de cet ordre, à côté de la série de ces données physiques, il y a la série des données morales. Tant qu'elles ne coïncident pas, il y a doute, et la grande affaire d'un assassin habile est justement de créer ce doute. Si l'on s'en tenait à l'apparence d'impossibilité matérielle, combien d'instructions on ne pousserait pas?...» Je me levais parmi ces pensées, et le plus souvent je marchais vers la forêt. Autour de moi s'étendait l'immense silence des après-midi d'hiver. Les feuilles sèches vêtissaient la futaie d'admirables teintes fauves sur lesquelles se mouvait par intervalle une tache de la même nuance, le pelage de quelque chevreuil bondissant. Ces mêmes feuilles sèches criaient sous mes pieds, et moi je poursuivais mon raisonnement. Je déduisais les conditions de l'une et de l'autre hypothèse... «Soit, M. Termonde est coupable. Il était, il est encore passionné jusqu'à la violence: c'est un premier fait. Il aimait ma mère éperdûment: c'en est un autre. Mon père en était jaloux jusqu'à la douleur: c'est un troisième fait. Voici où commence l'incertitude: M. Termonde s'est-il aperçu de cette jalousie? A-t-il eu avec mon père quelques-unes de ces scènes muettes, à la suite desquelles un homme du monde comprend que la maison de l'ami dont il courtise la femme va lui être fermée? Cette supposition-là peut être admise sans difficulté. De là au furieux désir de se débarrasser d'un obstacle qu'on sent à jamais invincible, le passage est déjà plus malaisé à comprendre, mais la chose est encore possible...» À ce moment de mon analyse, je me heurtais contre ce que j'appelais les données physiques du crime. Le faux Rochdale existait, c'était de nouveau un fait, des gens l'avaient vu, l'avaient entendu, lui avaient parlé. Il attendait dans la chambre de l'hôtel Impérial, tandis que M. Termonde était à notre table, causant avec nous. Pour que M. Termonde fût coupable du crime, il fallait donc admettre entre ces deux hommes une complicité, que l'un, le faux Rochdale, fût un instrument, une espèce de bravo chargé de tuer pour le compte de l'autre!

Le caractère d'exception de cette nouvelle hypothèse était trop évident pour que je m'y abandonnasse. La première fois que je conçus cette idée, je me moquai de moi cruellement. Je me rappelai mes paniques d'enfant et les preuves étranges que j'avais eues alors de ma facilité à confondre l'imaginaire avec le réel. Il m'était arrivé, à plusieurs reprises, entre ma septième et ma dixième année, de me réveiller la nuit, et là, seul au milieu des ténèbres, je me disais que peut-être il faisait jour, et que j'étais devenu aveugle. C'était une folie. J'écarquillais mes yeux pour percer l'ombre. Le noir s'épaississait autour de moi; l'angoisse de ma cécité possible devenait si forte alors, que je devais, pour me rassurer, chercher une allumette à tâtons, la frotter contre le phosphore de sa boîte; et la vue de la flamme dissipait mon cauchemar. Que j'étais resté pareil à moi-même, combien incapable de dominer les chimères subitement apparues devant mon esprit! Je venais d'en avoir la preuve, à l'occasion de maman, et tout de suite je recommençais d'être la proie docile d'une chimère semblable!... J'avais beau me répéter cela, et insister sur l'invraisemblance d'une telle aventure: le faux Rochdale soudoyé par M. Termonde pour assassiner mon père,—en définitive ce n'était là qu'une invraisemblance et non pas une impossibilité absolue. En matière de crime, la moindre réflexion démontre que tout arrive. Je me complaisais alors à me souvenir des histoires extraordinaires de Cour d'assises que me représentait ma mémoire. Mon imagination devenait couleur de sang, comme l'horizon où le soleil se couchait derrière les taillis rouillés... Je rentrais. Je dînais, comme j'avais déjeuné, tout seul, puis je passais la soirée dans le salon, assis à la place où s'était assise ma mère. J'avais si peur des furies de pensée, auxquelles je me laissais trop aisément entraîner, que je demandais à Julie de me rejoindre, aussitôt son repas fini. La vieille femme s'installait sur une petite chaise bretonne, toute basse, dans le coin de l'âtre, comme une personne accoutumée à s'accagnarder sur le banc du coin de la grande cheminée, à la cuisine. Elle tricotait un bas, faisait aller et venir les aiguilles d'acier dans les mailles de laine brune, et, pour cette besogne, elle assurait sur son nez une paire de besicles qui donnaient à sa face ridée et tirée un aspect de caricature. Il lui arrivait de travailler ainsi toute la soirée, sans dire un mot, avec Boule-de-Poil, son favori, ronronnant à ses pieds, tandis que Pierrot, jaloux, frottait sa tête contre elle, mendiant une caresse et dressé sur ses pattes. D'autres fois, elle parlait, répondant aux questions que je lui posais sur ma tante. Elle me répétait ce que je savais déjà si bien: les angoisses de la pauvre créature à mon endroit, ses idées sur les dangers que je pouvais courir, son anxiété à son lit d'agonie. Elle insistait sur l'inconsolable chagrin que cette sœur fidèle avait eu du mariage de la veuve de son frère, et sur la haine vouée par elle à M. Termonde. «Chaque fois qu'elle se décidait à venir chez ta mère, continuait Julie, à cause de toi, André... d'avance elle était malade d'agitation; et huit jours de tristesse au retour à se ronger l'âme...» Ces petits détails ne m'étaient pas nouveaux. Je les connaissais depuis bien longtemps; mais avec ma disposition actuelle, ils me rejetaient sur le chemin des hypothèses cruelles. Je recommençais par un autre côté l'analyse de mes pensées sur M. Termonde. «Admettons qu'il soit coupable, reprenais-je, y a-t-il un seul fait, depuis l'événement, qui ne soit éclairci par cette culpabilité? L'horreur de ma tante est cependant un indice que je ne suis pas un insensé, car elle a nourri des soupçons pareils aux miens... Mais elle soupçonnait aussi ma mère, sans quoi elle eût mis son veto à ce mariage, qu'elle devait considérer comme le plus épouvantable sacrilège. Eh bien! elle pouvait s'être trompée sur ma mère et avoir raison sur mon beau-père...» Est-ce que l'antipathie de ce dernier pour moi n'était pas un signe aussi? Je la mesurais à la mienne. N'y avait-il pas là quelque chose de plus que l'antagonisme d'un beau-père et d'un beau-fils? Mais comme il a dû me détester si je lui représentais mon père vivant, ce père à qui je ressemblais d'une manière saisissante, et qu'il aurait tué! Et puis, ces étranges inégalités de son humeur, ces besoins alternatifs d'étourdissement et de solitude, les noires mélancolies où je savais, par ma mère, qu'il tombait si souvent... j'avais expliqué jusqu'ici ces bizarreries de caractère par la maladie de foie qui, depuis quelques années, plombait ses joues, bistrait ses paupières, et, de temps à autre, le couchait au lit, en proie à des souffrances si aiguës que cet homme si ferme en criait. Mais ces bizarreries, et cette maladie elle-même, ne pouvaient-elles pas être aussi l'effet de ce phénomène obscur, indéniable pourtant et qui revêt des formes étranges, le remords? Est-ce que je ne savais point par expérience l'étroit rapport du moral et du physique, les ravages de l'idée fixe sur la santé, la puissance meurtrière et irrésistible de la pensée, moi qui ne traversais pas une émotion un peu violente sans être terrassé ensuite par la névralgie? Et je me sentais de nouveau emporté par le soupçon. Combien celui qui doute ainsi est malheureux! C'est comme un roulis et comme un tangage auquel son esprit ballotté se trouve en proie. Le bateau s'élève, puis il retombe, et, de droite à gauche, de bas en haut, le passager malade est balancé, couvert de sueur, toute son énergie vaincue, et, à chaque fois, il croit qu'il va mourir...

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