André Cornélis
XI
ontre cet intolérable malaise, je n'avais qu'un remède, celui-là même
qui venait de si bien me réussir vis-à-vis de ma mère. Aux
envahissements de l'imagination, il fallait opposer le réel, me mettre
en présence de l'homme que je soupçonnais, le voir droit en face, tel
qu'il était, non point tel que me le présentait mon esprit, de jour en
jour plus fiévreux, plus incapable de juger ses visions. Je discernerais
alors si j'avais été victime d'un cauchemar; et le plus tôt serait le
mieux, car mon angoisse grandissait, grandissait dans ma solitude. Ma
tête se troublait. Je finissais par ne plus même douter. Ce qui n'aurait
dû être qu'un tout faible indice faisait maintenant preuve accablante
dans ma pensée. Il n'était que temps de réagir, dans l'intérêt même de
mon enquête, si je devais être amené à pousser plus avant; ou bien je
tomberais dans cet état nerveux que je connaissais trop, et qui me
rendait toute action de sang-froid impossible... Je me décidai donc à
quitter Compiègne. Je voulais revenir à Paris, voir mon beau-père, et,
d'après la première impression que je lui produirais en me présentant
devant lui à l'improviste, je jugerais du plus ou moins de valeur de mes
soupçons. Je fondais cette espérance sur un raisonnement que je m'étais
déjà fait à l'occasion de ma mère. Je me disais que M. Termonde, s'il
était mêlé à l'assassinat de mon père, avait redouté par-dessus tout la
pénétration de ma tante. Leurs relations avaient été cérémonieuses, avec
un fond de haine de sa part, à elle, qui n'avait certes pas échappé à
cet homme si fin. Coupable, ne devait-il pas craindre qu'à son lit de
mort la vieille fille ne m'eût confié ses pensées? L'attitude qu'il
aurait avec moi, lors de notre première entrevue, serait donc une
épreuve d'autant plus concluante que cette entrevue serait plus subite
et qu'il aurait moins de temps pour s'y préparer. Que risquais-je à la
tenter, cette épreuve? Tout au plus resterais-je dans le doute, mais il
était probable que je serais rassuré du coup.
Je rentrai donc à Paris, sans avoir prévenu personne, pas même mon valet de chambre et mon concierge, et, presque aussitôt, je m'acheminai vers le boulevard de Latour-Maubourg. Je me vois encore, m'arrêtant à la porte du petit hôtel, vers deux heures de l'après-midi. C'était le moment où j'étais presque certain de rencontrer M. Termonde à la maison. D'ordinaire, il restait là jusqu'à trois heures à fumer dans le hall après le déjeuner. Puis ma mère et lui vaquaient, chacun de son côté, aux diverses courses et aux visites, pour se retrouver vers sept heures, avant le dîner. J'étais venu à pied, afin d'user mes nerfs par l'exercice, me traitant d'ailleurs tout le long de la route avec le dernier mépris. À mesure que je me rapprochais de la réalité, les chimères évoquées dans ma solitude me semblaient le produit d'une fantaisie d'enfant malade. Je songeais à ce qu'il y avait eu d'humiliant, de ridicule dans l'arrivée de ma mère à Compiègne. J'étais allé au-devant d'elle comme Oreste au-devant de Clytemnestre, et j'avais trouvé une femme occupée de sa robe de deuil, de son chapeau, de ses sacs de voyage et de ses petits coussins. Le même ironique contraste m'attendait-il dans ce premier entretien avec mon beau-père? C'était vraisemblable, et je me convaincrais, une fois de plus, de ma facilité à me griser de mes propres idées. Cela me peinait toujours profondément de constater cette faiblesse, et ma constante impuissance à y voir juste, précis et net. Je me comparais en pensée aux taureaux que j'avais vus dans le cirque de Saint-Sébastien, lors d'un voyage de vacances aux Pyrénées, à ces stupides bêtes qui s'affolent contre un morceau d'étoffe écarlate au lieu de fondre tout droit sur le gladiateur alerte qui se joue de leur colère. Je tirai la sonnette dans ces dispositions découragées. Durant la demi-minute que j'attendis là, je regardai l'espèce d'édifice de bûches artistement dressé presque à la hauteur de la maison par le marchand qui occupait le terrain d'à côté. Je me rappelai mes matinées du dimanche, autrefois, passées à contempler ces piles symétriques et leurs dessins compliqués. Étais-je beaucoup plus raisonnable qu'alors?... La porte s'ouvrit. Je reconnus la cour étroite, la cage vitrée de la marquise, le tapis rouge de l'escalier. Le concierge, qui me salua, n'était plus celui par lequel je me croyais méprisé dans mon enfance; mais le valet de chambre qui m'ouvrit la porte n'avait pas changé. Son visage rasé m'offrit son impassible physionomie d'autrefois, celle qui me donnait, quand j'arrivais du collège, une telle impression d'insolence et d'outrage,—ô puérilité! À une question que je lui fis, cet homme me répondit que ma mère était là, ainsi que M. Termonde et une dame de leurs amis, Mme Bernard. Ce nom acheva de me remettre au vrai point de la situation. C'était une assez jolie personne, toute mince et très brune, avec des cheveux sur le front, un nez un peu retroussé, des dents très blanches, que découvrait dans un sourire continuel sa lèvre supérieure un peu courte, l'air d'un watteau-gavroche, et tout le bagout d'une femme du monde au fait des moindres potins. Je tombais du haut de mes songes de justicier imaginaire en pleine frivolité parisienne. J'allais entendre parler de la pièce à la mode, de quelques procès en séparation, d'adultères et de chapeaux. C'était bien la peine de m'être mangé le cœur tous ces jours derniers,—amère nourriture.
Le domestique m'introduisit donc dans le hall que je connaissais si bien, avec son divan oriental, avec ses plantes vertes, ses meubles singuliers, ses tapis aux nuances doucement passées, son Meissonier sur un chevalet drapé, à la place où était autrefois le portrait de mon père, son fouillis de bibelots, l'énorme parasol japonais ouvert au milieu du plafond. Sur les murs, de grands morceaux d'étoffe chinoise montraient leurs personnages dont les moustaches, la barbe et les cheveux étaient brodés avec de la soie blanche ou noire. Du premier coup d'œil, je vis ma mère, à demi-couchée sur un fauteuil américain, qui s'abritait du feu avec un écran; Madame Bernard, assise en face, tenait son manchon d'une main et de l'autre faisait un geste; M. Termonde en redingote, écoutait, debout, le dos à la cheminée, la jambe repliée pour chauffer la semelle de sa bottine, en fumant un cigare. À mon entrée, ma mère jeta un petit cri de joyeux étonnement et se leva pour venir à ma rencontre. Madame Bernard prit aussitôt cet air contrit d'une femme distinguée qui se prépare à témoigner une sympathie de commande à une personne de sa connaissance éprouvée par un grand malheur. Oui, j'aperçus ces petits détails tout de suite, et aussi le haut-de-corps de M. Termonde, le battement subit de ses paupières, l'expression, bien vite dissimulée, de désagréable surprise que lui causait ma présence. Mais quoi? N'en était-il pas ainsi de moi-même? J'aurais juré qu'à cette minute-là, son cœur se serrait un peu comme le mien, qu'il subissait une sensation de gêne à la gorge et à la poitrine. Qu'est-ce que cela prouvait? Qu'il existait, de lui à moi, le même courant d'antipathie que de moi à lui. Était-ce une raison pour que cet homme fût un assassin? C'était mon beau-père simplement, et un beau-père qui n'aimait pas son beau-fils. Cela durait depuis des années, et pourtant, après la semaine d'angoisse soupçonneuse dont je sortais, cet involontaire et fugitif passage me frappa d'une impression singulière, tandis que je lui prenais la main après avoir embrassé ma mère et salué Madame Bernard. La main? Non, mais, comme toujours, le bout des doigts, et qui tremblaient un peu entre les miens. Que de fois ma main, à moi, avait frémi de même, à ce contact, par une invincible répulsion!... Je l'écoutai me débiter les phrases de sympathie qu'il me devait dans ma peine et qu'il m'avait déjà écrites à la campagne. J'écoutai Madame Bernard en prononcer d'autres. Puis, la conversation reprit son cours, et, pendant la demi-heure que la jeune femme resta encore, je regardai plutôt que je ne parlai, comparant mentalement la physionomie de mon beau-père à la physionomie de la visiteuse et à celle de ma mère. J'éprouvais devant ces trois visages une impression qui ne s'était jamais ainsi précisée pour ma pensée, celle de leur différence, non pas simplement d'âge, mais d'intensité, mais de profondeur. Que celui de ma mère était peu mystérieux, facile à lire comme une page écrite en caractères bien nets! Que l'âme de Madame Bernard, cette légère, cette innocente et pauvre âme mondaine, se révélait aussi au premier regard, à travers des traits délicats tout ensemble et communs! Qu'il y avait peu de réflexion, de parti-pris volontaires, de quant à soi impénétrable, derrière la grâce poétique de l'une et derrière les gracieuses minauderies de l'autre! Quel masque personnel, au contraire, et violemment expressif que celui de mon beau-père! Avec ses yeux bleus, un peu écartés, et qui semblaient toujours fuir l'observation, avec les touffes de ses cheveux prématurément blanchis, avec les grandes rides amères de sa bouche, avec son teint brouillé de bile, obscur et trouble, comme ce visage semblait révéler, chez l'homme du monde qui causait avec ces deux femmes du monde, une créature d'une autre race! Quelles passions avaient ravagé ce sang, quelles pensées creusé ce front, quelles veilles meurtri ces paupières? Était-ce la figure d'un homme heureux, à qui tous les événements ont réussi; qui, né riche, d'une excellente famille, a épousé la femme qu'il aimait; qui n'a connu ni les âpres soucis de l'ambition, ni les tracas d'une fortune à faire, ni les affronts de l'amour-propre humilié? Sans doute, il souffrait du foie. Mais pourquoi cette réponse dont je m'étais contenté jusqu'alors me parut-elle soudain enfantine et presque niaise? Pourquoi tous ces signes d'usure et de tourment me semblèrent-ils les effets d'une cause secrète et que je m'étonnai de ne pas avoir cherchée plus tôt? Pourquoi me trouvai-je soudain, en sa présence, au rebours de ce que j'avais prévu, au rebours de ce qui m'était arrivé avec ma mère, plongé plus avant dans le gouffre de soupçons, duquel j'avais tant espéré sortir? Pourquoi eus-je peur, nos yeux s'étant rencontrés une seconde, qu'il ne pût lire ma pensée dans les miens et pourquoi les détournai-je avec une sorte de honte et d'épouvante?... Ah! lâche que j'étais, triple lâche! Ou bien j'avais tort de penser ainsi, et il fallait à tout prix le savoir, ou bien j'avais raison, et il fallait le savoir encore! Mais la recherche passionnée de cette certitude était la seule ressource qui me restât pour continuer de m'estimer moi-même.
Cette recherche était difficile, je m'en rendis compte aussitôt. Des faits? Je ne pouvais pas en rencontrer. Où et comment m'y prendre? La seule position du problème que j'avais devant moi m'interdisait toute espérance de découvrir quoi que ce fut par une enquête matérielle. De quoi s'agissait-il, en effet? De m'assurer si, oui ou non, M. Termonde était le complice de l'homme qui avait attiré mon père dans un guet-apens. Mais je ne connaissais pas cet homme lui-même. Je n'avais d'autres données, sur lui, que les détails de son déguisement et les vagues hypothèses d'un juge d'instruction. Si seulement j'avais pu le consulter, ce juge, et m'éclairer de son expérience? Que de fois j'ai saisi le paquet des lettres dénonciatrices, décidé à le lui porter, à implorer de lui un conseil, une indication, un appui! J'arrivais devant la porte de sa maison et là je m'arrêtais. L'image de ma mère me barrait l'entrée. S'il allait la soupçonner, comme avait fait ma tante? Je reprenais alors le chemin de mon appartement, où je m'enfermais pendant des heures et des heures, couché sur le canapé de mon fumoir, et m'intoxiquant de tabac. C'était alors que je relisais les fatales lettres, bien que je les susse quasi par cœur, afin de vérifier ma première impression que j'espérais toujours anéantir. Elle augmentait, au contraire, à chacune de ces lectures nouvelles. J'y gagnais du moins de concevoir que cette certitude, dont je m'étais fait un point d'honneur, ne pouvait être que psychologique. En définitive, toutes mes imaginations avaient pour point de départ les données morales du crime, en dehors des données physiques que je ne pouvais pas atteindre. Il fallait donc m'attacher uniquement, passionnément, à ces données morales. Et je recommençais à raisonner comme à Compiègne. «Supposons, me disais-je, que M. Termonde soit coupable, dans quel état d'esprit doit-il être? Cet état d'esprit une fois donné, comment agir de manière à lui arracher, à lui-même, quelque signe de sa culpabilité?...» Sur l'état d'esprit, je n'avais aucun doute. Souffrant et sombre comme je le connaissais, l'âme angoissée jusqu'au tourment, si cette souffrance, cette tristesse, cette angoisse s'accompagnaient du souvenir d'un meurtre commis dans le passé, cet homme était la victime d'un secret remords. La question était donc d'inventer un procédé qui donnât comme une forme à ce remords, de dresser devant lui le spectre de l'action commise, brusquement, brutalement. Coupable, il était impossible qu'il ne frémît pas; innocent, il ne s'apercevrait pas même de l'épreuve. Mais cette soudaine évocation du crime sous les yeux de celui que je soupçonnais, comment la produire? C'est au théâtre et dans les romans qu'on représente une scène d'assassinat devant l'assassin, en épiant sur son visage la seconde où il ne se possède plus. Dans la réalité, on n'a guère à son service, quand on veut donner un coup de sonde à travers la conscience de quelqu'un, que l'outil de la parole, si malaisé à manier. Je ne pouvais pourtant pas aller droit à M. Termonde et lui dire en face: «Vous avez fait tuer mon père...» Innocent ou coupable, il me jetterait à la porte comme un fou!
Après bien des heures de réflexion, je compris qu'un seul plan était raisonnable, un seul utile: c'était d'avoir avec mon beau-père, en tête à tête et au moment où il s'y attendrait le moins, un entretien tout en nuances, tout en sous-entendus, dont chaque mot fût comme un doigt appuyé sur les places les plus douloureuses de sa pensée, au cas où cette pensée serait celle d'un meurtrier. Il fallait que chacune de mes phrases le contraignît à se demander: «Pourquoi me dit-il cela, s'il ne sait rien? Il sait quelque chose?... Que sait-il?...» Je connaissais ses moindres jeux de physionomie, ses gestes les plus simples. Je le possédais si bien physiquement! Aucun signe de trouble, si léger fût-il, ne m'échapperait. Si je ne rencontrais pas le point malade en procédant de la sorte, j'en concluerais à l'inanité des soupçons qui, depuis la mort de ma tante, renaissaient et renaissaient sans cesse. J'admettrais cette simple, cette vraisemblable explication, que rien ne démentait des lettres de mon père, à savoir que M. Termonde avait aimé ma mère sans espérance du vivant de son premier mari, puis bénéficié d'un veuvage auquel il n'aurait pas même osé penser. Si, au contraire, je le voyais, durant notre entretien, comprendre mes soupçons, les deviner, suivre mes paroles avec anxiété, si je surprenais dans son regard cet éclair qui révèle l'épouvante instinctive d'un animal attaqué à l'instant où il se croit le plus en sûreté, si l'épreuve réussissait, alors... alors... Je n'osais pas penser à cet alors. Cette seule possibilité me bouleversait trop profondément. Mais cette conversation, en aurais-je, moi, la force? Ç'allait être un de ces combats, pareils aux duels au sabre, où la victoire est à celui qui prend tout de suite la garde haute; et je me rendais bien compte que ma sensibilité toujours frémissante me rendait ce rôle plus difficile qu'à un autre. Rien qu'à y songer, mon cœur battait plus vite, mes nerfs se crispaient... Quoi? c'était la première occasion offerte d'agir, de me dévouer à la besogne de vengeance, acceptée, convoitée durant toute ma jeunesse, et j'hésiterais... Heureusement, ou malheureusement, j'avais pour me conseiller un compagnon plus fort que mes hésitations: le portrait de mon père, suspendu à présent dans mon fumoir de jeune homme. La nuit, je me réveillais, bourrelé par ces pensées. J'allumais ma bougie et j'allais le regarder, détaché en clair sur la tenture en face de moi. Comme nous nous ressemblions, quoique je fusse un peu moins robuste d'encolure! Que nous étions bien le même être! Que je le sentais voisin de moi! Que je l'aimais! Ce front haut, ces yeux bruns, cette bouche un peu large, ce menton un peu long.—je les contemplais avec une émotion indicible. Cette bouche surtout, que cachait à demi une moustache noire, coupée comme la mienne, elle n'avait pas besoin de s'ouvrir et de me crier: «André, André, souviens-toi de moi!» Non, pauvre mort, je ne pouvais pas te laisser ainsi sans avoir tenté jusqu'à l'impossible pour te venger, et c'était une conversation à soutenir—rien qu'une conversation. Mon malaise nerveux cédait la place à une volonté tout à la fois fiévreuse et froide,—oui, les deux ensemble; et ce fut avec une maîtrise de moi-même presque absolue, qu'après une période assez longue de ces luttes intimes, le plan de mon discours très arrêté, je me rendis à l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg par une après-midi du commencement de février. J'étais presque assuré de trouver mon beau-père seul. Ma mère déjeunait chez Madame Bernard ce jour-là; je le savais. Il était à la maison, et seul en effet.—«Allons, André, me dit la voix intérieure qui défend au soldat de reculer, sois un homme.» Une fois de plus, je sentis combien l'action est apaisante, et quel bienfait l'audace emporte avec elle. C'est de trop penser qu'on souffre et de trop regarder son propre cœur. Hélas! on ne peut pas toujours agir.
M. Termonde se tenait dans son cabinet de travail. Lorsque j'entrai, il fumait, assis sur un fauteuil bas, frileusement, au coin du feu. Lui aussi, comme moi dans mes mauvaises heures, se grisait de tabac, ne quittant un cigare que pour en prendre un autre. Cette pièce, où je venais rarement, n'offrait aucun caractère très spécial et qui permît de rien préjuger sur la personne qui s'était choisi ce décor intime. C'était une vaste chambre, luxueuse à la fois et insignifiante. Les voussures de bois du plafond, toutes sombres, le cuir de Cordoue tendu, sur les murs, de couleur feuille-morte avec des rehauts d'or, la nuance du tapis d'un rouge obscur et les teintes effacées des gobelins des portières, s'harmonisaient avec le demi-jour, tamisé par des vitraux mobiles, en ce moment fermés. Et c'était une profusion de meubles de toutes provenances qui rappelaient les voyages du diplomate élégant: deux bargueños d'Espagne aux éclatants reflets de pourpre, des chaises basses aux dossiers sculptés de style florentin, dans la cheminée, de hauts chenets en fer forgé achetés à Nuremberg, avec les monstres chimériques de leur ciselure, et, au-dessus de cette cheminée, une vieille copie du portrait de César Borgia par Raphaël. Une large bibliothèque occupait un des pans de la pièce. Les livres d'histoire et d'économie politique y montraient leur reliure verte ou noire, au-dessus des casiers où s'empilaient d'autres livres brochés, aux couvertures claires, qui étaient les romans à la mode. Un grand bureau plat s'étendait au milieu de la chambre, avec les objets nécessaires pour écrire, soigneusement rangés, et quelques photographies dans leurs cadres de maroquin, celle de ma mère, celles du père et de la mère de M. Termonde. Ce cabinet de travail révélait au moins un trait dominant de celui qui l'emplissait, en ce moment, de la fumée bleuâtre de son cigare: le souci méticuleux de la correction. Mais ce souci, qui lui était commun avec tant de personnes de son monde, peut servir de paravent à la banalité la plus entière, comme à l'hypocrisie la plus raffinée. Ce n'était pas seulement dans la tenue extérieure de sa vie que mon beau-père se montrait ainsi impénétrable, sans qu'on devinât s'il cachait ou non des pensées profondes derrière sa politesse et son élégance. Ces réflexions, je les avais faites souvent, à une époque où je n'avais guère qu'un intérêt de curiosité à comprendre le plus intime repli de ce caractère d'homme. Elles me saisirent avec une extrême intensité, à cette minute où je venais à lui avec une volonté si nette de lire dans son passé. Cependant, nous nous serrions la main, je prenais place à l'autre côté de la cheminée, j'allumais, moi, une cigarette, et je lui disais afin d'expliquer mon insolite présence:
—Maman n'y est pas?
—Mais ne t'a-t-elle pas raconté, l'autre jour, qu'elle déjeunait chez Madame Bernard?... me répondit-il. C'est une petite expédition dans l'atelier de Lozano,—c'était le nom d'un peintre espagnol très goûté depuis deux ans,—pour voir le portrait qu'il termine de Madame Bernard... Est-ce que tu as quelque chose à faire dire à ta mère?... ajouta-t-il simplement.
Ce peu de mots suffisaient à me montrer qu'il avait remarqué la singularité de ma visite. Devais-je m'en affliger ou m'en réjouir?... Je le voyais donc prévenu que j'arrivais poussé par un motif particulier, mais cela même donnerait toute leur portée à mes paroles. Je commençai par mettre la conversation sur une matière indifférente, parlant de ce peintre dont je connaissais un bon tableau, une danse de gitanes dans une chambre d'auberge à Grenade. Je lui décrivais les poses hardies, les teints pâles, les œillets rouges dans les cheveux noirs, la face de Maure du guitariste, et je le questionnais sur l'Espagne. Visiblement, il me répondait par simple politesse. Tout en continuant de fumer son cigare, il fouillait le feu avec des pincettes, prenant entre leurs pointes un morceau de braise, puis un autre. Au frémissement de ses doigts, le seul signe de sa sensibilité nerveuse qu'il ne sût pas bien dompter, je constatais que ma présence lui était, comme toujours, désagréable. Il causait cependant avec son habituelle courtoisie, de cette voix douce, presque sans timbre, qui donnait l'impression qu'il s'était dressé à parler ainsi; ses yeux étaient fixés sur la flamme, et son visage, que je voyais de profil, avait cet air d'infinie lassitude que je connaissais bien, un je ne sais quoi d'immobile et de triste, avec de longues rides et comme une contraction de la bouche dans une pensée toujours amère. À un moment, je le fixai, ce profil détesté, avec tout ce que j'avais en moi d'attention, et, passant d'un sujet à un autre, sans transition, je laissai tomber cette phrase.
—J'ai fait, ce matin, une visite bien intéressante.
—C'est ce qui te distingue de moi, répliqua-t-il d'un ton indifférent, qui ai gâché ma matinée à mettre au courant ma correspondance.
—Oui, continuai-je, bien intéressante... J'ai passé deux heures chez M. Massol...
J'avais beaucoup compté sur l'effet de ce nom qui devait lui rappeler tout d'un coup l'enquête sur le mystère de l'hôtel Impérial. Les muscles de son visage ne bougèrent pas. Il posa les pincettes, se pencha en arrière sur son fauteuil, et me demanda d'un air distrait:
—L'ancien juge d'instruction? Que fait-il maintenant?...
Était-il possible qu'il ne sût réellement pas où vivait cet homme, celui dont il devait se défier le plus, s'il était coupable? Comment savoir si cette indifférence était jouée? Le traquenard que j'avais tendu me sembla soudain la conception d'un enfant naïf. En admettant que mon beau-père eût maintenant le cœur serré, que son pouls battît la fièvre, qu'il se demandât avec angoisse: «Où veut-il en venir?»—mais c'était une raison pour lui de mieux cacher son émotion... N'importe. J'avais commencé. Il fallait continuer et frapper fort.
—M. Massol est conseiller à la Cour, répondis-je, et j'ajoutai,—quoique ce ne fût plus vrai:—Je le vois souvent... Nous avons causé, ce matin, des criminels qui échappent au châtiment. Imaginez-vous qu'il est persuadé que Troppmann avait un complice. Il croit cela sur les détails du crime, qui, d'après lui, supposent deux hommes... Si cela est vrai, il faut avouer que Messieurs les assassins ont leur honneur à eux, quelque bizarre que cela paraisse, puisque ce monstrueux tueur d'enfants s'est laissé couper le cou sans dénoncer l'autre... C'est égal, le complice a dû passer de mauvaises heures à partir de la découverte des cadavres et de l'arrestation de son camarade... Je ne m'y fierais pas, à cet honneur-là, et, si la fantaisie me prenait de commettre un crime, j'agirais seul... Et vous? demandai-je, comme en plaisantant.
Ce n'était rien, ces deux petits mots, rien qu'une insignifiante plaisanterie, si celui à qui je posais cette bizarre question était innocent. Dans le cas contraire, ah! c'était de quoi lui geler la moelle dans les os. Il m'avait écouté en s'enveloppant de fumée, les paupières à demi-abaissées sur les yeux. Je ne voyais plus sa main gauche qu'il laissait pendre de l'autre côté du fauteuil, et il avait passé la droite dans la poche de sa jaquette. Il mit un peu de temps à me répondre—bien peu, mais cette minute peut-être qui sépara ma demande et sa réponse, s'écoula pour moi si brûlante. Mais quoi? Les conversations précipitées n'étaient pas dans ses habitudes, puis, ma question n'offrait rien d'intéressant pour lui s'il n'était pas coupable, et, s'il l'était, ne lui fallait-il pas calculer dans un éclair la portée de la phrase qu'il me lancerait? Comment le savoir encore?... Il ferma les yeux tout à fait, ainsi que cela lui arrivait souvent, et il me dit avec l'accent détaché d'un homme qui parle d'idées générales:
—Il est certain que des morceaux de conscience demeurent intacts chez des gens très corrompus. Cela se voit surtout quand on habite des pays où les mœurs sont plus vraies que chez nous, plus voisines de la nature. Tiens, cette Espagne qui t'intéresse tant, lorsque j'y vivais, elle avait encore ses brigands... On passait des traités avec eux pour traverser en sûreté un bout de sierra... Il n'y avait guère d'exemple qu'ils manquassent au contrat... L'histoire des causes célèbres fourmille en scélérats qui ont été des amis excellents, des fils dévoués, des amants accomplis... Mais je suis comme toi, et je pense que le mieux est de n'y pas trop compter...
Il souriait, lui aussi, en prononçant ces derniers mots, et, maintenant, il me regardait avec ses prunelles d'un bleu si clair tout ensemble et si mystérieux, si intraversable. Non, je n'étais pas de taille à lui lire de force dans le cœur. Il fallait un autre talent que le mien, une autre acuité de regard, une autre énergie pour jouer vis-à-vis de ce personnage le rôle du policier qui magnétise un coupable. Pourquoi, néanmoins, mes soupçons augmentaient-ils à sentir cet homme si dissimulé, si masqué, si boutonné? N'y a-t-il pas des natures faites ainsi, qui se ferment sans motifs comme d'autres s'ouvrent, des âmes d'obscurité comme des âmes de jour?... Allons, du courage et frappons encore.
—M. Massol et moi, repris-je, nous nous sommes aussi demandé quelle vie pouvait bien mener ce complice de Troppmann ou encore ce Rochdale, que nous n'avons pas renoncé à retrouver, ni lui ni moi... Car M. Massol a eu bien soin, avant de quitter son cabinet, de faire un acte interruptif de la prescription, et nous avons des années devant nous pour chercher... Ces criminels dorment-ils en paix? Sont-ils punis, même dans leur sécurité momentanée, par l'appréhension du danger, par le remords?... Ce serait une ironie singulière s'ils étaient à présent de bons et tranquilles bourgeois, fumant leur cigare comme vous et moi, amoureux, aimés?... Est-ce que vous croyez au remords, vous?
—Oui, j'y crois, répondit-il.
Était-ce le contraste entre la légèreté affectée de mon discours, et le sérieux avec lequel il avait parlé, qui me fit paraître sa voix grave et profonde? Mais non, je me trompais, car il avait supporté sans un frisson la nouvelle que la prescription du crime avait été interrompue,—nouvelle effrayante pour lui s'il était mêlé au meurtre, et il ajouta d'un ton paisible,—ne retenant de ma question que son côté philosophique.
—Et M. Massol, croit-il au remords?...
—M. Massol, fis-je, est un cynique. Il a vu trop de vilaines histoires. Il dit que c'est là une question d'estomac et d'éducation religieuse. Il prétend qu'un homme qui digèrerait à merveille, et à qui, tout enfant, on n'aurait jamais parlé de l'enfer, pourrait voler et tuer du matin au soir, sans jamais connaître d'autres remords que la crainte des gendarmes... Cette question de l'autre vie, on ne sait pas quel rôle elle joue dans la solitude, prétend ce sceptique, et je crois qu'il a raison, car bien souvent je me mets, sans raison, la nuit, à penser à la mort, moi qui ne crois plus à grand chose, et j'ai peur... Oui, j'ai peur... Et vous, continuai-je, croyez-vous à un autre monde?...
—Oui, dit-il... Et cette fois je crus bien discerner une altération dans sa voix.
—Et à la justice de Dieu? insistai-je.
—À sa justice et sa miséricorde, répondit-il avec un accent singulier.
—Étrange justice, m'écriai-je, qui, pouvant tout, attendrait pour punir! C'est ce que ma pauvre tante me disait toujours, quand je lui parlais de venger mon père: Laisse à Dieu le soin de punir... Eh bien! ajoutai-je, si je tenais l'assassin, si je l'avais là devant moi, si j'étais sûr... Non, je n'attendrais pas l'heure de cette justice de Dieu...
Je m'étais levé en prononçant ces paroles, en proie à une involontaire exaltation dont je sentis aussitôt l'enfantillage. M. Termonde s'était, lui, penché de nouveau sur le feu; il avait repris les pincettes. Il ne répliqua rien à ma sortie. Avait-il vraiment, comme je l'avais cru pendant une seconde, ressenti un peu de trouble à m'entendre parler de cet inévitable et redoutable lendemain du tombeau, dont j'ai si peur, moi, aujourd'hui que j'ai du sang sur mes mains? Je n'en pus rien savoir. Son profil était, comme tout à l'heure, impassible et triste. L'agitation de ses mains, qui me rappelait tant le geste avec lequel il tournait et retournait sa canne de jonc, tandis que ma mère lui annonçait la disparition de mon père, autrefois, oui, l'agitation de ses mains était extrême, mais tout à l'heure elles tisonnaient avec une fièvre pareille. Le silence s'était abattu entre nous subitement, mais que de silences semblables nous avions traversés, à chaque tête à tête!... Et puis, contre l'explosion de ma douleur et de ma haine d'orphelin, qu'avait-il à dire ou à faire? Innocent ou coupable, il devait également se taire, et il se taisait. Un découragement immense me saisit. Ah! dans cette minute, j'aurais souhaité avoir à mon service les instruments de torture du moyen âge, les chevalets, les fers rouges, le plomb fondu, de quoi arracher leur secret aux bouches les mieux fermées. Stérile et impuissante fureur! Mon beau-père avait regardé la pendule; il s'était levé à son tour, et il me disait: «Veux-tu que je te mette quelque part sur ma route? J'ai demandé la voiture pour trois heures, j'ai rendez-vous au cercle à la demie afin de nous entendre sur une élection qui aura lieu demain...» J'avais devant moi, au lieu du criminel terrassé que j'avais rêvé, un homme du monde en train de penser à ses devoirs de club. Je déclinai son offre presque en balbutiant. Il me reconduisit jusque dans le hall avec un sourire... Pourquoi donc, un quart d'heure plus tard, lorsque nous nous croisâmes sur le quai, par hasard, moi m'en retournant à pied, lui, dans son coupé...—oui, pourquoi son visage me sembla-t-il si bouleversé, si tragique, si sombre? Il ne me vit pas. Il était dans le coin. Sa face se détachait, toute terreuse, sur le fond de cuir vert... Ses yeux regardaient... où et quoi?... C'était une vision de détresse qui passait devant moi, tellement différente de la physionomie souriante de tout à l'heure, qu'elle me fit soudain me redresser avec une émotion extraordinaire et me dire, comme épouvanté de mon succès: «Aurais-je touché juste?»
XII
ette impression d'épouvante me domina durant tout le soir de cette
journée et celles qui suivirent. Il y a une distance infinie entre nos
imaginations, si précises soient-elles, et le moindre atome de réalité.
Certes, les lettres de mon père avaient remué en moi des fibres
profondes, évoqué devant mes yeux des tableaux tragiques. Ce simple
petit fait: le bouleversement du visage de mon beau-père au sortir de
notre entretien me secoua, pourtant, d'une autre secousse. Au fond de
moi, après la lecture des lettres même répétée, j'avais gardé la secrète
espérance que je me trompais, qu'une épreuve légère dissiperait des
soupçons que je jugeais insensés, peut-être parce que j'appréhendais à
l'avance le formidable devoir qui surgirait devant moi, au jour de la
certitude. J'avais ressemblé à un amant que le hasard instruit d'une
infidélité de sa maîtresse. Trop fier pour supporter la trahison, il
procède à une enquête minutieuse, avec le désir, inavoué, mais cuisant,
mais passionné, que cette femme soit innocente; car, une fois l'enquête
finie, et si elle est démontrée coupable, il faudra vouloir. Il sait
trop bien ce que lui coûtera cette volonté!... Moi aussi, dès la
première heure, j'avais entrevu l'inévitable résultat, si mon beau-père
se trouvait coupable. Il me faudrait vouloir... Vouloir?... Je n'osais
pas regarder en face cette nécessité. Non, je ne l'avais pas regardée,
avant cette rencontre de mon ennemi, terrassé de douleur sur les
coussins de son coupé. Maintenant, je m'aventurais à y songer.
Qu'aurais-je à vouloir, s'il était coupable?... Une fois rentré chez
moi, j'eus l'énergie de me poser ce problème, nettement, et j'aperçus
toute l'horreur de la situation. De quelque côté que je me tournasse, je
rencontrais une souffrance impossible à soutenir.—Que les choses
durassent comme elles étaient, non, je ne le supporterais pas! Je voyais
ma mère s'approcher de M. Termonde comme elle faisait souvent, lui
toucher le front de la main par un geste amical, mettre un baiser sur ce
front... Qu'elle fut ainsi avec l'assassin de mon père, les os me
brûlaient rien que d'y penser, et c'était comme une pointe de flèche qui
me pénétrait la poitrine. Soit! J'agirais, j'aurais la force d'aller à
ma mère et de lui dire: «Cet homme est un assassin...» et de le lui
démontrer; et voici que je ressentais déjà l'effrayante douleur qu'elle
éprouverait, elle, à ce discours. Il me semblait que je verrais, en lui
parlant, ses yeux s'ouvrir, et, à travers ses prunelles, un déchirement
de tout son être, jusqu'à son cœur, et que, sur-le-champ, là, devant
moi, elle deviendrait folle ou tomberait morte... Non, je ne lui
parlerais pas moi-même. Si je tenais en main la preuve convaincante,
j'irais à la justice, et une scène nouvelle s'évoquait. J'apercevais ma
mère, maintenant, à la minute où l'on arrêtait son mari. Elle serait là,
dans la chambre, auprès de lui. «Et de quel crime est-il accusé?...»
demanderait-elle, et elle devrait entendre la terrible réponse. Et j'en
serais la cause volontaire, moi qui avais, depuis mon enfance et pour
lui épargner une tristesse, tout étouffé de mes plaintes, à l'époque où
mon cœur contenait tant de soupirs, tant de larmes, tant de douleurs,
que me plaindre à elle eût été un soulagement suprême. Je ne l'avais pas
fait alors. Je la savais heureuse de sa vie et que ce bonheur seul la
rendait aveugle à mes peines. Je l'aimais mieux aveugle et heureuse. Et
maintenant?... Je ne pouvais pas te porter ce coup, Être fragile, Être
si cher! Cette première vue de la double perspective d'infortune offerte
à mon avenir, si mes soupçons se trouvaient justes, fut trop cruelle.
Et, tout de suite, je me raidis de toutes mes forces contre une vision
qui devait emporter avec elle de pareilles conséquences. Au rebours de
mon habitude, je me fis le complice des hypothèses heureuses... Mon
beau-père triste dans son coupé, qu'est-ce que prouvait cette
apparition? N'avait-il pas dix motifs possibles de soucis, à commencer
par sa santé, plus chancelante chaque jour? Un seul fait m'eût été la
preuve absolue, indiscutable: s'il avait tressailli d'un sursaut
épouvanté tandis que nous causions, si je l'avais vu, comme l'oncle
d'Hamlet, de mon frère en agonie, se lever livide, la face convulsée,
devant le spectre de son crime évoqué subitement. Pas un muscle de son
visage n'avait bougé, pas un éclair n'avait échappé à ses yeux. Pourquoi
donc interpréter, et cette froideur comme une hypocrisie prodigieuse,
et le bouleversement des traits que j'avais constaté une demi-heure plus
tard comme le véritable aveu?.. C'étaient là des raisonnements justes,
ou du moins ils me paraissent tels, aujourd'hui que j'écris de
sang-froid ces souvenirs. Ils ne prévalaient pas contre l'espèce
d'instinct funeste qui me forçait de suivre cette piste. Oui, c'était
absurde, c'était fou de supposer presque gratuitement cette chose
énorme: que M. Termonde eût fait assassiner mon père par un autre. Cette
histoire invraisemblable, je ne pouvais pas m'empêcher de l'admettre, à
tous les moments comme possible, et, à quelques minutes, comme certaine.
Quand on a laissé place dans son esprit à des idées de cet ordre, on
n'est plus maître d'aller, de venir. Ou l'on est un lâche, ou bien on
coule à fond sa pensée. Je devais à mon père, je devais à ma mère, je me
devais à moi-même de savoir. Je me promenai des heures entières dans mon
cabinet de travail, roulant ces sinistres rêves. Il m'arriva plus d'une
fois de prendre un pistolet, de l'armer, de me dire: «Une petite
pression sur la gâchette, un tout faible mouvement comme celui-ci...—je
faisais le geste,—et je suis à jamais guéri de cette mortelle
angoisse.» Mais de manier seulement cette arme, de sentir le froid du
canon lisse, me rappelait la mystérieuse scène où mon père avait été
frappé. Je me représentais le salon de l'hôtel Impérial, l'homme grimé
qui attendait, mon père qui entrait, qui s'asseyait à la table,
feuilletant des papiers, et un pistolet, comme celui-ci, braqué à
quelques centimètres de la nuque, et le foudroiement subit, la tête
s'abattant sur la table, l'assassin enveloppant de serviettes ce cou
troué d'où jaillissait le sang, et il lavait ses mains comme s'il eût
achevé une besogne ordinaire, posément, à loisir. La rage de la
vengeance grondait en moi à ces images. J'allais vers le portrait du
mort qui me regardait de ses yeux immobiles... Et j'avais des soupçons
sur l'instigateur de ce meurtre, et je les laisserais sans les vérifier
parce que j'avais peur d'agir ensuite! Ah! je me déterminerais après. Il
fallait savoir d'abord, à tout prix.
Je passai ainsi trois jours à me torturer parmi ces irrésolutions coupées de projets sans cesse rejetés comme impraticables. Savoir?... C'était bientôt dit, mais je ne pourrais jamais extorquer son secret, s'il en avait un, à cet homme si maître de lui qui était mon beau-père, moi si passionné, si énervé, si peu capable de dominer la frénésie de mes émotions changeantes! Ce sentiment de sa force et de ma faiblesse me faisait redouter sa présence autant que je la désirais. Au vague et douloureux malaise qui m'avait toujours rendu intolérable de respirer, de parler, de manger à côté de lui, allait se joindre l'impression plus pénible encore de la difficulté de mon attitude. J'étais comme un novice qui doit se battre en duel avec un adversaire très adroit;—il veut se défendre et vaincre, il est courageux, résolu, mais il doute de son propre sang-froid. Que faire maintenant que j'avais porté un premier coup, et qui ne s'était pas trouvé décisif? Si cet entretien avait eu réellement une portée sur sa conscience, comment m'y prendre pour redoubler le premier effet, pour achever de bouleverser cette âme? J'en étais là de mes réflexions, formant, reformant des plans toujours détruits, quand un billet de ma mère arriva, se plaignant que je ne fusse pas revenu depuis le jour où je ne l'avais pas rencontrée, et m'annonçant que, l'avant-veille, mon beau-père avait été repris d'une crise de foie très violente... L'avant-veille? C'était donc le lendemain même de notre conversation! Encore ici on eût dit que le sort se complaisait à redoubler l'ambiguité des indices, principe de mes pires désespoirs. Cette crise imminente expliquait-elle la physionomie angoissée de mon beau-père dans sa voiture? Était-elle une cause ou bien simplement l'effet de la foudroyante terreur dont il avait dû être écrasé sous son masque d'indifférence, s'il était coupable, tandis que je lui lançais en face mes phrases menaçantes? Ah! l'abominable incertitude et que ma mère augmenta encore, dès que je me fus rendu auprès d'elle, par ses paroles: «C'est la second crise depuis deux mois, disait-elle; jamais les attaques du mal n'avaient été aussi rapprochées... Ce qui m'effraye le plus, ce sont les doses de morphine qu'il arrive à prendre pour échapper à ses douleurs... Il n'a jamais eu un bon sommeil... Voici des années qu'il ne dort pas, une nuit, sans avoir recours aux narcotiques, mais il était raisonnable, au lieu qu'aujourd'hui...» Elle secouait la tête bien tristement, la pauvre femme, et moi, au lieu de compatir à son chagrin, je me demandais si ce n'était pas encore là un signe, si cette perte de sommeil n'était pas liée à un atroce, à un invincible remords; et cela pouvait être aussi la banale conséquence d'un désordre organique. «Veux-tu le voir?...» continuait ma mère, presque timidement, et, comme j'hésitais, arguant de ma crainte de le fatiguer, en réalité tout surpris de cette offre: «C'est lui-même qui t'a demandé... Il voudrait avoir de toi des nouvelles sur l'élection d'hier au cercle...» Était-ce bien le véritable motif de ce désir de me voir, que je ne pouvais m'empêcher de trouver singulier, ou voulait-il me prouver qu'il était demeuré indifférent à notre entretien? Devais-je apercevoir dans cette commission, dont il avait chargé ma mère, un signe de plus de l'extrême importance qu'il attachait aux détails de sa vie mondaine, ou bien, appréhendant mes défiances, les prévenait-il? Ou encore était-il lui-même torturé par l'idée de savoir, par le besoin de repaître sa curiosité de la vue de mes traits, pour y déchiffrer ma pensée?
Je me retrouvais, en pénétrant dans cette chambre à coucher qui, tout enfant, avait été la mienne, mais où je ne venais plus guère depuis des années, dans la même disposition anxieuse de l'âme que l'autre jour, alors que le valet de chambre m'ouvrait la porte du cabinet de travail de mon beau-père. J'avais pourtant une espérance de moins, celle que M. Termonde fût terrassé par mes allusions directes au crime hideux dont je l'imaginais coupable. Ma première sensation, quand la portière retomba, fut cruelle. J'avais encore dans la mémoire quelques phrases des lettres de mon père, où il indiquait, sans insister, le secret divorce d'existence peu à peu établi entre lui et sa femme, et, tout de suite, le seul aspect de cette chambre à coucher de mon beau-père me fournissait une preuve nouvelle de l'étroite intimité dans laquelle ma mère avait vécu avec son second mari. Avec sa couchette mince, avec son mobilier un peu nu, cette pièce n'avait pas cette physionomie habitée qui atteste une présence continuelle. Mon beau-père n'y dormait que malade. En temps ordinaire, il ne faisait que s'y habiller. La tenture d'un vert sombre, mal éclairée par l'unique lampe, à globe rose, posée sur une petite colonne et assez loin du lit pour ne pas fatiguer le malade, avait pour toute décoration un portrait de ma mère, une des premières études de femme qu'ait exécutées Bonnat. Ce n'était qu'un buste et qu'une tête, mais d'un relief surprenant, et qu'augmentait encore le jour incertain de la chambre. La toile était pendue entre les deux fenêtres, en face du lit, de manière à ce que M. Termonde, quand il dormait là, pût reposer son dernier regard, la nuit, et son premier, le matin, sur ce visage, dont le peintre avait rendu très fortement la beauté de race, et très finement aussi le je ne sais quoi d'à demi théâtral, le pli un peu affecté de la bouche, le regard distant, la coiffure compliquée. Je regardai d'abord ce portrait, qui s'offrit à moi dès que j'eus passé la porte qui ouvrait au pied du lit. Puis, dans ce lit, j'aperçus mon beau-père, et, parmi les oreillers, sa tête aux cheveux blanchis, au masque jauni et creusé. Il avait autour du cou un foulard d'un bleu pâle que je reconnus pour l'avoir vu au cou de ma mère; je reconnus aussi la couverture de laine rouge qu'elle lui avait tricotée, toute pareille à une autre qu'elle avait faite pour moi, un gentil ouvrage de femme auquel je l'avais vue s'occuper pendant des heures, passementé de rubans et doublé de soie. Toujours et toujours les plus minces détails renouvelleraient donc la cruelle impression de partage dont j'avais si longtemps souffert! Aujourd'hui, cette impression m'était rendue plus cruelle encore par mon soupçon. Je sentis que mes yeux devaient trahir le tumulte de ces sentiments, et, tout en m'asseyant au chevet du lit de mon beau-père et lui demandant de ses nouvelles, avec une voix que j'entendais comme si c'eût été celle d'un autre, j'évitai de rencontrer ses yeux à lui. Ma mère était sortie, aussitôt après m'avoir introduit, sans doute pour vaquer durant ma visite à quelques menus soins relatifs à la santé de son cher malade. Ce dernier me questionnait sur cette élection au cercle qu'il avait donnée comme prétexte à son désir de me voir. J'avais le coude appuyé sur le marbre de la table de nuit et le front dans ma main. Quoique je ne visse point son regard, je sentais qu'il étudiait mon visage, et je m'obstinais à fixer dans le tiroir à demi-ouvert de cette table,—à côté d'une montre et d'une bourse de soie brune, autre ouvrage de maman,—un tout petit pistolet de poche, de fabrication anglaise. Quelles préoccupations tragiques révélait la présence de cette arme, placée là ainsi, à la portée de la main et probablement par une habitude constante? Devina-t-il mes pensées à la fixité de mon attention? Ou bien lui-même avait-il rencontré des yeux cette arme, par hasard, et s'abandonnait-il aux idées que lui suggérait cette vue, afin de ne pas laisser tomber la causerie toujours difficile entre nous? Le fait est qu'il me dit comme répondant à la question que je m'adressais mentalement:
—Tu regardes ce pistolet... Il est joli, n'est-ce pas?...—Il le prit, le tourna, le retourna, puis le remit dans le tiroir qu'il repoussa.—J'ai cette bizarre manie... Je ne pourrais pas dormir sans une arme chargée, là, tout près de moi... Après tout, c'est une habitude qui ne fait de mal à personne et qui peut avoir son avantage... Si ton pauvre père avait eu sur lui une arme comme celle-là quand il est allé à l'hôtel Impérial, les choses se seraient passées moins simplement pour l'assassin...
Cette fois je ne pus me retenir de lever mes yeux et de chercher les siens. Comment, s'il était coupable, osait-il rappeler ce souvenir? Pourquoi, s'il ne l'était pas, cette brisure soudaine, cette fuite de son regard sous le mien? En parlant ainsi de la mort de mon père, obéissait-il à une simple association d'idées, ou bien tenait-il à marquer la parfaite liberté de son esprit sur ce qui avait fait la matière de notre dernier entretien? Ou bien encore était-ce un coup de sonde destiné à mesurer la profondeur de ma défiance? Il ajouta, prenant texte de cette allusion au meurtre mystérieux qui m'avait rendu orphelin:
—Et, à ce propos, as-tu revu M. Massol?...
—Non, lui dis-je, pas depuis l'autre jour...
—C'est un homme bien intelligent, continua-t-il. Lors de cette terrible histoire, en ma qualité d'ami intime du cher mort et de ta mère, j'ai causé beaucoup avec lui... Si j'avais su que tu le voyais, ces temps-ci, je t'aurais dit de le saluer de ma part...
—Il ne vous a pas oublié... répondis-je.—Et je mentais; car M. Massol ne m'avait jamais parlé de mon beau-père; mais je me sentais repris de cette rage froide qui m'avait fait, dans la conversation de l'autre soir, redoubler mes attaques presque follement. Cette place endolorie que je cherchais dans cette âme obscure, ne la rencontrerais-je donc jamais? Ses yeux, cette fois, ne faiblirent point. Ce que ma phrase pouvait présenter d'énigmatique ne l'entraîna pas à m'interroger davantage. Tout au contraire, il mit un doigt sur sa bouche. Habitué aux moindres bruits de la maison, il venait d'entendre qu'un pas approchait, celui de ma mère. Me trompais-je? Y avait-il dans ce geste, par lequel il me demandait le silence, une supplication de respecter la sécurité de l'innocente femme? Devais-je traduire ainsi le regard dont ce mouvement s'accompagna: «N'éveille pas de soupçons dans le cœur de ta mère, elle souffrirait trop?...» Était-ce simplement la préoccupation d'un homme qui veut éviter à sa femme un réveil de tristes souvenirs?... Elle entra. Elle nous vit, d'un même regard, réunis sous le même rayon de la lampe, et elle nous envoya un même sourire, qui nous enveloppait d'une même tendresse. Ç'avait été le rêve de toute sa vie, que nous fussions ainsi l'un auprès de l'autre, et tous les deux auprès d'elle. Elle attribuait à mon caractère ombrageux,—elle m'en avait parlé à Compiègne,—les difficultés éprouvées dans la réalisation de ce désir. Et toujours souriante, elle venait à nous, ayant à la main un plateau d'argent avec un verre rempli d'eau de Vichy, qu'elle tendit à mon beau-père. Celui-ci but avidement et rendit le verre vide à sa femme en lui baisant la main. «Laissons-le reposer, dit-elle, sa tête est brûlante...» Et rien qu'à toucher l'extrémité de ses doigts qu'il abandonna dans les miens, je sentis qu'en effet, il avait la fièvre. Mais de quelle manière interpréter ce symptôme, aussi ambigu que tous les autres, et qui pouvait, comme eux, signifier également le malaise physique et le malaise moral? Je m'étais juré de savoir. Mais comment? Comment?...
Si j'avais été surpris du désir de me voir, exprimé par mon beau-père durant sa maladie, je le fus bien davantage, quinze jours plus tard, d'entendre mon domestique l'annoncer chez moi en personne, tandis que j'étais dans mon cabinet, en train de classer de nouveaux papiers de mon père rapportés de Compiègne. J'avais passé ces deux semaines dans cette ville, prenant pour prétexte la suite de mes affaires à régler, en réalité pour réfléchir longuement sur la conduite à tenir vis-à-vis de M. Termonde, et ces réflexions avaient encore accru mes doutes. Sur ma demande, ma mère m'avait écrit à trois reprises pour me donner des nouvelles du malade. J'avais su ainsi qu'il allait mieux et qu'il sortait. Revenu de la veille, j'avais choisi, pour me rendre à leur hôtel, un moment où j'étais presque sûr de ne rencontrer personne. Et voici que, tout de suite, mon beau-père accourait chez moi, lui qui n'y était pas venu dix fois depuis que je m'étais installé dans mon appartement.—Ma mère l'avait, me disait-il, chargé pour moi d'une commission. Elle m'avait prêté deux numéros de revue, dont elle avait besoin pour envoyer toutes les livraisons de l'année à la reliure; et, comme il passait devant ma porte, il était monté afin de me les redemander... Je l'examinai, tandis qu'il me donnait cette explication de sa visite, sans deviner si ce prétexte cachait ou non quelque motif secret. Il avait le teint plus brouillé que d'habitude; le regard de ses yeux brillait davantage; sa main maniait son chapeau, nerveusement. «Les revues ne sont pas là, lui répondis-je; peut-être les trouverons-nous dans le fumoir...» C'était faux que les deux volumes fussent là-bas, et je connaissais très exactement leur place sur la table de mon cabinet, mais dans le fumoir se trouvait le portrait de mon père, et l'idée m'avait saisi d'entraîner M. Termonde en face de cette peinture, pour voir de quel front il soutiendrait la rencontre. Il ne l'aperçut pas tout d'abord, mais je me dirigeai du côté du chevalet qui le supportait, ses yeux qui suivaient tous mes mouvements rencontrèrent la toile, ses paupières battirent, une espèce de sombre frisson courut sur son visage, puis il détourna ses regards vers un autre petit tableau accroché au mur. Je ne lui laissai pas le temps de se remettre de la secousse, et, fidèle au système presque brutal qui ne m'avait pourtant réussi qu'à moitié, j'insistai.
—Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que ce portrait de mon père me ressemble d'une manière frappante? Un de mes amis prétendait, l'autre jour, qu'avec la même coiffure, j'aurais exactement la même tête...
Il me regarda, moi d'abord, puis la toile longuement. On eût dit un expert en tableaux examinant une œuvre d'art sans autre motif que d'en apprécier l'authenticité. Si cet homme avait fait tuer celui dont il étudiait ainsi le portrait, son empire sur lui-même était véritablement extraordinaire. Mais l'épreuve n'était-elle pas décisive pour lui? Montrer son trouble, c'était avouer. Que j'aurais voulu mettre la main sur son cœur, à cette minute, et en compter les battements!
—Tu lui ressembles... dit-il enfin, pas à ce degré... le bas du menton surtout, le nez et la bouche; mais ce n'est pas du tout le même regard, ni la même coupe de sourcils, du front et des joues...
—Croyez-vous, repris-je, que cette ressemblance soit assez grande pour que je pusse faire tressaillir l'assassin s'il me rencontrait tout à coup, là, ainsi?...—Et je m'avançai en le regardant jusqu'au fond des prunelles, comme si je mimais une scène dramatique.—Oui, continuai-je, cette analogie des traits serait-elle suffisante pour que je lui fisse l'effet d'un spectre, en lui disant, reconnaissez-vous le fils de celui que vous avez tué?
—Nous retombons dans notre discussion de l'autre soir, répliqua-t-il, sans que son visage se contractât davantage; cela dépendrait des remords de cet homme, s'il en avait, et de son système nerveux.
Nous nous tûmes de nouveau tous les deux. Son masque pâle et tourmenté, mais immobile, m'exaspérait par son absence complète d'expression. Dans ces minutes-là,—et combien de scènes pareilles n'avons-nous pas jouées ensemble depuis cette première époque de mes soupçons,—je me sentais aussi énergique, aussi résolu que je l'étais peu, tout seul, en tête-à-tête avec ma propre pensée. Cette impassibilité m'affolait, et, encore à ce moment, je ne me bornai pas à cette seconde tentative. J'en imaginai aussitôt une troisième qui devait, s'il était coupable, l'angoisser autant que les deux autres. J'étais comme un homme qui frappe son ennemi en tenant à plein poing la lame d'un couteau dont le manche est brisé. Le coup qu'il porte l'ensanglante lui-même; ses doigts se déchirent sur le fil, tandis qu'il fouille la blessure avec la pointe. Mais non, je n'étais pas exactement cet homme... Je ne pouvais pas douter du mal que je me faisais à moi-même par ces cruelles épreuves; et lui, mon adversaire, cachait si bien sa plaie que je ne la voyais pas. N'importe, la folie de savoir était plus forte que ma douleur.
—Que ces ressemblances sont étranges, lui dis-je, nous avons, mon père et moi, exactement la même écriture... Voyez plutôt...
J'ouvris le coffre-fort scellé dans le mur où j'enfermais les papiers auxquels je tenais particulièrement. J'y avais caché la correspondance de mon père avec ma tante. Je pris les lettres qui étaient posées sur le paquet, les premières. Je savais, que c'étaient aussi les dernières en date, et je les lui tendis, telles que je les avais rangées, dans leurs enveloppes. Ces lettres portaient comme suscription le nom et l'adresse de ma tante: «Mademoiselle Louise Cornélis, à Compiègne». Elles avaient sur elles le sceau de la poste, et, bien visiblement, la marque du jour de l'expédition, en avril et en mai 1864. C'était toujours le même procédé. Si M. Termonde était coupable, il devait se dire que ces lettres expliquaient le changement subit de mon attitude à son égard, l'audace de mes allusions, l'énergie de mes attaques, et aussi que j'avais trouvé ces lettres dans les papiers de ma tante morte. Il était impossible qu'il ne se demandât pas, avec une anxiété affreuse, ce que ces lettres contenaient pour avoir éveillé en moi de tels soupçons. Quand il eut les enveloppes entre les mains, je vis son sourcil se froncer. Une seconde, j'eus l'espérance d'avoir brisé ce masque derrière lequel il cachait son vrai visage, celui où se reflètent les intimes sentiments de l'âme. Ce n'était que la contraction des muscles de l'œil, familière à celui qui regarde minutieusement. Son front se rasséréna tout de suite et il me rendit les lettres sans me poser aucune question sur leur contenu.
—Cette fois, dit-il simplement, la ressemblance est réellement surprenante;—puis revenant à l'objet officiel de sa visite:—Et les revues?... demanda-t-il.
J'aurais versé des larmes de rage. De nouveau, je venais d'avoir la sensation que j'étais un enfant nerveux en train de lutter contre un homme absolument calme. J'avais enfermé les lettres dans le coffre-fort. Je bousculai la petite bibliothèque du fumoir, puis la grande, celle du cabinet. Je finis par feindre un grand étonnement à retrouver les deux livraisons sur ma table, parmi d'autres journaux. Puérile comédie! Mon beau-père en avait-il été seulement la dupe? Quand il eut les deux numéros, il se leva du coin du feu où il s'était assis pendant ma recherche, dans le fumoir qu'il n'avait pas quitté, le dos tourné au portrait. Mais que prouvait encore cette attitude? Pourquoi se serait-il complu dans la contemplation d'une image qui ne pouvait lui être que pénible, même innocent.
—Je vais profiter de ce soleil pour faire un tour au Bois, dit-il, j'ai mon coupé; viens-tu avec moi?...
Était-il sincère en me proposant cette promenade en tête à tête si contraire à nos habitudes? À quel mobile obéissait-il: désir de me démontrer qu'il n'avait seulement pas compris mes attaques, ou bien attendrissement de malade qui redoute l'isolement?... J'acceptai à tout hasard, pour continuer mes observations, et, un quart d'heure plus tard, nous roulions tous les deux vers l'Arc de Triomphe, dans cette même voiture où je l'avais vu passer, vaincu, brisé, comme tué, à la suite de notre premier entretien. Cette fois-ci, on eût dit un autre homme. Enveloppé dans son pardessus fourré de loutre, fumant un cigare, saluant de la main celui-ci ou celui-là par la fenêtre ouverte, il parlait, parlait, me racontant, sur les personnes dont la voiture croisait la nôtre, des anecdotes de toutes sortes, que j'ignorais ou que je connaissais. Il semblait causer devant moi, et non pas avec moi, tant il se préoccupait peu de me répéter ce que je pouvais savoir ou de m'apprendre ce que je ne savais pas. J'en concluais,—car, dans certaines dispositions d'esprit, toute nuance devient un signe,—qu'il parlait ainsi pour se dérober à quelque nouvel assaut de ma part. Mais je n'avais pas l'énergie de recommencer aussitôt mes vains et douloureux efforts pour faire saigner la blessure de son cœur. Je l'écoutais donc, et, une fois de plus, je remarquai l'étrange contraste de ses pensées intimes avec les rigides doctrines qu'il affichait d'ordinaire. On eût dit qu'à ses yeux cette haute société dont il défendait habituellement les principes n'était qu'une caverne. C'était l'heure où les femmes du monde sortent pour leurs courses et leurs visites, et il me dénombrait leurs scandales, ou vrais ou faux. L'une était, d'après lui, la maîtresse du frère de son mari; une autre était notoirement entretenue par un vieux diplomate, enrichi lui-même par un mariage déshonorant; une troisième avait épousé un veuf imbécile, et, pour hériter de toute la fortune, précipité le fils de cet homme dans des débauches qui l'avaient tué à dix-neuf ans... Il me débitait ces médisances et ces calomnies avec une horrible gaieté, comme s'il se fût réjoui de trouver l'humanité abominable. Fallait-il y voir la facile misanthropie d'un ancien viveur, habitué à ces conversations de club ou de retour de chasse, durant lesquelles chacun montre à nu la férocité de son égoïsme, et outre volontiers la noirceur de son désenchantement pour mieux prouver son expérience? Était-ce le cynisme d'un scélérat, chargé du forfait le plus hideux et content de se démontrer que les autres valent moins que lui? À l'entendre ainsi rire et parler, je tombai dans une tristesse singulière. Les derniers hôtels de l'avenue du Bois étaient dépassés. Nous suivions une allée à droite dans laquelle les coupés se faisaient rares. C'était, sur les taillis dépouillés, une jolie et fine lumière, ce ciel léger, d'un bleu tout pâle, qui ne se voit qu'à Paris. Il continuait de ricaner, et je songeais qu'il avait peut-être raison, que c'était là l'envers infâme du monde... Pourquoi pas?... J'étais bien là, dans la même voiture que cet homme, et je le soupçonnais d'avoir fait assassiner mon père! Tout le fiel de la vie me crevait à la fois sur le cœur... Mon beau-père comprit-il, à mon silence et à mon visage, que sa gaieté me mettait au supplice? Se trouva-t-il lui-même lassé de son effort? Brusquement, il cessa de causer. Nous étions arrivés à un coin désert du bois. Nous descendîmes de voiture pour marcher un peu. Comme cette image est présente à ma mémoire: le sentier écarté, tout gris entre les gazons pauvres et les arbres nus, le ciel froid d'hiver, la route à quelques pas de nous, sur laquelle le coupé vide avançait lentement, traîné par le cheval bai, qui remuait sa tête, et conduit par le cocher au visage immobile;—puis, devant moi, lui qui marchait, avec sa haute taille prise dans un long pardessus! Le sombre collet de fourrure faisait mieux ressortir la blancheur prématurée de ses cheveux. Il tenait de sa main gantée une canne avec laquelle il chassait les cailloux, comme impatiemment. Pourquoi cette silhouette me revient-elle à cette heure avec une précision insoutenable? C'est qu'à le voir cheminer ainsi, la tête un peu penchée, dans ce paysage d'hiver, je fus saisi, comme je ne l'avais jamais été, du sentiment de son absolue, de son irrémissible misère. Était-ce l'influence de notre conversation de cette après-midi, de la tristesse où m'avait jeté son ricanement, de la mort de la nature autour de nous? Pour la première fois depuis que je le connaissais, une surprise de pitié se mélangea en moi à la haine, tandis qu'il marchait, essayant de se réchauffer à ce pâle soleil et si contracté, si évidemment lassé, si lamentable. Combien de temps allâmes-nous ainsi?... Tout d'un coup, il se retourna et me dit, avec un visage altéré de douleur.
—Je ne me sens pas bien. Rentrons...
Quand nous fûmes en voiture, il reprit, mettant son malaise soudain sur le compte de sa santé:
—Je n'ai pas longtemps à vivre, je suis touché... Je souffre tant que j'en aurais depuis bien des années fini avec cette vie, sans ta mère...—Et il commença de me parler d'elle avec cet aveuglement que j'avais déjà remarqué en lui. Jamais, dans mes heures les plus hostiles, je n'avais douté que son culte pour sa femme ne fût sincère, et, cette fois encore, je l'écoutais, dans ce commencement de crépuscule, et tandis que nous redescendions sur Paris au grand trot, me dire des phrases qui me prouvaient combien il l'avait aimée. Hélas! sa passion en pensait plus de bien que ma tendresse. Il me vantait le tact exquis avec lequel ma mère comprenait les choses du cœur; j'avais, moi, tant connu ses insensibilités! Il exaltait la finesse de son intelligence; elle m'avait si peu compris! Et il ajoutait, lui qui avait tant contribué à nous séparer:
—Aime-la bien, tu seras bientôt seul à l'aimer...
S'il était le criminel que j'avais osé penser, certes il savait qu'en dressant ainsi ma mère, entre lui et moi, il m'opposait la seule barrière, que je ne pourrais jamais, jamais franchir, et je comprenais de mon côté, lucidement, amèrement, que cet obstacle serait plus fort même que les pires certitudes. À quoi bon tant chercher alors? Pourquoi ne pas renoncer tout de suite à mon inutile enquête? Mais c'était déjà trop tard.
XIII
i-je été un lâche? Quand je songe à ce que j'ai pu accomplir, de cette
même main qui tient la plume, il faut bien que je me réponde: «Non.»
Comment expliquer, alors, que ces toutes premières scènes, celle où
j'avais essayé de torturer mon beau-père dans son cabinet de travail en
lui parlant des crimes commis à plusieurs et du danger des
complicités;—celle au chevet de son lit, où je lui avais dit en le
regardant: «non, M. Massol ne vous a pas oublié»;—celle dans mon propre
appartement où je lui avais mis en main les lettres accusatrices:—oui,
comment expliquer que ces trois scènes aient été suivies de tant de
journées d'inaction? Je me suis reproché cruellement de n'avoir rien su
trouver pendant des mois, qui me donnât enfin la sensation de la vérité.
Ah! la preuve qu'on étreint, qu'on regarde en face, qu'on a auprès de
soi, comme une personne, c'est le hasard qui me l'a fournie. Ce n'est
pas moi qui l'ai arrachée des ténèbres où elle gisait. Mais était-ce ma
faute? Du moment que mon beau-père avait trouvé en lui assez d'énergie
pour ne pas succomber au premier assaut, le plus soudain, le moins
attendu, que me restait-il, qu'à veiller, épiant les moindres indices,
et aussi à creuser le fond et le tréfonds de son caractère? J'en
revenais à mon raisonnement primitif: puisque les données matérielles
m'échappaient, ramasser du moins toutes les raisons morales de croire
plus ou de croire moins à la probabilité du crime compliqué dont
j'accusais cet homme dans ma pensée. Cela supposait qu'au rebours de mes
habitudes anciennes je vécusse beaucoup dans la maison de ma mère. Cette
intimité aurait dû nous être, à M. Termonde et à moi, un intolérable
supplice. Comment me supportait-il, se sentant soupçonné de la sorte? Et
moi, comment supportais-je sa présence, le soupçonnant ainsi que je le
faisais? Eh bien! non... J'avais certes la morsure d'une vipère au cœur
lorsque je le voyais auprès de ma mère, installé dans la sécurité de ce
luxe et de cette tendresse, aimant sa femme, aimé d'elle, respecté de
tous et que je me disais:
—Si cet homme pourtant est un assassin, un lâche, un ignoble assassin?...
Et je le voyais tel qu'il aurait dû être, livide, les cheveux coupés, les mains liées, marchant vers l'échafaud dans le froid de l'aube, avec l'agonie de l'expiation dans les prunelles, et, devant lui, le couteau de la guillotine, noir sur le ciel pâle... Au lieu de cela: «Souffres-tu, ami?...—Mon Jacques, pour quelle heure as-tu demandé la voiture?...—Couvre-toi bien...—Qui aurons-nous à dîner mercredi?...» C'était le jour où ils recevaient leurs amis, pendant l'hiver et jusqu'à la fin du printemps. La voix douce de ma mère parlait ainsi, et la constatation de leur vie à deux me crucifiait, mais l'attrait de savoir était plus fort que cette douleur. Mes soupçons s'exaltaient jusqu'au délire, et ils aboutissaient à un irrésistible besoin de le tenir, lui, sous mes yeux, de lui infliger le tourment de ma présence. Il s'y prêtait avec une facilité complaisante qui m'étonnait toujours. Subissait-il des sensations analogues aux miennes? Aujourd'hui que tous les mystères sont dévoilés et que je sais la part qu'il avait prise à l'horrible complot, je comprends que j'exerçais sur lui une attraction torturante. L'idée fixe du meurtre accompli le suppliciait, et je faisais partie vivante de cette idée fixe, comme il faisait partie vivante de ma continuelle, de ma sinistre rêverie. Il ne pouvait plus penser qu'à moi, comme je ne pouvais plus penser qu'à lui. Notre haine nous attirait l'un vers l'autre, comme un amour. Séparés, la tempête des imaginations folles se déchaînait, trop furieuse. Du moins il en était ainsi pour moi, et sa présence, qui m'était si douloureuse, calmait en même temps les espèces d'ouragans intérieurs qui, loin de lui, m'emportaient d'une extrémité à l'autre du possible. À peine étais-je seul que les projets insensés tourbillonnaient en moi. Je me voyais lui sautant à la gorge, lui criant: «Assassin...» et le contraignant d'avouer, par la violence. Je me voyais déterminant M. Massol à reprendre, pour mon compte, l'instruction jadis abandonnée, et ce dernier arrivant au boulevard de Latour-Maubourg avec les données nouvelles que je lui aurais fournies. Je me voyais soudoyant deux ou trois coquins, enlevant mon beau-père et l'internant dans quelque maison isolée de la banlieue, jusqu'à ce qu'il eût confessé le crime. Ma raison s'en allait dans ces divagations auxquelles m'entraînait l'excès de mon désir, avivé encore par le sentiment de mon impuissance. Et lui aussi, quand je n'étais pas là, devait traverser des heures pareilles, former mille plans divers et y renoncer. Il se demandait: «Que sait-il?...» se répondant selon les heures: «Il sait tout, il ne sait rien...—Que fera-t-il?...» et, tour à tour, concluant que je ferais tout, que je ne ferais rien. Lorsque nous étions ensemble, au contraire, en face l'un de l'autre, la réalité s'imposait à nous et détruisait tant de chimères. Nous restions là tous les deux, à nous étudier, comme deux bêtes qui vont s'affronter, mais aussi chacun de nous deux comprenait exactement où l'autre en était. Nous ne pouvions montrer pleinement, ni lui sa défiance, ni moi mes soupçons. Nous constations que nous n'avions pas avancé d'une ligne depuis notre première causerie à mon retour de Compiègne. Et pour ma part, cette évidence, tout en me désespérant, m'apaisait un peu, elle soulageait ma conscience du reproche que je me faisais trop souvent, de demeurer là, inefficace. Que pouvais-je?
Tristes souvenirs que ceux de cette époque, de ces longs mois qui se passèrent ainsi; de ce février, de ce mars, de cet avril! Oui, jusqu'au mois de mai de cette année 1879, je vécus cette vie étrange, voyant mon beau-père quasi chaque jour, en proie, lorsqu'il n'était pas là, aux pires orages de l'imagination, et, quand il était là, m'ensanglantant le cœur à cette cruelle présence. Mon champ d'action était circonscrit à l'étude minutieuse de son caractère, et, cette action-là, j'en usais du moins, et j'en abusais, me livrant à l'anatomie de son être moral, avec une ardeur de curiosité, tantôt déçue et tantôt satisfaite, suivant que j'étreignais ou non quelques détails significatifs. Je m'attachais aux plus petits de préférence, comme plus involontaires, par suite comme moins susceptibles de tromper, comme plus capables de me renseigner sur les arrière-replis de cette nature.... Nous montions à cheval, au Bois, le matin, plusieurs fois par semaine et, ensemble, contrairement à nos habitudes d'autrefois. Il venait me prendre, ou bien nous nous rencontrions, sans nous être donné rendez-vous, attirés l'un vers l'autre par l'instinct de notre passion commune. Tandis que nous allions, causant de choses indifférentes, je le regardais manœuvrer son cheval d'une façon si dure, qu'à chaque promenade, et quoique excellent écuyer, il courait le risque d'être jeté à terre. Il avait le goût des bêtes difficiles, et, avec cela, des passages de férocité froide, où il brutalisait l'animal presque cruellement. Ce qu'il faisait ainsi avec les chevaux, despotique, injuste, implacable, je songeais en moi-même qu'il l'avait fait avec la vie, pliant toutes les choses et tous les êtres, autour de lui, à sa volonté. Rancunier à l'excès, au point d'avouer qu'il ne pouvait pas attacher de sens au mot «pardon», il s'était taillé dans le monde une situation à part, peu aimé, très redouté, reçu dans les salons du plus difficile accès. Sous les apparences d'une correction parfaite, il cachait une énergie extrême et qui s'était montrée pendant la guerre. Il s'était battu sous Paris, admirablement. À propos de sa tenue à cheval, j'arrivais ainsi aux inductions les plus éloignées de ce point de départ. Sa violence innée me le faisait juger capable de tout pour satisfaire ses passions. J'apercevais, dans le courage déployé par lui en 1870, une espèce de contrat passé avec lui-même, comme une réhabilitation de sa personne à ses propres yeux, au cas où il aurait réellement commis le crime. D'autres fois je me demandais si ce courage n'avait pas été tout simplement la mise en œuvre de cet instinct de férocité que je constatais en lui, ou bien un débouché offert au fond de désespoir sur lequel je le sentais vivre, dans son décor de bonheur. Mais d'où venait ce désespoir? Était-ce uniquement d'une santé détruite?... J'examinais alors sa physiologie, pendant que je galopais à son côté, cherchant une correspondance entre la construction de son corps et les équivoques indices fournis par les livres spéciaux sur l'aspect extérieur des criminels: il avait le buste trop fort pour ses jambes, les bras trop développés, une expression facilement dure de la mâchoire inférieure, et le pouce un peu trop long. Ce dernier détail occupait une place d'autant plus importante dans ma pensée, que mon beau-père avait l'habitude de fermer la main, ce pouce en dedans, comme pour le cacher. Je me rendais bien compte que je ne pouvais rien tirer de positif de pareilles remarques, je les rejetais comme puériles, et aussitôt je les reprenais, afin de les compléter par d'autres qui donnassent une valeur aux premières. C'est ainsi que, toujours galopant le long des allées du bois, je creusais l'hérédité de M. Termonde. Son aïeul maternel s'était tiré un coup de pistolet; son frère, à lui, s'était noyé, après avoir mangé sa fortune, pris du service, et déserté dans des circonstances honteuses. Il y avait du tragique dans cette famille. Que de fois, tandis que nous chevauchions botte à botte, tous deux silencieux, ai-je roulé ces mornes et folles pensées dans ma tête, et de pires encore!...
Nous revenions. Quelquefois j'allais déjeuner chez ma mère, ou j'y passais aussitôt après mon rapide repas, pris solitairement dans ma petite salle à manger de l'avenue Montaigne, qui donnait sur le tir de Gastine-Rainette, et le claquement des balles sur les tôles qui m'arrivait même à travers les fenêtres fermées ne s'associait que trop bien à ma sombre humeur.—Il était très rare que M. Termonde et moi fussions en tête-à-tête durant mes visites au boulevard de Latour-Maubourg. Que m'importait maintenant? S'il était le criminel que je m'obstinais à poursuivre, il était prévenu, et je n'avais plus la chance de lui arracher son secret par surprise. J'aimais beaucoup mieux l'étudier pendant qu'il causait, et, au cours de ces causeries soutenues devant moi avec l'un ou l'autre, je constatais combien sa maîtrise de lui-même était entière. Dans mon enfance et ma première jeunesse, j'avais haï ce pouvoir de se dominer si complètement que je sentais être le sien, tandis que moi j'étais si fou, si naturellement victime de ma sensibilité nerveuse, si incapable du sang-froid qui masque de calme les violentes émotions. À présent, ce m'était une sorte de joie d'observer la profondeur de son hypocrisie. Il avait une telle habitude, presque une telle manie de la dissimulation, qu'il se taisait des moindres événements de sa vie, même à sa femme. Jamais il ne disait ni ses visites, ni les gens qu'il avait rencontrés, ni ses lectures, ni ses projets. Manifestement, il s'était dressé à prévoir les conséquences les plus éloignées de chaque phrase qu'il prononçait. Une surveillance de soi aussi continue, dans une vie d'apparence si aisée, si unie, avait quelque chose de trop étrange pour que cet homme ne donnât pas, même aux indifférents, une impression de personnage énigmatique. En ajustant ensemble les diverses pièces de ce caractère, et rapprochant cette dissimulation de la frénésie passionnée que j'avais observée en lui, il m'apparaissait, à moi, comme un être infiniment dangereux. Il questionnait beaucoup et parlait très posément, très sobrement, à moins qu'il ne fût dans un certain état singulier comme l'après-midi de notre promenade en voiture, où il semblait s'étourdir du flot de ses paroles. Alors il ricanait nerveusement, et découvrait des théories presque cyniques ou des particularités d'esprit qui me faisaient, moi, frissonner. Il avait par exemple une connaissance extraordinaire de toutes les questions relatives à la médecine légale. À l'occasion d'un procès retentissant qui se jugeait cet hiver-là, et au cours d'une discussion très animée à laquelle prenaient part plusieurs personnes, il lui échappa de citer la date du jour où fut arrêté le célèbre docteur La Pommeraie. Je vérifiai le chiffre, il était exact. Quelle étrange préoccupation des choses du crime et qui concordait trop bien avec certaines données que je devais à mes entretiens avec M. Massol! N'était-ce pas l'obsédante, l'unique pensée que le vieux juge prétendait avoir observée chez la plupart des meurtriers, qui les amène à retourner sur les lieux où ils ont tué, à revenir auprès du cadavre de leur victime pour le regarder lorsque le cadavre est exposé dans un lieu public, à rechercher ceux qui les soupçonnent, à lire minutieusement les journaux où il est parlé de leurs forfaits, à suivre les affaires où l'on poursuit des actes pareils au leur?... À d'autres heures, mon beau-père tombait dans ces silences terribles dont rien ne le tirait, fumant, fumant... Un cigare alors succédait à un autre, malgré toutes les défenses du médecin, sans interruption aucune. Le tabac le jour, la morphine la nuit,—quelle souffrance essayait-il donc de tromper avec cet abus de stupéfiants? Étaient-ce les tortures de sa maladie, ou les autres, celles que j'imaginais quand je me livrais à mes tragiques hypothèses? Il avait aussi des instants d'une lassitude telle que même ma présence le laissait indifférent,—les lassitudes d'un homme arrivé à l'extrémité de ce qu'il peut supporter de douleur, et dont l'âme se refuse à sentir, pour avoir trop senti. Je le surpris ainsi deux ou trois fois, seul, dans la demi-obscurité de la nuit commençante, si profondément abîmé dans sa fatigue, qu'il ne prenait pas garde à moi qui m'asseyais en face de lui, et le regardais sans rien dire moi-même. J'étais tenté de lui crier: «Avoue, avoue, mais avoue donc enfin!...» Et je n'aurais pas été surpris qu'il se rendît, qu'il laissât s'échapper son secret, qu'il me répondît: «C'est vrai...» C'est alors aussi que je sentais l'inanité des petits faits que j'avais ramassés si soigneusement. Et s'il n'était pas coupable?... Je me taisais, en proie à cette fièvre de doute qui me rongeait depuis des semaines, et il finissait, lui, par sortir de son silence pour me parler de ma mère. Il évoquait de nouveau cette image entre nous. Pourquoi?... Y pensait-il avec tant d'émotion parce qu'il se croyait très malade et sur le point de la quitter à jamais? Voulait-il se défendre contre moi avec ce bouclier devant lequel je reculerais toujours, il le savait bien? Était-ce une supplication de lui éviter, à elle, une suprême douleur? Oui, c'était cela plutôt que tout le reste. Avec sa bravoure native et sa violence, il n'aurait pas supporté l'outrage de mes yeux fixés sur lui, les allusions atroces de certaines de mes phrases, la menace continue de ma présence, s'il n'avait point voulu à tout prix épargner à ma mère une scène entre nous, quoiqu'il fut bien sûr que de cette scène ne jaillirait aucune preuve certaine... Mais qu'il fut seulement accusé de cela devant elle, non, il préférait souffrir comme il souffrait. Car il l'aimait. Si intolérable que ce sentiment pût me paraître, il fallait bien que je l'admisse, même dans l'hypothèse du crime,—surtout dans cette hypothèse. Et alors je comprenais que, malgré notre haine, nous nous trouvions devoir agir en commun pour ne pas toucher au bonheur de cette créature qui nous était si chère à tous les deux. La différence était pourtant grande entre nous. Que je fusse attaché à ma mère, il pouvait en éprouver une impression d'ombrage et de jalousie, mais non pas ce frisson d'horreur qui me saisissait quand je songeais qu'il l'aimait autant que moi, et qu'il en était aimé... peut-être avec le sang de mon père sur la conscience!
Il l'aimait!... C'était pour elle qu'il avait acheté la main d'un autre et fait répandre ce sang, et c'était elle qui devait causer sa perte, elle qui se mouvait entre nous deux avec ce même regard de tendresse heureuse dont elle nous avait enveloppés l'un et l'autre, le soir où elle m'avait vu assis au chevet de son mari malade et où son sourire s'était fait si tendre pour lui et pour moi:—le même sourire! Les efforts qu'il faisait pour entretenir la sécurité dans ce cœur de femme devaient tourner à sa ruine. Oui, toutes les précautions prises par lui, en vue de parer aux éventualités qu'il croyait possibles, furent le principe même de cette ruine, depuis ses savantes confidences à la douce créature jusqu'à la menteuse affection qu'il me témoignait devant elle. Si nous n'avions pas fait semblant, lui et moi, de nous aimer, elle ne m'aurait jamais parlé comme elle me parla, je n'aurais jamais su d'elle ce que j'ai su et qui a terminé si brusquement le duel silencieux auquel s'usait mon impuissante énergie... Y a-t-il donc une fatalité, ainsi que l'ont pensé certains hommes, ceux-là même qui ont, comme Bonaparte, manié le plus vigoureusement les choses réelles? Ce que je comprends, à regarder ma vie par delà des événements accomplis, c'est qu'il existe une logique profonde des situations et des caractères, et cette logique développe toutes les conséquences de nos actions jusqu'à leur terme, si bien que la réussite même de nos criminels projets emporte avec elle de quoi nous briser un jour. Quand j'y songe avec un peu de suite, et comment ce fut d'elle, de cette femme tant aimée par lui, que me vint le suprême indice, que je n'espérais pas, et la certitude après laquelle je ne pouvais plus reculer, un vertige de terreur m'envahit, comme si le grand souffle de la destinée passait sur mon front. Oui, cela m'épouvante, parce que j'ai aussi du sang sur les mains, et cela me rassure en même temps, parce que je me dis que j'ai été l'ouvrier d'une œuvre inévitable, l'esclave nécessaire d'un maître invisible... Pauvre mère! Si tu avais su? Toi aussi, tu fus donc l'instrument meurtrier du sort, mais un instrument aveugle, comme le couteau qui tue et qui ne le sait pas. Au lieu que moi, j'ai vu, j'ai su, j'ai voulu... Ah! j'ai eu jusqu'à présent la force de tenir le pacte fait avec moi-même, celui de confesser mon histoire simplement, détail par détail, et sans me juger... Et voici qu'à l'approche de la scène qui détermina la nouvelle et dernière période du drame de ma vie, mon âme hésite. Lâche! lâche! lâche!... Le rêve me saisit de nouveau, cette espèce de stupéfaction que ce soit mon histoire à moi, que j'aie agi comme j'ai agi, que j'aie cela sur ma mémoire... Non, je me suis donné ma parole, je continuerai. Oui, j'ai commis l'acte, de cette main qui tient ma plume. Oui, j'ai du sang, du sang, une ineffaçable tache, là, sur ces doigts qui tremblent, mais il faudra bien qu'ils m'obéissent et qu'ils écrivent l'histoire jusqu'au bout.
XIV
'en
étais donc avec mon beau-père, vers le commencement de l'été, six
mois après la mort de ma tante, juste au même point qu'au jour déjà si
lointain où j'étais venu dans son cabinet de travail, affolé de soupçons
par les lettres de mon père, jouer le rôle du médecin qui palpe un
corps, et cherche du doigt la place sensible, symptôme probable de
l'abcès caché. Comme à la minute où je l'avais vu, après cet entretien,
passer dans sa voiture la face décomposée, j'avais toutes les
intuitions, je n'étreignais pas une seule certitude. Aurais-je continué
cette lutte où je me sentais vaincu d'avance? Aurais-je renoncé à me
débattre dans cette atmosphère vide et noire où j'étouffais?... À coup
sûr, je n'attendais plus de solution au problème posé devant moi pour ma
douleur—et quelle douleur, stérile tout ensemble et mortelle!—lorsque
j'eus avec ma mère une conversation si foudroyante, qu'à l'heure
actuelle mon cœur s'arrête de battre en y songeant... Je parlais de
dates ineffaçables; si celle du 25 mai 1879 s'en va jamais de ma
mémoire, c'est que l'André Cornélis qui trace ces lignes, avec un tel
tremblement, sera lui-même anéanti jusqu'au cœur de son cœur, jusqu'à
l'âme de son âme... Mon beau-père, qui se trouvait sur le point de
partir pour Vichy, venait de subir une nouvelle crise de foie, la
première depuis celle du mois de janvier, au lendemain de notre terrible
conversation. J'avais la conscience de n'être pour rien dans cette
reprise aiguë de son mal, du moins d'une manière positive et directe. Le
combat que nous soutenions l'un contre l'autre, sans autres témoins que
nous-mêmes, et sans qu'un de nous prononçât une parole, n'avait été
marqué par aucun épisode nouveau. J'attribuais donc cette complication
au développement naturel de la maladie chronique dont il était atteint.
Je me rappelle très exactement ce que je pensais ce 25 mai, à cinq
heures du soir, tandis que je montais les marches de l'escalier de
l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg. Je souhaitais d'apprendre que
mon beau-père allait mieux, d'abord parce que je voyais ma mère
tourmentée depuis une semaine, et puis, il faut tout dire, ce départ
pour les eaux m'apparaissait comme une délivrance, à cause de la
séparation qu'il amènerait. J'étais si las de mes inefficaces douleurs!
Mes malheureux nerfs s'étaient tendus au point que les moindres
impressions désagréables me devenaient des blessures. Je ne dormais
plus, moi aussi, qu'à l'aide de narcotiques, et d'un sommeil traversé de
rêves cruels où toujours je me promenais avec mon père, en sachant et
sentant qu'il était mort. Il y avait particulièrement un cauchemar dont
le retour régulier me rendait l'appréhension de la nuit presque
insoutenable... Je me trouvais dans une rue pleine de peuple, occupé à
regarder une devanture de magasin. Tout d'un coup j'entendais
s'approcher le pas d'un homme, celui de M. Termonde. Je ne le voyais pas
et j'étais sûr que c'était lui... Je voulais m'en aller,—mes pieds
étaient de plomb, me retourner,—mon cou demeurait immobile. Le pas se
rapprochait encore. Mon ennemi était là derrière moi. J'entendais son
souffle. Je savais qu'il allait me frapper. Il passait le bras
par-dessus mon épaule. Je voyais sa main armée d'un couteau, qui
cherchait la place de mon cœur; elle y enfonçait le fer lentement,
lentement, et je me réveillais dans une inexprimable agonie... Ce
cauchemar s'était répété si souvent, depuis quelques semaines, que j'en
étais venu à compter les jours qui me séparaient du départ de mon
beau-père, d'abord fixé au 20, puis reculé jusqu'à son rétablissement.
J'espérais que ce départ m'apaiserait au moins pour un temps. Je ne
trouvais pas en moi l'énergie de m'en aller plutôt moi-même, attiré que
j'étais chaque jour par cette présence que je haïssais et recherchais à
la fois avec fièvre; mais je me réjouissais secrètement que l'obstacle
vînt de lui, et que son éloignement me fournît l'occasion de respirer,
sans avoir à me reprocher ma faiblesse.
Telles étaient mes réflexions tandis que je montais cet escalier de bois, tendu d'un tapis rouge et joliment éclairé par des fenêtres à vitraux, qui conduisait au hall affectionné par ma mère. Le valet de chambre, qui m'ouvrit la porte de cette pièce, répondit, à ma question, que mon beau-père allait mieux, et j'entrai avec plus de gaieté que d'habitude dans cette pièce où tenaient pourtant mes plus tristes souvenirs. Que j'étais loin de pressentir que le cartel appendu sur un des murs marquait en ce moment une des heures les plus solennelles de ma vie! Ma mère était assise devant un petit bureau, placé au coin de la grande baie vitrée qui fermait la pièce du côté du jardin. Elle appuyait son front sur sa main gauche, et, de la droite, au lieu de continuer la lettre commencée, elle tenait son porte-plume levé, immobile,—un porte-plume que je vois toujours, en or, avec une perle blanche à son extrémité, petit détail qui à lui seul eût révélé la minutie de son luxe.—Son absorption dans sa rêverie était si forte qu'elle ne m'entendit pas entrer. Je la regardai longtemps, sans bouger, tout saisi par l'expression désolée de son fin visage. Quelle pensée sombre fermait sa bouche, plissait son front, crispait sa main, tendait ses traits? Cette visible préoccupation contrastait trop avec la sérénité habituelle de cette gracieuse physionomie pour que je n'en demeurasse pas comme atterré. Rien qu'à la voir toute seule ainsi, par la fin d'une claire journée de printemps, avec les feuillages verts du jardin qui faisaient comme un fond de gaieté à sa mélancolie, j'éprouvai, une fois de plus, que j'étais incapable de supporter sur ce visage chéri les stigmates d'une vraie peine. Mais qu'avait-elle? Son mari allait mieux. Pourquoi donc son souci de ces derniers jours s'était-il exaspéré jusqu'à la douleur? Se doutait-elle du drame qui se jouait auprès d'elle, dans sa maison, depuis des mois? M. Termonde s'était-il décidé à se plaindre à elle, afin que je cessasse de lui infliger la torture de mes assiduités? Non. S'il m'avait deviné depuis le premier jour, comme je le croyais, sans en être sûr, il ne pouvait pas lui avoir dit: «André me soupçonne d'avoir fait tuer son père...» Ou bien le docteur avait-il pronostiqué des symptômes dangereux derrière l'apparente amélioration de l'état du malade? Si mon beau-père était en péril de mort? À cette idée, une joie me saisissait, puis aussitôt une souffrance,—la joie qu'il disparût de ma vie, et à jamais; la souffrance que, coupable, il partît sans que je me fusse vengé. Par-dessous mes hésitations, mes scrupules, mes doutes, je l'avais laissé grandir en moi, ce sauvage appétit de la vengeance, que ne contente pas la mort de l'être haï, si l'on n'en est pas soi-même la cause. J'avais soif de cette vengeance, comme un chien a soif de l'eau après avoir couru sous le soleil tout un jour d'été. Il me fallait m'y rouler comme ce chien se roule dans cette eau, fût-ce la bourbe d'une mare... Je continuais de regarder ma mère et de ne pas bouger. Elle poussa tout d'un coup un profond soupir; elle dit tout haut: «Ah! mon Dieu, quelle misère!...» et relevant son visage baigné de larmes, elle me vit. Elle jeta un faible cri de surprise et je m'avançai vers elle...
—Vous souffrez, maman, lui dis-je. Qu'avez-vous?
L'appréhension de, sa réponse rendait ma voix toute tremblante. Je me mis à genoux devant elle, comme au temps où j'étais tout petit. Je pris ses mains que je couvris de baisers. Hélas! Encore à cette heure ma bouche rencontra cet anneau d'or, cette alliance que je haïssais à l'égal d'une personne. Cette impression amère ne m'empêcha pas de lui parler enfantinement. «Ah! lui disais-je, si vous avez des peines, à qui les confier, sinon à moi?... Où trouverez-vous quelqu'un qui vous aime plus?... Soyez-moi amie, reprenais-je, est-ce que vous ne sentez pas combien vous m'êtes chère?...» Elle baissa la tête deux fois; elle fit le signe qu'elle ne pouvait pas parler, et elle éclata en sanglots.
—Est-ce que je suis pour quelque chose dans votre chagrin?... lui demandai-je.
Elle secoua la tête dans l'autre sens pour me faire comprendre que non. Puis, d'une voix que l'émotion étouffait, elle me dit, en flattant mes cheveux de sa main, comme autrefois:
—Tu es si gentil pour moi, mon André...
Qu'ils étaient simples, ces quelques mots, et ils me prirent le cœur comme si une main me l'eût serré!... Lui en avais-je mendié, de ces petites paroles qu'elle ne m'avait jamais dites, de ces gracieuses phrases qui sont comme des gestes de l'âme, d'involontaires, de tendres caresses d'esprit à esprit, et voilà que j'obtenais ce que j'avais tant désiré, à quel moment et par quels moyens! Mais c'était si doux quand même de sentir qu'elle m'aimait... Et je lui dis, employant, pour lui être bon, des mots dont les syllabes me brûlaient la bouche:
—Est-ce que notre cher malade va plus mal?
—Non, il est mieux... Il repose maintenant, fit-elle en montrant du doigt la chambre de mon beau-père.
—Ma mère, repris-je, parlez-moi, confiez-vous à moi, que je pleure avec vous, que je vous aide peut-être... C'est si cruel qu'il me faille vous surprendre, pour voir vos larmes!...
Je continuai, la pressant de mes questions et de mes plaintes. Qu'espérais-je donc arracher à cette bouche dont les lèvres tremblaient sans rien dire? À tout prix, je voulais savoir. Je n'étais pas en état de supporter de nouveaux mystères. J'étais certain que l'idée de mon beau-père était mêlée à cet inexplicable chagrin. Lui seul et moi pouvions bouleverser ainsi ce cœur de femme. Elle ne se tourmentait pas à cause de moi, elle venait de me le dire. C'était donc à lui que se rapportait ce souci, et ce n'était pas une affaire de santé. Avait-elle, elle aussi, surpris quelque indice? L'affreux soupçon avait-il traversé son esprit? À cette simple hypothèse, la fièvre me gagnait. Et j'insistai, j'insistai encore. Je la sentais céder, rien qu'à la manière dont sa tête se penchait sur moi, à sa main tremblante sur mes cheveux, au souffle plus court de sa poitrine.
—Si j'étais sûre, dit-elle enfin, que ce secret mourra entre toi et moi?...
—Oh! maman!... fis-je, avec un tel reproche dans la voix qu'elle eut honte et que je vis le sang monter à ses joues. Peut-être ce petit mouvement de honte acheva-t-il de la déterminer. Elle me baisa le front longuement, comme pour effacer le nuage que son injuste défiance venait d'y amasser.
—Pardon, reprit-elle, j'ai tort... À qui confier cela, sinon à toi? À qui demander conseil?... Et puis, continua-t-elle comme se parlant à elle-même, s'il s'adressait jamais à lui?...
—Qui, il?... interrogeai-je.
—André, dit-elle presque solennellement, peux-tu me jurer sur ton amour pour moi, que tu ne feras jamais, entends-tu, jamais la moindre allusion à ce que je vais te raconter?
—Maman! répliquai-je avec le même accent de reproche, et, tout de suite, pour l'entraîner:—Je vous en donne ma parole d'honneur.
—Ni...
Elle ne prononça pas de nom, mais elle me montra de nouveau du doigt la porte de la chambre.
—Jamais, répondis-je.
—Tu as entendu parler d'Édouard Termonde, son frère?...
Sa voix s'était faite basse, comme si elle avait eu peur des mots qu'elle prononçait, et, cette fois la direction seule de ses yeux, tournés vers la porte toujours close, m'avait indiqué qu'il s'agissait du frère de son mari. Je connaissais vaguement cette histoire. C'était à ce frère que je pensais, lorsque j'étudiais la vie mentale de la famille de mon beau-père. Je savais qu'Édouard Termonde avait gaspillé en quelques années sa part d'héritage, une somme énorme, douze cent mille francs; qu'il s'était ensuite engagé; qu'au régiment il avait continué sa vie de débauches; que, privé d'argent du côté des siens, et à la suite d'une perte de jeu, il s'était laissé entraîner à voler, avec complication de faux. Puis, se voyant sur le point d'être découvert, il avait déserté. Enfin, il s'était fait justice en se jetant à la Seine, après avoir demandé pardon à son frère dans une lettre dont les termes prouvaient un dernier reste de délicatesse morale. L'argent volé avait été restitué par mon beau-père, le scandale étouffé, grâce à la disparition du misérable. J'avais reconstitué toute cette aventure d'après les indiscrétions de ma vieille bonne dans mon enfance, et pour en avoir trouvé la trace dans quelques passages de la correspondance de mon père. Aussi, quand ma mère me posa sa question d'un air si ému, je prévis qu'elle allait me parler des peines de famille éprouvées par son mari, lesquelles m'étaient absolument indifférentes, et ce fut avec un sentiment de déception que je lui demandai:
—Édouard Termonde?... Celui qui s'est tué?...
Elle inclina la tête pour répondre: oui, à la première partie de ma phrase; puis, d'une voix plus basse encore:
—Il ne s'est pas tué, il vit toujours, dit elle.
—Il vit toujours... répétai-je machinalement, et sans comprendre quel rapport unissait l'existence de ce frère aux larmes que je venais de voir sur ses joues à elle.
—Tu sais maintenant le secret de ma douleur, reprit-elle d'un ton plus ferme et comme soulagée, c'est ce frère infâme qui est le bourreau de Jacques, lui qui l'assassine jour par jour avec les transes affreuses qu'il lui donne... Non, ce suicide n'eut pas lieu. Des hommes comme celui-là n'ont pas le cœur qu'il faut pour se tuer... Ce fut Jacques qui lui dicta cette lettre pour le sauver du bagne, après avoir tout préparé pour sa fuite et lui avoir donné de quoi refaire sa vie, s'il l'avait voulu... Pauvre ami, qui espérait du moins préserver de cette horrible histoire l'intégrité de son nom!... Ce nom de Termonde, il fallut bien qu'Édouard le quittât pour échapper à toute recherche, et il passa en Amérique... Il y vécut... comme il avait vécu ici. L'argent qu'il avait emporté fut bientôt dévoré. Il eut de nouveau recours à son frère... Ah! le misérable avait compris que Jacques avait fait tant de sacrifices à l'honneur du nom, et, quand mon mari lui refusa l'argent qu'il demandait, il se servit de cette arme qu'il savait sûre... Alors commença le plus odieux, le plus épouvantable chantage: Édouard menaça son frère de revenir à Paris... Aller au bagne en France ou mourir de faim en Amérique, il aimait mieux le bagne ici, disait-il, et Jacques a cédé une première fois... Il l'aimait, malgré tout, c'était son frère unique... Tu sais, quand on a montré à ces gens-là une faiblesse, on est perdu... Cette menace de revenir avait réussi. L'autre en a usé jusqu'à extorquer des sommes dont tu ne te fais pas une idée.... Il y a des années que dure cette abominable exploitation, mais je ne la sais, moi, que depuis la guerre... Je voyais mon mari si triste, si triste. Je sentais qu'un chagrin le rongeait, et puis, un jour, il m'a tout dit... Le croirais-tu? C'était pour moi qu'il avait peur... Que veux-tu qu'il me fasse? lui demandais-je.—Ah! il est capable de tout pour se venger, me répondait-il... Et puis, il me voyait si tourmentée moi-même de ses mélancolies!... Je l'ai tant supplié qu'il a résisté à la fin. Il a refusé net tout secours nouveau. Nous n'avons plus entendu parler du misérable pendant quelque temps... Il a tenu sa menace, il est à Paris!...
J'avais écouté ma mère avec une attention croissante. À toute époque de ma vie, moi, qui n'avais pas les mêmes illusions qu'elle sur la sensibilité de mon beau-père, je me serais étonné de l'influence étrange exercée par ce frère déshonoré. Il y a des fléaux semblables dans trop de familles pour que le monde n'ait pas intérêt à séparer les uns des autres les divers représentants d'un même nom. Energique et violent comme je le connaissais, je me serais demandé pourquoi M. Termonde pliait sous la menace d'un scandale qu'il devait estimer à sa juste valeur. Puis j'aurais expliqué cette faiblesse par des souvenirs d'enfance, par une promesse faite à des parents à leur lit de mort. Mais dans la disposition d'âme où je me trouvais, avec les soupçons que je nourrissais depuis des semaines, il n'était pas possible qu'une autre pensée ne se présentât point à moi. Et cette pensée grandissait, grandissait, prenait corps. Mes yeux exprimèrent sans doute l'épouvante subite que me donna l'éclair de cette idée soudaine. Car ma mère s'interrompit de sa confidence pour me dire:
—Est-ce que tu te sens mal, André?...
—Non, eus-je la force de répondre, c'est de vous avoir surprise à pleurer tout à l'heure qui m'a donné un coup. Cela va passer...
Elle me crut. Elle venait de me voir si bouleversé de son émotion. Elle m'embrassa tendrement, et je la priai de continuer son récit. Elle me dit alors que la semaine précédente un étranger avait demandé à voir mon beau-père, venant de la part d'un de leurs amis de Londres. On l'avait introduit dans ce même hall et devant elle. Aussitôt que M. Termonde avait aperçu cet homme, elle avait deviné, à son agitation extraordinaire, que c'était Édouard. Les deux frères s'étaient enfermés dans le cabinet de travail. Elle était restée là, elle, morte d'anxiété, entendant par minutes les voix qui grondaient sans pouvoir distinguer les paroles. Le frère était sorti enfin par le hall, et l'avait regardée en passant, avec des yeux qui l'avaient glacée de terreur.
—Et le soir même, dit-elle encore, Jacques prenait le lit... Comprends-tu mon désespoir à présent?... Ah! ce n'est pas notre nom qui m'importe à moi... Je m'épuise à le lui répéter: qu'est-ce que cela nous fait? Est-ce que cette boue peut nous salir?... Mais sa santé!... Le médecin dit que chaque émotion violente est pour lui un verre de poison... Ah! s'écria-t-elle, il me le tuera...
Ce cri, qui me révélait une fois de plus la profondeur de sa passion pour mon beau-père, l'entendre à cette minute, et penser ce que je pensais!
—Vous l'avez vu? demandai-je sans presque me rendre compte de mes propres paroles.
—Mais puisque je te dis qu'il a passé là,—et elle me montrait la place du tapis, avec la terreur peinte sur son visage.
—Et vous êtes sûre que c'était son frère?
—Jacques me l'a dit le soir, fit-elle; mais je n'avais pas besoin de cela, je l'aurais reconnu aux yeux... Comme c'est étrange! Ces deux frères si différents, Jacques si fin, si distingué, une âme si noble... Et lui ce gros, ce lourd personnage ignoble, commun, un abominable scélérat... ils ont le même regard...
—Et sous quel nom est-il à Paris?
—Je ne sais pas, répondit-elle, je n'ose plus en parler. S'il savait que je te l'ai dit... avec ses idées?... Mais quoi, petit, tu l'aurais toujours appris un jour?... Et puis, ajouta-t-elle avec fermeté, il y a longtemps que je t'aurais parlé de ce triste secret, si j'avais osé... Tu es un homme, toi, et tu n'es pas retenu par ce scrupule excessif de l'affection fraternelle. Conseille-moi, André, que faut-il faire?
—Je ne vous comprends pas, lui répondis-je.
—Oui, reprit-elle, il doit y avoir un moyen de prévenir la police et de le faire arrêter sans qu'on en parle dans les journaux ni ailleurs... Jacques ne voudrait pas, lui, parce que c'est son frère... Mais si nous agissions, nous, de notre côté?... Je t'ai entendu dire que tu voyais ce M. Massol, que nous avons connu lors de notre malheur... Si j'allais le trouver, lui demander conseil? Ah! s'écria-t-elle, je veux que mon mari vive, je l'aime trop!...
Pourquoi une panique s'empara-t-elle de moi à la pensée qu'elle pourrait donner suite à ce projet nouveau et s'adresser au vieux juge d'instruction,—moi qui n'avais pas osé retourner chez lui depuis la mort de ma tante, de peur qu'il ne devinât mes soupçons, rien qu'à me regarder? Qu'entrevoyais-je donc avec tant de netteté, pour que je me misse à la supplier au nom même de cet amour qu'elle portait à son mari?
—Vous ne ferez pas cela, lui disais-je, vous n'en avez pas le droit... Il ne vous pardonnerait pas et il aurait raison... Ce serait le trahir.
—Le trahir, dit-elle... ce serait le sauver!...
—Et si l'arrestation de son frère lui portait un coup nouveau?... Si vous le voyiez malade, plus malade à cause de ce que vous auriez fait?...
J'avais trouvé le seul argument qui pût la convaincre. Étrange ironie du sort! Je la calmai, je lui persuadai de ne pas agir, moi qui venais de concevoir soudain cette monstrueuse hypothèse:—que l'exécuteur du crime, l'instrument docile entre les mains de mon beau-père, avait été ce frère infâme, qu'Édouard Termonde et Rochdale ne faisaient qu'un.—Ô vision terrible!...
XV
a nuit que je passai après cette conversation est restée dans mon
souvenir comme la plus tourmentée que j'aie dû subir,—et cependant que
j'en ai connu de ces insomnies, de ces luttes, dans l'universel sommeil
autour de moi, avec une pensée qui me tenait éveillé moi-même et me
rongeait le cœur!... J'étais pareil au prisonnier qui a sondé toutes les
places de son cachot, les murailles, le plancher, le plafond, et qui,
étreignant pour la centième fois les barreaux de sa fenêtre, sent une de
ces tiges de fer se desceller sous la pression. À peine s'il ose croire
à cette fortune, et il s'assied à terre, rendu comme fou par la seule
possibilité de la délivrance apparue à son esprit. Depuis si longtemps,
j'étais là, comme verrouillé dans mon angoisse, me heurtant de toutes
parts à d'invincibles barrières et, tout d'un coup, quelle perspective
s'offrait devant moi!... «Du sang-froid», me disais-je, en marchant d'un
bout à l'autre de mon fumoir où je m'étais retiré, sans avoir touché au
repas que m'avait servi mon valet de chambre. Le soir était venu, puis
la nuit noire; l'aube arriva, puis le grand jour; et j'étais encore là,
qui essayais d'y voir clair dans le tourbillon d'hypothèses nouvelles
qu'un événement par lui-même si simple,—mais avec l'état de crise aiguë
de soupçons où je me trouvais il n'y avait plus d'événements
simples,—venait de soulever en moi... J'étais déjà trop habitué à ces
tempêtes intimes, pour ne pas savoir que le seul moyen de salut consiste
à s'attacher aux faits positifs comme à des rocs solides et qui ne
bougent pas. Dans le cas actuel, ces faits positifs se réduisaient à
deux:—je venais d'apprendre, premièrement, qu'il existait un frère de
M. Termonde, qui passait pour mort et dont mon beau-père ne parlait
jamais;—secondement, que ce frère, déshonoré, proscrit, ruiné, sans
état-civil, exerçait sur son frère, riche, honoré, irréprochable, une
dictature de terreur. De ces deux faits, le premier s'expliquait de
soi. C'était tout naturel que Jacques Termonde ne démentît point la
légende de suicide imaginée par lui-même et qui jadis avait sauvé
l'autre du bagne. Il n'est jamais agréable de reconnaître pour son plus
proche parent, un voleur, un faussaire et un déserteur... Mais ce n'est
qu'un désagrément cruel. Il n'en allait pas ainsi du second fait. La
disproportion était trop forte entre cette cause avouée par mon
beau-père et le résultat d'épouvante produit sur lui. L'empire d'Édouard
Termonde sur son frère ne se justifiait point par la menace d'un retour
sans autre conséquence qu'un scandale de monde aussitôt étouffé. Ma mère
pouvait se contenter de cette raison-là, elle, au regard de qui son mari
était un grand cœur, une belle âme, mais non pas moi... L'idée me vint
de consulter le Code de justice militaire. J'y trouvai à l'article 184
que la prescription du délit de désertion ne commence à courir que du
jour où l'insoumis atteint quarante-sept ans. Vraisemblablement Édouard
Termonde tombait encore sous le coup de la loi. Est-ce que le désir
d'épargner à ce frère infâme un châtiment disciplinaire pouvait
justifier chez mon beau-père une si longue faiblesse et dans des
conditions d'inquiétude semblable? J'apercevais une autre raison à cet
empire, quelque ténébreux, quelque effrayant lien de complicité entre
les deux hommes. Je venais de penser que peut-être Jacques Termonde
avait employé son frère à tuer mon père. Et si cela était, si l'assassin
possédait quelque preuve de cette complicité? Sans doute il se trouvait
les mains liées à l'égard des magistrats, mais c'était de quoi éclairer
ma mère, par exemple, et cette menace devait suffire à faire trembler un
mari aimant, à mater son féroce orgueil?
«Du sang-froid, me répétais-je, du sang-froid.» Et je mettais toute ma force à reprendre les données physiques et morales que je possédais sur le crime. Il s'agissait, pour moi, de chercher si un point, un seul point demeurait obscur avec l'hypothèse de l'identité de Rochdale et d'Édouard Termonde. Les témoignages s'étaient accordés à représenter Rochdale comme grand et fort, ma mère m'avait dépeint Édouard Termonde comme gros et lourd. Il y avait quinze ans de distance entre l'assassin de 1864 et le noceur vieilli de 1879, mais rien qui empêchât que ce ne fût le même personnage. Ma mère avait insisté sur la couleur des yeux d'Édouard Termonde, bleus et pâles comme ceux de son frère. Or, le concierge de l'hôtel Impérial avait, dans sa déposition, que je savais par cœur pour l'avoir si souvent relue, signalé la nuance très bleue et très claire des prunelles du soi-disant Rochdale. Il avait remarqué ce détail à cause du contraste des yeux avec le ton bistré du visage. Édouard Termonde s'était réfugié en Amérique, au lendemain de son faux suicide, et qu'avait dit M. Massol? Je l'entendais encore me répéter, avec sa voix flûtée et le geste méthodique de sa main: «Un étranger, un Américain ou un Anglais, peut-être un Français établi en Amérique...» D'impossibilité matérielle, je n'en trouvais pas. Et d'impossibilité morale? Pas davantage. Afin de mieux m'en convaincre, je reprenais l'histoire du crime au moment même où la correspondance de mon père se faisait explicite sur le compte de Jacques Termonde, c'est-à-dire en Janvier 1864. Pour dégager mon jugement de toute impression de haine personnelle, je supprimais les noms dans ma pensée. Je ramenais cette sinistre aventure, dont j'avais tant souffert, à la sécheresse d'une anecdote abstraite... Un homme est éperdûment amoureux de la femme d'un de ses amis intimes. Cet homme sait cette femme profondément, absolument honnête; si elle était libre, elle l'aimerait, il le sent, il le voit; mais, n'étant pas libre, elle ne sera jamais, jamais, à lui. Cet homme est doué du tempérament qui fait les criminels: une violence effrénée dans les passions, aucun scrupule, une volonté despotique, l'habitude de tout briser devant son désir. Il s'aperçoit que son ami devient jaloux. Encore quelque temps, et la porte de la maison lui sera fermée. Comment cette pensée ne lui viendrait-elle pas: si le mari disparaissait, cependant?... Ce rêve de la mort de celui qui fait seul obstacle à son bonheur trouble la tête de cet homme, une fois, deux fois. Il la tourne et la retourne, cette idée fatale, il s'y accoutume. Il en arrive au: «Si j'osais», point de départ des scélératesses les plus affreuses. L'idée se précise devant son esprit. Il conçoit qu'il pourrait faire tuer celui qu'il hait maintenant et dont il se sent haï. N'a-t-il pas, très au loin, un frère misérable dont tout le monde ignore non seulement le domicile actuel, mais jusqu'à l'existence? Quel admirable ouvrier de meurtre que ce frère dépravé, besogneux, infâme, qu'il tient à sa dévotion par les secours d'argent qu'il lui envoie!... Et la tentation s'accroît toujours. Une heure sonne où elle est plus forte que tout le reste. Cet homme résolu à jouer cette partie suprême appelle à Paris son frère... Comment? Par une ou deux lettres qui font miroiter aux yeux du drôle l'espérance d'une énorme somme à gagner, en même temps qu'elles mettent comme condition à cette espérance un mystère absolu dans le voyage. L'autre accepte. Il débarque en Europe après avoir multiplié autour de lui les précautions. Quoi de plus aisé?... Ce failli de la vie n'a point de parents, point de relations; il mène, depuis des années, une existence anonyme et de hasard... Voici les deux frères face à face... Jusque-là rien que de logique, rien que de conforme aux étapes possibles d'un projet de cet ordre.
J'en arrivais à l'exécution, et je continuais à raisonner de même, d'une manière impersonnelle. Le frère riche propose au frère pauvre le marché de sang. Il lui offre de l'argent, beaucoup d'argent: cent mille francs, deux cent mille francs, trois cent mille francs. Quels motifs empêcheraient le misérable d'accepter? Les idées morales?... Que vaut la moralité d'un viveur qui a passé du libertinage au vol? Depuis des années et sous l'influence de mes préoccupations vengeresses, j'avais lu trop assidument les faits divers des journaux et les comptes rendus des procès pour ne pas savoir comment on devient meurtrier. Des besoins d'argent et l'habitude de la débauche, voilà un assassin en disponibilité. Que de coups de couteau ont été donnés, que de révolvers mis en jeu, que de gouttes de poison versées dans des verres, avec une incertitude absolue du gain, parmi les pires conditions de danger, simplement pour aller, tout à l'heure, dépenser l'argent du meurtre dans quelque bouge. La crainte de l'échafaud?... Personne ne tuerait alors. Les débauchés, d'ailleurs, qu'ils s'en tiennent au vice, ou qu'ils roulent jusqu'au crime, n'ont pas la vision de l'avenir. La sensation présente est pour eux trop forte. Son image abolit toutes les autres images, elle absorbe toutes les forces vives du tempérament et de l'âme. Une vieille mère mourante, des enfants qui ont faim, une femme qui se désespère,—ces tableaux des conséquences de leurs actes, ont-ils jamais arrêté les ivrognes, les joueurs et les coureurs de filles? Et pas davantage les fantômes tragiques du tribunal, de la prison et de la guillotine, quand, altérés d'or, ils tuent pour s'en procurer. L'échafaud est loin, la porte du lupanar est au coin de la rue, et le goujat saigne un rentier, comme un boucher saigne une bête, pour aller ensuite là-bas, la poche garnie, vers le gros numéro, où il y a de la crapule assurée. C'est le train quotidien du crime, cela. Pourquoi le désir d'une débauche plus relevée n'exercerait-elle pas le même attrait scélérat sur des hommes plus raffinés, mais aussi incapables de noblesse morale que les chourineurs du cabaret borgne? Ah! c'était une pensée trop cruelle et que je ne pouvais supporter,—que le sang de mon père eût payé cela, des soupers dans un restaurant de nuit à New-York... Je perdais l'énergie de continuer ma déduction froide, et une hallucination commençait, qui me montrait un cabinet particulier semblable à ceux où j'avais passé: la table servie, le divan de velours aux ressorts fatigués, la glace rayée de lettres gravées avec le diamant des bagues, le piano ouvert où l'on joue des valses canailles, et le Champagne qui mousse dans les verres, et la fille qui rit, avec sa blanche gorge dégrafée, ses bas de soie, ses dents de bête, l'odeur des parfums de sa chair mélangée à l'odeur des mets, du tabac, des vins,—et l'homme à côté d'elle... «Non, ne mange pas ce souper, ne bois pas ce vin, ne te laisse pas pétrir par ces mains, ne prends pas cet or. Il y a du sang sur toutes ces choses... Cet homme qui t'embrasse, qui te désire, qui t'a payée, est un assassin, un assassin, un assassin!...»
Ma raison se perd, me disais-je, lorsque j'étais là, immobile, le cœur battant, les yeux fixes, en proie à la même émotion que si j'eusse vu réellement la scène hideuse, et je la voyais, en effet, dans un éclair. Je me tournais alors vers le portrait de mon père, je le regardais longtemps, je lui parlais comme s'il eût pu m'entendre, je le suppliais: «Aide-moi... Aide-moi...» Et je retrouvais, non pas le calme, mais la force du moins de reprendre la féroce hypothèse et de la critiquer détail par détail. Elle avait contre elle, tout d'abord, d'être invraisemblable comme le cauchemar d'une imagination malade. Un frère qui emploie son frère à l'assassinat d'un homme dont il veut épouser la femme!... Bien que la conception et l'offre d'un pareil complot rentraient dans le domaine des plus extraordinaires fantaisies... «Soit, me disais-je, mais en matière de crime, il n'y a pas d'invraisemblance. Par cela seul qu'il se décide au meurtre, l'assassin cesse de se mouvoir dans le cadre d'habitudes de la vie sociale.» Et vingt exemples se présentaient à ma mémoire, de forfaits commis dans des circonstances aussi exceptionnelles, aussi étranges que celles dont je discutais en ce moment le plus ou moins de probabilité. Une objection surgissait tout de suite. En admettant que ce crime compliqué fût seulement possible, comment étais-je le premier à en avoir le soupçon? Pourquoi M. Massol, le vieux magistrat si fin, si délié, si habile, n'avait-il pas cherché de ce côté-là une explication du sanglant mystère devant lequel il s'avouait impuissant? «Eh bien! me répondis-je, M. Massol n'y a point pensé, voilà tout. La question est de savoir, non si le juge d'instruction a soupçonné le fait ou non, mais si ce fait en lui-même est réel ou s'il ne l'est point.» Et puis, quels indices auraient mis M. Massol sur cette piste? S'il avait étudié à fond le ménage de mon père, il avait acquis la certitude que ma mère était une très honnête femme. Il avait vu sa douleur sincère, et il n'avait pas eu, comme moi, entre les mains, les lettres où mon père avouait sa jalousie et dénonçait la passion de son faux ami. Est-ce que, d'ailleurs, Jacques Termonde n'avait pas dû se pourvoir à l'avance d'un alibi sentimental, comme il s'était prémuni d'un alibi physique, et entretenir à cette époque une maîtresse affichée? Mais supposons que le juge ait cherché de ce côté-là, qu'il ait soupçonné dès les premiers jours la félonie de mon futur beau-père. Il s'agissait de découvrir le complice, puisqu'en tout état de choses la présence de M. Termonde chez nous à l'heure du meurtre était un fait avéré. M. Massol est arrivé à penser au frère disparu, soit. Où trouver les traces de ce frère? Où et comment? Si Édouard et Jacques ont été complices dans le crime, leur premier soin n'a-t-il pas dû être d'imaginer un moyen de correspondance qui défiât la surveillance de la police? N'ont-ils même pas cessé, pour un temps, tout commerce de lettres? Qu'avaient-ils à se communiquer? Édouard tenait l'argent du meurtre, Jacques s'occupait d'achever de conquérir le cœur de ma mère... «Soit encore, reprenais-je; mais si M. Massol manquait du document essentiel, s'il ignorait la passion de Jacques Termonde pour la femme de l'assassiné,—ma tante, elle, savait cette passion, elle avait en mains la preuve indiscutable des défiances de mon père, comment n'avait-elle pas pensé ce que je pensais à l'heure présente?...» Et qui m'assurait qu'elle ne l'eût pas pensé? Les soupçons l'avaient dévorée, elle aussi; elle avait vécu, elle était morte parmi eux. Seulement elle y avait évidemment mêlé ma mère, incapable de lui pardonner les souffrances d'un frère qu'elle adorait. Agir contre ma mère, c'était agir contre moi. Cela, elle se l'était interdit à jamais. L'eût-elle osé, comment fût-elle sortie du domaine des vagues inductions, puisqu'elle ne pouvait ni douter, elle non plus, de l'alibi de mon beau-père, ni rien savoir de l'existence actuelle d'Édouard Termonde?... Non, que je fusse le premier à expliquer l'assassinat de mon père comme je faisais, cela prouvait uniquement que je possédais des données nouvelles sur les alentours du crime, et non pas que les hypothèses fondées sur ces données fussent insensées.
D'autres objections se présentaient. Si mon beau-père avait employé son frère à cette besogne d'assassinat, comment avait-il révélé à sa femme l'existence de ce frère? La réponse à cette question s'offrait d'elle-même. Si le crime avait été commis dans ces conditions de complicité, une seule preuve pouvait en demeurer, à savoir les deux ou trois lettres écrites par Jacques Termonde à Édouard pour l'appeler en Europe et lui tracer son itinéraire. Ces lettres, Édouard les avait gardées. C'était par elles qu'il devait tenir son frère et par la menace de les livrer à ma mère. Prévenir cette dernière comme mon beau-père l'avait fait et dans cette mesure, c'était parer d'avance à cette menace, au moins en partie. Si jamais l'ouvrier du meurtre se décidait à livrer le commun secret à la veuve de la victime, devenue la femme de l'inspirateur de ce meurtre, ce dernier pourrait à tout le moins nier l'authenticité des lettres, arguer de la confidence ancienne, montrer, dans la dénonciation, l'infamie d'une atroce vengeance compliquée d'un faux. Et puis, cette confidence à ma mère n'était-elle pas justifiée par une autre raison, précisément si le crime avait été commis de la manière que j'imaginais? Ces remords, dont je croyais mon beau-père torturé, n'avaient certes pas échappé à l'affection inquiète de sa femme. Elle n'avait pas eu de peine à démêler dans l'âme de celui qu'elle aimait, et dont elle se savait aimée, la sombre et fixe présence d'une tristesse jamais chassée. Que de nuages elle avait dû voir sur ce front, que sa présence ne dissipait pas! Que de rêveries mornes dans ces yeux, que sa tendresse ne suffisait point à remplir d'un profond, d'un absolu bonheur! Qui sait? Elle avait peut-être connu cette jalousie, la pire de toutes, celle d'une pensée constante et qu'on ne vous dit pas, d'une émotion étrangère et qu'on vous cache. Et il lui avait révélé une portion de la vérité, afin de lui épargner, à elle, une certaine sorte d'inquiétude, afin de s'épargner à lui-même des questions que sa conscience lui rendait intolérables. Il n'y avait donc pas de contradiction entre cette demi-confidence faite à ma mère et mon hypothèse sur la complicité des deux frères... Je comprenais aussi que, dans cette confidence, il n'avait pas pu insister, au delà d'un certain point, sur la nécessité du silence à mon égard,—silence qui n'eût jamais été rompu sans un hasard d'émotion, sans mon insistance attendrie, sans cette arrivée subite d'Édouard Termonde qui avait littéralement affolé la pauvre femme... Mais comment expliquer cette imprudence d'avoir refusé de l'argent à ce frère aux abois et capable de tout oser? De cela encore, j'arrivais à me rendre compte. C'était avant la mort de ma tante, à une époque où mon beau-père se jugeait pour toujours garanti de mon côté. Il se croyait abrité de la justice par la prescription. Il se sentait malade. Quoi de plus naturel que de désirer reprendre à tout prix ces papiers qui pouvaient, lui, une fois mort, et entre des mains scélérates, devenir un moyen de chantage exercé sur sa veuve et déshonorer sa mémoire dans le cœur de cette femme, aimée jusqu'au crime? Une négociation pareille ne pouvait être tentée que de vive voix. Mon beau-père s'était dit que son frère n'exécuterait pas sa menace sans avoir essayé une dernière tentative. Il viendrait à Paris, les deux complices se retrouveraient face à face après tant d'années. Ce serait une nouvelle offre d'argent à faire, mais la dernière et contre la livraison de la seule preuve capable d'éclairer les ténèbres du mystère de l'hôtel Impérial. Dans ce calcul, mon beau-père avait omis de prévoir que son frère arriverait aussi à l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg, qu'on l'introduirait dans le salon devant ma mère, et que la secousse trop forte lui donnerait, à lui-même, déjà ébranlé par de longues angoisses, une crise de sa maladie du foie. Il y a dans les événements une part d'inconnu qui déjoue les habiletés de nos plus subtiles prudences. Et quand je songeais que tant de ruse, une si continuelle surveillance de soi-même et des autres avaient abouti à ce résultat, je sentais de nouveau le passage sur nous tous du souffle de la destinée,—à moins que ces hypothèses ne fussent un roman éclos dans mon cerveau, envahi par la fièvre et par le désir de vengeance qui me consumait!
Réalité ou roman, ces hypothèses se tenaient là, devant moi qui ne pouvais pas demeurer sur une ignorance et sur un doute. À l'extrémité de ces raisonnements divers, dont les uns appuyaient, les autres combattaient la vraisemblance de ma nouvelle explication du sanglant mystère, je rencontrais aussi un fait positif:—à tort ou à raison j'avais conçu la possibilité d'un complot dans lequel Édouard Termonde aurait servi d'instrument de meurtre à son frère. Quand il n'y eût eu qu'une chance, une seule contre un millier, pour que mon père eût été tué de la sorte, je devais suivre cette piste jusqu'au bout, sous peine de me mépriser comme le dernier des lâches. Le temps était passé des douloureuses rêveries; il fallait agir, et ici, agir, c'était savoir.
Le matin arrivait parmi ces pensées. Ma lampe, qui avait éclairé cette veillée funèbre, mêlait sa clarté triste à la pâle lumière de l'aube. J'ouvris ma fenêtre, je vis la face livide des hautes maisons dans le jour naissant, et je me jurai solennellement, devant ce réveil de la vie, que ce jour me verrait commencer de faire ce que je devais, et le lendemain continuer, et les autres jours, jusqu'à ce que je pusse me dire: «Je suis certain..» J'eus l'énergie de dompter la tempête de sensations folles qui s'était déchaînée en moi durant toute la nuit et de fixer mon esprit sur ce problème: «Existe-t-il un moyen de vérifier si Édouard Termonde et le soi-disant Rochdale de 1864 ne font qu'un?» Pour répondre à cette question ainsi posée, je ne pouvais compter que sur moi seul, sur les ressources de mon intelligence et de ma volonté personnelles. Je dois me rendre ce témoignage que je n'eus pas une minute, durant ces cruelles heures, la tentation de me décharger une fois pour toutes des difficultés de ma tâche tragique en m'adressant à la justice, comme j'aurais fait, si je n'avais pas tenu compte de la souffrance de ma mère. Je m'étais dit que jamais elle ne recevrait par moi ce coup horrible: apprendre qu'elle avait été, quinze ans durant, la femme d'un assassin. Pour qu'elle ignorât toujours ce drame criminel, il fallait que la lutte restât circonscrite entre mon beau-père et moi. Et cependant, si je le trouve coupable? pensais-je... À cette seule idée qui maintenant n'était plus vague et lointaine, qui pouvait devenir une vérité indiscutable, aujourd'hui, demain, dans quelques heures, un projet terrible se dessinait devant les yeux de mon esprit.—Mais je ne voulais pas regarder de ce côté-là; je me répondais: «J'y songerai plus tard,» et je me contraignais à porter toutes mes réflexions sur le jour actuel. Je reprenais mon problème: «Comment vérifier l'identité d'Édouard Termonde et du faux Rochdale?» Arracher ce secret à mon beau-père était impossible. Vainement, depuis des mois, j'avais cherché le défaut de cette cuirasse de dissimulation contre les mailles de laquelle j'avais brisé, non pas un, mais dix, mais vingt poignards. J'aurais eu à mon service tous les bourreaux de l'Inquisition que je n'aurais pas desserré ces lèvres minces, ni extorqué une confidence à ce visage, si douloureux et si impénétrable à la fois. Restait l'autre. Mais pour m'attaquer à lui, je devais découvrir, d'abord, sous quel nom il était caché à Paris et à quelle adresse. Il n'était pas besoin de beaucoup d'imagination pour apercevoir un moyen assuré de cette découverte. Il ne suffisait que je me rappelasse les circonstances mêmes où j'avais appris l'arrivée d'Édouard Termonde à Paris. Pour une raison ou pour une autre,—souvenir d'une sanglante complicité ou crainte d'un scandale mondain,—mon beau-père tremblait d'épouvante à la seule idée du retour de son frère. Ce frère était revenu. Mon beau-père ferait certainement tous ses efforts pour le décider à partir de nouveau. Il le reverrait, et pas à l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg, à cause de ma mère et à cause des domestiques. J'avais donc un procédé sûr pour savoir la demeure d'Édouard Termonde: je ferais suivre mon beau-père.
De deux choses l'une;—ou bien il donnerait rendez-vous à son frère dans quelque endroit désert, ou bien il se transporterait au domicile choisi par l'autre. Dans le second cas, je tenais mon renseignement tout de suite; dans le premier cas, il suffisait de donner le signalement d'Édouard Termonde, tel que je l'avais recueilli de la bouche de ma mère et de le faire suivre aussi, au moment même où il rentrerait chez lui au sortir de ce rendez-vous. L'espionnage m'a toujours paru quelque chose d'infâme, et, même à cette minute, je me rendais compte de l'ignominie de ce traquenard tendu à mon beau-père. Mais, quand on se bat, on ne choisit pas ses armes. Pour aller au but, que je voyais briller comme un phare, j'aurais marché sur tout ce qui n'était pas le chagrin de ma mère... «Eh bien! reprenais-je, une fois que je saurai le faux nom d'Édouard Termonde et son adresse, que faire?»... Je ne pouvais pas, à l'imitation de la police judiciaire, mettre main basse sur sa personne et ses papiers, quitte à le relâcher avec force excuses, une fois la perquisition finie. Je me souviens d'avoir machiné en pensée vingt plans successifs, tous plus ou moins ingénieux et tous rejetés. Je finis par m'attacher de nouveau aux faits. À supposer que cet homme eût tué mon père, il était impossible que la scène du meurtre ne fût pas demeurée dans sa mémoire en traits ineffaçables. Il devait donc avoir souvent revu, dans ses mauvaises heures, le visage de ce mort auquel je ressemblais tant. Je regardai de nouveau ce visage sur la toile que mon beau-père avait à peine osé fixer. Je me souvins de la conversation que nous avions eue dans cette même pièce et de ce que je lui avait dit: «Croyez-vous que la ressemblance soit suffisante pour que je fasse au criminel une impression de spectre?»... Pourquoi ne pas utiliser cette ressemblance? Je n'avais qu'à me présenter à Édouard Termonde brusquement, et à l'interpeller en même temps de ce nom de Rochdale dont les syllabes devaient sonner pour lui comme un glas. Oui, c'était cela: entrer dans sa chambre actuelle, comme mon père était entré dans sa chambre de l'hôtel Impérial, et le demander par le nom sous lequel mon père l'avait demandé, en lui montrant le visage même de sa victime.—S'il n'était pas coupable, j'en serais quitte pour m'excuser d'avoir frappé à sa porte, comme d'une erreur; s'il était coupable, il subirait pendant quelques instants un mouvement de terreur, qui équivaudrait à un aveu. Ce serait à moi de m'emparer de cette terreur pour lui arracher tout son secret. Quels mobiles pourraient agir sur lui? Deux sans plus: la crainte de l'expiation et l'amour de l'argent. Il fallait arriver à lui, armé, avec une forte somme, et lui donner le choix entre ces deux alternatives: ou bien il me vendrait les quelques lettres qui lui avaient permis de tyranniser son frère depuis des années, ou bien je le menacerais de lui brûler la cervelle. Et s'il refusait de me livrer les lettres? Allons donc... Est-ce qu'un bandit comme celui-là pouvait hésiter? Soit, il accepterait le marché. Il me donnerait les papiers qui convainquaient mon beau-père d'assassinat,—et il s'en irait ainsi, je le laisserais partir comme il était parti de l'hôtel Impérial, fumant un cigare et payé de sa trahison envers son frère comme il avait été payé de sa trahison envers mon père!... Oui, je le laisserais s'en aller ainsi, puisque le tuer de ma main ce serait me mettre dans la nécessité de tout dévoiler du crime que je voulais à tout prix cacher. «Ah! ma mère! ce que tu m'auras coûté!...» sanglotais-je. Et je revenais au portrait du mort et il me semblait que de cette bouche, que de ces yeux s'échappait un ordre de ne jamais toucher au cœur de celle que ce mort avait tant aimée,—fût-ce pour le venger!—«Je t'obéirai,» répondais-je à mon père... et je disais adieu à cette partie de ma vengeance.—Cela m'était très cruel; c'était cependant possible. Après tout, éprouvais-je de la haine pour le misérable? Il avait frappé, c'est vrai, mais comme un instrument servile au bras d'un autre. Ah! cet autre, je ne le laisserais pas échapper, celui-là, quand je le tiendrais, lui qui avait conçu, médité, machiné, payé l'attentat, lui qui m'avait tout volé, depuis la vie de mon père jusqu'à la tendresse de ma mère, lui, le réel, l'unique coupable. Oui, je le tiendrais, et j'aurais du loisir pour combiner ma vengeance, pour l'exécuter, sans que ma mère soupçonnât rien de ce duel d'où je sortirais vainqueur. L'ivresse du supplice que je trouverais le moyen d'infliger à cet homme exécré m'enivrait à l'avance. J'avais chaud dans le cœur en y songeant. Cela me payait de ce long, de ce dur martyre... «À l'action! À l'action!...» me dis-je. Je tremblais que tout cet espoir ne fût qu'un leurre, qu'Édouard Termonde fût déjà reparti, que mon beau-père eût déjà payé son silence... Dès neuf heures j'étais dans une de ces abominables agences d'espionnage privé dont passer seulement le seuil m'eût paru, la veille encore, une telle honte! À dix heures, je donnais au bureau de la Société, où j'avais en dépôt une partie de ma fortune, l'ordre de vendre pour cent mille francs de valeurs. Ce jour passa, puis un second. Comment je supportai ces heures les unes après les autres, je ne sais plus. Ce que je sais bien, c'est que je n'eus pas le courage de passer au boulevard de Latour-Maubourg, ni de revoir ma mère. Je tremblais qu'elle ne devinât dans mes yeux ma folle espérance et qu'elle ne prévînt mon beau-père sans même s'en douter, comme elle m'avait prévenu, par une phrase, un mot. Vers midi, le troisième jour, j'appris que mon beau-père était sorti le matin même. C'était un mercredi; ce jour-là, ma mère se rendait à une œuvre pieuse dont le siège était dans le quartier de Grenelle.—M. Termonde avait changé de fiacre deux fois, et il s'était fait conduire au Grand-Hôtel. Il y avait rendu visite à un voyageur qui occupait, au second étage, une chambre numérotée 353; ce voyageur était inscrit comme arrivant de New-York et sous le nom de Stanbury. À midi, je savais ces détails, et, à deux heures, un revolver chargé dans ma poche, mon portefeuille garni des cent billets de banque qui devaient me servir à l'achat des lettres, décidé à jouer la partie jusqu au bout, et à la gagner, je montais l'escalier du Grand-Hôtel... Touchais-je à une scène formidable du drame de ma vie, ou bien étais-je au moment de me convaincre qu'une fois encore j'avais été dupe de mon imagination? Du moins j'aurais fait tout mon devoir.
XVI
'étais
arrivé au second étage. À l'angle d'un long corridor, était
fixée une plaque sur laquelle je pus lire écrit: «Du numéro 300 au
numéro 360...» Dans le corridor, un garçon de service passait en
sifflant. Deux filles riaient dans une espèce d'office ménagé à la
sortie de l'escalier. Un grand bruit montait de la cour à travers les
fenêtres ouvertes. Le moment était bien choisi pour l'exécution de mon
projet. L'homme ne pourrait pas espérer une fuite facile à travers la
maison ainsi remplie de monde. 345... 350... 351... 353... J'étais
devant la porte de la chambre où logeait Édouard Termonde. La clef
était sur la porte; le hasard servait donc mon projet au delà de ce que
j'eusse osé souhaiter. Ce petit détail témoignait aussi de la sécurité
où vivait celui que je venais surprendre. Soupçonnait-il seulement mon
existence? Je m'arrêtai une minute devant cette porte close. Je m'étais
habillé avec un veston, afin d'avoir mon revolver dans ma poche, bien à
portée. J'assurai ma main droite sur la crosse, et j'ouvris la porte
sans frapper.
—Qui est là?... fit la voix d'un homme qui lisait un journal, en fumant, couché plutôt qu'assis dans un fauteuil, les pieds posés sur une table, le dos tourné à l'entrée; il ne se donna même pas la peine de se lever pour voir qui avait ouvert, persuadé sans doute que c'était un domestique de l'hôtel. Je ne lui laissai pas le temps de se retourner tout à fait.
—Monsieur Rochdale?... demandai-je.
À peine eus-je prononcé ces mots que l'homme fut sur pieds. Il repoussa le fauteuil et se réfugia de l'autre côté de la table, me regardant en face avec un visage décomposé... Ses yeux s'ouvraient démesurément, tout clairs, dans ce visage livide qu'encadrait une barbe jadis blonde, aujourd'hui grisonnante. Sa bouche béait, ses jambes flageolaient. Tout ce grand et robuste corps venait de subir une de ces secousses d'épouvante folle, devant lesquelles toutes les puissances de la vie sont comme paralysées. Il avait seulement jeté un cri dans sa terreur: «Cornélis!...»
Cette preuve que je poursuivais depuis des mois, je la tenais donc enfin! À cette seconde, je sentais, moi, tous les ressorts de mon être tendu. Oui, j'étais aussi lucide, aussi maître de moi que mon adversaire était bouleversé. Il n'avait pas, comme son complice, l'habitude quotidienne et réfléchie de la dissimulation. Ce nom de Rochdale, cette ressemblance effrayante, cette arrivée inattendue... Je ne m'étais pas trompé dans mon calcul. J'aperçus, avec cette prodigieuse rapidité de pensée dont s'accompagne l'action, qu'il fallait redoubler ce premier sursaut de terreur morale par un sursaut de terreur physique... Sinon, cet homme allait s'élancer sur moi, dans le mouvement de réaction qui suivrait ce saisissement, il me bousculerait, il s'enfuirait comme un fou, au risque d'être arrêté dans l'escalier par les gens qui le verraient courir, éperdu, et alors... Mais j'avais déjà tiré mon revolver de ma poche. J'avais mis en joue le misérable et je lui disais, l'appelant par son vrai nom, pour lui prouver que je savais tout de lui:
—Monsieur Édouard Termonde, si vous faites un mouvement vers moi, je vous tue, comme un assassin que vous êtes, comme vous avez tué mon père...
J'ajoutai, lui montrant une chaise au coin de la fenêtre entrebâillée:
—Asseyez-vous!
Il m'obéit machinalement. J'exerçais sur lui, à cet instant, une espèce de domination absolue, qui allait cesser, je le sentais, aussitôt qu'il reprendrait ses esprits. Mais, quand le reste de l'entretien tournerait contre moi, maintenant, est-ce que cela empêchait que je ne fusse maître d'une certitude? J'avais voulu savoir si Édouard Termonde et Rochdale ne faisaient qu'un seul et même personnage; cela, je le savais. Je venais d'en étreindre l'indéniable preuve. Je me devais cependant d'arracher à mon ennemi l'autre preuve, celle qui mettrait mon beau-père à ma discrétion. C'était une nouvelle phase de la lutte. D'un coup d'œil je fis le tour de la chambre où je me trouvais enfermé avec l'assassin. Sur le lit, à ma gauche, une canne plombée, un chapeau et un pardessus; sur la table de nuit, un coup de poing en acier et un revolver. À ma droite, la commode, avec un couteau-poignard parmi des objets de toilette; une malle, à côté de cette commode, contre une porte condamnée; une armoire à glace contre une autre porte condamnée aussi, le lavabo...,—et lui, acculé, sous le coup de mon arme braquée, entre la table et la fenêtre. Il ne pouvait ni s'échapper, ni atteindre aucun moyen de défense sans engager avec moi une lutte corps à corps. Mais il devrait essuyer mon feu d'abord, et puis, s'il était grand et robuste, je n'étais, moi, ni petit ni faible. J'avais vingt-cinq ans. Il en avait cinquante. Toutes les forces morales étaient pour moi. Je devais vaincre.
—Maintenant, lui dis-je en m'asseyant moi-même et sans cesser de le tenir en joue, causons...
—Qu'est-ce que vous voulez de moi? répliqua-t-il brutalement.
Sa voix était sourde à la fois et rauque. Le sang était remonté à ses joues, ses yeux brillaient, ces yeux si pareils à ceux de son frère. C'était l'animal qui revient à lui après avoir subi un effroyable danger, comme stupéfait de se retrouver encore vivant.
—Allons, ajouta-t-il en fermant les poings, je suis pris... Tirez-moi dessus et que ce soit fini...
Et comme je ne répondais rien et que je continuais de le tenir ainsi, sous la menace de mon pistolet:
—Ah! s'écria-t-il, je comprends; c'est cette canaille de Jacques qui m'a vendu à vous pour se débarrasser de moi... Il y a prescription... Il se croit en sûreté, lui. Mais est-ce qu'il vous a dit aussi qu'il en était, lui, l'honnête homme, que j'en ai la preuve?... Ah! il croit que je vais vous laisser me tuer comme cela, sans parler?... Non pas, je vais crier, on nous arrêtera, et l'on saura tout...
La fureur le gagnait. Il allait appeler: «Au secours!...» Le pire était que la colère me saisissait moi-même... C'était lui, de cette même main que je voyais errer sur la table, forte, velue, cherchant un objet à me jeter, oui, c'était lui qui avait tué mon père... Un degré d'émotion de plus, et j'étais perdu, je lui logeais une balle dans le corps, je voyais son sang couler... Que cela m'eût fait de bien! Mais non. J'avais sacrifié cette vengeance-là. En une seconde, je me vis arrêté, obligé d'expliquer tout, et la douleur réservée à ma mère. Heureusement pour moi, il eut, lui aussi, un passage de réflexion. La première idée qui avait dû lui venir à l'esprit était que son frère l'avait trahi, en ne disant que la moitié de la vérité, afin de le livrer à ma vengeance. La seconde fut sans doute que, pour un fils qui vient venger son père mort, je paraissais peu décidé à en finir tout de suite. Il y eut un court silence entre nous, qui me permit de reconquérir toute ma tête, et de lui dire:—«Vous vous trompez, Monsieur», avec un calme qui fit naître une stupeur nouvelle dans ses yeux. Il me regarda, puis je le vis fermer les paupières en plissant le front. Ma ressemblance avec mon père lui était insupportable, je le sentais.
—Oui, vous vous trompez,—continuai-je posément et pour amener ce terrible entretien sur le ton d'une conversation d'affaires—je ne suis venu, ni pour vous faire arrêter, ni pour vous tuer... À moins, ajoutai-je, que vous ne m'y obligiez vous-même, comme j'ai craint que vous ne fissiez tout à l'heure... Je suis venu vous proposer un marché, mais c'est à la condition que vous m'écouterez, comme je vous parle, avec sang-froid...
Nous nous tûmes de nouveau l'un et l'autre. Un bruit de voix et de pas se faisait entendre dans le couloir, presque contre la porte, et des éclats de rire. C'en était assez pour me rappeler à moi la nécessité de me dominer, et à lui qu'il jouait une partie dangereuse. Une détonation d'arme, un cri, et quelqu'un entrait dans cette chambre, placée comme elle était, contre le corridor. Édouard Termonde m'avait écouté avec une attention extrême. Un éclair d'espérance avait passé sur son visage, puis une singulière expression de défiance.
—Faites vos conditions, dit-il d'une voix sourde encore, mais apaisée.
—Si j'avais voulu vous tuer, repris-je en insistant, afin de mieux le convaincre de ma bonne foi par l'évidence... vous seriez déjà mort,—et je levai mon arme.—Si j'avais voulu vous faire arrêter, je ne me serais pas donné la peine d'entrer moi-même, deux agents de police auraient suffi, car vous n'oubliez pas que vous êtes déserteur et toujours sous le coup de la loi.
—Juste, répliqua-t-il simplement.
Puis il ajouta, suivant un raisonnement intérieur qui avait son importance capitale pour l'issue de notre entretien:
—Si ce n'est pas Jacques, qui m'a vendu?
—Je vous tenais à ma disposition, continuai-je sans relever sa phrase, et je n'en ai pas usé... J'avais donc une raison puissante pour vous épargner hier, avant-hier, ce matin, tout à l'heure... maintenant... Et il dépend de vous que je vous épargne tout à fait...
—Et vous voulez que je vous croie, répondit-il, en montrant du doigt mon revolver que je continuais à tenir dans ma main, mais sans plus le braquer sur lui. Non, non... fit-il; et il ajouta, employant un terme énergique où réapparaissait le sous-officier qu'il avait été:—Je ne coupe pas dans ces ponts-là...
—Écoutez-moi, répliquai-je sur un ton d'extrême mépris. Cette raison puissante que j'ai de ne pas vous abattre comme un chien enragé, je vais vous la dire... Je ne veux pas que ma mère sache jamais quel homme elle a épousé dans votre frère... Comprenez-vous maintenant pourquoi je suis décidé à vous laisser aller?... si vous vous y prêtez toutefois? Car même l'idée de ma mère ne m'arrêterait pas, si vous me poussiez à bout. J'ajouterai, pour votre gouverne, que la prescription, par laquelle vous vous croyez couvert au sujet du meurtre de 1864, a été interrompue; vous jouez donc votre tête en ce moment... En deux mots, voici ce que je vous propose: Depuis une dizaine d'années, vous exercez sur votre frère un chantage qui vous a réussi assez bien... Je ne suppose pas que vous fassiez vibrer en lui la corde de l'affection fraternelle, n'est-il pas vrai?... Quand vous êtes venu d'Amérique pour tenir le personnage de Rochdale, il a bien fallu qu'il vous envoyât quelques instructions... Ces lettres, vous les avez gardées... Je vous en offre cent mille francs.
—Monsieur, me répondit-il,—et rien qu'à son accent je pouvais constater qu'il était momentanément redevenu maître de lui,—pourquoi voulez-vous que je prenne au sérieux une proposition pareille?... En admettant que ces lettres aient été écrites, et que je les ai gardées, pourquoi vous livrerais-je un document comme celui-là?... Qui me garantirait qu'une fois ces papiers entre les mains, vous ne me feriez pas empoigner aussitôt?... Ah! dit-il en me regardant cette fois bien en face, vous ne saviez rien?... Ce nom... Cette ressemblance... Idiot que je suis, vous m'avez joué...
La fureur empourpra de nouveau son visage; il poussa un juron.
—Tu me le paieras, cria-t-il. Et, à cette seconde où je ne le tenais pas au bout du canon de mon arme, il poussa la table sur moi si violemment, que j'eusse été renversé si je n'avais fait un bond en arrière, mais il avait eu le temps déjà de se jeter sur moi et de me prendre à bras-le-corps. Heureusement pour moi, la violence de l'attaque avait fait tomber de mes mains mon pistolet, en sorte que je ne pus être tenté de m'en servir, et une lutte commença entre nous durant laquelle nous ne prononçâmes ni l'un ni l'autre une parole. De son premier élan il m'avait jeté à terre, mais j'étais vigoureux, et les étranges préoccupations de danger dont ma jeunesse avait été la victime m'avaient poussé à développer en moi toutes les énergies et toutes les adresses physiques. Je sentais son souffle sur mon visage, sa peau contre ma peau, ses muscles sur les miens, l'odeur de son corps. La haine décuplait mes forces, et, en même temps, l'angoisse que l'on entendît le bruit de notre lutte me donnait le sang-froid qu'il avait perdu. Après quelques minutes de cette sauvage étreinte, et, comme il se sentait faiblir, il me mordit à l'épaule si cruellement que la douleur m'affola; je pus dégager un de mes bras, et je le saisis à la gorge au risque de l'étouffer... Je le tenais sous moi maintenant, et je lui frappai la tête contre le parquet comme pour la briser. Il demeura une minute sans mouvement. Je crus l'avoir tué. Je ramassai mon pistolet qui avait roulé jusqu'à la porte, et je revins lui baigner le front avec de l'eau pour le faire revenir à lui.
Quand je me vis dans l'armoire à glace de la chambre, le collet de mon veston déchiré, la figure meurtrie, la cravate en lambeaux, je fus pris d'un frisson comme si j'avais eu là devant moi le spectre d'un autre André Cornélis. L'ignoble caractère de cette aventure me fit frémir de dégoût, mais il ne s'agissait pas de mes délicatesses de gentleman. Mon ennemi revenait à lui. Cette fois, j'étais résolu à en finir. J'avais la conscience d'avoir fait tout le possible pour tenir mon serment envers ma mère. Que la faute retombât sur la destinée... Le misérable s'était relevé à demi et il me regardait, le buste en avant. J'allai à lui, et je lui posai le canon du revolver presque sur le front.
—Il est encore temps, lui dis-je; je te donne cinq minutes pour te décider au marché que je t'ai proposé tout à l'heure: les lettres, et cent mille francs avec la liberté, sinon, une balle dans la tête... Choisis... J'ai voulu t'épargner à cause de ma mère; mais je ne veux pas perdre mes deux vengeances... Si tu bouges, tu es mort... On m'arrêtera, on fouillera tes papiers, on trouvera les lettres, on saura que j'avais le droit de te casser la tête... Ma mère sera folle de douleur... Mais je serai vengé... J'ai dit. Tu as cinq minutes, pas une de plus.
Sans doute mon visage exprimait une résolution invincible. L'assassin regarda ce visage, puis la pendule. Il voulut faire un geste. Il vit que mon doigt allait appuyer sur la gâchette.
—Je me rends, dit-il.
—Relevez-vous, repris-je.
Il m'obéit de nouveau machinalement.
—Où sont les lettres? lui demandai-je.
—Quand vous les aurez, implora-t-il, avec une lâcheté de bête traquée sur sa face abjecte, vous me laisserez partir?...
—Je vous le jure, lui dis-je; et, comme je voyais une inquiétude suprême dans ses prunelles, j'ajoutai:—Sur le souvenir de mon père... Et encore une fois, je demandai:
—Où sont les lettres?...
—Là, dit-il, en me montrant la malle posée dans un coin.
—Voici l'argent, fis-je, en lui jetant le portefeuille qui contenait la liasse des billets de banque.
Y a-t-il comme un magnétisme moral dans l'accent de certaines paroles et dans certaines expressions de physionomies? Était-ce la nature, particulièrement saisissante à cette minute, du serment que je venais de prononcer? Ou bien cet homme avait-il eu assez de force d'esprit pour se dire que la croyance à ma bonne foi lui offrait seule une chance de salut? Quoi qu'il en soit, il n'eut pas un instant d'hésitation; il ouvrit la malle cerclée de fer, retira de l'un des casiers une boîte de cuir jaune fermée avec une serrure de sûreté, puis, de cette boîte, une enveloppe assez grande qu'il me jeta comme je lui avais jeté les billets de banque. Moi, de mon côté, je n'eus pas un moment la crainte qu'il ne prît une arme dans sa malle, ni qu'il ne m'attaquât, tandis que je vérifiais le contenu de l'enveloppe, laquelle renfermait trois lettres seulement, timbrées, les deux premières au double timbre de Paris et de New York, la troisième à ceux de Paris et de Liverpool, et toutes les trois estampillées à la date de janvier ou de février 1864.
—Est-ce tout?... me demanda-t-il.
—Pas encore, répondis-je; il faut que vous vous engagiez à partir ce soir par le premier train, sans vous être trouvé avec votre frère, sans lui avoir écrit?...
—C'est promis, dit-il, et puis?...
—Quand devait-il revenir vous voir?...
—Samedi, fit-il, et il haussa les épaules... Le marché était conclu. Il a voulu attendre, pour me compter l'argent, que ce fût le jour de mon départ pour le Havre, afin d'être bien sûr que je ne m'attarderais pas à Paris... C'est joué, ajouta-t-il, et maintenant je m'en lave les mains...
—Édouard Termonde, dis-je en me levant, rappelez-vous que je vous ai fait grâce, mais qu'il ne faudrait pas me tenter une seconde fois en vous retrouvant sur mon chemin ou sur celui d'un être que j'aime...
Je fis un geste de menace et je sortis, le laissant assis à la table près de la fenêtre. À peine fus-je dans le corridor, que mes nerfs, après m'avoir été si étrangement soumis durant la lutte, me trahirent tout d'un coup. Mes jambes défaillaient sous moi. J'eus peur de tomber là, sur le tapis de ce couloir, et comment rendre compte du désordre de mes vêtements? J'eus le courage d'ajuster les débris de ma cravate, de relever le col de mon veston pour dissimuler et sa déchirure et l'état de ma chemise, d'enlever la poussière de mon chapeau qui avait été tout bossué dans la lutte. J'essuyai mon visage avec mon mouchoir, et je descendis l'escalier d'un pas que je contraignis à rester paisible. L'inspecteur du premier étage se trouvait sans doute occupé à un autre bout du corridor. Deux garçons me regardèrent et parurent étonnés de mon aspect. Mon bon destin voulut qu'ils ne s'attardassent pas à essayer de savoir la cause du visible désordre où je me trouvais... J'étais prêt à imaginer la fable d'une fausse agression, mais je sentais que mon trouble eût entraîné les plus graves conséquences. Enfin, j'étais dans la cour... Je la traversai avec épouvante. Si une personne de ma connaissance eût été là?... Je me jetai dans le premier fiacre, je donnai mon adresse. J'avais tenu ma parole. J'avais vaincu.
XVII
es
lettres achetées bien cher,—puisque je les avais payées du
sacrifice d'une de mes deux vengeances,—ces lettres accablantes pour
mon beau-père, et qui le mettaient à ma discrétion comme elles l'avaient
mis à la discrétion de son frère, durant des années, qu'en allais-je
faire? Je commençai de les lire dans le fiacre qui me ramenait avenue
Montaigne. La première, très longue et très détaillée, rappelait à
Édouard Termonde ses fautes passées et l'irrémissible détresse de sa
situation. Cette lettre indiquait ensuite, sans rien préciser, un moyen
possible de réparer en partie tant de désastres et de reconquérir une
fortune. La première condition était que le proscrit se soumît
scrupuleusement aux ordres de son frère. Il devait d'abord annoncer, à
ceux qu'il fréquentait d'ordinaire, son départ de New-York, passer dans
un nouveau quartier sous un nouveau nom et y attendre la prochaine
lettre. Celle-ci était la seconde. Visiblement une réponse d'Édouard
avait pris place entre les deux, acceptant l'offre de Jacques. Cette
nouvelle lettre enjoignait au misérable de gagner Liverpool, où d'autres
instructions l'attendraient. Ces instructions, objet du troisième
billet, se bornaient à un rendez-vous fixé pour une date toute
rapprochée, vers dix heures du soir, dans Paris et sur la portion du
trottoir de la rue de Jussieu qui fait face à la rue Guy-de-la-Brosse. À
ce moment, ces deux rues, situées entre le vieux jardin des Plantes et
les bâtiments de l'Entrepôt des vins, sont aussi désertes qu'une place
abandonnée de province. Du projet conçu par Jacques Termonde et qui
devait faire la matière de leur premier entretien après tant d'années,
il n'en était pas plus question dans ce billet que dans les deux autres.
Mais quand je n'aurais pas eu, moi, l'aveu arraché à la surprise
épouvantée du faux Rochdale, la concordance des dates entre ce rappel
clandestin et l'assassinat de mon père constituait seule une preuve
indéniable. Je les lus et les relus, ces feuilles accusatrices,—comme
j'avais lu et relu les pages écrites à la même époque par mon
père—d'abord dans cette voiture de place, puis chez moi, dans la
solitude de mon appartement. Et l'horrible complot qui m'avait rendu
orphelin acheva de s'éclairer d'une lumière de plus en plus précise et
affreuse. Cette rue de Jussieu, où Jacques avait joué auprès d'Édouard
le rôle d'un sinistre tentateur, je me trouvais par hasard la connaître
parfaitement. Mon ancien camarade de Versailles, Joseph Dediot, avait
occupé à deux pas, rue Cuvier, un petit logement, durant les années qui
avaient suivi notre sortie du collège. Que de fois j'étais venu le
surprendre l'après-midi ou le matin, pour passer avec lui quelques
heures et l'emmener dans un de ces restaurants du quai à travers les
fenêtres desquels nous aimions à regarder l'eau verte de la Seine, le
travail des mariniers et le défilé des bateaux! Mes pieds avaient foulé
joyeusement ce pavé sur lequel les deux complices s'étaient promenés
durant les heures de ce premier rendez-vous du crime... Maintenant je
les voyais qui allaient et venaient, d'un bec de gaz à l'autre,
j'entendais le bruit de leurs pas, je discernais l'accent de la voix de
celui qui devait être mon beau-père. Elle disait, cette voix insinuante
et passionnée, des paroles dont les conséquences avaient pesé sur toute
ma vie. Mon père était mort de ces paroles, ma tante aussi, puisque le
chagrin était à la source de cette maladie du cerveau qui l'avait
emportée. Moi-même, je n'avais tant souffert durant mon enfance, je ne
souffrais si cruellement dans cette minute même, qu'à cause des phrases
prononcées sur ce trottoir... Et je revoyais aussi le visage décomposé
de l'infâme coquin dont la morsure avait si profondément marqué mon
épaule gauche que je la remuais avec douleur; je l'apercevais
maintenant, moi à peine sorti de sa chambre, qui réparait le désordre de
ses vêtements, bouclait ses malles, pressait sur le timbre pour appeler
le domestique, demandait sa note, la réglait avec un des billets que je
lui avait jetés...—et il partait. On chargeait la malle sur la voiture,
il se faisait conduire en hâte à une gare,—sans doute celle du Nord,
parce qu'elle est plus près de la frontière. Il prenait le premier
train, il l'avait pris... Et il s'en allait, et jamais plus je ne le
tiendrais à ma merci... La fureur m'envahissait de nouveau. Il n'avait
pas eu le temps de fuir très loin... Si je courais à la préfecture de
police. Le signalement que je pouvais donner suffirait. On l'arrêterait.
Je lui avais juré sur le souvenir de mon père que je le laisserais
partir. Allons donc! Des serments envers un pareil bandit!... On
l'arrêterait. On les arrêterait.—Et ma mère?... Ma mère?... Pour la
première fois depuis que le soupçon de funeste vérité me possédait, je
me révoltai contre son souvenir. À cette minute, et sous le coup de la
colère dont m'enflammait l'image du meurtrier s'enfuyant, j'osai me
reprocher comme une faiblesse le mouvement de piété qui m'avait fait
sacrifier une moitié de ma vengeance au repos de cette mère tant aimée.
«Et qu'elle souffre, me disais-je avec férocité, qu'elle soit punie de
n'être pas demeurée fidèle au souvenir du pauvre mort!...» Et puis
j'avais honte d'un pareil égarement de ma pensée comme d'un crime...
Avoir vécu quinze ans auprès d'un assassin, portant son nom, partageant
sa vie! Ah! elle ne supporterait pas cette révélation; je ne
supporterais pas, moi, le remords de lui avoir révélé une si hideuse
chose. «Non, reprenais-je, qu'il s'échappe!...» Et, malgré moi, je
regardais la pendule. Le balancier allait, et à chacun de ces retours,
les chances de fuite du misérable devenaient plus nombreuses. «Quel
chemin a-t-il pris? me demandais-je; il doit être parti pour
l'Angleterre...» Et je me représentais un train dans la nuit, un vaste
port... La noire houle frissonne sous le paquebot, les voyageurs se
précipitent sur la passerelle, éclairée par des falots... Un long
sifflement... L'hélice bat la mer... Le bateau s'ébranle... Encore
quelques heures et l'homme est à Londres... Il a disparu dans l'immense
ville... «Ô ma mère!... ma mère!... m'écriais-je en me jetant sur le
canapé et me tordant de désespoir. Ce que j'aurai fait pour toi!...»
Je me relevai. J'écartai violemment cette image, afin de lui substituer celle de l'autre, du frère. Celui-là, du moins, ne pouvait pas m'échapper. Si la vengeance est un plat qui se mange froid, j'avais tout le loisir de préparer la mienne,—à mon aise. Celui-là ne s'enfuirait pas comme son complice. La réussite même de son crime, son mariage avec ma mère faisait de lui mon prisonnier. Je savais où le trouver toujours, et toujours j'aurais la liberté de l'aborder, de provoquer entre nous deux la scène nécessaire à l'exécution de mon dessein. Quel dessein? Mais celui-là même qui m'avait déjà hanté, celui qui d'avance m'avait paru la compensation suffisante, si je laissais échapper l'un de mes deux ennemis. Brusquement ce dessein se formula devant mon esprit, avec la netteté d'une résolution prise, et je m'entendis prononcer à haute voix ces paroles: «Je vais le tuer...» Je répétai plusieurs fois: «Je vais le tuer, je vais le tuer...» avec une sorte de frénésie, comme enivré d'une subite hallucination, qui me montrait le cadavre de cet infâme mari de ma mère, rigide,—éteints ces yeux dont j'avais tant subi le regard,—muette cette bouche qui avait proposé le marché,—glacé le front où avait germé le projet. Il ne bougerait plus jamais ce corps dont j'avais détesté tous les mouvements. Cette vision de haine me procura quelques secondes d'un étrange délice. «Enfin, enfin, repris-je tout haut encore, je vais le tuer...» Et tout de suite l'inévitable question se posa:
—Comment?
Ce que j'avais voulu éviter à tout prix, c'était que ma mère fût éclairée sur le drame de la mort de mon père; je n'avais pas sacrifié à ce respect religieux de ses illusions ma première vengeance, pour atteindre la malheureuse femme plus cruellement encore par les conséquences de la seconde. Il fallait donc combiner cette seconde vengeance, de manière à être bien sûr que j'échapperais moi-même à la justice... Je devrais mettre, à tuer mon beau-père, autant de précaution que lui autrefois à faire tuer mon père... Tranchons le mot. Il me fallait l'assassiner?... L'assassiner, oui, c'est ainsi qu'on appelle l'action de tuer un homme sans qu'il se défende,—et les choses se passeraient ainsi. Quelque ingénieux que fût le piège où je l'attirerais, que je lui versasse du poison goutte par goutte, que je l'attendisse au coin d'une rue pour le poignarder, que je lui tirasse un coup de pistolet, il n'y avait pas deux façons de nommer cela. Un assassinat? Je serais, moi aussi, un assassin... Tout ce que ce terme représente de basse infamie s'évoqua tout d'un coup devant ma pensée, et, pour la première fois, j'eus peur de la vengeance que j'avais tant souhaitée, à laquelle j'avais vécu suspendu depuis mon enfance, comme à l'unique, à la suprême réparation de tant de misères. Lorsque je constatai cette soudaine défaillance de mon énergie devant l'acte enfin possible, je demeurai d'abord comme étonné. Je fermai les yeux pour mieux ramasser mon âme sur elle-même, et je dus me dire de nouveau: «J'ai peur...» Peur de quoi? Peur d'un mot!... Car ce n'était là qu'un mot. Cette vengeance à laquelle j'avais sacrifié même le respect que l'on doit à la volonté des mourants,—puisque j'avais manqué au vœu exprimé par ma tante dans son agonie,—cette vengeance me trouvait soudainement épouvanté, parce que la besogne à faire répugnait, à quoi?... «Aux préjugés de ma classe et de mon temps», répondis-je, aussitôt que j'eus lucidement aperçu ce brusque arrêt de ma lâcheté. «Oui, continuai-je, de ma lâcheté... J'ai peur d'assassiner... Mais si je fusse né dans l'Italie du quinzième siècle, hésiterais-je à empoisonner le meurtrier de mon père? Hésiterais-je à lui tirer un coup de fusil, si j'avais, seulement grandi dans la Corse d'il y a cinquante ans? Ne suis-je donc rien qu'un civilisé, un misérable et impuissant rêveur, qui voudrait bien agir, mais qui n'ose pas se tacher les mains à l'action?...»
Et je me posai le dilemme de ma situation présente, dans toute sa netteté impérieuse, absolue, inévitable:—ou bien venger mon père en livrant son assassin à la justice des magistrats, puisque le sage M. Massol avait eu la prudence d'accomplir les quelques actes interruptifs de la prescription, ou bien me faire justice moi-même. Il y avait une troisième hypothèse, une seule: épargner le scélérat, souffrir qu'il occupât la place de sa victime, au foyer de ma mère, à mon foyer à moi, dont il m'avait chassé. À cette idée, la fureur me reprenait. Si le civilisé hésitait devant le scrupule, cette hésitation n'empêchait pas le sauvage qui sommeille en nous d'éprouver cet appétit du talion qui remue, comme la faim et la soif, toute la nature animale de l'homme, toute sa chair et tout son sang. «Allons, me dis-je, j'assassinerai mon beau-père, puisque c'est le mot propre. Est-ce qu'il a eu peur, lui, d'assassiner mon père? Il a tué. Il sera tué. Œil pour œil, dent pour dent, c'est le droit primitif, et le reste est mensonge...»
La nuit était venue tout à fait, à travers ces rêveries. J'étais la proie d'une agitation fébrile, qui contrastait singulièrement avec le calme dont j'étais rempli si peu d'heures auparavant, lorsque je montais les marches de l'escalier du Grand-Hôtel. C'est qu'aussi la situation avait bien changé. Alors je me préparais à une lutte, à une espèce de duel. J'allais affronter un homme que j'avais à vaincre, l'attaquer en face et sans traîtrise, et je n'avais pas tremblé. C'était l'espèce d'ignoble hypocrisie qu'il y a dans l'assassinat clandestin qui venait de me faire trembler à l'idée de tuer mon beau-père, ainsi, dans les ténèbres d'un guet-apens. J'avais dominé ce tremblement une première fois. J'appréhendai qu'il ne me ressaisît, et de subir une de ces insomnies d'où l'on se lève incapable d'agir avec sang-froid, et déjà je me sentais impuissant à supporter l'attente, je voulais agir dès le lendemain, exécuter aussitôt le plan auquel je m'arrêterais,—dans les vingt-quatre heures, quel qu'il fût. Dès maintenant, je pouvais tromper mon trouble nerveux par un commencement de cette action. Pour parer d'avance à tout soupçon, ne devais-je pas me montrer à des gens qui attesteraient, au besoin, qu'ils m'avaient vu tranquille, insouciant et presque gai? Je m'habillai, décidé à dîner dans un endroit où j'étais connu, et à user le reste de cette nuit au club. Lorsque je fus dans l'avenue des Champs-Élysées, toute fourmillante de voitures et de promeneurs, par la tiède soirée de ce jour bleu du mois de mai, j'eus la sensation physique d'une douceur de vivre, éparse dans l'air. Le ciel frissonnait de l'innombrable palpitation des étoiles. Les jeunes feuillages tremblaient sous la caresse d'une brise lente. Des guirlandes de lumière annonçaient l'entrée des jardins de plaisir. Je passai devant un restaurant qui avait répandu ses tables jusqu'au bord de l'allée. Des jeunes gens et des jeunes femmes achevaient de dîner là, gaiement. Les cuivres des cafés-concerts m'arrivaient affaiblis par la distance, et les voitures roulaient, roulaient toujours, emportant du côté du Bois des milliers de baisers et de paroles tendres. L'opposition, entre cette fête de printemps à Paris et le tragique de ma destinée, me saisit avec trop de force. Qu'avais-je fait au sort pour mériter d'être le seul, parmi cette foule, à subir une pareille épreuve? Pourquoi un homme s'était-il rencontré sur mon chemin, capable de pousser la passion jusqu'au crime, dans un monde où la passion est si bénigne, si chétive, si médiocre d'habitude? Il n'y avait peut-être pas, dans toute la haute société, quatre personnages assez audacieux pour simplement concevoir un projet semblable à celui que Jacques Termonde avait exécuté avec une si intrépide logique dans son désir. Et justement ce scélérat, d'une effrayante profondeur de sentiment, était mon beau-père. Une fois de plus, je sentis passer sur moi ce souffle de fatalité qui, souvent déjà, m'avait frappé d'une sorte d'horreur mystérieuse. Je me sentis incapable de supporter la vue de la face humaine. Je tournai brusquement le dos à la portion bruyante et claire des Champs-Élysées, et je montai vers l'Arc-de-Triomphe. Je pris sans réfléchir l'avenue du Bois, j'inclinai à droite pour fuir les voitures, puis je m'engageai sur des routes presque désertes. Avais-je obéi, sans m'en rendre compte, à une de ces réminiscences presque animales, qui nous ramènent dans les chemins où nous avons déjà passé? Voici que je reconnus, à la clarté de la molle et bleuâtre lune du printemps, la place où j'avais marché cet hiver, en compagnie de mon beau-père, lors de la première promenade que nous eussions faite au Bois, ensemble. C'était le jour où, venu chez moi, sous le prétexte d'une livraison de Revue à redemander, je l'avais contraint de regarder en face le portrait de sa victime. Je le revis en pensée, qui avançait sous le ciel froid d'hiver, sur le même sentier, entre les gazons pauvres, et ses cheveux grisonnants; et sa haute taille, prise dans son pardessus. Je me rappelai quelle étrange pitié avait serré mon cœur à le regarder ainsi, tout triste, tout brisé, comme vaincu. L'évocation de ce souvenir me le rendit soudain vivant, comme s'il eût été là encore, à deux pas de moi, et cette sensation aiguë de son existence me fit mieux sentir, du même coup, toute la signification du mot effrayant et mystérieux:—tuer... Tuer?... J'allais le tuer, dans quelques heures peut-être, au plus tard dans quelques jours. L'angoisse que j'avais essayé de fuir, en sortant de ma maison, et en marchant ainsi, venait de me reprendre, et je me posai enfin la question devant laquelle j'avais reculé tout à l'heure: «Je vais le tuer, en ai-je le droit?...» Comme les feuillages remuaient doucement autour de moi, qui m'étais laissé tomber sur un banc, écrasé de souffrance! J'étais dans l'ombre... J'entendis des voix qui s'approchaient; deux formes passèrent sur la route, à quelques mètres de moi. C'étaient un jeune homme et une jeune femme qui ne me virent pas. Ils s'arrêtèrent pour unir leurs lèvres. La lune les baignait de sa lumière. Je me mis à fondre en larmes. Je pleurai, pleurai, indéfiniment. Ah! j'étais jeune, moi aussi, j'avais dans le cœur un flot de tendresse dont j'étouffais, et par cette nuit parfumée, étoilée et frissonnante, j'étais là dans un coin d'ombre, farouche, à méditer un assassinat!
«Non, me dis-je, une exécution.—Est-ce que mon beau-père a mérité la mort?—Oui.—Est-ce que le bourreau qui fait tomber dans le panier la tête du condamné, doit s'appeler un assassin?—- Non; eh bien! je serai le bourreau, et pas autre chose...» Je me levai de ce banc où j'avais versé mes dernières larmes de lâcheté.—C'est ainsi que je qualifiai en moi-même, ces chaudes larmes dont je me souviens aujourd'hui, comme d'une preuve dernière que je n'étais pas né pour ce que j'ai fait. Je repris la route de Paris, et je tendis toutes les forces de mon esprit sur ce point unique: «J'ai le droit d'exécuter l'assassin de mon père... Quand la société frappe un coupable, au nom de quoi décrète-t-elle que ce coupable a mérité la mort? Est-ce qu'elle possède mission d'en haut pour cette œuvre de justice? Elle a simplement reçu délégation de tous les membres qui la composent, pour agir en leur nom. C'est leur droit, à eux, de se défendre, qui fait son droit, à elle, de punir. Il existe comme un contrat tacite, passé entre elle et nous. Si chaque citoyen n'avait pas son droit propre de se défendre, la communauté n'aurait pas le droit de châtier les criminels, puisque son droit n'est que l'addition des droits de tous. Il se trouve que le contrat passé entre elle et moi ne peut pas s'exécuter, pour des raisons supérieures. Je dénonce le pacte et je reprends mon droit premier... Quel droit? Celui de me défendre... N'y a-t-il pas en effet un droit de défense morale, comme il y a un droit de défense physique? Mon beau-père a tué mon père, et il a épousé ma mère. Il m'a volé les deux plus chères affections de ma vie, et il ne serait pas légitime de l'abattre comme un voleur qui entre, la nuit, par la fenêtre!...» Je multipliais les arguments. Par minute, j'arrivais à faire taire une voix qui parlait en moi, plus fort que mon appétit de vengeance et que mes raisonnements, et cette voix prononçait les paroles qui avaient été celles de ma tante autrefois: «Il faut laisser à Dieu le soin de punir...—À Dieu? répliquais-je, et s'il n'y a pas de Dieu? S'il y en a un, que la faute retombe sur lui qui a laissé les circonstances se disposer de la sorte...» Je reprenais: «Ce sont des images d'enfance qui me reviennent, parce que mon cerveau est fatigué d'émotions. C'est mon christianisme qui reparaît, comme chez les malades qui tremblent devant l'enfer auquel ils ne croyaient pas, quand ils étaient bien portants...» Et puis tous ces scrupules de ma conscience me paraissaient de froides et vaines discussions, bonnes pour des philosophes ou des confesseurs. Il y avait un fait indiscutable, absolu: je ne pouvais pas subir davantage que l'assassin de mon père continuât d'être le mari de ma mère.—Il y avait un second fait non moins évident: je ne pouvais pas dénoncer cet homme à la justice, sans tuer ma mère du coup, ou du moins empoisonner à jamais sa vie. Donc, c'était à moi d'être mon propre tribunal, le juge et le bourreau dans ma propre cause. Que m'importaient les sophismes pour ou contre? Je devais d'abord écouter mon instinct de fils, et cet instinct me criait: «Tue!»—Je devais tuer.
Je marchais vite, fixant mon regard intérieur sur cette idée, avec une espèce de tragique délice, car je sentais que, du moins, mes irrésolutions avaient cessé, et que j'agirais. Tout d'un coup, et comme je débouchais sur l'Arc-de-Triomphe, je me rappelai avoir rencontré là, pour la dernière fois, un de mes compagnons de Cercle, qui s'était brûlé la cervelle le lendemain. Par quel mystère ce souvenir fit-il tout d'un coup surgir en moi une série de nouvelles pensées? Je m'arrêtai, le cœur battant... Je venais d'entrevoir le salut. Fou que j'avais été, comme toujours, et entraîné par une imagination sans discernement! Mon beau-père mourrait, je l'avais condamné au nom de mon droit imprescriptible de fils vengeur, mais ne pouvais-je pas le contraindre à mourir de sa propre main? N'avais-je pas en ma possession de quoi l'acculer au suicide? Si j'allais à lui sans plus d'ambages ni de sous-entendus, et si je lui disais: «Je tiens la preuve que vous êtes le meurtrier de mon père, je vous donne le choix, vous vous tuerez ou je vous dénonce à ma mère...» Que me répondrait-il? Lui, qui aimait sa femme avec cette idolâtrie partagée dont j'avais tant souffert, il consentirait à ce qu'elle sût la vérité, à ce qu'elle le considérât comme un infâme, un lâche assassin? Non, jamais. Il aimerait mieux mourir... Et tout de suite mon cœur, épuisé de sensations douloureuses, se précipita vers cette porte d'espérance, subitement ouverte. «J'aurai fait mon devoir, me disais-je, et je n'aurai pas de sang sur les mains... Ma conscience ne sera pas salie de cette tache...» Et j'éprouvai comme un soulagement immense du poids des remords ressentis par avance dans mon agonie de tout à l'heure. Je continuai, me traçant le tableau de l'avenir, enfin délivré de ce sombre nuage qui avait voilé de son deuil le ciel de ma jeunesse: «Il se tuera... Ma mère le pleurera... Mais je saurai l'art d'essuyer ses larmes... Son cœur saignera, mais sur cette blessure je poserai le baume de ma tendresse... Toutes les heures douces que l'assassin nous a volées, nous les vivrons ensemble quand il ne sera plus là, quand je pourrai lui montrer, à elle, comment je l'aime. Les caresses que je ne lui ai pas données, lorsque j'étais enfant, parce que l'autre me glaçait de sa seule présence, je les lui donnerai. Les mots que je ne lui ai pas fait entendre, les tendres phrases, qui se sont arrêtées sur le bord de mon cœur et de mes lèvres, je les prononcerai. Nous quitterons Paris et ces tristes souvenirs. Nous nous retirerons dans quelque endroit perdu, bien loin, où elle n'aura que moi, où je n'aurai qu'elle... Je me consacrerai à sa vieillesse. Qu'ai-je besoin d'autres amours, d'une autre famille...? La souffrance attendrit l'âme. Cette souffrance la fera m'aimer davantage. Ah! que nous serons heureux...!» Des larmes, de nouveau, me vinrent, qui se séchèrent sur mes joues,—comme elles avaient jailli,—sous le coup de la brusque apparition d'une pensée. La voix intérieure venait de reprendre: «Et si le misérable refuse de se tuer?...» Oui, s'il allait ne pas me croire, quand je le menacerais de le dénoncer? Ne m'avait-il pas vu, depuis des mois, me faire son complice dans les soins qu'il prenait d'entretenir l'aveuglement de ma mère? Ne savait-il pas combien je l'aimais, cette mère, lui qui avait été jaloux de mon affection de fils, comme j'étais jaloux de sa tendresse de mari? Ne me répondrait-il pas: «Dénonce-moi...» sûr a l'avance que je ne voudrais pas porter ce coup à la pauvre femme...? «Allons donc, répondais-je à ces objections; jusqu'ici je soupçonnais; aujourd'hui je sais. Il ne doutera pas que cette évidence ne me rende capable de tout oser... Et puis, s'il refuse, j'aurai tenté l'impossible pour éviter le meurtre... Que la destinée s'accomplisse!...»
XVIII
l
était quatre heures de l'après-midi, le lendemain, lorsque je me
présentai à l'hôtel du boulevard de Latour-Maubourg. Je savais que,
selon toute probabilité, ma mère serait sortie pour quelques visites. Je
pensais aussi que mon beau-père ne se serait pas senti mieux à la suite
de la course matinale qu'il avait faite la veille, jusqu'au Grand-Hôtel.
J'espérais donc le trouver au logis, peut-être couché. Ma mère, en
effet, n'était pas là, et il était, lui, resté à la maison. Il se tenait
dans ce cabinet de travail au plafond revêtu de sombres voussures de
bois, aux murs garnis de cuir de Cordoue, couleur de feuille-morte et
d'or, où nous avions eu notre première explication. Celle que je venais
provoquer était d'une autre importance, et cependant j'étais moins ému
cette fois-ci que l'autre. La certitude enfin possédée me procurait un
calme singulier, au point que je me souviens d'avoir pu causer une
minute avec le valet de pied qui m'introduisait et qui avait un enfant
malade. Je me rappelle aussi que je remarquai pour la première fois, à
travers une des fenêtres de l'escalier, un long et fumeux tuyau d'usine
dressé, depuis cet hiver sans doute, par delà le petit jardin. La
liberté de mon esprit était donc intacte—il faut bien que je le
reconnaisse pour être sincère jusqu'au bout—à la minute où je pénétrai
dans la vaste pièce. J'aperçus aussitôt mon beau-père qui, plongé dans
un grand fauteuil au coin de la cheminée dont la trappe était baissée,
coupait les pages d'un livre nouveau, avec un poignard à lame large,
courte et forte. Il avait rapporté ce couteau d'Espagne, comme beaucoup
d'autres armes qui traînaient un peu partout dans les diverses pièces où
il habitait. Je comprenais maintenant à quel ordre d'idées se rattachait
cette singulière manie. Il était habillé comme pour sortir, mais le
caractère altéré de sa physionomie témoignait de l'intensité de la crise
qu'il avait subie et qui pesait encore sur tout son être. Probablement
mon visage, à moi, exprimait une résolution extraordinaire, car je
reconnus à ses yeux, dès que nos regards se furent rencontrés, qu'il
venait de lire jusqu'au fond de ma pensée. Il me dit néanmoins un:
«C'est toi, André, comme tu es aimable d'être venu...» qui me prouva,
une fois de plus, le degré de son empire sur lui-même, et il me tendit
une main que je ne pris pas. Cet étrange refus opposé à son geste
d'accueil, le silence que je gardai pendant les premières minutes, la
contraction de mes traits sans doute et mes yeux menaçants, achevèrent
de l'éclairer sur la disposition d'esprit dans laquelle je venais à lui.
Tranquillement, il posa, sur la grande table qui tenait le milieu de la
chambre, et son livre et le couteau espagnol dont il venait de se
servir. Il se leva, s'adossa au marbre de la cheminée, et, croisant les
bras, me regarda de cet air altier qu'il savait prendre, et dont il
m'avait humilié tant de fois, durant toute ma jeunesse. Je fus le
premier à rompre le silence; je lui dis, répondant à sa phrase gracieuse
sur un ton de rudesse et le regardant, moi aussi, bien en face:
—Le temps des mensonges est passé... Vous avez deviné que je sais tout?...
Il fronça le sourcil comme cela lui arrivait quand il était en proie à une colère qu'il lui fallait dompter; ses yeux soutinrent les miens avec une invincible fierté.
—Je ne te comprends pas..., me répondit-il simplement.
—Vous ne me comprenez pas?... répliquai-je, soit; je vais éclaircir vos idées... Ma voix tremblait en prononçant ces mots, car mon sang-froid commençait de s'en aller. La veille et dans ma conversation avec le frère, j'avais pu voir à plein l'infâme bassesse d'un drôle et d'un lâche. Tout au contraire, mon ennemi d'à présent, plus scélérat que l'autre cependant, trouvait le moyen de garder une espèce de supériorité morale, même à cette heure terrible où il sentait bien que son forfait allait se dresser devant lui. Oui, cet homme était un criminel, mais de grande race et sans vilenie. L'orgueil allumait toutes ses flammes sur ce front chargé de sinistres pensées, où la peur n'apparaissait point, non plus que le repentir. Dans ses yeux, tout semblables à ceux de son frère, résidait une résolution farouche. Je sentis qu'il se défendrait jusqu'au bout. Il ne se rendrait qu'à l'évidence, et cette force d'âme déployée dans un pareil moment avait pour résultat de m'exaspérer. Le sang me montait à la tête et mon cœur battait plus vite, tandis que je continuais:
—Permettez-moi de reprendre les choses d'un peu haut... En 1864, il y avait à Paris un homme qui aimait la femme de son ami le plus intime... Quoique cet ami fût bien confiant, bien noble, bien facile à duper, il s'aperçut de cet amour, et il commença d'en souffrir. Il devint jaloux, quoiqu'il ne doutât point de la pureté du cœur de sa femme... jaloux comme on est quand on aime trop... L'homme qui lui portait ainsi ombrage s'aperçut de cette jalousie. Il comprit que la maison allait lui être fermée. Il savait, lui, de son côté, que la femme dont il était amoureux ne s'abaisserait jamais jusqu'à prendre un amant... Et voici le plan qu'il osa concevoir: il avait un frère, quelque part, au loin, un infâme qui passait pour mort, couvert d'ailleurs des pires hontes, voleur, faussaire et déserteur. Il s'avisa que ce frère était un instrument tout trouvé pour se débarrasser de l'ami qui gênait sa passion... Il fit venir le misérable, secrètement. Il lui donna rendez-vous dans un des coins les plus déserts de Paris,—sur le trottoir d'une rue qui touche au Jardin des Plantes, et la nuit... Vous voyez que je suis bien renseigné... Comment il s'y prit pour déterminer l'ancien voleur à jouer le rôle de bravo, il n'est pas difficile de l'imaginer... Quelques mois après, le mari était assassiné dans un guet-apens par ce frère qui échappait à la justice. L'ami félon épousait celle qu'il aimait, presque aussitôt... C'est aujourd'hui un homme du monde, riche, honoré, à qui sa pure et sainte femme a voué un culte de tendresse et de respect... Commencez-vous à comprendre maintenant?...
—Pas davantage..., répondit-il avec ce même visage impassible.—Il avait raison de ne pas faiblir. Ce que je venais de lui dire pouvait n'être qu'une tentative pour lui arracher son secret en feignant de tout savoir. Déjà, cependant, le détail sur l'endroit où il avait donné le premier rendez-vous à son frère l'avait fait tressaillir. C'était à cette place qu'il fallait frapper, et vite.
—Le lâche assassin, continuai-je, oui, le lâche, puisqu'il n'avait pas osé accomplir son crime lui-même, avait bien calculé toutes les circonstances du meurtre... Mais il avait compté sans quelques petits accidents, par exemple que son frère garderait les trois lettres reçues, les deux premières à New-York, la dernière à Liverpool, et qui contenaient les instructions relatives aux étapes de ce voyage clandestin. Il n'avait pas compté non plus que le fils de sa victime grandirait, deviendrait un homme, concevrait des soupçons sur les causes véritables de la mort de son père et arriverait à se procurer la preuve accablante du ténébreux complot... Allons, à bas les masques! ajoutai-je brutalement; Monsieur Jacques Termonde, c'est vous qui avez fait tuer mon malheureux père par votre frère Édouard... J'ai entre mes mains les lettres que vous lui avez écrites en janvier 1864 pour le faire venir en Europe sous le faux nom d'abord de Rochester, puis de Rochdale... Ce n'est pas la peine de jouer l'indigné ou l'étonné avec moi... La comédie est finie...
Il était devenu affreusement pâle. Ses bras cependant restaient croisés et son audacieux regard ne faiblissait pas. Il fit une dernière tentative pour parer le coup droit que je venais de lui porter, et il eut l'énergie de me dire:
—Combien ce misérable Édouard t'a-t-il demandé d'argent pour te vendre ce faux, fabriqué par lui afin de se venger de mes refus d'argent?...
—Taisez-vous donc, lui dis-je plus brutalement encore, c'est à moi que vous osez parler ainsi, à moi!... Mais est-ce que j'avais besoin de ces lettres pour tout apprendre? Est-ce que depuis des semaines nous ne savons pas tous deux, moi que vous avez commis le crime, et vous que j'ai deviné que vous l'avez commis?... Ce qui me manquait, c'était la preuve écrite, indiscutable, indéniable, celle que l'on peut livrer à un magistrat... Des refus d'argent?... Mais vous alliez lui en donner, de l'argent, à votre frère; seulement vous vous êtes défié. Vous avez voulu attendre le jour de son départ... Vous ne soupçonniez pas que je fusse sur cette piste... Voulez-vous que je vous dise quand vous l'avez vu pour la dernière fois?... Hier, vous êtes sorti à dix heures du matin, vous avez changé de fiacre une première fois place de la Concorde, une seconde fois au Palais-Royal... Vous êtes allé au Grand-Hôtel... Vous avez demandé si M. Stanbury était dans sa chambre. Et quelques heures après, j'y étais, moi, dans cette même chambre. Ah! combien Édouard Termonde m'a demandé pour me vendre les lettres?... Mais je les lui ai arrachées, le pistolet au poing, après une lutte où j'ai failli être tué... Vous voyez bien que vous ne pouvez plus me tromper, et que ce n'est plus la peine de nier...
Je crus qu'il allait tomber mort devant moi. Son visage se décomposait à mesure que j'allais, j'allais, accumulant les faits précis, traquant son mensonge comme on traque une bête sauvage et lui prouvant que son frère s'était défendu, à sa manière, comme il se défendait lui-même. Il prit sa tête dans ses mains, tandis que j'achevais de parler, afin de comprimer les affolantes pensées qui l'envahissaient; puis, me regardant de nouveau, mais cette fois avec des yeux où résidait un infini désespoir, il me dit, sans me tutoyer cette fois, précisément la phrase que m'avait dite son frère, mais avec quelle autre visage, quel autre accent, quelle autre douleur!
—Cette heure aussi devait venir... Que voulez-vous de moi, maintenant?...
—Que vous vous fassiez justice, répondis-je... Vous avez vingt-quatre heures devant vous... Si demain, à pareil moment, vous ne vous êtes pas tué, je livre les lettres à ma mère...
Toutes sortes de sentiments se peignirent sur cette face livide, pendant que je lui jetais ce tragique ultimatum avec une voix raffermie et qui n'admettait plus de discussion. J'étais debout, appuyé contre la grande table; il s'avança vers moi, avec une espèce de délire dans ses prunelles qui cherchaient les miennes.
—Non, s'écria-t-il, non, André, pas encore!... Pitié, André, pitié!... Vois, je suis condamné, je n'en ai pas pour six mois à vivre... Ta vengeance, tu n'as pas eu besoin de t'en charger... Va, si j'ai commis une action terrible, crois-tu que je n'en ai pas été puni?... Mais, regarde-moi, je meurs de cet effroyable secret... C'est fini. Mes jours sont comptés. Ce peu qui me reste, ah! laisse-le-moi!... Comprends-le bien, je n'ai pas peur de mourir; mais me tuer, m'en aller en léguant cette douleur à celle que tu aimes comme moi... C'est vrai que j'ai osé, pour la conquérir, un crime atroce; mais, depuis, est-ce qu'il s'est écoulé une heure, une minute, réponds, où je n'aie eu pour but son bonheur?... Et tu veux que je la quitte ainsi, que je lui inflige ce supplice de penser que, pouvant vieillir auprès d'elle, j'ai préféré partir, l'abandonner avant le temps?... Non, André, cette dernière année, ah! laisse-la-moi!... laisse-la-nous!... Puisque je te dis que je suis perdu, que je le sais, que les médecins ne me l'ont pas caché!... Dans quelques mois, fixe une date... si la maladie ne m'a pas emporté, alors tu reviendras... Mais je serai mort... Elle me pleurera, sans l'horreur de cette idée que j'aie devancé mon heure, elle si pieuse! Tu seras là pour la consoler, pour l'aimer seul... Pitié pour elle, si ce n'est pour moi... Vois, je n'ai plus de fierté avec toi, je te supplie en son nom, au nom de son cœur dont tu connais la tendresse... Tu l'aimes, je le sais; je l'ai bien deviné, que tu lui cachais tes soupçons pour lui épargner une douleur... Je te le dis encore une fois: ma vie est un enfer, et je te la donnerais avec délice pour expier ce que j'ai fait; mais elle, André, mais elle, ta mère, et qui n'a jamais, jamais nourri une pensée qui ne fût noblesse et pureté, non, ne lui impose pas cette torture...
—Des mots, des mots, répondis-je, remué malgré moi jusqu'au fond de l'âme par l'explosion de cette souffrance où j'étais bien forcé de reconnaître un accent sincère; c'est parce que ma mère est noble et pure que je ne veux pas qu'elle soit un jour de plus la femme d'un ignoble assassin... Vous vous tuerez, ou elle saura tout...
—Ose-le donc! répliqua-t-il, rendu soudain à l'orgueil naturel de son caractère par la férocité de ma réponse, ose-le donc!... Oui, elle est ma femme, oui, elle m'aime; va lui parler et l'assassiner toi-même avec cette parole... Tu le vois bien... Tu pâlis à cette seule pensée... Je t'ai bien laissé vivre, moi, à cause d'elle, et crois-tu que je ne te haïsse pas autant que tu me hais?... Je t'ai respecté pourtant, parce que tu lui étais cher, et il faudra bien que tu fasses de même avec moi; entends-tu, il le faudra bien...
C'était lui qui commandait maintenant, lui qui menaçait. Comme il avait lu dans mon âme pour se tenir devant moi dans une attitude semblable!... Et la passion se déchaînait en moi, furieuse. J'apercevais la vérité de ma situation. Cet homme avait aimé ma mère assez follement pour l'acheter au prix du meurtre de son plus intime ami, et il l'aimait assez profondément, après tant d'années, pour ne pas vouloir perdre un seul des jours qu'il pouvait encore passer auprès d'elle. Et c'était vrai aussi, que je ne trouverais jamais en moi l'énergie de révéler ce mystère affreux à la pauvre femme. Je me sentis soudain exalté par la colère, au point de perdre tout empire sur ma frénésie intérieure: «Ah! m'écriai-je, puisque tu ne veux pas te faire justice toi-même, meurs donc tout de suite!...» J'étendis le bras, je saisis le poignard qu'il venait de poser sur la table. Il me regarda sans trembler, sans reculer, m'offrant sa poitrine pour mieux braver ma rage d'enfant... J'étais à sa gauche, ramassé sur moi-même et prêt à bondir. Je le vis sourire de mépris, et alors, de toute ma force, je le frappai avec le couteau dans la direction du cœur. La lame entra jusqu'à la garde. J'eus à peine fait cela, que je reculai, fou de terreur devant ce que je venais d'oser. Il jeta un cri. Une angoisse terrible se peignit sur son visage, il porta la main droite vers sa blessure comme pour arracher le poignard. Il me regarda, paralysé par une insoutenable souffrance. Je vis qu'il voulait parler; ses lèvres remuèrent, mais aucun son ne sortit de sa bouche. L'expression d'un suprême effort passa dans ses yeux, il se tourna vers la table, il prit une plume qu'il eut encore l'énergie de plonger dans l'encrier, il traça deux lignes sur une feuille de papier à sa portée, il me regarda encore, ses lèvres remuèrent de nouveau, puis il tomba comme une masse.
Je me souviens... Je vois le corps étendu sur le tapis, entre la table et la haute cheminée, à deux pas de moi... Je marchai vers lui, je me penchai sur son visage... Ses yeux semblaient me poursuivre de leur regard, même après la mort... Oui, il était mort. Le médecin qui constata le décès expliqua plus tard que le couteau avait traversé l'épaisseur du muscle cardiaque, sans pénétrer tout à fait dans la cavité gauche du cœur, et que le sang ne s'étant pas épanché tout d'un coup, la mort n'avait pas du être instantanée. Moi, je ne peux pas dire combien de minutes avait duré l'affreuse crise, je ne sais pas non plus combien je restai de temps ainsi, foudroyé par cette pensée: «On va venir, et je suis perdu...» Non, ce n'était pas pour moi que je tremblais. Que pouvait-on faire à un fils qui, venait de venger son père assassiné?... Mais ma mère?... Ces résolutions de la ménager à tout prix, ce souci quotidien de son bonheur, mes larmes cachées, mes tendres silences, voilà où venait aboutir cette sollicitude de tant de semaines. Il faudrait bien maintenant, ou m'expliquer, ou lui laisser croire que j'étais, moi, un vulgaire meurtrier... J'étais perdu... Mais si j'appelais, si je criais subitement que mon beau-père venait de se tuer devant moi?... Est-ce qu'on me croirait, et d'ailleurs ne venait-il pas d'écrire lui-même de quoi me convaincre d'assassinat, sur cette feuille de papier qui restait là, sur la table?... Allais-je la supprimer, comme un bandit, avant de quitter le théâtre d'un crime, détruit tout vestige de sa présence?... Je la saisis, cette feuille de papier, grande et large, couverte de caractères tracés avec une écriture un peu plus grosse que d'ordinaire. Comme elle tremblait dans ma main, tandis que j'y lisais ces mots: «Pardon, Marie. Je souffrais trop. J'ai voulu en finir...» Et il avait eu là force de signer!... Ainsi, sa dernière pensée avait été pour elle. Dans ces courtes minutes, qui s'étaient écoulées, entre mon coup de couteau et sa mort, il avait aperçu cette terrible chose: que j'allais être arrêté, que je parlerais pour expliquer mon acte, que ma mère saurait son crime, à lui, et il m'avait sauvé en me forçant aussi de me taire... Mais allais-je profiter de ce moyen de salut? Accepterais-je cette épouvantable générosité par laquelle cet homme, que j'avais tant détesté, s'acquittait avec moi à tout jamais?... Je dois rendre à mon honneur cette justice, que mon premier mouvement fut de déchirer ce papier, d'anéantir avec lui jusqu'au souvenir de cette dette imposée à ma haine par un atroce et sublime dévouement de celui qui avait été l'assassin de mon père. À ce moment, j'aperçus devant moi, sur la table, le portrait de ma mère, une photographie de sa jeunesse, où elle était représentée en un adorable costume de soirée, les bras nus dans des manches de dentelle, des perles dans les cheveux, mieux que gaie, heureuse, avec une expression si pure de son visage penché... Mon beau-père avait tout sacrifié pour la sauver du désespoir d'apprendre la vérité, et elle recevrait par moi le coup fatal, et elle saurait en même temps, que l'homme qu'elle aimait avait tué son premier mari, puis qu'il avait été tué par son fils!... Je veux croire, pour continuer de m'estimer encore, que l'image seule de sa douleur me détermina... Je posai de nouveau la feuille de papier sur la table, je m'éloignai du cadavre qui gisait sur le tapis, sans lui jeter un regard. L'idée de ma fuite du Grand-Hôtel, la veille, me rendit du courage. Il fallait essayer une seconde fois de partir sans trembler. J'avisai mon chapeau, je sortis de la chambre, j'en refermai la porte comme un indifférent. Je traversai le hall. Je descendis l'escalier. Je passai devant le valet de pied qui se leva machinalement, puis devant le concierge qui me salua. Ces deux domestiques ne m'avaient même pas dévisagé. Je rentrai comme j'avais fait la veille, mais dans quelle anxiété plus tragique encore!... Étais-je sauvé? Étais-je perdu? Tout dépendait de l'instant où l'on entrerait chez mon beau-père. Que ma mère fût revenue quelques minutes seulement après mon départ, qu'un autre visiteur fût arrivé aussitôt, que le valet de pied fût monté avec quelque lettre, je me voyais soupçonné, en dépit de la déclaration écrite par M. Termonde,—et je sentais que mon énergie était à bout. Non, si j'étais accusé, je ne trouverais pas assez de vigueur morale pour me défendre, tant ma lassitude était grande, si grande que je ne souffrais même plus. Il ne me restait qu'une force, celle de suivre sur la pendule l'allée et la venue du balancier avec la marche des aiguilles... Un quart d'heure s'écoula, puis une demi-heure, puis une heure. Il y avait une heure et demie que j'étais sorti de la chambre fatale quand un coup de sonnette retentit à la porte; je l'entendis à travers les murs. Un domestique m'apportait un laconique billet de ma mère, griffonné au crayon d'une main affolée et qui m'annonçait que mon beau-père venait de se tuer dans une crise de douleur. La pauvre femme me conjurait d'accourir aussitôt. Ah! du moins, elle ne saurait jamais la vérité!
XIX
ette
confession que je voulais écrire, elle est écrite. À quoi bon y
ajouter à présent de nouveaux faits? J'espérais soulager mon cœur, et
voici qu'à repasser en esprit tout le détail de ce drame sinistre, j'ai
seulement ravivé la mémoire des scènes où je fus acteur, depuis la
première, celle où je vis mon père étendu, rigide, sur son lit, au pied
duquel pleurait ma mère, jusqu'à la dernière, celle où j'ai franchi le
seuil d'une chambre dans laquelle la malheureuse femme pleurait aussi,
agenouillée,—et sur le lit il y avait un cadavre encore, et elle se
leva comme autrefois, et elle jeta le même cri désespéré: «Mon André...
Mon fils...» Et j'ai dû répondre à ses questions, j'ai dû lui raconter
une fausse causerie avec mon beau-père, lui dire que je l'avais laissé
un peu triste, mais sans que rien pût annoncer une funeste résolution.
J'ai dû faire les démarches nécessaires pour que ce prétendu suicide
restât ignoré. J'ai dû voir le commissaire, le médecin des morts. J'ai
dû présider aux funérailles, recevoir les invités, conduire le deuil. Et
toujours, toujours, je le revoyais debout devant moi, le couteau dans la
poitrine, écrivant ces lignes qui m'avaient sauvé, me regardant, et
remuant les lèvres... Ah! va-t'en! va-t'en! fantôme abhorré! Oui! je
l'ai fait; oui! je t'ai tué; oui! c'était juste. Tu le sais bien que
c'était juste. Pourquoi es-tu là encore maintenant? Ah! je veux vivre,
je veux oublier. Si seulement je pouvais ne plus penser à toi, un jour,
rien qu'un jour, respirer, marcher, voir le ciel sans que ton image
revienne hanter ma pauvre tête que l'hallucination envahit, qui se
trouble?... Mon Dieu! ayez pitié de moi. Je n'ai pas demandé ce sort.
C'est vous qui me l'avez donné. Pourquoi m'en punissez-vous? Pitié, mon
Dieu. Miserere mei, Domine...
Folles prières! Est-ce qu'il y a un Dieu, un bien, un mal, une justice?
Rien, rien, rien, rien. Il n'y a qu'une destinée impitoyable qui pèse
sur la race humaine, inique, absurde, distribuant au hasard la douleur
et la joie. Un Dieu qui dit: «Tu ne tueras point», à celui dont on a tué
le père? Non, je n'y crois pas. Non, l'enfer fût-il là ouvert, je
répondrais: «J'ai bien fait,» et je ne me repentirais pas. Je ne me
repens pas. Mon remords n'est pas d'avoir pris l'arme et d'avoir frappé,
c'est de lui devoir,—à lui,—cet infâme bienfait, c'est de ne pouvoir,
à l'heure présente, secouer de moi ce don horrible que j'ai reçu de cet
homme. Si j'avais détruit ce papier, si j'étais allé me dénoncer, si
j'avais paru devant les jurés, révélant, proclamant mon acte, je le
sens, je n'aurais plus de honte, je porterais haut la tête. Quel délice
si je pouvais crier à tous que je l'ai tué, qu'il a menti, que j'ai
menti, que c'est moi, moi qui ai pris l'arme et qui l'ai enfoncée!... Et
cependant je ne devrais pas souffrir d'avoir accepté,—non,—d'avoir
subi l'affreux bienfait. Est-ce que j'ai agi ainsi par lâcheté? De quoi
ai-je eu peur? De torturer ma mère. Rien de plus. Pourquoi donc
éprouvé-je cette intolérable angoisse? Ah! c'est elle, c'est ma mère
qui, sans le vouloir, me rend de nouveau le mort si vivant, si présent,
par son désespoir. Enfermée au fond de cet hôtel ou ils ont vécu
ensemble treize ans, elle n'a pas touché à un seul des meubles; elle
entoure ce souvenir maudit du même culte pieux que ma tante eut jadis
pour mon malheureux père. C'est le mort dont je retrouve l'influence
invincible dans la pâleur de son teint, dans les rides de ses paupières,
dans les touffes blanchies de ses cheveux. Il me la dispute du fond de
sa bière, il me la reprend, heure par heure, et je ne peux rien contre
cet amour. Je voudrais tout lui dire, depuis le crime hideux qu'il avait
commis jusqu'à l'exécution que j'ai accomplie. C'est moi qu'elle haïrait
pour l'avoir frappé, lui. Elle vieillira ainsi, et je la verrai le
pleurer toujours, toujours.—À quoi bon avoir fait ce que j'ai fait,
puisque je ne l'ai pas tué dans son cœur?...
Avril-Novembre 1886.
Achevé d'imprimer
Le vingt janvier mil huit cent quatre-vingt-sept
PAR
ALPHONSE LEMERRE
25, rue des grands-augustins
PARIS
DU MÊME AUTEUR
Édition in-18
POÉSIE
| La Vie inquiète, 1 vol. (épuisé) | 3 | f. | » |
| Edel, 1 vol. | 3 | » | |
| Les Aveux, deuxième édition, 1 vol. | 3 | » |
PROSE
| Essais de Psychologie contemporaine. (Baudelaire.—M. Renan.—Flaubert.—M. Taine.—Stendhal). Sixième édition. 1 vol. | 3 | 50 |
| Nouveaux Essais de Psychologie contemporaine. (M. Dumas fils.—M. Leconte de Lisle.—MM. de Goncourt.—Tourguéniev.—Amiel). Sixième édition. 1 vol. | 3 | 50 |
| L'Irréparable. L'Irréparable—Deuxième amour—Profils perdus. Cinquième édition. 1 vol | 3 | 50 |
| Cruelle Énigme. Dix-septième édition. 1 vol. | 3 | 50 |
| Un Crime d'Amour. Dix-septième édition. 1 vol. | 3 | 50 |
Édition elzévirienne
| Poésies (1872-1876) Au bord de la Mer—La Vie inquiète Petits Poèmes. 1 vol. | 6 | » |
| Poésies (1876-1882) Edel.—Les Aveux, 1 vol. | 6 | » |
EN PRÉPARATION
Fausse comme l'eau (Roman).
Les Nostalgiques (Poésies).