André
IX.
Mais la Providence voulait consoler André, et le hasard peut-être voulait faire échouer les résolutions de Geneviève. Un matin elle se laissa tenter par le lever du soleil et par le chant des alouettes, et alla chercher des iris dans les Prés-Girault; elle ne savait pas qu'André l'y avait vue un certain jour qui avait marqué dans sa vie comme une solennité et qui avait décidé de tout son avenir. Elle se flattait d'avoir trouvé là un refuge contre tous les regards, un asile contre toutes les poursuites. Elle y arriva joyeuse et s'assit au bord de l'eau en chantant. Mais aussitôt des pas firent crier le sable derrière elle. Elle se retourna et vit André.
Un cri lui échappa, un cri imprudent qui l'eût perdue si André eût été un homme plus habile. Mais le bon et crédule enfant n'y vit rien que de désobligeant, et lui dit d'un air abattu: «Ne craignez rien, mademoiselle; si ma présence vous importune, je me retire. Croyez que le hasard seul m'a conduit ici; je n'avais pas l'espoir de vous y rencontrer, et je n'aurai pas l'audace de déranger votre promenade.»
La pâleur d'André, son air triste et doux, son regard plein de reproche et pourtant de résignation, produisirent un effet magnétique sur Geneviève, «Non, monsieur, lui dit-elle, vous ne me dérangez pas, et je suis bien aise de trouver l'occasion de vous remercier de vos cahiers... Ils m'intéressent beaucoup, et tous les jours...» Geneviève se troubla et ne put achever, car elle mentait et s'en faisait un grave reproche. André, un peu rassuré, lui fit quelques questions sur ses lectures. Elle les éluda en lui demandant le nom d'une jolie fleurette bleue qui croissait comme un tapis étendu sur l'eau. «C'est, répondit André, le bécabunga, qu'il faut se garder de confondre avec le cresson, quoiqu'il croisse pèle-mêle avec lui.» En parlant ainsi, il se mit dans l'eau jusqu'à mi-jambes pour cueillir la fleur que Geneviève avait regardée; il s'y fût mis jusqu'au cou si elle avait eu envie de la feuille sèche qu'emportait le courant un peu plus loin. Il parlait si bien sur la botanique qu'elle ne put y résister. Au bout d'un quart d'heure ils étaient assis tous deux sur le gazon. André jonchait le tablier de Geneviève de fleurs effeuillées dont il lui démontrait l'organisation. Elle l'écoutait en fixant sur lui ses grands yeux attentifs et mélancoliques. André était parfois comme fasciné et perdait tout à fait le fil de son discours. Alors il se sauvait par une digression sur quelque autre partie des sciences naturelles, et Geneviève, toujours avide de s'élancer dans les régions inconnues, le questionnait avec vivacité. André voulut, pour lui rendre ses dissertations plus claires, remonter au principe des choses, lui expliquer la forme de la terre, la différence des climats, l'influence de l'atmosphère sur la végétation, les diverses régions où les végétaux peuvent vivre, depuis le pin des sommets glacés du Nord jusqu'au bananier des Indes brûlantes. Mais ce cours de géographie botanique effrayait l'imagination de Geneviève.
«Oh! mon Dieu! s'écria-t-elle à plusieurs reprises, la terre est donc bien grande?
—Voulez-vous en prendre une idée? lui dit André; je vous apporterai demain un atlas; vous apprendrez la géographie et la botanique en même temps.
—Oui, oui, je le veux! dit vivement Geneviève; et puis elle songea à ses résolutions, hésita, voulut se rétracter et céda encore, moitié au chagrin d'André, moitié à l'envie de voir s'entr'ouvrir les feuillets mystérieux du livre de la science.
Elle revint donc le lendemain, non sans avoir livré un rude combat à sa conscience; mais cette fois la leçon fut si intéressante! Le dessin de ces mers qui enveloppent la terre, le cours de ces fleuves immenses, la hauteur de ces plateaux d'où les eaux s'épanchent dans les plaines, la configuration de ces terres échancrées, entassées, disjointes, rattachées par des isthmes, séparées par des détroits; ces grands lacs, ces forêts incultes, ces terres nouvelles aperçues par des voyageurs, perdues pendant des siècles et soudainement retrouvées, toute cette magie de l'immensité jeta Geneviève dans une autre existence. Elle revint aux Prés-Girault tous les jours suivants, et souvent le soleil commençait à baisser quand elle songeait à s'arracher à l'attrait de l'étude. André goûtait un bonheur ineffable à réaliser son rêve et à verser dans cette âme intelligente les trésors que la sienne avait recelés jusque-là sans en connaître le prix. Son amour croissait de jour en jour avec les facultés de Geneviève. Il était fier de l'élever jusqu'à lui et d'être à la fois le créateur et l'amant de son Eve.
Leurs matinées étaient délicieuses. Libres et seuls dans une prairie charmante, tantôt ils causaient, assis sous les saules de la rivière; tantôt ils se promenaient le long des sentiers bordés d'aubépines. Tout en devisant sur les mondes inconnus, ils regardaient de temps en temps autour d'eux, et, se regardant aussi l'un l'autre, ils s'éveillaient des magnifiques voyages de leur imagination pour se retrouver dans une oasis paisible, au milieu des fleurs, et le bras enlacé l'un à l'autre. Quand la matinée était un peu avancée, André tirait de sa gibecière un pain blanc et des fruits, ou bien il allait acheter une jatte de crème dans quelque chaumière des environs, et il déjeunait sur l'herbe avec Geneviève. Cette vie pastorale établit promptement entre eux une intimité fraternelle, et leurs plus beaux jours s'écoulèrent sans que le mot d'amour fût prononcé entre eux et sans que Geneviève songeât que ce sentiment pouvait entrer dans son coeur avec l'amitié.
Mais les pluies du mois de mai, toujours abondantes dans ce pays-là, vinrent suspendre leurs rendez-vous innocents.
Une semaine s'écoula sans que Geneviève pût hasarder sa mince chaussure dans les prés humides. André n'y put tenir. Il arriva un matin chez elle avec ses livres. Elle voulut le renvoyer. Il pleura; et, refermant son atlas, il allait sortir. Geneviève l'arrêta, et, heureuse de le consoler, heureuse en même temps de ne pas voir enlever ce cher atlas de sa chambre, elle lui donna une chaise auprès d'elle et reprit les leçons du Pré-Girault. Le jeune professeur, à mesure qu'il se voyait compris, se livrait à son exaltation naturelle et devenait éloquent.
Pendant deux mois il vint tous les jours passer plusieurs heures avec son écolière. Elle travaillait tandis qu'il parlait, et de temps en temps elle laissait tomber sur la table une tulipe ou une renoncule à demi faite pour suivre de l'oeil les démonstrations que son maître traçait sur le papier; elle l'interrompait aussi de temps en temps pour lui demander son avis sur la découpure d'une feuille ou sur l'attitude d'une tige. Mais l'intérêt qu'elle mettait à écouter les autres leçons l'emportant de beaucoup sur celui-là, elle négligea un peu son art, contenta moins ses pratiques par son exactitude, et vit le nombre des acheteuses diminuer autour de ses cartons. Elle était lancée sur une mer enchantée et ne s'apercevait pas des dangers de la route. Chaque jour elle trouvait, dans le développement de son esprit, une jouissance enthousiaste qui transformait entièrement son caractère et devant laquelle sa prudence timide s'était envolée, comme les terreurs de l'enfance devant la lumière de la raison. Cependant elle devait être bientôt forcée de voir les écueils au milieu desquels elle s'était engagée.
Mademoiselle Marteau se maria, et le surlendemain de ses noces, lorsque les voisins et les parents furent rentrés chez eux satisfaits et malades, elle invita ses amies d'enfance à venir dîner sur l'herbe, à une métairie qui lui avait servi de dot, et qui était située auprès de la ville. Ces jeunes personnes faisaient toutes partie de la meilleure bourgeoisie de la province; néanmoins Geneviève y fut invitée. Ce n'était pas la première fois que ses manières distinguées et sa conduite irréprochable lui valaient cette préférence. Déjà plusieurs familles honorables l'avaient appelée à leurs réunions intimes, non pas, comme ses compagnes, à titre d'ouvrière en journée, mais en raison de l'estime et de l'affection qu'elle inspirait. Toute la sévère étiquette derrière laquelle se retranche la société bourgeoise aux jours de gala, pour se venger des mesquineries forcées de sa vie ordinaire, s'était depuis longtemps effacée devant le mérite incontesté de la jeune fleuriste: elle n'était regardée précisément ni comme une demoiselle ni comme une ouvrière, le nom intact et pur de Geneviève répondait à toute objection à cet égard. Geneviève n'appartenait à aucune classe et avait accès dans toutes.
Mais cette gloire acquise au prix de toute une vie de vertu, cette position brillante où jamais aucune fille de condition n'avait osé aspirer, Geneviève l'avait perdue à son insu; elle était devenue savante, mais elle ignorait encore à quel prix.
Justine Marteau, aimable et bonne fille, étrangère aux caquets de la ville, lui fit le même accueil qu'à l'ordinaire; mais les autres jeunes personnes, au lieu de l'entourer, comme elles faisaient toujours, pour l'accabler de questions sur la mode nouvelle et de demandes pour leur toilette, laissèrent un grand espace entre elles et la place où Geneviève s'était assise. Elle ne s'en aperçut pas d'abord; mais le soin que prit Justine de venir se placer auprès d'elle lui fit remarquer l'abandon des autres et l'espèce de mépris qu'elles affectaient de lui témoigner. Geneviève était d'une nature si peu violente qu'elle n'éprouva d'abord que de l'étonnement; aucun sentiment d'indignation ni même de douleur ne s'éveilla en elle. Mais lorsque le repas fut fini, plusieurs demoiselles, qui semblaient n'attendre que le moment de fuir une si mauvaise compagnie, demandèrent leurs bonnes et se retirèrent; les autres se divisèrent par groupes et se dispersèrent dans le jardin, en évitant avec soin d'approcher de la réprouvée. En vain Justine s'efforça d'en rallier quelques-unes: elles s'enfuirent ou se tinrent un instant près d'elle dans une attitude si altière et avec un silence si glacial que Geneviève comprit son arrêt. Pour éviter d'affliger la bonne Justine, elle feignit de ne pas s'en affecter elle-même et se retira sous prétexte d'un travail qu'elle avait à terminer. A peine était-elle seule et commençait-elle à réfléchir à sa situation, qu'elle entendit frapper à sa porte, et qu'elle vit entrer Henriette avec un visage composé et une espèce de toilette qui annonçait une intention cérémonieuse et solennelle dans sa visite. Geneviève était fort pâle, et même l'émotion qu'elle venait d'éprouver lui causait des suffocations: elle fut très-contrariée de ne pouvoir être seule, et, de son côté, elle se composa un visage aussi calme que possible; mais Henriette était résolue à ne tenir aucun compte de ses efforts, et, après l'avoir embrassée avec une affectation de tendresse inusitée, elle la regarda en face d'un air triste, en lui disant:
«Eh bien?
—Eh bien, quoi? dit Geneviève, à qui la fierté donna la force de sourire.
—Te voilà revenue? reprit Henriette du même ton de condoléance.
—Revenue de quoi? que veux-tu dire?
—On dit qu'elles se sont conduites indignement... Ah! c'est une horreur! Mais, va, sois tranquille, nous te vengerons; nous savons aussi bien des choses que nous dirons, et les plus bégueules auront leur paquet.
—Doucement! doucement! dit Geneviève; je ne te demande vengeance contre personne et je ne me crois pas offensée.
—Ah! dit Henriette avec un mouvement de satisfaction méchante que son amitié pour Geneviève ne put lui faire réprimer, il est bien inutile de m'en faire un secret; je sais tout ce qui s'est passé; il y a assez longtemps que j'entends comploter l'affront qui t'a été fait. Ces belles demoiselles ne cherchaient qu'une occasion, et tu as été au-devant de leur méchanceté avec bien de la complaisance. Voilà ce que c'est, Geneviève, de vouloir sortir de son état! Si tu n'avais jamais fréquenté que tes pareilles, cela ne te serait pas arrivé. Non, non, ce n'est pas parmi nous que tu aurais été insultée; car nous savons toutes ce que c'est que d'avoir une faiblesse, et nous sommes indulgentes les unes pour les autres. Le grand crime en effet que d'avoir un amant! Et toutes ces princesses-là en ont bien deux ou trois! Nous leur dirons leur fait. Laisse-les faire, nous aurons notre tour.
Geneviève se sentit si offensée de ces consolations, qu'elle faillit se trouver mal. Elle s'assit toute tremblante, et ses lèvres devinrent aussi pâles que ses joues.
«Il ne faut pas te désoler, ma pauvre enfant, lui dit Henriette avec toute la sincérité de son indiscrète amitié; le mal n'est pas sans remède; le mariage arrange tout, et tu vaux bien ce petit marquis. Seulement, ma chère, il faudrait de la prudence; tu en avais tant autrefois! Comment as-tu fait pour la perdre si vite?
—Laissez-moi, Henriette, dit Geneviève en lui serrant la main. Je crois que vous avez de bonnes intentions; mais vous me faites beaucoup de mal. Nous reparlerons de tout ceci; mais pour le moment je serais bien aise de me mettre au lit. Je suis un peu malade.
—Eh bien! eh bien! je vais t'aider. Comment! je te quitterais dans un pareil moment! Non pas, certes! Va, Geneviève, tu apprendras à connaître tes vraies amies; tu as trop compté sur les demoiselles à grande éducation. Les livres ne rendent pas meilleur, sois-en sûre. On n'apprend pas à avoir bon coeur, cela vient tout seul; et il n y a pas besoin d'avoir étudié pour valoir quelque chose. Veux-tu que je bassine ton lit? quelle tisane veux-tu boire?
—Rien, rien, Henriette; tu es une bonne fille, mais je ne veux rien.
—Il faut cependant te soigner! Veux-tu te laisser surmonter par le chagrin? Pauvre Geneviève! elles ont donc été bien insolentes, ces bégueules? Qu'est-ce qu'on t'a dit? Raconte-moi tout; cela te soulagera.
—Je n'ai vraiment rien à raconter; on ne m'a rien dit de désobligeant, et je ne me plains de personne.
—En ce cas, tu es bien bonne, Geneviève, ou tu ne te doutes guère du mal qu'on te fait. Si tu savais comme on te déchire! quelle haine on a pour toi!
—De la haine! de la haine contre moi? Et pourquoi, au nom du ciel?
-Parce qu'on est enchanté de trouver l'occasion de te rabaisser. Tu excitais tant de jalousie dans le temps où on disait: Geneviève première et dernière. Geneviève sans reproche. Geneviève sans pareille! Ah! que d'ennemies tu avais déjà! mais elles n'osaient rien dire: qu'auraient-elles dit? Aujourd'hui elles ont leur revanche: Geneviève par-ci, Geneviève par-là! Il n'y a pas de filles perdues qu'on n'excuse pour avoir le plaisir de te mettre au-dessous d'elles. Ah! cela devait arriver: tu étais montée si haut! A présent on ne te laisse pas descendre à moitié; on te roule en bas sous les pieds. Et pourquoi? tu es peut-être aussi sage que par le passé; mais on ne veut plus le croire; on est si content d'avoir une raison à donner! C'est une infamie, la manière dont on te traite. Les hommes sont peut-être encore plus déchaînés contre toi que les femmes. C'est incroyable! Ordinairement les hommes nous défendent un peu pourtant; eh bien! ils sont tous tes ennemis; ils disent que ce n'était pas la peine de faire tant la dédaigneuse pour écouter ce petit monsieur parce qu'il est noble et qu'il parle latin. J'ai beau leur dire qu'il te fait la cour dans de bonnes intentions, qu'il t'épousera. Ah! bah! ils secouent la tête en disant que les marquis n'épousent pas les grisettes.—Car, après tout, disent-ils, Geneviève la savante est une grisette comme les autres. Son père était ménétrier, et sa mère faisait des gants; sa tante allait chez les bourgeois raccommoder les vieilles dentelles, et sa belle-soeur est encore repasseuse de fin à la journée.
—Tout cela n'est pas bien méchant, dit Geneviève; je ne vois pas en quoi j'en puis être blessée. Après tout, qu'importe à ces messieurs que je me marie avec un marquis ou que je reste Geneviève la fleuriste? Si les visites de M. de Morand me font du tort, qui donc a le droit de s'en plaindre? Quel motif de ressentiment peut-on avoir contre moi? A qui ai-je jamais fait du mal?
—Ah! ma pauvre Geneviève! c'est bien à cause de cela: c'est qu'on sait que tu es bonne et qu'on ne te craint pas. On n'oserait pas m'insulter comme on t'a insultée aujourd'hui; on sait bien que j'ai bec et ongles pour me défendre, et on ne se risquerait pas à jeter de trop grosses pierres dans mon jardin, tandis qu'on en jette dans tes fenêtres et qu'un de ces jours on te lapidera dans les rues. Pauvre agneau sans mère, toi qui vis toute seule dans un petit coin sans menacer et sans supplier personne, on aura beau jeu avec toi!
—Ma chère amie, je vois que vous vous affectez du mal qu'on essaie de me faire. Vous êtes bien bonne pour moi; mais vous l'auriez été encore davantage si vous ne m'aviez pas appris toutes ces mauvaises nouvelles... Je ne les aurais peut-être jamais sues...
—Tu te serais donc bouché les oreilles? car tu n'aurais pas pu traverser la rue sans entendre dire du mal de toi; et quand même tu aurais été sourde, cela ne t'aurait servi à rien; il aurait fallu être aveugle aussi pour ne pas voir un rire malhonnête sur toutes les figures. Ah! Geneviève! tu ne sais pas ce que c'est que la calomnie. Je l'ai appris plusieurs fois à mes dépens!... et je te plains, ma petite!... Mais j'ai su prendre le dessus et forcer les mauvaises langues à se taire.
—En parlant plus haut qu'elles, n'est-ce pas? dit Geneviève en souriant.
—Oui, oui, en parlant tout haut et en jouant jeu sur table, répondit Henriette un peu piquée. Tu aurais été plus sage si tu avais fait comme moi, ma chère.
—Et qu'appelles-tu jouer jeu sur table?
—Agir hardiment et sans mystère, se servir de sa liberté et narguer ceux qui le trouvent mauvais, avoir des sentiments pour quelqu'un et n'en pas rougir; car, après tout, n'avons-nous pas le droit d'accepter un galant en attendant un mari?
—Eh bien, ma chère, dit Geneviève un peu sèchement, en supposant que je me sois servi de ce droit réservé aux grisettes et que j'aie les sentiments qu'on m'attribue, pourquoi donc ma conduite cause-t-elle tant de scandale?
—Ah! c'est que tu n'y as pas mis de franchise; tu as eu peur, tu t'es cachée, et l'on fait sur ton compte des suppositions qu'on ne fait pas sur le nôtre.
—Et pourquoi? s'écria Geneviève, irritée enfin; de quoi me suis-je cachée? de qui pense-t-on que j'aie peur?
—Ah! voilà, voilà ton orgueil! c'est cela qui te perdra, Geneviève. Tu veux trop te distinguer. Pourquoi n'as-tu pas fait comme les autres? pourquoi, du moment que tu as accepté les hommages de ce jeune homme, ne t'es-tu pas montrée avec lui au bal et à la promenade? pourquoi ne t'a-t-il pas donné le bras dans les rues? pourquoi n'as-tu pas confié à tes amies, à moi, par exemple, qu'il te faisait la cour? Nous aurions su à quoi nous en tenir; et, quand on serait venu nous dire: «Geneviève a donc un amoureux?» nous aurions répondu: «Certainement! pourquoi Geneviève n'aurait-elle pas un amoureux? Croyez-vous qu'elle ait fait un voeu? Êtes-vous son héritier? Qu'avez-vous à dire?» Et l'on n'aurait rien dit, parce que, après tout, cela aurait été tout simple. Au lieu de cela, tu as agi sournoisement, tu as voulu conserver ta grande réputation de vertu et en même temps écouter les douceurs d'un homme, tu as gardé ton petit secret fièrement, tu as accordé des rendez-vous aux Prés-Girault. Tu as beau rougir, pardine! tout le monde le sait, va! Ce grand flandrin de bourrelier qui demeure en face, et qui ne fait pas d'autre métier que de boire et de bavarder, t'a suivie un beau matin. Il a vu M. André de Morand qui t'attendait au bord de la rivière et qui est venu t'offrir son bras, que tu as accepté tout de suite. Le lendemain et tous les jours de la semaine le bourrelier t'a vue sortir à la même heure et rentrer tard dans le jour. Il n'était pas bien difficile de deviner où tu allais; toute la ville l'a su au bout de deux jours. Alors on a dit: «Voyez-vous cette petite effrontée qui veut se faire passer pour une sainte, qui fait semblant de ne pas oser regarder un homme en face, et qui court les champs avec un marjolet! C'est une hypocrite, une prude: il faut la démasquer.» Et puis on a vu M. André se glisser par les petites rues et venir de ce côté-ci. Il est vrai que, pour n'être pas trop remarqué, il sautait le fossé du potager de madame Gaudon et arrivait à ta porte par le derrière de la ville. Mais vraiment cela était bien malin! Je l'ai vu plus de dix fois sauter ce fossé, et je savais bien qu'il n'allait pas faire la cour à madame Gaudon, qui a quatre-vingt-dix ans. Cela me fendait le coeur. Je disais à ces demoiselles: «Geneviève ne ferait-elle pas mieux de venir avec nous au bal et de danser toute une nuit avec M. André que de le faire entrer chez elle par-dessus les fossés?»
—Je vous remercie de cette remarque, Henriette; mais n'auriez-vous pas pu la garder pour vous seule ou me l'adresser à moi-même, au lieu d'en faire part à quatre petites filles?
—Crois-tu que j'eusse quelque chose à leur apprendre sur ton compte? Allons donc! quand il n'est question que de toi dans tout le département depuis deux mois! Mais je vois que tout cela te fâche, nous en reparlerons une autre fois. Tu es malade, mets-toi au lit.
—Non, dit Geneviève; je me sens mieux, et je vais me mettre à travailler. Je te remercie de ton zèle, Henriette Je crois que tu as fait pour moi ce que tu as pu. Dorénavant ne t'en inquiète plus. Je ne m'exposerai plus à être insultée; et, en vivant libre et tranquille chez moi, il me sera fort indifférent qu'on s'occupe au dehors de ce qui s'y passe.
—Tu as tort, Geneviève, tu as tort, je t'assure, de prendre la chose comme tu fais. Je t'en prie, écoute un bon conseil...
—Oui, ma chère, un autre jour, dit Geneviève en l'embrassant d'un air un peu impérieux, pour lui faire comprendre qu'elle eût à se retirer. Henriette le comprit en effet et se retira assez piquée. Elle avait trop bon coeur pour renoncer à défendre ardemment Geneviève en toute rencontre; mais elle était femme et grisette. Elle avait été souvent, comme elle le disait elle-même, victime de la calomnie, et elle ne se méfiait pas assez d'un certain plaisir involontaire en voyant Geneviève, dont la gloire l'avait si longtemps éclipsée, tomber dans la même disgrâce aux yeux du public.
Geneviève, restée seule, s'aperçut que la franchise d'Henriette lui avait fait du bien. En élargissant la blessure de son orgueil, les reproches et les consolations de la couturière lui avaient inspiré un profond dédain pour les basses attaques dont elle était l'objet. Deux mois auparavant, Geneviève, heureuse surtout d'être ignorée et oubliée, n'eût pas aussi courageusement méprisé la sotte colère de ces oisifs. Mais depuis qu'une rapide éducation avait retrempé son esprit, elle sentait de jour en jour grandir sa force et sa fierté. Peut-être se glissait-il secrètement un peu de vanité dans la comparaison qu'elle faisait entre elle et toutes ces mesquines jalousies de province, où les plus importants étaient les plus sots, et où elle ne trouvait à aucun étage un esprit à la hauteur du sien. Mais ce sentiment involontaire de sa supériorité était bien pardonnable au milieu de l'effervescence d'un cerveau subitement éclairé du jour étincelant de la science. Geneviève gravissait si vite des hauteurs inaccessibles aux autres, qu'elle avait le vertige et ne voyait plus très-clairement ce qui se passait au-dessous d'elle.
Elle se persuada que les clameurs d'une populace d'idiots ne monteraient pas jusqu'à elle, et qu'elle était invulnérable à de pareilles atteintes. Elle aurait eu raison s'il y avait au ciel ou sur la terre une puissance équitable occupée de la défense des justes et de la répression des impudents; mais elle se trompait, car les justes sont faibles et les impudents sont en nombre. Elle s'assit tranquillement auprès de la fenêtre et se mit à travailler. Le soleil couchant envoyait de si vives lueurs dans sa chambre, que tout prenait une couleur de pourpre, et les murailles blanches de son modeste atelier, et sa robe de guingan, et les pâles feuilles de rose que ses petites mains étaient en train de découper. Cette riche lumière eut une influence soudaine sur ses idées. Geneviève avait toujours eu un vague sentiment de la poésie; mais elle n'avait jamais aussi nettement aperçu le rapport qui unit les impressions de l'esprit et les beautés extérieures de la nature. Cette puissance se révéla soudainement à elle en cet instant. Une émotion délicieuse, une joie inconnue, succédèrent à ses ennuis. Tout en travaillant avec ardeur, elle s'éleva au-dessus d'elle-même et de toutes les choses réelles qui l'entouraient, pour vouer un culte enthousiaste au nouveau Dieu du nouvel univers déroulé devant elle, et tout en s'unissant à ce Dieu dans un transport poétique, ses mains créèrent la fleur la plus parfaite qui fût jamais éclose dans son atelier.
Quand le soleil se fut caché derrière les toits de briques et les massifs de noyers qui encadraient l'horizon, Geneviève posa son ouvrage et resta longtemps à contempler les tons orangés du ciel et les lignes d'or pâle qui le traversaient. Elle sentit ses yeux humides et sa tête brûlante. Quand elle quitta sa chaise, elle éprouva de vives douleurs dans tous les membres et quelques frissons nerveux. Geneviève était d'une complexion extrêmement délicate: les émotions de la journée, la surprise, la colère, la fierté, l'enthousiasme, en se succédant avec rapidité, l'avaient brisée de fatigue. Elle s'aperçut qu'elle avait réellement la fièvre, et se mit au lit. Alors elle tomba dans les rêveries vagues d'un demi-sommeil et perdit tout à fait le sentiment de la réalité.
X.
Henriette, en quittant Geneviève, était allée, pour calmer son petit ressentiment, écouter un sermon du vicaire. Ce vicaire avait beaucoup de réputation dans le pays, et passait pour un jeune Bourdaloue, quoique le moindre vieux curé de hameau prêchât beaucoup plus sensément dans son langage rustique. Mais, heureusement pour sa gloire, le vicaire de L... avait fait divorce avec le naturel et la simplicité. Son accent théâtral, son débit ronflant, ses comparaisons ampoulées, et surtout la sûreté de sa mémoire, lui avaient valu un succès incontesté, non-seulement parmi les dévotes, mais encore parmi les femmes érudites de l'endroit. Quant aux auditeurs des basses classes, ils ne comprenaient absolument rien à son éloquence, mais ils admiraient sur la foi d'autrui.
Ce jour-là le prédicateur, faute de sujet, prêcha sur la charité. Ce n'était pas un bon jour, il y avait peu de beau monde. Il y eut peu de métaphores, et l'amplification fut négligée; le sermon fut donc un peu plus intelligible que de coutume, et Henriette saisit quelques lieux communs qui furent débités d'ailleurs avec aplomb, d'une voix sonore, et sans le moindre lapsus linguae. On sait qu'en province le lapsus linguae est l'écueil des orateurs, et qu'il leur importe peu de manquer absolument d'idées, pourvu que les mots abondent toujours et se succèdent sans hésitation.
Henriette fut donc émue et entraînée, d'autant plus que le sujet du sermon s'appliquait précisément à la situation de son coeur. Ce coeur n'avait rien de méchant, et donnait de continuels démentis à un caractère arrogant et jaloux. La pensée de Geneviève malheureuse et méconnue le remplit de regrets et de remords. Le sermon terminé, Henriette résolut d'aller trouver son amie, et de réparer, autant qu'il serait en elle, le chagrin que ses consolations, moitié affectueuses, moitié amères, avaient dû lui causer.
Elle prit à peine le temps de souper et courut chez la jeune fleuriste. Elle frappa, on ne lui répondit pas. La clef avait été retirée; elle crut que Geneviève était sortie; mais au moment de s'en aller une autre idée lui vint: elle pensa que Geneviève était enfermée avec son amant, et elle regarda à travers la serrure.
Mais elle ne vit qu'une chandelle qui achevait de se consumer dans l'âtre de la cheminée, et le profond silence qui régnait dans l'appartement lui fit pressentir la réalité. Elle poussa donc la porte avec une force un peu mâle, et la serrure, faible et usée, céda bientôt. Elle trouva Geneviève assez malade pour avoir à peine la force de lui répondre; et tandis qu'elle se rendormait avec l'apathie que donne la fièvre, la bonne couturière se hâta d'aller chercher les couvertures de son propre lit pour l'envelopper. Ensuite elle alluma du feu, fit bouillir des herbes, acheta du sucre avec l'argent gagné dans sa journée, et, s'installant auprès de son amie, lui prépara des tisanes de sa composition, auxquelles elle attribuait un pouvoir infaillible.
La nuit était tout à fait venue, et le coucou de la maison sonnait neuf heures, lorsque Henriette entendit ouvrir la première porte de l'appartement de Geneviève. La pénétration naturelle à son sexe lui fit deviner la personne qui s'approchait, et elle courut à sa rencontre dans la grande salle vide qui servait d'antichambre à l'atelier de la fleuriste.
Le lecteur n'est sans doute pas moins pénétrant qu'Henriette, et comprend fort bien qu'André, n'ayant pas vu Geneviève de la journée, et rôdant depuis deux heures sous sa fenêtre sans qu'elle s'en aperçut, ne pouvait se décider à retourner chez lui sans avoir au moins échangé un mot avec elle. Quoique l'heure fût indue pour se présenter chez une grisette sage, il monta, et il s'approchait presque aussi tremblant que le jour où il avait frappé pour la première fois à sa porte.
Il fut contrarié de rencontrer Henriette; mais il espéra qu'elle se retirerait, et il la saluait en silence, lorsqu'elle le prit presque au collet, et, l'entraînant au bout de la chambre, «Il faut que je vous parle, monsieur André, dit-elle vivement; asseyons-nous.»
André céda tout interdit, et Henriette parla ainsi:
«D'abord il faut vous dire que Geneviève est malade, bien malade.»
André devint pâle comme la mort.
«Oh! cependant ne soyez pas effrayé, reprit Henriette, je suis là; j'aurai soin d'elle; je ne la quitterai pas d'une minute; elle ne manquera de rien.
—Je le crois, ma chère demoiselle, dit André, éperdu; mais ne pourrais-je savoir... quelle est donc sa maladie? depuis quand?... Je vais...
—Non pas, non pas, dit Henriette en le retenant; elle dort dans ce moment-ci, et vous ne la verrez pas avant de m'avoir entendue. Ce sont des choses d'importance que j'ai à vous dire, monsieur André, il faut y faire attention.
—Au nom du ciel! parlez, mademoiselle, s'écria André.
—Eh bien! reprit Henriette d'un ton solennel, il faut que vous sachiez que Geneviève est perdue.
—Perdue! juste ciel elle se meurt!...
André s'était levé brusquement, il retomba anéanti sur sa chaise.
«Non, non, vous vous trompez, dit Henriette en le secouant, elle ne se meurt pas; c'est sa réputation qui est morte, monsieur, et c'est vous qui l'avez tuée!
—Mademoiselle, dit André vivement, que voulez-vous dire? Est-ce une méchante plaisanterie?
—Non, monsieur, répondit Henriette en prenant son air majestueux; je ne plaisante pas. Vous faites la cour à Geneviève, et elle vous écoute. Ne dites pas non; tout le monde le sait, et Geneviève en est convenue avec moi aujourd'hui.
André, confondu, garda le silence.
«Eh bien! reprit Henriette avec chaleur, croyez-vous ne pas faire tort à une fille en venant tous les jours chez elle, en lui donnant des rendez-vous dans les prés? Vous draguez jour et nuit autour de sa maison, soit pour entrer, soit pour vous donner l'air d'être reçu à toutes les heures.
—Qui a dit cette impertinence? s'écria André; qui a inventé cette fausseté?
—C'est moi qui ai dit cette impertinence, répondit Henriette intrépidement, et je n'invente aucune fausseté. Je vous ai vu vingt fois traverser le jardin d'en face, et je sais que tous les jours vous passez deux ou trois heures dans la chambre de Geneviève.
—Eh bien! que vous importe? s'écria André, chez qui la timidité était souvent vaincue par une humeur irritable. De quel droit vous mêlez-vous de ce qui se passe entre Geneviève et moi? Êtes-vous la mère ou la tutrice de l'un de nous?
—Non, dit Henriette en élevant la voix; mais je suis l'amie de Geneviève, et je vous parle en son nom.
—En son nom? dit André, effrayé de l'emportement qu'il venait de montrer.
—Et au nom de son honneur, qui est perdu, je vous dis.
—Et vous avez tort d'oser le dire, repartit André en colère, car c'est un mensonge infâme.
Henriette, en colère à son tour, frappa du pied.
«Comment! s'écria-t-elle, vous avez le front de dire que vous ne lui faites pas la cour, quand cette pauvre enfant est diffamée et montrée au doigt dans toute la ville, quand les demoiselles de la première société refusent de dîner sur l'herbe avec elle et lui tournent le dos dès qu'elle ouvre la bouche; quand tous les garçons crient qu'il faut l'insulter en public, qu'elle le mérite pour avoir trompé tout le monde et pour avoir méprisé ses égaux!
—Qu'ils y viennent! s'écria André transporté de colère.
—Ils y viendront, et vous aurez beau monter la garde et en assommer une douzaine, Geneviève l'aura entendu, tout le monde autour d'elle l'aura répété; la blessure sera sans remède: elle aura reçu le coup de la mort.
—Mon Dieu! mon Dieu! s'écria André en joignant les mains, que je suis malheureux! Quoi! Geneviève est désolée à ce point! sa vie est en danger peut-être, et j'en suis la cause!
—Vous devez en avoir du regret, dit Henriette.
—Ah! si tout mon sang pouvait racheter sa vie! si le sacrifice de toutes mes espérances pouvait assurer son repos!...
—Eh bien! eh bien! dit Henriette d'un air profondément ému, si cela est vrai, de quoi vous affligez-vous? qu'y a-t-il de désespéré?
—Mais que faire? dit André avec angoisse.
—Comment! vous le demandez? Aimez-vous Geneviève?
—Peut-on en douter? Je l'aime plus que ma vie!
—Êtes-vous un homme d'honneur?
—Pourquoi cette question, mademoiselle?
—Parce que si vous aimiez Geneviève, et si vous étiez un honnête homme, vous l'épouseriez.
André, éperdu, fit une grande exclamation et regarda Henriette d'un air effaré.
«Eh bien! s'écria-t-elle, voilà votre réponse? C'est celle de tous les hommes. Monstres que vous êtes! que Dieu vous confonde!
—Ma réponse! dit André lui prenant la main avec force; ai-je répondu? puis-je répondre? Geneviève consentirait-elle jamais à m'épouser?
—Comment! dit Henriette avec un éclat de rire, si elle consentirait! une fille dans sa position, et qui sans cela serait forcée de quitter le pays!
—Oh! non, jamais, si cela dépend de moi! s'écria André, éperdu de terreur et de joie. L'épouser, moi! elle consentirait à m'épouser!
—Ah! vous êtes un bon enfant, s'écria Henriette se jetant à son cou, transportée de joie et d'orgueil en voyant le succès de son entreprise. Ah ça! mon bon monsieur André, votre père donnera-t-il son consentement?
André pâlit et recula d'épouvante au seul nom de son père. Il resta silencieux et atterré jusqu'à ce qu'Henriette renouvela sa question; alors il répondit non d'un air sombre, et ils se regardèrent tous deux avec consternation, ne trouvant plus un mot à dire pour se rassurer mutuellement.
Enfin Henriette, ayant réfléchi, lui demanda quel âge il avait. «Vingt-cinq ans, répondit-il.
—Eh bien! vous êtes majeur; vous pouvez vous passer de son consentement.
—Vous avez raison, dit-il, enchanté de cet expédient, je m'en passerai; j'épouserai Geneviève, sans qu'il le sache.
—Oh! dit Henriette en secouant la tête, il faut pourtant bien qu'il vous donne le moyen de payer vos habits de noces... Mais, j'y pense, n'avez-vous pas l'héritage de votre mère?
—Sans doute, répondit-il, frappé d'admiration; j'ai droit à soixante mille francs.
—Diable! s'écria Henriette, c'est une fortune. O ma bonne Geneviève! ô mon cher André! comme vous allez être heureux! et comme je serai contente d'avoir arrangé votre mariage.
—Excellente fille! s'écria André à son tour, sans vous je ne me serais jamais avisé de tout cela et je n'aurais jamais osé espérer un pareil sort. Mais êtes-vous sûre que Geneviève ne refusera pas?
—Que vous êtes fou! Est-ce possible, quand elle est malade de chagrin? Ah! cette nouvelle-là va lui rendre la vie!
—Je crois rêver, dit André en baisant les mains d'Henriette; oh je ne pouvais pas me le persuader; j'aurais trop craint de me tromper. Et pourtant elle m'écoutait avec tant de bonté! elle prenait ses leçons avec tant d'ardeur! O Geneviève! que ton silence et le calme de tes grands yeux m'ont donné de craintes et d'espérances! Fou et malheureux que j'étais! je n'osais pas me jeter à ses pieds et lui demander son coeur: le croiriez-vous, Henriette? depuis un an je meurs d'amour pour elle, et je ne savais pas encore si j'étais aimé! C'est vous qui me l'apprenez, bonne Henriette! Ah! dites-le-moi, dites-le-moi encore!
—Belle question! dit Henriette en riant; après qu'une fille a sacrifié sa réputation à monsieur, il demande si on l'aime! Vous êtes trop modeste, ma foi! et à la place de Geneviève... car vous êtes tout à fait gentil avec votre air tendre... Mais chut!... la voilà qui s'éveille... Attendez-moi là.
—Eh! pourquoi n'irais-je pas avec vous? je suis un peu médecin, moi; je saurai ce qu'elle a; car je suis horriblement inquiet...
—Ma foi! écoutez, dit Henriette, j'ai envie de vous laisser ensemble: elle n'a pas d'autre mal que le chagrin; quand vous lui aurez dit que vous voulez l'épouser, elle sera guérie. Je crois que cette parole-là vaudra mieux que toutes mes tisanes... Allez, allez, dépêchez-vous de la rassurer... Je m'en vais... je reviendrai savoir le résultat de la conversation.
—Oh! pour Dieu, ne me laissez pas ainsi, dit André effrayé; je n'oserai jamais me présenter devant elle maintenant et lui dire ce qui m'amène, si vous ne l'avertissez pas un peu.
—Comme vous êtes timide! dit Henriette étonnée: vraiment voilà des amoureux bien avancés, et c'est bien la peine de dire tant de mal de vous deux! Les pauvres enfants! Allons, je vais toujours voir comment va la malade.
Henriette entra dans la chambre de son amie; André resta seul dans l'obscurité, le coeur bondissant de trouble et de joie.
XI.
La maladie de Geneviève n'était pas sérieuse; une irritation momentanée lui avait causé un assez violent accès de fièvre, mais déjà son sang était calmé, sa tête libre, et il ne lui restait de cette crise qu'une grande fatigue et un peu de faiblesse dans la mémoire.
Elle s'étonna de voir Henriette la soulever dans ses bras, l'accabler de questions et lui présenter son infaillible tisane. Sa surprise augmenta lorsque Henriette, toujours disposée à l'amplification, lui parla de sa maladie, du danger qu'elle avait couru. «Eh! mon Dieu, dit la jeune fille, depuis quand donc suis-je ainsi?
—Depuis trois heures au moins, répondit Henriette.
—Ah! oui! reprit Geneviève en souriant; mais rassure-toi, je ne suis pas encore perdue; j'ai la tête un peu lourde, l'estomac un peu faible, et voilà tout. Je crois que si je pouvais avoir un bouillon, je serais tout à fait sauvée.
—J'ai un bouillon tout prêt sur le feu; le voici, dit Henriette en s'empressant autour du lit de Geneviève avec la satisfaction d'une personne contente d'elle-même. Mais j'ai quelque chose de mieux que cela; c'est une grande nouvelle à t'annoncer.
—Ah! merci, ma chère enfant, donne-moi ce bouillon, mais garde ta grande nouvelle, j'en ai assez pour aujourd'hui: tout ce qui peut se passer dans cette jolie ville m'est indifférent; je ne veux que tes soins et ton amitié. Pas de nouvelle, je t'en prie.
—Tu es ingrate, Geneviève; si tu savais de quoi il s'agit!... Mais je ne veux pas te désobéir, puisque tu me défends de parler. Je suppose aussi que tu aimeras mieux entendre cela de sa bouche que de la mienne.
—De sa bouche? dit Geneviève en levant vers elle sa jolie tête pâle coiffée d'un bonnet de mousseline blanche; de qui parles-tu? est-tu folle ce soir? C'est toi qui as la fièvre, ma chère fille.
—Oh! tu fais semblant de ne pas me comprendre, répondit Henriette; cependant, quand je parle de lui, tu sais bien que ce n'est pas d'un autre. Allons, apprends la vérité: il attend que tu veuilles le recevoir; il est là.
—Comment, il est là! Qui est là, chez moi, à cette heure-ci?
—M. André de Morand; est-ce que tu as oublié son nom pendant ta maladie?
—Henriette, Henriette! dit tristement Geneviève, je ne vous comprends pas; vous êtes en même temps bonne et méchante: pourquoi cherchez-vous à me tourmenter? Vous me trompez; M. de Morand ne vient jamais chez moi le soir, il n'est pas ici.
—Il est ici, dans la chambre à côté. Je te le jure sur l'honneur, Geneviève.
—En ce cas, dis-lui, je t'en prie, que je suis malade et que j'aurai le plaisir de le voir un autre jour.
—Oh! cela est impossible; il a quelque chose de trop important à te dire; il faut qu'il te parle tout de suite, et tu en seras bien aise. Je vais le faire entrer.
—Non, Henriette. Je ne le veux pas. Ne voyez-vous pas que je suis couchée, et trouvez-vous qu'il soit convenable à une fille de recevoir ainsi la visite d'un homme? Il est impossible que M. de Morand ait quelque chose de si pressé à me dire.
—Cela est certain pourtant. Si tu le renvoies, il en sera désespéré, et toi-même tu t'en repentiras.
—Cette journée est un rêve, dit Geneviève d'un ton mélancolique, et je dois me résigner à tomber de surprise en surprise. Reste près de moi, Henriette; je vais m'habiller et recevoir M. de Morand.
—Tu es trop faible pour te lever, ma chère: quand on est malade, on peut bien causer en bonnet de nuit avec son futur mari; vas-tu faire la prude?
—Je consens à passer pour une prude, dit Geneviève avec fermeté; mais je veux me lever.
En peu d'instants elle fut habillée et passa dans son atelier. Henriette la fit asseoir sur le seul fauteuil qui décorât ce modeste appartement, l'enveloppa de son propre manteau, lui mit un tabouret sous les pieds, l'embrassa et appela André.
Geneviève ne comprenait rien à ses manières étranges et à ses affectations de solennité. Elle fut encore plus surprise lorsque André entra d'un air timide et irrésolu, la regarda tendrement sans rien dire, et, poussé par Henriette, finit par tomber à genoux devant elle.
«Qu'est-ce donc? dit Geneviève embarrassée; de quoi me demandez-vous pardon, monsieur le marquis? Vous n'avez aucun tort envers moi.
—Je suis le plus coupable des hommes, répondit André en tâchant de prendre sa main qu'elle retira doucement, et le plus malheureux, ajouta-t-il, si vous me refusez la permission de réparer mes crimes.
—Quels crimes avez-vous commis? dit Geneviève avec une douceur un peu froide. Henriette, je crains bien que vous n'ayez fait ici quelque folie et importuné M. de Morand des ridicules histoires de ce matin; s'il en est ainsi...
—N'accusez pas Henriette, interrompit André: c'est notre meilleure amie; elle m'a averti de ce que j'aurais dû prévoir et empêcher; elle m'a appris les calomnies dont vous étiez l'objet, grâce à mon imprudence; elle m'a dit le chagrin auquel vous étiez livrée.
—Elle a menti, dit Geneviève avec un rire forcé; je n'ai aucun chagrin, monsieur André, et je ne pense pas que dans tout ceci il y ait le moindre sujet d'affliction pour vous et pour moi.
—Ne l'écoutez pas, dit Henriette; voilà comme elle est, orgueilleuse au point de mourir de chagrin plutôt que d'en convenir! Au reste, je vois que c'est ma présence qui la rend si froide avec vous; je m'en vais faire un tour, je reviendrai dans une heure, et j'espère qu'elle sera plus gentille avec moi. Au revoir, Geneviève la princesse. Tu es une méchante; tu méconnais tes amis.
Elle sortit en faisant des signes d'intelligence à André. Geneviève fut choquée de son départ autant que de ses discours; mais elle pensa qu'il y aurait de l'affectation à la retenir, puisque tous les jours elle recevait André tête à tête.
Quand ils furent seuls ensemble, André se sentit fort embarrassé. L'air étonné de Geneviève n'encourageait guère la déclaration qu'il avait à lui faire; enfin, il rassembla tout son courage, et lui offrit son coeur, son nom et sa petite fortune en réparation du tort immense qu'il lui avait fait par ses assiduités.
Geneviève fut moins étonnée qu'elle ne l'eût été la veille, d'une semblable ouverture: le caquet d'Henriette l'avait préparée à tout. Elle n'entendit pas sans plaisir les offres du jeune marquis. Elle avait conçu pour lui une affection véritable, une haute estime; et quoiqu'elle n'eût jamais désiré lui inspirer un sentiment plus vif, elle était flattée d'une résolution qui annonçait un attachement sérieux. Mais elle pensa bientôt qu'André cédait à un excès de délicatesse dont il pourrait avoir à se repentir. Elle lui répondit donc, avec calme et sincérité, qu'elle ne se croyait pas assez peu de chose pour que son honneur fût à la disposition des sots et des bavards, que leurs propos ne l'atteignaient point, et qu'il n'avait pas plus à réparer sa conduite qu'elle à rougir de la sienne.
«Je le sais, lui répondit-il, mais souvenez-vous de ce que vous m'avez dit un jour. Vous êtes sans famille, sans protection; les méchants peuvent vous nuire et rendre votre position insoutenable. Vous aviez raison, mademoiselle; vous voyez qu'on vous menace; j'aurai beau me multiplier pour vous défendre, l'insulte n'en arrivera pas moins jusqu'à vous. Il suffit d'un mot pour que mon bras vous soit une égide et réduise vos ennemis au silence. Ce mot fera en même temps le bonheur de ma vie; si ce n'est par amitié pour moi, dites-le au moins par intérêt pour vous-même.
—Non, monsieur André, répondit doucement Geneviève en lui laissant prendre sa main, ce mot ne ferait pas le bonheur de votre vie; au contraire, il vous rendrait peut-être éternellement malheureux. Je suis pauvre, sans naissance; malgré vos soins, j'ai encore bien peu d'éducation: je vous serais trop inférieure, et comme je suis orgueilleuse, je vous ferais peut-être souffrir beaucoup. D'ailleurs votre famille ferait sans doute des difficultés pour me recevoir, et je ne pourrais me résoudre à supporter ses dédains.
—O froide et cruelle Geneviève! s'écria André, vous ne pourriez rien supporter pour moi, quand moi je traverserais l'univers pour contenter un de vos caprices, pour vous donner une fleur ou un oiseau. Ah! vous ne m'aimez pas!
—Pourquoi me dites-vous cela? répondit Geneviève; avez-vous bien besoin de mon amitié?
—Coeur de glace! s'écria André; vous m'avez parlé avec tant de confiance et de bonté, nous avons passé ensemble de si douces heures d'étude et d'épanchement, et vous n'aviez pas même de l'amitié pour moi!
—Vous savez bien le contraire, André, lui répondit Geneviève d'un ton ferme et franc en lui tendant sa main qu'il couvrit de baisers; mais ne pouvez-vous croire à mon amitié sans m'épouser? Si l'un de nous doit quelque chose à l'autre, c'est moi qui vous dois une vive reconnaissance pour vos leçons.
—Eh bien! s'écria André, acquittez-vous avec moi et soyez généreuse! acquittez-vous au centuple, soyez ma femme...
—C'est un prix bien sérieux, répondit-elle en souriant, pour des leçons de botanique et de géographie? Je ne savais pas qu'en apprenant ces belles choses-là je m'engageais au mariage...
—Nous nous y engagions l'un et l'autre aux yeux du monde, dit-André: nous ne l'avions pas prévu; mais puisqu'on nous le rappelle, cédons, vous par raison, moi par amour.
Il prononça ce dernier mot si bas que Geneviève l'entendit à peine..
«Je crains, lui dit-elle, que vous ne preniez un mouvement de loyauté romanesque pour un sentiment plus fort. Si nous étions du même rang, vous et moi, si notre mariage était une chose facile et avantageuse à tous deux, je vous dirais que je vous aime assez pour y consentir sans peine. Mais ce mariage sera traversé par mille obstacles: il causera du scandale ou au moins de l'étonnement; votre père s'y opposera peut-être, et je ne vois pas quelle raison assez forte nous avons l'un et l'autre pour braver tout cela. Une grande passion nous en donnerait la force et la volonté; mais il n'y a rien de tout cela entre nous, nous n'avons pas d'amour l'un pour l'autre.
—Juste ciel! que dit-elle donc? s'écria André au désespoir. Elle ne m'aime pas, et elle ne sait pas seulement que je l'aime!
—Pourquoi pleurez-vous? lui dit Geneviève avec amitié. Je vous afflige donc beaucoup? ce n'est pas mon intention.
—Et ce n'est pas votre faute non plus, Geneviève. Je suis malheureux de n'avoir pas senti plus tôt que vous ne m'aimiez pas; je croyais que vous compreniez mon amour et que vous aviez quelque pitié, puisque vous ne me repoussiez pas.
—Est-ce un reproche, André? Hélas! je ne le mérite pas. Il aurait fallu être vaine pour croire à votre amour: vous ne m'en avez jamais parlé.
—Est-ce possible? Je ne vous ai jamais dit, jamais fait comprendre que je ne vivais que pour vous, que je n'avais que vous au monde?
—Ce que vous dites est singulier, dit Geneviève après un instant d'émotion et de silence. Pourquoi m'aimez-vous tant? comment ai-je pu le mériter? qu'ai-je fait pour vous?
—Vous m'avez fait vivre, répondit André; ne m'en demandez pas davantage. Mon coeur sait pourquoi il vous aime, mais ma bouche ne saurait pas vous l'expliquer; et puis vous ne me comprendriez pas. Si vous m'aimiez, vous ne demanderiez pas pourquoi je vous aime; vous le sauriez comme moi, sans pouvoir le dire.
Geneviève garda encore un instant le silence; ensuite elle lui dit:
«Il faut que je sois franche. Je vous l'avoue: dans les premiers jours vous étiez si ému en entrant ici, et vous paraissiez si affligé quand je vous priais de cesser vos visites, que je me suis presque imaginé une ou deux fois que vous étiez amoureux; cela me faisait une espèce de chagrin et de peur. Les amours que je connais m'ont toujours paru si malheureux et si coupables que je craignais d'inspirer une passion trop frivole ou trop sérieuse. J'ai voulu vous fuir et me défendre de vos leçons; mais l'envie d'apprendre a été plus forte que moi, et...
—Quel aveu cruel vous me faites, Geneviève! C'est à votre amour pour l'étude que je dois le bonheur de vous avoir vue pendant ces deux mois!... Et moi, je n'y étais donc pour rien?
—Laissez-moi achever, lui dit Geneviève en rougissant; comment voulez-vous que je réponde à cela? je vous connaissais si peu... à présent c'est différent. Je regretterais le maître autant que la leçon...
—Autant? pas davantage? Ah! vous n'aimez que la science, Geneviève; vous avez une intelligence avide, un coeur bien calme...
—Mais non pas froid, lui dit-elle; je ne mérite pas ce reproche-là. Que vous disais-je donc?
—Que vous aviez presque deviné mon amour dans les commencements; et qu'ensuite...
—Ensuite je vous revis tout changé: vous aviez l'air grave, vous causiez tranquillement; et si vous vous attendrissiez, c'était en m'expliquant la grandeur de Dieu et la beauté de la terre. Alors je me rassurai; j'attribuai vos anciennes manières à la timidité ou à quelques idées de roman qui s'étaient effacées à mesure que vous m'aviez mieux connue.
—Et vous vous êtes trompée, dit André: plus je vous ai vue, plus je vous ai aimée. Si j'étais calme, c'est que j'étais heureux, c'est que je vous voyais tous les jours et que tous les jours je comptais sur un heureux lendemain, c'est que les seuls beaux moments de ma vie sont ceux que j'ai passés ici et aux Prés-Girault. Ah! vous ne savez pas depuis combien de temps je vous aime, et combien, sans cet amour, je serais resté malheureux.
Alors André, encouragé par le regard doux et attentif de Geneviève, lui raconta les ennuis de sa jeunesse, lui peignit la situation de son esprit et de son coeur avant le jour où il l'avait vue pour la première fois au bord de la rivière. Il lui raconta aussi l'amour qu'il avait eu pour elle depuis ce jour-là, et Geneviève n'y comprit rien.
«Comment cela peut-il se passer dans la tête d'une personne raisonnable? lui dit-elle. J'ai souvent entendu lire à Paris, dans notre atelier, des passages de roman qui ressemblaient à cela; mais je croyais que les livres avaient seuls le privilège de nous amuser avec de semblables folies.
—Ah! Geneviève, lui dit André tristement, il y a dans votre âme une étincelle encore enfouie. Vous avez la candeur d'un enfant, et ce qu'il y a de plus cruel et de plus doux dans la vie, vous l'ignorez! Ce qu'il y a de plus beau en vous-même, rien ne vous l'a encore révélé. C'est que vous n'avez pas encore entendu une voix assez pure pour vous charmer et vous convaincre; c'est que l'amour n'a parlé devant vous qu'une langue grossière ou puérile. Oh! qu'il serait heureux celui qui vous ferait comprendre ce que c'est qu'aimer! Si vous l'écoutiez, Geneviève, s'il pouvait vous initier à ces grands secrets de l'âme comme à une merveille de plus dans les oeuvres du Tout-Puissant, il vous le dirait à genoux, et il mourrait de bonheur le jour où vous lui diriez:—J'ai compris.
Geneviève regarda André en silence comme le jour où il lui avait parlé pour la première fois des étoiles et de la pluralité des mondes; elle pressentait encore un monde nouveau, et elle cherchait à le deviner avant d'y engager son coeur. André vit sa curiosité, et il espéra.
«Laissez-moi vous expliquer encore ce mystère. Je n'oserai guère parler moi-même, je serais trop au-dessous de mon sujet; mais je vous lirai les poëtes qui ont su le mieux ce que c'est que l'amour, et si vous m'interrogez, mon coeur essaiera de vous répondre.
—Et pendant ce temps, lui dit Geneviève en souriant, les médisants se tairont! on les priera d'attendre, pour recommencer leurs injures, que j aie appris ce que c'est que l'amour, et que je puisse leur dire si je vous aime ou non.
—Non, Geneviève, on leur dira dès demain que je vous adore, que vous avez un peu d'amitié pour moi, que je demande à vous épouser, et que vous y consentez.
—Mais si l'amour ne me vient pas? dit Geneviève.
—Alors vous ferez, en m'acceptant, un mariage de raison, et je mettrai tous mes soins à vous assurer le bonheur calme que vous craignez de perdre en aimant.
—Oh! André, vous êtes bon! dit Geneviève en serrant doucement les mains brûlantes d'André; mais je vous crains sans savoir pourquoi. Je ne sais si c'est moi qui suis trop indifférente, ou vous qui êtes trop passionné; j'ai peur de mon ignorance même et ne sais quel parti prendre.
—Celui que vous dictera votre coeur; n'avez-vous pas seulement un peu de compassion?
—Mon coeur me conseille de vous écouter, répondit Geneviève avec abandon; voilà ce qu'il y a de vrai.
André baisait encore ses mains avec transport lorsque Henriette rentra.
«Eh bien! s'écria-t-elle en voyant la joie de l'un et la sérénité de l'autre, tout est arrangé! A quand la noce?
—C'est Geneviève qui fixera le jour, répondit André. Vous pouvez, ma chère Henriette, le dire demain dans toute la ville.
—Oh! s'il ne s'agit que de cela, soyez en paix. Il n'est pas minuit; demain, avant midi, il n'y aura pas une mauvaise langue qui ne soit mise à la raison. Oh! quelle joie! quelle bonne nouvelle pour ceux qui t'aiment! Car tu as encore des amis ma bonne Geneviève! M. Joseph, qui ne t'aimait pas beaucoup autrefois, il faut l'avouer, se conduit comme un ange maintenant à ton égard; il ne souffre pas qu'on dise un mot de travers devant lui sur ton compte, et c'est un gaillard... qu'est-ce que je dis donc! c'est un brave jeune homme qui sait se faire écouter quand il parle.
—C'est par amitié pour M. André qu'il agit ainsi, dit Geneviève; je ne l'en remercie pas moins: tu le lui diras de ma part, car je suppose que tu lui parles quelquefois, Henriette?
—Ah! des malices? Comment! tu t'en mêles aussi, Geneviève? Il n'y a plus d'enfants! Il faut bien te passer cela, puisque te voila bientôt marquise.
—Ne te presse pas tant de me faire ton compliment, ma chère, et ne publie pas si vite cette belle nouvelle; c'est encore une plaisanterie; et nous ne savons pas si nous ne ferons pas mieux, M. André et moi, de rester amis comme nous sommes.
—Qu'est-ce qu'elle dit là? s'écria Henriette; est-ce que vous vous jouez de nous, monsieur le marquis? Est-ce que ce n'était pas sérieusement que vous parliez?
Elle était au moment de lui faire une scène; mais il la rassura et lui dit qu'il espérait vaincre les hésitations de Geneviève; il la pria même de l'aider, et Henriette, en se rengorgeant, répondit de tout. «N'ai-je pas déjà bien avancé vos affaires? dit-elle; sans moi, cette petite sucrée que voilà aurait toujours fait semblant de ne pas vous comprendre, et vous seriez encore là à vous morfondre sans oser parler.»
Les plaisanteries d'Henriette embarrassaient Geneviève; elle se plaignit d'être un peu fatiguée, refusa les offres de sa compagne, qui voulait passer la nuit auprès d'elle, l'embrassa tendrement et toucha légèrement la main d'André en signe d'adieu.
«Comment! c'est comme cela que vous vous séparez? s'écria Henriette; un jour de fiançailles! Par exemple! vous ne vous aimez donc pas?
—Qu'est-ce qu'elle veut dire? demanda André à Geneviève en s'efforçant de prendre de l'assurance, mais en tremblant malgré lui.
—Eh! vraiment, on s'embrasse! dit Henriette. De beaux amoureux, qui ne savent pas seulement cela!
—Si l'usage l'ordonne, dit André avec émotion, est-ce que vous n'y consentirez pas, mademoiselle?
—Mais savez-vous, dit Geneviève gaiement, qu'Henriette ira le dire demain dans toute la ville!
—Raison de plus, dit André un peu rassuré; ce sera un engagement que vous aurez signé et qui donnera plus de poids à la nouvelle de notre mariage.
—Oh! en ce cas, je refuse, dit-elle; je ne veux rien signer encore.
—Eh bien! par amitié? reprit André, qui déjà la tenait dans ses bras; comme vous avez embrassé Henriette tout à l'heure?
—Par amitié seulement, répondit Geneviève en se laissant embrasser.
André fut si troublé de ce baiser, qu'il comprit à peine ensuite comment il était sorti de la chambre. Il se trouva dans la rue avec Henriette sans savoir ce qu'était devenu l'escalier. Cependant, lorsqu'il se rappela plus tard cet instant d'enivrement, il s'y mêla un souvenir pénible. Geneviève avait un peu rougi par pudeur; mais son regard était resté serein, sa main fraîche, et son coeur n'avait pas tressailli, «C'est ma Galatée, se disait-il; mais elle ne s'est animée que pour regarder les cieux. Descendra-t-elle de son piédestal, et voudra-t-elle poser ses pieds sur la terre auprès de moi?»
Cependant l'espérance, qui ne manque jamais à la jeunesse, le consola bientôt. Geneviève, avec un si noble esprit, ne pouvait pas avoir un coeur insensible; cette tranquillité d'âme tenait à la chasteté exquise de ses pensées, à ses habitudes solitaires et recueillies. Il avait déjà vu se réaliser un de ses plus beaux rêves, il était le conseil et la lumière de cette sainte ignorance; maintenant un voeu plus enivrant lui restait à accomplir, c'était de se placer entr-elle et la divinité universelle qu'il lui avait fait connaître. Il fallait cesser d'être le prêtre et devenir le dieu lui-même. L'enthousiasme d'André, les palpitations de son coeur allaient au-devant d'un pareil triomphe, et son âme, avide d'émotions tendres, ne pouvait pas croire à l'inertie d'une autre âme.
De son côté, Geneviève ressentait un peu d'effroi. Les paroles d'André, ses caresses timides, son accent passionné, lui avaient causé une sorte de trouble: et quoiqu'elle désirât presque éprouver les mêmes émotions, elle avait, par instants, comme une certaine méfiance de cette exaltation dont elle n'avait jamais conçu l'idée et dont elle craignait de n'être jamais capable.
Cependant il est si doux de se sentir aimé, que Geneviève s'abandonna sans peine à ce bien-être nouveau; elle s'habitua à penser qu'elle n'était pas seule au monde, qu'une autre âme sympathisait à toute heure avec la sienne, et que désormais elle ne porterait plus seule le poids des ennuis et des maux de la vie. Elle fit ces réflexions en s'habillant le lendemain; et en comparant cette matinée à la journée précédente, elle s'avoua qu'il lui avait fallu un certain courage pour supporter les soucis de la veille, et que cette nouvelle journée s'annonçait douce et calme sous la protection d'un coeur dévoué. «Après tout, se dit-elle, André est sincère: s'il s'exagère à lui-même aujourd'hui l'amour qu'il a pour moi, du moins il lui restera toujours assez d'honnêteté dans le coeur pour me garder son amitié. Je ne cesserai pas de la mériter: pourquoi me l'ôterait-il? Et puis, que sais-je? pourquoi refuserais-je de croire aux belles paroles qu'il me dit? Il en sait bien plus que moi sur toutes choses, et il doit mieux juger que moi de l'avenir.»
En se parlant ainsi à elle-même, et tout en se coiffant devant une petite glace, elle regardait ses traits avec curiosité et prit même son miroir pour l'approcher de la fenêtre; là elle contempla de près ses joues fines et transparentes comme le tissu d'une fleur, et elle s'aperçut qu'elle était jolie. «Quelquefois je l'avais cru, pensa-t-elle, mais je ne savais pas si c'était de la jeunesse ou de la beauté. Cependant pour qu'André, après m'avoir vue un instant, soit resté amoureux de moi tout un an, il faut bien que j'aie quelque chose de plus que la fraîcheur de mon âge. André aussi a une jolie figure: comme il avait de beaux yeux hier soir! et comme ses mains sont blanches! Comme il parle bien! Quelle différence entre lui et Joseph, et tous les autres!»
Elle resta longtemps pensive devant sa glace, oubliant de relever ses cheveux épars; ses joues étaient animées, et un sourire charmant l'embellissait encore. Elle s'était levée tard, et la matinée était avancée. André entra dans la première pièce sans qu'elle l'entendît, et elle s'aperçut tout à coup qu'il était passé dans l'atelier; il avait toussé pour l'appeler.
Alors elle se leva si précipitamment qu'elle fit tomber son miroir et poussa un cri. André, effrayé du bruit que fit la glace en se brisant, et surtout du cri échappé à Geneviève, crut qu'elle se trouvait mal et s'élança dans sa chambre. Il la trouva debout, vêtue de sa robe blanche et toute couverte de ses longs cheveux noirs. Le premier mouvement de Geneviève fut de rire en voyant la terreur d'André pour une si faible cause; mais bientôt elle fut toute confuse de la manière dont il la regardait. Il ne l'avait jamais vue si jolie. Le bonnet qu'elle portait toujours, comme les grisettes de L..., avait empêché André de savoir si sa chevelure était belle. En découvrant cette nouvelle perfection, il resta naïvement émerveillé, et Geneviève devint toute rouge sous ses longs cheveux fins et lisses qui tombaient le long de ses joues. «Allez-vous-en, lui dit-elle, et, pendant que je vais me coiffer, cherchez dans l'atelier une rose que j'ai faite hier soir. La nuit est venue et la fièvre m'a prise comme je l'achevais. Je ne sais où je l'aurai laissée. Vous l'avez peut-être écrasée sous vos pieds dans vos conférences avec Henriette.
—Dieu m'en préserve! dit André; et, obéissant à regret, il chercha sur la table de l'atelier. La précieuse rose y était négligemment couchée au milieu des outils qui avaient servi à la créer. André fit un grand cri, et Geneviève, épouvantée, s'élança à son tour dans l'atelier avec ses cheveux toujours dénoués. Elle trouva André qui tenait la rose entre deux doigts et la contemplait dans une sorte d'extase.
«Ah ça! vous avez voulu me rendre la pareille, lui dit-elle. A quel jeu jouons-nous?
—Geneviève, Geneviève! répondit-il, voici un chef-d'oeuvre. A quelle heure et sous l'influence de quelle pensée avez-vous fait cette rose de Bengale? quel sylphe a chanté pendant que vous y travailliez? quel rayon du soleil en a coloré les feuilles?
—Je ne sais pas ce que c'est qu'un sylphe, répondit Geneviève; mais il y avait dans ma chambre un rayon de soleil qui me brûlait les yeux, et qui, je crois, m'a donné la fièvre. Je ne sais pas comment j'ai pu travailler et penser à tant de choses en même temps. Voyons donc cette rose; je ne sais pas comment elle est.
—C'est une chose aussi belle dans son genre, répondit André, que l'oeuvre d'un grand maître; c'est la nature rendue dans toute sa vérité et dans toute sa poésie. Quelle grâce dans ces pétales mous et pâles! quelle finesse dans l'intérieur de ce calice! quelle souplesse dans tout ce travail! quelles étoffes merveilleuses employez-vous donc pour cela, Geneviève? Certainement les fées s'en mêlent un peu!
—Les demoiselles de la ville me font présent de leurs plus fins mouchoirs de batiste quand ils sont usés, et avec de la gomme et de la teinture...
—Je ne veux pas savoir comment vous faites, ne me le dites pas; mais donnez-moi cette rose et ne mettez pas votre bonnet.
—Vous êtes fou aujourd'hui! prenez cette rose: c'est en effet la meilleure que j'aie faite. Je ne pensais pas à vous en la faisant.
André la regarda d'un air boudeur et vit sur sa figure une petite grimace moqueuse. Il courut après elle et la saisit au moment où elle lui jetait la porte au nez. Quand il la tint dans ses bras, il fut fort embarrassé; car il n'osait ni l'embrasser ni la laisser aller. Il vit sur son épaule ses beaux cheveux, qu'il baisa.
«Quel être singulier! dit Geneviève en rougissant. Est-ce qu'on a jamais baisé des cheveux?»
XII.
On pense bien qu'André dans ses nouvelles leçons ne s'en tint pas à la seule science. Ses regards, l'émotion de sa voix, sa main tremblante en effleurant celle de Geneviève, disaient plus que ses paroles. Peu à peu Geneviève comprit ce langage, et les battements de son coeur y répondirent en secret. Après lui avoir révélé les lois de l'univers et l'histoire des mondes, il voulut l'initier à la poésie, et par la lecture des plus belles pages sut la préparer à comprendre Goethe, son poëte favori. Cette éducation fut encore plus rapide que la précédente. Geneviève saisissait à merveille tous les côtés poétiques de la vie. Elle dévorait avec ardeur les livres qu'André prenait pour elle dans la petite bibliothèque de M. Forez. Elle se relevait souvent la nuit pour y rêver en regardant le ciel. Elle appliquait à son amour et à celui d'André les plus belles pensées de ses poëtes chéris; et cette affection, d'abord paisible et douce, se revêtit bientôt d'un éclat inconnu. Geneviève s'éleva jusqu'à son amant; mais cette égalité ne fut pas de longue durée. Plus neuve encore et plus forte d'esprit, elle le dépassa bientôt. Elle apprit moins de choses, mais elle lui prouva qu'elle sentait plus vivement que lui ce qu'elle savait, et André fut pénétré d'admiration et de gratitude; il se sentit heureux bien au delà de ses espérances. Il vit naître l'enthousiasme dans cette âme virginale, et reçut dans son sein les premiers épanchements de cet amour qu'il avait enseigné.
Cependant Henriette avait été colporter en tous lieux la nouvelle du prochain mariage d'André avec Geneviève. Le premier à qui elle en fit part fut Joseph Marteau; et, au grand étonnement de la couturière, celui-ci fit une exclamation de surprise où n'entrait pas le moindre signe de joie ou d'approbation.
«Comment! cela ne vous fait pas plaisir? dit Henriette; vous ne me remerciez pas d'avoir réussi à marier votre ami avec la plus jolie et la plus aimable fille du pays?»
Joseph secoua la tête. «Cela me paraît, dit-il, la chose la plus folle que vous ayez pu inventer. Quelle diable d'idée avez-vous eue là!
—Fi! monsieur, je ne comprends pas l'indifférence que vous y mettez.
—Cela ne m'est pas indifférent, répondit Joseph. J'en suis fort contrarié, au contraire.
—Êtes-vous fou aujourd'hui? s'écria Henriette. Ne vous ai-je pas entendu, hier encore, dire que vous n'estimiez réellement Geneviève que depuis qu'elle aimait M. André? n'avez-vous pas travaillé vous-même à rendre M. André amoureux d'elle? Qui est cause de leur première entrevue? est-ce vous ou moi? Ne m'avez-vous pas priée d'amener Geneviève chez vous, pour que M. André put la voir?...
—Mais non pas l'épouser, reprit Joseph avec une franchise un peu brusque.
—Oh! quelle horreur! s'écria Henriette; je vous comprends maintenant, monsieur; vous êtes un scélérat, et je ne vous reparlerai de ma vie. Juste Dieu! séduire une fille et l'abandonner, cela vous paraîtrait naturel et juste; mais l'épouser quand on l'a perdue de réputation, vous appelez cela une diable d'idée, une invention folle!... Ah! je vois le danger où je m'exposais en souffrant vos galanteries; mais, Dieu merci, il est encore temps de m'en préserver. Pauvres filles que nous sommes! c'est ainsi qu'on abuse de notre candeur et de notre crédulité! Vous n'abuserez pas ainsi de moi, monsieur Joseph; adieu, adieu pour toujours.
Et Henriette s'enfuit furieuse et désespérée. Joseph se promit de l'apaiser une autre fois, et il chercha André. Mais pendant bien des jours André fut introuvable. Il passait le temps où il était forcé de quitter Geneviève à courir les prés comme un fou, et à pleurer d'amour et de joie à l'ombre de tous les buissons. Enfin Joseph le joignit un matin, comme il allait franchir la porte de sa bien-aimée, et, à son grand déplaisir, il l'entraîna dans le jardin voisin.
«Ah çà! lui dit-il, es-tu fou? Qu'est-ce qui t'arrive? Dois-je en croire les bavardages d'Henriette et ceux de toute la ville? as-tu l'intention sérieuse d'épouser Geneviève?
—Certainement, répondit André avec candeur. Quelle question me fais-tu là?
—Allons, dit Joseph, c'est une folie de jeune homme, à ce que je vois; mais heureusement il est encore temps d'y songer. As-tu réfléchi un peu, mon cher André? sais-tu quel âge tu as? connais-tu ton père? espères-tu lui faire accepter une grisette pour belle-fille? crois-tu que tu auras seulement le courage de lui en parler?
—Je n'en sais rien, répondit André un peu troublé de cette dernière question; mais je sais que j'ai droit à un petit héritage de ma mère, et que cela suffira pour m'enrichir au delà de mes besoins et de ceux de Geneviève.
—Idée de roman, mon cher! On peut vivre avec moins; mais quand on a vécu dans une certaine aisance, il est dur de se voir réduit au nécessaire. Songes-tu que ton père est jeune encore, qu'il peut se remarier, avoir d'autres enfants, te déshériter? Songes-tu que tu auras des enfants toi-même, que tu n'as pas d'état, que tu n'auras pas de quoi les élever convenablement, et que la misère te tombera sur le corps à mesure que l'amour te sortira du coeur?
—Jamais il n'en sortira! s'écria André, il me donnera le courage de supporter toutes les privations, toutes les souffrances...
—Bah! bah! reprit Joseph, tu ne sais pas de quoi tu parles; tu n'as jamais souffert, jamais jeûné.
—Je l'apprendrai, s'il le faut.
—Et Geneviève l'apprendra aussi?
—Je travaillerai pour elle.
—À quoi? Fais-moi le plaisir de me dire à quelle profession tu es propre. As-tu fait ton droit? as-tu étudié la médecine? Pourrais-tu être professeur de mathématiques? Saurais-tu au moins faire des bottes, ou même tracer un sillon droit avec la charrue?
—Je ne sais rien d'utile, je l'avoue, repartit André. Je n'ai vécu jusqu'ici que de lectures et de rêveries. Je ne suis pas assez fort pour exercer un métier; mais le peu que je possède pourra me mettre à l'abri du besoin.
—Essaies-en, et tu verras.
—Je compte en essayer.
Joseph frappa du pied avec chagrin.
«Et c'est moi qui t'ai mis cette sottise d'amour en tête! s'écria-t-il; je ne me le pardonnerai jamais! Pouvais-je penser que tu prendrais au sérieux la première occasion de plaisir offerte à ta jeunesse?
—J'étais donc un lâche et un misérable à tes yeux? Tu croyais que je consentirais à voir diffamer Geneviève sans prendre sa défense et sans réparer le mal que je lui aurais fait!
—On n'est pas un lâche et un misérable pour cela, dit Joseph en haussant les épaules; je ne crois être ni l'un ni l'autre, et pourtant je fais la cour à Henriette; tout le monde le sait, et je la laisse tant qu'elle veut se bercer de l'espoir d'être un jour madame Marteau. Je veux être son amant, et voilà tout.
—Vous pouvez parler d'Henriette avec légèreté; quoi que je n'approuve pas le mensonge, je vous trouve excusable jusqu'à un certain point. Mais établissez-vous la moindre comparaison entre elle et Geneviève?
—Pas la moindre; j'aime Henriette à la folie, et il n'y a pas un cheveu de Geneviève qui me tente; je n'entends rien à ces sortes de femmes. Mais je comprends ta situation. Tu es le premier amant de Geneviève et tu lui dois plus qu'à toute autre. Rassure-toi cependant; tu ne seras pas le dernier, et il n'y a pas de fille inconsolable.
—Je ne connais pas les autres filles, et vous ne connaissez pas Geneviève. Nous ne pouvons pas raisonner ensemble là-dessus; agis avec Henriette comme tu voudras, je me conduirai avec Geneviève comme Dieu m'ordonne de le faire.
Joseph s'épuisa en remontrances sans ébranler la résolution de son ami; il le quitta pour aller faire la paix avec Henriette, et se consola de l'imprudence d'André en se disant tout bas: «Heureusement ce n'est pas encore fait; la grosse voix du marquis n'a pas encore tonné.»
Cet événement ne se fit pas longtemps attendre. Des amis officieux eurent bientôt informé M. de Morand de la passion de son fils pour une grisette. Malgré sa haine pour cette espèce de femmes, il s'en inquiéta peu d'abord. Il fut même content, jusqu'à un certain point, de voir André renoncer à ses rêves d'expatriation. Mais quand on lui eut répété plusieurs fois que son fils avait manifesté l'intention sérieuse d'épouser Geneviève, quoiqu'il lui fût encore impossible de le croire, il commença à se sentir mécontent de cette espèce de bravade, et résolut d'y mettre fin sur-le-champ. Un matin donc, au moment où André franchissait, joyeux et léger, le seuil de sa maison pour aller trouver Geneviève, une main vigoureuse saisit la bride de son petit cheval et le fit même reculer. Comme il faisait à peine jour, André ne reconnut pas son père au premier coup d'oeil, et, pour la première fois de sa vie, il se mit à jurer contre l'insolent qui l'arrêtait.
«Doucement, monsieur, répondit le marquis, vous me semblez bien mal appris pour un bel esprit comme vous êtes. Faites-moi le plaisir de descendre de cheval et d'ôter votre chapeau devant votre père.»
André obéit; et quand il eut mis pied à terre, le marquis lui ordonna de renvoyer son cheval à l'écurie.
«Faut-il le débrider? demanda le palefrenier.
—Non, dit André, qui espérait être libre au bout d'un instant.
—Il faut lui ôter la selle! cria le marquis d'un ton qui ne souffrait pas de réplique.
André se sentit gagné par le froid de la peur; il suivit son père jusqu'à sa chambre.
«Où alliez-vous? lui dit celui-ci en s'asseyant lourdement sur son grand fauteuil de toile d'Orange.
—A L..., répondit André timidement.
—Chez qui?
—Chez Joseph, répondit André après un peu d'hésitation.
—Où allez-vous tous les matins?
—Chez Joseph.
—Où passez-vous toutes les après-midi?
—A la chasse.
—D'où venez-vous si tard tous les soirs? de chez Joseph et de la chasse, n'est-ce pas?
—Oui, mon père.
—Avec votre permission, monsieur le savant, vous en avez menti. Vous n'allez ni chez Joseph ni à la chasse. Auriez-vous en votre possession quelque beau livre écrit sur l'art de mentir! Faites-moi le plaisir d'aller l'étudier dans votre chambre, afin de vous en acquitter un peu mieux à l'avenir. M'entendez-vous?
André, révolté de se voir traité comme un enfant, hésita, rougit, pâlit et obéit. Son père le suivit, l'enferma à double tour, mit la clef dans sa poche et s'en fut à la chasse.
André, furieux et désolé, maudit mille fois son sort et finit par sauter par la fenêtre. Il s'en alla passer une heure aux pieds de Geneviève. Mais, dans la crainte de l'effrayer de la dureté de son père, il lui cacha son aventure, et lui donna, pour raison de sa courte visite, une prétendue indisposition du marquis.
Le marquis fit bonne chasse, oublia son prisonnier, et rentra assez tard pour lui laisser le temps de rentrer le premier. Lorsqu'il le retrouva sous les verrous il se sentit fort apaisé et l'emmena souper assez amicalement avec lui, croyant avoir remporté une grande victoire et signalé sa puissance par un acte éclatant. André, de son côté, ne montra guère de rancune; il croyait avoir échappé à la tyrannie et s'applaudissait de sa rébellion secrète comme d'une résistance intrépide. Ils se réconcilièrent en se trompant l'un l'autre et en se trompant eux-mêmes, l'un se flattant d'avoir subjugué, l'autre s'imaginant avoir désobéi.
Le lendemain, André s'éveilla longtemps avant le jour; et, se croyant libre, il allait reprendre la route de L..., quand son père parut comme la veille, un peu moins menacent seulement.
«Je ne veux pas que tu ailles à la ville aujourd'hui, lui dit-il; j'ai découvert un taillis tout plein de bécasses. Il faut que tu viennes avec moi en tuer cinq ou six.
—Vous êtes bien bon, mon père, répondit André; mais j'ai promis à Joseph d'aller déjeuner avec lui...
—Tu déjeunes avec lui tous les jours, répondit le marquis d'un ton calme et ferme; il se passera fort bien de toi pour aujourd'hui. Va prendre ton fusil et ta carnassière.
Il fallut encore qu'André se résignât. Son père le tint à la chasse toute la journée, lui fit faire dix lieues à pied, et l'écrasa tellement de fatigue, qu'il eut une courbature le lendemain, et que le marquis eut un prétexte excellent pour lui défendre de sortir. Le jour suivant, il l'emmena dans sa chambre, et, ouvrant le livre de ses domaines sur une table, il le força de faire des additions jusqu'à l'heure du dîner. Vers le soir, André espérait être libre: son père le mena voir tondre des moutons.
Le quatrième jour, Geneviève, ne pouvant résister à son inquiétude, lui écrivit quelques lignes, les confia à un enfant du voisinage, qu'elle chargea d'aller les lui remettre. Le message arriva à bon port, quoique Geneviève, ne prévoyant pas la situation de son amant, n'eût pris aucune précaution contre la surveillance du marquis. Le hasard protégea le petit page aux pieds nus de Geneviève, et André lut ces mots, qui le transportèrent d'amour et de douleur.
«Ou votre père est dangereusement malade, ou vous l'êtes vous-même, mon ami. Je m'arrête à cette dernière supposition avec raison et avec désespoir. Si vous étiez bien portant, vous m'écririez pour me donner des nouvelles de votre père et pour m'expliquer les motifs de votre absence, vous êtes donc bien mal, puisque vous n'avez pas la force de penser à moi et de m'épargner les tourments que j'endure! O André! quatre jours sans te voir, à présent c'est impossible à supporter sans mourir!»
André sentit renaître son courage. Il viola sans hésitation la consigne de son père, et courut à travers champs jusqu'à la ville. Il arriva plus fatigué par les terres labourées, les haies et les fossés qu'il avait franchis, qu'il ne l'eût été par le plus long chemin. Poudreux et haletant, il se jeta aux pieds de Geneviève et lui demanda pardon en la serrant contre son coeur.
«Pardonne-moi, pardonne-moi, lui disait-il, oh! pardonne-moi de t'avoir fait souffrir?
—Je n'ai rien à vous pardonner, André, lui répondit-elle; quels torts pourriez-vous avoir envers moi? Je ne vous accuse pas, je ne vous interroge même pas. Comment pourrais-je supposer qu'il y a de votre faute dans ceci? Je vous vois et je remercie Dieu.
XIII.
Cette sainte confiance donna de véritables remords à André. Il savait bien qu'avec un peu plus de courage il aurait pu s'échapper plus tôt; mais il n'osait avouer ni son asservissement ni la tyrannie de son père. Déclarer à Geneviève les traverses qu'elle avait à essuyer pour devenir sa femme était au-dessus de ses forces. Bien des jours se passèrent sans qu'il pût se décider à sortir de cette difficulté, soit en affrontant la colère du marquis, soit en éveillant l'effroi et le chagrin dans l'âme tranquille de Geneviève. Il erra pendant un mois. On le rencontrait à toutes heures du jour ou de la nuit courant ou plutôt fuyant à travers prés ou bois, de la ville au château et du château à la ville; ici cherchant à apaiser les inquiétudes de sa maîtresse, là tâchant d'éviter les remontrances paternelles. Au milieu de ces agitations, la force lui manqua; il ne sentit plus que la fatigue de lutter ainsi contre son coeur et contre son caractère. La fièvre le prit et le plongea dans le découragement et l'inertie.
Jusque-là il avait réussi à faire accepter à Geneviève toutes les mauvaises raisons qu'il avait pu inventer pour excuser l'irrégularité et la brièveté de ses visites. Il éprouva une sorte de satisfaction paresseuse et mélancolique à se sentir malade; c'était une excuse irrécusable à lui donner de son absence, c'était une manière d'échapper à la surveillance et aux reproches du marquis. Le besoin égoïste du repos parla plus haut un instant que les empressements et les impatiences de l'amour. Il ferma les yeux et s'endormit presque joyeux de n'avoir pas six lieues à faire et autant de mensonges à inventer dans sa journée.
Un soir, comme Joseph Marteau, en attendant quelqu'un, fumait un cigare à sa fenêtre, il vit une robe blanche traverser furtivement l'obscurité de la ruelle et s'arrêter, comme incertaine, à la petite porte de la maison. Joseph se pencha vers cette ombre mystérieuse; et, le feu de son cigare l'ayant signalé dans les ténèbres, une petite voix tremblante l'appela par son nom.
«Oh! dit Joseph, ce n'est point la voix d'Henriette. Que signifie cela?»
En deux secondes il franchit l'escalier; et, s'élançant dans la rue, il saisit une taille délicate, et, à tout hasard, voulut embrasser sa nouvelle conquête.
«Par amitié et par charité, monsieur Marteau, lui dit-elle en se dégageant, épargnez-moi, reconnaissez-moi, je suis Geneviève.
—Geneviève! Au nom du diable! comment cela se fait-il?
—Au nom de Dieu! ne faites pas de bruit et écoutez-moi. André est sérieusement malade. Il y a trois jours que je n'ai reçu de ses nouvelles, et je viens d'apprendre qu'il est au lit avec la fièvre et le délire. J'ai cherché Henriette sans pouvoir la rencontrer. Je ne sais où m'informer de ce qui se passe au château de Morand. D'heure en heure mon inquiétude augmente; je me sens tour à tour devenir folle et mourir. Il faut que vous ayez pitié de moi et que vous alliez savoir des nouvelles d'André. Vous êtes son ami, vous devez être inquiet aussi... Il peut avoir besoin de vous...
—Parbleu! j'y vais sur-le-champ, répondit Joseph en prenant le chemin de son écurie. Diable! diable! qu'est-ce que tout cela?
Préoccupé de cette fâcheuse nouvelle, et partageant autant qu'il était en lui l'inquiétude de Geneviève, il se mit à seller son cheval tout en grommelant entre ses dents et jurant contre son domestique et contre lui-même à chaque courroie qu'il attachait. En mettant enfin le pied sur l'étrier, il s'aperçut, à la lueur d'une vieille lanterne de fer suspendue au plafond de l'écurie, que Geneviève était là et suivait tous ses mouvements avec anxiété. Elle était si pâle et si brisée que, contre sa coutume, Joseph fut attendri.
«Soyez tranquille, lui dit-il, je serai bientôt arrivé.
—Et revenu? lui demanda Geneviève d'un air suppliant.
—Ah! diable! cela est une autre affaire. Six lieues ne se font pas en un quart d'heure. Et puis, si André est vraiment mal, je ne pourrai pas le quitter!
—Oh! mon Dieu! que vais-je devenir? dit-elle en croisant ses mains sur sa poitrine. Joseph! Joseph! s'écria-t-elle avec effusion en se rapprochant de lui, sauvez-le, et laissez-moi mourir d'inquiétude.
—Ma chère demoiselle, reprit Joseph, tranquillisez-vous; le mal n'est peut-être pas si grand que vous croyez.
—Je ne me tranquilliserai pas; j'attendrai, je souffrirai, je prierai Dieu. Allez vite... Attendez, Joseph, ajouta-t-elle en posant sa petite main sur la main rude du cavalier; s'il meurt, parlez-lui de moi, faites-lui entendre mon nom, dites-lui que je ne lui survivrai pas d'un jour!
Geneviève fondit en larmes; les yeux de Joseph s'humectèrent malgré lui.
«Écoutez, dit-il: si vous restez à m'attendre, vous souffrirez trop. Venez avec moi.
—Oui! s'écria Geneviève; mais comment faire?
—Montez en croupe derrière moi. Il fait une nuit du diable: personne ne nous verra. Je vous laisserai dans la métairie la plus voisine du château; je courrai m'informer de ce qui se passe, et vous le saurez au bout d'un quart d'heure, soit que j'accoure vous le dire et que je retourne vite auprès d'André, soit que je le trouve assez bien pour le quitter et vous ramener avant le jour.
—Oui, oui, mon bon Joseph! s'écria Geneviève.
—Eh, bien! dépêchons-nous, dit Joseph; car j'attends Henriette d'un moment à l'autre, et, si elle nous voit partir ensemble, elle nous tourmentera pour venir avec nous, ou elle me fera quelque scène de jalousie absurde.
—Partons, partons vite, dit Geneviève.
Joseph plia son manteau et l'attacha derrière sa selle pour faire un siège à Geneviève. Puis il la prit dans ses bras et l'assit avec soin sur la croupe de son cheval; ensuite il monta adroitement sans la déranger, et piquant des deux, il gagna la campagne; mais, en traversant une petite place, son malheur le força de passer sous un des six réverbères dont la ville est éclairée; le rayon tombant d'aplomb sur son visage, il fut reconnu d'Henriette, qui venait droit à lui. Soit qu'il craignît de perdre en explications un temps précieux, soit qu'il se fît un malin plaisir d'exciter sa jalousie, il poussa son cheval et passa rapidement auprès d'elle avant qu'elle pût reconnaître Geneviève. En voyant le perfide à qui elle avait donné rendez-vous s'enfuir à toute bride avec une femme en croupe, Henriette, frappée de surprise, n'eut pas la force de faire un cri et resta pétrifiée jusqu'à ce que la colère lui suggéra un déluge d'imprécations que Joseph était déjà trop loin pour entendre.
C'était la première fois de sa vie que Geneviève montait sur un cheval. Celui de Joseph était vigoureux; mais, peu accoutumé à un double fardeau, il bondissait dans l'espoir de s'en débarrasser.
«Tenez-moi bien!» criait Joseph.
Geneviève ne songeait pas à avoir peur. En toute autre circonstance, rien au monde ne l'eut déterminée à une semblable témérité. Courir les chemins la nuit, seule avec un libertin avéré comme l'était Joseph, c'était une chose aussi contraire à ses habitudes qu'à son caractère; mais elle ne pensait à rien de tout cela. Elle serrait son bras autour de son cavalier, sans se soucier qu'il fût un homme, et se sentait emportée dans les ténèbres sans savoir si elle était enlevée par un cheval ou par le vent de la nuit.
«Voulez-vous que nous prenions le plus court? lui dit Joseph.
—Certainement, répondit-elle.
—Mais le chemin n'est pas bon: la rivière sera un peu haute, je vous en avertis. Vous n'aurez pas peur?
—Non, dit Geneviève. Prenons le plus court.
—Cette diable de petite fille n'a peur de rien, se dit Joseph, pas même de moi. Heureusement que la situation d'André m'ôte l'envie de rire, et que d'ailleurs mon amitié pour lui...
—Que dites-vous donc? il me semble que vous parlez tout seul, lui demanda Geneviève.
—Je dis que le chemin est mauvais, répondit Joseph, et que si je tombais, vous seriez obligée de tomber aussi.
—Dieu nous protégera, dit Geneviève avec ferveur, nous sommes déjà assez malheureux.
—Il faut que j'aie bien de l'amitié pour vous, reprit Joseph au bout d'un instant, pour avoir chargé de deux personnes le dos de ce pauvre François; savez-vous que la course est longue! et j'aimerais mieux aller toute ma vie à pied que de surmener François.
—Il s'appelle François? dit Geneviève préoccupée; il va bien doucement.
—Oh! diable! patience! patience! nous voici au gué. Tenez-moi bien et relevez un peu vos pieds; je crois que la rivière sera forte.
François s'avança dans l'eau avec précaution, mais quand il fut arrivé vers le milieu de la rivière, il s'arrêta, et, se sentant trop embarrassé de ses deux cavaliers pour garder l'équilibre sur les pierres mouvantes, il refusa d'aller plus avant. L'eau montait déjà presque aux genoux de Joseph, et Geneviève avait bien de la peine à préserver ses petits pieds.
«Diable! dit Joseph, je ne sais si nous pourrons traverser; François commence à perdre pied, et le brave garçon n'ose pas se mettre à la nage à cause de vous.
—Donnez-lui de l'éperon, dit Geneviève.
—Cela vous plaît à dire! un cheval chargé de deux personnes ne peut guère nager: si j'étais seul, je serais déjà à l'autre bord; mais avec vous je ne sais que faire. Il fait terriblement nuit; je crains de prendre sur la droite et d'aller tomber dans la prise d'eau, ou de me jeter trop sur la gauche et d'aller donner contre l'écluse. Il est vrai que François n'est pas une bête et qu'il saura peut-être se diriger tout seul.
—Tenez, dit Geneviève, Dieu veille sur nous: voici la lune qui parait entre les buissons et qui nous montre le chemin; suivez cette ligne blanche qu'elle trace sur l'eau.
—Je ne m'y fie pas; c'est de la vapeur et non de la vraie lumière. Ah ça! prenez garde à vous.
Il donna de l'éperon à François, qui, après quelque hésitation, se mit à la nage et gagna un endroit moins profond où il prit pied de nouveau; mais il fit de nouvelles difficultés pour aller plus loin, et Joseph s'aperçut qu'il avait perdu le gué.
«Le diable sait où nous sommes, dit-il; pour, moi, je ne m'en doute guère, et je ne vois pas où nous pourrons aborder.
—Allons tout droit, dit Geneviève.
—Tout droit? la rive a cinq pieds de haut; et si François s'engage dans les joncs qui sont par là, je ne sais où, nous sommes perdus tous les trois. Ces diables d'herbes nous prendront comme dans un filet, et vous aurez beau savoir tous leurs noms en latin, mademoiselle Geneviève, nous n'en serons pas moins pâture à écrevisses.
—Retournons en arrière, dit Geneviève.
—Cela ne vaudra pas mieux, dit Joseph. Que voulez-vous faire au milieu de ce brouillard? Je vous vois comme en plein jour, et à deux pieds plus loin, votre serviteur; il n y a plus moyen de savoir si c'est du sable ou de l'écume.
En parlant, Joseph se retourna vers Geneviève et vit distinctement sa jambe, qu'à son insu elle avait mise à découvert en relevant sa robe pour ne pas se mouiller. Cette petite jambe, admirablement modelée et toujours chaussée avec un si grand soin, vint se mettre en travers dans l'imagination de Joseph avec toutes ses perplexités, et, en la regardant, il oublia entièrement qu'il avait lui-même les jambes dans l'eau et qu'il était en grand danger de se noyer au premier mouvement que ferait son cheval.
«Allons donc, dit Geneviève, il faut prendre un parti; il ne fait pas chaud ici.
—Il ne fait pas froid, dit Joseph.
—Mais il se fait tard. André meurt peut-être! Joseph, avançons et recommandons-nous à Dieu, mon ami.
Ces paroles mirent une étrange confusion dans l'esprit de Joseph: l'idée de son ami mourant, les expressions affectueuses de Geneviève et l'image de cette jolie jambe se croisaient singulièrement dans son cerveau.
«Allons, dit-il enfin, donnez-moi une poignée de main, Geneviève; et si un de nous seulement en réchappe, qu'il parle de l'autre quelquefois avec André.
Geneviève lui serra la main, et, laissant retomber sa robe, elle frappa elle-même du talon le flanc de sa monture. François se remit courageusement à la nage, avança jusqu'à une éminence et, au lieu de continuer, revint sur ses pas.
«Il cherche le chemin, il voit qu'il s'est trompé, dit Joseph. Laissons-le faire, il a la bride sur le cou.»
Après quelques incertitudes, François retrouva le gué et parvint glorieusement au rivage.
«Excellente bête!» s'écria Joseph; puis, se retournant un peu, il étouffa une espèce du soupir en voyant la jupe de Geneviève retomber jusqu'à sa cheville, et il ne put s'empêcher de murmurer entre ses dents: «Ah! cette petite jambe!
—Qu'est-ce que vous dites? demanda l'ingénue jeune fille.
—Je dis que François a de fameuses jambes, répondit Joseph.
—Et que la Providence veillait sur nous, reprit Geneviève avec un accent si sincère et si pieux que Joseph se retourna tout à fait; et, en voyant son regard inspiré, son visage pâle et presque angélique, il n'osa plus penser à sa jambe et sentit comme une espèce de remords de l'avoir tant remarquée en un semblable moment.
Ils arrivèrent sans autre accident à la métairie où Joseph voulait laisser Geneviève. Cette métairie lui appartenait, et il croyait être sûr de la discrétion de ses métayers; mais Geneviève ne put se décider à affronter leurs regards et leurs questions. Elle pria Joseph de la déposer sur le bord du chemin, à un quart de lieue du château.
«C'est impossible, lui dit-il. Que ferez-vous seule ici? vous aurez peur et vous mourrez de froid.
—Non, répondit-elle; donnez-moi votre manteau. J'irai m'asseoir là-bas, sous le porche de Saint-Sylvain, et je vous attendrai.
—Dans cette chapelle abandonnée? vous serez piquée par les vipères; vous rencontrerez quelque sorcier, quelque meneur de loups!
—Allons, Joseph, est-ce le moment de plaisanter?
—Ma foi! je ne plaisante pas. Je ne crois guère au diable; mais je crois à ces voleurs de bestiaux qui font le métier de fantômes la nuit dans les pâturages. Ces gens-là n'aiment pas les témoins et les maltraitent quand ils ne peuvent pas les effrayer.
—Ne craignez rien pour moi, Joseph; je me cacherai d'eux comme ils se cacheront de moi. Allez! et pour l'amour de Dieu, revenez vite me dire ce qu'il a.
Elle sauta légèrement à terre, prit le manteau de Joseph sur son épaule et s'enfonça dans les longues herbes du pâturage.
«Drôle de fille! se dit Joseph en la regardant fuir comme une ombre vers la chapelle. Qui est-ce qui l'aurait jamais crue capable de tout cela? Henriette le ferait certainement pour moi, mais elle ne le ferait pas de même. Elle aurait peur, elle crierait à propos de tout; elle serait ennuyeuse à périr... elle l'est déjà passablement.»
Et, tout en devisant ainsi, Joseph Marteau arriva au château de Morand.
Il trouva André assez sérieusement malade et en proie à un violent accès de délire. Le marquis passait la nuit auprès de lui avec le médecin, la nourrice et M. Forez. Joseph fut accueilli avec reconnaissance, mais avec tristesse. On avait des craintes graves: André ne reconnaissait personne; il appelait Geneviève; il demandait à la voir ou à mourir. Le marquis était au désespoir, et, ne pouvant pas imaginer de plus grand sacrifice pour soulager son fils que l'abjuration momentanée de son autorité, il se penchait sur lui, et, lui parlant comme à un enfant, il lui promettait de lui laisser aimer et épouser Geneviève; mais, lorsqu'il se rapprochait de ses hôtes, il maudissait devant eux cette misérable petite fille qui allait être cause de la mort d'André, et disait qu'il la tuerait s'il la tenait entre ses mains. Au bout d'une heure, Joseph voyant André un peu mieux, partit pour en informer Geneviève, et pour calmer autant que possible l'inquiétude où elle devait être plongée. Il prit à travers prés, et en dix minutes arriva à la chapelle de Saint-Sylvain: c'était une masure abandonnée depuis longtemps aux reptiles et aux oiseaux de nuit. La lune en éclairait faiblement les décombres, et projetait des lueurs obliques et tremblantes sous les arceaux rompus des fenêtres. Les angles de la nef restaient dans l'obscurité, et Joseph se défendit mal d'une certaine impression désagréable en passant auprès d'une statue mutilée qui gisait dans l'herbe et qui se trouva sous ses pieds au moment où il traversait un de ces endroits sombres. Il était fort et brave, dix hommes ne lui auraient pas fait peur; mais son éducation rustique lui avait laissé malgré lui quelques idées superstitieuses. Il ne s'y complaisait point, comme font parfois les cerveaux poétiques; il en rougissait au contraire et cachait ce penchant sous une affectation d'incrédulité philosophique; mais son imagination, moins forte que son orgueil, ne pouvait étouffer les terreurs de son enfance et surtout le souvenir du passage de la grand'bête dans la métairie où il était resté six ans en nourrice. La grand'bête apparaît tous les dix ans dans le pays et sème l'effroi de famille en famille. Elle s'efforce de pénétrer dans les métairies pour empoisonner les étables et faire périr les troupeaux. Les habitants sont forcés de soutenir chaque soir une espèce de siège, et c'est avec bien de la peine qu'ils parviennent à l'éloigner, car les balles de fusil ne l'atteignent point; et les chiens fuient en hurlant à son approche. Au reste, la bête, ou plutôt l'esprit malin qui en emprunte la forme, est d'un aspect indéfinissable: plusieurs l'ont portée toute une nuit sur leur dos (car elle se livre à mille plaisanteries diaboliques avec les imprudents qu'elle rencontre dans les prés au clair de la lune), mais nul ne l'a jamais vue distinctement. On sait seulement qu'elle change de stature à volonté. Dans l'espace de quelques instants elle passe de la taille d'une chèvre à celle d'un lapin, et de celle d'un loup à celle d'un boeuf; mais ce n'est ni un lapin, ni une chèvre, ni un boeuf, ni un loup, ni un chien enragé: c'est la grand'bête; c'est le fléau des campagnes, la terreur des habitants, et le triste présage d'une prochaine épidémie parmi les bestiaux.
Joseph se rappelait malgré lui toutes ces traditions effrayantes; mais s'il n'avait pas l'esprit assez fort pour les repousser, du moins il se sentait assez de courage et le bras assez prompt pour ne jamais reculer devant le danger.
Il s'étonnait de ne point trouver Geneviève au lieu qu'elle lui avait indiqué, lorsqu'un bruit de chaînes lui fit brusquement tourner la tête, et il vit à trois pas de lui une vague forme de quadrupède dont la longue face pâle semblait l'observer attentivement. Le premier mouvement de Joseph fut de lever le manche de son fouet pour frapper l'animal redoutable; mais, à sa grande confusion, il vit une jeune pouliche blanche, à demi sauvage, qui était venue là pour paître l'herbe autour des tombeaux, et qui s'enfuit épouvantée en traînant ses enferges sur les dalles de la chapelle.
Joseph, tout honteux de sa terreur, pénétra au fond de la nef; une croix de bois marquait la place où avait été l'autel. Geneviève était agenouillée devant cette croix; elle avait roulé son fichu de mousseline blanche comme un voile autour de sa tête, penchée dans l'immobilité du recueillement. Un cerveau plus exalté que celui de Joseph l'aurait prise pour une ombre. Étonné de trouver Geneviève dans une attitude si calme, et ne comprenant pas l'émotion que cette femme agenouillée la nuit au milieu des ruines lui causait à lui-même, le bon campagnard eut comme un sentiment de respect qui le fit hésiter à troubler cette sainte prière; mais, au bruit des pas de Joseph, Geneviève se retourna, et, se levant à demi, le questionna d'un air inquiet.
Il eut presque envie de la tromper et de lui cacher la vérité; mais elle interpréta son silence et s'écria en joignant les mains:
«Au nom du ciel, ne me faites pas languir.., s'il est mort!... ah! oui... je le vois... Il est mort!...» Et elle s'appuya en chancelant contre la croix.
«Non, non! répondit vivement Joseph; il vit, on peut le sauver encore.
—Ah! merci, merci! dit Geneviève, mais dites-moi bien la vérité, est-il bien mal?
—Mal? certainement. Voici la réponse ambiguë du médecin: peu de chose à craindre, peu de chose à espérer; c'est-à-dire que la maladie suit son cours ordinaire et ne présente pas d'accident impossible à combattre, mais que par elle-même c'est une maladie grave et qui ne pardonne pas souvent.
—En ce cas, dit Geneviève après un instant de silence, retournez auprès de lui, je vais encore prier ici.
Elle se remit à genoux et laissa tomber sa tête sur ses mains jointes, dans une attitude de résignation si triste que Joseph en fut profondément touché.
—Je vais y retourner, en effet, répondit-il; mais je reviendrai certainement vers vous aussitôt qu'il y aura un peu de mieux.
—Écoutez, Joseph, lui dit-elle, s'il doit mourir cette nuit, il faut que je le voie, que je lui dise un dernier adieu. Tant que j'aurai un peu d'espoir, je ne me sentirai pas la hardiesse de me montrer dans sa maison; mais si je n'ai plus qu'un instant pour le voir sur la terre, rien au monde ne pourra m'empêcher de profiter de cet instant-là. Jurez-moi que vous m'avertirez quand tout sera perdu, quand lui et moi n'aurons plus qu'une heure à vivre.
Joseph le jura.
«Je ne sais ce qu'elle a dans la voix ni de quels mots elle se sert, pensait-il en s'éloignant; mais elle me ferait pleurer comme un enfant.»
XIV.
Geneviève pria longtemps; puis elle s'enveloppa du manteau de Joseph et s'assit sur une tombe, morne et résignée; puis elle pria de nouveau et marcha parmi les ruines, interrogeant avec anxiété le sentier par où Joseph devait revenir. Peu à peu une inquiétude plus poignante surmontait son courage. Elle regardait la lune, qu'elle avait vue se lever et qui maintenant s'abaissait vers l'horizon. L'air, en devenant plus humide et plus froid, lui annonçait l'approche de l'aube, et Joseph ne revenait pas.
Après avoir lutté aussi longtemps que ses forces le lui permirent, elle perdit courage, et s'imaginant qu'André était mort, elle s'enveloppa la tête dans le manteau de Joseph pour étouffer ses cris. Puis elle s'apaisa un peu en songeant que dans ce cas Joseph, n'ayant plus rien à faire auprès de son ami, serait de retour vers elle. Mais alors elle se persuada qu'André était mourant et que Joseph ne pouvait se résoudre à l'abandonner, dans la crainte de revenir trop tard et de le trouver mort. Cette idée devint si forte que les minutes de son impatience se traînèrent comme des siècles. Enfin, elle se leva avec égarement, jeta le manteau de Joseph sur le pavé, et se mit à courir de toutes ses forces dans le sentier de la prairie.
Elle s'arrêta deux ou trois fois pour écouter si Joseph n'arrivait pas à sa rencontre; mais, n'entendant et ne voyant personne, elle reprit sa course avec plus de précipitation, et franchit comme un trait les portes du château de Morand.
Dans l'agitation d'une si triste veillée, tous les serviteurs étaient debout, toutes les portes étaient ouvertes. On vit passer une femme vêtue de blanc, qui ne parlait à personne et semblait voler à travers les cours. La vieille cuisinière se signa en disant:
«Hélas! notre jeune maître est achevé. Voilà son esprit qui passe.
—Non, dit le bouvier, qui était un homme plus éclairé que la cuisinière. Si c'était l'âme de notre jeune maître, nous l'aurions vue sortir de la maison et aller au cimetière, tandis que cette chose-là vient du côté du cimetière et entre dans la maison. Ça doit être sainte Solange ou sainte Sylvie qui vient le guérir.
—M'est avis, observa la laitière, que c'est plutôt l'âme de sa pauvre mère qui vient le chercher.
—Disons un Ave pour tous les deux, reprit la cuisinière; et ils s'agenouillèrent tous les trois sous le portail de la grange.
Pendant ce temps, Geneviève, guidée par les lumières qu'elle voyait aux fenêtres, ou plutôt entraînée par cette main invisible qui rapproche les amants, se précipitait, palpitante et pâle, dans la chambre d'André. Mais à peine en eut-elle passé le seuil que le marquis, s'élançant vers elle avec fureur, s'écria en levant le bras d'un air menaçant:
«Qu'est-ce que je vois là? qu'est-ce que cela veut dire? Hors d'ici, intrigante effrontée! espérez-vous venir débaucher mon fils jusque dans ma maison? Il est trop tard, je vous en avertis; il est mourant, grâce à vous, mademoiselle; pensez-vous que je vous en remercie?»
Geneviève tomba à genoux.
«Je n'ai pas mérité tout cela, dit-elle d'une voix étouffée; mais c'est égal, dites-moi ce que vous voudrez, pourvu que je le voie... laissez-moi le voir, et tuez-moi après si vous voulez!
—Que je vous le laisse voir, misérable! s'écria le marquis, révolté d'une semblable prière. Êtes-vous folle ou enragée? Avez-vous peur de ne pas nous avoir fait assez de mal, et venez-vous achever mon fils jusque dans mes bras?
La voix lui manqua, un mélange de colère et de douleur le prenant à la gorge. Geneviève ne l'écoutait pas; elle avait jeté les yeux sur le lit d'André, et le voyait pâle et sans connaissance dans les bras du médecin et du curé. Elle ne songea plus qu'à courir vers lui, et, se levant, elle essaya d'en approcher malgré les menaces du marquis.
«Jour de Dieu! maudite créature, s'écria-t-il en se mettant devant elle, si tu fais un pas de plus, je te jette dehors à coups de fouet!
—Que Dieu me punisse si vous y touchez seulement avec une plume! dit Joseph en se jetant entre eux deux.
Le marquis recula de surprise.
«Comment, Joseph! dit-il, tu prends le parti de cette vagabonde? Ne trouvais-tu pas que j'avais raison de la détester et d'empêcher André....
—C'est possible, interrompit Joseph; mais je ne peux pas entendre parler à une femme comme vous le faites; sacredieu! monsieur de Morand, vous ne devriez pas apprendre cela de moi.
—J'aime bien que tu me donnes des leçons, reprit le marquis. Allons! emmène-la à tous les diables et que je ne la revoie jamais!
—Geneviève, dit Joseph en offrant son bras à la jeune fille, venez avec moi, je vous prie, ne vous exposez pas à de nouvelles injures.
—Ne me défendrez-vous pas contre lui? répondit Geneviève, refusant avec force de se laisser emmener. Ne lui direz-vous pas que je ne suis ni une misérable ni une effrontée? Dites-lui, Joseph, dites-lui que je suis une honnête fille, que je suis Geneviève la fleuriste qu'il a reçue une fois dans sa maison avec bonté. Dites-lui que je ne peux ni ne veux faire de mal à personne, que j'aime André et que j'en suis aimée; mais que je suis incapable de lui donner un mauvais conseil... Monsieur le marquis, demandez à M. Joseph Marteau si je suis ce que vous croyez. Laissez-moi approcher du lit d'André. Si vous craignez que ma vue ne lui fasse du mal, je me cacherai derrière son rideau; mais laissez-moi le voir pour la dernière fois... Après, vous me chasserez si vous voulez, mais laissez-moi le voir... Vous n'êtes pas un méchant homme, vous n'êtes pas mon ennemi; que vous ai-je fait? Vous ne pouvez maltraiter une femme. Accordez-moi ce que je vous demande.
En parlant ainsi, Geneviève était retombée à genoux et cherchait à s'emparer d'une des grosses mains du marquis. Elle était si belle dans sa pâleur, avec ses joues baignées de larmes, ses longs cheveux noirs qui, dans l'agitation de sa course, étaient tombés sur son épaule, et cette sublime expression que la douleur donne aux femmes, que Joseph jugea sa prière infaillible. Il pensa que nul homme, si affligé qu'il fût, ne pouvait manquer de voir cette beauté et de se rendre. «Allons, mon cher voisin, dit-il en s'unissant à Geneviève, accordez-lui ce qu'elle demande, et soyez sur que vous êtes injuste envers elle. Qui sait d'ailleurs si sa vue ne guérirait pas André?
—Elle le tuerait! s'écria le marquis, dont la colère augmentait toujours en raison de la douceur et de la modération des autres. Mais heureusement, ajouta-t-il, le pauvre enfant n'est pas en état de s'apercevoir que cette impudente est ici. Sortez, mademoiselle, et n'espérez pas m'adoucir par vos basses cajoleries. Sortez, ou j'appelle mes valets d'écurie pour vous chasser.
En même temps il la poussa si rudement qu'elle tomba dans les bras de Joseph. «Ah! c'est trop fort! s'écria celui-ci. Marquis! tu es un butor et un rustre! Cette honnête fille parlera à ton fils, et si tu le trouves mauvais, tu n'as qu'à le dire: en voici un qui te répondra.»
En parlant ainsi, Joseph Marteau montra un de ses poings au marquis, tandis que de l'autre bras il souleva Geneviève et la porta auprès du lit d'André. M. de Morand, stupéfait d'abord, voulut se jeter sur lui; mais Joseph, selon l'usage rustique du pays, prit une paille qu'il tira précipitamment du lit d'André, et la mettant entre lui et M. de Morand:
«Tenez, marquis, lui dit-il, il est encore temps de vous raviser et de vous tenir tranquille. Je serais au désespoir de manquer à un ami et à un homme de votre âge; mais le diable me rompe comme cette paille si je me laisse insulter, fût-ce par mon père! entendez-vous?
—Mes frères, au nom de Jésus-Christ, finissez cette scène scandaleuse, dit le curé. Monsieur le marquis, votre fils reconnaît cette jeune fille: c'est peut-être la volonté de Dieu qu'elle le ramène à la vie. C'est une fille pieuse et qui a dû prier avec ferveur. Si vous ne voulez pas que votre fils l'épouse, prenez-vous-y du moins avec le calme et la dignité qui conviennent à un père. Je vous aiderai à faire comprendre à ces enfants que leur devoir est d'obéir. Mais dans ce moment-ci vous devez céder quelque chose si vous voulez qu'on vous cède tout à fait plus tard. Et vous, monsieur Joseph, ne parlez pas avec cette violence, et ne menacez pas un vieillard auprès du lit de souffrance de son enfant, et peut-être auprès du lit de mort d'un chrétien.
Joseph n'avait pas abjuré un certain respect pour le caractère ecclésiastique et pour les remontrances pieuses. Il était capable de chanter des chansons obscènes au cabaret et de rire des choses saintes le verre à la main; mais il n'aurait pas osé entrer dans l'église de son village le chapeau sur la tète, et il n'eût, pour rien au monde, insulté le vieux prêtre qui lui avait fait faire sa première communion.
«Monsieur le curé, dit-il, vous avez raison; nous sommes des fous. Que M. de Morand s'apaise ce soir, je lui ferai des excuses demain.
—Je ne veux pas de vos excuses, répondit le marquis d'un ton d'humeur qui marquait que sa colère était à demi calmée; et quant à M. le curé, ajouta-t-il entre ses dents, il pourrait bien garder ses sermons pour l'heure de la messe... Que cette fille sorte d'ici, et tout sera fini.
—Qu'elle reste, je vous prie, monsieur, dit le médecin; votre fils éprouve réellement du soulagement à son approche. Regardez-le: ses yeux ont repris un peu de mobilité, et il semble qu'il cherche à comprendre sa situation.
En effet, André, après la profonde insensibilité qui avait suivi son accès de délire, commençait à retrouver la mémoire, et, à mesure qu'il distinguait les traits de Geneviève, une expression de joie enfantine commençait à se répandre sur son visage affaissé. La main de Geneviève qui serra la sienne acheva de le réveiller. Il eut un mouvement convulsif; et, se tournant vers les personnes qui l'entouraient et qu'il reconnaissait encore confusément, il leur dit avec un sourire naïf et puéril: «C'est Geneviève!» et il se mit à la regarder d'un air doucement satisfait.
—Eh bien! oui, c'est Geneviève! dit le marquis en prenant le bras de la jeune fille et en la poussant vers son fils; puis il alla s'asseoir auprès de la cheminée, moitié heureux, moitié colère.
—Oui, c'est Geneviève! disait Joseph triomphant, en criant beaucoup trop fort pour la tête débile de son ami.
—C'est Geneviève, qui a prié pour vous, dit le curé d'une voix insinuante et douce en se penchant vers le malade. Remerciez Dieu avec elle.
—Geneviève!... dit André en regardant alternativement le curé et sa maîtresse d'un air de surprise; oui, Geneviève et Dieu!
Il retomba assoupi, et tous ceux qui l'entouraient gardèrent un religieux silence. Le médecin plaça une chaise derrière Geneviève et la poussa doucement pour l'y faire asseoir. Elle resta donc près de son amant, qui de temps en temps s'éveillait, regardait autour de lui avec inquiétude, et se calmait aussitôt sous la douce pression de sa main. A chaque mouvement de son fils, le marquis se retournait sur son fauteuil de cuir et faisait mine de se lever; mais Joseph, qui s'était assis de l'autre côté de la cheminée et qui lisait un journal oublié derrière le trumeau, lui adressait avec les yeux et le geste la muette injonction de se taire. Le marquis voyait en effet André retomber endormi sur l'épaule de Geneviève; et, dans la crainte de lui faire du mal, il restait immobile. Il est impossible d'imaginer quels furent les tourments de cet homme violent et absolu pendant les heures de cette silencieuse veillée. Le médecin s'était jeté sur un matelas et reposait au milieu de la chambre; il était étendu là comme un gardien devant le lit de son malade; prêt à s'éveiller au moindre bruit et à effrayer par une sentence menaçante la conscience du marquis pour l'empêcher de séparer les deux amants. Joseph, ému et fatigué, ne comprenait rien à son journal, qui avait bien six mois de date, et de temps en temps tombait dans une espèce de demi-sommeil où il voyait passer confusément les objets et les pensées qui l'avaient tourmenté durant cette nuit: tantôt la rivière gonflée qui l'emportait lui et son cheval loin de Geneviève à demi noyée, tantôt André mourant lui redemandant Geneviève, tantôt le corbillard d'André suivi de Geneviève, qui relevait sa jupe par mégarde et laissait voir sa jolie petite jambe.
A cette dernière image, Joseph faisait un grand effort pour chasser le démon de la concupiscence des voies saintes de l'amitié, et il s'éveillait en sursaut. Alors il distinguait, à la lueur mourante de la lampe, la figure rouge du marquis luttant avec les tressaillements convulsifs de l'impatience, et leurs yeux se rencontraient comme ceux de deux chats qui guettent la même souris.
Pendant ce temps, le curé lisait son bréviaire à la clarté du jour naissant. Un petit vent frais agitait les feuilles de la vigne qui encadrait la fenêtre et jouait avec les rares cheveux blancs du bonhomme. A chaque soupir étouffé du malade, il abaissait son livre, relevait ses lunettes et protégeait de sa muette bénédiction le couple heureux et triste.
Geneviève avait tant souffert, et le trot du cheval l'avait tellement brisée, qu'elle ne put résister. Malgré l'anxiété de sa situation, elle céda, et laissa tomber sa jolie tête auprès de celle d'André. Ces deux visages, pâles et doux, dont l'un semblait à peine plus âgé et plus mâle que l'autre, reposèrent une demi-heure sur le même oreiller pour la première fois et sous les yeux d'un père irrité et vaincu, qui frémissait de colère à ce spectacle et qui n'osait les séparer.
Quand le jour fut tout à fait venu, le curé, ayant achevé son bréviaire, s'approcha du médecin, et ils eurent ensemble une consultation à voix basse. Le médecin se leva sans bruit, alla toucher le pouls d'André et les artères de son front; puis il revint parler au curé. Celui-ci s'approcha alors de Geneviève, qui s'était doucement éveillée pour céder la main de son amant à celle du médecin. Elle écouta le curé, fit un signe de tête respectueux et résigné; puis alla trouver Joseph et lui parla à l'oreille. Joseph se leva. Le marquis avait fini par s'endormir. Quand il s'éveilla, il se trouva seul dans la chambre avec son fils et le médecin. Ce dernier vint à lui et lui dit:
«M. le curé a jugé prudent et convenable de faire retirer la jeune personne, dont la présence ou le départ aurait pu agir trop violemment dans quelques heures sur les nerfs du malade. Je me suis assuré de l'état du pouls. La fièvre était presque tombée, et la faiblesse de votre fils permettait de compter sur le défaut de mémoire. En effet, le malade s'est éveillé sans chercher Geneviève et sans montrer la moindre agitation. Tout à l'heure, il m'a demandé si je n'avais pas vu cette nuit une femme blanche auprès de son lit. Je lui ai persuadé qu'il avait vu en rêve cette apparition; maintenez-le dans cette erreur, et gardez-vous de rien dire qui le ramène à un sentiment trop vif de la réalité. Je vois maintenant à cette maladie des causes purement morales; je vous déclare que vous pouvez mieux que moi guérir votre fils.
—Oui, oui, je le ménagerai, dit le marquis; mais n'espérez pas que je donne mon consentement au mariage; j'aimerais mieux le voir mourir.
—Le mariage ne me regarde pas, dit le médecin; mais si vous voulez tuer votre fils par le chagrin et la violence, avertissez-moi dès aujourd'hui; car, dans ce cas, je n'ai plus rien à faire ici.
Le marquis n'avait jamais trouvé une franchise si âpre autour de lui. Depuis plus de trente ans personne n'avait osé le contrarier, et depuis quelques heures tous se permettaient de lui résister. Dans la crainte de perdre son fils, il le traita doucement jusqu'au jour de la convalescence; mais, dans son coeur, il amassa contre Geneviève une haine implacable.
XV.
Geneviève rentra chez elle très-lasse et un peu calmée. Joseph retourna tous les jours auprès d'André, et tous les soirs il vint donner de ses nouvelles à Geneviève. La guérison du jeune homme fit des progrès rapides, et quinze jours après il commençait à se promener dans le verger, appuyé sur le bras de son ami. Mais, pendant cette quinzaine, Geneviève avait lu clairement dans sa destinée. Elle n'avait jamais soupçonné jusque-là l'horreur que son mariage avec André inspirait au marquis; elle avait entrevu confusément des obstacles dont André essayait de la distraire. L'accueil cruel du marquis dans cette triste nuit ne l'affecta d'abord que médiocrement; mais quand ses anxiétés cessèrent avec le danger de son amant, elle reporta ses regards sur les incidents qui l'avaient conduite auprès de son lit. La figure, les menaces et les insultes de M. de Morand lui revinrent comme le souvenir d'un mauvais rêve. Elle se demanda si c'était bien elle, la fière, la réservée Geneviève, qui avait été injuriée et souillée ainsi. Alors elle examina sa conduite exaltée, sa situation équivoque, son avenir incertain; elle se vit, d'un côté, perdue dans l'opinion de ses compatriotes si elle n'épousait pas André; de l'autre, elle se vit méprisée, repoussée et détestée par un père orgueilleux et entêté, qui serait son implacable ennemi si elle épousait André malgré sa défense.
Une prévision encore plus cruelle vint se mêler à celle-là. Elle crut deviner les motifs de la conduite d'André; elle s'expliqua ses longues absences, son air tourmenté et distrait auprès d'elle, son impatience et son effroi en la quittant; elle frémit de se voir dans une position si difficile, appuyée sur un si faible roseau, et de découvrir dans le coeur de son amant la même incertitude que dans les événements dont elle était menacée. Elle jeta les yeux avec tristesse sur sa gloire et son bonheur de la veille, et mesura en tremblant l'abîme infranchissable qui la séparait déjà du passé.
Calme et prudente, Geneviève, avant de s'abandonner à ces terreurs, voulut savoir à quel point elles étaient fondées. Elle questionna Joseph. Il ne fallait pas beaucoup d'adresse pour le faire parler. Il avait une finesse excessive pour se tirer des embarras qu'il trouvait à la hauteur de son bras et de son oeil; mais les susceptibilités du coeur de Geneviève n'étaient pas à sa portée. Il l'admirait sans la comprendre et la contemplait tout ravi, comme une vision enveloppée de nuages. Il se confia donc au calme apparent avec lequel elle l'interrogea sur les dispositions du marquis et sur le caractère d'André. Il crut qu'elle savait déjà à quoi s'en tenir sur l'obstination de l'un et sur l'irrésolution de l'autre, et il lui donna sur ces deux questions si importantes pour elle les plus cruels éclaircissements. Geneviève, qui voulait puiser son courage dans la connaissance exacte de son malheur, écoutait ces tristes révélations avec un sang-froid héroïque, et quand Joseph croyait l'avoir consolée et rassurée en lui disant: «Bonsoir, Geneviève; il ne faut pas que cela vous tourmente: André vous aime; je suis votre ami; nous combattrons le sort,» Geneviève s'enfermait dans sa chambre et passait des nuits de fièvre et de désespoir à savourer le poison que la sincérité de Joseph lui avait versé dans le coeur.
Joseph, de son côté, commençait à prendre un intérêt singulier à la douleur de Geneviève, et il éprouvait une étrange impatience. Il guettait le moment où il pourrait parler d'elle avec André; mais André semblait fuir ce moment. A mesure que ses forces physiques revenaient, son vrai caractère reprenait le dessus, et de jour en jour la crainte remplaçait l'espoir que son père lui avait laissé entrevoir un instant. Il ne savait pas que Geneviève était venue auprès de son lit, il ne savait pas à quel point elle avait souffert pour lui. Il se laissait aller paresseusement au bien-être de la convalescence, et s'il désirait sincèrement de voir arriver le jour où il pourrait aller la trouver, il est certain aussi qu'il craignait le jour où son père enflerait sa grosse voix pour lui dire: D'où venez-vous?
Geneviève attendait, pour le juger et prendre un parti, la conduite qu'il tiendrait avec elle; mais il demeurait dans l'indécision. Chaque jour elle demandait à Joseph s'il lui avait parlé d'elle, et Joseph répondait ingénument que non. Enfin un jour il crut lui apporter une grande consolation en lui racontant qu'André lui avait ouvert son coeur, qu'il avait parlé d'elle avec enthousiasme, et de la cruauté de son père avec désespoir.
«Et qu'a-t-il résolu? demanda Geneviève.
—Il m'a demandé conseil, répondit Joseph.
—Et c'est tout?
—Il s'est jeté dans mes bras en pleurant, et m'a supplié de l'aider et de le protéger dans son malheur.
Geneviève eut sur les lèvres un sourire imperceptible. Ce fut toute l'expansion d'une âme offensée et déchirée à jamais.
«Et j'ai promis, reprit Joseph, de donner pour lui mon dernier vêtement et ma dernière goutte de sang; pour lui et pour vous, entendez-vous, mademoiselle Geneviève?»
Elle le remercia d'un air distrait qu'il prit pour de l'incrédulité.
«Oh! vous ne vous fiez pas à mon amitié, je le sais, dit-il. André doit vous avoir raconté que dans les temps j'étais un peu contraire à votre mariage; je ne vous connaissais pas, Geneviève; à présent je sais que vous êtes un bon sujet, un bon coeur, et je ne ferais pas moins pour vous que pour ma propre soeur.
—Je le crois, mon cher monsieur Marteau, dit Geneviève en lui tendant la main. Vous m'avez donné déjà bien des preuves d'amitié durant cette cruelle quinzaine. A présent je suis tranquille sur la santé d'André, et, grâce à vous, j'ai supporté sans mourir les plus affreuses inquiétudes. Je n'abuserai pas plus longtemps de votre compassion; j'ai une cousine à Guéret qui m'appelle auprès d'elle, et je vais la rejoindre.
—Comment! vous partez? dit Joseph, dont la figure prit tout à coup, et à son insu, une expression de tristesse qu'elle n'avait peut-être jamais eue. Et quand? et pour combien de temps?
—Je pars bientôt, Joseph, et je ne sais pas quand je reviendrai.
—Eh quoi! vous quittez le pays au moment où André va être guéri et pourra venir vous voir tous les jours?
—Nous ne nous reverrons jamais! dit Geneviève pâle et les yeux levés au ciel.
—C'est impossible, c'est impossible! s'écria Joseph. Qu'a-t-il fait de mal? qu'avez-vous à lui reprocher? Voulez-vous le faire mourir de chagrin?
—A Dieu ne plaise! Dites-lui bien, Joseph, que c'est une affaire pressée... ma cousine dangereusement malade, qui m'a forcée de partir; que je reviendrai bientôt, plus tard.. Dites d'abord dans quelques jours, et puis vous direz ensuite dans quelques semaines, et puis enfin dans quelques mois. D'ailleurs j'écrirai; je trouverai des prétextes; je lui laisserai d'abord de l'espérance, et puis peu à peu je l'accoutumerai à se passer de moi... et il m'oubliera.
—Que le diable l'emporte s'il vous oublie! dit Joseph d'une voix altérée; quant à moi, je vivrais cent ans, que je me souviendrais de vous!... Mais enfin dites-moi, Geneviève, pourquoi voulez-vous partir, si vous n'êtes pas fâchée contre André?
—Non, je ne suis pas fâchée contre lui, dit Geneviève avec douceur. Pauvre enfant! comment pourrais-je lui faire un reproche d'être né esclave? Je le plains et je l'aime; mais je ne puis lui faire aucun bien, et je puis lui apporter tous les maux. Ne voyez-vous pas que déjà ce malheureux amour lui a causé tant d'agitations et d'inquiétudes qu'il a failli en mourir? ne voyez-vous pas que notre mariage est impossible?
—Non, mordieu! je ne vois pas cela. André a une fortune indépendante; il sera bientôt en âge de la réclamer et de se débarrasser de l'autorité de son père.
—C'est un affreux parti, et qu'il ne prendra jamais, du moins d'après mon conseil.
—Mais je l'y déciderai, moi! dit Joseph en levant les épaules.
—Ce sera en pure perte, répondit Geneviève avec fermeté. De telles résolutions deviennent quelquefois inévitables pour les âmes les plus honnêtes; mais, pour qu'elles n'aient rien d'odieux, il faut que toutes les voies de douceur et d'accommodement soient épuisées, il faut avoir tenté tous les moyens de fléchir l'autorité paternelle, et André ne peut que désobéir en cachette à son père ou le braver de loin.
—C'est vrai! dit Joseph, frappé du bon sens de Geneviève.
—Pour moi, ajouta-t-elle, je ne saurai ni descendre à implorer un homme comme le marquis de Morand, ni m'élever à la hardiesse de diviser le fils et le père. Si je n'avais pas de remords, j'aurais certainement des regrets, car André ne serait ni tranquille ni heureux après un pareil démenti à la timidité de son caractère et à la douceur de son âme. Il est donc nécessaire de renoncer à ce mariage imprudent et romanesque; il en est temps encore... André n'a contracté aucun engagement envers moi.
En prononçant ces derniers mots, le visage de Geneviève se couvrit d'une orgueilleuse rougeur, et Joseph, l'homme le plus sceptique de la terre lorsqu'il s'agissait de la vertu des grisettes, sentit sa conviction subjuguée; il crut lire tout à coup sur le front de Geneviève son inviolable pureté.
«Écoutez, lui dit-il en se levant et en lui prenant la main avec une rudesse amicale, je ne suis ni galant ni romanesque; je n'ai, pour vous plaire, ni l'esprit ni le savoir d'André. Il vous aime d'ailleurs, et vous l'aimez... Je n'ai donc rien à dire...»
Et il sortit brusquement, croyant avoir dit quelque chose. Geneviève, étonnée, le suivit des yeux, et chercha à interpréter l'émotion que trahissaient sa figure et son attitude; mais elle n'en put deviner le motif, et reporta sur elle-même ses tristes pensées. Depuis bien des jours elle n'avait plus le courage de travailler. Elle s'efforçait en vain de se mettre à l'ouvrage; de violentes palpitations l'oppressaient dès qu'elle se penchait sur sa table, et sa main tremblante ne pouvait plus soutenir le fer ni les ciseaux. La lecture lui faisait plus de mal encore. Son imagination trouvait à chaque ligne un nouveau sujet de douleur. «Hélas! se disait-elle alors, c'était bien la peine de m'apprendre ce qu'il faut savoir pour sentir le bonheur!»
Elle pleurait depuis une heure à sa fenêtre lorsqu'elle vit venir Henriette. Elle eut envie de se renfermer et de ne pas la recevoir; mais il y avait longtemps qu'elle évitait son amie, elle craignit de l'offenser ou de l'affliger; et, se hâtant d'essuyer ses larmes, elle se résigna à cette visite.
Mais au lieu de venir l'embrasser comme de coutume, Henriette entra d'un air froid et sec, et tira brusquement une chaise, sur laquelle elle se posa avec roideur. «Ma chère, lui dit-elle après un instant de silence consacré à préparer sa harangue et son maintien, je viens te dire une chose.»
Puis elle s'arrêta pour voir l'effet de ce début.
«Parle, ma chère, répondit la patiente Geneviève.
—Je viens te dire, reprit Henriette en s'animant peu à peu malgré elle, que je ne suis pas contente de toi: ta conduite n'est pas celle d'une amie. Je ne te parle pas de tes devoirs envers la société: tu foules aux pieds tous les principes; mais je me plains de ton ingratitude envers moi, qui me suis employée à te servir et à te rendre heureuse. Sans moi tu n'aurais jamais eu l'esprit de décider André à t'épouser; et si tu deviens jamais madame la marquise, tu pourras bien dire que tu le dois à mon amitié plus qu'à ta prudence. Tout ce que je te demande, c'est de rester avec lui et de me laisser Joseph.
—Qu'est-ce que vous voulez dire par là? demanda Geneviève avec un dédain glacial.
—Je veux dire, s'écria Henriette en colère, que tu es une petite coquette hypocrite et effrontée; que tu n'as pas l'air d'y toucher, mais que tu sais très-bien attirer et cajoler les hommes qui te plaisent. C'est un bonheur pour toi d'être si méprisante et d'avoir le coeur si froid! car tu serais sans cela la plus grande dévergondée de la terre. Sois ce qu'il te plaira, je ne m'en soucie pas; mais prends tes adorateurs ailleurs que sous mon bras. Je ne chasse pas sur tes terres; je n'ai jamais adressé une oeillade à ton marjolet de marquis. Si j'avais voulu m'en donner la peine, il n'était pas difficile à enflammer, le pauvre enfant, et mes yeux valent bien les tiens...
Geneviève, révoltée de ce langage, haussa les épaules et détourna la tête vers la fenêtre. «Oui! oui! continua Henriette, fais la sainte victime, tu ne m'y prendras plus. Écoute, Geneviève, fais à ta tête, prends deux ou trois galants, couvre-toi de ridicule, livre-toi à la risée de toute la ville, je n'y peux rien et je ne m'en mêlerai plus; mais je t'avertis que si Joseph Marteau vient encore ici demain passer deux heures tête à tête avec toi, comme il fait tous les soirs depuis quinze jours, je viendrai sous ta fenêtre avec un galant nouveau; car je te prie de croire que je ne suis pas au dépourvu, et que j'en trouverai vingt en un quart d'heure qui valent bien M. Joseph Marteau... Mais sache que ce galant aura avec lui tous les jeunes gens de la ville, et que tu seras régalée du plus beau charivari dont le pays ait jamais entendu parler. Ce n'est pas que j'aime M. Joseph, je m'en soucie comme de toi; mais je n'entends pas porter encore le ruban jaune à mon bonnet. Je ne suis pas d'âge à servir de pis-aller.
—Infamie! infamie! murmura Geneviève pâle et près de s'évanouir; puis elle fit un violent effort sur elle-même, et, se levant, elle montra la porte à Henriette d'un air impératif. «Mademoiselle, lui dit-elle, je n'ai plus qu'un soir à passer ici; si vous aviez autant de vigilance que vous avez de grossièreté, vous auriez écouté à ma porte il y a une heure, ce qui eût été parfaitement digne de vous; vous m'auriez alors entendu dire à M. Joseph Marteau que je quittais le pays, et vous auriez été rassurée sur la possession de votre amant. Maintenant, sortez, je vous prie. Vous pourrez demain couvrir d'insultes les murs de cette chambre; ce soir elle est encore à moi; sortez!
En prononçant ce dernier mot, Geneviève tomba évanouie, et sa tête frappa rudement contre le pied de sa chaise. Henriette, épouvantée et honteuse de sa conduite, se jeta sur elle, la releva, la prit dans ses bras vigoureux et la porta sur son lit. Quand elle eut réussi à la ranimer, elle se jeta à ses pieds et lui demanda pardon avec des sanglots qui partaient d'un coeur naturellement bon. Geneviève le sentit, et, pardonnant au caractère emporté et au manque d'éducation de son amie, elle la releva et l'embrassa.
«Tu nous aurais épargné à toutes deux une affreuse soirée, lui dit-elle, si tu m'avais interrogée avec douceur et confiance, au lieu de venir me faire une scène cruelle et folle. Au premier mot de soupçon, je t'aurais rassurée...
—Ah! Geneviève, la jalousie raisonne-t-elle? répondit Henriette; prend-elle le temps d'agir, seulement? Elle crie, jure et pleure; c'est tout ce qu'elle sait faire. Comment, ma pauvre enfant, tu partais, et moi je t'accusais! Mais pourquoi partais-tu sans me rien dire? Voilà comme tu fais toujours: pas l'ombre de confiance envers moi. Et pourquoi diantre en as-tu plus pour M. Joseph que pour ton amie d'enfance? Car, enfin, je n'y conçois rien!...
—Ah! voilà tes soupçons qui reviennent? dit Geneviève en souriant tristement.
—Non, ma chère, reprit Henriette; je vois bien que tu ne veux pas me l'enlever, puisque tu t'en vas. Mais il est hors de doute que cet imbécile-là est amoureux de toi...
—De moi? s'écria Geneviève stupéfaite.
—Oui, de toi, reprit Henriette; de toi, qui ne te soucies pas de lui, j'en suis sûre; car enfin tu aimes André, tu pars avec lui, n'est-ce pas? Vous allez vous marier hors du pays?
—Oui, oui, Henriette; tu sauras tout cela plus tard; aujourd'hui il m'est impossible de t'en parler; ce n'est pas manque de confiance en toi, mon enfant. Je t'écrirai de Guéret, et tu approuveras toute ma conduite... Parlons de toi; tu as donc des chagrins aussi?
—Oh! des chagrins à devenir folle; et c'est toi, ma pauvre Geneviève, qui en es cause, bien innocemment sans doute! Mais que veux-tu que je te dise? je ne peux pas m'empêcher d'être bien aise de ton départ; car enfin tu vas être heureuse avec ton amant, et moi je retrouverai peut-être le bonheur avec le mien.
—Vraiment, Henriette, je ne savais pas qu'il fût ton amant. Tu m'as toujours soutenu le contraire quand je t'ai plaisantée sur lui. Tu te plains de n'avoir pas ma confiance; que te dirai-je de la tienne, menteuse?
Henriette rougit; puis, reprenant courage: «Eh bien! c'est vrai, dit-elle, j'ai eu tort aussi; mais le fait est qu'il m'aimait à la folie il n'y a pas longtemps, et, malgré toute ma prudence, il s'y est pris si habilement, le sournois! qu'il a réussi à se faire aimer. Eh bien! le voilà qui pense à une autre. Le scélérat! depuis cette maudite promenade que vous avez faite ensemble au clair de la lune pour aller voir André qui se mourait, M. Joseph n'a plus la tête à lui: il ne parle que de toi, il ne rêve qu'à toi, il ne trouve plus rien d'aimable en moi. Si je crie à la vue d'une souris ou d'une araignée: «Ah! dit-il, Geneviève n'a peur de rien; c'est un petit dragon.» Si je me mets en colère: «Ah! Geneviève ne se fâche jamais; c'est un petit ange.» Et «Geneviève aux grands yeux...» et «Geneviève au petit pied...» Tout cela n'est pas amusant à entendre répéter du matin au soir; de sorte que j'avais fini par te détester cordialement, ma pauvre Geneviève.
—Si je revois jamais M. Joseph, dit Geneviève, je lui ferai certainement des reproches pour le beau service que m'a rendu son amitié; mais je n'en aurai pas de si tôt l'occasion. En attendant, il faut que je lui écrive; donne-moi l'écritoire, Henriette.
—Comment! il faut que tu lui écrives? s'écria Henriette, dont les yeux étincelèrent.
—Oui vraiment, répondit Geneviève en souriant; mais rassure-toi, ma chère, la lettre ne sera pas cachetée, et c'est toi qui la lui remettras. Seulement, je te prie de ne pas la lire avant de la lui donner.
—Ah! tu as des secrets avec Joseph!
—Cela est vrai, Henriette, je lui ai confié un secret; il te le dira, j'y consens.
—Et pourquoi commences-tu par lui? Tu n'as donc pas confiance en moi? tu me crois donc incapable de garder un secret?
—Oui, Henriette, incapable, répondit Geneviève en commençant sa lettre.
—Comme tu es drôle! dit Henriette en la regardant d'un air stupéfait. Enfin, il n'y a que toi au monde pour avoir de pareilles idées! Écrire à un jeune homme! tu trouves cela tout simple! et me donner la lettre, à moi qui suis sa maîtresse! et me dire: La voilà; elle n'est pas cachetée, tu ne la liras pas.
—Est-ce que j'ai tort de croire à ta délicatesse? dit Geneviève écrivant toujours.
—Non, certes; mais enfin c'est une commission bien singulière; et moi qui viens de faire une scène épouvantable à Joseph, quelle figure vais-je faire en lui portant une lettre de toi? une lettre!...
—Mais, ma chère, dit Geneviève, une lettre est une lettre; qu'y a-t-il de si tendre et de si intime dans l'envoi d'un papier plié?
—Mais, ma chère, répondit Henriette, entre jeunes gens et jeunes filles on ne s'écrit que pour se parler d'amour. De quoi peut-on se parler, si ce n'est de cela?
—En effet, je lui parle d'amour, répondit Geneviève, mais de l'amour d'un autre. Va, Henriette, emporte ce billet, et ne le remets pas demain avant midi. Embrasse-moi. Adieu!