16px
100%



XVI.

Geneviève passa la nuit à mettre tout en ordre. Elle fit ses cartons, et en touchant toutes ces fleurs qu'André aimait tant, elle y laissa tomber plus d'une larme. «Voici, leur disait-elle dans l'exaltation de ses pensées, la rosée qui désormais vous fera éclore. Ah! desséchez-vous, tristes filles de mon amour! Lui seul savait vous admirer, lui seul savait pourquoi vous étiez belles. Vous allez pâlir et vous effeuiller aux mains des indifférents: parmi eux je vais me flétrir comme vous. Hélas! nous avons tout perdu; vous aussi, vous ne serez plus comprises!»

Elle fit un autre paquet des livres qu'André lui avait donnés; mais la vue de ces livres si chers lui fut bien douloureuse. «C'est vous qui m'avez perdue, leur disait-elle. J'étais avide de savoir vous lire, mais vous m'avez fait bien du mal! Vous m'avez appris à désirer un bonheur que la société réprouve et que mon coeur ne peut supporter. Vous m'avez forcée à dédaigner tout ce qui me suffisait auparavant. Vous avez changé mon âme, il fallait donc aussi changer mon sort!»

Geneviève fit tous les apprêts de son départ avec l'ordre et la précision qui lui étaient naturels. Quiconque l'eût vue arranger tout son petit bagage de femme et d'artiste, et tapisser d'ouate la cage où devait voyager son chardonneret favori, l'eût prise pour une pensionnaire allant en vacances. Son coeur était cependant dévoré de douleur sous ce calme apparent. Elle ne se laissait aller à aucune démonstration violente, mais personne ne recevait des atteintes plus profondes; son âme rongeait son corps sans tacher sa joue ni plisser son front.

Le lendemain, à sept heures du matin, Geneviève, tristement cahotée dans la patache de Guéret, quitta le pays. Il n'y eut ni amis, ni larmes, ni petits soins à son départ. Elle s'en alla seule, comme elle avait longtemps vécu, ne s'inquiétant ni de la misère ni de la fatigue, se fiant à elle-même pour gagner son pain, ne demandant secours à personne, ne se plaignant de rien, mais emportant au fond de son âme une plaie incurable, le souvenir d'une espérance morte à jamais pour elle.

Henriette remit la lettre à Joseph d'un air de suffisance et de magnanimité auquel le bon Marteau ne fit pas attention. En voyant la signature de Geneviève, il se troubla, eut quelque peine à comprendre la lettre, la relut deux fois; puis, sans rien répondre aux questions d'Henriette, il se mit à courir et monta tout haletant l'escalier de Geneviève. La clef était à la porte; il entra sans songer à frapper, trouva la première et la seconde pièce vides, et pénétra dans l'atelier. Il n'y restait, de la présence de Geneviève, que quelques feuilles de roses en baptiste éparses sur la table. Un autre que Joseph les eût tendrement recueillies; il les prit dans sa main, les froissa avec colère et les jeta sur le carreau en jurant. Puis il courut seller son cheval et partit pour le château de Morand.

«Tout cela est bel et bon, mais Geneviève est partie!»

C'est ainsi qu'il entama la conversation en entrant brusquement dans la chambre d'André. André devint pâle, se leva et retomba sur sa chaise, sans rien comprendre à ce que disait Joseph, mais frappé de terreur à l'idée d'une souffrance nouvelle. Joseph lui fit une scène incompréhensible, lui reprocha sa lâcheté, sa froideur, et, quand il eut tout dit, s'aperçut enfin qu'il avait affligé et épouvanté André sans lui rien apprendre. Alors il se souvint des recommandations de Geneviève et des ménagements que demandait encore la santé de son ami; sa première vivacité apaisée, il sentit qu'il s'y était pris d'une manière cruelle et maladroite. Embarrassé de son rôle, il se promena dans la chambre avec agitation, puis tira la lettre de Geneviève de son sein et la jeta sur la table. André lut:

«Adieu, Joseph. Quand vous recevrez ce billet, je serai partie, tout sera fini pour moi. Ne me plaignez pas, ne vous affligez pas. J'ai du courage, je fais mon devoir, et il y a une autre vie que celle-ci. Dites à André que ma cousine s'est trouvée tout à coup si mal que j'ai été obligée de partir sur-le-champ sans attendre qu'il put venir me voir. Dites-lui que je reviendrai bientôt; suivez les instructions que je vous ai données hier, habituez-le peu à peu à m'oublier, ou du moins à renoncer à moi. Dites à son père que je le supplie de traiter André avec douceur, et que je suis partie pour jamais. Adieu, Joseph. Merci de votre amitié; reportez-la sur André. Je n'ai plus besoin de rien. Aimez Henriette, elle est sincère et bonne; ne la rendez pas malheureuse; sachez, par mon exemple, combien il est affreux de perdre l'espérance. Plus tard, quand tout sera réparé, guéri, oublié, souvenez-vous quelquefois de Geneviève.»

—Mais pourquoi? qu'ai-je fait, comment ai-je mérité qu'elle m'abandonne ainsi? s'écria André au désespoir.

—Je n'en sais, ma foi, rien, répondit Joseph. Le diable m'emporte si je comprends rien à vos amours! Mais ce n'est pas le moment de se creuser la cervelle. Écoute, André, il n'y a qu'un mot qui vaille: es-tu décidé à épouser Geneviève?

—Décidé! oui, Joseph. Comment peux-tu en douter?

—Décidé, bon. Maintenant es-tu sûr de l'épouser? as-tu songé à tout? as-tu prévu la colère et la résistance de ton père? as-tu fait ton plan? Veux-tu réclamer ta fortune et forcer son consentement, ou bien veux-tu vivre maritalement avec Geneviève dans un autre pays sans l'épouser, et prendre un état qui vous fasse subsister tous deux?

—Je ne ferai jamais cette dernière proposition à Geneviève. Je sais que je lui deviendrais odieux et que je rougirais de moi-même le jour où je chercherais à en faire ma maîtresse, quand je puis en faire ma femme.

—Tu résisteras donc à ton père hardiment, franchement?

—Oui.

—Eh bien! à l'oeuvre tout de suite. Geneviève n'est pas bien loin. Il faut courir après elle: tu es assez fort pour sortir; je vais mettre François au char à bancs de monsieur ton père. Il le prendra comme il voudra cette fois-ci, et nous partirons tous deux. Nous rejoindrons la route de Guéret par la traverse, et nous ramènerons Geneviève à la ville. Voilà pour aujourd'hui. Tu coucheras chez moi et tu écriras une jolie petite lettre au marquis, dans laquelle tu lui demanderas doucement et respectueusement son consentement... ensuite nous verrons venir.

Ce projet plut beaucoup à André. «Allons, dit-il, je suis prêt.»

Joseph alla jusqu'à la porte, s'arrêta pour réfléchir et revint.

—Que t'a dit ton père, demanda-t-il, lorsque tu lui as parlé de ton projet?

—Ce qu'il m'a dit? reprit André étonné; je ne lui en ai jamais parlé.

—Comment, diable! tu n'es pas plus avancé que cela? Et pourquoi ne lui en as-tu pas encore parlé?

—Et comment pourrais-je le faire? Sais-tu quel homme est mon père quand on l'irrite?

—André, dit Joseph en se rasseyant d'un air sérieux, tu n'épouseras jamais Geneviève; elle a bien fait de renoncer à toi.

—Oh! Joseph, pourquoi me parles-tu ainsi quand je suis si malheureux? s'écria André en cachant son visage dans ses mains. Que veux-tu que je fasse? que veux-tu que je devienne? Tu ne sais donc pas ce que c'est que d'avoir vécu vingt ans sous le joug d'un tyran? Tu as été élevé comme un homme, toi; et d'ailleurs la nature t'a fait robuste. Moi, je suis né faible, et l'on m'a opprimé...

—Mais, par tous les diables! s'écria Joseph, on n'élève pas les hommes comme les chiens, on ne les persuade pas par la peur du fouet. Quel secret a donc trouvé ton père pour t'épouvanter ainsi? Crains-tu d'être battu, ou te prend-il par la faim? l'aimes-tu, ou le hais-tu? es-tu dévot ou poltron? Voyons, qu'est-ce qui t'empêche de lui dire une bonne fois: «Monsieur mon père, j'aime une honnête fille, et j'ai donné ma parole de l'épouser. Je vous demande respectueusement votre approbation, et je vous jure que je la mérite. Si vous consentez à mon bonheur, je serai pour toujours votre fils et votre ami; si vous refusez, j'en suis au désespoir, mais je ne puis manquer à mes devoirs envers Geneviève. Vous êtes riche, j'ai de quoi vivre; séparons nos biens; ceci est à vous, ceci est à moi; j'ai bien l'honneur de vous saluer. Votre fils respectueux, André.» C'est comme cela qu'on parle ou qu'on écrit.

—Eh bien! Joseph, je vais écrire, tu as raison. Je laisserai la lettre sur une table, ou je la ferai remettre par un domestique après notre départ. Va préparer le char à bancs; mais prends bien garde qu'on ne te voie...

—Ah! voilà une parole d'écolier qui tremble. Non, André, cela ne peut pas se faire ainsi. Je commence à voir clair dans ta tête et dans la mienne. J'ai des devoirs aussi envers Geneviève. Je suis son ami; je dois agir prudemment et ne pas la jeter dans de nouveaux malheurs par un zèle inconsidéré. Avant de courir après elle et de contrarier une résolution qu'elle a encore la force d'exécuter, il faut que je sache si tu es capable de tenir la tienne. Il ne s'agit pas de plaisanter, vois-tu? Diantre! la réputation d'une fille honnête ne doit pas être sacrifiée à une amourette de roman.

—Tu es bien sévère avec moi, Joseph! Il y a peu de temps, tu te moquais de moi parce que je prenais la chose au sérieux, et tu te jouais d'Henriette comme jamais je n'ai songé à me moquer de ma chère, de ma respectée Geneviève.

—Tu as raison, je raisonne je ne sais comment, et je dis des choses que je n'ai jamais dites. Je dois te paraître singulier, mais à coup sûr pas autant qu'à moi-même; pourtant c'est peut-être tout simple. Écoute, André, il faut que je te dise tout.

—Mon Dieu! que veux-tu dire, Joseph? tu me tourmentes et tu m'inquiètes aujourd'hui à me rendre fou.

—Tâche de rassembler toutes les forces de ta raison pour m'écouter. Ce que je vois de ta conduite et de celle de Geneviève me fait croire que tu n'as pas grande envie de l'épouser... ne m'interromps pas. Je sais que tu as bon coeur, que tu es honnête et que tu l'aimes; mais je sais aussi tout ce qui t'empêchera d'en faire ta femme. Écoute; Geneviève est déshonorée dans le pays; mais moi, je ne crois pas qu'elle ait été ta maîtresse... Je mettrais ma main au feu pour le soutenir... elle est aussi pure à présent que le jour de sa première communion.

—Je le jure par le Dieu vivant, s'écria André; si mon âme n'avait pas eu pour elle un saint respect, son premier regard aurait suffi pour me l'inspirer!

—Eh bien! ce que tu me dis là me décide tout à fait. Pèse bien toutes mes paroles et réponds-moi dans une heure, ce soir ou demain au plus tard, si tu as besoin de réflexions; mois réponds-moi définitivement et sans retour sur ta parole. Veux-tu que j'offre à Geneviève de l'épouser? Si elle y consent, c'est dit!

—Toi? s'écria André en reculant de surprise.

—Oui, moi, répondit Joseph. Le diable me pourfende si je n'y suis pas décidé! Ce n'est pas une offre en l'air. C'est une chose à laquelle j'ai pensé douze heures par jour depuis la nuit où tu as été si malade. Je m'en repentirai peut-être un jour; mais aujourd'hui, je le sens, c'est mon devoir, c'est la volonté de Dieu. Geneviève est perdue, désespérée. Tu ne peux pas l'épouser, et si tu ne l'épouses pas, tu seras poursuivi par un remords éternel. Je suis votre ami. Une voix intérieure me dit: «Joseph, tu peux tout réparer. On se moquera peut-être de toi, mais ni Geneviève ni André ne seront ingrats. Ils consentiront à se séparer pour jamais, et un jour ils te remercieront.

En parlant ainsi, Joseph s'attendrit et s'éleva presque à la hauteur du rôle généreux et romanesque à l'abri duquel il espérait persuader à André de renoncer à Geneviève. Joseph n'était rien moins qu'un héros de roman. C'était un campagnard madré qui s'était épris sérieusement de Geneviève, et qui, entrevoyant l'espérance de la séparer d'André, cédait à un égoïsme bien excusable, et n'était pas fâché de hâter cette rupture. Mais son caractère était un singulier mélange de ruse et de loyauté. Aussi, quand il vit qu'André, dupe d'abord de sa fausse générosité, après l'avoir remercié avec effusion, refusait de renoncer à Geneviève, il abandonna sur-le-champ le rêve de bonheur dont il s'était bercé. Quand il entendit André parler de sa passion avec cette espèce d'éloquence dont il n'avait pas le secret, il revint à lui-même: «Non, se dit-il intérieurement, Geneviève ne pourrait pas oublier un si beau parleur pour s'affubler d'un rustre comme moi. Si le respect humain ou le dépit la décidait à m'accepter, elle s'en repentirait, et j'aurais fait trois malheureux, André, elle et moi. D'ailleurs, se dit-il encore, André sait mieux aimer que moi. Il ne sait pas agir, mais il sait souffrir et pleurer. Voilà ce qui gagne le coeur des femmes. Ce pauvre enfant n'aura peut-être ni la force de l'épouser ni celle de l'abandonner. Dans tous les cas, il sera malheureux; mais je ne veux pas qu'il soit dit que j'y aie contribué, moi, Joseph Marteau, son ami d'enfance. Ce serait mal.»

C'est avec ces idées et ces maximes que Joseph Marteau, après avoir passé en un jour par les sentiments les plus contraires, se résolut à hâter de tout son pouvoir la réconciliation d'André avec Geneviève.

—Je m'abandonne à toi comme à mon meilleur, comme à mon seul ami, lui dit André; dis-moi ce qu'il faut faire, aide-moi, réfléchis et décide. J'exécuterai aveuglément tes ordres.

—Eh bien! lui dit Joseph, il faut procéder honnêtement, si nous voulons avoir l'assentiment de Geneviève. Va trouver ton père sur-le-champ et demande-lui son consentement. S'il te l'accorde, écris à Geneviève pour la prier de revenir; je porterai la lettre et je lui dirai tout ce qui pourra la décider. S'il refuse, nous partons sans le prévenir, et nous procédons cavalièrement avec lui.

—Ne pourrais-tu me sauver l'horreur de cet entretien? dit André; j'aimerais mieux me battre avec dix hommes que de parler à mon père.

—Impossible, impossible! dit Joseph; il refusera, il te brutalisera, il n'en faut pas douter; tant mieux! tous les torts seront de son côté, et nous aurons le droit d'agir vigoureusement.

André se décida enfin, et trouva son père occupé à nettoyer ses fusils de chasse. Il entra timidement et fit crier la porte en l'ouvrant lentement et d'une main tremblante.

—Voyons, qu'y a-t-il? qu'est-ce que c'est? dit le marquis impatienté; pourquoi n'entrez-vous pas franchement? Vous avez toujours l'air d'un voleur ou d'un pauvre honteux.

«Je viens vous demander un moment d'entretien,» répondit André d'un air froid et craintif. C'était la première fois qu'il essayait d'avoir une explication avec son père. Le marquis fut si surpris qu'il leva les yeux et toisa André de la tête aux pieds. Il pressentit en un instant le sujet de cette démarche, et la colère s'alluma dans ses veines avant que son fils eût dit un mot. Tous deux gardèrent le silence, puis le marquis s'écria: «Allons, tonnerre de Dieu! êtes-vous venu ici pour me regarder le blanc des yeux? Parlez, ou allez-vous-en.»

—Je parlerai, mon père, dit André, à qui le sentiment de l'offense donnait un peu de courage. Je viens vous déclarer que je suis amoureux de Geneviève la fleuriste, et que mon intention est de l'épouser, si vous voulez bien m'accorder votre consentement...

—Et si je ne l'accorde pas, s'écria le marquis en se contenant un peu, que ferez-vous?

—J'essaierai de vous fléchir; et si je ne le peux pas...

—Eh bien?

André resta deux minutes sans répondre. Les yeux étincelants de son père le tenaient en arrêt comme le lièvre fasciné sous le regard du chien de chasse.

—Eh bien! monsieur l'épouseur de filles, dit le marquis d'un ton moqueur et méprisant, que ferez-vous si je vous défends de mettre les pieds hors de la maison d'ici à un an?

—Je désobéirai à mon père, répondit André en s'animant, car mon père aura agi avec moi d'une manière injuste et insensée.

Rien au monde ne pouvait irriter le marquis plus que les paroles et le maintien de son fils. Un caractère plus hardi et plus souple aurait su flatter cet orgueil impérieux et brutal; mais André n'avait pas le courage de caresser un animal si rude. Tout ce qu'il pouvait, c'était de faire bonne contenance devant lui et de ne pas s'abandonner à la tentation de fuir son aspect terrifiant.

«Ah! nous y voilà! dit le marquis en grinçant des dents et en se frottant les mains: voilà où nous devions en venir! Eh bien! qu'il en arrive ce qu'il plaira à Dieu; pleurez, maigrissez, mourez; aussi bien les sots comme vous ne sont pas dignes de vivre; mais certainement, vous n'aurez pas mon consentement. Vous attendrez ma mort si vous voulez; je n'ai pas encore envie d'en finir pour vous laisser la liberté d'épouser une...»

André fit un mouvement pour sortir afin de ne pas entendre injurier Geneviève. Le marquis le retint par le bras et le força d'écouter un déluge de menaces et d'imprécations. Il fit entrer dans ce sermon très-peu chrétien une espèce de récrimination sentimentale à sa manière. Il lui reprocha tous les bienfaits de sa tendresse, et lui présenta comme des preuves d'une adorable sollicitude les soins vulgaires qu'impose à tous les hommes le plus simple sentiment des devoirs de la paternité. Il le fit en des termes qui eussent rendu son discours aussi bouffon qu'il espérait le rendre pathétique, si André eût été capable d'avoir une pensée plaisante en cet instant. «Quand vous êtes venu au monde, lui dit-il, vous étiez si chétif et si laid, que pas une femme de la commune ne voulut vous prendre en nourrice: c'était une trop grande responsabilité que de se charger de vous. Je trouvai enfin une pauvre misérable à la Chassaigne qui offrit de vous emporter; mais quand je vous vis dans son tablier, pauvre araignée, je craignis que le soleil ne vous fit fondre dans le trajet, et je vous tirai de là pour vous jeter sur mon propre lit. Alors je fis venir ma plus belle chèvre, une chèvre de deux ans qui venait de mettre bas pour la première fois, et je vous la donnai pour nourrice. Je fis tuer les chevreaux et je les mangeai, et pourtant c'étaient deux beaux chevreaux! tout le monde avait regret de voir deux élèves d'une si bonne race aller à la boucherie; mais je ne reculai devant aucun sacrifice pour sauver cet avorton qui ne devait cependant me donner que des chagrins. Je vous gardai à la maison pendant les années où un enfant est le plus désagréable. Je me résignai à entendre les criailleries de maillot, que je déteste; vous n'avez pas fait une dent sans que j'aie donné un mouchoir ou un tablier à la servante qui prenait soin de vous. C'était, ma foi, une belle fille! je n'avais pas choisi la plus laide du pays, et je la payais cher! je voulais qu'on n'eût pas à me reprocher d'avoir négligé quelque chose pour ce fils malingre qui me causait tant d'embarras et qui devait ne m'être jamais bon à rien. Combien de fois ne me suis-je pas levé au milieu de la nuit pour vous préparer des breuvages quand on venait me dire que vous aviez des convulsions!»

André aurait pu trouver à toutes ces grandes actions de son père des explications fort prosaïques. Sans parler des petits cadeaux à la servante qui, dans le pays, n'étaient pas uniquement attribués à la tendresse paternelle, il aurait pu se rappeler aussi que le marquis avait coutume de passer les nuits dans la plus grande agitation quand un de ses bestiaux était malade; et, quant aux fameux breuvages qu'il préparait lui-même et pareils en tout à ceux qu'il distribuait largement à ses boeufs de travail, André avait souvent fait, dans son enfance, le rude essai de ses forces contre l'énergie de ces potions diaboliques.

Mais André était si bon et si doux qu'il fut un instant ému et persuadé par ces grossières démonstrations d'amitié. Le marquis l'observait attentivement, tout en poursuivant sa déclamation.

Il vit sur son visage des traces d'attendrissement, et, empressé de ressaisir son empire, il en profita pour frapper les derniers coups. Mais il le fit d'une façon maladroite. Il se risqua à vouloir couvrir d'infamie la conduite de Geneviève, à la présenter comme une intrigante qui tâchait d'envahir le coeur et la fortune d'un enfant crédule. André retrouva, comme par enchantement, le peu de forces qu'il avait apportées à cet entretien. Il sortit en déclarant à son père qu'il appellerait à son secours la justice, le bon sens et les lois, s'il le fallait. Avec une résistance plus patiente et plus ménagée, il aurait pu vaincre l'obstination du marquis; mais André craignait trop la fatigue du coeur et de l'esprit pour entreprendre une lutte quelconque.

Joseph vint à sa rencontre sur l'escalier et lui dit: «J'ai entendu le commencement et la fin de la querelle. Cela s'est passé comme je m'y attendais. Le char à bancs est prêt; partons.»

Ils partirent si lestement que le marquis n'eut pas le temps de s'en apercevoir. Joseph, enchanté de faire un coup de tête, fouettait son cheval en riant aux éclats; et André, tout tremblant, songeait à la première journée qu'il avait passée avec Geneviève au Château Fondu, et qu'il avait conquise par une fuite pareille.

Ils trouvèrent la patache, inclinée sur son brancard, à la porte d'un cabaret, dans un petit village de la Marche. Il ne faisait pas encore jour. Le conducteur savourait un cruchon de vin du pays, acide comme du vinaigre, et qu'il préférait fièrement à celui des meilleurs crus. Joseph et André jetèrent un regard empressé autour de la salle, qu'éclairait faiblement la lueur d'un maigre foyer. Ils aperçurent Geneviève assise dans un coin, la tête appuyée sur ses mains et le corps penché sur une table. André la reconnut à son petit châle violet, qu'elle avait serré autour d'elle pour se préserver du froid du matin, et à une mèche de cheveux noirs qui s'échappait de son bonnet et qui brillait sur sa main comme une larme. Succombant à la fatigue d'une nuit de cahots, la pauvre enfant dormait dans une attitude de résignation si douce et si naïve qu'André sentit son coeur se briser d'attendrissement. Il s'élança et la serra dans ses bras en la couvrant de baisers et de sanglots. Geneviève s'éveilla en criant, crut rêver, et s'abandonna aux caresses de son amant, tandis que Joseph, ému péniblement, leur tourna le dos, et, dans sa colère, donna un grand coup de pied au chat qui dormait sur la cendre du foyer.

Geneviève voulait résister et poursuivre sa route. André appela Joseph à son secours et le conjura d'attester la fermeté de sa conduite envers son père. Le bon Joseph imposa silence à sa mauvaise humeur et exagéra la bravoure et les grandes résolutions d'André. Geneviève avait bien envie de se laisser persuader. On tint conseil. On donna pour boire au conducteur afin qu'il attendit une heure de plus, ce qui fut d'autant plus facile que Geneviève était le seul voyageur de la patache.

Geneviève fit observer que son départ devait déjà être connu de toute la ville de L....., qu'un brusque retour avec André serait un sujet de scandale ou de moquerie; jusque-là on pouvait croire à la maladie de sa cousine. Il ne fallait pas donner à toute cette histoire la tournure d'un dépit amoureux ou d'un caprice romanesque. La jalousie d'Henriette impliquerait Joseph dans cette combinaison d'événements d'une manière étrange et ridicule. André, toujours ardent et courageux quand il ne s'agissait que de prévoir les obstacles, prétendait qu'il fallait fouler aux pieds toutes ces considérations. Joseph, plus tranquille, approuva toutes les observations de Geneviève, et décida, en dernier ressort, qu'elle devait passer huit jours à Guéret, tandis qu'André reviendrait à L..... et s'établirait chez lui. Ce temps devait être consacré à faire, par lettres, de nouvelles démarches respectueuses auprès du marquis, après quoi on s'occuperait des démarches légales. Geneviève, à ce mot, secoua la tête sans rien dire; son parti était pris de ne jamais recourir à ces moyens-là. Elle mettait son dernier espoir dans la persévérance d'André à persuader son père; elle ignorait que cette persévérance avait duré une demi-heure et ne devait pas se ranimer.

Ils se séparèrent donc avec mille promesses mutuelles de se rejoindre à la fin de la semaine et de s'écrire tous les jours. André, selon les conseils de Joseph, écrivit à son père et ne reçut pas de réponse. Geneviève résolut d'attendre le résultat de ces tentatives pour prendre un parti. Nouvelles lettres d'André, nouveau silence du marquis. Geneviève prolongea son absence. André, au désespoir, fit faire une première sommation à son père et partit pour Guéret. Il se jeta aux pieds de Geneviève et la supplia de revenir avec lui, ou de lui permettre de rester près d'elle. Elle était près de consentir à l'un ou à l'autre, lorsqu'il eut la mauvaise inspiration de lui apprendre le dernier acte de fermeté qu'il venait de faire auprès du marquis. Cette nouvelle causa un profond chagrin à Geneviève; elle la désapprouva formellement et se plaignit de n'avoir pas été consultée. Au milieu de sa tristesse, elle éprouva un peu de ressentiment contre son amant et ne put se défendre de l'exprimer.

«Voilà où tu m'as entraînée, lui dit-elle. J'ai toujours voulu t'éloigner ou te fuir, et par ton imprudence tu m'as jetée dans un abîme dont nous ne sortirons jamais. Me voilà couverte de honte, perdue, et pour laver cette tache, il faut que je t'exhorte à violer tous les devoirs de la piété filiale. Non, c'est impossible, André; il vaut mieux souffrir et n'être pas coupable. Réussir au prix du remords, c'est se condamner dès cette vie aux tourments de l'enfer.»

André ne savait que répondre à ces scrupules, que d'ailleurs il partageait. Il sentait que son devoir était de la quitter et de lui laisser accomplir son courageux sacrifice, dût-il en mourir de chagrin. Mais cela était plus que tout le reste au-dessus de ses forces; il se jetait à genoux, pleurait et demandait la pitié et les consolations de Geneviève.

Geneviève était forte et magnanime; mais elle était femme et elle aimait. Après l'élan qui la portait aux grandes résolutions, la tendresse et l'instinct du bonheur parlaient à leur tour. Elle regrettait de n'avoir pas pour appui un amant plus courageux qu'elle.

—Ah! disait-elle à André, tu m'entraînes dans le mal, tu me fais manquer à l'estime que je voulais avoir pour moi-même; je ne m'en consolerai pas et je ne pourrai jamais cesser de t'accuser un peu. Avec un homme plus fort que toi, j'aurais pratiqué les vertus héroïques; il me semble que j'en suis capable et que ma destinée était de faire des choses extraordinaires. Et pourtant je vais tomber dans une existence coupable, égoïste et honteuse. Je vais travailler sordidement à épouser un homme plus riche que moi, et pourquoi? pour imposer silence à la calomnie. André, André! renonce à moi; il en est encore temps; crains que, si je te cède aujourd'hui, je ne m'en repente demain.

—Tu as raison, disait André, séparons-nous; et il tombait dans les convulsions. Son faible corps se refusait à ces émotions violentes. Geneviève n'avait pas le courage surhumain de l'abandonner et de le désespérer dans ces moments cruels. Elle lui promettait tout ce qu'il voulait, et elle finit par retourner à L..... avec lui.




XVII.

Alors commença pour tous deux une vie de souffrances continuelles. D'une part, le marquis, furieux de la sommation de l'huissier, se plaignait à tout le pays de l'insolence de son fils et de l'impudente ambition de cette ouvrière, qui voulait usurper le noble nom de sa famille. Il trouvait beaucoup de gens envieux du mérite de Geneviève ou avides de colporter les secrets d'autrui, et les calomnies débitées contre la pauvre fille acquirent une publicité effrayante. Toutes les prudes de la ville, et le nombre en était grand, lui retirèrent leur pratique, et se portèrent en foule chez une marchande qui avait profité de l'absence de Geneviève pour venir s'établir à L... Ses fleurs étaient ridicules auprès de celles de Geneviève; mais qui pouvait s'en soucier ou s'en apercevoir, si ce n'est deux ou trois amateurs de botanique, qui cultivaient des fleurs et n'en commandaient pas? Le besoin vint assiéger la pauvre fleuriste; personne ne s'en douta, et André moins que tout autre, tant elle sut bien cacher sa pénurie; mais elle supporta de longs jeûnes, et sa santé s'altéra sérieusement.

L'amitié d'Henriette, qui lui avait été douce et secourable autrefois, lui fut tout à fait ravie. La dernière fuite de Joseph, les fréquentes visites qu'il continuait à rendre à Geneviève, et surtout l'indifférence qu'il ne pouvait plus dissimuler, furent autant de traits envenimés dont Henriette reçut l'atteinte, et dont elle retourna la pointe vers sa rivale. Elle était bonne, et son premier mouvement était toujours généreux; mais elle n'avait pas l'âme assez élevée pour résister à l'humiliation de l'abandon et aux railleries de ses compagnes. Elle accablait Geneviève de menaces ridicules. La malheureuse enfant perdit enfin ce noble et tranquille orgueil qui l'avait soutenue jusque-là. Elle devint craintive, et sa raison s'affaiblit; elle passait les nuits dans une solitude effrayante; son imagination, troublée par la fièvre, l'entourait de fantômes: tantôt c'était le marquis, tantôt Henriette, qui la foulaient aux pieds et lui dévoraient le coeur, tandis qu'André dormait tranquillement, et, sourd à ses cris, ne s'éveillait pas. Alors elle se levait effarée, baignée de sueur; elle ouvrait sa fenêtre et s'exposait à l'air froid de l'automne. Un matin André entra chez elle et la trouva évanouie à terre; il voulut ne plus la quitter et s'obstina à passer les nuits dans la chambre voisine. Il fallut y consentir: elle n'avait pas une amie pour la secourir. Ni Geneviève ni André, qui était réduit au même dénûment, n'avaient le moyen de payer une garde; d'ailleurs André l'aurait-il remise à des soins mercenaires, quand il croyait pouvoir la soigner avec le respect et la sécurité d'un frère?

Il ne savait pas à quel danger il s'exposait. Au milieu de la nuit, les cris de Geneviève le réveillaient en sursaut; il se levait et la trouvait à moitié nue, pâle et les cheveux épars. Elle se jetait à son cou en lui disant: «Sauve-moi sauve-moi!» Et, quand cet accès de frayeur fébrile était passé, elle retombait épuisée dans ses bras et s'abandonnait indifférente et presque insensible à ses caresses. André s'était juré de ne jamais profiter de ces moments d'accablement et d'oubli. Il s'asseyait à son chevet et rendormait en la soutenant sur son coeur; mais ce coeur palpitait de toute l'ardeur de la jeunesse et d'une passion longtemps comprimée. Chaque nuit il espérait calmer le feu dont il était dévoré par une étreinte plus forte, par un baiser plus passionné que la veille; et il croyait chaque nuit pouvoir s'arrêter à cette dernière caresse brûlante mais chaste encore.

Qu'y a-t-il d'impur entre deux enfants beaux et tristes et abandonnés du reste du monde? Pourquoi flétrir la sainte union de deux êtres à qui Dieu inspire un mutuel amour? André ne put combattre longtemps le voeu de la nature. Geneviève malade et souffrante lui devenait plus chère chaque jour. Le feu de la fièvre animait sa beauté d'un éclat inaccoutumé; avec cette rougeur et ces yeux brillants, c'était une autre femme, sinon plus aimée, du moins plus désirable. André ne savait pas lutter longtemps contre lui-même; il succomba, et Geneviève avec lui.

Quand elle retrouva ses forces et sa raison, il lui sembla qu'elle sortait d'un rêve ou qu'un des génies des contes arabes l'avait portée dans les bras de son amant durant son sommeil. Il se jeta à ses pieds, les arrosa de ses larmes et la conjura de ne pas se repentir du bonheur qu'elle lui avait donné. Geneviève pardonna d'un air sombre et avec un coeur désespéré; elle avait trop de fierté pour ne pas haïr tout ce qui ressemblait à une victoire des sens sur l'esprit; elle n'osa faire des reproches à André; elle connaissait l'exaspération de sa douleur au moindre signe de mécontentement qu'elle lui donnait; elle savait qu'il était si peu maître de lui-même que dans sa souffrance il était capable de se donner la mort.

Elle supporta son chagrin en silence; mais au lieu de tout pardonner à l'entraînement de la passion, elle sentit qu'André lui devenait moins cher et moins sacré de jour en jour. Elle l'aimait peut-être avec plus de dévouement; mais il n'était plus pour elle, comme autrefois, un ami précieux, un instituteur vénéré; la tendresse demeurait, mais l'enthousiasme était mort. Pâle et rêveuse entre ses bras, elle songeait au temps où ils étudiaient ensemble sans oser se regarder, et ce temps de crainte et d'espoir était pour elle mille fois plus doux et plus beau que celui de l'entier abandon.

Pour comble de malheur, Geneviève devint grosse; alors il n'y eut plus à reculer, André fit les sommations de rigueur à son père, et, un soir, Geneviève, appuyée sur le bras de Joseph, alla à l'église et reçut l'anneau nuptial de la main d'André. Elle avait été le matin à la mairie avec le même mystère; ce fut un mariage triste et commis en secret comme une faute.

La misère où tombait de jour en jour ce couple malheureux, et surtout la grossesse de Geneviève, mettait André dans la nécessité de réclamer sa fortune; mais Geneviève s'opposait avec force à cette dernière démarche. «Non, disait-elle, c'est bien assez de lui avoir désobéi et d'avoir bravé sa malédiction et sa colère; il ne faut pas mériter son mépris et sa haine. Jusqu'ici il peut dire que je suis une insensée, qui s'est éprise de son fils et qui l'a entraîné dans le malheur; il ne faut pas qu'il dise que je suis une vile créature qui veut le dépouiller de son argent pour s'enrichir.»

André voyait les souffrances et les privations que la misère imposait à sa femme; il aurait dû surmonter les scrupules de Geneviève et sacrifier tout à la conservation de celle qui allait le rendre père; mais cet effort était pour lui le plus difficile de tous. Il savait que le marquis tenait encore plus à l'argent qu'au plaisir de commander; il prévoyait des lettres de reproches et de menaces plus terribles que toutes celles qu'il avait reçues de lui à l'occasion de son mariage, et puis il se flattait de faire vivre Geneviève par son travail. Il avait obtenu avec bien de la peine un misérable emploi dans un collège. André était instruit et intelligent, mais il n'était pas industrieux. Il ne savait pas s'appliquer et s'attacher à une profession, en tirer parti, et s'élever par sa persévérance jusqu'à une position meilleure et plus honorable. Ce métier de cuistre lui était odieux; il le remplissait avec une répugnance qui lui attirait l'inimitié des élèves et des professeurs. On l'accabla de vexations qui lui rendirent l'exercice de son misérable état de plus en plus pénible; il les supporta du mieux qu'il put, mais sa santé en souffrit. Chaque soir en rentrant chez lui il avait des attaques de nerfs, et souvent le matin il était si brisé et il se sentait le coeur tellement dévoré de douleur et de colère qu'il lui était impossible de se traîner jusqu'à sa classe; on le renvoya.

Joseph lui avait ouvert sa bourse; mais il était pauvre, chargé de famille. D'ailleurs Geneviève, à l'insu de laquelle André avait accepté d'abord les secours de son ami, avait fini par s'apercevoir de ces emprunts, et elle s'y opposait désormais avec fermeté. Elle supportait la faim et le froid avec un courage héroïque, et se condamnait aux plus grossiers travaux sans jamais faire entendre une plainte. André était assez malheureux; assez de tourments, assez de remords le déchiraient; elle essaya de le consoler en pleurant avec lui. Mais une femme ne peut pas aimer d'amour un homme qu'elle sent inférieur à elle en courage; l'amour sans vénération et sans enthousiasme n'est plus que de l'amitié; l'amitié est une froide compagne pour aider à supporter les maux immenses que l'amour a fait accepter.

Joseph ne voyait dans tout cela que l'air souffrant et abattu d'André et sa situation précaire; il ne savait plus quel conseil ni quel secours lui donner. Un matin il prit sa gibecière et son fusil, acheta un lièvre en traversant le marché, et s'en alla à travers champs au château de Morand. Il y avait six mois qu'il n'avait eu de rapports directs avec le marquis; il savait seulement que celui-ci s'en prenait à lui de tout ce qui était arrivé et parlait de lui avec un vif ressentiment. «Il en arrivera ce qui pourra, se disait Joseph en chemin; mais il faut que je tente quelque chose sur lui, n'importe quoi, n'importe comment. Joseph Marteau n'est pas une bête; il prendra conseil des circonstances et tâchera d'étudier son marquis de la tête aux pieds pour s'en emparer.»

Le marquis ne s'attendait guère à sa visite. Il assistait à un semis d'orge dans un de ses champs; Joseph, en l'apercevant, fut surpris du changement qui s'était opéré dans ses traits et dans son attitude: la révolte et l'abandon d'André avaient bien porté une certaine atteinte à son coeur paternel; mais son principal regret était de n'avoir plus personne à tourmenter et à faire souffrir. La grosse philosophie de tous ceux qui l'entouraient recevait stoïquement les bourrasques de sa colère; l'effroi, la pâleur et les larmes d'André étaient des victoires plus réelles, plus complètes, et il ne pouvait se consoler d'avoir perdu ses triomphes journaliers.

Joseph s'attendait au froid accueil qu'il reçut; aussi fit-il bonne contenance, comme s'il ne se fût aperçu de rien.

—Je ne comptais pas sur le plaisir de vous voir, lui dit M. de Morand.

—Oh! ni moi non plus, dit Joseph; mais passant par ce chemin et vous voyant si près de moi, je n'ai pu me dispenser de vous souhaiter le bonjour.

—Sans doute, dit le marquis, vous ne pouviez pas vous en dispenser... d'autant plus que cela ne vous coûtait pas beaucoup de peine.

Joseph secoua la tête avec cet air de bonhomie qu'il savait parfaitement prendre quand il voulait.

«Tenez, voisin, dit-il (je vous demande pardon, je ne peux pas me déshabituer de vous appeler ainsi), nous ne nous comprenons pas, et puisque vous voilà, il faut que je vous dise ce que j'ai sur le coeur. J'étais bien résolu à n'avoir jamais cette explication avec vous; mais quand je vous ai vu là avec cette brave figure que j'avais tant de plaisir à rencontrer quand je n'étais pas plus haut que mon fusil, ç'a été plus fort que moi; il a fallu que je misse mon dépit de côté et que je vinsse vous donner une poignée de main. Touchez là. Deux honnêtes gens ne se rencontrent pas tous les jours dans un chemin, comme on dit.»

La grosse cajolerie avait un pouvoir immense sur le marquis; il ne put refuser de prendre la main de Joseph; mais en même temps il le regarda en face d'un air de surprise et de mécontentement.

—Qu'est-ce que cela signifie? dit-il; vous prétendez avoir du dépit contre moi, et vous avez l'air de me pardonner quelque chose, quand c'est moi qui...

—Je sais ce que vous allez dire, voisin, interrompit Joseph, et c'est de cela que je me plains; je sais de quoi vous m'accusez, et je trouve mal à vous de soupçonner un ami sans l'interroger.

—Sur quoi, diable, voulez-vous que je vous interroge, quand je suis sûr de mon fait? N'avez-vous pas emmené mon fils sous mes yeux pour le conduire à la recherche de cette folle qui, sans vous, s'en allait à Guéret et ne revenait peut-être plus? N'avez-vous pas été compère et compagnon dans toutes ses belles équipées? N'avez-vous pas conseillé à André de m'insulter et de me désobéir? N'avez-vous pas donné le bras à la mariée le jour de cet honnête mariage? Répondez à tout cela, Joseph, et interrogez un peu votre conscience; elle vous dira que je devrais retirer ma main de la vôtre quand vous me la tendez.

Joseph sentit que le marquis avait raison, et il fit un effort sur lui-même pour ne pas se déconcerter.

—Je conviens, dit-il, que les apparences sont contre moi, marquis; mais si nous nous étions expliqués au lieu de nous fuir, vous verriez que j'ai fait tout le contraire de ce que vous croyez. Le jour où j'ai emmené André avec votre char à bancs et mon cheval, il est vrai, je crois avoir rempli mon devoir d'ami sincère envers le père autant qu'envers le fils.

—Comment cela, je vous prie? dit le marquis en haussant les épaules.

—Comment cela! reprit Joseph avec une effronterie sans pareille; ne vous souvient-il plus de la colère épouvantable et de l'insolente ironie de votre fils durant cette dernière explication que vous eûtes ensemble?

—Il est vrai que jamais je ne l'avais vu si hardi et si têtu, répondit le marquis.

—Eh bien! dit Joseph, sans moi il aurait dépassé toutes les bornes du respect filial; quand je vis ce malheureux jeune homme exaspéré de la sorte, et résolu à vous dire l'affreux projet qu'il avait conçu dans le désespoir de la passion...

—Quel projet? interrompit le marquis. Son mariage? il me l'a dit assez clairement, je pense.

—Non, non, marquis, quelque chose de bien pis que cela, et que, grâce à moi, il renonça à exécuter ce jour-là.

—Mais qu'est-ce donc?

—Impossible de vous le dire, vos cheveux se dresseraient. Ah! funestes effets de l'amour! Heureusement je réussis à l'entraîner hors de la maison paternelle: j'espérais le tromper, lui faire croire que nous courions après sa belle, et, à la faveur de la nuit, l'emmener coucher à ma petite métairie de Granières, où peut-être il se serait calmé et aurait fini par entendre raison; mais il s'aperçut de la feinte, et, après m'avoir fait plusieurs menaces de fou, il s'élança à bas du char à bancs et se mit à courir à travers champs comme un insensé. J'eus une peine incroyable à le rejoindre, et, avant de le saisir à bras le corps, j'en reçus plusieurs coups de poing assez vigoureux...

—Impossible! dit le marquis, jusque-là demi-persuadé, mais que cette dernière impudence de Joseph commençait à rendre incrédule; André n'a jamais eu la force de donner une chiquenaude à une mouche.

—Ne savez-vous pas, marquis, dit Joseph sans se troubler, que, dans l'exaspération de l'amour ou de la folie, les hommes les plus faibles deviennent robustes? Ne vous souvenez-vous pas de lui avoir vu des attaques de nerfs si violentes que vous aviez de la peine à le tenir, vous qui, certes, n'êtes pas une femmelette?

—Bah! c'est que je craignais de le briser en le touchant.

—Oh bien! moi, précisément par la même raison, je me laissai gourmer jusqu'à ce qu'il s'apaisât un peu. Alors, voyant qu'il était impossible de l'empêcher d'aller voir Geneviève, je pris le parti de l'accompagner pour tâcher de rendre cette entrevue moins dangereuse. Est-ce là la conduite d'un traître envers vous, voisin?

—A la bonne heure, dit le marquis; mais, depuis, vous lui avez certainement donné de mauvais conseils.

—Ceux qui disent cela en ont menti par la gorge! s'écria Joseph en jouant la fureur. Je voudrais les voir là au bout de mon fusil pour savoir s'ils oseraient soutenir leur imposture.

—Tu diras ce que tu voudras, Joseph, si tu avais voulu employer ton crédit sur l'esprit d'André, tu l'aurais empêché de faire ce qu'il a fait; mais tu t'es croisé les bras et tu as dit: Il en arrivera ce qu'il pourra; ce sont les affaires de ce vieux grondeur de Morand, je ne m'en embarrasse guère... Oh! je connais ton insouciance, Joseph, et je te vois d'ici.

Joseph, voyant le marquis sensiblement radouci, redoubla d'audace, et affirma par les serments les plus épouvantables qu'il avait fait son possible pour ramener André au sentiment du devoir; mais André, disait-il, était un lion déchaîné; il n'écoutait plus rien et montrait un caractère opiniâtre, violent et vindicatif, sur lequel rien ne pouvait avoir prise.

—Chose étrange! dit le marquis en l'écoutant d'un air stupéfait; il était si craintif et si nonchalant avec moi!

—Ne croyez pas cela, marquis, disait Joseph, vous ne l'avez jamais connu; ce garçon-là est sournois en diable!

—C'est vrai, dit le marquis; il avait l'air de se soumettre; mais je n'avais pas les talons tournés que le drôle désobéissait de plus belle.

—Vous voyez bien que je le connais, reprit Joseph; il a agi de même avec moi; quand je lui avais fait une scène infernale pour le ramener au respect qu'il vous doit, il avait l'air convaincu. Je tournais les talons, et voilà mon drôle qui allait trouver les huissiers pour vous les envoyer.

—Ah! le scélérat! s'écria le marquis en serrant les poings à ce souvenir. Je ne sais pas, Joseph, comment tu peux le fréquenter encore; car tu es toujours ami intime avec lui: on vous voit partout ensemble; tu donnes le bras à sa femme; on a même dit que tu en étais amoureux, et que, durant la maladie d'André, tu avais été au mieux avec elle. Ne m'as-tu pas fait une scène incroyable la nuit où elle a osé venir jusqu'ici? En d'autres circonstances, j'aurais oublié notre vieille amitié et je t'aurais cassé la tête; vrai, j'étais un peu en colère.

—Voisin, permettez-moi de dire, au nom de notre vieille amitié, que vous aviez tort. Il s'agissait de la vie d'André dans ce moment-là. Je me souciais bien de cette pécore! N'avez-vous pas vu comment je l'ai fait détaler aussitôt qu'André a été rendormi?

—Non, je m'étais endormi moi-même dans ce moment.

—Ah! je suis fâché que vous n'ayez pas vu cela. Je lui ai dit son fait; et, à présent, croyez-vous que je ne ne lui dise pas tous les jours? Quant à elle, c'est, après tout, une assez bonne fille, douce, rangée et pleine de bons sentiments. J'en ai eu mauvaise opinion autrefois; mais je suis bien revenu sur son compte. Je suis sûr que vous n'auriez pas à vous plaindre d'elle si vous la connaissiez. Celui qui n'entend raison sur rien, celui qui menace et exécute, c'est André. Vous n'avez pas l'idée de ce qu'est votre fils à présent, marquis; et si vous saviez ce qu'il a résolu et ce que jusqu'ici j'ai réussi à empêcher, vous ne diriez pas que je lui donne de mauvais conseils.

—Il faut que tu me dises ce qu'il a résolu contre moi. Ah! je m'en moque bien! Je voudrais bien voir qu'il essayât du nouveau?

—Il y a des choses que le caractère le plus ferme et l'esprit le plus sensé ne peuvent ni prévenir ni empêcher, dit Joseph d'un air grave; les nouvelles lois donnent aux enfants un recours si étendu contre l'autorité sacrée des parents!

Le marquis commença à prévoir l'ouverture que lui préparait Joseph. Il y avait pensé plus d'une fois, et s'était flatté que son fils n'oserait jamais en venir là. Grossièrement abusé par la feinte amitié de Joseph, il commença à concevoir des craintes sérieuses, et il jeta autour de lui un regard étrange, que Joseph interpréta sur-le-champ. Il se promit de profiter de la terreur cupide du marquis, et, pour s'emparer de lui de plus en plus, il s'invita adroitement à dîner. «Ma demande n'est pas trop indiscrète, dit-il en tirant de sa gibecière le lièvre qu'il avait acheté au marché, j'ai précisément sur moi le rôti.»

—C'est une belle pièce de gibier, dit le marquis en examinant le lièvre d'un air de connaisseur.

—Je le crois bien, dit Joseph; mais ne me faites pas trop de compliments, car c'est votre bien que je vous rapporte; j'ai tué ça sur vos terres.

—En vérité? dit le marquis, dont les yeux brillèrent de joie: eh bien! tu vois, ils prétendent tous qu'il n'y a pas de lièvres dans ma commune! Moi, je sais qu'il y en a de beaux et de bons, puisque j'en élève tous les ans plus de cinquante que je lâche en avril dans mes champs. Ça me coûte gros; mais enfin c'est agréable de trouver un lièvre dans un sillon de temps en temps.

—A qui le dites-vous?

—Eh bien! tu sais les tracasseries de mes voisins pour ces malheureux lièvres. L'un disait:—Il se ruine, il fait des folies; l'autre:—Il a perdu la tête; jamais lièvres ne multiplieront dans un terrain si sec et si pierreux; ils s'en iront tous du côté des bois. Un troisième disait: —Le marquis fournit de lièvres la table du voisin; il fait des élèves pour sa commune, mais ils iront brouter le serpolet du Theil. Jusqu'à mon garde champêtre qui me soutient effrontément n'avoir jamais vu la trace d'un lièvre sur nos guérets.

—Eh bien! qu'est-ce que c'est que ça? dit Joseph en balançant d'un air superbe son lièvre par les oreilles; est-ce un âne? est-ce une souris? Je voudrais bien que le garde champêtre et tous les voisins fussent là pour me dire si ce que je tiens là est une chouette ou un oison.

Cette aimable plaisanterie fit rire aux éclats le marquis triomphant.

—Dis-moi, Joseph, est-ce le seul lièvre que tu aies vu sur la commune?

—Ils étaient trois ensemble, répondit Joseph, sans hésiter. Je crois bien que j'en ai blessé un qui ne s'en vantera pas.

—Ils étaient trois! dit le marquis enchanté.

—Trois, qui se promenaient comme de bons bourgeois dans la Marsèche de Lourche. Il y a une mère certainement; je l'ai reconnue à sa manière de courir. Elle doit être pleine.

—Ah! jamais les lièvres ne multiplieront sur les terres du marquis! dit M. de Morand d'un air goguenard en se frottant les mains. Et dis-moi, Joseph, tu n'as pas tiré sur la mère?

—Plus souvent! je sais le respect qu'on doit à la progéniture. Ah! par exemple, nous lâcherons quelques coups de fusil à ces petits messieurs-là dans six mois, quand ils auront eu le temps d'être papas et mamans à leur tour.

—Oui, s'écria le marquis, je veux que nous fassions un dîner avec tous les voisins; et, pour les faire enrager, on n'y servira que du lièvre tué sur les terres de Morand.

—Premier service, civet de lièvre, s'écria Joseph; rôti, râbles de lapereaux; entremets, filets de lièvre en salade, pâté de lièvre, purée, hachis... Les convives seront malades de colère et d'indigestion.

En réjouissant son hôte par ces grosses facéties, Joseph arriva avec lui au château. Le dîner fut bientôt prêt. Le fameux lièvre, qui peut-être avait passé son innocente vie à six lieues des terres du marquis, fut trouvé par lui savoureux et plein d'un goût de terroir qu'il prétendait reconnaître. Le marquis s'égaya de plus en plus à table, et quand il en sortit il était tout à fait bon homme et disposé à l'expansion. Joseph s'était observé, et tout en feignant de boire souvent, il avait ménagé son cerveau. Il fit alors en lui-même une récapitulation du plan territorial de Morand. Élevé dans les environs, habitué depuis l'enfance à poursuivre le gibier le long des haies du voisinage, il connaissait parfaitement la topographie des terres héréditaires de Morand et celle des propriétés de même genre apportées en dot par sa femme. Il choisit en lui-même le plus beau champ parmi ces dernières, et pria le marquis de l'y conduire sans rien laisser soupçonner de son intention. «On m'a dit que vous aviez planté cela d'une manière splendide; si ce n'est pas abuser de votre complaisance, allons un peu de ce côté-là.»

Le marquis fut charmé de la proposition; rien ne pouvait le flatter plus que d'avoir à montrer ses travaux agricoles. Ils se mirent donc en route. Chemin faisant, Joseph s'arrêta sur le bord d'une traîne comme frappé d'admiration. «Tudieu! quelle luzerne! s'écria-t-il, est-ce de la luzerne, voisin? Quel diable de fourrage est-ce là? c'est vigoureux comme une forêt, et bientôt on s'y promènera à couvert du soleil.»

—Ah! dit le marquis, je suis bien aise que tu voies cela. Je te prie d'en parler un peu dans le pays: c'est une expérience que j'ai faite, un nouveau fourrage essayé pour la première fois dans nos terres.

—Comme cela, s'appelle-t-il?

—Ah! ma foi, je ne saurais pas te dire; cela a un nom anglais ou irlandais que je ne peux jamais me rappeler. La société d'agriculture de Paris envoie tous les ans à notre société départementale (dont tu sais que je suis le doyen) différentes sortes de graines étrangères. Ça ne réussit pas dans toutes les mains.

—Mais dans les vôtres, voisin, il paraît que ça prospère. Il faut convenir qu'il n'y a peut-être pas deux cultivateurs en France qui sachent comme vous retourner une terre et lui faire produire ce qu'il vous plaît d'y semer. Vous êtes pour les prairies artificielles, n'est-ce pas?

—Je dis, mon enfant, qu'il n'y a que ça, et que celui qui voudra avoir du bétail un peu présentable dans notre pays ne pourra jamais en venir à bout sans les regains. Nous avons trop peu de terrain à mettre en pré, vois-tu; il ne faut pas se dissimuler que nous sommes secs comme l'Arabie. Ça aura de la peine à prendre: le paysan est entêté et ne veut pas entendre parler de changer la vieille coutume. Cependant ils commencent à en revenir un peu.

—Parbleu! je le crois bien; quand on voit au marché des boeufs comme les vôtres, on est forcé d'y faire attention. Pour moi, c'est une chose qui m'a toujours tourmenté l'esprit. L'autre jour encore j'en ai vu passer une paire qui allait à Berthenoux, et je me disais: Que diable leur fait-il manger pour leur donner cette graisse, et ce poil, et cette mine!

—-Eh bien! veux-tu que je te dise une chose? Tu vois cette luzerne anglaise, cela m'a rapporté vingt charrois de fourrage l'année dernière.

—Vingt charrois là-dedans! Votre parole d'honneur, voisin?

—Foi de marquis?

—C'est prodigieux! Vous me vendrez six boisseaux de cette graine-là, marquis; je veux la faire essayer dans mon petit domaine de Granières.

—Je te les donnerai, et je t'apprendrai la manière de t'en servir.

—Dites-moi, voisin, qu'est-ce qu'il y avait dans cette terre-là auparavant?

—Rien du tout, du mauvais blé. C'était cultivé par ces vieux Morins, les anciens métayers du père de ma femme, de braves gens, mais bornés. J'ai changé tout cela.

Joseph allongea sa figure de deux pouces, et, prenant un air étrangement mélancolique, «C'est une jolie prairie, dit-il; ce serait dommage qu'elle changeât de maître!»

Cette parole tira subitement le marquis de sa béatitude: il tressaillit.

—Est-ce que tu crois, dit-il après un instant de silence, qu'il y aurait quelqu'un d'assez hardi pour me chercher chicane sur quoi que ce soit?

—Je connais bien des gens, répondit Joseph, qui se ruineraient en procès pour avoir seulement un lambeau d'une propriété comme la vôtre.

Cette réponse rassura le marquis. Il crut que Joseph avait fait une réflexion générale, et, ayant escaladé pesamment un échalier, il s'enfonça avec lui dans les buissons touffus d'un pâturage.

—Je n'aime pas cela, dit-il en frappant du pied la terre vierge de culture où depuis un temps immémorial les troupeaux broutaient l'aubépine et le serpolet; je n'aime pas le terrain que l'on ne travaille pas. Les métayers ne veulent pas sacrifier les pâturages, parce que cela leur épargne la peine de soigner leurs boeufs à l'étable. Moi, je n'aime pas ces champs d'épines et de ronces où les moutons laissent plus de laine qu'ils ne trouvent de pâture. J'ai déjà mis la moitié de celui-ci en froment, et l'année prochaine je vous ferai retourner le reste. Les métayers diront ce qu'ils voudront, il faudra bien qu'ils m'obéissent.

—Certainement, si vos prairies à l'anglaise vous donnent assez de fourrage pour nourrir les boeufs au dedans toute l'année, vous n'avez pas besoin pâturaux. Mais est-ce de la bonne terre?

—Si c'est de la bonne terre! une terre qui n'a jamais rien fait! N'as-tu pas vu sur ma cheminée des brins de paille.

—Parbleu, oui! des tiges de froment qui ont cinq pieds de haut.

—Eh bien! c'étaient les plus petits. Dans tout ce premier blé les moissonneurs étaient debout dans les sillons, aussi bien cachés qu'une compagnie de perdrix.

—Diable! mais c'est une dépense que de retourner un pâtural comme celui-là.

—C'est une dépense qui prend trois ans du revenu de la terre. Peste! je ne recule devant aucun sacrifice pour améliorer mon bien.

—Ah! dit Joseph avec un grand soupir, qu'André est coupable de mécontenter un père comme le sien! Il sera bien avancé quand il aura retiré son héritage des mains habiles qui y sèment l'or et l'industrie, pour le confier à quelque imbécile de paysan qui le laissera pourrir en jachères!

Le marquis tressaillit de nouveau et marcha quelque temps les mains croisées derrière le dos et la tête baissée.

—Tu crois donc qu'André aurait cette pensée? dit-il enfin d'un air soucieux.

—Que trop! répondit Joseph avec une affectation de tristesse laconique. Heureusement, ajouta-t-il après cinq minutes de marche, que son héritage maternel est peu de chose.

—Peu de chose! dit le marquis; peste! tu appelles cela peu de chose! un bon tiers de mon bien, et le plus pur et le plus soigné!

—Il est vrai que ce domaine est un petit bijou, dit Joseph; des bâtiments tout neufs!

—Et que j'ai fait construire à mes frais, dit le marquis.

—Le bétail superbe! reprit Joseph.

—La race toute renouvelée depuis cinq ans, croisée mérinos, moutons cornus, dit le marquis. Il m'en a coûté cinquante francs par tête.

—Ce qu'il y a de joli dans cette propriété de Morand, reprit Joseph, c'est que c'est tout rassemblé, c'est sous la main: votre château est planté là; d'un côté les bois, de l'autre la terre labourable; pas un voisin entre deux, pas un petit propriétaire incommode fourré entre vos pièces de blé, pas une chèvre de paysan dans vos haies, pas un troupeau d'oies à travers vos avoines. C'est un avantage, cela!

—Oui! mais, vois-tu, si j'étais obligé par hasard de faire une séparation entre mon bien et celui qui m'est venu de ma femme, les choses iraient tout autrement. Figure-toi que le bien de Louise se trouve enchevêtré dans le mien. Quand je l'épousai, je savais bien ce que je faisais. Sa dot n'était pas grosse, mais cela m'allait comme une bague au doigt. Pour faucher ses prés, il n'y avait qu'un fossé à sauter; pour serrer ses moissons, il n'y avait pas de chemin de traverse, pas de charrette cassée, pas de boeuf estropié dans les ornières; on allait et venait de mon grenier à son champ comme de ma chambre à ma cuisine. C'est pourquoi je la pris pour femme, quoique du reste son caractère ne me convînt pas, et qu'elle m'ait donné un fils malingre et boudeur qui est tout son portrait.

—Et qui vous donnera bien de l'embarras si vous n'y prenez garde, voisin!

—Comment, diable! veux-tu que j'y prenne garde avec les sacrées lois que nous avons?

—Il faut tâcher, dit Joseph, de s'emparer de son caractère.

—Ah! si quelqu'un au monde pouvait dompter et gouverner un fils rebelle, répondit le marquis, il me semble que c'était moi! Mais que faire avec ces êtres qui ne résistent ni ne cèdent, que vous croyez tenir, et qui vous glissent des mains comme l'anguille entre les doigts du pêcheur?

Joseph vit que le marquis commençait à s'effrayer tout de bon; il le fit passer habilement par un crescendo d'épouvantes, affectant avec simplicité de l'arrêter à toutes les pièces de terre qui appartenaient à André, et que le pauvre marquis, habitué à regarder comme siennes depuis trente ans, lui montrait avec un orgueil de propriétaire. Quand il avait ingénument étalé tout son savoir-faire dans de longues démonstrations, et qu'il s'était évertué à prouver que le domaine de sa femme avait triplé de revenu entre ses mains, Joseph lui enfonçait un couteau dans le coeur en lui disant: «Quel dommage que vous soyez à la veille d'être dépouillé de tout cela!»

Alors le marquis affectait de prendre courage.

—Que m'importe! disait-il, il m'en restera toujours assez pour vivre: me voilà vieux.

—Hum! voisin, les belles filles du pays disent le contraire.

—Eh bien! reprenait le marquis, j'aurai toujours moyen d'être aimable et de faire de petits cadeaux à mes bergères quand je serai content d'elles.

—Eh! sans doute; au lieu du tablier de soie vous donnerez le tablier de cotonnade; au lieu de la jupe de drap fin, la jupe de droguet. Quand c'est le coeur qui reçoit, la main ne pèse pas les dons.

—Ces drôlesses aiment la toilette, reprit le marquis.

—Eh bien! vous ne réduirez en rien cet article de dépense; vous ferez quelques économies de plus sur la table: au lieu du gigot de mouton rôti, un bon quartier de chèvre bouilli; au lieu du chapon gras, l'oison du mois de mai. Avec de vrais amis, on dîne joyeusement sans compter les plats.

—Mes gaillards de voisins font pourtant diablement attention aux miens, reprit le marquis; et, quand ils veulent manger un bon morceau, ils regardent s'il y a de la fumée au-dessus de la cheminée de ma cuisine.

—Il est certain qu'on dîne joliment chez vous, voisin! Il en est parlé. Eh bien! vous établirez la réforme dans l'écurie. Que faites-vous de trois chevaux? Un bon bidet à deux fins vous suffit.

—Comme tu y vas! Et la chasse? ne me faut-il pas deux poneys pour tenir la Saint-Hubert?

—Mais votre gros cheval?

—Mon grison m'est nécessaire pour la voiture: veux-tu pas que je fasse tirer mes petites bêtes?

—Eh bien! laissons le grison au râtelier et descendons à la cave... Vous faites au moins douze pièces de vin par an?

—Qui se consomment dans la maison, sans compter le vin d'Issoudun.

—Eh bien! nous retrancherons le vin d'Issoudun; vous vendrez six pièces de votre crû, et vous couperez le reste avec de l'eau de prunes sauvages: ce qui vous fera douze pièces de bonne piquette bien verte, bien rafraîchissante.

—Va-t'en à tous les diables avec ta piquette! je n'ai pas besoin de me rafraîchir: ne me parle pas de cela. A mon âge être dépouillé, ruiné, réduit aux plus affreuses privations! un père qui s'est sacrifié pour son fils dans toutes les occasions, qui s'arrache le pain de la bouche depuis trente ans! Que faire? Si j'allais le trouver et lui appliquer une bonne volée de coups de bâton? Qu'en penses-tu, Joseph?

—Mauvais moyen! dit Joseph; vous l'aigririez contre vous, et il ferait pire: il faut tâcher plutôt de le prendre par la douceur, entrer en arrangement, le rappeler auprès de vous.

—Eh bien! oui, dit le marquis, qu'il revienne demeurer avec moi; qu'il abandonne sa Geneviève, et je lui pardonne tout.

—Généreux père! je vous reconnais bien là; mais qu'il abandonne sa Geneviève! Abandonner sa femme! c'est chose impossible: il serait capable de m'étrangler si j'allais le lui proposer.

—Mais c'est donc un vrai démon que ce morveux-là? dit le marquis en frappant du pied.

—Un vrai démon! répondit Joseph; vous serez forcé, je le parie, de vous charger aussi de sa sotte de femme et de son piaillard d'enfant.

—Il a un enfant! s'écria le marquis; ah! mille milliards de serpents! en voilà bien d'une autre!

—Oui, dit Joseph: c'est là le pire de l'affaire. Est-ce que vous ne saviez pas que sa femme est grosse?

—Ah! grosse seulement?

—L'enfant n'est pas né; mais c'est tout comme. André est si glorieux d'être père qu'il ne parle plus d'autre, chose; il fait mille beaux projets d'éducation pour monsieur son héritier. Il veut aller se fixer à Paris avec sa famille. Vous pensez bien que, dans de pareilles circonstances, il n'entendra pas facilement raison sur la succession.

—Eh bien! nous plaiderons, dit le marquis.

—C'est ce que je ferais à votre place, répondit tranquillement Joseph.

—Oui, mais je perdrai, reprit le marquis, qui raisonnait fort juste quand on ne le contrariait pas: la loi est toute en sa faveur.

—Croyez-vous? dit Joseph avec une feinte ingénuité.

—Je n'en suis que trop sûr.

—Malheur! Et que faire? vous charger aussi de la femme? C'est à quoi vous ne pourrez jamais consentir, et vous aurez bien raison!

—Jamais! j'aimerais mieux avoir cent fouines dans mon poulailler qu'une grisette dans ma maison.

—Je le crois bien, dit Joseph. Tenez, je vous conseille de vous débarrasser d'eux avec une bonne somme d'argent comptant, et ils vous laisseront en repos.

—De l'argent comptant, bourreau! où veux-tu que je le prenne? Avec ce que j'ai dépensé pour retourner ce pâtural, une paire de boeufs de travail que je viens d'acheter, les vins qui ont gelé, les charançons qui sont déjà dans les blés nouvellement rentrés; c'est une année épouvantable: je suis ruiné, ruiné! je n'ai pas cent francs à la maison.

—Moi, je vous conseille de courir les chances du procès.

—Quand je te dis que je suis sûr de perdre: veux-tu me faire damner aujourd'hui?

—Eh bien! parlons d'autre chose, voisin; ce sujet-là vous attriste, et il est vrai de dire qu'il n'a rien d'agréable.

—Si fait, parlons-en; car enfin il faut savoir à quoi s'en tenir. Puisque te voilà, et que tu dois voir André ce soir ou demain, je voudrais que tu pusses lui porter quelque proposition de ma part.

—Je ne sais que vous dire, répondit Joseph; cherchez vous-même ce qu'il convient de faire: vous avez plus de jugement et de connaissances en affaires que moi lourdaud. En fait de générosité et de grandeur dans les procédés, ni moi ni personne ne pourra se flatter de vous en remontrer.

—Il est vrai que je connais assez bien le monde, reprit le marquis, et que j'aime à faire les choses noblement. Eh bien! va lui dire que je consens à le recevoir et à l'entretenir de tout dans ma maison, lui, sa femme et tous les enfants qui pourront survenir, à condition qu'il ne me demandera jamais un sou et qu'il me signera un abandon de son héritage maternel.

—Vous êtes un bon père, marquis, et certainement je n'en ferais pas tant à votre place; mais je crains qu'André, qui a perdu la tête, ne montre en cette occasion une exigence plus grande que vos bienfaits: il vous demandera une pension.

—Une pension! jour de Dieu!

—Ah! je le crains; une petite pension viagère.

—Viagère encore! Qu'il ne s'y attende pas, le misérable! Je me laisserai couper par morceaux plutôt que de donner de l'argent: je n'en ai pas; je jure par tous les saints que je ne le peux pas. Qu'il vienne me chasser de ma maison et vendre mes meubles, s'il l'ose.

Joseph ne voulut pas aller plus loin ce jour-là; il crut avoir déjà fait beaucoup en arrachant la promesse d'une espèce de réconciliation; il savait que c'était ce qui ferait le plus de plaisir à Geneviève, et il espéra qu'une nouvelle tentative sur le marquis pourrait ramener à de plus grands sacrifices; il voulut donc laisser à cette première négociation le temps de faire son effet, et il prit congé du marquis avec force louanges ironiques sur sa magnanimité, et en lui promettant de porter sa généreuse proposition aux insurgés.




XVIII.

Le bon Joseph retourna à la ville d'un pied leste et le coeur léger. Arriver vers des amis malheureux et leur apporter une bonne nouvelle à laquelle ils ne s'attendent pas, c'est une double joie. Il trouva Geneviève seule et contemplant, à la lueur de sa lampe, une branche artificielle de boutons de fleurs d'oranger. Il était entré sans frapper, comme il lui arrivait souvent de le faire par précipitation ou par étourderie; il entendit Geneviève qui parlait seule et qui disait à ces fleurs: «Bouquet de vierge, j'ai été forcée de te porter le jour de mon mariage; mais je t'ai profané, et mon front n'était pas digne de toi. J'étais si honteuse de ce sacrilège que je t'ai caché bien avant dans mes cheveux, que je t'ai couvert de mon voile. Cependant tu ne t'es pas effeuillé sur ma tête; pour t'en remercier, je veux t'emporter dans ma tombe.»

—Qu'est-ce que vous dites, Geneviève? dit Joseph, épouvanté de ces paroles qu'il comprenait à peine.

Geneviève fit un cri, jeta le bouquet, et devint pâle et tremblante.

—Je vous apporte une bonne nouvelle, dit Joseph en s'asseyant à son côté: André est réconcilié avec son père; le marquis est réconcilié avec vous; il vous attend, il veut vous voir tous deux, tous trois près de lui.

—Ah! mon ami, dit Geneviève, ne me trompez-vous pas? comment le savez-vous?

—Je le sais parce qu'il me l'a dit, parce que je viens de le quitter et que je lui ai fait donner sa parole.

—Ah! Joseph! répondit Geneviève, embrassez-moi; grâce à vous, je mourrai tranquille.

—Mourir! dit Joseph en l'embrassant avec une émotion qu'il eut bien de la peine à cacher; ne parlez pas de cela, c'est une idée de femme enceinte. Où est André?

—Il se promène tous les soirs au bord de la rivière, du côté des Couperies.

—Pourquoi se promène-t-il sans vous?

—Je n'ai pas la force de marcher, et puis nous sommes si tristes que nous n'osons plus rester ensemble.

—Mais vous allez vous égayer, de par Dieu! dit Joseph; je vais le chercher et lui apprendre tout cela.

Il courut rejoindre André. Celui-ci fut moins joyeux que Geneviève à l'idée d'un rapprochement entre lui et son père. Il désirait le voir, obtenir son pardon, l'embrasser, lui présenter sa femme, et rien de plus. Demeurer avec lui était un projet qui l'effrayait extrêmement. Au milieu de ses hésitations et de ses répugnances, Joseph fut frappé de l'indolence et de l'inertie avec laquelle il envisageait sa position et la pauvreté où se consumait Geneviève.

—Malheureux! lui dit-il, tu ne songes donc pas que l'important n'est pas de jouer une scène de comédie sentimentale, mais d'avoir du pain pour ta femme et l'enfant qu'elle va te donner! Il faut bien se garder d'accepter cette première proposition de ton père sans arracher de son avarice quelque chose de mieux: une pension alimentaire au moins, et une moitié de ton revenu, s'il est possible.

—Mais par quel moyen? dit André; je ne puis avoir recours aux lois sans que Geneviève en soit informée; tu ne connais pas sa fermeté: elle est capable de me haïr si je viole sa défense.

—Aussi, reprit Joseph, faut-il lui cacher soigneusement mes démarches et me laisser faire.

André s'abandonna à la prudence et à l'adresse de son ami, trop faible pour combattre son père et trop faible aussi pour empêcher un autre de le combattre en son nom. Toujours effrayé, inerte et souffrant entre le bien et le mal, il retourna auprès de sa femme, feignit de partager son contentement, et s'endormit fatigué de la vie, comme il s'endormait tous les soirs.

Quelques jours s'écoulèrent avant que Joseph pût revoir le marquis. Une foire considérable avait appelé le seigneur de Morand à plusieurs lieues de chez lui, et il ne revint qu'à la fin de la semaine. Il rentra un soir, s'enferma dans sa chambre, et déposa dans une cachette à lui connue quelques rouleaux d'or provenant de la vente de ses bestiaux. «Ceux-là, dit-il en refermant le secret de la boiserie, on ne me les arrachera pas de si tôt.» Il revint s'asseoir dans son fauteuil de cuir et s'essuya le front avec la douce satisfaction d'un homme qui ne s'est pas fatigué en vain. En ce moment ses yeux tombèrent sur une petite lettre d'une écriture inconnue qu'on avait déposée sur sa table; il l'ouvrit, et après avoir lu les cinq ou six lignes qu'elle contenait, il se frotta les mains avec une joie extrême, retourna vers son argent, le contempla, relut la lettre, serra l'argent, et sortit pour commander son souper d'un ton plus doux que de coutume. Comme il entrait dans la cuisine, il se trouva face à face avec Joseph, qui attendait son retour depuis plusieurs heures, et qui était venu pour lui porter le dernier coup; mais cette fois toutes les batteries du brave diplomate furent déjouées.

—Eh bien! mon cher, lui dit le marquis en lui donnant amicalement sur l'épaule une tape capable d'étourdir un boeuf, nous sommes sauvés; tout est réparé, arrangé, terminé, tu sais cela? c'est toi qui as apporté la lettre?

—Quelle lettre? dit Joseph renversé de surprise.

—Bah! tu ne sais pas? dit le marquis: les enfants ont entendu raison; ils se confessent, ils s'humilient; c'est à tes bons conseils que je dois cela, j'en suis sûr; tiens, lis.

Joseph prit avidement le billet et tressaillit en reconnaissant l'écriture.

«MONSIEUR,

Notre excellent ami, Joseph Marteau, nous a appris avant-hier que vous aviez la bonté de pardonner à l'égarement de notre amour, et que vous tendiez les bras à un fils repentant. Dans l'impatience de voir s'opérer une réconciliation que j'ai demandée à Dieu tous les jours depuis six mois, je viens vous supplier de hâter cet heureux instant. J'espère que Joseph vous dira combien mon respect pour vous est sincère et désintéressé. Si André avait jamais eu la pensée de vous vendre sa soumission, j'aurais cessé de l'estimer et j'aurais rougi d'être sa femme. Permettez-nous bien vite d'aller pleurer à vos pieds; c'est tout, absolument tout ce que je vous demande.

Votre respectueuse servante, GENEVIÈVE.»

«Tout est perdu pour ces malheureux enfants romanesques, pensa Joseph; ce qu'il me reste à faire, c'est de réparer de mon mieux le tort que j'ai pu faire à André dans l'esprit de son père par mes abominables mensonges.»

Il y travailla sur-le-champ, et n'eut pas de peine à faire oublier au marquis les prétendues menaces qui l'avaient effrayé. Le hobereau était si content de ressaisir à la fois ses terres et son argent qu'il était dans les meilleures dispositions envers tout le monde; il se grisa complètement à souper, devint tendre et paternel, et prétendit qu'André était ce qu'il avait de plus cher au monde.

—Après votre argent, papa! lui répondit étourdiment Joseph, qui, par dépit, s'était grisé aussi.

—Qu'est-ce que tu dis? s'écria le marquis; veux-tu que je te casse une bouteille sur la tête pour t'apprendre à parler?

La querelle n'alla pas plus loin; le marquis s'endormit, et Joseph se sentait une mauvaise humeur inquiète et agissante qui lui donnait envie d'être dehors et de faire galoper François à bride abattue. Avant de le laisser partir, M. de Morand lui fit promettre de revenir le lendemain avec André et Geneviève.

Le lendemain de bonne heure, Joseph, reposé et dégrisé, alla trouver ses amis. Il avait bien envie de les gronder; mais la candeur et la noblesse de Geneviève, au milieu de ses perfidies obligeantes, le forçaient au silence. Ils montèrent tous trois en patache, et arrivèrent au château de Morand sans s'être dit un mot durant la route. André était triste, Joseph embarrassé; Geneviève était absorbée dans une rêverie douce et mélancolique. Les embrassements du marquis et de son fils furent convulsivement froids. La douce figure de Geneviève, son air souffrant, ses respectueuses caresses, firent une certaine impression sur la grossière écorce du marquis. Il ne put s'empêcher de lui témoigner des égards et des soins qu'il n'avait peut-être jamais eus pour aucune femme, hors les cas d'amour et de galanterie, où il se piquait d'être accompli. Le jeune couple fut installé au château assez convenablement, et richement en comparaison de l'état misérable dont il sortait. Le marquis eut l'air de faire beaucoup, quoiqu'il ne fit que prêter une chambre et céder deux places à sa table. André ne se plaignit pas; Geneviève était reconnaissante des plus petites attentions. Joseph venait de temps en temps; il était mécontent et découragé d'avoir manqué sa grande entreprise. La conduite sordide du père le révoltait, la résignation indolente du fils l'impatientait; mais il ne pouvait que se taire et boire le vin du marquis.

Tout alla bien pendant quelques jours. Quand les premiers moments de satisfaction d'un côté et d'allégement de l'autre furent passés, quand le marquis se fut accoutumé à ne rien craindre de la part de son fils, et André à ne rien espérer de la part de son père, l'antipathie naturelle qui existait entre eux reprit le dessus. Le marquis était méfiant maladroitement, comme un vieux campagnard. Il croyait avoir maté André; mais il ne pouvait croire à l'excessive noblesse de sa femme, et n'était pas tranquille sur l'abandon qu'elle faisait de toute prétention d'argent. Il consulta Joseph, qui, ennuyé de cette affaire, et près d'éclater en injures et en reproches contre le marquis, refusa de s'en occuper, et répondit laconiquement que Geneviève était la plus honnête femme qu'il connût. Cette réponse redoubla la méfiance du marquis. Il trouvait une contradiction évidente dans les manières de Joseph avec lui. Il commença à se tourmenter et à tourmenter André pour qu'il signât un désistement complet de la gestion et de la jouissance de sa fortune. André fut indigné de cette proposition et l'éluda froidement. Le marquis s'inquiéta de plus en plus. «Ils m'ont trompé, se disait-il; ils ont fait semblant de se soumettre à tout, et ils se sont introduits dans ma maison dans l'espérance de me dépouiller.»

Dès que cette idée eut pris une certaine consistance dans son cerveau, son aversion contre Geneviève se ranima, et il commença à ne plus pouvoir la cacher. Une grosse servante maîtresse, qui depuis longtemps gouvernait la maison, et qui avait vu avec rage l'introduction d'une autre femme dans son petit royaume, mit tous ses soins à envenimer, par de sots rapports, ses actions, ses paroles et jusqu'à ses regards. Elle n'eut pas de peine à aigrir les vieux ressentiments du marquis, et l'infortunée Geneviève devint un objet de haine et de persécution.

Elle fut lente à s'en apercevoir: elle ne pouvait croire à tant de petitesse et de méchanceté; mais quand elle s'en aperçut, elle fut glacée d'effroi, et, tombant à genoux, elle implora la Providence, qui l'avait abandonnée. Elle supporta un mois l'oppression, le soupçon insultant et l'avarice grossière avec une patience angélique. Un jour, insultée et calomniée à propos d'une aumône de quelques francs qu'elle avait faite dans le village, elle appela André à son secours et lui demanda aide et protection. André, pour tout secours, lui proposa de prendre la fuite.

Geneviève approchait du terme de sa grossesse; elle ne possédait pas un denier pour subvenir aux frais de sa délivrance; elle se sentait trop malade et trop épuisée pour nourrir son enfant, et elle n'avait pas de quoi le faire nourrir par une autre. Elle ne pouvait plus rien gagner, son état était perdu; André n'avait pas l'industrie de s'en créer un. Elle sentit qu'elle était enchaînée, qu'il fallait vivre ou mourir sous le joug de son beau-père. Elle se soumit et sentit la douleur pénétrer comme un poison dans toutes les fibres de son coeur.

Quand son parti fut pris, quand elle se fut détachée de la vie par un renoncement volontaire et complet à toute espérance de bonheur, elle retrouva la forte patience et le calme extérieur qui faisaient la base de son caractère. Une grande passion pour son mari l'eût rendue capable de porter joyeusement le poids d'une si rude destinée et de se conserver pour des jours meilleurs; mais ces jours-là n'étaient pas à espérer avec une âme aussi débile que celle d'André. Geneviève n'était pas née passionnée; elle était née honnête, intelligente et ferme. Elle raisonnait avec une logique accablante, et toutes ses conclusions tendaient à la désespérer. Un instant elle avait entrevu une vie d'amour et d'enthousiasme, elle l'avait comprise plutôt que sentie; pour lui inspirer l'aveugle dévouement de la passion, il eût fallu un être assez grand, assez accompli pour la convaincre avant de l'entraîner. Elle avait vu cet être-là dans ses livres, et elle avait cru le voir encore derrière l'enveloppe douce, gracieuse et caressante d'André; mais à la première occasion elle avait découvert qu'elle s'était trompée.

Elle continua de l'aimer et le traita dans son coeur, non comme un amant, mais comme elle eût fait d'un frère plus jeune qu'elle. Elle s'efforça de lui épargner la souffrance en lui cachant la sienne; elle s'habitua à souffrir seule, à n'avoir ni appui, ni consolation, ni conseil. Sa force augmenta dans cette solitude intellectuelle; mais son corps s'y brisa, et elle sentit avec joie qu'elle ne devait pas souffrir longtemps.

André la vit dépérir sans comprendre qu'il allait la perdre. Elle souffrait extrêmement de sa grossesse, et attribuait à cet état toutes ses indispositions et toutes ses tristesses.

André la soignait tendrement, et s'imaginait qu'elle serait délivrée de tous ses maux le jour où elle deviendrait mère.

Geneviève, se sentant près de ce moment, songea à l'avenir de cet enfant qu'elle espérait léguer à son mari. Elle s'effraya de l'éducation qu'il allait recevoir et des maux qu'il aurait à endurer: elle désira lui procurer une existence indépendante, et, pensant qu'elle avait assez fait pour montrer sa soumission et son désintéressement personnel, elle décida en elle-même que le moment du courage et de la fermeté était venu.

Elle déclara donc à André qu'il fallait demander à son père une pension alimentaire qui mît leur enfant, en cas d'événement, à couvert du besoin, et qui pût, par la suite, lui assurer un sort indépendant. Elle fixa cette pension à douze cents francs de rente, le strict nécessaire pour quiconque sait lire et écrire, et ne veut être ni soldat ni domestique.

André laissa voir sur son visage l'émotion pénible que lui causait cette nécessité; il promit néanmoins de s'en occuper. Geneviève comprit qu'il ne s'en occuperait pas. Elle s'arma de résolution et alla trouver le marquis. Elle lui exposa sa demande dans les termes les plus doux, et fut accueillie mieux qu'elle ne s'y attendait. Le marquis espéra acheter à ce prix modeste la signature d'André à un acte de renonciation, et il promit à cette condition d'acquiescer à la demande de Geneviève; mais celle-ci, qui en toute autre situation se fût engagée à tous les sacrifices possibles, comprit qu'elle n'avait pas le droit de le faire en ce moment: elle allait mourir et laisser un orphelin; car André n'était pas plus propre au rôle de père qu'à celui de fils et d'époux. Elle frémit à l'idée de dépouiller son enfant et de le sacrifier à un sentiment d'orgueil et de dédain. Elle essaya de faire comprendre à son beau-père ce qui se passait en elle; mais ce fut bien inutile: le marquis insista. Geneviève fut forcée de résister franchement. Alors le marquis entra dans une fureur épouvantable et l'accabla d'injures. La gouvernante, qui avait écouté à la porte, dans la crainte que son maître ne se laissât persuader par cet entretien, entra et joignit ses reproches et ses insultes à celles du marquis. Geneviève avait supporté les premières avec résignation; elle répondit aux secondes par une seule parole de ce froid mépris qu'elle savait exprimer, dans l'occasion, d'une manière incisive. Le marquis prit le parti de sa maîtresse, et, ayant épuisé tout le vocabulaire des jurons et des gros mots, leva le bras pour frapper Geneviève. En cet instant, André, attiré par le bruit, entrait dans la chambre. Personne n'était plus violent que lui quand une forte commotion le tirait de sa léthargie habituelle: dans ces moments-là il perdait absolument la tête et devenait furieux. A la vue de Geneviève enceinte, à demi terrassée par le bras robuste du marquis, tandis que l'odieuse servante s'avançait, une chaise dans les mains, pour la jeter sur elle, André s'élança sur un couteau de chasse qui était ouvert sur la table, prit d'une main son père à la gorge, et de l'autre le frappa à la poitrine.

Geneviève s'était élancée entre eux avec un gémissement d'horreur; elle avait saisi le bras d'André et l'avait contraint à céder. La chemise du marquis fut à peine effleurée par la lame, et Geneviève se coupa les doigts assez profondément en cherchant à s'en emparer. «Ton père! ton père! c'est ton père!» criait-elle à André d'une voix étouffée. André laissa tomber le couteau et s'évanouit.

La servante essaya de jeter sur Geneviève tout l'odieux de cette scène déplorable; mais le marquis avait vu de trop près les choses pour ne pas savoir très-bien que Geneviève lui avait sauvé la vie, que le sang dont il était couvert était sorti des veines de la pauvre innocente. Il se calma aussitôt et l'aida à secourir André, qui était dans un état effrayant. Quand il revint à lui, il regarda son père et sa femme d'un air effaré, et leur demanda ce qui s'était passé. «Rien,» dit le marquis, dont le coeur n'était pas toujours fermé à la miséricorde à la vue d'un repentir sincère, et qui d'ailleurs se sentait aussi coupable qu'André. «A genoux, André, dit Geneviève à son mari; à genoux devant ton père! et ne te relève pas qu'il ne t'ait pardonné. Je vais te donner l'exemple.»

Cette soumission acheva de désarmer le marquis; il embrassa son fils et Geneviève, et déclara qu'il accordait la pension de douze cents francs. Les malheureux jeunes gens n'étaient guère en état de songer au sujet de la querelle. André eut, pendant trois jours, un tremblement nerveux de la tête aux pieds. Son père radoucit sensiblement ses manières accoutumées, mit sa servante à la porte, et témoigna presque de la tendresse à Geneviève; mais il n'était plus temps: son enfant était mort ce jour-là dans son sein; elle ne le sentait plus remuer, et elle attendait tous les jours avec un courage stoïque les atroces douleurs qui devaient la délivrer de la vie.

Le brave médecin qui avait soigné André vint la voir et lui demanda comment elle se trouvait. Geneviève l'emmena dans le verger, et quand ils furent seuls, «Mon enfant est mort, lui dit-elle d'un air triste et calme, et moi je mourrai aussi; dites-moi si vous croyez que ce sera bientôt.» Le médecin n'eut pas de peine à le croire et vit qu'elle était perdue, mais qu'elle avait du courage.

—Au moins, lui dit-il, vous mourrez sans trop souffrir; vous n'aurez pas la force d'accoucher. Vous avez un anévrisme au coeur, et vous étoufferez dès les premiers symptômes de délivrance.

—Je vous remercie de cette promesse, dit Geneviève, et je remercie Dieu, qui m'épargne à mon dernier moment. J'ai assez souffert dans cette vie; il a fini avec moi.

En effet, pendant ce dernier mois, Geneviève ne souffrit plus: elle n'avait pas la force de quitter son fauteuil; mais elle lisait l'Écriture sainte ou se faisait apporter des fleurs dont elle parsemait sa table. Elle passait des heures entières à les contempler d'un air heureux, et personne ne pouvait deviner à quoi elle songeait dans ces moments-là. Geneviève souffrait de se voir entourée et surveillée; elle demandait en grâce à être seule; alors il lui semblait qu'elle rêvait ou priait plus librement; elle regardait doucement le ciel et ses fleurs, puis elle se penchait vers elles et leur parlait à demi-voix d'une manière étrange et enfantine. «Vous savez que je vous aime, leur disait-elle; j'ai un secret à vous dire: c'est que je vous ai toujours préférées à tout. Pendant longtemps je n'ai vécu que pour vous; j'ai aimé André à cause de vous, parce qu'il me semblait pur et beau comme vous. Quand j'ai souffert par lui, je me suis reportée vers vous; je vous ai demandé de me consoler, et vous l'avez fait bien souvent; car vous me connaissez, vous avez un langage, et je vous comprends. Nous sommes soeurs. Ma mère m'a souvent dit que, quand elle était enceinte de moi, elle ne rêvait que de fleurs, et que, quand je suis née, elle m'a fait mettre dans un berceau semé de feuilles de roses. Quand je serai morte, j'espère qu'André en répandra encore sur moi, et qu'il vous portera tous les jours sur mon tombeau, ô mes chères amies!»

Quelquefois elle prenait un lis et l'approchait du visage d'André agenouillé devant elle. «Tu es blanc comme lui, lui disait-elle, et ton âme est suave et chaste comme son calice; tu es faible comme sa tige, et le moindre vent te courbe et te renverse. Je t'ai aimé peut-être à cause de cela; car tu étais, comme mes fleurs chéries, inoffensif, inutile et précieux.»

Quelquefois il lui arriva de se surprendre à regretter presque la vie. Le matin, quand la nature s'éveillait riante et animée, quand les oiseaux chantaient dans les arbres couverts de fleurs, quand tout semblait goûter et savourer le bonheur, alors elle éprouvait contre André une sorte de colère sourde; elle se rappelait les jours calmes et délicieux qu'elle avait passés dans sa petite chambre avant de le connaître, et elle sentait que tous ses maux dataient du jour où il lui avait parlé d'amour et de science. Elle regrettait son ignorance, et le calme de son imagination, et les tendres rêveries où elle s'endormait heureuse, alors qu'elle ne savait la raison de rien dans l'univers. Dans ces moments de tristesse, elle priait André de la laisser seule, et elle attendait, pour le rappeler, que cette disposition eût fait place à sa résignation habituelle; alors elle le traitait avec une ineffable tendresse, et, pour le récompenser de ses derniers soins, elle emporta dans la tombe le secret de quelques larmes accordées à la mémoire du passé.

Quelques jours avant sa mort, Henriette vint la voir, et lui demanda pardon, à genoux et en sanglotant, de sa conduite folle et cruelle. Geneviève la pressa contre son coeur et lui promit de prier pour elle dans le ciel.

Le dernier jour, Geneviève pria André de lui apporter plus de fleurs qu'à l'ordinaire, d'en couvrir son lit et de lui faire un bouquet et une couronne. Quand il les eut apportées, il s'aperçut qu'il y avait des tubéreuses et voulut les retirer dans la crainte que leur parfum ne lui fit mal; Geneviève le força de les lui rendre. «Donne, donne, André, lui dit-elle, tu ne sais pas quel bien j'en espère; le moment de souffrir et de mourir est venu: puissent-elles me servir de poison et m'endormir vite!» Joseph entra en ce moment; elle lui tendit la main et le fit asseoir près d'elle; elle passa son autre bras autour du cou d'André et appuya sa joue froide contre la sienne: Ils voulurent lui parler. «Taisez-vous, leur dit-elle, je pense à quelque chose, je vous répondrai plus tard.» Elle resta ainsi une demi-heure. Joseph sentit alors un léger tressaillement; il baisa la main qu'il tenait, elle était raide et froide.

«André, dit-il d'une voix étouffée, embrasse ta femme.

André embrassa Geneviève; il la regarda: elle était morte.

André fut malade pendant un an. L'infortuné n'eut pas la force de mourir. Joseph ne le quitta pas un seul jour. On les voit souvent se promener ensemble le long des traînes. André marche lentement et les yeux baissés, quelquefois il sourit d'un air étonné; son père est devenu doux et complaisant pour lui. Depuis qu'il n'a plus ni désirs ni espérances sur la terre, il n'a plus de lutte à soutenir contre ce vieillard obstiné. Henriette ne parle jamais de Geneviève sans un déluge d'éloges et de larmes sincères et bruyantes. Celui qui la regrette le plus vivement, c'est Joseph; il n'en parle jamais; il semble aussi insouciant, aussi viveur qu'autrefois; mais il y a des moments où sa figure trahit une souffrance encore plus longue et plus profonde que celle d'André.




FIN D'ANDRÉ.




Chargement de la publicité...