Anie: Illustrated version
ANIE
PAR
HECTOR MALOT
PARIS
PRÉFACE
de la version illustrée.
À notre connaissance, il n'existe pas de version illustrée de ce roman dans le format livre-papier. Il a cependant été publié en format feuilleton par l'Illustration (journal hebdomadaire), entre le 21 février et le 6 juin 1891 avec des illustrations d'Émile Bayard et le concours des graveurs de l'Illustration. Les bénévoles du Project Gutenberg ont assemblé les tranches de cette publication en un livre électronique, pour le bénéfice des usagers de notre bibliothèque en ligne. Une couverture couleur a été produite à partir d'une de ces gravures pour agrémenter cette version.
R. L.PREMIÈRE PARTIE
Au balcon d'une maison du boulevard Bonne-Nouvelle, en hautes et larges lettres dorées, on lit: Office cosmopolitain des inventeurs; et sur deux écussons en cuivre appliqués contre la porte qui, au premier étage de cette maison, donne entrée dans les bureaux, cette enseigne se trouve répétée avec l'énumération des affaires que traite l'office: «Obtention et vente de brevets d'invention en France et à l'étranger; attaque et défense des brevets en tous pays; recherches d'antériorités; dessins industriels; le Cosmopolitain, journal hebdomadaire illustré: M. Chaberton, directeur.»
Qu'on tourne le bouton de cette porte, ainsi qu'une inscription invite à le faire, et l'on est dans une vaste pièce partagée par cages grillées, que divise un couloir central conduisant au cabinet du directeur; un tapis en caoutchouc (B.S.G.D.G.) va d'un bout à l'autre de ce couloir, et par son amincissement il dit, sans qu'il soit besoin d'autres indications, que nombreux sont ceux qui, happés par les engrenages du brevet d'invention, engagés dans ses laminoirs, passent et repassent par ce chemin de douleurs, sans pouvoir s'en échapper, et reviennent là chaque jour jusqu'à ce qu'ils soient hachés, broyés, réduits en pâte et qu'on ait exprimé d'eux, au moyen de traitements perfectionnés, tout ce qui a une valeur quelconque, argent ou idée. Tant qu'il lui reste un souffle la victime crie, se débat, lutte, et aux guichets des cages derrière lesquels les employés se tiennent impassibles, ce sont des explications, des supplications ou des reproches qui n'en finissent pas; puis l'épuisement arrive; mais celle qui disparaît est remplacée par une autre qui subit les mêmes épreuves avec les mêmes plaintes, les mêmes souffrances, la même fin, et celle-là par d'autres encore.
En général les clients du matin n'appartiennent pas à la même catégorie que ceux du milieu de la journée ou du soir.
A la première heure, souvent avant que Barnabé, le garçon de bureau, ait ouvert la porte et fait le ménage, arrivent les fiévreux, les inquiets, ceux que l'engrenage a déjà saisis et ne lâchera plus; de la période des grandes espérances ils sont entrés dans celle des difficultés et des procès; ils apportent des renseignements décisifs pour leur affaire qui dure depuis des mois, des années, et va faire un grand pas ce jour-là; ou bien c'est une nouvelle provision pour laquelle ils sont en retard et qu'ils ont pu enfin se procurer le matin même par un dernier sacrifice; et, en attendant l'arrivée des employés ou du directeur, ils content leurs douleurs et leurs angoisses à Barnabé qui les enveloppe de flots de poussière soulevés par son balai.
Puis, après ceux-là, c'est l'heure de ceux qui, pour la première fois, tournent le bouton de l'office; vaguement ils savent que les brevets ou les marques de fabrique doivent protéger leur invention, ou assurer ainsi la propriété de ses produits; et ils viennent pour qu'on éclaire leur ignorance. Que faut-il faire? Ils ont toutes les confiances, toutes les audaces, portés qu'ils sont sur les ailes de la fortune ou de la gloire. Ne sont-ils pas sûrs de révolutionner le monde avec leur invention, qui va les enrichir, en même temps qu'elle enrichira tous ceux qui y toucheront? Et les millions roulent, montent, s'entassent, éblouissants, vertigineux.
--S'il faut prendre un brevet en Angleterre? dit M. Chaberton répondant à leurs questions; non seulement en Angleterre, mais aussi en Italie, en Espagne, en Allemagne, en Europe, en Asie, en Amérique, partout où la législation protectrice des brevets a pénétré. Sans doute la dépense peut être gênante, alors surtout qu'on s'est épuisé dans de coûteux essais; mais ce n'est pas quand on touche au succès qu'on va le laisser échapper.
Et, sortant de son cabinet, M. Chaberton amène lui-même dans ses bureaux ce nouveau client pour le confier à celui des employés qui guidera ses pas dans la voie de la prise et de l'exploitation d'un brevet.
--Voyez Mr Barincq! Voyez Mr Spring! Voyez Mr Jugu.
Et le client admis dans la cage de celui à qui on le confie s'intéresse, ravi, à voir Mr Barincq, le dessinateur de l'office, traduire sur le papier les idées plus ou moins vagues qu'il lui explique, ou Mr Spring préparer devant lui les pièces si importantes des patentes anglaises; car, dans l'Office cosmopolitain, on opère sous l'œil du client; c'est même là une des spécialités de la maison, grâce à Mr Spring qui écrit avec une égale facilité le français, l'anglais, l'allemand, l'italien, l'espagnol, ayant roulé par tous les pays avant de venir échouer boulevard Bonne-Nouvelle; et aussi, grâce à Mr Barincq qui sait en quelques coups de crayon bâtir un rapide croquis.
Après une journée bien remplie qui n'avait guère permis aux employés de respirer, les bureaux commençaient à se vider; il était six heures vingt-cinq minutes, et les clients qui tenaient à voir Mr Chaberton lui-même savaient par expérience que, quand la demie sonnerait, il sortirait de son cabinet, sans qu'aucune considération pût le retenir une minute de plus, ayant à prendre au passage l'omnibus du chemin de fer pour s'en aller à Champigny, où, hiver comme été, il habite une vaste propriété dans laquelle s'engloutit le plus gros de ses bénéfices.
Bien que la besogne du jour fût partout achevée, et que Barnabé fût déjà revenu de la poste où il avait été porter le courrier, les employés, derrière leurs grillages, paraissaient tous appliqués au travail: le patron allait passer en jetant de chaque côté des regards circulaires, et il ne fallait pas qu'il pût s'imaginer qu'on ne ferait rien après son départ.
Quand le coup de la demie frappa, il ouvrit la porte de son cabinet, et apparut coiffé d'un chapeau rond, portant sur le bras un pardessus dont la boutonnière était décorée d'une rosette multicolore, sa canne à la main; un client misérablement vêtu le suivait et le suppliait.
--Barnabé, guettez l'omnibus, dit M. Chaberton.
--C'est ce que je fais, monsieur.
En effet, posté dans l'embrasure d'une fenêtre, le garçon de bureau ne quittait pas des yeux la chaussée, qu'il découvrait au loin jusqu'à la descente du boulevard Montmartre, son regard passant librement à travers les branches des marronniers et des paulownias qui commençaient à peine à bourgeonner.
Cependant le client, sans lâcher M. Chaberton, manœuvrait de façon à lui barrer le passage.
--Tâchez donc, disait-il, de m'obtenir cinq mille francs de MM. Strifler; ils gagnent plus de cinq cent mille francs par an avec mes brevets; ils peuvent bien faire cela pour celui qui les leur a vendus.
--Ils répondent qu'ils ont fait plus qu'ils ne devaient.
--Ce n'est pas à vous qu'ils peuvent dire cela; vous qui avez vu comme ils m'ont saigné à blanc; qu'ils m'abandonnent ces cinq mille francs, et je renonce à toute autre réclamation; c'est plus d'un million que je sacrifie.
--Monsieur Barincq, interrompit le directeur, où en est votre bois pour le journal?
--J'avance, monsieur.
--Il faut qu'il soit fini ce soir.
--Je ne partirai pas sans qu'il soit terminé.
--Je compte sur vous.
--Avec ces cinq mille francs, continuait le client, j'achève mon appareil calorimétrique, qui sera certainement la plus importante de mes inventions; son influence sur les progrès de notre artillerie peut être considérable: ce n'est pas seulement un intérêt égoïste qui est en jeu, le mien, que vous m'avez toujours vu prêt à sacrifier, c'est aussi un intérêt patriotique.
--Vous vous ferez sauter, mon pauvre monsieur Rufin, avec vos expériences sur les pressions des explosifs en vases clos.
--C'est bien de cela que j'ai souci!
--L'omnibus! cria le garçon de bureau.
Mr Chaberton se dirigea vivement vers la porte, accompagné de son client, et le silence s'établit dans les bureaux, comme si les employés attendaient un retour possible, quelque invraisemblable qu'il fût.
--Emballé, le patron! cria Barnabé resté à la fenêtre.
Mais tout à coup il poussa un cri de surprise.
--Qu'est-ce qu'il y a?
--Le vieux Rufin monte avec lui pour le raser jusqu'à la gare.
Alors, instantanément, au silence succéda un brouhaha de voix et un tapage de pas, que dominait le chant du coq, poussé à plein gosier par l'employé chargé de la correspondance.
--Taisez-vous donc, monsieur Belmanières, dit le caissier en venant sur le seuil de la pièce qu'il occupait seul, on ne s'entend pas.
--Tant mieux pour vous.
--Parce que? demanda le caissier qui était un personnage grave, mais simple et bon enfant.
--Parce que, mon cher monsieur Morisette, si vous dîtes des bêtises, comme cela vous arrive quelquefois, on ne se fichera pas de vous.
Morisette resta un moment interloqué, se demandant évidemment s'il convenait de se fâcher, et cherchant une réplique.
--Ah! que vous êtes vraiment le bien nommé, dit-il enfin après un temps assez long de réflexion.
C'était précisément parce qu'il s'appelait Belmanières que l'employé de la correspondance affectait l'insolence avec ses camarades, cherchant en toute occasion et sans motif à les blesser, afin qu'ils n'eussent pas la pensée de faire allusion à son nom, dont le ridicule ne lui laissait pas une minute de sécurité; un autre que lui fût peut-être arrivé à ce résultat avec de la douceur et de l'adresse, mais étant naturellement grincheux, malveillant et brutal, il n'avait trouvé comme moyen de se protéger que la grossièreté; la réplique du caissier l'exaspéra d'autant plus qu'elle fut saluée par un éclat de rire général auquel Spring seul ne prit pas part.
Mais l'amitié ou la bienveillance n'était pour rien dans cette abstention, et si Spring ne riait pas comme ses camarades de la réponse de Morisette, et surtout de la mine furieuse de Belmanières, c'est qu'il était absorbé dans une besogne dont rien ne pouvait le distraire. A peine le patron avait-il été emballé dans l'omnibus, comme disait Barnabé, que Spring, ouvrant vivement un tiroir de son bureau, en avait tiré tout un attirail de cuisine: une lampe à alcool, un petit plat en fer battu, une fiole d'huile, du sel, du poivre, une côtelette de porc frais enveloppée dans du papier et un morceau de pain; la lampe allumée, il avait posé dessus son plat après avoir versé dedans un peu d'huile, et maintenant il attendait qu'elle fût chaude pour y tremper sa côtelette; que lui importait ce qui se disait et se faisait autour de lui? Il était tout à son dîner.
Ce fut sur lui que Belmanières voulut passer sa colère.
--Encore les malpropretés anglaises qui commencent, dit-il en venant appuyer son front contre le grillage de Spring.
--Ce n'était pas des malpropretais, dit celui-ci froidement avec son accent anglais.
--Pour le nez à vo, répondit Belmanières en imitant un instant cet accent, mais pour le nez à moa; et je dis qu'il est insupportable que le mardi et le vendredi vous nous infectiez de votre sale cuisine.
--Vous savez bien que le mardi et le vendredi je ne peux pas rentrer dîner chez moi, puisque je travaille dans ce quartier.
--Vous ne pouvez pas dîner comme tout le monde au restaurant?
--No.
L'énergie de cette réplique contrastait avec l'apparente insignifiance de la question de Belmanières, et elle expliquait tout un côté des habitudes mystérieuses de Spring obsédé par une manie qui lui faisait croire que la police russe voulait l'empoisonner. Pourquoi? Pourquoi la police russe poursuivait-elle un sujet anglais? Personne n'en savait rien. Rares étaient ceux à qui il avait fait des confidences à ce sujet, et jamais elles n'avaient été jusqu'à expliquer les causes de la persécution dont il était victime; mais enfin cette persécution, évidente pour lui, l'obligeait à toutes sortes de précautions. C'était pour lui échapper qu'il avait successivement fui tous les pays qu'il avait habités: Odessa, Gènes, Malaga, San-Francisco, Rotterdam, Melbourne, Le Caire, et que maintenant à Paris il déménageait tous les mois pour dépister les mouchards, passant de Montrouge à Charonne, des Ternes, à la Maison-Blanche. Et c'était aussi parce qu'il se sentait enveloppé par cette surveillance, qu'il ne mangeait que les aliments qu'il avait lui-même préparés, convaincu que s'il entrait dans un restaurant, un agent acharné à sa poursuite trouverait moyen de jeter dans son assiette ou dans son verre une goutte de ces poisons terribles dont les gouvernements ont le secret.
--Savez-vous seulement pourquoi vous ne pouvez pas dîner au restaurant? demanda Belmanières pour exaspérer Spring.
--Je sais ce que je sais.
--Alors, vous savez que vous êtes toqué.
--Laissez-moi tranquille, je ne vous parle pas.
Une voix sortit de la cage située près de la porte, celle de Barincq:
--Mr Spring a raison, chacun ses idées.
--Quand elles sont cocasses, on peut bien en rire sans doute.
--Riez-en tout bas.
--Ne perdez donc pas votre temps à faire le Don Quichotte gascon; vous n'aurez pas fini votre bois et vous arriverez en retard à votre soirée.
Abandonnant la cage de Spring, Belmanières vint se camper au milieu du passage:
--Dites donc, messieurs, vous savez que c'est aujourd'hui que Mr Barincq donne à danser dans les salons de la rue de l'Abreuvoir? Une soirée dansante rue de l'Abreuvoir, à Montmartre, dans les salons de Mr Barincq, autrefois inventeur de son métier, présentement dessinateur de l'office Chaberton, en voilà encore une idée cocasse: «Mr et Mme Barincq de Saint-Christeau prient M*** de leur faire l'honneur de venir passer la soirée chez eux le mardi 4 avril à 9 heures. On dansera.» Non, vous savez, ce que c'est drôle; c'est à se rouler.
--Roulez-vous, dit le caissier, nous serons tous bien aises de voir ça; ne vous gênez pas.
--Barnabé, balayez donc une place pour que M. Belmanières puisse se rouler.
--Pourquoi ne nous avez-vous pas invités? demanda Belmanières sans répondre directement.
--On ne pouvait pas vous inviter, vous? répondit l'employé au contentieux qui jusque-là n'avait rien dit, occupé qu'il était à cirer ses souliers.
--Parce que, monsieur Jugu?
--Parce que pour aller dans le monde il faut certaines manières.
Un rire courut dans toutes les cages.
Exaspéré, Belmanières se demanda manifestement s'il devait assommer Jugu; seulement la réplique qu'il fallait pour cela ne lui vint pas à l'esprit; après un moment d'attente il se dirigea vers la porte avec l'intention de sortir; mais, rageur comme il l'était, il ne pouvait pas abandonner ainsi la partie; on l'accuserait de lâcheté, on se moquerait de lui lorsqu'il ne serait plus là; il revint donc sur ses pas:
--Certainement j'aurais été déplacé dans les salons de M. et madame Barincq de Saint-Christeau, dit-il en prenant un ton railleur; mais il n'en eût pas été de même de M. Jugu; et assurément quand Barnabé, qui va ce soir faire fonction d'introducteur des ambassadeurs, aurait annoncé de sa belle voix enrouée: «M. Jugu» il y aurait eu sensation dans les salons, comme il convient pour l'entrée d'un gentleman aussi pourri de chic, aussi pschut; sans compter que ce haut personnage pouvait faire un mari pour mademoiselle de Saint-Christeau.
--Monsieur, dit Barincq d'une voix de commandement, je vous défends de mêler ma fille à vos sornettes.
--Vous n'avez rien à me défendre ni à m'ordonner; et le ton que vous prenez n'est pas ici à sa place. Peut-être était-il admissible quand vous étiez M. de Saint-Christeau; mais maintenant que vous avez perdu votre noblesse avec votre fortune pour devenir simplement le père Barincq, employé de l'office Chaberton ni plus ni moins que moi, il est ridicule avec un camarade qui est votre égal. Quant à votre fille, j'ai le droit de parler d'elle, de la juger, de la critiquer, même de me ficher d'elle...
--Monsieur!
--Oui, mon bonhomme, de me ficher d'elle, de la blaguer.... puisqu'elle est une artiste. Quand par suite de malheurs, ils sont connus ici vos malheurs, on laisse sa fille fréquenter l'atelier Julian, et exposer au Salon des petites machines pas méchantes du tout, pour lesquelles on mendie une récompense de tous les côtés, on n'a pas de ces fiertés-là.
--Taisez-vous; je vous dis de vous taire.
L'accent aurait dû avertir Belmanières qu'il serait sage de ne pas continuer; mais, avec le rôle de provocateur qu'il prenait à chaque instant, obéir à cette injonction eût été reculer et abdiquer; d'ailleurs une querelle ne lui faisait pas peur, au contraire.
--Non, je ne me tairai pas, dit-il; non, non.
--Vous nous ennuyez, cria Morisette.
--Raison de plus pour que je continue; il est 6 heures 52 minutes, vous en avez encore pour huit minutes, puisqu'il n'y en a pas un seul de vous assez résolu pour déguerpir avant que 7 heures n'aient sonné. C'est Anie, n'est-ce pas, qu'elle se nomme votre fille, monsieur Barincq?
Barincq ne répondit pas.
--En voilà un drôle de nom. Vous vous êtes donc imaginé, quand vous le lui avez donné, que c'est commode un nom qui commence par Anie. Anie, quoi? Anisette? Alors ce serait un qualificatif de son caractère. Ou bien Anicroche qui serait celui de son mariage.
--Il y a encore autre chose qui commence par ani, interrompit un employé qui n'avait encore rien dit.
--Quoi donc?
--Il y a animal qui est votre nom à vous.
--Monsieur Ladvenu, vous êtes un grossier personnage.
--Vraiment?
--Il y a aussi animosité, dit Morisette, qui est le qualificatif de votre nature; ne pouvez-vous pas laisser vos camarades tranquilles, sans les provoquer ainsi à tout bout de champ; c'est insupportable d'avoir à subir tous les soirs vos insolences, que vous trouvez peut-être spirituelles, mais qui pour nous, je vous le dis au nom de tous, sont stupides.
Précisément parce que tout le monde était contre lui, Belmanières voulut faire tête:
--Il y a aussi animation, continua-t-il en poursuivant son idée avec l'obstination de ceux qui ne veulent jamais reconnaître qu'ils sont dans une mauvaise voie; et c'est pour cela que je regrette de n'avoir pas été invité rue de l'Abreuvoir, j'aurais été curieux de voir une jeune personne qui se coiffe d'un béret bleu quand elle va à son atelier, ce qui indique tout de suite du goût et de la simplicité, manœuvrer ce soir pour pêcher un mari...
Brusquement la porte de Barincq s'ouvrait, et, avant que Belmanières revenu de sa surprise eût pu se mettre sur la défensive, il reçut en pleine figure un furieux coup de poing qui le jeta dans la cage de Jugu.
--Je vous avais dit de vous taire, s'écria Barincq.
Tous les employés sortirent précipitamment dans le passage, et, avant que Belmanières ne se fût relevé, se placèrent entre Barincq et lui.
Mais cette intervention ne paraissait pas bien utile, Belmanières n'ayant évidemment pas plus envie de rendre la correction qu'il avait reçue que Barincq de continuer celle qu'il avait commencée.
--C'est une lâcheté, hurlait Belmanières, entre collègues! entre collègues! sans prévenir.
Et du bras, mais à distance, il menaçait ce collègue, en se dressant et en renversant sa tête en arrière: évidemment il eut pu être redoutable pour son adversaire, et, trapu comme il l'était, carré des épaules, solidement assis sur de fortes jambes, âgé d'une trentaine d'années seulement, il eût eu le dessus dans une lutte avec un homme de tournure plus leste que vigoureuse; mais cette lutte il ne voulait certainement pas l'engager, se contentant de répéter:
--C'est une lâcheté! Un collègue!
--Vous n'avez que ce que vous méritez, dit Morisette, M. Barincq vous avait prévenu.
Spring seul n'avait pas bougé; quand il eut avalé le morceau qu'il était en train de manger, il sortit à son tour de son bureau, vint à Barincq, et, lui prenant la main, il la secoua fortement:
--All right, dit-il.
Aussitôt les autres employés suivirent cet exemple et vinrent serrer la main de Barincq.
--N'étaient vos cheveux gris, disait Belmanières de plus en plus exaspéré, je vous assommerais.
--Ne dites donc pas de ces choses-là, répondit Morisette, on sait bien que vous n'avez envie d'assommer personne.
--Insulter, oui, dit Ladvenu; assommer, non.
--Vous êtes des lâches, vociféra Belmanières, de vous mettre tous contre moi.
--Dix manants contre un gentilhomme, dit Jugu en riant.
--Allons, gentilhomme, rapière au vent, cria Ladvenu.
Belmanières roulait des yeux furibonds, allant de l'un à l'autre, cherchant une injure qui fût une vengeance; à la fin, n'en trouvant pas d'assez forte, il ouvrit la porte avec fracas:
--Nous nous reverrons, s'écria-t-il en les menaçant du poing.
--Espérons-le, ô mon Dieu!
--Quel chagrin ce serait de perdre un collègue aimable comme vous!
--Tous nos respects.
--Prenez garde à l'escalier.
Ces mots tombèrent sur lui drus comme grêle avant qu'il eût fermé la porte.
--Messieurs, je vous demande pardon, dit Barincq quand Belmanières fut parti.
--C'est nous qui vous félicitons.
--En entendant parler ainsi de ma fille, je n'ai pas été maître de moi; m'attaquant dans ma tendresse paternelle, il devait savoir qu'il me blessait cruellement.
--Il le savait, soyez-en sûr, dit Jugu.
--Seulement je suppose, dit Spring la bouche pleine, qu'il n'avait pas cru que vous iriez jusqu'au coup de poing.
--Et voilà pourquoi nous ne pouvons que vous approuver de l'avoir donné, dit Morisette, à qui ses fonctions et son âge conféraient une sorte d'autorité; espérons que la leçon lui profitera.
--Si vous comptez là-dessus, vous êtes naïf, dit Ladvenu; le personnage appartient à cette catégorie dont on rencontre des types dans tous les bureaux, et qui n'ont d'autre plaisir que d'embêter leurs camarades; celui-là nous a embêtés et nous embêtera tant que nous n'aurons pas, à tour de rôle, usé avec lui du procédé de Mr Barincq.
--Moi, je n'approuve pas le coup de poing, dit Jugu.
--Elle est bien bonne.
--Je parle en me mettant à la place de Mr Barincq.
--J'aurais cru que c'était en vous mettant à celle de Belmanières.
--Expliquez-vous, philosophe.
--Ça agite la main, et cela ne va pas aider M. Barincq pour finir son bois.
Le premier coup de 7 heures qui sonna au cartel interrompit ces propos; avant que le dernier eût frappé, tous les employés, même Spring, étaient sortis, et il ne restait plus dans les bureaux que Barincq, qui s'était remis au travail, pendant que Barnabé allumait un bec de gaz et achevait son ménage à la hâte, pressé, lui aussi, de partir.
Il fut bientôt prêt.
--Vous n'avez plus besoin de moi, monsieur Barincq?
--Non; allez-vous-en, et dînez vite; si vous arrivez à la maison avant moi, vous expliquerez à madame Barincq ce qui m'a retenu, et lui direz qu'en tous cas je rentrerai avant 8 heures et demie.
--N'allez pas vous mettre en retard, au moins.
--Il n'y a pas de danger que je fasse ce chagrin à ma fille.
II
Il croyait avoir du travail pour trois quarts d'heure, en moins d'une demi-heure il eut achevé son dessin, et quitta les bureaux à 7 heures et demie. Comme avec les jarrets qu'il devait à son sang basque il pouvait faire en vingt minutes la course du boulevard Bonne-Nouvelle au sommet de Montmartre, il ne serait pas trop en retard. Par le boulevard Poissonnière, le faubourg Montmartre, il fila vite, ne ralentit point le pas pour monter la rue des Martyrs, et escalada en jeune homme les escaliers qui grimpent le long des pentes raides de la butte.
C'est tout au haut que se trouve la rue de l'Abreuvoir, qui, entre des murs soutenant le sol mouvant de jardins plantés d'arbustes, descend par un tracé sinueux sur le versant de Saint-Denis. Le quartier est assez désert, assez sauvage pour qu'on se croie à cent lieues de Paris. Cependant la grande ville est là, au-dessous, à quelques pas, tout autour au loin, et quand on ne l'aperçoit pas par des échappées de vues qu'ouvre tout à coup entre les maisons, une rue faisant office de télescope, on entend son mugissement humain, sourd et profond comme celui de la mer, et dans ses fumées, de quelque côté que les apporte le vent, on sent passer son souffle et son odeur.
Dans un de ces jardins s'élèvent un long corps de bâtiment divisé en une vingtaine de logements, puis tout autour sur ses pentes accidentées quelques maisonnettes d'une simplicité d'architecture qui n'a de comparable que celles qu'on voit dans les boîtes de jouets de bois pour les enfants: un cube allongé percé de trois fenêtres au rez-de-chaussée, au premier étage, un toit en tuiles, et c'est tout. Des bosquets de lilas les séparent les unes des autres en laissant entre elles quelques plates-bandes, et un chemin recouvert de berceaux de vigne les dessert suivant les mouvements du terrain; chacune a son jardinet; toutes jouissent d'un merveilleux panorama,--leur seul agrément; celui qui détermine des gens aux jarrets solides et aux poumons vigoureux à gravir chaque jour cette colline, sur laquelle ils sont plus isolés de Paris que s'ils habitaient Rouen ou Orléans.
Une de ces maisonnettes était celle de la famille Barincq, mais les charmes de la vue n'étaient pour rien dans le choix que leur avaient imposé les duretés de la vie. Ruinés, expropriés, ils se trouvaient sans ressources, lorsqu'un ami que leur misère n'avait pas éloigné d'eux avait offert la gérance de cette propriété à Barincq, avec le logement dans l'une de ces maisonnettes pour tout traitement; et telle était leur détresse qu'ils avaient accepté; au moins c'était un toit sur la tête; et, avec quelques meubles sauvés du naufrage, ils s'étaient installés là, en attendant, pour quelques semaines, quelques mois.
Semaines et mois s'étaient changés en années, et depuis plus de quinze ans ils habitaient la rue de l'Abreuvoir, sans savoir maintenant s'ils la quitteraient jamais.
Et cependant, à mesure que le temps s'écoulait, les inconvénients de cet isolement se faisaient sentir chaque jour plus durement, sinon pour le père qu'une longue course n'effrayait pas, au moins pour la fille. Quand elle n'était qu'une enfant, peu importait qu'ils fussent isolés de Paris; elle avait les jardins pour courir et pour jouer, travailler à la terre, bêcher, ratisser, faire de l'exercice en plein air, avec un horizon sans bornes devant elle qui lui ouvrait les yeux et l'esprit, tandis que sa mère la surveillait en rêvant un avenir de justes compensations que la fortune ne pouvait pas ne pas leur accorder. Le soir, son père, revenu du bureau, la faisait travailler, et comme il savait tout, les lettres, les sciences, le dessin, la musique, elle n'avait pas besoin d'autres maîtres; son éducation se poursuivait sans qu'elle connût les tristesses et les dégoûts de la pension ou du couvent.
Mais il était arrivé un moment où les leçons paternelles ne suffisaient plus; il fallait se préparer à gagner sa vie, et que ce qui avait été jusque-là agrément devint métier. Elle était entrée dans l'atelier Julian, et chaque jour, par quelque temps qu'il fît, pluie, neige, verglas, elle avait dû descendre des hauteurs de Montmartre, par les chemins glissants ou boueux, jusqu'au passage des Panoramas. Longue était la course, plus dure encore. Son père la conduisait d'une main, la couvrant de son parapluie ou la soutenant dans les escaliers, de l'autre portant le petit panier dans lequel était enveloppé le déjeuner qu'elle mangerait à l'atelier: deux œufs durs, ou bien une tranche de viande froide, un morceau de fromage. Mais le soir, retenu bien souvent à son bureau, il ne pouvait pas toujours la ramener; alors elle revenait seule.
Quel souci et quelle inquiétude pour un père et une mère élevés avec des idées bourgeoises, de savoir leur fille toute seule dans les rues de Paris; et une jolie fille encore, qui tirait les regards des passants autant par la séduction de ses vingt ans que par l'originalité de la tenue qu'elle avait adoptée, sans que ni l'un ni l'autre eussent l'énergie de la lui interdire: une jupe un peu courte retenue par une ceinture bleue qui, le nœud fait, retombait le long de ses plis, une veste courte ouvrant sur un gilet, et pour coiffure un béret, ce béret que Belmanières lui avait reproché.
Sans doute, ce costume qui s'écartait des banalités de la mode était bien original pour la rue, alors surtout que celle qui le portait ne pouvait passer nulle part inaperçue; mais comment le lui défendre! La mère était fière de la voir ainsi habillée et trouvait qu'aucune fille n'était comparable à la sienne; le père, ému. N'était-ce pas, en effet, à quelques modifications près, pour le féminiser, le costume du pays natal? quand il la regardait à quelques pas devant lui, svelte et dégagée, marcher avec la souplesse et la légèreté qui sont un trait de la race, son cœur s'emplissait de joie, et il ne pouvait pas la gronder parce qu'elle était fidèle à son origine: il avait voulu qu'elle s'appelât Anie qui était depuis des siècles le nom des filles aînées dans sa famille maternelle, et à Paris Anie était une sorte de panache tout comme le béret bleu.
Ce n'était pas seulement cette course du matin et du soir qui rendait la rue de l'Abreuvoir difficile à habiter, c'était aussi l'isolement dans lequel elle plaçait la mère et la fille pour tout ce qui était relations et invitations. Comment rentrer le soir sur ces hauteurs au pied desquelles s'arrêtent les omnibus! Comment demander aux gens de vous y rendre les visites qu'on leur a faites!
Pendant les premières années qui avaient suivi leur ruine, madame Barincq ne pensait ni aux relations, ni aux invitations; écrasée par cette ruine, elle restait enfermée dans sa maisonnette, désespérée et farouche, sans sortir, sans vouloir voir personne, trouvant même une sorte de consolation dans son isolement: pourquoi se montrer misérable quand on ne devait pas l'être toujours? Mais avec le temps ses dispositions avaient changé: l'ennui avait pesé sur elle moins lourd, la honte s'était allégée, l'espérance en des jours meilleurs était revenue. D'ailleurs Anie grandissait, et il fallait penser à elle, à son avenir, c'est-à-dire à son mariage.
Si le père acceptait que sa fille dût travailler pour vivre et par un métier sinon par le talent s'assurer l'indépendance et la dignité de la vie, il n'en était pas de même chez la mère. Pour elle c'était le mari qui devait travailler, non la femme, et lui seul qui devait gagner la vie de la famille. Il fallait donc un mari pour sa fille. Comment en trouver un rue de l'Abreuvoir, où ils étaient aussi perdus qu'ils l'eussent été dans une île déserte au milieu de l'Océan? Certainement Anie était assez jolie, assez charmante, assez intelligente pour faire sensation partout où elle se montrerait; mais encore fallait-il qu'on eût des occasions de la montrer.
Madame Barincq les avait cherchées, et, comme après quinze ans d'interruption il était impossible de reprendre ses relations d'autrefois, dans le monde dont elle avait fait partie, elle s'était contentée de celles que le hasard, et surtout une volonté constamment appliquée à la poursuite de son but pouvaient lui procurer. Après ce long engourdissement elle avait du jour au lendemain secoué son apathie, et dès lors n'avait plus eu qu'un souci: s'ouvrir des maisons quelles qu'elles fussent où sa fille pourrait se produire, et amener chez elle des gens parmi lesquels il y aurait chance de mettre la main sur un mari pour Anie. Comme elle ne demandait à ceux chez qui elle allait ni fortune, ni position, rien qu'un salon dans lequel on dansât, elle avait assez facilement réussi dans la première partie de sa tâche; mais la seconde, celle qui consistait à faire escalader les hauteurs de Montmartre à des gens qui n'avaient pas de voitures, et qui pour la plupart même n'usaient des fiacres qu'avec une certaine réserve, avait été plus dure.
Cependant elle était arrivée à ses fins en se contentant de deux soirées par an, fixées à une époque où l'on avait chance de ne pas rester en détresse sur les pentes de Montmartre, c'est-à-dire en avril et en mai, quand les nuits sont plus clémentes, les rues praticables, et alors que le jardin fleuri de la maisonnette donnait à celle-ci un agrément qui rachetait sa pauvreté. L'année précédente quelques personnes de l'espèce de celles qui ne connaissent pas d'obstacles quand au bout elles doivent trouver une distraction, avaient risqué l'escalade, aussi espérait-elle bien que cette année, pour sa première soirée, ses invités seraient plus nombreux encore, et que parmi eux se rencontrerait, un mari pour Anie.
III
Sous le ciel d'un bleu sombre les trois fenêtres du rez-de-chaussée jetaient des lueurs violentes qui se perdaient au milieu des lilas et le long de l'allée dans l'air tranquille du soir, des lanternes de papier suspendues aux branches illuminaient le chemin depuis la loge du concierge jusqu'à la maison, éclairant de leur lumière orangée les fleurs printanières qui commençaient à s'ouvrir dans les plates-bandes.
Pendant de longues années on était entré directement dans la salle à manger par une porte vitrée s'ouvrant sur le jardin, mais quand madame Barincq avait organisé ses soirées il lui avait fallu un vestibule qu'elle avait trouvé dans la cuisine devenue un hall, comme elle voulait qu'on dit en insistant sur la prononciation «hole». Et, pour que cette transformation fût complète, le hall avait été meublé d'ustensiles plus décoratifs peut-être qu'utiles, mais qui lui donnaient un caractère: dans la haute cheminée remplaçant l'ancien fourneau, un grand coquemar à biberon avec des armoiries quelconques sur son couvercle; et aux murs des panoplies d'armes de théâtre ou d'objets bizarres que les grands magasins vendent aux amateurs atteints du mal d'exotisme.
Quand Barincq entra dans le hall dont la porte était grande ouverte, un feu de fagots venait d'être allumé sous le coquemar; peut-être n'était-il pas très indispensable par le temps doux qu'il faisait, mais il était hospitalier.
Au bruit de ses pas sa fille parut:
--Comme tu es en retard, dit-elle en venant au devant de lui, tu n'as pas eu d'accident?
--J'ai été retenu par Mr Chaberton, répondit-il en l'embrassant tendrement.
--Retenu! dit madame Barincq, survenant, un jour comme aujourd'hui!
Il expliqua par quoi il avait été retenu.
--Je ne te fais pas de reproches, mais il me semble que tu devais expliquer à Mr Chaberton que tu ne pouvais pas rester; ce n'est pas assez de nous avoir laissé ruiner par lui: maintenant, comme un mouton, tu supportes qu'il t'exploite misérablement.
Certes non, elle ne faisait pas de reproches à son mari, seulement depuis vingt ans elle ne lui adressait pas une observation sans la commencer par cette phrase qui, dans sa brièveté, en disait long, car enfin de combien de reproches n'eût-elle pas pu l'écraser si elle n'avait pas été une femme résignée?
--Tu n'as pas dîné, n'est-ce pas? demanda Anie en interrompant sa mère.
--Non.
--Nous n'avons pas pu t'attendre.
--Je le pense bien; d'ailleurs j'avais chargé Barnabé de vous prévenir.
--M. Barnabé se sera aussi laissé retenir, dit madame Barincq.
--Va dîner, interrompit Anie.
Comme il se dirigeait vers la salle à manger qui faisait suite au hall, sa femme le retint.
--Crois-tu que nous avons pu laisser la table servie? dit-elle; ton dîner est dans la cuisine.
--Au chaud, dit Anie.
--Je vais m'habiller dit madame Barincq qui était en robe de chambre, je n'ai que le temps avant l'arrivée de nos invités.
Il passa dans la cuisine qui était un simple appentis en planches avec un toit de carton bitumé, appliqué contre la maison, lors de la création du hall, et comme personne ne devait jamais pénétrer dans cette pièce, l'ameublement en était tout à fait primitif: une petite table, une chaise, un fourneau économique en tôle monté sur trois pieds, dont le tuyau sortait par un trou de la toiture, c'était tout.
--Veux-tu prendre ton assiette dans le fourneau, dit Anie, je ne peux pas entrer.
--Pourquoi donc?
Il se retourna vers elle, car bien qu'en arrivant il l'eût embrassée d'un tendre regard, en même temps que des lèvres, il n'avait vu d'elle que les yeux et le visage sans remarquer la façon dont elle était habillée; son examen répondit à la question qu'il venait de lui adresser.
Sa robe rose était en papier à fleurs plissé, qu'une ceinture en moire maïs serrait à la taille, et avec une pareille toilette elle ne pouvait évidemment pas entrer dans l'étroite cuisine où elle n'aurait pas pu se retourner sans craindre de s'allumer au fourneau.
Ce fut cette pensée qui instantanément frappa l'esprit du père:
--Quelle folie! s'écria-t-il.
--Pourquoi folie?
--Parce que, si tu approches d'une lumière ou du feu, tu es exposée au plus effroyable des dangers.
--Je ne m'en approcherai pas.
--Qui peut savoir!
--Moi.
--Pense-t-on à tout?
--Quand on veut, oui; tu vois bien que je ne te sers pas ton dîner. Sois donc tranquille, et ne t'inquiète que d'une chose: cela me va-t-il? regarde un peu.
Elle recula jusqu'au milieu du hall, sous la lumière d'un petit lustre hollandais en cuivre dont l'authenticité égalait celle du coquemar.
--Eh bien? demanda-t-elle; puisqu'il est convenu qu'on portera ce soir des toilettes de fantaisie, en pouvais-je inventer une plus originale, et, ce qui a bien son importance pour nous, moins chère? tu sais, pas ruineux le papier à fleurs.
Tout en mangeant sur le coin de la table la tranche de bouilli qu'il avait tirée du fourneau, il regardait par la porte restée ouverte sa fille campée devant lui, et, bien que ses craintes ne fussent pas chassées, il ne pouvait pas ne pas reconnaître que cette toilette ne fût vraiment trouvée à souhait pour rendre Anie tout à fait charmante. Il n'avait certainement pas attendu jusque-là pour se dire qu'elle était la plus jolie fille qu'il eût vue, mais jamais il n'avait été plus vivement frappé qu'en ce moment par la mobilité ravissante de sa physionomie, l'éclair de son regard, la caresse de ses grands yeux humides, la finesse de son nez, la blancheur, la fraîcheur de son teint, la souplesse de sa taille, la légèreté de sa démarche.
Comme elle lisait ce qui se passait en lui, elle se mit à sourire:
--Alors tu ne grondes plus? dit-elle.
--Je le devrais.
--Mais tu ne peux pas. Sois tranquille, et dis-toi qu'aujourd'hui la chance est avec nous. Pouvions-nous souhaiter une plus belle soirée que celle qu'il fait en ce moment, un ciel plus clair, un temps plus assuré? Personne ne nous manquera.
--Tu tiens donc bien à ce qu'il ne manque personne?
--Si j'y tiens! Mais est-ce que ce n'est pas précisément parmi ceux qui manqueraient que se trouverait mon futur mari?
--Peux-tu rire avec une chose aussi sérieuse que ton mariage!
Elle quitta le milieu du hall et vint s'appuyer contre la porte de la cuisine, de façon à être plus près de son père, mieux avec lui, plus intimement:
--Ne vaut-il pas mieux rire que de pleurer? dit-elle; d'ailleurs je ne ris que du bout des lèvres, et ce n'est pas sans émotion, je t'assure, que je pense à mon mariage. Pendant longtemps maman, qui me voit avec des yeux que les autres n'ont pas sans doute, s'est imaginée que je n'aurais qu'à me montrer pour trouver un mari, et elle me l'a dit si souvent, que je l'ai cru comme elle; il y avait quelque part, n'importe où, une collection de princes charmants qui m'attendaient. Le malheur est que ni elle ni moi n'ayons pas trouvé le chemin fleuri qui conduit à ce pays de féerie, et que nous soyons restées rue de l'Abreuvoir, où nous attendons des prétendants, s'il en vient, qui certainement ne seront pas princes, et qui peut-être ne seront même pas charmants.
--S'ils ne sont pas charmants, tu ne les accepteras pas; qui te presse de te marier?
--Tout; mon âge et la raison.
--A vingt et un ans il n'y a pas de temps de perdu.
--Cela dépend pour qui: à vingt ans une fille sans dot est une vieille fille, tandis qu'à vingt-quatre ans celle qui a une dot est encore une jeune fille; or, je suis dans la classe des sans dot, et même dans celle des sans le sou.
--Voilà pourquoi je voudrais qu'il n'y eût point de hâte dans ton choix. Si tu es sans dot aujourd'hui, notre situation peut changer demain, ou, pour ne rien exagérer, bientôt. J'ai tout lieu de croire qu'on va m'acheter le brevet de ma théière, et si ce n'est pas la fortune, au moins est-ce l'aisance. Les expériences instituées sur la ligne de l'Est pour mon système de suspension des wagons ont donné les meilleurs résultats et supprimé toute trépidation: les ingénieurs sont unanimes à reconnaître que mes menottes constituent une invention des plus utiles. De ce côté nous touchons donc aussi au succès; et c'est ce qui me fait te demander d'avoir encore un peu de patience.
--Je t'assure que je ne doute pas de l'excellence de tes inventions, mais quand se réaliseront-elles? Demain? Dans cinq ou six ans? Tu sais mieux que personne qu'en fait d'inventions tout est possible, même l'invraisemblable. Dans six ans j'aurais vingt-sept ans, quel mari voudrait de moi! Laisse-moi donc prendre celui que je trouverai, même si c'est demain, alors que je ne suis encore que la pauvre fille sans le sou, qui n'a pas le droit de montrer les exigences qu'aurait la fille d'un riche inventeur.
--As-tu donc des raisons de penser que parmi nos invités il y en ait qui veuillent te demander?
--Il suffit qu'il puisse s'en trouver un pour que je souhaite que celui-là ne soit pas empêché de venir ce soir. L'année dernière les invitations avaient été faites de telle sorte que les jeunes gens ne voulaient danser qu'avec les femmes mariées, et les hommes mariés qu'avec les jeunes filles; cette année les femmes mariées étant rares, il faudra bien que les jeunes gens viennent à nous, et j'espère que dans le nombre il s'en rencontrera peut-être un qui ne considérera pas le mariage comme une charge au-dessus de ses forces. Je t'assure que je ne serai ni difficile, ni exigeante; qu'il dise un mot, j'en dirai deux.
--Eh quoi! ma pauvre enfant, en es-tu là?
--Là? c'est-à-dire revenue des grandes espérances de maman? Oui. C'est peut-être drôle que ce soit la fille et non la mère qui jette un clair regard sur la vie, cependant c'est ainsi. Du jour où j'ai compris que je devais me marier, j'ai fait mon deuil de mes idées et de mes rêves de petite fille, et c'est au mariage lui-même que je me suis attachée, plus qu'au mari. Te dire que j'ai accepté cela gaiement ou indifféremment ne serait pas vrai; il m'en a coûté, beaucoup même, mais je ne suis pas de celles qui ferment les yeux obstinément parce que ce qu'elles voient leur déplaît, les blesse ou les inquiète. J'ai reçu ainsi plus d'une leçon. La mort de M. Touchard a été la plus forte. On pouvait croire qu'il vivrait jusqu'à quatre-vingt-dix ans et marierait ses filles comme il voudrait. Il est mort à cinquante-cinq, et Berthe chante dans un café-concert de Toulon; Amélie, dans un de Bordeaux. Que deviendrions-nous si nous te perdions? Je n'aurais pas même la ressource de Berthe et d'Amélie, puisque je ne sais pas chanter.
--Ne parle pas de cela, c'est mon angoisse.
--Il faut bien que je te dise pourquoi je tiens à me marier, que tu ne croies pas que c'est par toquade, ou pour me séparer de toi. Assurée que nous vivrons encore longtemps ensemble, je t'assure que j'attendrais bien tranquillement qu'un mari se présente sans me plaindre de la médiocrité de notre existence. Mais cette assurance je ne peux pas l'avoir, pas plus que tu ne peux me la donner. Des gens que nous connaissons, M. Touchard était le plus solide, ce qui n'a pas empêché que la maladie l'emporte. Qu'adviendrait-il de nous? Pas un sou, pas d'appui à demander, puisque nous n'avons d'autres parents que mon oncle Saint-Christeau, qui ne ferait rien pour nous, n'est-ce pas?
--Hélas!
--Alors comprends-tu que l'idée de mariage me soit entrée dans la tête?
--Tu as un outil dans les mains, au moins.
--Mais non, je n'en ai pas, puisque je n'ai pas de métier. Du talent, un tout petit, tout petit talent, peut-être. Et encore cela n'est pas prouvé. Ce qui l'est, c'est que je fais difficilement des choses faciles quand, pour gagner notre vie, ce serait précisément le contraire que je devrais faire. Donc il me faut un mari, et, si je peux espérer en trouver un, ne pas laisser passer l'âge où j'ai encore de la fraîcheur et de la jeunesse. Voilà pourquoi je suis pressée; pour cela et non pour autre chose, car tu dois bien penser que je ne suis pas assez folle pour m'imaginer que ce mari va me donner une existence large, facile, mondaine, qui réalise des rêves que j'ai pu faire autrefois, mais qui maintenant sont envolés. Ce que je lui demande à ce mari, c'est d'être simplement l'appui dont je te parlais tout à l'heure, et de m'empêcher de tomber dans la misère noire dont j'ai une peur horrible, ou de rouler dans les aventures de Berthe et d'Amélie Touchard dont j'ai plus grand'peur encore. La vie que cela nous donnera sera ce qu'elle sera, et je m'en contenterai; il m'aidera, je l'aiderai; il travaillera, je travaillerai, et comme, revenue de mes hautes espérances, j'aurai le droit d'abandonner le grand art pour le métier, je pourrai gagner quelque argent qui sera utile dans notre ménage. Ce mari est-il introuvable? J'imagine que non.
--As-tu quelqu'un en vue?
--Dix, vingt, ceux que je connais, et surtout ceux que je ne connais pas, mais sans rien de précis, bien entendu. Juliette doit amener des amis de son frère et ceux-ci des camarades de bureau. Employés des finances, employés de la Ville, c'est en eux que j'espère; plusieurs qui écrivent dans les journaux se feront une position plus tard; pour le moment leurs ambitions sont modestes et dans le nombre il peut s'en rencontrer, je ne dis pas beaucoup, mais un me suffit, qui comprenne qu'une femme intelligente sans le sou est quelquefois moins chère pour un mari qu'une autre qui aurait des goûts et des besoins en rapport avec sa dot. Si je trouve celui-là, s'il ne me répugne pas trop, s'il apprécie à sa juste valeur ma robe en papier... si... si... mon mariage est fait: tu vois donc qu'avec toutes ces conditions il ne l'est pas encore.
Tout cela avait été dit avec un enjouement voulu qui pouvait tromper un indifférent, mais non un père; aussi l'écoutait-il ému et angoissé, sans penser à manger, ne la quittant pas des yeux, cherchant à lire en elle et à apprécier la gravité de l'état que ces paroles lui révélaient.
Madame Barincq en descendant de sa chambre les interrompit:
--Comment! s'écria-t-elle en trouvant son mari attablé, tu n'as pas encore fini! et toi, Anie, tu bavardes avec ton père au lieu de le presser de manger.
--J'ai fini, dit il en s'emplissant la bouche.
--Eh bien, range ton assiette, que Barnabé trouve tout en ordre, et va t'habiller, tu ne seras jamais prêt; n'entre pas dans la chambre, ta chemise et tes vêtements sont dans le débarras.
--Je te nouerai ta cravate, dit Anie.
--Est-ce que tu crois que je n'ai pas le temps de fumer une pipe? demanda-t-il en s'adressant à sa femme.
--Il ne manquerait plus que ça.
--Dans le jardin?
--Devant la colère de sa mère, Anie intervint.
--On peut arriver d'un moment à l'autre, dit-elle.
--Alors je vais m'habiller.
--Il y a longtemps que cela devrait être fait, dit madame Barincq.
A ce moment on entendit un bruit de pas lourds, écrasant le gravier du chemin, et Barnabé parut sur le seuil du hall, tenant à la main un papier bleu.
--Une dépêche qui vient d'arriver, et que la concierge m'a remise pour vous, monsieur Barincq, dit-il.
Mais ce fut madame Barincq qui la prit et l'ouvrit.
--Qui nous manque de parole? demanda Anie.
--Ce n'est pas d'un invité, dit madame Barincq après un moment de silence.
--Alors?
Au lieu de répondre à sa fille, elle se tourna vers son mari.
--Ton frère est mort.
Elle lui tendit la dépêche:
--Gaston! s'écria-t-il d'une voix qui se brisa dans sa gorge.
Ce fut d'une main tremblante qu'il prit la dépêche.
«Triste nouvelle à t'apprendre; Gaston mort subitement à quatre heures d'une embolie; funérailles fixées à après-demain, onze heures, sauf contre-ordre; fais faire invitations en ton nom.
RÉBÉNACQ.»
--Mon pauvre Gaston, dit-il en se laissant tomber sur une chaise.
Sa femme le regarda avec un étonnement mêlé de colère.
--Tu vas pleurer ton frère, maintenant, dit-elle, un égoïste, avec qui tu es fâché depuis dix-huit ans et dont tu n'hérites pas.
--Il n'en est pas moins mon frère; dix-huit années de brouille n'effacent pas quarante ans d'amitié fraternelle.
--Elle a été jolie l'amitié fraternelle, qui nous a abandonnés le jour où nous avons eu besoin d'elle!
--Tu sais bien que Gaston était d'un caractère entier, qui ne pardonnait pas les torts qu'on avait envers lui.
--Ni surtout ceux qu'il avait envers les autres; ton frère a été indigne envers nous, et plus encore envers Anie qui, elle, ne lui avait rien fait; n'aurait-il pas dû lui laisser sa fortune?
--Sais-tu s'il ne la lui a pas laissée?
--Est-ce que Rébénacq ne te le dirait pas? notaire de ton frère, son ami, son conseil, il connaît ses affaires: s'il se tait sur elles, c'est que, de ce côté, il n'aurait que de tristes nouvelles à t'apprendre, c'est-à-dire l'existence d'un testament qui nous déshérite.
--Il fait faire les invitations en mon nom.
--Seraient-elles décentes au nom du bâtard de ton frère? Si nous ne sommes pas la famille pour l'héritage, on ne peut pas nous empêcher de l'être pour les invitations, et l'on se sert de nous; elles seraient vraiment jolies celles qui seraient faites de la part de M. Valentin Sixte, capitaine de dragons, fils naturel du défunt, et un fils naturel non reconnu encore. Si, avec ta tête toujours tournée à l'espérance et aux illusions, tu t'es imaginé que tu pouvais hériter de ton frère, parce qu'il était ton frère, tu t'es abusé une fois de plus: quand vous vous êtes fâchés, il t'a bien dit que tu n'aurais jamais rien de lui sois tranquille, il a tenu sa parole; et le notaire Rébénacq a aux mains un bon testament qui institue le capitaine Sixte légataire universel.
--Pourquoi Rébénacq ne le dit-il pas?
--Dans l'espérance de t'avoir à l'enterrement.
--N'y serais-je pas allé quand même j'aurais eu la certitude du testament?
--Tu veux aller à cet enterrement?
--Admets-tu que j'y manque?
Après avoir remis la dépêche qu'il apportait, Barnabé était entré dans la cuisine, et il y restait immobile, ne sachant que faire, écoutant sans en avoir l'air ce qui se disait dans le hall; au lieu de répondre à son mari, madame Barincq vint à la porte de la cuisine:
--En attendant qu'on arrive, préparez vos verres et vos plateaux, dit-elle, ne laissez pas le feu s'éteindre; vous ne ferez pas chauffer le chocolat avant minuit.
Revenant dans le hall, elle fit signe à son mari de la suivre, et passa dans la salle à manger, puis dans le salon d'où le bruit des voix ne pouvait pas arriver jusqu'à la cuisine.
--Qu'est-ce que c'est que cette folie? demanda-t-elle.
--Quelle folie?
--Celle de vouloir assister à l'enterrement?
--N'est-ce pas tout naturel?
--Naturel d'aller à l'enterrement de quelqu'un avec qui on avait rompu toutes relations, non; qui pendant dix-huit ans ne vous a pas donné signe de vie bien qu'il vous sût dans une position gênée, alors que lui jouissait de cinquante mille francs de rente! Non, non, mille fois non.
--Tout ce que tu diras ne fera pas que nous n'ayons été frères, que nous ne nous soyons aimés dans nos années de jeunesse, et qu'au jour de sa mort le souvenir de nos différends s'efface pour ne laisser vivace et douloureux que celui de notre affection fraternelle. Il n'était pas ton frère, je comprends que tu parles de lui avec cette indifférence; il était le mien, je le pleure.
--Pleure-le tant que tu voudras, pourvu que ce soit en dedans et que tu n'attristes pas notre fête.
--Tu veux!
--Quoi?
Il resta un moment sans répondre, stupéfait.
--Comme je vais partir, je ne vous attristerai pas.
--Partir!
--Par le train de onze heures.
--Tu es fou.
Il ne répondit pas et regarda sa fille les yeux noyés de larmes.
--Et comment comptes-tu partir? Avec quel argent? Je te préviens qu'il me reste quinze francs; et ils sont pour Barnabé. D'ailleurs, si tu partais, qui ferait danser notre monde?
--Tu veux faire danser!
--Pouvons-nous prévenir nos invités? D'une minute à l'autre ils vont arriver. Est-il possible de les renvoyer? En tout cas, alors même que cela serait possible, je ne le ferais pas: nous nous sommes imposé assez de sacrifices en vue de cette soirée, pour ne pas les perdre. D'ailleurs, qui la connaît cette dépêche?
--Nous.
--Eh bien, faisons comme si nous ne la connaissions pas, ce sera la même chose.
--Pour toi peut-être qui n'aimais pas Gaston; pour Anie aussi qui ne se souvient guère de son oncle...
--C'est là sa condamnation.
--... Mais, pour moi, crois-tu que, sous le coup de cette mort, je pourrais montrer à tes invités un visage affable?
--Avant de penser à ton frère, tu penseras à ta fille, je l'espère, et tu te feras le visage que tu dois montrer dans une fête qui est donnée pour elle; si c'est beau d'être frère, c'est mieux d'être père; si c'est bien d'être tendre aux morts, c'est mieux de l'être aux vivants. Je t'engage donc à réfléchir, ou plutôt à te dépêcher d'aller t'habiller.
Comme il ne bougeait pas, elle se tourna vers sa fille:
--Parle à ton père, dit-elle, fais-lui entendre raison, si tu peux, moi j'y renonce.
Les quittant elle retourna dans la cuisine donner ses derniers ordres à Barnabé.
Après un moment de silence il tendit la main à sa fille:
--J'aurais voulu ne pas t'attrister, dit-il, mais c'est plus fort que moi; je ne peux pas ne pas penser à cette mort sans une sorte d'anéantissement, comme je ne peux pas me voir condamné à rester ici sans révolte; et pourtant, tu sais si je suis un révolté. Depuis vingt ans j'ai terriblement souffert de la pauvreté, mais jamais à coup sûr autant qu'en cette soirée, en t'entendant parler de ton mariage, comme tu l'as fait tout à l'heure, et maintenant en restant là impuissant... Ah! ma chère enfant, qu'on est malheureux, humilié dans sa dignité, atteint au plus profond de sa tendresse de ne pouvoir rien pour ceux qu'on aime! Et c'est là mon cas: à la même heure je te vois prête à te jeter dans le mariage comme dans le suicide parce que, misérables que nous sommes, tu désespères de l'avenir; et d'autre part je ne peux pas davantage donner à mon frère un dernier témoignage d'affection. Ah! misère, que tu es dure à ceux que tu accables!
Il s'arrêta, et, attirant sa fille, il l'embrassa:
--Comprends-tu qu'il n'y a rien à me dire, et que, si mes yeux sont attristés, ce n'est pas ma faute?
Un bruit de voix se fit entendre dans la salle.
--Va recevoir tes invités, dit-il, moi je monte m'habiller.
IV
Il avait rapidement grimpé les marches raides de l'escalier afin de revenir au plus vite, mais sa toilette lui prit plus de temps qu'il n'aurait voulu, car lorsqu'il essaya de boutonner sa chemise la nacre usée par les blanchissages s'émietta dans ses doigts, et il dut coudre un nouveau bouton: quand sa femme et sa fille s'occupaient à recevoir leurs invités, il n'allait pas appeler l'une ou l'autre à son secours. D'ailleurs, avec son vieux linge il était habitué à ce que pareil accident lui arrivât; et dans cette petite pièce encombrée de malles, de caisses, de cartons, qui lui servait de cabinet de toilette, il savait où trouver des aiguilles et du fil.
En redescendant, comme il passait devant un petit appentis dont Anie avait fait son atelier en l'ornant avec quelques morceaux de peluche et de soie, il vit sa fille devant le tableau qu'elle venait d'achever, ayant près d'elle un petit homme jeune encore, mais chauve et à lunettes, qu'il reconnut pour René Florent, le rédacteur en chef de la Butte. Depuis quinze jours on parlait de cette visite du journaliste. Viendrait-il? ne viendrait-il point? Bien que sa critique fût hargneuse et méprisante, négative avec outrecuidance quand elle n'était pas bassement envieuse; bien que la Butte, petit journal de quartier, ne fût guère lu qu'à Montmartre ou aux Batignolles, pour ses personnalités et ses méchancetés, Anie désirait qu'il parlât de son tableau. Dût-il en dire du mal, ce serait toujours une consécration. Plusieurs fois elle l'avait fait inviter par des amis communs. Toujours il avait promis. Jamais il n'était venu.
Maintenant quelle allait être son impression et son jugement? Il se redressa, et reculant de deux pas, sans s'être aperçu que le père l'écoutait:
--Vous savez, dit-il, que si vous comptez sur cette petite chosette pour secouer l'indifférence du public et frapper un coup, il faudra en rabattre et déchanter. C'est propret, ce n'est même que trop propret, mais il faut autre chose que ça pour s'imposer.
Comme elle n'avait pas pu retenir un mouvement sous cette parole brutale, il la regarda:
--Ça vous blesse, ce que je vous dis là; on m'a amené ici pour que je vous donne mon avis, je vous le donne. C'est mon rôle, ma raison d'être, la mission dont je suis investi, de décourager les vocations que je ne crois pas assez fortes pour sortir de l'ornière et fournir une marche glorieuse dans un sillon nouveau. Je manquerais à mes devoirs envers moi-même si je ne vous disais pas ce que je pense. Travaillez, travaillez ferme pendant des années et des années encore, si vous en avez le courage; après nous verrons.
Il était sérieux, s'imaginant de bonne foi que quiconque tenait une brosse ou une plume était son justiciable, par cela seul qu'il lui avait plu de fonder la Butte, et que ceux dont il ne goûtait point le talent étaient des coupables auxquels il avait le droit d'appliquer toutes les sévérités d'un code pénal qu'il avait édicté à son usage.
A ce moment Anie aperçut son père:
--Tu as entendu? dit-elle en venant à lui.
--A peu près.
--Excusez ma franchise, dit Florent un peu gêné, il m'est impossible de n'être pas franc, même quand je parle à une femme.
--Cette franchise surprendra d'autant moins mon père, répondit Anie, que je lui disais la même chose que vous il n'y a pas dix minutes.
Quelques personnes s'approchèrent, et Florent n'eût pas à motiver son arrêt, ce qu'il eût fait en l'aggravant par ses considérants.
Dans le salon et dans la salle à manger on entendait un murmure de voix qui disait que les arrivants étaient déjà nombreux; cependant on n'avait pas encore besoin que le père s'assit au piano, car la danse devait être précédée de quelques morceaux de musique, d'un monologue et d'une scène à deux personnages, qui formaient un programme complet: 1° une petite fille de sept ans, qu'on tenait à faire accepter comme prodige, exécuterait l'Adieu de Dussek; 2° un élève d'un élève du Conservatoire, chez qui la vocation dramatique s'était révélée irrésistible à l'âge de cinquante-trois ans, dirait, en s'abritant sous un parapluie, un monologue qui, à ce qu'il racontait lui même, était d'un comique irrésistible; 3° enfin un professeur de déclamation, dont les cartes de visite portaient pour qualités: «neveu de M. Michalon, membre de l'Académie des sciences», jouerait avec deux de ses élèves le Caveau perdu des Burgraves, non pas que cette scène fût bien en situation dans un salon, mais parce que le neveu du membre de l'Académie des sciences aimait à représenter les grands de ce monde.
Madame Barincq, ayant aperçu son mari, vint à lui vivement, et en quelques mots rapides le pressa de remplir ses devoirs de maître de maison: qu'avait-il fait depuis si longtemps? à quoi pensait-il? allait-il lui laisser la charge et le souci de toutes choses? Il obéit, et alla de groupe en groupe, serrant la main aux nouveaux arrivés, et leur adressant quelques mots de remerciements. Comme il s'efforçait de mettre un masque sur son visage et de ne montrer à tous que des yeux souriants, il crut remarquer qu'on lui répondait avec une sympathie dont la chaleur le surprit.
C'est que déjà madame Barincq avait parlé du grand chagrin qui les menaçait, et que chacun s'était répété son récit arrangé pour la circonstance: son beau-frère venait d'être frappé d'une attaque d'apoplexie dans son château d'Ourteau en Béarn, et la dépêche qu'ils avaient reçue quelques minutes auparavant les laissait dans l'angoisse puisqu'ils ne sauraient que le lendemain matin ce qu'il était advenu de cette attaque; à la vérité M. Barincq était le seul héritier légitime de son frère qui n'avait jamais été marié; mais cent mille francs de rente à recueillir n'étaient pas une considération capable d'atténuer son chagrin; il faudrait donc l'excuser s'il montrait un visage inquiet et ne pas paraître s'en apercevoir Il aimait tendrement son aîné.
Ces quelques mots avaient couru de bouche en bouche et l'on ne parlait que de la chance d'Anie:
--Cent mille francs de rente.
--En Gascogne.
--Mettons cinquante, mettons vingt-cinq seulement, c'est déjà bien joli pour une fille qui en était réduite à s'habiller de papier.
--Si vous saviez...
Celle qui savait, avait, le soir même, sur l'unique jupe en soie blanche de sa fille, épinglé du tulle rose, pour remplacer le tulle violet, indigo, bleu, vert, jaune, orange et rouge, qui, successivement, avait orné cette jupe depuis deux ans, et pendant trois heures la patiente était restée debout sans se plaindre; aussi parlait-elle éloquemment des artifices de toilette auxquels sont condamnées les mères pauvres qui veulent que leurs filles fassent figure dans le monde. Dieu merci, elle n'en était pas là, mais cela ne l'empêchait pas de compatir aux misères de cette bonne madame de Saint-Christeau.
Cependant le petit prodige qui ne prenait intérêt à rien s'occupait à faire entasser des coussins sur une chaise, afin de se trouver à la hauteur du clavier; lorsqu'il y en eut assez, on la jucha dessus et l'on vit pendre ses petites jambes torses qui, n'ayant jamais fait d'exercice, étaient restées grêles; alors elle promena dans le salon un regard qui commandait l'attention; puis sur un signe de sa mère elle commença et Barincq s'en alla dans le hall remplacer sa femme et recevoir les retardataires.
Parmi eux, ne s'en trouverait-il pas un avec qui il serait assez lié, ou en qui il aurait assez confiance pour lui emprunter les cent francs nécessaires à son voyage? Ce fut la question qui pendant la grande heure qu'il passa là l'angoissa. Mais quand à la fin il dut revenir dans le salon pour s'asseoir au piano, il n'avait trouvé personne à qui il eût osé adresser sa demande avec chance de la voir accueillie: l'un n'était pas plus riche que lui; l'autre, s'il pouvait ouvrir son porte-monnaie, ne le voudrait assurément jamais.
Les yeux attachés sur sa fille empressée à donner des vis-à-vis aux danseurs qui n'en avaient pas, il attendait qu'elle lui fît signe de commencer, et le sourire qu'à la fin elle lui adressa le réconforta; l'accent en était si doux que son cœur se détendit, avec entrain il attaqua le quadrille de la Mascotte.
Après ce quadrille ce fut une valse, puis une polka, puis vinrent d'autres quadrilles, d'autres valses, d'autres polkas. Adossé à une fenêtre, il voyait les danseurs s'agiter devant lui, et dans ce tourbillon il n'avait de regards que pour sa fille. Comme elle lui paraissait charmante, souriant à tous de ses grands yeux caressants, le visage animé, les lèvres frémissantes! c'était merveille que ce sourire, merveille aussi que la légèreté et la grâce de ses manières. Mais par contre comme il trouvait laids, ou gauches, ou mal bâtis, ou maladroits, les danseurs qui l'accompagnaient, quand ils n'étaient pas tout cela à la fois; et l'un d'eux, peut-être, serait le mari qu'elle accepterait. Il n'y avait en lui aucune jalousie paternelle, et jamais il n'avait éprouvé de douleur à se dire que sa fille le quitterait un jour pour aimer un mari et vivre heureuse auprès d'un homme qui prendrait la place que lui, père, avait jusqu'à ce moment occupée seul. Mais ce mari rêvé ne ressemblait en rien à ceux qui passaient devant lui, car c'était à travers sa fille qu'il l'avait vu et en rapport avec elle, c'est à dire jeune, élégant, droit de caractère, de nature honnête et franche comme celle d'Anie.
Hélas! combien ceux qu'il examinait ressemblaient peu à ce type!
Et, cependant, elle leur souriait, aimable, gracieuse, leur parlant, les écoutant, paraissant intéressée par ce qu'ils lui disaient. Elle les acceptait donc, les uns comme les autres, indifféremment, celui-ci comme celui-là, n'exigeant d'eux qu'une qualité, celle de mari, et ce mari la façonnerait à son image, lui imposerait ses goûts, ses idées, sa vie.
Si la vue de ces futurs gendres le blessait, leurs paroles, au cas où il eût pu les entendre, l'eussent révolté bien plus encore.
L'histoire du frère se mourant en Béarn avait été acceptée, et si personne n'avait cru au chiffre de cent mille francs de rente, tout le monde avait admis un héritage, changeant du tout au tout la situation d'Anie qui n'était plus celle d'une pauvre fille sans dot, condamnée à traîner la misère toute sa vie, et à ne se marier jamais. Dangereuse quelques instants auparavant, à ce point qu'il n'était pas un jeune homme qui ne se tint avec elle sur la réserve et la défensive, elle était instantanément devenue désirable et épousable; sa beauté même avait changé de caractère, on ne pensait plus à la contester ou à lui chercher des défauts, c'était éblouissante, irrésistible qu'on la voyait maintenant, la belle fille!
René Florent, le premier, lui avait révélé ce changement comme le prodige achevait son morceau; il s'était, au milieu du brouhaha soulevé par les applaudissements, approché d'elle, pour lui demander le premier quadrille. Il dansait donc, le critique hargneux! Surprise, elle avait répondu que ce quadrille était promis. Il avait insisté, il ne pouvait pas rester tard, étant obligé de se montrer dans trois autres maisons encore ce soir-là, et il tenait à danser avec elle; c'était une manière d'affirmer le cas qu'il faisait de son talent; cela serait compris de tous; rien n'est à négliger au début d'une carrière d'artiste.
Bien que Florent ne fût pas d'âge à ne pas danser, c'était la première fois qu'elle le voyait faire une invitation, et cette insistance chez un homme rogue, qui partout pontifiait, avait de quoi la surprendre. Il l'avait à peine quittée, que d'autres danseurs s'étaient empressés autour d'elle; jamais elle n'avait eu pareil succès; était-ce donc à l'originalité de sa toilette qu'elle le devait?
Mais sa conversation avec Florent pendant le quadrille lui montra que sa robe en papier n'était pour rien dans l'amabilité subite du critique.
--Vous avez dû me trouver bien sévère tout à l'heure, dit-il d'un ton gracieux qu'elle ne lui connaissait pas.
--Juste, simplement.
--Je me demande si le besoin de justice qui est en moi ne m'a pas entraîné précisément dans l'injustice; je n'ai parlé que de ce que j'avais sous les yeux et évidemment il y a en vous autre chose que cela; cet autre chose, j'aurais dû le dégager.
Ils furent séparés pour un moment.
--Ce qui vous a manqué jusqu'à présent, dit-il lorsqu'il fut revenu à elle, c'est une direction ferme qui vous arrache aux contradictions de vos divers professeurs. Avec cette direction, je suis certain que vous ne tarderez pas à vous faire une belle place; il y a en vous assez de qualités pour cela.
Comme elle le regardait, surprise:
--C'est sérieusement que je parle, dit-il, sincèrement.
--Où la trouver, cette direction? demanda-t-elle.
--Qui ne serait heureux de mettre son savoir au service d'une organisation telle que la vôtre? Ce serait un mariage comme un autre. Au reste, nous en reparlerons si vous le voulez bien.
Le quadrille était fini; il la ramena à sa place, et la salua avec toutes les marques d'une déférence stupéfiante pour ceux qui la remarquèrent.
Que signifiait ce langage extraordinaire et cette attitude inexplicable chez un homme de ce caractère? Elle n'avait pas encore trouvé de réponses satisfaisantes, quand son danseur vint la prendre pour la polka qui suivait le quadrille.
Celui-là appartenait à un genre opposé à celui de Florent; aussi aimable, aussi insinuant, aussi souriant que le critique était rogue et hargneux. Dans le monde où allait Anie, plus d'une jeune fille aurait bien voulu, et avait même tenté de se faire épouser par lui, mais aucune n'avait persévéré, car toutes avaient vite reconnu que s'il était d'une abondance intarissable tant qu'on restait dans le domaine du sentiment, il devenait instantanément sourd et muet dès qu'on menaçait de glisser dans celui des choses sérieuses: offrir son cœur, tant qu'on voulait, sa main, jamais; et, si on le poussait, il expliquait franchement qu'on ne peut pas raisonnablement penser au mariage, quand on n'est qu'un petit employé de la ville.
Après quelques tours de polka, il amena Anie dans le hall, et là s'arrêtant:
--Excusez-moi d'être préoccupé ce soir, dit-il, j'ai reçu de mauvaises nouvelles de mes parents.
C'était la première fois qu'il parlait de ses parents, et elle n'avait pas remarqué qu'il fût le moins du monde préoccupé, elle le regarda donc avec un peu d'étonnement.
Il reprit:
--Mon père en est à sa seconde attaque, et ma mère est tombée dans une faiblesse extrême. Je crains de les perdre d'un instant à l'autre. Voulez-vous que nous fassions encore un tour?
Il dura peu, ce tour, et la conversation recommença au point où elle avait été interrompue:
--Cela amènera de grands changements dans ma vie, car ce n'est pas systématiquement que j'ai, jusqu'à ce moment, refusé de me marier; comment prendre une femme quand on n'a pas une position digne d'elle à lui offrir? Sans être riches, mes parents sont à leur aise, et si je les perds, comme tout le fait craindre, je pourrai réaliser un rêve de bonheur que je caresse depuis longtemps.
Et, la ramenant dans le salon, il ajouta:
--Ils avaient toujours joui d'une bonne santé qu'ils m'ont transmise.
Est-ce que c'était là une esquisse de demande en mariage? Mais alors les paroles bizarres de René Florent en seraient une autre!
Son père joua l'introduction d'une valse, et le jeune homme à qui elle l'avait promise lui offrit le bras.
C'était la première fois qu'il venait rue de l'Abreuvoir, et ç'avait été un souci pour Mme Barincq et aussi pour Anie de savoir s'il accepterait leur invitation, car on en avait fait un personnage parce qu'il figurait dans le Tout-Paris avec la qualité d'homme de lettres et une série de signes qui signifiaient qu'il était officier de l'instruction publique et chevalier de quatre ordres étrangers. En réalité il n'avait jamais publié le moindre volume, et ses croix avaient été gagnées, comme il le disait lui-même en ses jours de modestie, «par relations», c'est-à-dire pour avoir conduit chez des photographes des personnages exotiques en vue qui le remerciaient de sa peine par la décoration de leur pays, tandis que de son côté le photographe lui payait son courtage un louis ou cent francs selon la qualité du sujet.
Lui aussi, après quelques tours de valse dans le salon, amena Anie dans le hall, qui décidément était le lieu des confidences; et là, s'arrêtant, il lui dit brusquement sans aucune préparation, d'une voix que la valse rendait haletante:
--Est-ce que vous aimez la vie politique, mademoiselle? Aux prochaines élections j'aurai juste l'âge pour être député, et comme le ministre de l'intérieur, qui est mon cousin, m'a promis l'appui du gouvernement, je suis sûr d'être nommé. Député je deviendrai bien vite ministre. La femme d'un ministre compte dans le monde, et quand elle est belle, intelligente, distinguée, elle tient un rang qu'on envie. Nous continuons, n'est-ce pas?
Et sans un mot de plus ils retournèrent dans le salon en valsant.
Ce qui tout d'abord était vague et incompréhensible se précisait maintenant, et s'expliquait: on la croyait l'héritière de son oncle, et l'on prenait rang pour épouser cet héritage.
Quand la vérité serait connue, que deviendraient ces prétendants si empressés aujourd'hui? son mariage, déjà si difficile, n'en serait rendu que plus difficile encore: on ne se remet pas d'une si lourde déception.
V
Jusqu'à minuit Barincq resta au piano, et sans relâche joua avec l'énergie et l'entrain d'un musicien de profession qui cherche à faire ajouter une gratification à son cachet: à l'entendre, on pouvait croire qu'il n'avait pas d'autre souci que le plaisir de ses invités et cela même était relevé avec des commentaires où la sympathie manquait.
--Il fait très bien danser, M. Barincq.
--Avec un brio étonnant...
--Surtout pour la circonstance.
--Madame Barincq m'a dit qu'il aimait tendrement son frère.
--La pensée de l'héritage fait oublier celle du frère.
Cependant, dans les courts instants de repos qui coupaient les danses, son visage s'allongeait, ses lèvres s'abaissaient, et quand Anie le regardait elle lisait dans ses yeux la sombre préoccupation qui, plus d'une fois, lui eût fait oublier son rôle si elle ne le lui avait rappelé en posant simplement sa main sur le piano; alors il frappait bruyamment quelques mesures comme s'il se réveillait et se remettait à jouer jusqu'à ce qu'un nouveau repos laissât retomber le poids de cette préoccupation sur son cœur.
Et sa pensée était toujours la même: ne trouverait-il pas un moyen pour partir par le train du matin, et parmi ces gens qu'il amusait n'en découvrirait-il pas un à qui il pourrait emprunter le prix de son voyage en Béarn?
Vers minuit, le petit prodige qui ne dansait pas, mais prenait plaisir à voir danser, s'endormit, et sa mère, l'ayant étendue sur une chaise longue dans l'atelier d'Anie, voulut relayer Barincq au piano; il eut alors la liberté d'approcher ceux dont il n'avait pu jusqu'à ce moment tâter que de loin la bourse en même temps que la bonne volonté.
Malheureusement, il avait toujours été d'une timidité paralysante pour demander quoi que ce fût, et les conditions dans lesquelles il devait risquer sa tentative la rendaient presque impossible pour lui: parmi ces gens il n'avait pas un ami, et il s'en trouvait même dont il ignorait le nom; comment s'adresser à eux, leur expliquer ce qu'il désirait, les toucher?
A la fin, il se décida pour la femme d'un inventeur de papiers pharmaceutiques avec laquelle il se croyait en assez bons termes, pour avoir maintes fois rendu des services au mari à l'Office cosmopolitain: riche maintenant, elle avait connu la misère assez durement pour que sa fille en fût réduite pendant dix ans à chanter dans les plus humbles cafés-concerts, et cela, s'imaginait-il, devait la rendre douce aux misères des autres; d'ailleurs, qu'étaient cent francs pour elle!
Décidé à risquer son aventure avec elle, il la conduisait dans le hall, et là, pendant qu'elle dégustait, à petites gorgées, une tasse de chocolat, que Barnabé lui avait servie, avec une hésitation qui étranglait ses paroles, il exposa sa demande.
Mais précisément parce qu'elle connaissait la misère, elle avait acquis un flair d'une rare subtilité pour deviner au premier mot ce qui devait tourner à l'emprunt: comment! ce prétendu héritier en était réduit à risquer une demande embarrassée quand il pouvait parler haut? Certainement, il y avait là-dessous quelque chose de louche. A côté de l'héritier légitime il y a bien souvent le légataire choisi. Il convenait donc d'être sur ses gardes.
Il avait à peine parlé de son frère qu'elle l'arrêta.
--Vraiment, c'était héroïque d'avoir la force de faire danser ses amis en un pareil moment. Quel courage! quelle volonté! Elle l'avait examiné au piano, et, en voyant ses efforts pour se contenir, elle avait eu les larmes aux yeux. Ce n'était certainement pas elle qui, comme certaines personnes, s'étonnerait qu'on pût s'amuser en des circonstances si cruelles.
Ainsi encouragé, il avait sans trop de circonlocutions abordé la question d'argent; alors elle avait montré un vrai chagrin:--Quelle malechance de n'avoir que quelque menue monnaie dans sa bourse! Heureusement cela pouvait se réparer; s'il voulait bien venir chez elle vers midi, elle se serait alors entendue avec son mari, et ils se feraient un plaisir de mettre à sa disposition toutes les sommes dont il pouvait avoir besoin; si elle fixait midi, c'est que son mari, souffrant, ne se levait qu'après onze heures et demie.
Comme il avait eu soin de dire qu'il partait à neuf heures du matin, la défaite était assez claire pour qu'il ne pût pas insister; il avait remercié, et, le chocolat avalé, il l'avait ramenée dans le salon, se demandant à qui, maintenant, s'adresser.
Il tournait et retournait cette question les yeux perdus dans le vague; quand Barnabé, qui circulait de groupe en groupe son plateau à la main, lui fit un signe pour le prier de venir dans la cuisine; il le suivit.
L'embarras de Barnabé était si manifeste, qu'il craignit quelque accident.
--Qu'est-ce qui vous manque? Avez-vous cassé quelque chose?
--La grande carafe, mais ce n'est pas de ça qu'il s'agit.
--Alors?
--Voilà la chose: par ce que j'ai entendu, sans écouter, il paraîtrait que vous êtes dans les arias pour votre voyage. Si ce n'est que ça, je peux mettre demain matin deux cents francs à votre disposition, et avec plaisir, monsieur Barincq, croyez-le; quand tout le monde sera parti, j'irai les chercher et vous les apporterai.
Les larmes lui montèrent aux yeux; avant qu'il eût dominé son émotion, Barnabé s'était sauvé son plateau à la main.
Quand il reprit sa place au piano, ceux des invités qui s'étaient étonnés qu'il pût si bien les faire danser se dirent que, décidément, la joie d'hériter était scandaleuse: on pleure son frère, que diable! ou tout au moins les convenances exigent qu'on ne se réjouisse pas publiquement de sa mort.
Maintenant il n'avait plus qu'un souci: faire sa valise à temps pour ne pas manquer le train de neuf heures, car il ne pouvait pas compter sur sa femme qui, morte de fatigue quand les derniers danseurs partiraient au soleil levant, n'aurait plus de forces que pour se mettre au lit.
Vers trois heures du matin on voulut bien encore le remplacer, et il monta à son cabinet où, après avoir retiré habit et gilet, il atteignit une vieille valise en cuir, qui ne lui avait pas servi depuis quinze ans. En quel état allait-il la trouver? Elle était bien poussiéreuse, durcie, une courroie manquait, la clef était perdue; mais enfin elle pouvait encore aller tant bien que mal.
Comme il ne devait rester à Ourteau que le temps strictement nécessaire à l'enterrement de son frère, il ne lui fallait que peu de linge; une chemise, des mouchoirs, une cravate blanche; mais il lui fut difficile de trouver une chemise à peu près mettable, et encore dut-il recoudre tous les boutons de celle sur laquelle son choix s'arrêta. Heureusement son habit, son gilet et son pantalon avaient été réparés en vue de la soirée, ils seraient décents pour conduire le deuil: il n'entrerait point en misérable dans la vieille église où, en son enfance, il occupait près de son père et de son frère la place d'honneur, et n'aurait point à rougir de sa pauvreté sous les regards curieux de ses amis de jeunesse.
C'est dans le monde où les bals se suivent et s'enchaînent qu'on arrive tard et qu'on part tôt; dans celui où les occasions de s'amuser ne reviennent pas tous les soirs, on profite gloutonnement de celles qui se présentent, on arrive de bonne heure et l'on ne s'en va plus. Il en fut ainsi pour les invités de madame Barincq; quand le soleil se leva ils dansaient encore; il fallut pour les chasser le froid et la dure lumière du matin qui ne respecte rien; d'ailleurs, la faim se faisait sentir plus encore que la fatigue, et depuis deux heures Barnabé, qui avait vidé les bouteilles et les soupières, gratté l'os du jambon, raclé l'assiette au beurre, n'offrait plus que du sirop de groseille noyé d'eau, ce qui était tout à fait insuffisant.
Enfin, à six heures le hall fut vide et le père, la mère et la fille se trouvèrent seuls en face l'un de l'autre, tandis que dans la cuisine Barnabé se préparait à partir.
--Allons nous coucher, dit madame Barincq, nous avons bien gagné quelques heures de bon sommeil.
Barnabé s'approcha de Barincq:
--Je reviens dans un quart d'heure, dit-il discrètement, le temps d'aller et de revenir.
Mais, bien qu'il eût parlé à mi-voix, madame Barincq l'avait entendu.
--Pourquoi Barnabé veut-il revenir? demanda-t-elle à son mari.
Il eût préféré que cette question ne lui fût pas adressée, mais il ne pouvait pas ne pas y répondre; Il dit donc ce qui s'était passé, sa demande, le refus qui l'avait accueillie, l'invention de Barnabé.
Madame Barincq leva au ciel ses mains tremblantes d'indignation.
--Emprunter à un domestique! s'écria-t-elle, il ne manquait plus que ça.
--Barnabé s'est conduit en ami, dit Anie en tâchant d'intervenir.
--Ne vas-tu pas défendre ton père? s'écria madame Barincq; tu ferais bien mieux de lui demander comment il compte rendre cet argent.
Sans attendre que cet appel à l'intervention de sa fille eût produit un effet, elle se tourna vers son mari:
--Et quand veux-tu partir? demanda-t-elle.
--A 9 heures 30.
--Ce matin?
--Je n'ai que juste le temps pour arriver demain à l'heure de l'enterrement.
--Et tu nous laisses au milieu de ce désordre, sans personne pour nous aider? comment allons-nous nous en tirer? je suis morte de fatigue.
--Pour cela, maman, ne t'inquiète pas, dit Anie, je n'irai pas à l'atelier aujourd'hui et avant ce soir tout sera mis en état.
--Si tu prends le parti de ton père, je n'ai plus rien à dire. Adieu.
Sans un mot de plus elle quitta le hall pour monter au premier étage.
--N'emportes-tu rien? demanda Anie lorsqu'elle fut seule avec son père.
--J'ai fait ma valise cette nuit et l'ai descendue je vais mettre mon habit dedans et serai prêt à partir.
--Sans déjeuner?
--Barnabé m'a dit qu'il ne restait rien.
--Je vais te faire du café; pendant ce temps, la porteuse de pain arrivera.
Comme elle se dirigeait vers la cuisine, il l'arrêta:
--Tu ne vas pas allumer le feu, habillée comme tu l'es?
--Ma robe n'a plus grand'chose à craindre, dit-elle en se regardant.
En effet, elle était en lambeaux, déchirée aux entournures et surtout à la taille par les doigts gros des danseurs.
--Elle a le feu à craindre, dit-il.
--Eh bien, je me déshabille et reviens tout de suite.
--Tu ferais mieux de te coucher.
--Crois-tu que je sois fatiguée pour une nuit passée à danser? A mon âge, cela serait honteux.
Quand elle redescendit, elle trouva son père, qui avait revêtu ses vêtements de tous les jours, en train de boucler sa valise. Vivement elle alluma un feu de braise et mit dessus une bouillotte d'eau; puis elle ouvrit la porte du jardin.
--Où vas-tu? demanda-t-il.
--J'ai mon idée.
Elle revint presque aussitôt, tenant d'un air triomphant un œuf dans chaque main.
--Il me semblait bien avoir entendu les poules chanter, dit-elle; au moins tu ne partiras pas à jeun; deux œufs frais, une bonne tasse de café, te remettront un peu des fatigues de cette nuit, d'autant plus dures pour toi qu'elles s'ajoutaient à ton chagrin. Pauvre père, je t'assure que je t'ai plaint de tout mon cœur, et que plus d'une fois je me suis reproché le supplice que je t'imposais en te faisant jouer ces airs de danse qui exaspéraient ta douleur.
--Au moins t'es-tu amusée?
--Je devrais te dire oui, mais cela ne serait pas vrai.
--Tu as éprouvé quelque déception?
Elle hésita un moment, non parce qu'elle ne comprenait pas à quelle déception son père faisait allusion, mais parce qu'elle avait une certaine honte à répondre.
--J'ai été demandée en mariage plus de dix fois depuis hier soir, dit-elle enfin avec un demi-sourire.
--Eh bien?
--Eh bien, sais-tu à qui ces demandes s'adressaient?
--A toi, bien sûr.
--A moi ta fille, non; à moi l'héritière de mon oncle, oui; sur une parole de maman, mal entendue ou mal comprise, on s'est imaginé que la fortune de mon oncle allait nous revenir, et chacun a voulu prendre rang.
--Et si ce qu'on s'est imaginé se réalisait?
--As-tu des raisons pour le croire?
--Le croire, non; l'espérer, oui: car je ne peux pas admettre que Gaston, malgré notre rupture, ne t'ait rien laissé par son testament, toi, sa nièce, contre qui il n'avait aucun grief.
--Mais s'il n'a pas fait de testament?
--Alors ce ne serait pas une part quelconque de sa fortune qui te reviendrait, ce serait de cette fortune entière que nous hériterions.
Que cela soit, je te promets que je n'épouserai aucun de mes prétendants de cette nuit: les vilains bonshommes, hypocrites et plats.
VI
En entrant dans la gare d'Orléans, après une course d'une heure et demie faite à pied, sa petite valise à la main, il vit le rapide de Bordeaux partir devant lui.
Autrefois, quand de Paris il retournait au pays natal, c'était ce train qu'il prenait toujours; une voiture l'attendait à la gare de Puyoo, et de là le portait rapidement à Ourteau où il arrivait assez à temps encore pour passer une bonne nuit dans son lit.
Maintenant au lieu du rapide, l'omnibus; au lieu d'un confortable compartiment de première, les planches d'un wagon de troisième; au lieu d'une voiture en descendant du train, les jambes.
Son temps heureux avait été celui de la jeunesse, le dur était celui de la vieillesse; la ruine avait fait ce changement.
Il eût pu lui aussi mener la vie tranquille du gentilhomme campagnard, sans souci dans son château, honoré de ses voisins, cultivant ses terres, élevant ses bêtes, soignant son vin, car il aimait comme son frère les travaux des champs, et même plus que lui, en ce sens au moins qu'à cette disposition se mêlait un besoin d'améliorations qui n'avait jamais tourmenté son aîné, plus homme de tradition que de science et de progrès.
Avec une origine autre que la sienne, il en eût été probablement ainsi, et comme ils n'étaient que deux enfants, ils se fussent trouvés assez riches, la fortune paternelle également partagée entre eux, pour mener cette existence chacun de son côté: l'aîné sur la terre patrimoniale, le jeune dans quelque château voisin. Mais, bien que sa famille fut fixée en Béarn depuis assez longtemps déjà, elle était originaire du pays Basque, et comme telle fidèle aux usages de ce pays où le droit d'aînesse est toujours assez puissant pour qu'on voie communément les puînés ne pas se marier afin que la branche aînée s'enrichisse par l'extinction des autres.
Élevés dans ces principes ils s'étaient habitués à l'idée que l'aîné continuerait le père, avec la fortune du père, dans le château du père, et que le cadet ferait son chemin dans le monde comme il pourrait cela était si naturel pour eux, si légitime, que ni l'un ni l'autre, le dépouillé pas plus que l'avantagé, n'avait pensé à s'en étonner. A la vérité ils savaient qu'une loi, qui est le Code civil prohibe ses arrangements, mais cette loi bonne pour les gens du nord, n'avait aucune valeur dans le pays basque; et Basques ils étaient, non Normands ou Bourguignons.
D'ailleurs, cette perspective de vie laborieuse n'avait rien pour effrayer le cadet, ou contrarier ses goûts qui dès l'enfance s'étaient affirmés tout différents de ceux de son aîné. Tandis que pour celui-là rien n'existait en dehors des chevaux, de la chasse, de la pêche, lui était capable de travail d'esprit et même de travail manuel; s'il aimait aussi la chasse et la pêche, elles ne le prenaient pourtant pas tout entier; il lisait, dessinait, faisait de la musique; au collège de Pau il couvrait ses livres, ses cahiers et les murailles de bonshommes, à Ourteau pendant les vacances il construisait des mécaniques ou des outils qui par leur ingéniosité émerveillaient son père, son frère, aussi bien que les gens du village qui les voyaient.
N'était-ce pas là l'indice d'une vocation? Pourquoi n'utiliserait-il pas les dispositions dont la nature l'avait doué?
A quinze ans pendant les grandes vacances, tout seul, c'est-à-dire sans les conseils d'un homme du métier et en se faisant aider seulement par le maréchal-ferrant du village il avait construit une petite machine à vapeur qui, pour ne pouvoir rendre aucun service pratique n'en était pas moins très ingénieuse et révélait des aptitudes pour la mécanique. Il est vrai qu'elle coûtait vingt ou trente fois plus cher qu'une du même genre construite par un mécanicien de profession; mais à cela quoi d'étonnant, c'était un apprentissage.
Il est assez rare que l'esprit de recherches et de découvertes se spécialise: inventeur, on l'est pour tout, les petites comme les grandes choses, on l'est spontanément, en quelque sorte sans le vouloir, et cela est vrai surtout quand dès la jeunesse on n'a pas été rigoureusement enfermé dans des études délimitées.
Il en avait été ainsi pour lui. Au lieu de le diriger son père l'avait laissé libre; et puisqu'il paraissait également bien doué pour le dessin, la mécanique, la musique, qu'importait qu'il étudiât ceci plutôt que cela? Plus tard il choisirait le chemin qui lui plairait le mieux, il n'y avait pas de doute qu'avec des aptitudes comme les siennes, il ne trouvât au bout la fortune et peut-être même la gloire.
Sans études préalables qui l'eussent guidé, sans relations qui l'eussent soutenu, sans camaraderies officielles qui l'eussent poussé, après des années de luttes, de déceptions, d'efforts inutiles, de fièvre, de procès, c'était la ruine qu'il avait trouvée.
Cependant ses débuts avaient été heureux; pendant ses premières années à Paris, tout ce qu'il avait essayé lui avait réussi, et quelques-unes de ses inventions simplement pratiques, sans aucunes visées à la science, avaient eu assez de vogue pour qu'il pût croire qu'elles lui constitueraient de jolis revenus tant que durerait la validité de ses brevets.
Il n'avait donc qu'à marcher librement et à suivre la voie ouverte: il était bien l'homme que l'enfant annonçait.
C'est ce qu'à sa place un autre eût fait sans doute; mais il y avait en lui du chercheur, du rêveur, l'argent gagné ne suffisait pas à son ambition, il lui fallait plus et mieux.
A la mort de son père, son frère et lui, fidèles à la tradition, avaient réglé leurs affaires de succession, non d'après la loi française mais d'après l'usage basque, c'est-à-dire en respectant le droit d'aînesse qui supprimait tout partage entre eux de l'héritage paternel: l'aîné avait gardé le château avec toutes les terres patrimoniales, le cadet s'était contenté de l'argent et des valeurs qui se trouvaient dans la succession; l'aîné prendrait le nom de Saint-Christeau et le transmettrait à ses enfants quand il se marierait; le cadet se contenterait de celui de Barincq qu'il illustrerait, s'il pouvait. Cela s'était fait d'un parfait accord entre eux, sans un mot de discussion, comme il convenait aux principes dans lesquels ils avaient été élevés, aussi bien qu'à l'affection qui les unissait. Pour l'aîné, il était tout naturel qu'il en fût ainsi. Pour le cadet qui avait des millions dans la tête, quelques centaines de mille francs étaient des quantités négligeables.
Mais ces millions ne s'étaient pas monnayés comme il l'espérait, car à mesure qu'il s'était élevé, les ailes lui avaient poussé; par le travail, l'appétit scientifique s'était développé, et les petites choses qui avaient pu le passionner à ses débuts lui paraissaient insignifiantes ou méprisables maintenant. C'était plus haut qu'il visait, plus haut qu'il atteindrait, et au lieu de s'enfermer dans le cercle assez étroit où l'ignorance autant que la prudence l'avaient pendant quelques années maintenu, il avait voulu en sortir. Puisqu'il avait réussi alors qu'il était jeune, sans expérience, sans appuis, n'ayant que l'audace de l'ignorance, pourquoi ne réussirait-il pas encore, alors qu'on le connaissait, et que par le travail il avait acquis ce qui tout d'abord lui manquait?
A son grand étonnement, il n'avait pas tardé à reconnaître l'inanité de ces illusions.
D'où venait-il donc, celui-là qui ne sortant d'aucune école se figurait qu'on allait l'écouter tout simplement par sympathie et parce qu'il avait la prétention de dire des choses intéressantes? Tenait-il au monde officiel? De qui était-il le camarade? Qui le recommandait? Il avait gagné de l'argent avec des niaiseries; la belle affaire, en vérité!
Mais elles portaient témoignage contre lui, ces niaiseries, et plus elles lui avaient été productives, plus elles criaient fort contre son ambition. Pourquoi voulait-il qu'on comptât avec lui, quand lui-même ne comptait que par l'argent gagné? Il voulait sortir du rang; on l'y ferait rentrer.
Autant la montée avait été douce au départ, quand il marchait au hasard et à l'aventure, autant elle fut rude lorsqu'il eut la prétention de prendre rang parmi les réguliers de la science, qui, s'ils ne lui dirent pas brutalement: «Vous n'êtes pas des nôtres», le lui firent comprendre de toutes les manières!
Combien de banquettes d'antichambre avait-il frottées dans les ministères; à combien d'huissiers importants avait-il souri! combien de garçons de bureau l'avaient rabroué! et quand, après des mois d'audiences ajournées, on le recevait à la fin, combien de fois ne l'avait-on pas écouté avec des haussements d'épaules, ou renvoyé avec des paroles de pitié: «Mais c'est insensé, ce que vous nous proposez là!»
A côté des indifférents qui ne daignaient pas l'entendre, il avait aussi rencontré des avisés qui ne lui prêtaient qu'une oreille trop attentive ou des yeux trop clairvoyants; plus dangereux ceux-là; et ils le lui avaient bien prouvé en mettant habilement en œuvre ce qu'ils avaient qualifié d'insensé.
Avec les réclamations, les procès, il était descendu dans l'enfer, et désormais sa vie avait été faite d'attentes dans les agences, de visites chez les avoués, les agréés, les huissiers; de conférences avec les avocats, de comparutions chez les experts, de fièvres, d'exaspérations, d'anéantissements aux audiences à Paris, en province, partout où on l'avait traîné.
VII
A son arrivée à Paris, tout occupé de l'invention d'une bouée lumineuse, il avait été consulter un chimiste dont les livres qu'il avait longuement travaillés lui inspiraient confiance, et dont le nom faisait autorité dans la science, François Sauval; et pendant assez longtemps il avait poursuivi, sous la direction de celui-ci, une série d'expériences sur les matières à employer pour la production de l'éclairage dans l'eau. De là étaient nées des relations entre eux, bienveillantes chez le maître, très attentif à séduire la jeunesse, respectueuses chez l'élève, et quand il avait un conseil à demander ou un doute à éclaircir, c'était toujours à Sauval qu'il s'adressait.
Sauval était chimiste parce que son grand-père ainsi que son père l'avaient été, et parce qu'avec son sens juste de la vie il avait, tout jeune, compris les avantages qu'il y avait pour lui à profiter du nom et de l'autorité qu'ils s'étaient acquis dans le monde scientifique, et à se mettre en état d'hériter des positions officielles qu'ils avaient successivement occupées; mais, plus que chimiste encore, plus que savant, il était, bien qu'il s'en défendît, un homme d'affaires incomparable, devant qui l'agréé le plus fin, l'avoué le plus retors n'étaient que des écoliers.
En écoutant d'une oreille complaisante les projets et les rêveries de Barincq, il avait sagement douché son ambition d'une main impitoyable, et, avec l'expérience que lui donnaient son autorité et sa situation, il lui avait prouvé qu'il ne devait pas chercher à sortir de l'ordre de recherches dans lequel il avait eu la chance de réussir.
--Tenez-vous-en à l'industrie, ne cessait-il de lui répéter; gagnez de l'argent, et, puisque vous n'avez pas pris dès le départ le chemin qui conduit au mandarinat scientifique, laissez la science aux mandarins. Ah! si j'étais à votre place, et si j'avais vos aptitudes pour les affaires, quelle fortune je ferais!
«Faire fortune, gagner de l'argent», était le refrain de sa conversation; et, s'il est vrai que le mot qui revient le plus souvent sur nos lèvres soit celui qui donne la clé de notre nature, on pouvait conclure en l'écoutant qu'il était un homme d'argent. Cela surtout, avant tout et par-dessus tout, avec un but aussi généreux que touchant, qui était de donner à chacune de ses cinq filles un million en la mariant. Le type du savant, gauche, simple, maladroit, timide ou rébarbatif, qui ne sort pas de son laboratoire, ignore le monde, ne voit dans l'argent qu'un métal ductile et malléable qui fond vers 1000°, et peut se combiner avec l'oxygène, n'était nullement celui de Sauval qui, au contraire, représentait mieux que tout autre le savant aimable, élégant, homme du monde autant qu'homme d'affaires, assez prudent pour ne pas se laisser exploiter par les industriels, et assez habile pour les exploiter lui-même par des procédés perfectionnés qui en exprimaient jusqu'à la dernière goutte la substance utilisable.
Toutes les positions officielles que l'État peut donner, Sauval les avait successivement occupées ou les occupait encore, à l'Institut agronomique, au Conservatoire, aux Gobelins, au Muséum, à l'École centrale, à la préfecture de la Seine, à la préfecture de police; de plus il était le directeur-conseil de nombreuses fabriques de produits chimiques ou pharmaceutiques qui payaient de cette façon son influence; mais, comme tout cela, si important qu'en fût le total cumulé, n'était point encore assez gros pour son appétit, et ne pouvait pas lui gagner les millions qu'il voulait, il les demandait à l'industrie en prenant des brevets dans les branches de la chimie où il y a de l'argent à gagner, celle des engrais et celle des matières colorantes.
Ces brevets, il ne les exploitait pas lui-même, retenu par sa situation, mais il les cédait à des commerçants, à des spéculateurs que cette situation précisément éblouissait, et qui se laissaient entraîner par l'espoir de produire avec rien quelque chose de valeur, tout comme les dupes des anciens alchimistes espéraient obtenir la transmutation des métaux. Comment n'eussent-ils pas subi le prestige de son nom qu'il savait très habilement faire tambouriner par les journaux! Ce n'était pas avec un pauvre diable d'inventeur qu'ils traitaient, mais avec un savant dont les titres occupaient une longue suite de lignes dans les annuaires; ce n'était pas dans un galetas que les signatures s'échangeaient, mais dans une noble maison donnée par l'État, sur la cour de laquelle s'ouvraient les portes d'écuries habitées par quatre chevaux, et de remises abritant trois voitures élégantes dignes du mondain le plus correct.
En conseillant à Barincq de gagner de l'argent, jamais Sauval ne lui avait conseillé d'exploiter un de ses nombreux brevets; seulement ce qu'il ne disait pas franchement il l'insinuait avec des finesses auxquelles on ne pouvait pas ne pas se laisser prendre. Mais, féru de ses idées en vrai inventeur qu'il était, Barincq avait longtemps résisté à ses avances: pourquoi acheter les découvertes des autres quand on en a soi-même à revendre; ce n'était pas du manque d'idées qu'il souffrait, mais bien de ne pouvoir pas faire accepter les siennes.
Cependant, à la longue, exaspéré par l'hostilité qu'il rencontrait, découragé par l'indifférence qu'on lui opposait, écrasé par l'injustice, il avait fini par se demander si ces idées que tout le monde repoussait, valaient réellement quelque chose; si on se les appropriait par d'adroites modifications, n'était-ce pas parce qu'elles manquaient d'une forte empreinte personnelle? Enfin, s'il ne réussissait en rien maintenant, n'était-ce pas parce qu'il avait épuisé sa veine? Il y a du joueur dans tout inventeur, et quel joueur ne croit pas à la chance?
Si la sienne déclinait, celle de Sauval s'affirmait chaque jour davantage, à ce point qu'il ne touchait pas à une chose sans la réussir. Dans ces conditions ne serait-ce pas pousser l'infatuation jusqu'à l'aveuglement que de s'obstiner dans ses luttes stériles au lieu de saisir l'occasion qui s'offrait à lui?
Bien souvent, Sauval lui parlait d'expériences poursuivies depuis longtemps dans son laboratoire, qui, le jour où elles aboutiraient, seraient pour certaines matières extraites du goudron de houille ce que la découverte de Lightfoot avait été pour le noir d'aniline. Un jour, en venant consulter Sauval, il aperçut exposées en belle place des bandes de calicot teintes en rouge, en ponceau, en jaune, en bleu, en violet.
--Je vois que ces échantillons vous intéressent, dit Sauval qui avait suivi ses regards; ils vous intéresseront encore bien davantage quand vous saurez que ces couleurs qui ont subi l'opération du vaporisage sont pour quelques-unes aussi indestructibles que le noir d'aniline.
Sans être chimiste de profession, et sans avoir étudié spécialement la chimie des matières colorantes, Barincq savait cependant qu'on ne possédait encore que le noir d'aniline qui fût indestructible, et que les autres couleurs qu'on essayait d'extraire de la houille ne présentaient aucune solidité. En disant que la teinture de ces bandes de calicot était aussi indestructible que celle du noir d'aniline, Sauval annonçait donc une découverte considérable, qui allait produire une révolution dans l'industrie des étoffes et apporter à son inventeur une fortune énorme.
--Croyez-vous que vous n'auriez pas mieux fait, mon pauvre Barincq, de suivre cette voie pratique que je vous ouvrais, dit Sauval, que celle qui vous a mené dans le bagne où vous vous débattez? Ah! si au lieu d'être un savant, fils et petit-fils de savant, j'étais un industriel, si, au lieu d'être enchaîné par ma situation, j'étais libre, quelle fortune je ferais! Tandis que je vais me laisser rouler, et finalement dépouiller par des coquins qui se moqueront de moi. Que n'ai-je un gendre dans l'industrie! Il y a des moments où, pensant à l'avenir de mes filles, je me demande si je ne manque pas à mes devoirs de père en ne me démettant pas de toutes mes fonctions pour exploiter moi-même mes brevets.
Ainsi engagé, l'entretien était vite arrivé à une proposition pratique.
Au lieu de se démettre de ses fonctions, Sauval cédait ses brevets à Barincq, qui avait à ses yeux le grand mérite de n'être point un commerçant de profession, c'est-à-dire un exploiteur et lui inspirait toute confiance; par ce moyen, il assurait la fortune de ses filles, et, d'autre part, il faisait celle d'un brave garçon pour qui il avait autant de sympathie que d'estime. Cette cession il la consentait aux conditions les plus douces: quatre cent mille francs pour le prix des brevets, et en plus, pendant leur durée, une redevance de dix pour cent sur le montant brut de toutes les ventes des produits fabriqués; comme ce qu'on vendrait cent cinquante ou deux cents francs le kilogramme ne coûterait pas plus de trois ou quatre francs à fabriquer, il était facile dès maintenant de calculer les bénéfices.
Barincq ne pouvait pas ne pas se laisser éblouir par une affaire ainsi présentée, pas plus qu'il ne pouvait pas ne pas se laisser toucher au cœur par l'amitié dont son maître lui donnait une si grande preuve; enfin, découragé par ses déboires, il ne pouvait pas non plus ne pas reconnaître que ce serait folie de s'obstiner dans ses rêves creux, au lieu d'accepter ces propositions généreuses.
Il est vrai que pour les accepter il fallait pouvoir exécuter les conditions sous lesquelles elles étaient faites, et ce n'était pas son cas: de son père, il avait reçu environ deux cent mille francs et c'était son seul capital, car les grosses sommes que ses inventions lui avaient rapportées jusqu'à ce jour avaient été dévorées par ses expériences ou englouties dans ses procès: comment, avec ces deux cent mille francs, payer les brevets et faire les fonds pour établir une usine de fabrication?
Ce qui était une difficulté, une impossibilité pour lui, n'était rien pour Sauval. Des spéculateurs trouvés par lui achetèrent les brevets de Barincq, bon marché, il est vrai, trop bon marché, beaucoup au-dessous de leur valeur réelle, c'était lui-même qui le disait, mais ils payeraient comptant, ce qui était à considérer. En même temps il le marierait à une orpheline qui apporterait une dot de quatre cent mille francs en argent. De plus, il lui ferait vendre dans les conditions les plus favorables une fabrique de matières colorantes établie depuis longtemps, de telle sorte que tout en organisant la fabrication des produits créés par ses procédés, on continuerait celle des anciens qui ne seraient pas remplacés par les nouveaux; il donnerait son concours à cette fabrication, et, pour l'en payer, sa redevance de dix pour cent s'étendrait à toutes les ventes que ferait l'usine. Enfin il obtiendrait d'une fabrique de produits chimiques, dans laquelle il était intéressé, un marché par lequel cette fabrique s'engagerait à livrer, pendant dix ans, à un prix très au-dessous du cours, toutes les matières nécessaires à la production des nouvelles couleurs.
C'était le propre de Sauval de mener rondement tout ce qu'il entreprenait; ce qui tenait, disait-il, à ce que, n'entendant rien aux affaires, il ne se noyait pas dans les détails. En trois mois les brevets de Barincq furent vendus, ses procès abandonnés, son mariage fut fait, l'usine fut achetée et l'on se trouva en état de marcher; l'industrie de la teinture, chauffée par les articles des journaux que Sauval inspirait quand il ne les dictait pas, était dans l'attente de la révolution annoncée.
On marcha, en effet, mais, chose extraordinaire, les expériences si concluantes, si admirables dans le laboratoire de Sauval, ne donnèrent pas industriellement les résultats attendus: si les rouges présentaient une certaine solidité bien éloignée cependant de l'indestructibilité du noir d'aniline, les autres couleurs étaient d'une extrême fugacité.
Cette chute terrible n'avait pas écrasé Sauval, et même elle ne l'avait nullement ébranlé; à l'émoi de Barincq il s'était contenté de répondre qu'il fallait rester calme parce qu'il voyait clair. Cette déception n'était rien. Il allait se mettre au travail comme il le devait, puisqu'il s'était engagé à faire profiter la fabrique de tous les développements et de toutes les améliorations que ses brevets pouvaient recevoir de ses recherches scientifiques, et avant peu ce léger accroc serait réparé. Il voyait clair. En attendant il n'y avait qu'à continuer la fabrication des anciens produits. Cela sauvait la situation et démontrait combien il avait été sage de faire acheter cette vieille usine au lieu d'en créer une nouvelle qui n'eût pas eu de clientèle.
Ce qu'il avait été surtout, c'était avisé pour ses intérêts, puisque, sur la vente des produits fabriqués d'après les anciens procédés, il touchait sa redevance: un peu de patience, ce n'était plus maintenant qu'une affaire de temps; le succès était certain; encore quelques jours, encore un seul.
Le temps avait marché sans que les couleurs qui devaient bouleverser l'industrie devinssent plus solides; on vendait du rouge; personne n'achetait du ponceau, du bleu, du vert, du jaune; et, pendant que les perfectionnements annoncés se faisaient attendre, la fabrique de produits chimiques exécutant son marché continuait à livrer chaque jour les matières nécessaires à la fabrication des nouvelles couleurs... qu'on ne fabriquait pas, par cette raison qu'on ne trouvait pas à les vendre.
La foi que le maître avait inspirée à l'élève s'était ébranlée: à payer la redevance de dix pour cent, le plus clair des bénéfices réalisés sur la fabrication par les anciens procédés s'en allait dans la caisse de Sauval, et prendre chaque jour livraison de dix mille kilogrammes de produits chimiques qu'il fallait revendre à perte, ou même jeter à l'égout quand on ne trouvait pas à les vendre, conduisait à une ruine aussi certaine que rapide.
Cependant Sauval, qui continuait à rester calme dans son stoïcisme scientifique, et à voir très clair, poursuivait ses recherches en répétant son même mot:
--Patience! encore un jour.
Ce jour écoulé, il en prenait un autre, puis un autre encore.
En réponse à ces demandes du maître, l'élève en avait formulé deux à son tour: ne plus payer la redevance; résilier le marché de la fourniture des produits chimiques. Mais le maître n'avait rien voulu entendre: puisqu'il donnait son temps et sa science, la redevance lui était due; puisqu'un marché avait été conclu, il devait être exécuté; s'il ne connaissait rien aux affaires commerciales, il savait cependant, comme tout galant homme, qu'on ne revient pas sur un engagement pris.
C'était beaucoup pour échapper aux procès, dont il avait l'horreur, que Barincq avait accepté les propositions de Sauval, qui semblaient devoir lui offrir une sécurité absolue; cependant devant ce double refus il avait fallu se résoudre à plaider de nouveau; une fille lui était née, il ne pouvait pas la laisser ruiner, pas plus qu'il ne devait laisser dévorer la fortune de sa femme déjà gravement compromise. Il avait donc demandé aux tribunaux la nomination d'experts qui auraient à examiner si les procédés de Sauval étaient susceptibles d'une application industrielle; à constater que si dans le laboratoire ils donnaient des résultats superbes, dans la pratique ils n'en donnaient d'aucune sorte; enfin à reconnaître qu'ils ne reposaient pas sur une base sérieuse et que ce qu'il avait vendu était le néant même.
Quelle stupéfaction, quelle indignation pour Sauval!
Il croyait bien pourtant s'être entouré de toutes les précautions en ne traitant pas avec un de ces commerçants de profession qui n'achètent une découverte que pour dépouiller son inventeur; mais voilà le terrible, c'est que l'esprit commercial est contagieux, et qu'aussitôt qu'on touche aux affaires on devient un homme d'affaires.
Sans doute il ferait facilement le sacrifice des bénéfices qui étaient le fruit de son travail, et sur ce point il était prêt à toutes les concessions; mais il y en avait un que sa position ne lui permettait pas de mettre en discussion: c'était de subir le contrôle d'experts qui dans la science ne pouvaient pas être ses pairs.
Il fallait donc qu'il se défendît et n'acceptât pas qu'en sa personne le savant fût une fois de plus exploité par le commerçant.
L'affaire s'était traînée de juridiction en juridiction, et, pendant que les clercs grossoyaient des monceaux de papier timbré en expliquant longuement la technique des matières colorantes à deux francs le rôle; pendant que les avocats plaidaient et refaisaient chacun à son point de vue l'histoire de la chimie; pendant que les juges écoutaient, somnolaient ou jugeaient, la situation commerciale, de Barincq sombrait, s'enfonçant chaque jour un peu plus. Il lui aurait fallu des capitaux pour faire marcher sa maison en même temps que pour continuer ses procès, et il ne se soutenait plus que par des miracles d'énergie appuyés par des sacrifices désespérés.
Alors qu'il pensait faire lui-même sa vie, sans secours d'aucune sorte, au moyen des seules idées qu'il avait en tête, il avait pu abandonner avec indifférence la plus grosse part de son héritage paternel; aux abois, traqué de tous les côtés, affolé, il revint à Ourteau pour expliquer sa situation à son frère, et lui demander de le sauver en consentant une garantie hypothécaire pour une somme de cent cinquante mille francs. Bien que le mot hypothèque fût un épouvantail pour Gaston, la garantie fut accordée, sinon sans inquiétude, au moins sans marchandages:
--Puisque tu as besoin de moi, cadet, c'est mon devoir de te venir en aide.
Ces cent cinquante mille francs avaient été une goutte d'eau. Six mois après leur versement, c'était du garant que le créancier exigeait par acte d'huissier le paiement de ses intérêts, le garanti étant dans l'impossibilité de se libérer.
Les rapports des deux frères, jusque-là affectueux, s'étaient aigris: un huissier au château, c'était la première fois que pareil scandale se produisait; la lettre qui l'annonçait avait été dure malgré le parti-pris de modération.
«Tu n'as donc pas pensé que le «parlant à» pourrait être rempli au nom d'un de mes domestiques, ce qui a eu lieu?»
Pour arranger la situation, Mme Barincq avait voulu venir à Ourteau avec sa fille. Gaston n'était-il pas un oncle à héritage? Il importait de le ménager.
Au lieu d'aplanir les difficultés, elle les avait exaspérées, en insistant plus qu'il ne convenait sur la générosité que son mari avait montrée lors du partage de la succession paternelle. Comment l'aîné pouvait-il admettre la générosité, quand il était convaincu que son cadet avait simplement accompli son devoir?
Lorsqu'au bout de huit jours elle avait quitté le château pour rentrer à Paris, la rupture entre les deux frères était irréparable.
Les procès se prolongèrent pendant dix-huit mois encore, au bout desquels un arrêt définitif prononçait la nullité des brevets; mais il était trop tard. Barincq, épuisé, n'avait plus qu'à abandonner à ses créanciers le peu qu'il lui restait, et s'il échappait à la mise en faillite, c'était grâce à la généreuse intervention de Sauval.
Un ami le recueillit par pitié dans la petite maison de l'Abreuvoir, et le directeur de l'Office cosmopolitain des inventeurs, qui avait gagné tant d'argent avec lui, le prenait comme dessinateur aux appointements de deux cents francs par mois.
VIII
A six heures du matin le train déposa Barincq à la gare de Puyoo; de là à Ourteau, il avait deux lieues à faire à travers champs. Autrefois, une voiture se trouvait toujours à son arrivée, et, par la grande route plus longue de trois ou quatre kilomètres, le conduisait au château; mais il n'avait pas voulu demander cette voiture par une dépêche, et l'état de sa bourse ne lui permettait pas d'en prendre une à la gare. D'ailleurs, cette course de deux lieues ne l'effrayait pas plus que le chemin de traverse qu'il connaissait bien; le temps était doux, le soleil venait de se lever dans un ciel serein; après une nuit passée dans l'immobilité d'un wagon, ce serait une bonne promenade; sa valise à la main, il se mit en route d'un pas allègre.
Mais il ne continua pas longtemps cette allure, et sur le pont il s'arrêta pour regarder le Gave, grossi par la première fonte des neiges, rouler entre ses rives verdoyantes ses eaux froides qui fumaient par places sous les rayons obliques du soleil levant et pour écouter leur fracas torrentueux. Il venait de quitter les lilas de son jardin à peine bourgeonnants et il trouvait les osiers, les saules, les peupliers en pleine éclosion de feuilles, faisant au Gave une bordure vaporeuse au-dessus de laquelle s'élevaient les tours croulantes du vieux château de Bellocq. Que cela était frais, joli, gracieux, et, pour lui, troublant par l'évocation des souvenirs! Mais ce qui, tout autant que le bruit des eaux bouillantes, le bleu du ciel, la verdure des arbres, réveilla instantanément en lui les impressions de ses années de jeunesse, ce fut la vue d'un char qui arrivait à l'autre bout du pont: formé d'un tronc de sapin dont l'écorce n'avait même pas été enlevée, il était posé sur quatre roues avec des claies de coudrier pour ridelles; deux bœufs au pelage bringé, habillés de toile, encapuchonnés d'une résille bleue, le traînaient d'un pas lent, et devant eux marchait leur conducteur, la veste jetée sur l'épaule, une ceinture rouge serrée à la taille, les espadrilles aux pieds, un long aiguillon à la main; pour s'abriter du soleil il avait tiré en avant son béret qui formait ainsi visière au-dessus de ses yeux brillants dans son visage rasé de frais.
Que de fois avait-il ainsi marché devant ces attelages de bœufs, l'aiguillon à la main, à la grande indignation de son frère qui, n'aimant que la chasse, la pêche et les chevaux, l'accusait d'être un paysan!
Après un bonjour échangé, il se remit en marche, et, au lieu de continuer la grande route, prit le vieux chemin qui montait droit à la colline.
Pour être géographiquement dans le midi et même dans l'extrême midi de la France, il n'en résulte pas que le Béarn soit roussi ou pelé, c'est au contraire le pays du vert, et d'un vert si frais, si intense, qu'en certains endroits on pourrait se croire en Normandie, n'était la chaleur du soleil, le bleu du ciel, la sérénité, la limpidité, la douceur de l'atmosphère; l'Océan est près, les Pyrénées sont hautes, et, tandis que la montagne le défend des vents desséchants du sud, la mer lui envoie ses nuages qui, tombant sur une terre forte, y font pousser une vigoureuse végétation; dans les prairies l'herbe monte jusqu'au ventre du bétail; sur les collines, dans les touyas que les paysans routiniers s'obstinent à conserver en landes, les ajoncs, les bruyères et les fougères dépassent la tête des hommes; le long des chemins les haies sont épaisses et hautes.
De profondes ornières pleines d'eau coupaient celui qu'il avait pris, mais trop large de moitié, il offrait de chaque côté des tapis herbus qu'on pouvait suivre. De ce gazon, le printemps avait fait un jardin fleuri jusqu'au pied des haies où pâquerettes, primevères et renoncules se mêlaient aux scolopendres et aux tiges rousses de la fougère royale qui, au bord des petites mares et dans les fonds tourbeux, commençait déjà à pousser des jets vigoureux.
Quelle fête pour ses yeux que cette éclosion du printemps, si superbe dans cette humilité de petites plantes mouillées de rosée, et combien le léger parfum que dégageait leur floraison évoquait en lui de souvenirs restés vivants!
Ce fut en égrenant le chapelet de ces souvenirs qu'il continua son chemin jusqu'au haut de la montée. Déjà une fois il l'avait vu aussi fleuri dans une matinée pareille à celle-ci et il lui était resté dans les yeux tel qu'il le retrouvait.
A la suite d'une épidémie on avait licencié le collège, et le train venant de Pau les avait descendus à Puyoo à cette même heure, son frère et lui. Comme on n'était pas prévenu de leur retour, personne ne les attendait à la gare, et, au lieu de louer une voiture, ils s'étaient fait une joie de s'en aller bride abattue à travers champs pour surprendre leur père. Que de changements cependant, tandis que tout restait immuable dans ce coin de campagne, que de tristesses: son père, son frère morts, lui debout encore, mais secoué si violemment que c'était miracle qu'il n'eut pas le premier disparu. Combien à sa place se fussent abandonnés, et certainement il eût cédé aussi à la désespérance s'il n'avait pas lutté pour les siens. Le secours qui lui venait d'eux l'avait jusqu'au bout soutenu: un sourire, une caresse, un mot de sa fille, son regard, la musique de sa voix.
Au haut de la colline il s'arrêta, et, posant sa valise au pied d'un arbre, il s'assit sur le tronc d'un châtaignier qui attendait, couché dans l'herbe, que les chemins fussent assez durcis pour qu'on pût le descendre à la scierie.
De ce point culminant qu'un abatage fait dans les bois avait dénudé, la vue s'étendait libre sur les deux vallées, celle du Gave de Pau qu'il venait de quitter aussi bien que sur celle du Gave d'Oloron où il allait descendre, et au-delà, par-dessus leurs villages, leurs prairies et leurs champs, sur un pays immense, de la chaîne des Pyrénées couronnée de neige aux plaines sombres des Landes qui se perdaient dans l'horizon.
Comme il n'avait pas mis plus d'une heure à la montée et qu'il ne lui faudrait que quarante ou cinquante minutes pour la descente, il pouvait, sans crainte de retard, se donner la satisfaction de rester là un moment à se reposer, en regardant le panorama étalé devant lui.
Tandis que la base des montagnes était encore noyée dans des vapeurs confuses, les sommets neigeux, frappés par le soleil, se découpaient assez nettement pour qu'il pût les reconnaître tous, depuis le pic d'Anie, qui avait donné son nom à sa fille, comme à toutes les aînées de la famille, jusqu'à la Rhune, dont le pied trempe dans la mer à Saint-Jean-de-Luz. En temps ordinaire il se serait amusé à distinguer chaque pic, chaque col, chaque passage, en se rappelant ses excursions et ses chasses; mais, en ce moment, ce qui le touchait plus que la chaîne des Pyrénées, si pleine de souvenirs et d'émotions qu'elle fût pour lui, c'était le village natal; aussi, quittant les croupes vertes qui de la montagne s'abaissent vers la plaine, chercha-t-il tout de suite le Gave qui, en un long ruban blanc courant entre la verdure de ses rives, l'amenait à la maison paternelle: isolée au milieu du parc, il la retrouva telle qu'elle s'était si souvent dressée devant lui en ses mauvais jours, quand il pensait à elle instinctivement comme à un refuge, avec ses combles aux ardoises jaunies, ses hautes cheminées et sa longue façade blanche, coupée de chaînes rouges, mais aussi avec un changement qui lui serra le cœur; au lieu d'apercevoir toutes les persiennes ouvertes, il les vit toutes fermées, faisant à chaque étage des taches grises qui se répétaient d'une façon sinistre. Personne non plus au travail, ni dans les jardins, ni dans le parc, ni devant les écuries, les remises, les étables; pas de bêtes au pâturage dans les prairies, le long du Gave, ou dans les champs; certainement la roue de la pêcherie de saumon qui détachait sa grande carcasse noire sur la pâle verdure des saules ne tournait plus; partout le vide, le silence, et dans la vaste chambre du premier étage, celle où il était né, celle où son père était mort, son frère dormant son dernier sommeil.
Cette évocation qui le lui montrait comme si, par les persiennes ouvertes, il l'eût vu rigide sur son lit, l'étouffa, et tout se brouilla devant ses yeux pleins de larmes.
IX
En entendant huit heures sonner à l'horloge de l'église lorsqu'il arrivait aux premières maisons du village, l'idée lui vint de passer d'abord chez le notaire Rébénacq; c'était un camarade de collège avec qui il causerait librement. Si Gaston avait fait un testament en faveur de son fils naturel, Rébénacq devait le savoir, et pouvait maintenant sans doute en faire connaître les dispositions.
Le caractère de son frère, porté à la rancune, d'autre part l'affection et les soins qu'il avait toujours eus pour ce jeune homme, tout donnait à croire que ce testament existait, mais enfin ce n'était pas une illusion d'héritier de s'imaginer que, tout en instituant son fils son légataire universel, il avait pu, il avait dû laisser quelque chose à Anie. En réalité, ce n'était point d'une fortune gagnée par son industrie personnelle et que son travail avait faite sienne, que Gaston jouissait et dont il pouvait disposer librement, sans devoir compte de ses intentions à personne, c'était une fortune patrimoniale, acquise par héritage, sur laquelle, par conséquent, ses héritiers naturels avaient certains droits, sinon légaux, au moins moraux. Or, Gaston avait un héritier légitime, qui était son frère, et s'il pouvait déshériter ce frère, ainsi que la loi le lui permettait, les raisons ne manquaient pas pour appuyer sa volonté et même la justifier: rancune, hostilité, persuasion que son legs, s'il en faisait un, serait gaspillé; mais aucune de ces raisons n'existait pour Anie, qui ne lui avait rien fait, contre laquelle il n'avait pas de griefs, et qui était sa nièce. Dans ces conditions, il semblait donc difficile d'imaginer qu'elle ne figurât pas sur ce testament pour une somme quelconque; si minime que fût cette somme, ce serait la fortune, et, mieux que la fortune, le moyen d'échapper aux mariages misérables auxquels elle s'était résignée.
Deux minutes après, il s'arrêtait devant les panonceaux rouillés qui, sur la place, servaient d'enseigne au notariat, et dans l'étude où il entrait il trouvait un petit clerc en train de la balayer.
--C'est à M. Rébénacq que vous voulez parler? dit le gamin.
--Oui, mon garçon.
--Je vas le chercher.
Presque aussitôt le notaire arriva, mais au premier abord il ne reconnut pas son ancien camarade.
--Monsieur...
--Il faut que je me nomme?
--Toi!
--Changé, paraît-il?
--Comme tu n'as pas répondu à mes dépêches, je ne t'attendais plus; car je t'en ai envoyé deux et je t'ai écrit.
--C'est parce que je venais que je ne t'ai pas répondu; pouvais-tu penser que je laisserais disparaître mon pauvre Gaston sans un dernier adieu?
--Tu es venu à pied de Puyoo? dit le notaire sans répondre directement et en regardant la valise posée sur une chaise.
--Une promenade; les jambes sont toujours bonnes.
--Entrons dans mon cabinet.
Après l'avoir installé dans un vieux fauteuil en merisier, le notaire continua:
--Comment vas-tu? Et madame Barincq? Et ta fille?
--Merci pour elles, nous allons bien. Mais parle-moi de Gaston; ta dépêche a été un coup de foudre.
--Sa mort en a été un pour nous. C'est il y a deux ans environ que sa santé, jusque-là excellente, commença à se déranger, mais sans qu'il résultât de ces dérangements un état qui présentât rien de grave, au moins pour lui, et pour nous. Il eut plusieurs anthrax qui guérirent naturellement, et pour lesquels il n'appela même pas le médecin, car c'était son système, de traiter, comme il le disait, les maladies par le mépris. Va-t-on s'inquiéter pour un clou? Cependant, il était moins solide, moins vigoureux, moins actif; un effort le fatiguait; il renonça à monter à cheval, et bientôt après il renonça même à sortir en voiture, se contentant de courtes promenades à pied dans les jardins et dans le parc. En même temps son caractère changea, tourna à la mélancolie et s'aigrit; il devint difficile, inquiet, méfiant. J'appelle ton attention sur ce point parce que nous aurons à y revenir. Un jour, il se plaignit d'une douleur violente dans la jambe et dut garder le lit. Il fallut bien appeler le médecin qui diagnostiqua un abcès interne qu'on traita par des cataplasmes, tout simplement. L'abcès guérit, et Gaston se releva, mais il se rétablit mal; l'appétit était perdu, le sommeil envolé. Pourtant, peu à peu, le mieux se produisit, la santé parut revenir. Mais ce qui ne revint pas, ce fut l'égalité d'humeur.
--Avait-il des causes particulières de chagrin?
--Je le pense, et même j'en suis certain, bien qu'il ne m'ait jamais fait de confidences entières, pas plus à moi qu'à personne, d'ailleurs. Il m'honorait de sa confiance pour tout ce qui était affaires, mais pour ses sentiments personnels il a toujours été secret, et en ces derniers temps plus que jamais; il est vrai qu'un notaire n'est pas un confesseur. Mais nous reviendrons là-dessus; j'achève ce qui se rapporte à la santé et à la mort. Je t'ai dit que l'état général paraissait s'améliorer, avec le printemps il avait repris goût à la promenade, et chaque jour il sortait, ce qui donnait à espérer que bientôt il reprendrait sa vie d'autrefois; à son âge cela n'avait rien d'invraisemblable. Les choses en étaient là, lorsqu'avant hier Stanislas, le cocher, se précipite dans ce cabinet et m'annonce que son maître vient de se trouver mal; qu'il est décoloré, sans mouvement, sans parole; qu'on ne peut pas le faire revenir. Je cours au château. Tout est inutile. Cependant, j'envoie chercher le médecin, qui ne peut que constater la mort causée par une embolie; un caillot formé au moment de la poussée des anthrax ou de la formation des abcès de la jambe a été entraîné dans la circulation et a obstrué une artère.
--La mort a été foudroyante?
--Absolument.
Il s'établit un moment de silence, et le notaire, ému lui-même par son récit, ne fit rien pour distraire la douleur de son ancien camarade, qu'il voyait profonde; enfin il reprit:
--Je t'ai dit que Gaston s'était montré en ces dernières années triste et sombre; je dois revenir là-dessus, car ce point est pour toi d'un intérêt capital; mais, quel que soit mon désir de l'éclaircir, je ne le pourrai pas, attendu que pour beaucoup de choses j'en suis réduit à des hypothèses, et que tous les raisonnements du monde ne valent pas des faits; or, les faits précis me manquent. Bien que, comme je te l'ai dit, Gaston ne m'ait jamais fait de franches confidences, les causes de son chagrin et de son inquiétude ne sont pas douteuses pour moi: elles provenaient pour une part de votre rupture, pour une autre d'un doute qui a empoisonné sa vie.
--Un doute?
--Celui qui portait sur la question de savoir s'il était ou n'était pas le père du capitaine Sixte.
--Comment...
--Nous allons arriver au capitaine tout à l'heure; vidons d'abord ce qui te regarde. Si tu as été affecté de la rupture avec ton frère, lui n'en a pas moins souffert, et peut-être même plus encore que toi, attendu que, tandis que tu étais passif, il était actif; tu ne pouvais que supporter cette rupture, lui pouvait la faire cesser, n'ayant qu'un mot à dire pour cela, et luttant par conséquent pour savoir s'il le dirait ou ne le dirait pas; j'ai été le témoin de ces luttes; je puis t'affirmer qu'il en était très malheureux; positivement, elles ont été le tourment de ses dernières années.
--Nous nous étions si tendrement aimés.
--Et il t'aimait toujours.
--Comment ne s'est-il pas laissé toucher par mes lettres?
--C'est qu'à ce moment il payait les intérêts de la somme dont il avait répondu pour toi, et que l'ennui de cette dépense le maintenait dans son état d'exaspération et son ressentiment.
--Pour lui, cette dépense était cependant peu de chose.
--Il faut que tu saches, et je peux le dire maintenant, que précisément, lorsque les échéances des intérêts de la garantie arrivèrent, Gaston venait de perdre une grosse somme dans un cercle à Pau qu'il ne put payer qu'en empruntant. Cela embrouilla ses affaires; il se trouva gêné. Il le fut bien plus encore quand, par suite du phylloxera d'abord et du mildew ensuite, le produit de ses vignes fut réduit à néant. Un autre à sa place eût sans doute essayé de combattre ces maladies; lui, ne le voulut pas; c'étaient des dépenses qu'il prétendait ne pas pouvoir entreprendre, et cela par ta faute, disait-il. La vérité est qu'il ne croyait pas à l'efficacité des remèdes employés ailleurs, et que, par apathie, obstination, il laissait aller les choses; et, en attendant que le hasard amenât un changement, il rejetait la responsabilité de son inertie sur ceux qui le condamnaient à se croiser les bras. C'est ainsi que toutes ses vignes sont perdues, et que celles qui n'ont point été arrachées, n'ayant reçu aucune façon depuis longtemps, sont devenues des touyas où ne poussent que des mauvaises herbes et des broussailles. Vois-tu maintenant la situation et comprends-tu la force de ses griefs?
--Hélas!
--Comme, malgré tout, il ne pouvait pas, avec ses revenus, rester toujours dans la gêne, il arriva un moment où les économies qu'il faisait quand même lui permirent de rembourser et la somme qu'il avait garantie pour toi et celle qu'il avait empruntée pour payer sa dette de jeu. J'attendais ce moment avec une certaine confiance, espérant que, quand ton souvenir ne serait plus rappelé à ton frère par des échéances, un rapprochement se produirait; comme il n'aurait plus de griefs contre toi, votre vieille amitié renaîtrait; et je crois encore qu'il en eût été ainsi, si Gaston, isolé, n'avait pu trouver d'affection que de ton côté et du côté de ta fille; mais alors, précisément, quelqu'un se plaça entre vous qui empêcha ce retour: ce quelqu'un, c'est le Capitaine Valentin Sixte. Je t'avais dit que j'arriverais à lui, nous y sommes.
--Je t'écoute.
--Le capitaine est-il ou n'est-il pas le fils de ton frère? c'est la question que je me pose encore, bien que pour tout le monde, à peu près, elle soit résolue dans le sens de l'affirmative; mais, comme elle ne l'était pas pour Gaston, qui devait avoir cependant sur ce point des clartés qui nous manquent, et des raisons pour croire à sa paternité, tu me permettras de rester dans le doute. D'ailleurs tu en sais peut-être autant que moi là-dessus, puisqu'à la naissance de l'enfant, tu étais dans les meilleurs termes avec ton frère.
--Il ne m'a rien dit alors de mademoiselle Dufourcq; et plus tard je n'en ai appris que ce que tout le monde disait; deux ou trois fois j'ai essayé d'en parler à Gaston, qui détourna la conversation comme si elle lui était pénible.
--Elle l'était, en effet, pour lui, par cela même qu'elle le ramenait à un doute qui jusqu'à sa mort l'a tourmenté, et même plus que tourmenté, angoissé, désespéré. C'est il y a trente-et-un ans que Gaston fit la connaissance des demoiselles Dufourcq qui demeuraient à deux kilomètres environ de Peyrehorade au haut de la côte, à l'endroit où la route de Dax arrive sur le plateau. Là se trouvait autrefois une auberge tenue par le père et la mère Dufourcq; à la mort de leurs parents, les deux filles, qui étaient intelligentes et qui avaient reçu une certaine instruction, eurent le flair de comprendre le parti qu'elles pouvaient tirer de leur héritage en transformant l'auberge en une maison de location pour les malades qui voudraient jouir du climat de Pau, en pleine campagne et non dans une ville. Tu connais l'endroit.
--Je me rappelle même la vieille auberge.
--Tu vois donc que la situation est excellente, avec une étendue de vue superbe; ce fut ce qui attira les étrangers, et aussi la transformation que ces deux filles avisées firent subir à la vieille auberge, devenue par elles une maison confortable avec bon mobilier, jardins agréables, cuisine excellente, et le reste. De l'une de ces filles, l'aînée, Clotilde, il n'y a rien à dire, c'était une personne qui ne se faisait pas remarquer et ne s'occupait que de sa maison; de la jeune Léontine il y a beaucoup à dire, au contraire: jolie, coquette, mais jolie d'une beauté à faire sensation, et coquette à ne repousser aucun hommage. Ton frère la connut en allant voir un de ses amis établi chez les sœurs Dufourcq pour soigner sa femme poitrinaire, et il devint amoureux d'elle. Tu penses bien qu'une fille de ce caractère n'allait pas tenir à distance un homme tel que M. de Saint-Christeau. Quelle gloire pour elle de le compter parmi ses soupirants! Ils s'aimèrent; tous les deux jours Gaston faisait trente kilomètres pour aller prendre des nouvelles de la femme de son ami. Où cet amour pouvait-il aboutir? Léontine Dufourcq s'imagina-t-elle qu'elle pouvait devenir un jour la femme de M. de Saint-Christeau? C'était bien gros pour une fille de sa condition. De son côté Gaston dominé par sa passion promit-il le mariage pour l'emporter sur un jeune Anglais, fort riche et malade qui, habitant la maison, proposait, dit-on, à Léontine de l'épouser? C'est ce que j'ignore, car je n'ai appris toute cette histoire que par bribes, un peu par celui-ci, un peu par celui-là, c'est-à-dire d'une façon contradictoire. Ce qu'il y a de certain, c'est que Léontine devint enceinte. Pourquoi à ce moment Gaston ne l'épousa-t-il pas? Probablement parce qu'il désespéra d'obtenir un consentement, qu'il n'aurait même pas osé demander. Vois-tu la fureur de votre père, en apprenant que son aîné voulait épouser la fille d'un aubergiste?
--Notre père n'aurait jamais donné son consentement; il aurait plutôt rompu avec Gaston, malgré toute sa tendresse, toute sa faiblesse pour son aîné.
--On n'en vint pas à cette extrémité, et si votre père connut la liaison de son fils avec Léontine, il ne crut certainement qu'à une amourette sans conséquence. D'ailleurs, avant que la grossesse fut apparente, Léontine quitta Peyrehorade pour aller habiter Bordeaux, où elle se cacha; on dit dans le pays qu'elle était auprès d'une sœur aînée, mariée en Champagne. Chaque semaine Gaston fit le voyage de Bordeaux; à Royan on les rencontra ensemble. En même temps qu'elle quittait Peyrehorade, le jeune Anglais, qui s'appelait Arthur Burn, partait aussi; on a raconté qu'on les avait vus, lui et elle, à Bordeaux; est-ce vrai, est-ce faux? je l'ignore; mais tout me paraît croyable avec une femme coquette comme celle-là; si elle n'épousait pas Gaston qu'elle devait, semblait-il, préférer, elle retrouverait son Anglais; condamné à une mort prochaine, celui-là était à ménager. Chose extraordinaire, ce ne fut pas le malade qui mourut, ce fut la belle fille, saine et forte: un mois après l'accouchement, elle fut emportée tout d'un coup. L'enfant n'avait pas été reconnu par Gaston qui, sans doute, voulait le légitimer par mariage subséquent quand il le pourrait faire. La tante Clotilde le prit avec elle à Peyrehorade et l'éleva comme son neveu en le disant fils de sa sœur aînée, la Champenoise. Des années s'écoulèrent sur lesquelles je ne sais rien, si ce n'est que Gaston allait voir l'enfant quelquefois chez sa tante, et que, quand le moment arriva de le mettre au collège à Pau, il paya sa pension. Il se montra élève appliqué, studieux, intelligent, et il entra à Saint-Cyr dans les bons numéros. Ce fut en costume de Saint-Cyrien que, pour la première fois, il vint au château où il passa une partie de ses vacances à pêcher, à chasser, à galoper. Pour ceux qui n'avaient pas oublié les amours avec Léontine, ce séjour fut le commencement de la reconnaissance du fils par le père, car pour tout le monde Valentin était bien le fils de Gaston; personne ne doutait de cette paternité, et moi-même qui, jusque-là, m'étais tenu sur la réserve...
--Avais-tu des raisons pour la justifier?
--Pas d'autres que celles qui résultaient de la non-reconnaissance par Gaston, mais pour moi celles-là étaient d'un grand poids, car, avec un homme du caractère de ton frère, il me paraissait impossible d'admettre que, croyant ce garçon son fils, il ne lui donnât pas son nom; s'il ne le faisait pas, c'est qu'il en était empêché; et, comme il ne dépendait plus de personne, ce ne pouvait être que par un doute basé sur les relations qui avaient existé entre Léontine et Arthur Burn. Quelles avaient été au juste ces relations? Innocentes ou coupables? Bien malin qui pouvait le dire après vingt ans, alors que l'un et l'autre avaient emporté leur secret. En tout cas Gaston n'osait pas se prononcer puisqu'il ne reconnaissait pas ce fils, à ses yeux douteux. S'intéresser, s'attacher à lui, cela il le pouvait, et le jeune homme, je dois le dire, justifiait cet intérêt; mais le reconnaître, lui donner son nom, en faire l'héritier, le continuateur des Saint-Christeau, cela il ne l'osait pas. J'ai vu ses scrupules, ou plutôt je les ai devinés; j'ai assisté à ses luttes de conscience alors qu'il était partagé entre deux devoirs également puissants sur lui: d'une part, celui qu'il croyait avoir envers ce jeune homme; d'autre part, celui qui le liait à son nom, et je t'assure qu'elles ont été vives.
--N'a-t-il pas fait des recherches, une enquête?
--Après vingt ans! Sur un pareil sujet! Il est certain cependant qu'il a dû recueillir tous les renseignements qui pouvaient l'éclairer. Mais il est certain aussi qu'ils n'ont pas été assez probants puisque la reconnaissance n'a pas eu lieu. Les choses continuèrent ainsi sans que ma femme et moi nous osions décider qu'elle se ferait ou ne se ferait pas; penchant tantôt pour la négative, tantôt pour l'affirmative. Valentin, en quittant Saint-Cyr, devint officier de dragons et entra plus tard à l'École de guerre d'où il sortit le troisième. Gaston, fier de lui, avait son nom sans cesse sur les lèvres, et, toutes les fois que Valentin obtenait un congé, il venait le passer au château; un père n'eût pas été plus tendre pour son fils; un fils plus affectueux pour son père. Cependant ce fut à ce moment même que j'acquis la certitude que jamais Gaston ne le reconnaîtrait, et voici comment elle se forma dans mon esprit. Tu me trouves sans doute bien décousu, bien incohérent?
--Je te trouve d'une lucidité parfaite.
--Alors je continue. Un jour Gaston me chargea de lui dresser un modèle de testament qu'il copierait. Si réservé que je dusse être avec un client défiant, qui avait toujours peur qu'on l'amenât à dire ce qu'il voulait tenir secret, je fus cependant obligé de lui adresser quelques questions. Il me répondit évasivement en se tenant dans des généralités, si bien qu'au lieu d'un seul modèle je lui en fis quatre ou cinq, répondant aux divers cas qui, me semblait-il, pouvaient se présenter pour lui. Quatre jours après, il m'apporta son testament dans une enveloppe scellée de cinq cachets et me demanda de le garder.
--Alors, il a fait un testament?
--Il en a fait un à ce moment; mais, il y a un mois, il me l'a repris pour le modifier, peut-être même pour le détruire, et je ne sais pas s'il en a fait un autre; ce qu'il y a de certain, c'est que je ne suis dépositaire d'aucun, de sorte qu'aujourd'hui tu es le seul héritier légitime de ton frère; ce qui ne veut pas dire, tu dois le comprendre, que tu recueilleras cet héritage.
--Je comprends qu'on peut trouver un testament dans les papiers de Gaston.
--Parfaitement. Cela dit, je remonte à la conviction qui s'est établie en moi que Gaston ne reconnaîtrait pas le capitaine, le jour même où il m'a demandé un modèle de testament. Et cette conviction est, il me semble, basée sur la logique. Tu sais, n'est-ce pas, que l'enfant naturel reconnu n'a pas sur les biens de son père les mêmes droits que l'enfant légitime? dans l'espèce, le capitaine, fils légitime de Gaston, hérite de la totalité de la fortune de son père, fils naturel reconnu il n'hérite que de la moitié de cette fortune, puisque ce père laisse un frère qui est toi. Pour qu'il recueille cette fortune entière, il faut qu'elle lui soit léguée par testament, et ce testament n'est possible en sa faveur que s'il est un étranger et non un enfant naturel reconnu.
--Je ne savais pas cela du tout.
--N'en sois pas surpris; quand la loi s'occupe des enfants naturels, adultérins ou incestueux, elle est pleine d'obscurité, de lacunes, de trous ou de traquenards au milieu desquels ceux dont c'est le métier d'interpréter le Code ont souvent bien du mal à se débrouiller. Donc, selon moi, ton frère, faisant son testament, renonçait à reconnaître le capitaine pour son fils.
--Et la conclusion de ton raisonnement était que le désir de laisser toute sa fortune au capitaine le guidait?
--En effet, la logique conduisait à cette conclusion.
--Soupçonnes-tu les raisons pour lesquelles il t'a repris son testament.
--Elles sont de plusieurs sortes, mais les unes comme les autres ne reposent que sur des hypothèses.
--Puisque tu les as examinées, trouves-tu quelque inconvénient à me les dire?
--Nullement.
--Tu admets, n'est-ce pas, qu'elles nous intéressent assez pour que je te les demande?
--Je crois bien.
--Depuis longtemps, j'étais habitué à l'idée que Gaston laisserait sa fortune au capitaine, mais ce que tu viens de m'apprendre me montre que les choses ne sont pas telles que je les imaginais, notamment pour la paternité que je croyais certaine; les conditions sont donc changées.
--Après avoir été trop loin dans un sens, ne va pas trop vite maintenant dans un sens opposé.
--Je n'irai que jusqu'où tu me diras d'aller. La vie m'a été trop dure pour que je me laisse emballer; et je puis t'affirmer, avec une entière sincérité, qu'en ce moment même je suis plus profondément ému par le chagrin que me cause la mort de Gaston, que je ne suis troublé par la pensée de son héritage. Certainement je ne suis pas indifférent à cet héritage sur lequel j'ai bien quelques droits, quand ce ne seraient que ceux auxquels j'ai renoncé, mais enfin je suis frère beaucoup plus qu'héritier, fais-moi l'honneur de le croire.
--C'est justement sur ces droits dont tu parles que repose une des hypothèses qui soit présentée, quand je me suis demandé pourquoi Gaston me reprenait son testament. Je puis te dire que depuis votre rupture je ne suis pas resté sans parler de toi avec ton frère. Dans les premières années cela était difficile, je t'ai expliqué pourquoi: colère encore vivante, rancune exaspérée par les embarras d'argent, échéances des sommes à payer. Mais quand tout a été payé, quand le souvenir des embarras d'argent s'est effacé, ton nom n'a plus produit le même effet d'exaspération, j'ai pu le prononcer, ainsi que celui de ta fille, et représenter incidemment, sans appuyer, bien entendu, qu'il serait fâcheux qu'elle ne pût pas se marier, uniquement parce qu'elle n'avait pas de dot.
--Tu as agi en ami, et je t'en remercie de tout cœur.
--En honnête homme, en honnête notaire qui doit éclairer ses clients, même lorsqu'ils ne le lui demandent pas, et les guider dans la bonne voie, vers le vrai et le juste. Or pour moi la justice voulait que vous ne fussiez pas entièrement frustrés d'un héritage sur lequel vous aviez des droits incontestables. Est-ce pour modifier son testament dans ce sens que Gaston me l'a repris? Cela est possible.
--Évidemment.
--Sans doute; et j'aime d'autant plus à m'arrêter à cette hypothèse quelle est consolante, et que sa réalisation serait honorable pour la mémoire de ton frère en même temps qu'elle vous serait favorable. Mais il faut bien se dire qu'elle n'est pas la seule. Si ton frère a voulu modifier son testament qui, sous sa première forme, n'était pas en ta faveur, je le crains, et y ajouter de nouvelles dispositions pour te donner, à toi ou à ta fille, ce qu'il vous devait, il peut aussi l'avoir modifié dans un sens tout opposé, comme il peut aussi l'avoir tout simplement supprimé.
--Y a-t-il dans ses relations avec le capitaine quelque chose qui te puisse faire croire à cette suppression?
--Rien du tout, et même je dois dire que ces relations sont devenues plus suivies qu'elles n'étaient quand Sixte passé capitaine a été nommé officier d'ordonnance du général Harraca qui commande à Bayonne, ce qui lui a permis de venir à Ourteau très souvent; j'ajoute encore que ce choix a été inspiré par Gaston qui était l'ami du général.
Barincq continua:
--Alors cette hypothèse de la suppression du testament est peu vraisemblable?
--Sans doute; mais cela ne veut pas dire qu'il faille l'écarter radicalement. Je t'ai expliqué que Gaston avait toujours eu des doutes sur sa paternité, ce qui fait que, dans ses rapports avec l'enfant de Léontine Dufourcq, il a varié entre l'affection et la répulsion; en certains moments, plein de tendresse pour son fils, dans d'autres ne regardant qu'avec horreur ce fils d'Arthur Burn. Qui sait si le jour où il m'a redemandé le testament, il n'était pas dans un de ces moments d'horreur? Une disposition morale peut aussi bien avoir provoqué cette horreur qu'une découverte décisive par témoignage, lettre ou toute autre information à laquelle il aurait ajouté foi.
--Mais ses relations avec le capitaine ne permettent pas cette supposition, me semble-t-il?
--Le capitaine n'est pas venu au château depuis que Gaston m'a redemandé son testament; et, ce jour-là, pendant les quelques minutes que ton frère est resté dans ce cabinet d'où il semblait pressé de sortir, je l'ai trouvé très troublé: tu vois donc qu'il faut admettre cette supposition, si peu sérieuse qu'elle puisse paraître, comme il faut admettre tout, même que le capitaine va nous arriver avec un bon testament en poche.
--J'admets cela très bien.
--En tout cas, nous serons bientôt fixés. Pour plus de sûreté, j'ai fait, à ta requête, apposer les scellés; nous les lèverons dans trois jours, et alors nous trouverons le testament, s'il y en a un. En attendant, en ta qualité de plus proche parent, tu vas être le maître dans ce château. C'est en ton nom que j'ai tout ordonné, depuis le service à l'église jusqu'au dîner commandé pour recevoir convenablement ceux des invités qui, venant de loin, n'auraient rien trouvé à Ourteau, particulièrement vos parents d'Orthez, de Mauléon et de Saint-Palais qui, certainement, vont arriver d'un moment à l'autre.
--Laisse-moi te remercier encore une fois; tu as agi dans ces tristes circonstances comme un parent.
--Simplement comme un notaire.
--Il n'y en a plus de ces notaires.
--Aux environs de Paris, on dit cela, peut-être, mais je t'assure que chez nous il s'en trouve qui sont les amis de leurs clients. Puisque ce mot est dit, veux-tu me permettre d'en ajouter un autre?
Il parut embarrassé.
--Parle donc.
--Le voilà, dit-il en ouvrant un des tiroirs de son bureau, c'est que si pour tenir ton rang tu avais besoin d'une certaine somme, je suis à ta disposition.
--Je te remercie.
--Ne te gêne pas; cela peut être facilement imputé au compte de la succession.
--Je suis touché de ta proposition, mon cher Rébénacq, mais j'espère n'avoir pas à te mettre à contribution.
--En tout cas, tu ne refuseras pas de prendre une tasse de café au lait avec moi; après une nuit passée en chemin de fer, tu es venu à pied de Puyoo, pense que la cérémonie se prolongera tard.
La tasse de café acceptée, le notaire voulut que le petit clerc portât la valise de son ancien camarade.
--Si je ne t'accompagne pas, dit-il, c'est que je pense que je serais importun; l'expérience m'a appris malheureusement qu'à vouloir distraire notre chagrin, le plus souvent on l'exaspère. A bientôt.
X
Un peu après dix heures on vint prévenir Barincq que les invités commençaient à arriver, et il dut descendre au rez-de-chaussée.
Il avait eu le temps de s'habiller, et, quand il entra dans le grand salon, ce n'était plus le dessinateur de l'Office cosmopolitain ployé et déprimé par vingt années d'un dur travail; sa taille s'était redressée, sa tête levée, et, si son visage portait dans l'obliquité des sourcils et l'abaissement des coins de la bouche l'empreinte d'une douleur sincère, cette douleur même l'avait ennobli: plus de soucis immédiats, plus d'inquiétudes agaçantes, mais des préoccupations plus hautes, plus dignes.
C'étaient des parents qui l'attendaient, des cousins du pays basque et du Béarn, les uns de Mauléon et de Saint-Palais portant le nom de Barincq; les autres les Pédebidou d'Orthez. Autrefois ses camarades d'enfance, ses amis de jeunesse, ils ne l'avaient pas vu depuis vingt-cinq ou trente ans; mais ils connaissaient l'histoire de sa vie et de ses luttes; aussi, quand ils avaient appris par les domestiques sa présence au château, n'avaient-ils pas été sans éprouver une certaine inquiétude aussi bien dans leur fierté de personnages considérés que dans leur prudence provinciale de gens intéressés, ce qu'ils étaient tous les uns et les autres.
--Avait-il seulement des souliers aux pieds, le pauvre diable?
--Et, d'autre part, à quelles demandes d'argent n'allaient-ils pas être exposés?
Les plaintes si souvent répétées de Gaston pendant ces vingt dernières années n'étaient pas oubliées; et, en se rappelant comme il avait été exploité par son frère, on s'était invité, réciproquement, à se tenir sur la réserve et la défensive: cousin, on l'était, sans doute; mais c'est une parenté assez éloignée pour qu'elle ne crée, Dieu merci, ni devoirs ni liens.
Il y eut de la surprise quand on le vit entrer dans le salon les pieds chaussés comme tout le monde et non de bottes éculées de Robert Macaire. A la vérité les volets ne laissaient pénétrer qu'une clarté douteuse, mais celle qui tombait des impostes suffisait cependant pour montrer que son habit n'était pas honteux, et qu'il portait des gants avouables. Alors un changement de sentiments se produisit instantanément; et toutes les mains se tendirent pour serrer les siennes.
--Comment vas-tu?
--Et ta femme?
--N'as-tu pas une fille?
--Elle s'appelle Anie.
--Alors tu as gardé les traditions de la famille.
--Et le souvenir du pays.
De nouveau, les mains s'étreignirent.
Le revirement fut si complet, qu'après avoir exprimé des regrets pour la brouille survenue entre les deux frères, on en vint à blâmer Gaston qui avait persisté dans sa rancune.
--C'était là une des faiblesses de son caractère, dit l'un des Barincq de Mauléon.
--Les relations de famille doivent reposer sur l'indulgence, dit un autre.
--Cette indulgence doit être réciproque, appuya l'aîné des Pédebidou.
Ce n'est pas seulement sur l'indulgence que ces relations doivent reposer, c'est aussi sur la solidarité. En vertu de ce principe, deux des cousins, ceux à qui leur âge et leur position donnaient l'autorité la plus haute, l'attirèrent dans un coin du salon.
--Tu sais les relations qui existaient entre ton frère et un certain capitaine de dragons?
--J'ai vu Rébénacq.
Tous deux en même temps, lui prirent les mains, l'un la gauche, l'autre la droite, et les serrèrent fortement.
--Qu'on établisse ses bâtards, dit l'un, rien de plus juste; je blâme les pères qui, dans notre position, laissent leurs enfants naturels devenir les fils des vagabonds, les filles des gueuses, mais qu'on fasse cet établissement au détriment de la famille légitime, c'est ce que je n'admets pas.
--C'est ce que nous blâmons, dit l'autre.
--Crois bien que nous sommes avec toi, et que nous te plaignons.
--Sois certain aussi que tu peux compter sur nous, pour montrer à cet intrigant le mépris que nous inspirent ses manœuvres.
De nouveaux arrivants interrompirent cet entretien intime, il fallut revenir à la cheminée, et les recevoir, leur tendre la main, trouver un mot à leur dire.
C'était la troisième fois qu'à cette place il assistait à ce défilé de parents, d'amis, de voisins ou d'indifférents, qui constitue le personnel d'un bel enterrement: la première pour sa mère quand il était encore enfant; la seconde pour son père, à la gauche de son frère, et maintenant tout seul, pour celui-ci: même obscurité, même murmure de voix étouffées, même tristesse des choses dans ce salon, où rien n'avait changé, et où les vieux portraits sombres qui faisaient des taches noires sur les verdures pâlies, et qu'il avait toujours vus, semblaient le regarder comme pour l'interroger.
Parmi ceux qui passaient et lui tendaient la main, il y en avait peu dont il retrouvât le nom: il est vrai que, pour la plupart, ces physionomies évoquaient des souvenirs, mais lesquels? c'était ce que sa mémoire hésitante et troublée ne lui disait pas assez vite.
Il lui sembla qu'un mouvement se produisait dans les groupes formés çà et là, et que les têtes se tournaient de ce côté; instinctivement il suivit ces regards, et vit entrer un officier.
--C'est le capitaine, dit un des cousins.
Après un regard circulaire jeté rapidement dans le salon pour se reconnaître, le capitaine s'avança vers la cheminée; en grande tenue, le sabre au crochet, appuyé sur ses aiguillettes, le casque dans le bras gauche, il marchait sans paraître faire attention aux yeux ramassés sur lui.
--Tu vois, aucune ressemblance, dit à voix basse le même cousin qui l'avait annoncé.
Mais cette non-ressemblance ne lui parut pas du tout frappante comme le prétendait le cousin; au reste, il n'eut pas le temps de l'examiner: arrivé devant eux, le capitaine s'inclinait, et il allait se retirer sans qu'aucun des parents eût répondu à son salut autrement que par un court signe de tête, quand, dans un mouvement de protestation en quelque sorte involontaire, Barincq avança la main; le capitaine alors avança la sienne, et ils échangèrent une légère étreinte.
--Tu lui as donné la main, dit un des Barincq quand le capitaine se fut éloigné.
--Comme à tous les invités.
--Tu n'as donc pas vu ses pattes d'argent et ses aiguillettes?
--Quelles pattes?
--Sur son dolman; ses épaulettes, si tu aimes mieux.
--Eh bien, qu'importent ces pattes!
Ce cousin, qui avait quitté l'armée pour se marier, et qui était au courant des usages militaires, haussa les épaules:
--On ne porte pas la grande tenue à l'enterrement d'un ami, dit-il, mais simplement le képi et les pattes noires. S'il l'a revêtue aujourd'hui, c'est pour afficher ses droits et crier sur les toits qu'il se prétend le fils de Gaston.
Bien que ces observations se fussent échangées à voix basse, elles n'avaient pas pu passer inaperçues, et, tandis que les uns se demandaient ce qu'elles pouvaient signifier, les autres examinaient le capitaine avec curiosité; on avait vu l'accueil plus que froid des cousins, la poignée de main du frère, et l'on était dérouté. L'entrée du notaire Rébénacq amena une diversion. Puis de nouveaux arrivants se présentèrent, et ce fut bientôt une procession. Alors, le salon s'emplissant, ceux qui étaient entrés les premiers cédèrent la place aux derniers, et l'on se répandit dans le jardin où l'on trouvait plus de liberté, d'ailleurs, pour causer et discuter.
--Vous avez vu que M. Barincq a tendu la main au capitaine Sixte?
--Pouvait-il ne pas la lui donner?
--Dame! ça dépend du point de vue auquel on se place.
--Justement. Si le capitaine est le fils de M. de Saint-Christeau, il est, quoi qu'on veuille, le neveu de M. Barincq, et, dès lors, c'est bien le moins que celui-ci tende la main au fils de son frère; s'il ne l'est pas, et ne vient à cet enterrement que pour s'acquitter de ses devoirs envers un homme qui fut son protecteur, il me paraît encore plus difficile que la famille de celui à qui on rend un hommage lui refuse la main.
--Même s'il s'est fait léguer une fortune dont il frustre la famille?
--Alors je trouverais que M. Barincq n'en a été que plus crâne.
--Ses cousins l'ont blâmé.
--A cause de la patte blanche.
Et ceux qui connaissaient le cérémonial militaire eurent le plaisir d'en enseigner les lois à ceux qui les ignoraient; cela fournit un sujet de conversation jusqu'au moment où le clergé arriva pour la levée du corps.
--Quelle place allait occuper le capitaine dans le convoi?
Ce fut la question que les curieux se posèrent: si la tenue du capitaine était une affirmation, cette place pouvait en être une autre.
Tandis que la famille prenait la tête, le capitaine se mêla à la foule, au hasard, et ce fut dans la foule aussi qu'il se plaça à l'église, sans que rien dans son attitude montrât qu'il attachait de l'importance à un rang plutôt qu'à un autre: les parents occupaient dans le chœur le banc drapé de noir qui, depuis de longues années, appartenait aux Saint-Christeau, lui restait dans la nef confondu avec les autres assistants.
Mais, comme il était au bout d'une travée et faisait face à ce banc, d'autre part comme son uniforme tranchant sur les vêtements noirs tirait les regards, chaque fois que Barincq levait les yeux, il le trouvait devant lui, et alors il ne pouvait pas ne pas l'examiner pendant quelques secondes; sa pensée était obsédée par le mot de son cousin: «aucune ressemblance».
Si le capitaine était moins grand que Gaston, comme lui il était de taille bien prise, bien découplée, élégante, souple; et comme lui aussi il avait la tête fine, régulière, avec le nez fin et droit; enfin comme lui aussi il avait les cheveux noirs; mais, tandis que la barbe de Gaston était noire et son teint bistré, la moustache du capitaine était blonde et son teint rosé; c'était cela surtout qui formait entre eux la différence la plus frappante, mais cette différence ne paraissait pas assez forte pour qu'on pût affirmer qu'il n'existait entre eux aucune ressemblance; assurément il n'était pas assez près de Gaston pour qu'on s'écriât: «C'est son fils!» mais d'un autre côté il n'en était pas assez loin non plus pour qu'on s'écriât qu'il ne pouvait y avoir aucune parenté entre eux; l'un avait été un élégant cavalier dans sa jeunesse, l'autre était un bel officier; l'un appartenait au type franchement noir, l'autre mêlait dans sa personne le noir au blond; voilà seulement ce qui, après examen, apparaissait comme certain, le reste ne signifiait rien; et franchement on ne pouvait pas là-dessus s'appuyer pour bâtir ou démolir une filiation.
Depuis l'incident de la main donnée au capitaine, une question préoccupait Barincq: devait-il ou ne devait-il pas inviter le capitaine au déjeuner qui suivrait la cérémonie? Et s'il trouvait des raisons pour justifier cette invitation, celles qui, après le blâme de ses cousins, la rendaient difficile, ne manquaient pas non plus.
Heureusement au cimetière, c'est-à-dire au moment où il fallait se décider, Rébénacq lui vint en aide:
--Comme la présence du capitaine à votre table serait gênante pour vous, autant que pour lui peut-être, veux-tu que je l'emmène à la maison? Cela vous tirera d'embarras.
C'était «nous tirera d'embarras» que le notaire aurait dit dire, car sa position au milieu de ces héritiers possibles était délicate pour lui aussi.
Si l'amitié, de même qu'un sentiment de justice, lui faisaient souhaiter que l'héritage de Gaston revint à son ancien camarade, d'autre part les intérêts de son étude voulaient que ce fût au capitaine. Héritier de son frère, Barincq conserverait sans aucun doute le château et ses terres pour les transmettre plus tard à sa fille comme bien de famille. Au contraire, le capitaine qui n'aurait pas des raisons de cet ordre pour garder le château, et qui même en aurait d'excellentes pour vouloir s'en débarrasser, le vendrait, et cela entraînerait une série d'actes fructueux qui, au moment où il pensait à se retirer des affaires, grossirait bien à propos les produits de son étude. Dans ces conditions, il importait donc de manœuvrer assez adroitement entre celui qui pouvait être l'héritier et celui qui avait tant de chances pour être légataire, de façon à conserver des relations aussi bonnes avec l'un qu'avec l'autre; de là son idée d'invitation qui d'une pierre faisait deux coups: il rendait service à Barincq dans une circonstance délicate; et en même temps il montrait de la politesse et de la prévenance envers le Capitaine, qui certainement, devait être blessé de l'accueil qu'il avait trouvé auprès de la famille.
XI
Ce fut seulement à une heure avancée de l'après-midi que les derniers invités quittèrent le château; et les cousins ne partirent pas sans échanger avec Barincq de longues poignées de main accompagnées de souhaits chaleureux:
--Nous sommes avec toi.
--Compte sur nous.
--Jamais je n'admettrai que Gaston ait pu t'enlever un héritage qui t'appartient à tant de titres.
--C'est au moment de la mort qu'on répare les faiblesses de sa vie.
--Si Gaston a pu à une certaine heure faire le testament dont parle Rébénacq, certainement il l'a détruit.
--C'est pour cela et non pour autre chose qu'il l'a repris.
--A la levée des scellés ne manque pas de nous envoyer des dépêches.
--Tu nous amèneras ta fille.
--Nous la marierons dans le pays.
Enfin il fut libre de s'occuper des siens et d'écrire à sa femme une lettre pour compléter son télégramme du matin, dans lequel il avait pu dire seulement qu'il était retenu au château par des affaires importantes. Dans sa lettre il expliqua ce qu'était cette affaire importante, et, sans répéter les espérances de ses cousins, il dit au moins les suppositions de Rébénacq; un fait était certain: pour le moment il n'y avait pas de testament; l'inventaire en ferait-il trouver un? c'était ce que personne ne pouvait affirmer ni même prévoir en s'appuyant sur de sérieuses probabilités; pour lui, il n'avait pas d'opinion, il ne concluait pas; c'était trois jours à attendre.
Quand il eut achevé cette longue lettre, le soir tombait, un de ces soirs doux et lumineux propres à ce pays où si souvent la nature semble s'endormir dans une poétique sérénité, et n'ayant plus rien à faire il sortit, laissant ses pas le porter où ils voudraient.
Ce fut simplement dans le parterre joignant immédiatement le château, et il y demeura, prenant un plaisir mélancolique à rechercher les plantes qui avaient été les amies de ses années d'enfance, et qu'il retrouvait telles qu'elles étaient cinquante ans auparavant, sans qu'aucun changement eût été apporté dans leur culture ou dans leur choix par des jardiniers en peine de la mode; dans les bordures de buis taillées en figures géométriques c'était toujours la même ordonnance de vieilles fleurs: primevères, corbeilles d'or et d'argent, juliennes, ancolies, ravenelles, giroflées, jacinthes, anémones, renoncules, tulipes; et en les regardant dans leur épanouissement, en respirant leur parfum printanier qui s'exhalait dans la douceur du soir, il se prenait à penser que la vie qui s'était si furieusement précipitée sur lui en luttes et en catastrophes s'était arrêtée dans cette tranquille maison.
Que n'était il resté à son ombre, uni avec son frère, ainsi que celui-ci le lui proposait! Ah! si la vie se recommençait, comme il ne referait pas la même folie, et ne courrait pas après les mirages qui l'avaient entraîné!
Jeune, c'était sans regret qu'il avait quitté cette maison, se croyant appelé à de glorieuses destinées; maintenant allait-il pouvoir reprendre place sous son toit, et jusqu'à la mort la garder? Quel soulagement, et quel repos!
Jusqu'à une heure avancée de la soirée, il suivit ce rêve, plus hardi avec lui-même qu'il n'avait osé l'être en écrivant à sa femme, se répétant sans cesse les derniers mots de ses cousins, et se demandant s'il n'était pas possible qu'au moment de la mort Gaston eût réellement réparé ce qu'il avait reconnu être une erreur.
Toute la nuit il dormit avec cette idée, et le matin, au soleil levant, il était dans les prairies, pour prendre possession de ces terres déjà siennes.
On a souvent discuté sur les excitants de l'esprit; à coup sûr, il n'en est pas qui provoque plus fortement l'imagination que l'espoir d'un héritage prochain. Bien que peu sensible au gain, Barincq n'échappa pas à cette fièvre, et, pendant les trois jours qui s'écoulèrent avant la levée des scellés, on le vit du matin au soir passer et repasser par les chemins, et les sentiers qui desservent le domaine; les terres arables, il les amenderait par des engrais chimiques; les vignes mortes ou malades, il les arracherait et les transformerait en prairies artificielles: les prairies naturelles, il les irriguerait au moyen de barrages dont il dessinait les plans; ce serait une transformation scientifique, en peu de temps le revenu de la terre serait certainement doublé, s'il n'était pas triplé: c'est surtout pour ce qu'il ne connaît pas, que l'esprit d'invention se révèle inépuisable et génial.
Pour suivre le double jeu qu'il avait adopté, le notaire Rébénacq s'était mis à la disposition de Barincq afin de procéder à l'inventaire au jour que celui-ci choisirait, mais, ce jour fixé, il s'était empressé d'écrire au capitaine Sixte pour l'avertir qu'il eût à se présenter au château, «s'il croyait avoir intérêt à le faire».
A cette communication, le capitaine avait répondu qu'il était fort surpris qu'on lui adressât une pareille invitation: en quelle qualité assisterait-il à cet inventaire? dans quel but? c'était ce qu'il ne comprenait pas.
Aussitôt que le notaire eut reçu cette lettre, il la porta à son ancien camarade.
--Voici le moyen que j'ai employé pour demander au capitaine s'il avait un testament, sans le lui demander franchement; sa réponse prouve qu'il n'en a pas, et, me semble-t-il, qu'il ignore s'il en existe un; c'est quelque chose cela.
--Assurément; cependant le bureau et le secrétaire de Gaston n'ont pas livré leur secret.
--Ils le livreront demain.
En effet, le lendemain matin, à neuf heures, le juge de paix, assisté de son greffier, se rendit au château avec Rébénacq pour procéder à la levée des scellés ainsi qu'à l'inventaire, et, bien que les uns et les autres dussent être, par un long usage de leur profession, cuirassés contre les émotions, ils avaient également hâte de voir ce que le bureau-secrétaire et les casiers du cabinet de travail de M. de Saint-Christeau allaient leur révéler.
Renfermaient-ils ou ne renfermaient-ils point un testament en faveur du capitaine Sixte?
Cependant, ce ne fut pas par l'ouverture de ces meubles qu'on commença, la forme exigeant qu'on procédât d'abord à l'intitulé; mais, comme il était des plus simples, il fut vite dressé, et le juge de paix put enfin reconnaître si les scellés par lui apposés étaient sains et entiers; cette constatation faite, la clé fut introduite dans la serrure du tiroir principal.
--J'estime que, s'il existe un testament, dit le notaire, il doit se trouver dans ce tiroir où Gaston rangeait ses papiers les plus importants.
--C'était là aussi que mon père plaçait les siens, dit Barincq.
--Procédons à une recherche attentive, dit le juge de paix.
Mais, si attentive que fût cette recherche, elle ne fit pas trouver le testament.
Sans se permettre de toucher à ces papiers Barincq se tenait derrière le notaire et, penché par-dessus son épaule, il le suivait dans son examen, le cœur serré, les yeux troubles; personne ne faisait d'observation inutile, seul le notaire de temps en temps énonçait la nature de la pièce qu'il venait de parcourir: quand elle était composée de plusieurs feuilles, il les tournait méthodiquement de façon à ne pas laisser passer inaperçu ce qui aurait pu se trouver intercalé entre les pages.
A la fin, ils arrivèrent au fond du tiroir.
--Rien, dit le notaire.
--Rien, répéta le juge de paix.
Ils levèrent alors les yeux sur Barincq et le regardèrent avec un sourire qui lui parut un encouragement à espérer en même temps qu'une félicitation amicale.
Il se pourrait qu'il n'existât pas de testament, dit le notaire.
--Cela se pourrait parfaitement, répéta le juge de paix.
--Je commence à le croire, dit le greffier qui ne s'était pas encore permis de manifester une opinion.
--Voulez-vous examiner les autres tiroirs? demanda Barincq d'une voix que l'anxiété rendait tremblante.
--Certainement.
Le second tiroir, vidé avec les mêmes précautions et le même soin méticuleux, ne contenait que des papiers insignifiants, entassés là par un homme qui avait la manie de conserver toutes les notes qu'il recevait, alors même qu'elles ne présentaient aucun intérêt. Il en fut de même pour le troisième et le quatrième.
--Rien, disait Rébénacq avec un sourire plus approbateur.
--Rien, répétait le juge de paix.
Et de son côté le greffier répétait aussi:
--J'ai toujours cru qu'il n'y aurait pas de testament.
Si l'on avait écouté l'impatience nerveuse de Barincq, l'examen se serait fait de plus en plus vite, mais Rébénacq, qui ne savait pas se presser, ne remettait aucun papier en place sans l'avoir parcouru, palpé et feuilleté.
--Nous arriverons au bout, disait-il.
En attendant on arriva au dernier tiroir du bureau; à peine fut-il ouvert que le notaire montra plus de hâte à tirer les papiers.
--S'il y a un testament, dit-il, c'est ici que nous devons le trouver.
En effet ce tiroir semblait appartenir au capitaine: sur plusieurs liasses le nom de Valentin était écrit de la main de Gaston, et sur une autre celui de Léontine.
--Attention, dit le notaire.
Mais sa recommandation était inutile, les yeux ne quittaient pas le tas de papiers qu'il venait de sortir du tiroir.
Toujours méthodique, il commença par la liasse qui portait le nom de Léontine: n'était-ce pas la logique qui exigeait qu'on procédât dans cet ordre, la mère avant le fils?
La chemise ouverte, la première chose qu'on trouva fut une photographie à demi-effacée représentant une jeune femme.
--Tu vois qu'elle était jolie, dit le notaire en présentant le portrait à Barincq.
--Son fils lui ressemble, au moins par la finesse des traits.
Mais le juge de paix et le greffier ne partagèrent pas cet avis.
--Continuons, dit le notaire.
Ce qu'il trouva ensuite, ce fut une grosse mèche de cheveux noirs et soyeux, puis quelques fleurs séchées, si brisées qu'il était difficile de les reconnaître; puis enfin des lettres écrites sur des papiers de divers formats et datées de Peyrehorade, de Bordeaux, de Royan.
Comme le notaire en prenait une pour la lire, Barincq l'arrêta:
--Il me semble que cela n'est pas indispensable, dit-il.
Rébénacq le regarda pour chercher dans ses yeux ce qui dictait cette observation: le respect des secrets de son frère, ou la hâte de continuer la recherche du testament.
--Ces lettres peuvent être d'un intérêt capital, dit-il, mais je reconnais qu'il n'y a pas urgence pour le moment à en prendre connaissance; passons.
La liasse qui venait ensuite contenait des lettres du capitaine classées par ordre de date, les premières d'une grosse écriture d'enfant qui, avec le temps, allait en diminuant et en se caractérisant.
--Ces lettres aussi peuvent avoir de l'intérêt, dit le notaire, mais comme pour celles de la mère on verra plus tard.
Les autres liasses étaient composées de notes, de quittances, de lettres qui prouvaient que pendant de longues années, au collège de Pau, à Sainte-Barbe, à Saint-Cyr, plus tard au régiment, Gaston avait entièrement pris à sa charge les frais d'éducation du fils de Léontine Dufourcq, et aussi d'autres dépenses; mais nulle part il n'y avait trace de testament, ni même de projet de testament.
--L'affaire me paraît réglée, dit le notaire.
--Il n'y a pas eu, il n'y aura pas de testament, dit le greffier qui ne craignait pas d'être affirmatif.
--Si nous allions déjeuner, proposa le juge de paix, chez qui les émotions ne suspendaient pas le fonctionnement de l'estomac.
Bien qu'on voulût se tenir sur la réserve pendant le déjeuner devant les domestiques, quelques mots furent prononcés, assez significatifs pour qu'on sût, à la cuisine, qu'il n'avait pas été trouvé de testament, et alors la nouvelle courut tout le personnel du château.
Jusque-là, la domesticité, convaincue qu'il ne pouvait pas y avoir d'autre héritier que le capitaine, avait traité Barincq en intrus. Que faisait-il au château, ce frère ruiné? qu'attendait-il? de quel droit donnait-il des ordres? Comment se permettait-il de parcourir les terres en maître? Ce qui serait amusant, ce serait de le voir déguerpir.
Quand on apprit qu'il n'y avait pas de testament, la situation changea instantanément, et un brusque revirement se produisit, qui se manifesta aussitôt: au moment où on servit le café, le vieux valet de chambre qui pendant vingt ans avait été l'homme de confiance de Gaston apporta sur la table une bouteille toute couverte d'une poussière vénérable, à laquelle il paraissait témoigner un vrai respect:
--C'est de l'Armagnac de 1820, dit-il, j'ai pensé que monsieur en voudrait faire goûter à ces messieurs.
Quand il eut quitté la salle à manger, les trois hommes de loi échangèrent un sourire que Rébénacq traduisit:
--Voilà qui en dit long, et ce n'est assurément pas pour boire à la santé du capitaine que Manuel nous offre cette eau-de-vie.
L'inventaire ayant été repris, les recherches dans le cartonnier et dans le secrétaire, ainsi que dans la table de la chambre de Gaston, restèrent sans résultat. A cinq heures de l'après-midi tout avait été fouillé, aussi bien dans le cabinet de travail que dans la chambre, et il ne restait pas d'autres pièces où l'on pût trouver des papiers.
--Décidément il n'existe pas de testament, dit le notaire en tendant la main à son camarade.
--M. de Saint-Christeau portait trop haut le respect de la famille, dit le juge de paix, pour ne pas l'observer.
--Ce qui n'empêche pas qu'il y a eu un testament, répliqua le notaire.
--Ne peut-il pas avoir été détruit?
--Il faut bien qu'il l'ait été, puisque nous ne le trouvons pas.
--En vous reprenant le testament qu'il vous avait confié, dit le greffier, M. de Saint-Christeau a montré que ce testament ne répondait plus à ses intentions.
--Évidemment.
--Donc il a voulu le détruire.
--Ou le modifier.
--S'il avait voulu le modifier, trois hypothèses se présentaient: ou bien il vous confiait ce testament modifié; ou bien il le remettait au capitaine; ou bien il le plaçait dans son bureau. Puisqu'il ne vous l'a pas confié, puisqu'il ne l'a pas remis au capitaine, puisque nous ne le trouvons pas, c'est qu'il n'existe pas, et, pour moi, il est prouvé qu'après la destruction du premier testament, il n'en a point été fait d'autres.
XII
Aussitôt Barincq télégraphia à sa femme et à sa fille de venir le rejoindre, et quand elles arrivèrent à Puyoo, elles le trouvèrent au-devant d'elles, avec la vieille calèche, pour les emmener au château.
Elles étaient en grand deuil, et, pour la première fois, Anie portait une robe l'habillant à son avantage, sans avoir eu l'ennui de la tailler et de la coudre elle-même, après mille discussions avec sa mère.
Il les fit monter en voiture, et prit la place à reculons:
--Tu verras les Pyrénées, dit-il à Anie.
--A partir de Dax, j'ai aperçu leur silhouette vaporeuse.
--Maintenant tu vas vraiment les voir, dit-il avec une sorte de recueillement.
--Voilà-t-il pas une affaire; interrompit madame Barincq.
--Mais oui, maman, c'en est une pour moi.
Son père la remercia d'un sourire heureux qui disait sa satisfaction d'être en accord avec elle.
--Voilà le Gave de Pau, dit-il quand la calèche s'engagea sur le pont.
--Mais c'est très joli un gave, dit Anie, regardant curieusement les eaux tumultueuses roulant dans leurs rives encaissées.
C'est une rivière comme une autre, dit madame Barincq, il n'y a que le nom de changé.
--C'est que, précisément, le nom peint la chose, répondit Barincq, gave vient de cavus, qui signifie creux.
--Et cette propriété, demanda madame Barincq, que vaut-elle présentement?
--Je n'en sais rien.
--Que rapporte-t-elle?
--Environ 40,000 francs.
--Trouverait-on acquéreur pour un million?
--Je l'ignore.
--Tu ne t'es pas inquiété de cela?
--A quoi bon!
--Comment, à quoi bon?
--Cherche-t-on un acquéreur quand on n'est pas vendeur?
--Tu voudrais la garder?
--Tu ne voudrais pas la vendre, je pense?
--Mais...
--Tout nous oblige à la conserver et à l'exploiter pour le mieux de nos intérêts; si elle rapporte 2% en ce moment, elle peut en rapporter 10 ou 12 un jour.
Stupéfaite, elle le regarda:
--Certainement, dit-elle, je ne te fais pas de reproches, mon pauvre ami, mais, après vingt années comme celles que je viens de passer, il me semble que j'ai droit à un changement d'existence.
--Passer de notre bicoque de Montmartre au château d'Ourteau, n'en est-il pas un en quelque sorte féerique?
--Est-ce à Ourteau que tu trouveras à marier Anie?
--Pourquoi pas?
Jusque-là Anie n'avait rien dit, mais, comme toujours, lorsqu'un différend s'élevait entre son père et sa mère, elle essaya d'intervenir:
--Je demande qu'il ne soit pas question de mon mariage, dit-elle, et qu'on ne s'en préoccupe pas; ce que cet héritage inespéré a de bon pour moi, c'est de me rendre ma liberté; maintenant je peux me marier quand je voudrai, avec qui je voudrai, et même ne pas me marier du tout, si je ne trouve pas le mari qui doit réaliser certaines idées autres aujourd'hui que celles que j'avais il y a un mois.
--Ce n'est pas dans ce pays perdu que tu le trouveras, ce mari.
--Je te répondrai comme papa: Pourquoi pas? si je devais tenir une place quelconque dans vos préoccupations, mais justement je vous demande de ne me compter pour rien.
--Tu accepterais de vivre à Ourteau?
--Très bien.
--Tu es folle.
--Quand on était résignée à vivre rue de l'Abreuvoir, on accepte tout... ce qui n'est pas Montmartre, et d'autant plus volontiers que ce tout consiste en un château, dans un beau pays...
--Tu ne le connais pas.
--Je suis dedans.
Comme sa fille l'avait secouru, il voulut lui venir en aide:
--Et ce que je désire pour nous ce n'est pas une existence monotone de propriétaire campagnard qui n'a d'autres distractions que celles qu'on trouve dans l'engourdissement du bien-être, sans soucis comme sans pensées. Quand je disais tout à l'heure qu'on pouvait faire rendre à la propriété un revenu de dix pour cent au moins, ce n'est pas en se croisant les bras pendant que les récoltes qu'elle peut produire poussent au hasard de la routine, c'est en s'occupant d'elle, en lui donnant ses soins, son intelligence, son temps. Par suite de causes diverses Gaston laissait aller les choses, et, ses vignes ayant été malades, il les avait abandonnées, de sorte qu'une partie des terres sont en friche et ne rapportent rien.
--Tu veux guérir ces vignes?
--Je veux les arracher et les transformer en prairies. Grâce au climat à la fois humide et chaud, grâce aussi à la nature du sol, nous sommes ici dans le pays de l'herbe, tout aussi bien que dans les cantons les plus riches de la Normandie. Il n'y a qu'à en tirer parti, organiser en grand le pâturage; faire du beurre qui sera de première qualité; et avec le lait écrémé engraisser des porcs; mes plans sont étudiés...
--Nous sommes perdus! s'écria madame Barincq.
--Pourquoi perdus?
--Parce que tu vas te lancer dans des idées nouvelles qui dévoreront l'héritage de ton frère; certainement je ne veux pas te faire de reproches, mais je sais par expérience comment une fortune fond, si grasse qu'elle soit, quand elle doit alimenter une invention.
--Il ne s'agit pas d'inventions.
--Je sais ce que c'est: on commence par une dépense de vingt francs, on n'a pas fini à cent mille.
L'arrivée au haut de la côte empêcha la discussion de s'engager à fond et de continuer; sans répondre à sa femme, Barincq commanda au cocher de mettre la voiture en travers de la route, puis étendant la main avec un large geste en regardant sa fille:
--Voilà les Pyrénées, dit-il; de ce dernier pic à gauche, celui d'Anie, jusqu'à ces sommets à droite, ceux de la Rhune et des Trois-Couronnes, c'est le pays basque--le nôtre.
Elle resta assez longtemps silencieuse, les yeux perdus dans ces profondeurs vagues, puis les abaissant sur son père:
--A ne connaître rien, dit-elle, il y a au moins cet avantage que la première chose grande et belle que je voie est notre pays; je t'assure que l'impression que j'en emporterai sera assez forte pour ne pas s'effacer.
--N'est-ce pas que c'est beau? dit-il tout fier de l'émotion de sa fille.
Mais madame Barincq coupa court à cette effusion:
--Tiens, voilà notre château, dit-elle en montrant la vallée au bas de la colline, au bord de ce ruban argenté qui est le Gave, cette longue façade blanche et rouge.
--Mais il a grand air, vraiment?
--De loin, dit-elle dédaigneuse.
--Et de près aussi, tu vas voir, répondit Barincq.
--Je voudrais bien voir le plus tôt possible, dit madame Barincq, j'ai faim.
La côte fut vivement descendue, et quand après avoir traversé le village où l'on s'était mis sur les portes, la calèche arriva devant la grille du château grande ouverte, la concierge annonça son entrée par une vigoureuse sonnerie de cloche.
--Comment! on sonne? s'écria Anie.
--Mais oui, c'était l'usage, du temps de mon père et de Gaston, je n'y ai rien changé.
C'était aussi l'usage que Manuel répondît à cette sonnerie en se trouvant sur le perron pour recevoir ses maîtres, et, quand la calèche s'arrêta, il s'avança respectueusement pour ouvrir la portière.
--Voulez-vous déjeuner tout de suite? demanda Barincq.
--Je crois bien, je meurs de faim, répondit madame Barincq.
Quand Anie entra dans la vaste salle à manger dallée de carreaux de marbre blanc et rose, lambrissée de boiseries sculptées, et qu'elle vit la table couverte d'un admirable linge de Pau damassé sur lequel étincelaient les cristaux taillés, les salières, les huiliers, les saucières en argent, elle eut pour la première fois l'impression du luxe dans le bien-être; et, se penchant vers son père, elle lui dit en soufflant ses paroles:
--C'est très joli, la richesse.
Ce qui fut joli aussi et surtout agréable, ce fut de manger tranquillement des choses excellentes, sans avoir à quitter sa chaise pour aller, comme dans la bicoque de Montmartre, chercher à la cuisine un plat ou une assiette, ou remplir à la fontaine la carafe vide, en habit noir, ganté, Manuel faisait le service de la table, silencieusement, sans hâte comme sans retard, et si correctement qu'il n'y avait rien à lui demander.
Pour la première fois aussi lui fut révélé le plaisir qu'on peut trouver à table, non dans la gourmandise, mais dans un enchaînement de petites jouissances qu'elle ne soupçonnait même pas.
--J'ai voulu, dit son père, ne vous donner, à ce premier déjeuner que vous faites au château, que des produits de la propriété: les artichauts viennent du potager, les œufs de la basse-cour; ce saumon a été pris dans notre pêcherie; le poulet qu'on va nous servir en blanquette a été élevé ici, le beurre et la crème de sa sauce ont été donnés par nos vaches; ce pain provient de blé cultivé sur nos terres, moulu dans notre moulin, cuit dans notre four; ce vin a été récolté quand nos vignes rapportaient encore; ces belles fraises si fraîches ont mûri dans nos serres...
--Mais c'est la vie patriarcale, cela! interrompit Anie.
--La seule logique; et, sous le règne de la chimie où nous sommes entrés, la seule saine.