Anie: Illustrated version
XIV
Quand Barincq revint de reconduire Sixte et le notaire, il trouva sa femme qui l'attendait, anxieuse:
--Que voulaient Rébénacq et le capitaine? demanda-t-elle avec une vivacité fébrile.
Bien qu'il s'attendit à être interrogé et se fût préparé, il ne répondit pas tout de suite.
--C'est pour un nouveau testament? dit-elle.
--Oh! pas du tout.
--Eh bien alors?
--Tu vas être surprise... et, je le pense, satisfaite aussi.
--Surprise, je le suis, satisfaite, de quoi?
A ce moment Anie vint les rejoindre, pressentant que son père devait avoir besoin d'elle.
--Voilà justement Anie, dit-il en respirant, et je suis aise qu'elle arrive, car ce que j'ai à vous apprendre la touche autant que nous, et même plus que nous encore... si vive que soit notre tendresse pour elle.
Voyant son père entasser les paroles sans oser se décider, elle se décida à brusquer la situation:
--M. Sixte est venu te demander ma main? dit-elle.
--Anie! s'écria sa mère suffoquée.
--Précisément.
--Est-ce possible! s'écria madame Barincq.
Après avoir engagé l'action avec cette vigueur, Anie voulut se jeter elle-même dans la mêlée:
--S'il ne m'avait pas crue engagée avec M. d'Arjuzanx, il y a longtemps qu'il l'aurait fait.
--Il te l'a dit? demanda madame Barincq frémissante.
--Il ne le pouvait pas puisqu'il est l'ami de M. d'Arjuzanx.
--Alors?
--Est-il besoin de paroles pour s'entendre?
--Vous vous êtes entendus?
--Tu le vois, maman.
A ces mots madame Barincq se laissa tomber sur un fauteuil:
--Malheureux que nous sommes! murmura-t-elle.
Anie vint à elle et lui posant la main sur le bras tendrement:
--Pourquoi malheureux? dit-elle d'une voix douce et caressante. Qui est malheureux? Est-ce moi? Je n'ai jamais éprouvé joie plus profonde, bonheur plus complet. Est-ce mon père? Je ne vois pas que ses yeux expriment le mécontentement ou le chagrin. Est-ce toi?
--Oui, moi, qui me demande si je rêve ou si je suis folle.
--Et que peux-tu désirer chez un gendre que tu ne trouves chez M. Sixte? Beau garçon, ne l'est-il pas? et avec cela distingué, l'air bon, d'une bonté sans faiblesse. Intelligent, ne l'est-il pas aussi? Non seulement pour tout ce qui touche à son métier, sa carrière le prouve, mais d'une intelligence étendue qui ne se spécialise pas sur un seul point: ce n'est pas un officier qui n'a que du vernis, comme on dit dans le monde militaire, c'est un esprit qui comprend, qui sait, qui sent.
--Et sa naissance?
--Est-ce que tu t'imaginais qu'un prince me demanderait en mariage?
--Je ne parle pas des titres, mais de la famille.
Barincq, qui jusque-là avait laissé sa fille mener l'entretien, assuré à l'avance qu'elle le ferait avec plus d'autorité que lui, voulut l'appuyer:
--Et si le capitaine est le fils de Gaston, dit-il, cette paternité n'est-elle pas la meilleure pour nous?
--Cette paternité ne peut faire de lui qu'un bâtard, et ne lui donne pas de famille.
--Eh bien, tant mieux, répliqua Anie vivement, s'il n'a pas de famille il n'en sera que mieux à nous; je n'aurai pas à lutter contre un beau-père, une belle-mère, des parents plus ou moins hostiles. Nous serons tout pour lui; tu seras sa mère. N'est-ce rien cela?
Longuement madame Barincq sans répondre regarda sa fille d'un air dans lequel il y avait autant d'indignation que de chagrin, puis, se tournant vers son mari:
--Qu'as-tu dit? demanda-t-elle.
--Que je devais vous soumettre cette proposition à l'une et à l'autre.
--Dieu soit loué, nous avons du temps à nous.
Mais elle se trompait, Anie ne lui laissa pas ce temps sur lequel elle comptait pour organiser la défense et trouver, elle qui n'était pas femme de premier jet, des arguments de refus auxquels il n'y aurait rien à répondre. Chose extraordinaire, ce ne fut pas la fille qui resta court devant la mère, soumise par la force de la persuasion, ce fut la mère qui se laissa convaincre par la fille et eut la stupéfaction de voir qu'elle avait dit «oui» quand elle voulait dire «non».
Cette stupéfaction ne fut pas moins vive chez elle lorsque, le mariage ayant été décidé et le jour fixé, il fut question de la rédaction du contrat: son mari ne voulait-il pas faire plus pour Sixte qu'il n'avait promis au baron?
--Veux-tu donc nous dépouiller? s'écria-t-elle.
--Pourquoi pas?
--Au profit d'un homme qui n'a rien!
--C'est parce qu'il n'a rien que nous devons compenser ce qui lui manque.
--C'est de la folie.
--Ce que nous nous retirons, c'est à notre fille que nous le donnons.
--Non, ce n'est pas à notre fille, c'est à notre gendre, et il semble que ce soit à lui que tu penses plus qu'à elle. Que t'a-t-il fait? Qu'est-il pour toi? C'est à n'y rien comprendre.
Et, comme il était disposé à faire deux parts égales de sa fortune, l'une pour Sixte, l'autre pour lui-même, ce qui, selon sa conscience, n'était que juste, il dut, devant la résistance de sa femme, se modérer dans ses élans de générosité, qui n'étaient en réalité qu'une réparation.
--Faisons un contrat convenable, dit madame Barincq, et plus tard, quand nous verrons ce qu'est ce mari que vous m'imposez, nous lui donnerons ce qu'il méritera. Pourquoi remettre notre fortune entre ses mains? beaucoup d'officiers sont dépensiers; je ne vois pas l'intérêt qu'il y a à le mettre à même de se ruiner si l'envie lui en prenait; en dons, tout ce que tu voudras et ce qui lui sera nécessaire ou agréable; en dû, pas plus que ce qui est honorable.
Comme en réalité il importait peu que la restitution qu'il cherchait avant tout se fît d'une façon ou d'une autre, il n'insista pas davantage. Sixte aurait sa part de la fortune de Gaston, c'était l'essentiel. Assurément il n'imaginait pas que Sixte fût jamais amené à se ruiner, mais enfin le langage de sa femme était trop prudent et trop sensé pour qu'il ne l'acceptât pas.
Une autre question qu'ils agitèrent non moins vivement fut celle de la cérémonie même du mariage. A raison de la mort encore si récente de son frère, Barincq n'aurait voulu aucune cérémonie: une simple bénédiction nuptiale suivie d'un déjeuner pour la famille et les témoins, cela lui suffisait; mais pour madame Barincq les choses ne pouvaient pas se passer ainsi; sa fille eût épousé le baron que cette simplicité eût été une marque de goût, mais avec le capitaine Sixte, avec M. Valentin Sixte, on aurait l'air de vouloir se cacher et cela ne pouvait pas lui convenir; au contraire il fallait faire les choses de façon à imposer silence aux mauvaises langues, et profiter de ce mariage pour prendre position dans le pays. Les six mois de deuil seraient écoulés, on pouvait donc ouvrir le château à des invités. Vingt ans auparavant elle eût reçu ces invités en leur donnant un déjeuner et un bal champêtre, mais, la mode de ces réjouissances bourgeoises étant passée, on leur offrirait un lunch assis, servi sur de petites tables installées sous une vaste tente élevée dans le jardin; cela permettrait de réunir un plus grand nombre de personnes, les parents, les alliés de la famille de Saint-Christeau, et aussi le monde militaire officiel de Bayonne, les camarades de Sixte.
Il ne fallut pas moins de six semaines pour les préparatifs: le trousseau, les toilettes commandées à Paris qu'une première vint essayer à Ourteau, et aussi l'installation au château d'un appartement pour le jeune ménage, en même temps que celle d'une maison à Bayonne.
Cette installation au château fut un nouveau sujet de discussion entre le mari et la femme, car, fidèle à son idée de restitution, Barincq voulait abandonner son propre appartement, c'est-à-dire celui de Gaston, à Sixte et à Anie; mais madame Barincq n'accepta pas cet arrangement ou plutôt ce dérangement.
--Ne sommes-nous plus rien chez nous? dit-elle indignée.
--A notre âge.
Cette fois ce ne fut pas du côté de son père que la fille se rangea, et il dut céder à leurs volontés: ce serait au second étage qu'il voulait prendre pour lui qu'on leur aménagerait cet appartement; et, ne pouvant pas leur donner les pièces qu'il désirait, il se rattrapa sur le mobilier en choisissant dans le château pour le placer chez eux tout ce qui avait une valeur artistique quelconque ou l'intérêt d'un souvenir; dans le cabinet de travail de Sixte, le portrait et le bureau de Gaston; dans celui d'Anie, un magnifique tapis de fabrication arabe, haute laine, à dessins riches de couleurs, de ceux que les antiquaires appellent tapis de Mascara, et un cabinet à deux corps à quatre vantaux en bois de noyer sculpté datant de Henri II dans lequel il avait rangé une collection de livres de choix aux plus jolies reliures; enfin, dans la chambre à coucher, des tentures en soie brodée, appliquée et rehaussée d'or et d'argent, représentant Henri IV en Apollon, et un grand lit à baldaquin du dix-septième siècle avec pentes, courtines et plafond en velours ciselé de Gênes.
Comme Anie et Sixte se défendaient qu'il dépouillât ainsi le château tout entier pour orner leur appartement de ce qui, pendant une longue suite d'années, avait été accumulé par les héritages de famille, il leur dut avouer dans quel but il se donnait tant de peine:
--Je veux vous organiser un nid qui soit un reliquaire pour vos souvenirs, digne de vous, de votre jeunesse, de votre tendresse. Comme les fonctions de Sixte, et surtout les exigences du général ne vous permettent pas un voyage de noces--ce dont, à vrai dire, je ne suis pas fâché, car ces voyages, sous prétexte d'éloignement et d'isolement, ne sont en réalité que des occasions de promiscuité gênante ou blessante, dans lesquelles on éparpille ses souvenirs sans jamais pouvoir mettre la main dessus plus tard, quand il serait bon de se retremper dedans--j'estime que le jour de votre mariage doit se passer tout entier ici, et s'achever dans cet appartement, que je vous arrange à cette intention. Je sais bien que ce jour-là les parents sont encombrants, aussi mon intention est-elle que ma bonne femme et moi nous nous en allions à Biarritz, où vous viendrez nous rejoindre le lendemain ou le surlendemain, enfin quand il vous plaira. Par ce moyen, vous aurez la pleine liberté du tête-à-tête dans cette maison, qui a été celle de votre grand-père et de vos aïeux: la chaîne ne sera pas interrompue, et, plus tard, vos enfants feront comme vous, puisque le château ne sortira jamais de la famille.
Pendant ces six semaines Sixte vint tous les jours au château, faisant à cheval les trente kilomètres qui séparent Bayonne de Ourteau, les heures des trains ne lui permettant pas d'user du chemin de fer. A quatre heures moins cinq, son ordonnance lui amenait son cheval; à quatre heures il l'enfourchait, et, entre six heures quinze et six heures vingt, il arrivait devant la grille du château, où il trouvait Anie qui l'attendait. Le concierge prenait le cheval pour le conduire à l'écurie, où il se reposait jusqu'au lendemain, un autre devant servir pour le retour à Bayonne; et, par l'allée qui longe le Gave, les deux fiancés, à pas lents, s'entretenant, se regardant, gagnaient la maison. Une humide fraîcheur se dégageait de l'eau bouillonnante; la lumière rasante du soleil abaissé glissait sous le couvert des saules cendrés et s'allongeait en nappes d'or dans le fouillis des hautes herbes. Et chaque soir, avec le jour décroissant, le spectacle changeait: les feuilles prenaient insensiblement leurs teintes roses ou jaunes de l'automne, et sur les prairies fumaient des vapeurs blanches d'où émergeaient les vaches.
Mais ce n'était point des charmes du paysage qu'ils s'inquiétaient, des jeux de la lumière, de la musique des eaux, de la poésie du soir: ils s'entretenaient simplement d'eux, à mi-voix, de leur bonheur présent, de leur bonheur à venir. Si parfois Sixte venait à parler de ce qui se déroulait devant leurs yeux, c'était pour louer le talent avec lequel elle avait rendu dans ses études, poursuivies continuellement depuis six mois, les aspects vaporeux et tendres de ce Gave et de ses rives. Et quand elle s'en défendait en disant qu'il était trop partial, et qu'elle ne méritait pas ces éloges, il les précisait: s'il était vrai qu'elle fût encore une écolière en arrivant à Ourteau, au moins en cela qu'elle subissait l'influence de ses maîtres, cette nature qu'elle traduisait si bien et interprétait si merveilleusement, parce qu'il existait sans doute un accord intime entre elle et ce pays, avait certainement fait d'elle une artiste: rien de plus original, de plus personnel que ces études.
Quand madame Barincq avait entendu parler de ces visites quotidiennes, elle s'était montrée assez sceptique, disant que trente kilomètres à l'aller et trente kilomètres au retour ne tarderaient pas à faire plus de soixante kilomètres; mais, quand elle avait vu que ces soixante kilomètres pas plus que la chaleur ou la pluie n'avaient d'influence sur la régularité de Sixte, elle avait commencé à le regarder d'un œil un peu plus favorable, et à reconnaître en lui des qualités qu'elle ne soupçonnait pas; aussi, lorsqu'elle parlait de lui avec Anie, répétait-elle son mot favori, celui qui pour elle résumait tout:
--Décidément, il est très convenable.
Et, pour qu'il fût plus convenable encore, elle veillait elle-même à ce que Manuel ne négligeât point la chambre mise à la disposition de Sixte, et dans laquelle il faisait sa toilette en arrivant, et reprenait au départ son uniforme poussiéreux.
Mais ce qui paraissait convenable à Ourteau passait à Bayonne, dans le monde militaire, pour excessif.
--A-t-on idée de ça! S'exposer à crever deux jolies juments pour une jeune grue! Il se prépare d'agréables exercices.
Excessifs pour les camarades, ces voyages étaient absolument ridicules pour les femmes et les filles des camarades.
--Vous savez que le capitaine Sixte fait tous les jours soixante kilomètres à cheval pour aller voir sa fiancée et revenir coucher à Bayonne?
--Le général le permet!
--Le pauvre général a si grand besoin de lui!
--Le fait est que... Enfin! Ces filles riches sont vraiment incroyables avec leurs exigences. Il me semble que, si celle-là avait eu un peu de tact, elle aurait eu l'intelligence de montrer que, quand on se paie un mari, il n'est pas nécessaire de crier sur les toits qu'on peut lui faire faire tout ce qu'on veut.
--Vous irez au mariage?
--Peut-être; pour voir, ça promet d'être drôle.
En attendant qu'on allât au mariage, on ne manquait pas de prendre un peu avant quatre heures la route de Saint-Palais pour but de promenade, de la porte de Mousserolle jusqu'à Saint-Pierre d'Irube, à seule fin de voir passer le capitaine Sixte d'une allure régulière, si bien occupé à égaliser son poids sur sa jument et à la soulager par un parfait accord de la main et des jambes, que c'était à peine s'il répondait aux saluts qu'on lui adressait.
--L'imbécile!
Et les mères qui avaient reçu une solide éducation ne manquaient pas de dégager la leçon morale qu'enseignait ce spectacle: à savoir que l'argent est tout en ce monde.
Enfin, le jour du mariage arriva et, contrairement aux pronostics de madame Barincq qui répétait du matin au soir que la malice des choses allait certainement leur jouer quelque mauvais tour, tout se trouva prêt: les toilettes de la fille et de la mère, l'installation de la maison de Bayonne, l'aménagement de l'appartement d'Ourteau, la tente, le lunch; le temps lui-même qui, au dire de madame Barincq, ne pouvait être qu'exécrable, se trouva radieux.
Des voitures avaient été mises à la disposition des invités:--à Puyoo des landaus pour prendre à la descente du chemin de fer ceux qui viendraient par les lignes de Dax et d'Orthez; à Bayonne des grands breacks, conduits par des postillons à la veste galonnée d'argent et au chapeau pointu enguirlandé de rubans, pour amener en poste ceux qui trouveraient plus agréable ou plus économique de se servir de la voie de terre.
La cérémonie était fixée à 11 heures 1/2; à 11 heures 25 le général, qui était un des témoins de Sixte, fit son entrée dans le salon, en grande tenue, accompagné de sa femme ainsi que de ses cinq filles, et aussitôt Anie s'avança au-devant de lui.
--Tous mes compliments, mademoiselle, dit-il gracieusement en l'examinant sous le voile à la juive qui recouvrait jusqu'aux pieds sa robe de satin, vous êtes la première mariée que je vois prête à l'heure.
--C'est que j'ai sans doute la vocation militaire, répondit-elle en souriant.
Comme l'église et la mairie, qui se font face, sont à moins de trois cents mètres du château, on devait, en cas de beau temps, ne pas monter en voiture pour ce court trajet. Quand le cortège arriva sur la place, il y trouva les douze pompiers formant la haie, et la fanfare le salua d'un pas redoublé.
Jamais dans l'église trop petite on n'avait vu tant d'uniformes, et les rayons du soleil, passant librement par les claires fenêtres sans vitraux, faisaient miroiter l'or des galons en nappes rutilantes, qui éblouirent si bien le curé, d'un caractère simple et timide, qu'au lieu de prononcer l'allocution qu'il avait longuement travaillée, il se contenta de leur lire, en la bredouillant, celle qui servait à tous ses paroissiens.
Au reste, eût il débité avec l'onction qu'il voulait son discours inédit, qu'il n'eût pas été mieux écouté de cette assistance, cependant religieuse: ce n'était pas des oreilles qu'elle avait, mais des yeux.
Dans le monde militaire on ne connaissait pas Anie; plusieurs des parents de la famille Barincq voyaient Sixte pour la première fois. Et on les regardait, on les étudiait, on les tournait et les retournait curieusement: les militaires évaluaient la fortune de la femme, les parents le présent et l'avenir du mari.
--Ils n'auront pas moins de cent cinquante mille francs de rente.
--Est-ce possible? Alors ils auront hôtel à Paris.
--En tout cas ils donneront à danser à Bayonne.
On ne variait pas moins dans les appréciations physiques: certainement elle louchait; il ne serait pas étonnant qu'elle devint poitrinaire; à coup sûr elle se teignait les cheveux; on ne pouvait pas dire que sa toilette fût riche, mais elle était d'un goût parisien tout à fait scandaleux.
Et Sixte, qui jusque-là avait passé pour le plus bel officier de Bayonne, avait-il l'air assez humilié!
--Dame! un vendu.
La sacristie étant trop petite pour le défilé, il avait été convenu que tout le monde passerait par le château et qu'il n'y aurait pas deux catégories d'invités, les uns qui devaient luncher, et d'autres qui devaient se contenter de la vue du cortège.
Barincq avait mis sa gloire de propriétaire dans ce lunch, dont le menu se composait exclusivement de ses produits: saumons pris dans sa pêcherie; jambons de sa porcherie; dindes de sa basse-cour; chauds-froids de faisans et de perdreaux tués sur ses terres; fleurs et fruits de son jardin et de ses serres.
On lui fit meilleur accueil qu'aux mariés, et il y eut unanimité pour le déclarer excellent, pas très distingué, mais d'une qualité supérieure, ce qui, d'ailleurs, est facile pour les gens qui ne comptent pas.
Anie, au bras de son mari, allait de table en table, son voile ôté maintenant, adressant à chacun quelques mots aimables ou un sourire. L'élément militaire s'était massé dans une partie de la tente qu'il occupait en maître. Là, il se passa le contraire de ce qui s'était produit dans le clan de la famille où l'on avait été froid pour Sixte, ce fut pour Anie que l'on fut réservé, et si nettement au moins chez les femmes que Sixte crut devoir plaider les circonstances atténuantes en leur faveur.
--Si vous saviez, dit-il à voix basse, à quel paroxysme d'envie arrivent les femmes pauvres de notre monde, en peine de filles à marier!
--Je m'en doute.
--Vous doutez-vous aussi que mademoiselle Laurence Harraca, l'aînée des filles de mon général, est la seule qui ait un chapeau de Lebel et une robe parisienne, les quatre autres n'ont que des copies exécutées par elles à la maison.
--Ça se voit; mais je ne trouve pas que ce soit une raison pour me déshabiller et m'habiller comme ça: est-ce que je ne les ai pas connus ces artifices des filles pauvres, et je n'avais pas des modèles de Lebel.
De table en table ils arrivèrent à celle où le baron d'Arjuzanx était assis avec des jeunes gens du pays. Comme il s'était rendu directement à l'église, ils ne s'étaient pas encore vus. Il y eut un moment d'embarras que d'Arjuzanx parut vouloir abréger en complimentant Anie et en serrant la main de Sixte.
Ce fut pour tous les deux un soulagement qu'ils se gardèrent bien de montrer.
--Saviez-vous que M. d'Arjuzanx fût de retour? demanda Anie.
--Non.
--Ni moi.
Une heure après, comme on se promenait dans le jardin, Anie, qui venait de reconduire une de ses parentes, se trouva face à face avec d'Arjuzanx, qui vint au-devant d'elle.
Il affectait le calme et l'indifférence, cependant il était facile de lire l'émotion sous son sourire.
Il la salua en lui disant:
--Je vous aimais tant, que votre refus n'a pas tué mon amour; je n'aimerai jamais que vous.
Avant qu'elle fût revenue de son trouble, il s'était éloigné.
FIN DE LA DEUXIÈME PARTIE
TROISIÈME PARTIE
I
A courte distance de la mer, dont les vents brisés par les dunes et les pignadas rafraîchissent la température; au confluent d'une rivière capricieuse et d'un beau fleuve, à l'endroit précis où sa courbe s'arrondit le plus noblement; entourée de paysages verts et gras comme ceux de la Normandie, en face d'un plateau boisé avec de claires échappées de vue sur des vallées largement ouvertes, Bayonne serait une des plus jolies villes du Midi, n'étaient ses fortifications.
C'est pour ne pas se laisser enserrer dans ces fortifications démodées, que les habitants qui ne sont pas retenus dans la ville pour une raison impérieuse se sont fait construire des maisons sur la route d'Espagne, dans la vallée de la Nive, et le long de l'Adour, en façade sur une belle promenade plantée de grands arbres qu'on appelle les Allées marines.
C'était une de ces maisons que Barincq avait choisie pour ses enfants, une des plus élégantes, sinon des plus riches, en forme de chalet avec des avant-corps enguirlandés de plantes grimpantes, au milieu d'un jardin aux arbres toujours verts, aux magnolias gigantesques, sur les pelouses duquel s'élançaient des touffes de gynerium d'une végétation extraordinaire, digne de celle des pampas. Une de ces pelouses était réservée au lawn-tennis, l'autre au crocket, de même qu'une pièce du rez-de-chaussée l'était à un billard.
Une fois par semaine la maison était ouverte, le filet du lawn-tennis tendu, les portes du crocket plantées, et dans la salle à manger était dressé un buffet, où se retrouvaient les produits de la terre plantureuse d'Ourteau, qui justifiaient les 150,000 francs de rente qu'on attribuait au jeune ménage, et même les 200,000 que les estomacs satisfaits lui reconnaissaient.
Était-ce ce buffet, était-ce le charme d'Anie, était-ce simplement parce qu'elle faisait partie maintenant de la famille militaire? mais le certain c'est qu'elle était adoptée comme une gloire.
--Nous avons madame de Saint-Christeau!
C'était tout dire.
Comme cela se voit souvent dans le monde militaire, on avait ajouté le nom de la femme à celui du mari, et personne n'eût pensé à le lui contester, puisqu'on en était fier.
Et même on savait d'autant plus gré à Anie d'avoir apporté ce panache à son mari, qu'elle ne s'en paraît pas elle-même, et ne profitait pas de sa naissance pour faire bande à part avec les deux ou trois femmes à particule de la garnison.
Ses jeudis étaient si suivis que les réceptions de la générale paraissaient mornes à côté; et plus d'une fois on lui avait insinué qu'elle pourrait bien aussi avoir des dimanches.
Mais elle trouvait qu'un jour par semaine donné à la camaraderie, c'était assez comme ça.
Les dimanches d'ailleurs appartenaient à ses parents et à Ourteau, les autres jours à son mari, à l'intimité, à leur amour.
Bien que Sixte fût étroitement pris par son service auprès du général qui n'écrivait plus du tout, et gardait quelquefois la chambre durant des semaines entières, ne sortant que pour retomber aussitôt dans son fauteuil, malade de l'effort même qu'il s'était imposé, coûte que coûte, ils avaient cependant des heures de liberté, le matin et le soir, où ils pouvaient être entièrement l'un à l'autre, sans que personne se glissât entre eux.
Le matin de bonne heure, ils montaient à cheval; pendant des vacances passées chez une de ses amies, Anie avait pris quelques leçons d'équitation, et si elle n'était point une écuyère correcte, au moins savait-elle se tenir, et sa souplesse naturelle, sa légèreté, sa crânerie, son adresse, aidées des leçons de Sixte, faisaient le reste.
Ils suivaient la rive de l'Adour jusqu'à la balise de Blanc-Pignon, et là, mettant les chevaux au galop sur le sable blanc, feutré d'aiguilles rousses, on allait à travers la pinède qui chantait sa chanson plaintive, et parfumait l'air de son odeur résineuse, jusqu'à la tour des signaux ou bien jusqu'au lac de Chiberta. Devant eux s'ouvraient des horizons sans borne, tandis qu'à leurs pieds la vague mourait doucement sur la grève, ou la prenait d'assaut en jetant au vent la mousse blanche de son écume, qui les fouettait au visage. Alors d'un même mouvement, dans une entente partagée, ils s'arrêtaient pour regarder au loin les voiles blanches d'un navire penché sur la mer verte, ou pour suivre le panache de fumée d'un vapeur déjà disparu, qui traînait dans le ciel bleu. Puis, reprenant leur promenade, ils suivaient la grève ou la falaise jusqu'au phare de Biarritz, qu'ils se gardaient bien de dépasser pour ne pas entrer dans la ville; et ils revenaient chez eux par les chemins où ils avaient le plus de chance d'être seuls et de pouvoir prolonger leur tête-à-tête. Mais le plus souvent on s'était attardé à se regarder ou à parler: maintenant il fallait se hâter: l'heure pressait; ce serait à peine si Sixte aurait le temps de changer de tenue avant de paraître devant son général, qui, furieux contre les autres autant que contre lui-même de son inaction forcée, ne permettait pas la plus petite tache de boue, ou le moindre grain de poussière.
--Comment pourrez-vous travailler si vous vous éreintez dès le matin? sans compter que vous sentez le salin.
Sentir le salin eût été un tort qu'il n'eût pas pardonné s'il n'avait pas eu si grand besoin de Sixte; au moins était-ce à peu près le seul qu'il lui reprochât.
--Officier très intelligent, brillant, apparence très distinguée, sera toujours à la hauteur de toutes les missions qu'on lui confiera...mais sent le salin.
Et c'était un grief pour un homme qui, comme lui sentait le cataplasme quand il ne sentait pas le Rigolot ou le laudanum.
Quelquefois aussi, au lieu de monter à cheval, ce qui était toujours une fatigue pour Anie, ils s'embarquaient dans un petit canot garé devant leur maison et selon l'heure de la marée ils descendaient la rivière avec le jusant ou ils la remontaient avec le flot: Anie s'asseyait au gouvernail, Sixte prenait les rames et ils allaient ainsi, sans trop de peine, en s'entretenant doucement jusqu'à ce que le mouvement de la haute ou de la basse mer les ramenât chez eux: ces jours-là, c'était la vase que Sixte sentait.
Régulièrement à onze heures dix minutes, il rentrait pour déjeuner, et dans la salle à manger fleurie, devant la table servie, il trouvait sa femme qui l'attendait, habillée, ayant fait toilette pour le recevoir. Comme à ce déjeuner du matin le valet de chambre ne paraissait point, le service se faisant au moyen d'une servante tournante et d'un monte-charge qui apportait les plats de la cuisine, ils pouvaient s'entretenir librement, et, quand un mot leur montait du cœur, trop tendre pour être exprimé entièrement par des paroles humaines, l'achever dans un baiser. Si les joies de l'heure présente et les certitudes d'un avenir toujours serein se pressaient sur leurs lèvres, ils avaient cependant comme tous ceux qui ont souffert et désespéré des retours vers le passé.
--Qui m'aurait dit...
--Et moi comment aurais-je jamais cru...
A une heure moins quelques minutes il fallait se séparer, elle le conduisait jusqu'à la grille du jardin, et derrière une touffe de bambou ils s'embrassaient une dernière fois; cependant ils ne se quittaient pas encore; après qu'il était parti elle restait à la grille et le suivait des yeux jusqu'à ce qu'il disparût sous la Porte Marine.
Alors elle restait un moment désorientée, dans le vide; puis, pour occuper le temps, elle montait à son atelier et travaillait une heure ou deux. Comme elle n'avait plus les sujets d'étude que le Gave lui donnait à Ourteau, avec ses végétations folles, ses bois, ses prairies, elle peignait ce qu'elle avait sous les yeux: l'aspect du fleuve à la marée montante; son mouvement de barques de pêche, ou de navires; ses coteaux verts parsemés de champs, de haies, de maisons aux couleurs claires et aux tuiles qui descendent du plateau des Landes jusque dans ses eaux argentées.
Pour ceux qui sont habitués comme elle l'était à la pâle lumière du ciel de Paris, ce qui les frappe à mesure qu'ils descendent dans le Midi, c'est l'intensité de l'éclairage des choses qui va toujours grandissant: la Loire paraît claire, la Gironde l'est plus encore; l'Adour, à de certaines heures, est éblouissant. C'était cette lumière tendre et vaporeuse où rien n'a le dur ni le heurté du vrai Midi, qu'elle s'efforçait de rendre; aussi, lorsque le jour baissait, abandonnait-elle son chevalet. Alors elle s'habillait à la hâte, allait rendre quelques-unes des nombreuses visites qu'elle recevait le jeudi, de façon à être à la maison quand son mari y rentrerait.
A partir de ce moment, ils étaient l'un à l'autre et la consigne était donnée pour que, sous aucun prétexte, on ne pût les déranger ou arriver jusqu'à eux.
Tout d'abord il montait à l'atelier voir ce qu'elle avait fait, dans la journée; quand l'étude n'était encore qu'ébauchée, il se contentait de remarques sans grande importance; mais, quand elle prenait tournure et qu'on pouvait commencer à se rendre compte de ce qu'elle deviendrait, c'étaient des admirations émues:
--Sais-tu qu'il y a des jours, disait-il souvent, où je regrette que tu n'aies pas à vendre tes tableaux?
--Moi, je ne le regrette pas, et pour bien des raisons dont la principale est que les offres des acheteurs ne seraient peut-être pas à la hauteur de tes compliments.
Mais il n'admettait pas cela.
Après une causerie ou un tour dans le jardin, une visite aux chevaux, ils dînaient; puis après, si le temps était beau, ils faisaient une promenade sur le quai, ou bien, s'il était douteux, ils s'asseyaient sous la vérandah qui prolongeait leur chambre du côté de la rivière; et là, assis l'un près de l'autre, ils restaient à s'entretenir, regardant le mouvement de l'Adour; quand c'était l'heure de la marée, les vapeurs qui arrivaient ayant leurs feux de protection allumés, le remorqueur qui chauffait pour sortir un voilier au delà de la barre; et le temps passait pour eux, enchanté, sans qu'ils eussent conscience des heures. Tout à coup, dans le silence de la nuit, s'élevait un ronflement sourd qui allait rapidement grandissant:
--L'express de Paris!
En effet, c'était le train qui descendait à toute vitesse le plateau des Landes; bientôt il arrivait au Boucau; on apercevait le fanal de la locomotive qui semblait venir sur eux; puis il passait, sa marche ralentie, avant de disparaître dans la gare.
Il allait être onze heures, la journée était finie.
II
Cependant deux points noirs se montraient dans ce ciel d'une limpidité si sereine: l'un qui inquiétait vaguement la fille; l'autre qui troublait le père.
Quand le jour de son mariage Anie avait entendu le baron lui dire qu'il n'aimerait jamais qu'elle, sa surprise et sa confusion avaient été grandes. Pendant assez longtemps elle était restée décontenancée et il avait fallu la nécessité de montrer à son mari ainsi qu'à leurs invités un visage calme pour qu'elle pût imposer silence à son émotion. Mais l'impression qu'elle avait à ce moment reçue ne s'était point effacée, et si, lorsqu'elle avait son mari près d'elle, elle oubliait le baron, lorsqu'elle restait seule, elle le revoyait la face pâle, les yeux ardents, les lèvres frémissantes, lui disant: «Je n'aimerai jamais que vous.» Pourquoi avait-il prononcé ces paroles? Dans quel but? Parce qu'elles échappaient à sa douleur? Ou bien avec une intention? Elle aurait eu besoin de s'ouvrir à son mari, mais elle n'osait de peur de le tourmenter et aussi parce que tout ce qui se rapportait au baron, sa pensée, son nom, la gênait elle-même. Quand, après un certain temps, elle avait vu qu'il ne s'était point présenté chez elle, comme elle le craignait, elle s'était rassurée; sans doute il avait parlé sous le coup d'un violent chagrin, involontairement inconscient, et elle s'était apitoyée sur lui: le pauvre garçon!
A la vérité cette compassion n'avait pas été bien loin, cependant il s'y était mêlé une certaine sympathie; parce qu'il l'avait aimée, parce qu'il l'aimait encore, elle ne pouvait pas lui en vouloir, alors surtout que cet amour n'avait pas empêché qu'elle épousât Sixte. Mais, peu de temps après, Sixte, qui lui rapportait ce qu'il faisait dans sa journée, lui raconta qu'il avait reçu la visite du baron à son bureau; et, comme elle s'en montrait surprise, il trouva que cette visite s'expliquait tout naturellement par l'intention de bien marquer qu'il ne lui gardait pas rancune de son échec: sa présence au mariage était déjà significative; cette visite l'était plus encore. Comment répondre à cela, à moins de tout dire? Un moment elle avait hésité, puis décidément elle avait gardé le silence. Après tout Sixte avait peut-être raison, et dans ce cas il ne fallait considérer les paroles prononcées le jour du mariage que comme le cri d'une douleur trop vive pour se contenir. Cependant, quoi qu'elle se dit dans ce sens, elle ne se rassura pas entièrement, et quand à peu de temps de là Sixte lui parla d'une seconde visite, puis d'une troisième, elle se demanda si quelque menace ne se cachait pas sous cette intimité cherchée. A la vérité il ne venait pas chez elle; mais que ferait-elle le jour où il se présenterait? Cette question qu'elle se posait quelquefois l'inquiétait vaguement: elle voulait le repos pour elle et plus encore pour son mari; or, ce ne serait pas le repos que d'avoir à se défendre contre un homme qui la menaçait d'un amour éternel. Sans doute elle se sentait parfaitement assurée de ne jamais se laisser toucher par cet amour; mais il n'en serait pas moins ennuyeux pour elle, agaçant, encombrant. Et la sympathie qu'elle avait d'abord éprouvée pour l'amoureux repoussé se changea bien vite en hostilité pour l'amoureux persévérant: ne pouvait-il pas la laisser tranquille?
Les tourments du père, pour être d'une autre nature que ceux de la fille, n'en étaient pas moins vifs.
Lorsque le mariage d'Anie et de Sixte avait été décidé, Barincq s'était dit que c'en était fini de ses troubles de conscience et que le testament de Gaston qui, si souvent dans ses nuits sans sommeil pesait lourdement sur sa poitrine haletante comme l'éphialte du cauchemar, ne serait plus qu'une feuille de papier légère et insignifiante. Qu'importait ce testament maintenant? Que Sixte jouît de la fortune de Gaston comme héritier de celui-ci ou comme mari d'Anie, n'était-ce pas la même chose?
C'était sous l'influence de cette idée, avec cette espérance, qu'il avait poursuivi ce mariage et l'avait vu se faire avec tant de joie, tant de bonheur; pensant à lui-même, à son repos, à sa satisfaction personnelle, au moins autant qu'à sa fille et au bonheur de celle-ci.
Quel soulagement!
Mais voilà que, le mariage accompli, ce soulagement ne s'était pas trouvé dans la réalité l'égal de celui qu'il imaginait, et que cette feuille de papier qu'il imaginait légère comme une plume avait recommencé à peser sur lui. Certainement ce n'était pas avec les hallucinations, le sentiment d'anxiété, l'oppression, l'étouffement, les sueurs qui accompagnaient ses remords quand il avait, à la suite de raisonnements spécieux, décidé que Sixte n'avait aucun droit à la fortune de Gaston; mais enfin elle avait recommencé à devenir bien vite assez lourde pour lui comprimer le creux épigastrique.
C'est que mieux il avait connu Sixte, plus il s'était convaincu de sa filiation: le fils, en tout le fils de Gaston.
Lorsqu'à table Gaston avait quelque chose d'intéressant à dire à ceux qui l'entouraient, machinalement, sans se rendre compte de son mouvement, il commençait par mettre de chaque côté les verres placés devant lui, et faire place nette: Sixte procédait si bien de la même manière qu'on croyait revoir Gaston; cela n'était-il pas significatif?
Quand Gaston riait, l'élévation de ses joues et de sa lèvre supérieure faisaient que son nez semblait se raccourcir; l'expression de la physionomie de Sixte était exactement la même.
Enfin, quand Gaston discutait, il avait l'habitude d'accompagner ses arguments d'un mouvement de main tout particulier, d'abord avec le pouce, puis bientôt au pouce il ajoutait l'index, et à la fin le médius qui, semblait-il, devait achever sa démonstration; et cela se faisait méthodiquement, dans un ordre qui jamais ne s'intervertissait; Sixte répétait ce même geste, dans le même ordre.
Que prouvaient ces divers points de ressemblance? Jusqu'à l'évidence que Sixte en avait hérité de son père, et que, par conséquent, ils étaient un acte de reconnaissance plus probant que tous ceux qu'auraient pu dresser les maires et les notaires.
S'il en était ainsi, Gaston, qui avait eu souvent Sixte près de lui, n'avait pas pu fermer les yeux à cette évidence, et ne pas acquérir la plus nette des certitudes que cet enfant qui le reproduisait dans ses manières et ses habitudes, était et ne pouvait être que son fils.
Qu'il eût douté de la fidélité de sa maîtresse, c'était probable; mais de sa paternité, impossible.
Le retrait du testament des mains de Rébénacq n'avait donc nullement la signification qu'une interprétation fausse lui donnait, et jamais, à coup sûr, Gaston n'avait voulu déshériter son fils ou établir entre lui et les héritiers naturels des partages qui ne reposaient que sur les fantaisies de l'imagination dominée par les calculs de l'intérêt personnel.
Sans doute les raisons pour lesquelles ce retrait avait eu lieu restaient inexplicables; mais il n'y avait qu'elles qui fussent obscures, sur tous les autres points la lumière était faite, et de telle sorte que tout honnête homme qui connaîtrait le testament n'hésiterait pas une minute à déclarer que Sixte était le seul héritier de Gaston.
Ce qu'un honnête homme ferait, pouvait-il le balancer, lui qui dans toutes les circonstances de sa vie n'avait obéi qu'à sa conscience?
Pourquoi donc, après le mariage d'Anie et de Sixte, s'insurgeait-elle et protestait-elle avec tant de violence si elle n'avait rien à lui reprocher?
C'est qu'il fallait bien reconnaître que ce mariage n'avait été qu'un expédient inspiré par le sophisme et le subterfuge.
--De quoi Sixte pourra-t-il se plaindre, si d'une façon ou d'une autre il jouit de la fortune de son père? Comme héritier de Gaston ou comme mari d'Anie, n'est-ce pas la même chose?
Eh bien, non, ce n'était pas la même chose; et si Sixte ne se plaignait pas, c'est qu'il ignorait l'existence de ce testament; mais celui qui la connaissait pouvait-il refouler ses scrupules et se dire avec sérénité qu'il n'avait rien à se reprocher?
Pour cela il aurait fallu que par contrat de mariage il se dépouillât entièrement de la fortune de Gaston en faveur de Sixte. Et encore l'eût-il fait qu'il eût donné ce qui ne lui appartenait pas? Mais les choses ne s'étaient point passées de cette façon, et quand maintenant Sixte le remerciait de quelque nouveau cadeau, il ne pouvait pas s'empêcher de rougir: sa générosité n'était-elle pas simplement restitution?
Comme il continuait à se perdre au milieu de ces raisonnements, sans se fixer à rien, décidé aujourd'hui dans un sens, demain dans un autre, il reçut une visite qui fit faire un pas décisif à ses irrésolutions: celle d'un de ses parents, son cousin Pédebidou, avec qui il avait fait commerce de vive amitié en ses années de jeunesse, et qui plus tard était intervenu plusieurs fois auprès de Gaston pour les rapprocher l'un de l'autre.
Ce Pédebidou, dont la maison était à la tête du commerce des salaisons à Orthez et à Bayonne, passait pour fort riche, et Barincq le considérait comme tel; mais, aux premiers mots de l'entretien, il eut la preuve qu'il se trompait.
--Mon petit cousin, dit Pédebidou sans aucune gêne, je viens te demander 80,000 fr. qui me sont indispensables pour mon échéance.
--Toi!
--C'est ça le commerce: des faillites à l'étranger suspendent depuis deux mois les acceptations de mes traites et, de mon côté, je suis engagé pour de grosses sommes.
--Mais je n'ai pas 80,000 fr.; le mariage de ma fille, son établissement, les frais que je fais dans cette propriété...
--C'est ta signature que je te demande.
--Signer, c'est payer.
--Pas avec moi. Viens à la maison, je te montrerai mes livres; c'est d'une situation accidentellement gênée qu'il s'agit, et nullement désespérée.
Barincq était bouleversé: libre, maître de sa fortune, il eût donné sans hésitation la signature que ce camarade, ce vieil ami lui demandait si franchement, avec la conviction évidemment qu'on ne pouvait pas la refuser; mais il n'était ni l'un ni l'autre, ce ne serait pas sa signature qu'il engagerait, ce serait celle de Sixte.
--Sais-tu, dit-il avec embarras, que si depuis que je suis de retour dans ce pays j'avais prêté tout ce qu'on m'a demandé, il ne me resterait pas grand chose?
--Combien as-tu prêté?
--Rien.
--Alors il te reste tout.
--Mais...
--Enfin, peux-tu ou ne peux-tu pas faire ce que je te demande?
Il y eut un moment de silence, cruel pour tous les deux, et plus encore peut-être pour celui qui ne répondait pas que pour celui qui attendait.
Mais Pédebidou était un homme résolu et de premier mouvement; il se leva.
--C'est bien, dit-il, tu es un mauvais riche; je regrette, je regrette bien sincèrement de t'avoir mis dans la nécessité de me le montrer; je n'aurais pas cru cela d'un homme qui a tant souffert de la pauvreté.
--Je t'assure que je ne peux pas.
--Ta fortune est à toi.
--Non, à mes enfants.
--Adieu.
Barincq passa une nuit terrible; le lendemain il partait pour Bayonne par le premier train, et en arrivant courait à la maison de commerce de son cousin.
--Je t'apporte ma signature, dit-il en entrant dans le bureau où Pédebidou, tout seul, dépouillait son courrier.
En entendant ces quelques paroles Pédebidou se leva vivement et, venant à lui, il l'embrassa:
--Fais préparer les traites, dit Barincq se méprenant sur les causes de cette émotion.
--Tu ne sauras jamais combien ta générosité me touche, mais il est trop tard, mon pauvre ami, je ne peux accepter ta signature.
--Tu me refuses! dit Barincq.
--Hier, je pouvais te la demander parce que j'étais certain que ton argent ne courrait aucun risque; aujourd'hui que je sais qu'il serait perdu je ne peux pas te le prendre; je viens d'apprendre de nouvelles faillites, c'est fini pour moi.
Malgré le chagrin que lui causait cette nouvelle, Barincq eut l'humiliation de sentir que d'un autre côté il éprouvait un soulagement.
--Mon pauvre ami, dit-il, mon pauvre ami!
Et pendant quelques instants ils s'entretinrent de ce désastre.
Mais, quand Barincq fut dans la rue, il eut la stupeur de reconnaître qu'une fois encore il était bien le mauvais riche qu'avait dit son cousin.
Il ne le serait pas plus longtemps.
III
Il fallait donc que le testament fût remis à Sixte et que la fortune qu'il lui léguait passât tout entière entre ses mains.
Son repos, sa dignité, son honnêteté, le voulaient ainsi.
D'ailleurs pas si héroïque qu'elle paraissait au premier abord, cette restitution; que la fortune de Gaston restât entre ses mains, ou passât entre celles de son gendre, ce serait toujours Anie qui en profiterait, car Sixte, droit et sage tel qu'il le connaissait, était incapable de la gaspiller ou d'en mal user.
Pour accomplir cette remise du testament, une difficulté se présentait devant laquelle il resta embarrassé un certain temps.
Le mieux assurément serait que Sixte le trouvât, par hasard, dans le bureau de Gaston, comme lui-même l'avait trouvé; mais pour cela il fallait commencer par l'introduire dans ce bureau; et, comme il n'en avait plus la clé, ce moyen n'était pas praticable, et il dut recourir à un autre plus simple encore.
Un dimanche soir que Sixte repartait en voiture avec Anie pour Bayonne, il lui remit une liasse de papiers en prenant un air aussi indifférent qu'il pût.
--Qu'est-ce que tu veux que nous fassions de cela, papa? demanda-t-elle.
--Cela ne te regarde pas: ce sont des papiers qui concernent Sixte et qu'il aura intérêt à lire, je pense un jour de loisir.
--Qu'est-ce donc?
--Simplement la collection des lettres que vous avez écrites à Gaston depuis votre enfance jusqu'à sa mort; et aussi différentes pièces de comptes et de factures. On a trouvé tout cela à l'inventaire dans un tiroir qui vous était consacré, mais on ne l'a pas coté, comme étant pièces sans importance; j'aurais dû vous le remettre depuis longtemps.
Cela fut dit sans appuyer et il brusqua les adieux.
Mais dès le surlendemain il alla déjeuner chez sa fille, anxieux de savoir si Sixte avait ouvert le paquet; il le trouva intact, comme il l'avait noué lui-même, sur la table de Sixte.
--Tiens, ton mari n'a pas ouvert ce paquet? dit-il.
--Quand Sixte rentre, il est tellement écœuré des paperasses que le général lui fait lire ou écrire qu'il a l'horreur des papiers.
--Il ferait tout de même bien de ne pas le laisser traîner: c'est toute sa jeunesse qui est là-dedans.
--Je le lui dirai.
Le vendredi, quand il revint sous un prétexte quelconque, car il n'avait pas l'habitude de faire deux voyages par semaine à Bayonne, le paquet était toujours dans le même état.
Il attendit le dimanche; mais ni Anie ni Sixte ne parlèrent de rien; donc il n'y avait rien, semblait-il.
Ce fut seulement dix jours après que Sixte, rentrant un soir de mauvais temps avant sa femme, retenue par l'odieux enchaînement des visites qu'elle avait à rendre et dont la comptabilité exigeait une tenue de livres, ouvrit le paquet, n'ayant rien de mieux à faire.
Pas bien intéressantes pour lui ces lettres, dont les premières, qu'il avait oubliées, étaient écrites dans un style enfantin, que paralysait encore le respect envers celui auquel il s'adressait.
Les laissant de côté il prit la liasse des comptes qui, par les chiffres seuls des factures, était plus curieuse.
--C'était cela qu'on avait dépensé pour lui; cela qu'il avait coûté.
Comme il les parcourait les unes après les autres, ses yeux tombèrent sur une feuille de papier timbré, de l'écriture de M. de Saint-Christeau.
Qu'était cela?
Il lut.
Mais c'était le testament de M. de Saint-Christeau, celui qu'il connaissait, celui que l'inventaire devait faire trouver, et qui avait échappé sûrement aux recherches du notaire, parce qu'on n'avait pas pris ces factures les unes après les autres, pour les classer, et qu'il s'était glissé entre deux papiers insignifiants.
Avant qu'il fût revenu de sa surprise, sa femme rentra, et, comme à l'ordinaire, vint vivement à lui pour l'embrasser.
--Tiens, dit-elle, tu te décides à lire ces papiers?
Mais elle n'avait pas achevé sa question, qu'elle s'arrêta stupéfaite de la physionomie qu'elle avait devant elle.
--Qu'as-tu? Mon Dieu, qu'as-tu? demanda-t-elle
--Voilà ce que je viens de trouver, lis.
Il lui tendit la feuille.
--Mais c'est le testament de mon oncle Gaston! s'écria-t-elle, dès les premières lignes.
--Lis, lis.
Elle alla jusqu'au bout; alors le regardant:
--Que vas-tu faire? demanda-t-elle d'une voix qui tremblait.
--Mais que veux-tu que je fasse? répondit-il. Imagines-tu que je vais m'armer de ce testament pour troubler ton père, si heureux d'être le propriétaire d'Ourteau? Pour qui travaille-t-il? Pour nous. A qui donne-t-il ses revenus? A nous. Non, non, ce testament, que je ne suis pas fâché d'avoir d'ailleurs, par un sentiment de reconnaissance envers M. de Saint-Christeau, ne sortira jamais de ce tiroir, dans lequel je vais l'enfermer, et ton père ignorera toujours qu'il existe.
Elle lui jeta les bras autour du cou, et l'embrassa nerveusement, avec un flot de larmes.
--Mais que pensais-tu donc de moi? dit-il.
--C'est de fierté que je pleure.
IV
De temps en temps, Sixte parlait de d'Arjuzanx à sa femme: ou bien, il avait reçu sa visite, ou bien ils s'étaient rencontrés par hasard; en tout cas, au grand ennui d'Anie, les relations continuaient entre eux, et rien n'annonçait qu'elles dussent finir.
Un jour, il lui annonça d'un air assez embarrassé que d'Arjuzanx, qui venait de louer une villa à Biarritz, l'avait invité à pendre la crémaillère avec quelques amis: de la Vigne, Mesmin, Bertin.
--Tu as accepté?
--Je peux me dégager.
--Il ne faut pas te dégager.
--Si cela t'ennuie.
--C'est toujours un chagrin pour moi de ne pas t'avoir, mais je serais ridicule de vouloir te confisquer: on ne me trouve déjà que trop accapareuse.
--Ne t'inquiète donc pas de ce qu'on trouve ou de ce qu'on ne trouve pas.
--Mais si; c'est mon devoir de m'en inquiéter: je ne dois pas te rendre heureux seulement par ma tendresse, je dois aussi m'appliquer à te faire une vie à l'abri de toute critique; avec votre camaraderie militaire, personne plus que vous n'est exposé aux interprétations bizarres; ne devez-vous pas être tous coulés dans le même moule? Va donc dîner chez M. d'Arjuzanx et amuse-toi bien comme les autres. En réalité, ce qui m'ennuie le plus, ce n'est pas que tu ailles chez M. d'Arjuzanx, mais c'est que tu sois obligé de lui rendre ce dîner.
--Il vaut donc mieux ne pas y aller.
--C'est bien difficile.
--Alors?
--Alors j'ai tort, cela est certain; je me le dis, je me le répète; mais j'ai beau faire, je ne peux pas m'habituer à l'idée que des relations suivies s'établissent entre M. d'Arjuzanx et nous. Si le prétendant m'a inspiré une répulsion qui a abouti à mon refus, l'homme ne m'est pas moins antipathique.
--As-tu quelque chose à lui reprocher?
--Malheureusement non; sans quoi ce serait fini.
--D'Arjuzanx est fier et susceptible; si tu le tiens à distance, il n'insistera pas.
--Le rôle est aimable.
--Dans ma position il m'est bien difficile de le prendre, j'aurais trop l'air d'un jaloux.
--Un jaloux triomphant. Enfin, vas-y pour cette fois. Nous aviserons plus tard. Car je t'assure que mes sentiments à son égard ne changeront pas; et je n'imagine rien de plus pénible que des relations avec qui n'inspire pas sympathie et confiance. Quand je vous vois si différents l'un de l'autre, je me demande comment vous avez pu vous lier d'amitié au collège.
Bien qu'il fût trop épris de sa femme pour sentir autrement qu'elle, Sixte trouvait cependant qu'elle était bien sévère: pas si antipathique que cela, semblait-il, d'Arjuzanx; rageur, violent, obstiné dans ses idées, entêté dans ses rancunes, oui, cela était vrai; mais sans que cela allât jusqu'à l'extrême et le rendit gênant ou ridicule.
Libre, Anie n'aurait pas laissé Sixte accepter l'invitation du baron, et d'une façon ou d'une autre se serait arrangée pour qu'il refusât sans paraître le pousser à un refus qui serait venu de lui; mais précisément cette liberté elle ne l'avait pas, et le nom seul d'un des convives de d'Arjuzanx le lui avait rappelé de façon à fermer ses lèvres.
Au temps où Sixte lui faisait la cour et pendant leurs tête-à-tête dans les jardins d'Ourteau, elle avait voulu qu'il lui dit ce qu'était le monde nouveau au milieu duquel elle allait vivre à Bayonne dans une sorte de camaraderie obligatoire; quels étaient ses mœurs, ses usages, ses habitudes, ses travers, ses faiblesses, ses ridicules, ses qualités, ses mérites; et de ces longs récits il était sorti pour elle un enseignement qu'elle s'était bien promis de ne pas oublier.
Parmi les officiers de la garnison, il y en avait un, le lieutenant de la Vigne, qui avait épousé une jeune fille de la ville dont le père avait fait une grosse fortune dans le commerce et la raffinerie des pétroles. Élevée dans le couvent le plus aristocratique de Bordeaux, cette fille avait contracté la folie des vanités mondaines, à laquelle d'ailleurs sa nature la prédestinait, et, rentrée à Bayonne dans sa famille honnêtement bourgeoise, elle n'eût jamais consenti à accepter pour mari un homme dans les affaires et en relations commerciales avec son père ou les amis de son père. C'est pourquoi, lorsqu'elle avait hérité de la fortune de sa mère, elle s'était offert un joli petit lieutenant, qui à une profession décorative et honorable ajoutait le prestige d'un nom ou plutôt d'une apparence de nom: Ruchot de la Vigne. Le nom il l'avait reçu de son père, tout petit propriétaire campagnard; l'apparence il la tenait des bons Pères qui l'avaient élevé.--Comment! Ruchot? lui avaient-ils dit lorsqu'il était entré chez eux; Ruchot tout court! il faut ajouter quelque chose à cela. Votre père a bien une propriété?--Il a une vigne.--C'est parfait; vous vous appellerez désormais Ruchot de la Vigne, comme vous avez des camarades qui s'appellent Mouton du Pré, Jeannot du Gué, Petit de la Mare; ça fait bien sur le palmarès, et plus tard ça sert dans la vie pour un beau mariage.
En effet, cela lui avait servi à épouser la fille du raffineur de pétrole, qui n'aurait jamais consenti à être madame Ruchot tout court, et qui était fière de s'entendre annoncer sous le nom de madame de la Vigne. Il est vrai qu'à la mairie on lui avait impitoyablement coupé le de la Vigne, mais on le lui avait généreusement donné à l'église; et l'église était pleine, tandis qu'à la mairie il n'y avait personne.
Devenue madame de la Vigne, elle tenait plus que personne à sa noblesse: si son linge, son argenterie, ses voitures, ses bijoux, n'étaient pas marqués de ses armes, en tout cas étaient-ils agrémentés d'emblèmes qu'on pouvait prendre pour des armes de loin, et qui pour elles en étaient. S'étant payé un officier, il semblait qu'elle avait acheté avec lui tout le régiment, et les officiers de la place, y compris le général. Quand elle disait à son mari:--N'est-ce pas un officier de votre régiment?--elle parlait de quelqu'un qui lui appartenait et lui devait de la déférence, sinon de la reconnaissance.
Les histoires à ce sujet qui couraient la ville étaient aussi nombreuses que réjouissantes, embellies chaque jour par les camarades du seigneur de la Vigne, qui s'amusaient autant des prétentions de la femme que de l'esclavage du mari, véritable caniche en laisse qu'elle promenait sans cesse avec elle, et qui n'avait le droit ni de faire un pas ni de dire un mot, ni de dépenser un sou, sans en avoir reçu préalablement la permission.
Anie, qui, elle aussi, épousait un officier pauvre, s'était promis de ne pas tomber dans ces travers et de veiller à ce que rien en elle ne pût rappeler les exigences de madame de la Vigne, ou évoquer des comparaisons que leurs positions, à l'une comme à l'autre, ne rendraient que trop faciles. Sans doute, elle se savait à l'abri de ces prétentions vaniteuses; mais, aimant son mari comme elle l'aimait, saurait-elle toujours se garder d'exigences matrimoniales auxquelles son cœur épris pourrait trop facilement l'entraîner?
Pour elle la question avait sa gravité et son inquiétude; aussi, quand Sixte avait prononcé le nom de son camarade de la Vigne, n'avait-elle pas hésité à répondre: «Il faut accepter.»
V
Quand Sixte arriva chez le baron il était presque en retard, et tous les invités se trouvaient réunis dans le salon de la villa, dont les fenêtres ouvraient sur la mer; il y avait là quelques propriétaires de la contrée, des Russes, des Espagnols, et les camarades que d'Arjuzanx lui avait annoncés.
--Je croyais que tu ne viendrais pas, dit l'un d'eux.
--Et pourquoi?
--Lune de miel.
--Miel n'est pas glu.
Le dîner était combiné pour laisser des souvenirs aux convives et les rendre fidèles, composé de mets envoyés des pays d'origine: poulardes de la Bresse, écrevisses de Styrie, ortolans des Landes tirés dans les terres de d'Arjuzanx, pâté de foie gras de Nancy; en vins, les premiers crus authentiques.
Ce qui ne fut pas de premier cru, ce fut la conversation, qui se maintint dans la banalité, ces étrangers que le hasard réunissait n'ayant entre eux ni idées communes, ni habitudes, ni relations; on parla du climat de Biarritz, puis de la température, de la plage, des villas et de leurs habitants, on passa aux casinos.
--Très agréables, ces deux casinos; quand on est nettoyé dans l'un, on peut essayer de se refaire dans l'autre.
Mais d'Arjuzanx ne fut pas de cet avis: pour lui le jeu n'était un plaisir qu'entre amis, là où l'on trouvait la tranquillité, et où l'on n'était pas exposé à s'asseoir à côté de gens qu'on ne saluait pas dans la rue; si, d'autre part, il fallait surveiller les croupiers pour voir s'ils ne bourraient pas la cagnotte ou n'étouffaient pas les plaques en même temps qu'il fallait se défier des grecs, le jeu devenait un très vilain travail que pouvaient seuls accepter ceux qui lui demandaient leur gagne-pain.
--Aussi, messieurs, dit-il en concluant, si jamais l'envie vous prend, dans l'après-midi ou dans la soirée, de tailler un bac, considérez cette maison comme vous appartenant, un cercle dont nous faisons tous partie, et où vous pourrez amener vos amis.
Le menu, si abondant qu'il fût, eut une fin cependant; on passa dans le salon, où l'on fuma des cigares exquis en regardant la mer; mais le miroitement de la lune sur les vagues, pas plus que les éclats du feu tournant de Saint-Martin renaissant et mourant dans les profondeurs bleues de la nuit, n'étaient des spectacles faits pour retenir longtemps l'attention de cette jeunesse peu contemplative.
Les cigares n'étaient pas à moitié brûlés que les yeux s'interrogèrent d'un air vague et inquiet:
--Que va-t-on faire?
A cette question, l'un des convives répondit en rappelant la proposition de d'Arjuzanx:
--Si on taillait un bac?
Dix voix appuyèrent.
--Je ne vous demande que le temps de faire desservir la table, dit d'Arjuzanx; nous serons mieux dans la salle à manger qu'ici; j'enverrai aussi chercher des cartes, car je n'en ai pas.
Un quart d'heure après on était assis autour de la table sur laquelle on avait dîné, et le banquier disait:
--Messieurs, faites votre jeu.
Sixte, de la Vigne et un de leurs camarades étaient restés dans le salon, où ils causaient; d'Arjuzanx vint les rejoindre.
--Vous ne jouez pas?
--Tout à l'heure, répondit de la Vigne.
--Et toi, Sixte?
--Ma foi non.
--Je t'ai connu joueur, cependant.
--Au collège.
--Et à Saint-Cyr aussi, dit de la Vigne.
--J'ai joué, continua Sixte, quand le gain ou la perte de cent francs me crispait les nerfs, arrêtait mon cœur et m'inondait de sueur, mais maintenant qu'est-ce que cela peut me faire de gagner ou de perdre?
--Et l'émotion du jeu? dit d'Arjuzanx.
--Je ne désire pas me la donner, et même je souhaite ne pas me la donner.
--Alors tu n'es pas sûr de toi?
--Qui est sûr de soi?
--Si tu n'as pas apporté d'argent, continua d'Arjuzanx, ma bourse est à ta disposition, et à la vôtre aussi, monsieur de la Vigne.
--J'accepte vingt-cinq louis, dit de la Vigne d'un ton qui montrait que son porte-monnaie n'avait pas été garni.
Aussitôt qu'il fut en possession des vingt-cinq louis, de la Vigne passa au salon.
--Voilà qui prouve, dit d'Arjuzanx avec une ironie légèrement méprisante, que madame de la Vigne tient de court son mari.
Sixte ne répliqua rien, mais deux minutes après il entrait à son tour dans le salon et mettait dix louis sur la table.
Il gagna, laissa sa mise et son gain sur le tapis, gagna une seconde fois, puis une troisième.
Alors il ramassa ses seize cents francs et retourna dans le salon, tout surpris de ressentir en lui une émotion que le gain d'une somme en réalité minime n'expliquait pas.
Quelle étrange chose! pendant ces trois coups, il avait éprouvé ces frémissements, ces arrêts de respiration qui l'avaient si fort secoué autrefois quand il était gamin ou à l'École.
Comme il avait eu raison de dire à d'Arjuzanx qu'on n'était jamais sûr de soi!
--S'il s'en allait!
Mais la fausse honte qui l'avait fait jeter ses dix louis sur la table le retint: que ne dirait-on pas?
Il alluma un cigare; mais devant la fenêtre où il le fumait lui arrivaient les bruits de la salle à manger se mêlant au murmure rauque de la marée montante; de temps en temps la voix du banquier ou des pontes et aussi le tintement de l'or, le flic-flac des billets et des cartes, dominaient ces bruits vagues: Messieurs, faites votre jeu. Cartes, cinq, neuf.
Fut-ce ce sentiment de fausse honte, fut-ce la magie, la suggestion de ces bruits? Toujours est-il qu'au bout de dix minutes il revenait au salon et déposait cinquante louis sur l'un des tableaux qui gagna.
Jusque-là, il avait joué debout; machinalement, il attira une chaise et s'assit: il était dans l'engrenage.
Alors l'ivresse du jeu le prit, l'emporta, et anéantit sa raison aussi complètement que sa volonté: il n'était plus qu'un joueur, et, en dehors de son jeu, rien n'existait plus pour lui.
De partie en partie, le jeu arriva vite à une allure enfiévrée, vertigineuse; à son tour Sixte prit la banque, gagna, perdit, la reprit et, à une heure du matin, il devait quarante mille francs à d'Arjuzanx, cinq mille à de la Vigne, vingt mille aux autres; en tout soixante-cinq mille francs représentés par des cartes qui portaient écrit au crayon le chiffre de ses dettes envers chacun.
Alors d'Arjuzanx l'attira dans son cabinet.
--Si tu veux payer ce que tu dois, lui dit-il, je mets vingt-cinq mille francs à ta disposition; il y a des étrangers qui ne te connaissent pas, peut-être voudrais-tu t'acquitter envers eux tout de suite.
--Je le voudrais.
--Eh bien! accepte ce que je t'offre; ne vaut-il pas mieux que je sois ton seul créancier? entre nous, cela ne tire pas à conséquence; tu me rembourseras quand tu pourras.
VI
Du quai, Sixte vit qu'une lampe brûlait dans la chambre de sa femme; et, au bruit qu'il fit en ouvrant sa grille, Anie parut sur la vérandah.
En route il s'était dit qu'elle se serait couchée, et qu'il la trouverait endormie, ce qui retarderait l'explication jusqu'au lendemain; mais non, elle l'avait attendu et la confession devrait se faire tout de suite.
Pendant qu'il traversait le jardin, la lumière avait disparu de la fenêtre de la chambre, et quand il entra dans le vestibule il trouva sa femme devant lui qui le regardait.
--Tu t'es impatientée?
Anie avait trop souvent entendu sa mère dire à son père: «Je ne te fais pas de reproches, mon ami», pour tomber dans ce travers des femmes qui se croient indulgentes; aussi en descendant l'escalier avait-elle mis dans les yeux son plus tendre sourire; mais, en le voyant sous le jet de lumière qu'elle dirigeait sur lui, ce sourire s'effaça.
--Qu'avait-il?
Elle le connaissait trop bien, elle était en trop étroite communion de cœur, d'esprit, de pensée, de chair avec lui, pour n'avoir pas reçu un choc, et malgré elle, instinctivement, elle formula tout haut le cri qui lui était monté à la gorge:
--Qu'as-tu? Que s'est-il passé? Que t'est-il arrivé?
--Je vais te le dire. Montons.
Au fait cela valait mieux ainsi: au moins les embarras de la préparation seraient épargnés.
Et, en arrivant dans leur chambre, en quelques mots rapides il dit ce qui s'était passé chez d'Arjuzanx, sa perte, le chiffre de cette perte.
A mesure qu'il parlait il vit l'expression d'angoisse qui contractait le visage de sa femme, relevait ses sourcils, découvrait ses dents, s'effacer; il n'avait pas fini qu'elle se jeta sur lui et l'embrassa passionnément.
--Et c'est pour cela que tu m'as fait cette peur affreuse! s'écria-t-elle.
--N'est-ce rien?
--Qu'importe!
--Il faut payer.
--Eh bien, tu paieras; ne peux-tu pas prendre soixante-cinq mille francs sur ta fortune sans que ce soit une catastrophe?
A son tour, sa physionomie sombre se rasséréna:
--Alors, il n'y a donc qu'à prendre les soixante-cinq mille francs dans notre caisse, dit-il avec un sourire.
--Il n'y a qu'à les demander à mon père; ce que je ferai dès demain matin.
--Ce que nous ferons, reprit-il; c'est déjà beaucoup que tu sois de moitié dans une démarche dont je devrais être seul à porter la responsabilité.
Les choses arrangées ainsi, elle pouvait maintenant poser une question qu'elle avait sur les lèvres, et cela sans qu'il pût voir dans sa demande une intention de reproche ou de blâme:
--Mais comment as-tu perdu cette somme? dit-elle.
--Ah! comment?
Elle hésita une seconde, puis se décidant:
--Tu es donc joueur? dit-elle.
--Je l'ai été à deux périodes de ma vie: à quinze ans au collège, et à vingt ans à Saint-Cyr. A quinze ans, j'ai, à un certain moment, perdu cent vingt francs contre d'Arjuzanx, en jouant quitte ou double. Tu imagines quelle somme c'était pour moi qui n'avais que vingt sous qu'on me donnait par semaine, et quelles émotions j'ai alors éprouvées; heureusement d'Arjuzanx me donnant toujours ma revanche, j'ai fini par m'acquitter. Plus tard, à Saint-Cyr, j'ai perdu douze cents francs qui pendant longtemps ont pesé sur ma vie d'un poids terriblement lourd. Depuis, je n'avais pas touché à une carte; et il y a dix ans de cela. Comment me suis-je laissé entraîner, moi qui n'aime ni le jeu ni les joueurs? Je n'en sais rien. Un coup de vertige. Et aussi, je dois te le confesser, puisque je ne te cache rien, certaines railleries qui, adressées à de la Vigne, me parurent passer par-dessus la tête de celui-ci pour frapper sur moi.
--Alors tu as bien fait, dit-elle.
--Peut-être; mais où j'ai eu tort, ç'a été en ne m'arrêtant pas à temps.
--Qui s'arrête à temps?
--Toutes les ivresses sont les mêmes; il arrive un moment où l'on ne sait plus ce qu'on fait, et où l'on est le jouet d'impulsions mystérieuses, auxquelles on obéit, avec la conscience parfaitement nette qu'on est misérable de les subir. C'est mon cas; ce qui n'atténue en rien ma responsabilité.
Le lendemain, non le matin comme le voulait Anie, mais dans l'après-midi, aussitôt que Sixte fut libre, ils partirent en voiture pour Ourteau où ils arrivèrent à la nuit tombante. Barincq qui rentrait à ce moment même se trouva juste à point pour donner la main à sa fille descendant du phaéton.
--Quelle bonne surprise! dit-il en l'embrassant. Qui vous amène?
--Nous allons te dire ça, répondit Anie, quand nous serons avec maman.
--Enfin, vous êtes en bonne santé, c'est l'essentiel; et vous dînez avec nous, c'est la fête. Manuel, va vite dire à la cuisine que les enfants dînent. Justement, j'ai gardé ce matin un superbe saumon pour vous l'envoyer, nous le mangerons ensemble.
Il avait pris le bras de sa fille:
--Et ça ne peut se dire que devant ta mère, votre affaire?
--Cela vaut mieux.
--Alors, allons la rejoindre tout de suite.
Ils entrèrent dans le salon où se tenait madame Barincq, sous la lumière de la lampe, coupant une revue qu'elle ne lirait jamais et à laquelle elle n'était abonnée que parce qu'elle trouvait cela «châtelain».
--Anie a quelque chose à nous annoncer, dit-il.
Il n'y avait pas à reculer.
--Un accident, dit-elle, qui la nuit dernière est arrivé à mon mari.
--Un accident! s'écrièrent en même temps le mari et la femme.
--Dans une réunion chez M. d'Arjuzanx, il a été entraîné à jouer, et il a perdu...
--Soixante-cinq mille francs, acheva Sixte.
--Soixante-cinq mille francs! répéta madame Barincq en laissant tomber sa revue et son couteau à papier.
--Que nous venons te demander, papa, dit Anie en regardant son père.
--Il est évident que ce n'est pas vous qui pouvez les payer, répondit-il d'un ton tout franc.
--Et les dettes de jeu se paient dans les vingt-quatre heures, dit Anie.
--C'est certain.
Depuis le mariage, madame Barincq, au contact du bonheur de sa fille, s'était singulièrement adoucie à l'égard de Sixte, qu'elle n'appelait que mon cher Valentin, mon bon gendre, ou mon enfant tout court, mais la perte des soixante-cinq mille francs la suffoqua.
--Comment, monsieur! vous perdez soixante-cinq mille francs! dit-elle.
--Hélas! ma mère.
--Et comment avez-vous perdu soixante-cinq mille francs?
--Le comment ne signifie rien, interrompit Anie.
--Au contraire, il signifie tout: vous êtes donc joueur, monsieur?
--On n'est pas joueur parce que par hasard on perd une somme au jeu, continua Anie.
Sans répondre à sa fille, madame Barincq se leva et, s'adressant à son mari:
--Ainsi, dit-elle, vous avez marié ma fille à un joueur!
--Mais, chère amie...
--Je ne vous fais pas de reproches, vous êtes assez malheureux de votre faute, pauvre père, mais enfin vous l'avez sacrifiée.
Puis tout de suite, se retournant vers son gendre:
--Comment n'avez-vous pas eu la loyauté de nous prévenir que vous étiez joueur?
--Mais, maman, interrompit Anie, Valentin n'est pas joueur; il y a dix ans qu'il n'avait touché aux cartes.
--Eh bien! quand il y touche, ça nous coûte cher!
Barincq crut que ce mot lui permettait d'arrêter la scène qui, pour lui, était d'autant plus injuste que tout bas il se disait que Sixte avait bien le droit de perdre ce qui lui appartenait.
--Donc il n'y a qu'à payer, conclut-il.
Mais sa femme ne se laissa pas couper la parole:
--Je ne fais pas de reproches à M. Sixte, reprit-elle, seulement je répète que quand on entre dans une famille, on doit avouer ses vices...
--Mais Valentin n'a pas de vices, maman.
--C'est peut-être une vertu de jouer. Je dis encore que quand un homme a le bonheur inespéré... pour bien des raisons, d'être distingué par une jeune fille accomplie, et d'entrer dans une famille... une famille accomplie aussi, il doit se trouver assez honoré et assez heureux pour ne pas chercher des distractions ailleurs...
Pendant que madame Barincq parlait avec une véhémence désordonnée, Anie regardait son mari qui, immobile, calme en apparence, mais très pâle, ne bronchait pas; elle coupa la parole à sa mère:
--Allons-nous-en, dit-elle à son mari.
Mais son père la prenant par la main la retint:
--Ni les paroles de ta mère, dit-il, ni ton départ n'ont de raison d'être. Dans la situation présente, il n'y a qu'une chose à faire: payer. C'est à quoi nous devons nous occuper.
--Où est l'argent? demanda madame Barincq.
--Je ne l'ai pas; mais je le trouverai. Sixte, mon cher enfant, accompagnez-moi chez Rébénacq. Et toi, Anie, reste avec ta mère, à qui tu feras entendre raison.
--J'ai besoin de te parler, s'écria madame Barincq en faisant signe à son mari de la suivre.
--Et tu n'as rien dit du testament! s'écria Anie en se jetant dans les bras de son mari quand son père et sa mère furent sortis. Ah! cher, cher!
--C'est lui justement qui m'a si bien fermé les lèvres; et puis, quand ta mère me disait qu'un mari qui a eu le bonheur de trouver une femme telle que toi n'a pas à chercher de distractions autre part, elle n'avait que trop raison.
--Tu es un ange.
VII
Non seulement Barincq n'avait pas soixante-cinq mille francs dans sa caisse ou chez son banquier, pour les donner à Sixte, mais encore il n'en avait pas même dix mille, ni même cinq mille.
L'argent liquide trouvé dans la succession de Gaston et toutes les valeurs mobilières avaient été absorbés par la transformation de la terre d'Ourteau, défrichements, constructions, achat des machines, acquisition des vaches, des porcs, et si complètement qu'il n'avait pu faire face aux dépenses du mariage d'Anie que par un emprunt.
Mais cela n'était pas pour l'inquiéter: la réalité avait justifié toutes ses prévisions, aucun de ses calculs ne s'était trouvé faux, et avant quelques années sa terre transformée donnerait tous les résultats qu'il attendait de cette transformation et même les dépasserait largement: c'était la fortune certaine, une belle fortune, et si facile à gérer, que quand il viendrait à disparaître, Anie et Sixte n'auraient qu'à en confier l'administration à un brave homme pour qu'elle continuât à leur fournir pendant de longues années les mêmes revenus.
Cependant, si l'avenir était assuré, le présent n'en était pas moins assez difficile, et quand, au milieu des embarras contre lesquels il avait à lutter chaque jour, survenait une demande de plus de soixante mille francs, à laquelle il fallait faire droit sans retard, du jour au lendemain, il ne le pouvait que par un nouvel emprunt.
Ce fut ce qu'il expliqua à son gendre, en se rendant chez le notaire, et, comme Sixte confus exprimait tout son chagrin du trouble qu'il apportait dans sa vie si tranquille, il ne permit pas que la question se plaçât sur ce terrain.
--Je vous ai dit, mon cher enfant, que je vous considérais comme co-propriétaire de l'héritage de Gaston. Ce n'était pas là un propos en l'air, un engagement vague qu'on prend dans l'espérance de ne pas le tenir. Je ne veux donc pas de vos excuses. Et même j'ajoute que jusqu'à un certain point je ne suis pas fâché de ce qui arrive, puisque cela me permet de vous prouver la sincérité de ma parole.
--Je n'avais pas besoin de cela.
--J'en suis certain. Mais, puisque les choses sont ainsi, il vaut mieux les envisager à ce point de vue et ne considérer que le rapprochement que cet incident amènera entre nous.
--Vous êtes trop bon pour moi, mon cher père, trop indulgent.
--Qui peut sonder l'entraînement auquel vous avez cédé!
Il le sondait au contraire parfaitement, cet entraînement qui, chez Sixte, était un fait d'hérédité. Est-ce que Gaston n'avait pas plus d'une fois subi cette ivresse du jeu, lui d'ordinaire si calme, si maître de lui? Quoi d'étonnant à ce que Sixte la subit à son tour? Tel fils, tel père. S'il était heureux que sur beaucoup de points Sixte ressemblât à Gaston, il fallait accepter la ressemblance complète, celle pour le mauvais comme celle pour le bon, celle pour les défauts comme celle pour les qualités. En tous cas, il y avait cela d'heureux dans cette aventure qu'elle s'était produite avant que Sixte eût trouvé le testament de Gaston. Que serait-il arrivé et jusqu'où ne se serait-il pas laissé entraîner, si cette fâcheuse partie s'était engagée quelques mois, quelques semaines plus tard, alors que, se sachant seul légataire de la fortune de Gaston, il n'aurait point été retenu par l'inquiétude d'avoir à demander la somme qu'il perdrait? Tandis que, dans les circonstances présentes, cette perte pouvait, et même, semblait-il, devait être une leçon pour l'avenir, celle dont profite le chat échaudé; il se souviendrait.
Rébénacq n'avait pas les soixante-cinq mille francs chez lui, mais il promettait de les verser dès le lendemain à Bayonne; seulement, au lieu de pouvoir faire un emprunt au Crédit Foncier et de bénéficier de conditions modérées, il faudrait subir la loi d'un prêteur dur, qui profiterait des circonstances pour exiger un intérêt de cinq pour cent, avec première hypothèque sur la terre d'Ourteau tout entière, non seulement pour cette somme de soixante-cinq mille francs, mais encore pour celles précédemment empruntées par Barincq, c'est-à-dire pour un total de cent dix mille francs, de façon à être seul créancier.
Comme il n'y avait pas moyen d'attendre, il fallut bien en passer par là, et, de nouveau, Sixte, en revenant au château, exprima à son beau-père toute sa désolation de l'entraîner dans des affaires si pénibles.
--Laissez-moi vous dire que je considère ces sacrifices que je vous impose comme un prêt, dont je vous demande de vous rembourser en diminuant de dix mille francs tous les ans la pension que vous nous servez.
--Vous n'y pensez pas, mon cher enfant.
--J'y pense beaucoup, au contraire, et je suis sûr que ma femme se joindra à moi pour vous demander qu'il en soit ainsi; cette suppression ne sera pas bien dure pour nous et elle sera une leçon utile pour moi.
--Ne parlons pas de ça.
--Et moi je vous prie de me permettre d'en parler.
--Non, non, dix fois non. Je sais, je sens pourquoi vous me faites cette proposition, que j'apprécie comme elle le mérite, croyez-le: c'est votre réponse au langage que ma femme vous a tenu tout à l'heure. Je comprends qu'il vous ait blessé, profondément peiné.... Mais persister dans votre idée serait montrer une rancune peu compatible avec un caractère droit comme le vôtre. Voyez-vous, mon ami, quand il s'agit de gens d'un certain âge, c'est d'après ce qu'ils ont souffert qu'on doit les juger, et vous savez que pour tout ce qui est argent, la vie de ma femme n'a été qu'un long martyre.
--Soyez certain que je n'en veux pas à madame Barincq; elle n'avait que trop raison dans ses reproches.
--Ce qui n'empêche pas qu'elle eût mieux fait de les taire, puisqu'ils ne servaient à rien.
Bien que Sixte n'en voulût pas à sa belle-mère, il n'en persista pas moins dans son idée de rembourser ces soixante-cinq mille francs au moyen d'une retenue sur la pension qu'on leur servait. Ce fut ce qu'il expliqua le soir à sa femme en rentrant à Bayonne.
--Tu serais le mari pauvre de mademoiselle Barincq riche, dit-elle, que je trouverais tes scrupules exagérés, tu comprends donc que je ne peux pas partager ceux d'un mari riche qui a épousé une fille pauvre et qui n'aurait qu'un mot à dire pour prendre ce qu'il veut bien demander. Mais, enfin, il suffit que tu tiennes à ce remboursement pour que je le veuille avec toi. Je t'assure que dépenser dix mille francs de plus ou de moins par an est tout à fait insignifiant pour moi: nous nous arrangerons pour faire cette économie.
En rentrant, Sixte trouva une lettre de d'Arjuzanx arrivée en leur absence, et il la donna tout de suite à lire à sa femme:
«Mon cher camarade,
Je pars pour Paris, d'où je ne reviendrai que dans huit jours; ne te gêne donc en rien pour moi; prends ton temps, ces huit jours et tous ceux que tu voudras.
Amitiés,
D'ARJUZANX.»
--Tu vois, dit Sixte.
--Quoi?
--Que d'Arjuzanx n'est pas ce que tu crois.
--Je vois que cet ami a joué contre toi d'autant plus gros jeu que tu étais moins en veine.
--A sa place tout joueur en eût fait autant.
--Donc, c'est en joueur qu'il faut le traiter, non en ami.
VIII
En faisant cette observation, Anie avait une intention secrète, qui était d'envoyer tout simplement au baron les soixante-cinq mille francs, le jour de son retour à Biarritz.
Mais Sixte n'accepta pas cette combinaison:
--En me prêtant vingt-cinq mille francs, d'Arjuzanx a agi en ami, dit-il; à ce titre je lui dois des égards, auxquels je manquerais en lui envoyant sèchement son argent.
Il n'y avait pas à répliquer; tout ce qu'elle put obtenir, ce fut que Sixte, au lieu d'aller à Biarritz dans la soirée, y allât dans l'après-midi, avant le dîner, ce qui abrègerait sa visite.
Il n'était pas cinq heures quand Sixte arriva chez d'Arjuzanx qu'il trouva assis devant une table d'écarté, ayant pour vis-à-vis un des Russes avec lequel il avait dîné huit jours auparavant; deux des convives de ce dîner étaient assis près d'eux.
Ce fut seulement quand d'Arjuzanx quitta sa chaise que Sixte put l'attirer dans une pièce voisine.
--Je t'apporte ce que je te dois, dit-il.
Et il déposa sur une table plusieurs liasses de billets de banque qu'il tira de sa poche gonflée.
--Qu'est-ce que c'est que tout ça? demanda d'Arjuzanx.
--Les soixante-cinq mille francs que je te dois.
--Tu me dois vingt-cinq mille francs que je t'ai prêtés.
--Et quarante mille que tu m'as gagnés.
D'Arjuzanx prit trois liasses, deux grosses et la plus petite, les mit dans la poche de son veston et repoussa les autres.
--Reprends cela, dit-il.
Sixte le regarda étonné.
--As-tu pu penser que j'accepterais ces quarante mille francs? dit d'Arjuzanx.
--Tu me les as gagnés.
--Et j'ai eu tort. Un emballement de joueur m'a troublé la conscience. J'ai subi le vertige du gain comme toi tu subissais celui de la perte. Mais, le calme me revenant, je me suis reproché ces quelques instants d'erreur.
--Tu ne peux pas me faire un cadeau, qu'il ne m'est pas possible d'accepter.
--Je n'en ai pas la pensée; mais tu peux me regagner ce que tu as perdu et nous serons quittes. N'est-ce pas ainsi que les choses se sont passées entre nous, quand au collège je t'ai gagné cent vingt francs que tu aurais eu plus de peine à trouver à ce moment, sans doute, que tu n'en as maintenant pour ces quarante mille francs? Je t'ai donné ta revanche. Faisons-en autant.
--C'est impossible.
--Pourquoi?
--Parce que...
D'Arjuzanx lui coupa la parole:
--Tu sais que je suis obstiné, dit-il, je me suis mis dans la tête que je ne prendrai pas ton argent, je ne le prendrai pas.
Et, le laissant seul, d'Arjuzanx retourna dans le salon.
Sixte remit les liasses dans sa poche et rejoignit d'Arjuzanx; la discussion ne pouvait pas se continuer dans ces termes, il lui enverrait les quarante mille francs par un chèque.
Pendant leur entretien d'autres convives du dîner de la semaine précédente étaient arrivés, entre autres de la Vigne, la partie continuait.
Pendant un certain temps Sixte resta debout auprès de la table regardant le jeu machinalement, ayant en face de lui d'Arjuzanx debout aussi; puis il fit un pas en arrière pour s'en aller discrètement mais à l'instant même d'Arjuzanx, qui avait vu son mouvement, l'interpella:
--Fais-tu vingt-cinq louis contre moi? dit-il.
Sixte eut une seconde d'hésitation: une nouvelle partie commençait, les adversaires allaient relever les cartes données; Sixte crut sentir que tous les regards ramassés sur lui l'interrogeaient.
--Pourquoi non? dit-il.
Au fait, pourquoi n'accepterait-il pas la revanche que d'Arjuzanx lui offrait? Cinq cents francs, s'il les perdait, n'étaient pas pour le gêner et s'il les gagnait, ce serait un commencement de remboursement; quelques coups heureux abrègeraient d'autant les mois de privation qu'il allait imposer à sa femme.
Il perdit.
--Quitte ou double, n'est-ce pas? dit d'Arjuzanx.
--Soit.
Il perdit encore.
Si cinq cents francs n'avaient pas grande importance pour lui, il n'en était pas de même de mille; il fallait donc tâcher de les regagner.
--Nous continuons? dit-il.
--Avec plaisir, continua d'Arjuzanx.
--Sixte va s'emballer, dit de la Vigne à son voisin.
--C'est fait.
En effet, il n'était pas difficile de remarquer, pour qui connaissait les joueurs, les changements caractéristiques qui de seconde en seconde se produisaient en lui: tout d'abord, quand d'Arjuzanx l'avait interpellé, il avait rougi comme sous une impression de fausse honte, puis instantanément pâli en répondant: «Pourquoi non?»; maintenant cette pâleur s'était accentuée, ses lèvres frémissaient et ses mains étaient agitées d'un léger tremblement; penché sur la table de jeu, il semblait qu'il prît avec ses yeux les cartes dans les mains de celui qui les tenait et les abattit lui-même, exactement comme au cochonnet le joueur accompagne de la tête, des épaules et des bras, par un mouvement symbolique, la boule qui roule.
Les cartes n'obéirent point à cette suggestion magnétique; pour la troisième fois elles furent contre lui.
Évidemment la veine devait changer.
--Toujours? demande-t-il.
Parbleu!
Il gagna.
Raisonnable, il eût dû s'en tenir là, heureux d'en être quitte ainsi; mais quel joueur écoute la raison quand il voit la fortune lui sourire! ne serait-il pas fou de la repousser si elle venait à lui?
--Continuons-nous? demanda-t-il.
--Tant que tu voudras.
--Cent louis?
--Tout ce que tu voudras.
Il gagna encore.
Décidément la chance était pour lui; son heure avait sonné; encore quelques coups et il pouvait rendre à sa belle-mère cet argent qu'il lui avait été si dur de demander.
--Doublons-nous? dit-il.
--Assurément, répondit d'Arjuzanx.
La pâleur de Sixte avait disparu sous l'afflux d'une bouffée de chaleur qui du cœur était montée au front et aux joues; il respirait plus largement, ses mains ne tremblaient plus.
On s'était groupé autour d'eux, et chacun était plus attentif à leur duel qu'à la partie elle-même, insignifiante comparée à leurs paris.
--Le baron voudrait perdre exprès qu'il ne s'y prendrait pas autrement, dit de la Vigne à son voisin.
--Croyez-vous?
Qu'il le voulût ou ne le voulût point, toujours est-il que d'Arjuzanx perdit encore.
--Je crois bien que tu as passé un engagement avec la veine, dit-il à Sixte.
A ce moment un domestique entra dans le salon.
--Il est entendu que vous restez à dîner, dit d'Arjuzanx en s'adressant à Sixte et à de la Vigne en même temps.
Ils voulurent refuser.
--Sixte, décide M. de la Vigne par ton exemple, dit d'Arjuzanx, et vous, monsieur de la Vigne, gagnez Sixte par le vôtre.
On insista de divers côtés.
D'Arjuzanx avait ouvert un petit bureau:
--Voici ce qu'il faut pour écrire, dit-il, on portera immédiatement vos dépêches au télégraphe.
Déjà de la Vigne avait pris place au bureau; quand il quitta la chaise, Sixte le remplaça:
«Retenu à dîner avec de la Vigne; à ce soir.
VALENTIN.»
Comme il remettait sa dépêche à d'Arjuzanx, celui-ci lui dit:
--Crois-tu maintenant qu'en refusant d'accepter ton argent j'avais le pressentiment que tu me le reprendrais bientôt? ça me semble bien vouloir recommencer notre fameuse partie du collège de Pau.
Cette insistance frappa Sixte; pourquoi donc d'Arjuzanx mettait-il un empressement si peu déguisé à le pousser au jeu?
Ce fut la question qu'il se posa: d'Arjuzanx voulait-il lui infliger une nouvelle perte? ou bien, honteux de la somme qu'il avait gagnée, ne cherchait-il que des occasions de la perdre?
C'était de cette façon qu'il avait agi autrefois au collège; pourquoi n'en serait-il pas de même maintenant? rien en lui ne permettait de supposer qu'il fût devenu un homme d'argent, âpre au gain, capable d'employer des moyens peu loyaux à l'égard d'un camarade. N'avait-il pas reconnu lui-même qu'il était dans son tort en subissant une sorte de vertige qui le faisait jouer gros jeu contre un ami malheureux?
Cependant, quoi qu'il se dît, il ne put pas pendant le dîner ne pas regretter de n'être pas rentré à Bayonne, et ne pas trouver bien nulle, bien vide, la conversation de ses voisins: assurément cette salle à manger ne le reverrait pas souvent; qu'il sût profiter de sa soirée pour regagner une partie de ce qu'il avait si bêtement perdu huit jours auparavant, et elle serait la dernière qu'il passerait dans cette maison. S'il vivait retiré quand il était garçon, ce n'était pas maintenant qu'il avait un intérieur si charmant avec une femme jeune, jolie, intelligente, adorée, qu'il allait l'abandonner pour ces réunions banales.
Bien qu'il n'eût pas l'expérience du jeu, il savait, pour l'avoir entendu dire, de quelle importance est un régime sévère pour le joueur; ce n'est pas quand on est congestionné par une digestion difficile ou échauffé par des vins largement dégustés, qu'on est maître de soi, et qu'on garde en présence d'un coup décisif la sûreté du jugement ou le calme de la raison; or, dans la partie qu'il voulait engager pour profiter de la veine qui semblait lui revenir, il fallait qu'il eût tout cela, et ne subît pas plus l'influence de son cerveau surexcité que de son estomac trop chargé; il mangea donc très peu et but encore moins, malgré l'insistance de d'Arjuzanx dont l'amabilité ne réussit pas mieux que la raillerie à l'arracher à sa sobriété.
Quand de la salle à manger on passa dans le salon, il ne s'approcha pas tout d'abord des tables de jeu qui avaient été préparées: une grande pour le baccara, deux petites pour l'écarté; il voulait choisir son moment et ne pas commettre les folies de ceux qui, courant après leur argent, se jettent à l'aveugle dans la mêlée. C'était d'un pas ferme et sûr qu'il devait y descendre; puisqu'une heureuse chance lui avait permis de rattraper trois cents louis, il devrait manœuvrer avec cette somme de façon à regagner ses quarante mille francs sans se découvrir jamais.
Comme il se tenait à la fenêtre, d'Arjuzanx vint le rejoindre:
--Tu ne me donnes pas ma revanche? dit-il.
--Est-ce que ce n'est pas à toi plutôt de me donner la mienne?
--Je suis à ta disposition.
--Tout à l'heure; le temps de finir ce cigare.
Son cigare achevé il alla rôder autour de la table de baccara, mais sans s'y asseoir: il voulait rester frais pour sa partie contre d'Arjuzanx, et, d'ailleurs, il craignait d'épuiser sa veine dans des coups insignifiants, s'imaginant, par une superstition de joueur, qu'il ne pouvait pas faire grand fond sur elle, et qu'il ne fallait pas lui demander plus d'une courte série heureuse; quand il l'aurait obtenue il s'en tiendrait là.
Enfin, une des tables d'écarté n'étant plus occupée, il fit un signe à d'Arjuzanx, voulant, cette fois, tenir lui-même les cartes qui allaient décider de cette lutte.
--Combien? demanda d'Arjuzanx en s'asseyant vis-à-vis de lui.
--Veux-tu cent louis?
--Parfaitement.
En prenant ce chiffre Sixte se croyait prudent, puisque, sur les trois parties qu'il lui permettait de jouer avec son gain, il ne devait pas les perdre toutes: il pourrait se défendre si la chance tournait d'abord contre lui, et à un moment quelconque attraper la série sur laquelle il comptait.
En prenant ses cartes Sixte eut la satisfaction de constater que ses mains ne tremblaient pas et de se sentir maître de son cœur comme de son esprit: il voyait, il savait, il jugeait ce qu'il faisait.
D'Arjuzanx, au contraire, paraissait ému, et, en le regardant, on voyait clairement qu'il n'était plus le même homme; sa nonchalance, son indifférence, avaient disparu et dans ses yeux noirs brillait une flamme qui leur donnait une expression de dureté que Sixte n'avait jamais remarquée.
Mais ce n'était pas le moment de se livrer à des observations de ce genre; c'était à son jeu comme à celui de son adversaire qu'il devait donner toute son attention.
La chance, au lieu de tourner contre lui, continua à lui être fidèle.
--Nous doublons, n'est-ce pas? demanda d'Arjuzanx.
--N'est-ce pas entendu?
--Alors cela est dit une fois pour toutes.
--Sans doute; au moins jusqu'à ce que nous soyons d'accord pour changer cette convention.
--Nous serons d'accord.
Lentement ils avaient relevé leurs cartes.
--J'en demande? dit d'Arjuzanx.
--J'en refuse.
D'Arjuzanx avait un jeu détestable, Sixte le roi et la voie assurée.
--Tu ne vas pas être long à regagner tes quarante mille francs, dit d'Arjuzanx.
--Je n'en serais pas fâché.
--Tu vois donc que j'ai bien fait de te garder à dîner.
Quelques-uns des convives, en les voyant s'asseoir à la table d'écarté, avaient quitté le baccara qui ne se traînait que misérablement, et les entouraient, attentifs, silencieux.
A son tour d'Arjuzanx fit trois points:
--Je commence à me défendre, dit-il.
Cependant il perdit; mais la partie suivante fut pour lui, et ils recommencèrent avec un enjeu de cent louis qu'il gagna de nouveau.
--Faisons-nous quitte ou double? dit-il.
Sixte eut un éclair d'hésitation pendant lequel il se demanda si sa veine n'était pas épuisée; mais, comme il avait eu quatre points contre cinq, il crut que la fortune était hésitante et qu'il pouvait la retenir.
--Oui, dit-il.
Il eut encore quatre points contre cinq, et cette fois il n'hésita pas; il était à découvert, il devait au moins s'acquitter; puisque d'Arjuzanx consentait à faire quitte ou double, il n'y avait qu'à continuer jusqu'à ce qu'il gagnât, alors il s'arrêterait et ne toucherait plus aux cartes; il était déraisonnable, impossible, contraire à toutes les règles d'admettre que ce coup ne lui viendrait pas aux mains; le jeu n'est-il pas une bascule réglée par des lois immuables?
--Toujours, dit-il.
Maintenant tout le monde se pressait autour d'eux, mais personne ne parlait, ne les interrogeait directement, et c'était par des regards muets qu'on se communiquait ses impressions.
Sixte fut surpris de sentir des gouttes de sueur lui couler dans le cou et il s'en inquiéta; évidemment il n'était plus maître de ses nerfs, cependant il n'eut pas la force de mettre cette observation à profit; certainement l'émotion ne lui enlèverait pas son coup d'œil.
Au moins lui enleva-t-elle la décision: par prudence, par excès de conscience, il demanda des cartes, et il en donna, quand il aurait dû en refuser, et jouer hardiment.
Trois parties successives, perdues avec ce système, l'en firent changer: ce n'était pas la chance qui le battait, mais sa propre maladresse, et aussi le calme de d'Arjuzanx, attentif à se défendre et à profiter de fautes de son adversaire, sans que la grandeur de l'enjeu parût exercer sur lui la moindre influence. Ne pourrait-il donc pas retrouver lui-même ce calme pour quelques minutes, quelques secondes peut-être?
Mais le changement de méthode ne changea pas la veine, au contraire; les fautes qu'il avait commises par trop de timidité, il les commit maintenant par trop d'audace.
Et chaque fois qu'il perdait, il répétait son mot:
--Toujours.
Ceux qui étaient attentifs aux nuances pouvaient saisir dans sa prononciation une différence qui en disait long sur son état; en même temps son visage et ses mains s'étaient décolorés.
A mesure que l'enjeu grossissait, l'attitude de la galerie se modifiait: on avait commencé par regarder ce duel avec une curiosité recueillie; mais maintenant, s'échappaient de sourdes exclamations ou des gestes, qui étaient un relèvement et une excitation pour Sixte: puisque tout le monde était stupéfié de sa déveine, cette unanimité prouvait qu'elle ne pouvait pas durer: un coup heureux, et il s'acquittait.
Deux se suivirent malheureux encore, et comme Sixte répétait:
--Toujours.
Pour la première fois, d'Arjuzanx ne répondit pas:
--Parfaitement.
Il posa ses deux bras sur la table, et regardant Sixte en face:
--Comment toujours? dit-il d'une voix nette et dure.
--N'est-il pas entendu, répondit Sixte, que, nous doublons toujours?
--Entendu jusqu'à ce que nous changions cette convention...
Il y eut un moment de silence saisissant.
... Et j'estime, continua d'Arjuzanx, de la même voix nettement articulée, que le moment est venu de la changer. Où en sommes-nous?
Il compta les jetons rangés devant lui.
--Voilà sept parties que je gagne. Est-ce exact?
--Oui, dit Sixte la gorge étranglée.
--Nous avons commencé à cent louis, qui doublés font quatre mille francs, puis huit mille, puis seize mille, puis trente-deux mille; puis soixante-quatre mille, puis cent trente-huit mille, et enfin deux cent soixante-seize mille où nous sommes.
Il s'arrêta et, du regard, parut prendre ses invités à témoins de la justesse de son compte, qu'il avait fait sans aucune hésitation; mais personne ne pensa à faire un signe affirmatif, chacun étant tout entier au drame qui se déroulait, et qu'on sentait terrible, sans comprendre comment il s'était engagé et où il allait.
--Jouons-nous comme des enfants ou comme des hommes? continua d'Arjuzanx.
Sixte ne répondit pas, il voyait maintenant combien était faux son sentiment sur les intentions de d'Arjuzanx qui, au lieu de chercher à lui faire regagner ses quarante mille francs, n'avait eu d'autre but, au contraire, que de l'entraîner à perdre une somme beaucoup plus considérable; en même temps il était frappé d'un fait, en apparence insignifiant et cependant décisif:--le soin que d'Arjuzanx mettait à ne pas s'adresser à lui directement, et surtout à ne pas employer le tutoiement.
Le baron reprit:
--Si notre argent n'est pas sur cette table, notre parole y est; je peux jouer cent mille francs, et même deux cent soixante-seize mille sur parole, non cinq cent cinquante mille qui excéderaient peut-être l'engagement qu'on pourrait tenir.
Il se tut, et chacun évita de se regarder pour ne pas livrer ses impressions; quelques convives prudents s'éloignèrent même de la table, mais sans sortir du salon; de la Vigne ne fut pas de ces derniers: une place étant libre auprès de son camarade, il s'avança pour la prendre.
Mais rien n'indiquait que Sixte dût se laisser entraîner à un éclat; son attitude était plutôt celle d'un homme qui vient de recevoir un coup sous lequel il est tombé assommé.
Cependant, après quelques secondes, il se leva.
--Il est évident, dit-il, que je n'ai pas ces deux cent soixante-seize mille francs sur moi.
--N'est-il pas admis par les honnêtes gens qu'on a vingt-quatre heures pour dégager sa parole?
IX
Comme Sixte mettait le pied sur le trottoir dans la rue, il sentit qu'on lui prenait le bras; il se retourna: c'était de la Vigne.
--Comment t'es-tu laissé entraîner? demanda celui-ci.
--Ah! comment...
--Tu n'as pas vu que c'était un coup monté?
--Trop tard.
--Nous rentrons?
Sixte ne répondit pas.
--Nous prenons une voiture?
--Non; J'ai besoin d'être seul, de marcher.
--Tu descendras en arrivant à Bayonne.
--Ne me laisseras-tu pas tranquille?
--Ah!
Sixte, malgré son désarroi, eut conscience de ses paroles:
--Sois assuré que j'ai été sensible au mouvement qui t'a fait prendre place auprès de moi pendant que le baron parlait!
--C'était naturel.
--Tu as cru à une altercation; elle était impossible puisqu'il était dans son droit, et que j'étais moi, dans mon tort. Merci.
Et Sixte lui tendit la main.
Cependant de la Vigne ne bougeait pas.
--Adieu, dit Sixte en s'éloignant.
Mais il n'avait pas fait trois pas qu'il s'arrêta.
--De la Vigne!
Il revint vers son camarade.
--Tiens, dit-il en lui tendant des liasses de billets de banque.
--Qu'est-ce que c'est que ça?
--Quarante mille francs que je te prie de me garder; comme tu montes en voiture ils sont mieux dans tes poches que dans les miennes; tu me les donneras demain.
Cette fois il quitta son camarade au milieu de la rue, et de la Vigne fut abasourdi de voir qu'au lieu de se diriger vers Bayonne il prenait une direction précisément opposée, comme s'il voulait gagner la côte des Basques.
C'est qu'en effet telle était l'intention de Sixte; son parti était pris: se jeter à la mer du haut de la falaise noire et ruisselante qui, à pic, s'élève au-dessus de la grève.
Et, par les rues désertes de la ville, il descendit vers le Port-Vieux, courant plutôt que marchant, le visage fouetté par le vent froid qui soufflait du large avec un bruit sinistre que dominait le mugissement rauque de la marée montante déjà haute.
C'était quand d'Arjuzanx avait dit: «Si notre argent n'est pas sur cette table, notre parole y est», que sa résolution s'était formée dans son esprit: son honneur engagé, il n'avait que sa vie à donner pour payer sa dette, il la donnait.
Il avait dépassé les bains de Port-Vieux et constaté que l'heure de la pleine mer ne devait pas être éloignée; quand il se laisserait tomber de la falaise, la vague le recevrait et l'emporterait.
C'était sans aucune faiblesse qu'il envisageait sa mort; ce serait fini, fini pour lui, fini pour les siens qu'il n'entraînerait pas dans le désastre.
Mais cette pensée des siens, celle de sa femme l'amollit; ce n'était pas seulement sa vie qu'il sacrifiait, c'était aussi le bonheur de celle qu'il aimait. Quel désespoir, quel écroulement, quel vide pour elle! ils n'étaient mariés que depuis deux mois; elle était si heureuse du présent; elle faisait de si beaux projets! Elle ne l'aurait même pas revu. Il ne l'aurait pas embrassée une dernière fois d'un baiser qu'elle retrouverait.
Il s'arrêta, et après un moment d'hésitation revint sur ses pas pour prendre la route de Bayonne: il avait vingt-quatre heures devant lui, ou tout au moins il avait jusqu'au matin avant qu'on apprit ce qui s'était passé.
Que de fois il l'avait parcourue à cheval avec sa femme, cette route qu'il suivait maintenant à pied, seul, dans la nuit! cette évocation eut cela de bon qu'elle l'arracha aux angoisses de l'heure présente et du lendemain, pour le maintenir dans ce passé si plein de souvenirs qui s'enchaînaient, doux ou passionnés, tendres ou joyeux.
Comme il approchait de Bayonne, il entendit dans le silence deux heures sonner au clocher de la cathédrale; au lieu d'entrer en ville, il longea le rempart et descendit aux allées Marines.
Cette fois sa maison était sombre: Anie ne l'avait pas attendu. Il ouvrit les portes sans faire de bruit, et alluma une bougie, qui était préparée, à la veilleuse de l'escalier.
Arrivé à la porte de leur chambre, il écouta et n'entendit rien: assurément Anie s'était endormie. Alors, au lieu d'entrer dans la chambre, il tourna avec précaution le bouton de la porte de son cabinet de travail, qu'il referma sans bruit.
Une glace sans tain s'ouvrait au-dessus de la cheminée dans le mur qui séparait la chambre du cabinet, masquée par un store à l'italienne à ce moment à demi baissé; dans la chambre deux lampes et une statuette garnissaient la tablette de cette cheminée; dans le cabinet c'était un vase avec une fougère et deux flambeaux.
D'une main écartant les frondes de la fougère, et de l'autre approchant son bougeoir de la glace, Sixte regarda dans la chambre. Tout d'abord ses yeux se portèrent dans l'obscurité. Mais, s'étant fait un abat-jour avec sa main de façon à projeter la lumière en avant, il aperçut dans le lit lui faisant face la tête de sa femme se détachant sur la blancheur du linge.
Puisqu'elle ne bougeait pas, puisqu'elle ne l'appelait pas, c'est qu'elle dormait: cela lui fut un soulagement; il avait du temps devant lui.
Dans ses deux heures de chemin, il n'avait pas uniquement pensé à Anie, il avait encore arrêté son plan, dont ce sommeil facilitait l'exécution: ce n'était pas seulement l'embrasser, qu'il voulait, c'était aussi qu'elle eût sa dernière pensée: il s'assit à son bureau placé devant la cheminée et se mit à écrire:
«Tes pressentiments ne te trompaient pas: devenu notre ennemi
implacable, le tien, le mien, il a voulu se venger de toi, de moi;
aveuglé, entraîné, j'ai joué et j'ai perdu deux cent soixante-seize
mille francs, en plus de ce que j'avais déjà perdu. En revenant, j'ai
réfléchi; j'ai vu la situation comme on voit dans la solitude et dans la
nuit, d'une manière lucide, sans mensonge; et de cette froide vision est
résultée la décision qui fait l'objet de cette lettre--un adieu. Un
adieu, ma belle et chère Anie. Oh! si chère, si aimée! plus que dans le
bonheur encore, et que je vais quitter pour mourir. Mais ce n'est pas
mourir qui m'effraie; c'est briser notre vie amoureuse; c'est ne plus
voir Anie; c'est aussi lui laisser le doute d'avoir été aimée comme elle
le pensait. Comprendra-t-elle que je veux disparaître, parce que je
l'aime plus que moi-même, et que je préfère--cherchant le meilleur pour
elle--la savoir veuve, tragique, plutôt que femme amoindrie par un mari
coupable?
Je ne puis pas payer ma dette, et je ne veux plus rien demander à ton père que je ruinerais. Il n'y a donc qu'à m'arracher de toi, avec la pensée que je laisse presque intacte une fortune doublement tienne, qui te gardera indépendante et fière.
Comprends-tu que mon amour est tel que tu pouvais le désirer et que je ne t'abandonne pas?
Dis-toi, au contraire, que c'est serré contre toi, mon âme mêlée à la tienne, que je me suis arrêté à la résolution de ne plus te voir, et de te laisser dans ta fleur de jeunesse et de beauté vivre sans moi.
Je n'ai songé qu'à ton repos, et j'ai dû oublier combien ont été courtes nos heures d'amour. J'ai dû oublier aussi qu'une femme adorée m'échappe dans la première émotion de notre existence fondue, et qu'ivre de toi, je me détourne de toi, vibrant, soudé de cœur et de chair, rêvant l'éternité de mon amour alors qu'il n'a plus de lendemain.»
X
Il avait écrit rapidement, sans hésiter; sa lettre achevée il la relut, et alors il eut une minute d'anéantissement: comme il l'aimait! et cependant, par sa faute, stupidement, follement, il la jetait dans le désespoir quand il n'avait qu'à laisser aller leur vie pour la rendre heureuse. Le misérable, l'insensé qu'il avait été!
L'indignation le tira de sa faiblesse; abaissant ses deux mains dans lesquelles il avait enfoncé sa tête, il reprit sa lettre, la mit dans une enveloppe sur laquelle il écrivit le nom d'Anie, et la plaça sous la première feuille de son buvard.
Il n'avait pas encore fini: doucement, avec mille précautions il ouvrit un tiroir de son bureau fermé à clef, et, fouillant dedans sans froisser les papiers qui s'y trouvaient, il en tira le testament de Gaston de Saint-Christeau; puis l'allumant à la bougie il le déposa dans la cheminée où il brûla avec une grande flamme qui éclaira tout son cabinet, du plancher au plafond.
Cette fois tout ce qu'il avait combiné était accompli; maintenant il pouvait rejoindre sa femme quatre heures allaient sonner, il lui restait trois heures à vivre pour elle.
Quand il entra dans la chambre, elle leva la tête.
--Te voilà? dit-elle.
Il vint au lit, et, se penchant sur elle, il l'embrassa longuement.
--Il ne faut pas m'en vouloir, j'ai été retenu, je t'expliquerai.
--Mais je ne t'en veux pas.
Moins troublé il eût remarqué que, pour une femme qui s'éveille, la voix d'Anie était étrangement tremblante; mais, tout à son émotion, il ne fit pas cette observation.
C'est qu'en réalité, Anie, qui n'avait pas dormi depuis qu'elle s'était mise au lit à son heure habituelle, ne venait pas de s'éveiller.
En recevant la dépêche de son mari, alors qu'elle l'attendait pour dîner, elle avait éprouvé une commotion violente, hors de toute proportion, semblait-il, avec un fait si simple.
Pourquoi restait-il chez le baron? Comment oubliait-il la promesse qu'il lui avait faite de revenir immédiatement? Et, ce qui était plus grave, comment ne pensait-il pas qu'après les craintes qu'elle lui avait montrées, cette dépêche allait la jeter dans l'inquiétude et dans l'angoisse?
C'était la première fois qu'il lui manquait de parole, la seconde fois qu'il la laissait dîner seule; et toujours pour le baron. Que lui ménageait donc cette liaison qui l'épouvantait?
Elle ne put pas dîner, et de bonne heure elle monta à sa chambre, s'imaginant qu'elle serait là moins mal que partout ailleurs pour attendre. Alors elle calcula le moment où il pouvait rentrer; et, ses comptes faits, elle trouva que ce serait sans doute entre dix et onze heures.
Pour user le temps, elle prit un livre, mais les lignes dansaient devant ses yeux et elle ne comprenait rien à ce qu'elle lisait. Si elle continuait ainsi, les minutes seraient éternelles. S'enveloppant d'un châle, elle sortit sur la vérandah pour suivre le mouvement de la rivière. C'était la basse mer et il ne se passait rien sur la rivière qui coulait clapoteuse entre ses rives confuses; la nuit était sombre; rien sur les eaux, rien sur la terre, rien au ciel qui pût occuper son esprit et l'emporter au pays de la rêverie où le temps se dévore sans qu'on sache comment.
Après un certain temps elle revint à son livre, le changea, pour un nouveau qui peut-être serait plus attachant, l'abandonna bientôt comme elle avait fait du premier, retourna sur la vérandah, tâcha de deviner ce qu'elle ne voyait pas, rentra dans sa chambre, descendit au rez-de-chaussée épousseter une vitrine qui tout à coup se trouva avoir besoin d'être nettoyée, cassa deux bibelots, se fâcha contre sa maladresse, et remonta dans sa chambre pour se jeter dans un fauteuil où elle resta jusqu'à dix heures.
Alors elle se déshabilla lentement et fit une coquette toilette de nuit: puisqu'il avait paru surpris, presque fâché la première fois qu'elle l'avait attendu, elle ne voulait pas qu'il en fût ainsi ce soir-là: la trouvant endormie, il verrait tout de suite qu'elle ne pensait pas à lui adresser le plus léger reproche.
Mais elle ne s'endormit pas, et si le temps lui avait duré alors qu'elle pouvait aller et venir, il fut mortel dans l'immobilité et l'obscurité du lit; l'horloge du vestibule sonnait l'heure et la demie, mais l'intervalle qui s'écoulait entre l'une et l'autre était si long qu'elle s'imaginait toujours que le mécanisme s'était arrêté.
Onze heures, onze heures et demie, minuit, minuit et demi, une heure; était-ce possible? Pourquoi ne rentrait-il point? Que lui était-il arrivé? Au milieu de la nuit, ne pouvait-on pas être arrêté, assassiné, sur la route déserte? Elle voyait les passages dangereux, ceux du crime.
Elle se releva pour lire sa dépêche qu'elle savait par cœur: «A ce soir»; ce n'était pas: «Je rentrerai tard» qu'il avait dit. «A ce soir!» c'était sûrement avant minuit. Et il était une heure et demie; deux heures, deux heures et demie.
La fièvre la dévorait; il y avait des moments où elle écoutait les bruits du dehors avec une anxiété si intense, que son cœur s'arrêtait et restait sans battre.
Enfin, un peu après que la demie de deux heures eût sonné, elle reconnut sur le gravier du jardin le pas qui était si familier à ses oreilles, et, instantanément, une fraîcheur pénétrante succéda à la flamme qui la dévorait: lui! maintenant qu'importait ce qui avait pu le retenir, puisqu'il arrivait! est-ce que mille raisons qui se présentaient à son esprit, alors que quelques minutes auparavant elle n'en trouvait pas une seule, n'avaient pas pu le retarder?
Cependant elle fut surprise des précautions qu'il prit dans l'escalier, et aussi qu'il passât par son cabinet au lieu d'entrer tout de suite dans leur chambre; il ne sentait donc pas l'impatience, poussée jusqu'au paroxysme, avec laquelle elle l'attendait?
N'y tenant plus, elle pensa se jeter à bas de son lit pour courir à lui et l'embrasser, mais n'y aurait-il pas là comme un tendre reproche qui pourrait le peiner? alors elle crut que le mieux était de ne pas bouger et de paraître dormir.
C'est pourquoi, lorsqu'il écarta le store et projeta sur elle la lumière de sa bougie, il la trouva plongée dans un sommeil si parfait, que quelqu'un qui n'eut pas été bouleversé comme lui se serait à coup sûr demandé s'il était naturel.
A travers ses paupières mi-closes, Anie avait vu le visage convulsé que la bougie éclairait, et cette remarque, s'ajoutant à toutes ces précautions pour ne pas la réveiller, l'avait rejetée dans l'inquiétude.
Que se passait-il donc? Ou plutôt que s'était-il passé?
La porte qui faisait communiquer sa chambre avec le cabinet étant fermée, elle n'entendait rien, et n'osant pas se soulever sur son lit, de façon à ce que son regard passât par-dessus la tablette de la cheminée, elle ne voyait rien non plus, ce qui semblait indiquer que son mari avait dû s'asseoir à son bureau, placé devant la cheminée.
Heureusement les dispositions des deux pièces et de leur ameublement pouvaient lui venir en aide: le lit, la glace sans tain, ainsi que le bureau de Sixte, étaient placés sur une même ligne, et en face, au mur opposé dans le cabinet, en ligne aussi, un vieux miroir, avec fronton et bordure décorés d'estampage, était accroché, incliné de telle sorte qu'il réflétait le bureau et la cheminée. Qu'elle trouvât sur son oreiller une position d'où son regard, en passant à travers la glace sans tain, irait jusqu'à ce miroir, et elle verrait ce que faisait son mari.
Sans mouvements brusques qu'elle n'osait se permettre, cela lui fut assez facile, et alors elle l'aperçut écrivant.
Comme son visage était sombre, comme sa main paraissait agitée! De temps en temps, il s'arrêtait un court instant, pour reprendre aussitôt avec une décision et un emportement qui disaient la netteté de sa pensée, autant que la violence de son émotion. Quand elle le vit, sa lettre achevée, enfoncer sa tête entre ses mains, tout en lui trahissait une telle douleur, un anéantissement si désespéré, qu'elle ne respirait plus.
A qui écrivait-il? Qu'écrivait-il? Cette lettre était donc bien terrible, qu'elle le bouleversait à ce point!
Elle le vit aussi écrire l'adresse sur l'enveloppe, et à sa brièveté il lui sembla que c'était un simple nom, court comme le sien, formé seulement de quatre ou cinq lettres. Mais pourquoi lui écrivait-il, quand il n'avait que la porte à ouvrir pour être près d'elle?
Il y avait là une question qu'elle se sentait trop affolée pour résoudre, ou même pour examiner.
D'ailleurs elle le suivait, et ne pouvait s'arrêter pour réfléchir, ni pour revenir en arrière.
Quand il avait pris dans le tiroir du bureau une feuille de papier, sur laquelle elle voyait un timbre, il lui avait semblé que c'était le testament de son oncle Gaston; mais le mouvement par lequel il l'alluma à la bougie et la déposa dans la cheminée fut si rapide, qu'elle ne put pas être certaine qu'elle ne se trompait pas; une flamme claire reflétée par le miroir vint jusque dans sa chambre, dont elle perça l'obscurité pour deux ou trois secondes, et ce fut tout.
Presque aussitôt il entrait et venait à elle: ce fut miracle qu'elle ne se trahit pas quand il l'embrassa, et qu'elle ne se jetât pas éperdue dans ses bras quand il prit place près d'elle.
XI
Déjà les bruits de la ville et du port commençaient confus dans le lointain, quand, brisé et anéanti par les émotions, il s'était endormi sur l'épaule d'Anie.
Pendant plus d'une heure, elle était restée immobile, pour ne pas troubler ce lourd sommeil, si poignante que fût son angoisse de savoir ce qu'était le papier placé dans le buvard, à propos duquel son imagination affolée envisageait les choses les plus terribles, n'osant pas s'arrêter à celle-ci plutôt qu'à celle-là, mais n'osant pas davantage en rejeter aucune. Qu'elle pût se lever avant lui, elle verrait ce papier. Qu'au contraire il se levât le premier, elle resterait en proie à son anxiété.
Cependant les vitres des fenêtres blanchissaient du côté de l'est, le ciel se rayait de bandes claires qui annonçaient l'approche du jour: encore quelques instants, et l'habitude allait le tirer de son sommeil à l'heure ordinaire.
Il fit un mouvement; elle crut qu'il s'éveillait, mais il abandonna seulement son épaule, et alors, avec précaution, elle put se laisser glisser à bas du lit.
A pas étouffés, elle se dirigea vers le cabinet, dont la porte n'avait pas été refermée, et elle put la gagner sans qu'il bougeât. Vivement elle alla au bureau et prit la lettre dans le buvard. Mais le jour n'étant pas assez avancé pour qu'elle en pût lire la suscription, elle courut à la fenêtre, dont elle écarta le rideau.
«Anie.»
Elle ne s'était pas trompée: frémissant de la tête aux pieds sous la main froide du malheur qui venait de la saisir, elle coupa l'enveloppe avec une épingle qu'elle tira de ses cheveux.
Elle poussa un cri, et, traversant en courant le cabinet ainsi que la chambre, elle vint au lit où elle s'abattit sur son mari qu'elle enveloppa de ses deux bras:
--Mourir!
Il la regarda hébété, puis, voyant la lettre qu'elle tenait dans sa main:
--Tu as lu?
--Est-ce que je dormais?
--Puisque tu as lu, je n'ai rien à ajouter.
--Tu es fou.
--Hélas!
--Mais cette fortune, tout ce que nous possédons, c'est à toi.
--J'ai brûlé le testament.
--Que ce soit toi, que ce soit nous, qu'importe qui paye ta dette!
--Ton père ne doit rien.
--Tu ne le connais pas; mon père paiera comme tu paierais toi-même: ta mort n'acquitterait rien; et, quand même elle te libérerait, crois-tu que nous voudrions de la fortune à ce prix?
--Je ne veux pas ruiner ton père, te ruiner toi-même.
--Mais comprends donc que nous paierons: tu dois, nous devons; cette fortune est la tienne, non la nôtre; et fût-elle à nous qu'il en serait exactement de même. Tu dis que tu as réfléchi! Mais non, tu n'as pas réfléchi; sous un coup de désespoir tu as perdu la tête. Est-ce que nous pouvons avoir rien de plus précieux que ta vie? Imagines-tu donc que si tu mourais je ne mourrais pas avec toi, ô mon bien-aimé!
Tout en parlant avec une véhémence désordonnée, elle le pressait dans ses bras, ne s'interrompant que pour l'embrasser passionnément.
--Tu dis que tu m'aimes, reprit-elle; mais est-ce m'aimer que vouloir m'abandonner? Est-ce que tout n'est pas préférable à la séparation, la ruine, la misère! Qu'importe la misère! Est-ce que je ne la connais pas? Que serait ce repos dont tu parles? Tu ne veux pas que je sois amoindrie par la faute de mon mari coupable? En quoi serai-je amoindrie quand nous aurons payé ce que tu as perdu?
Cet élan le bouleversait, l'ébranlait.
--Je ne peux rien demander à ton père, dit-il.
--Toi non, mais moi. Je pars pour Ourteau. Dans cinq heures je suis de retour avec mon père. Ce soir tu paies.
--Où veux-tu que ton père trouve cette somme?
--Je n'en sais rien, il la trouvera; il empruntera; il vendra.
--Sa terre qu'il aime tant!
--Sa terre n'a jamais été à lui; elle est à toi.
--Votre générosité, votre sacrifice, ne feraient-ils pas de moi le plus misérable des hommes? Quel personnage serais-je dans le monde?
A ce mot, elle reprit courage et respira: puisqu'il envisageait l'avenir, c'est qu'il était touché.
--Personne a-t-il été jamais déshonoré pour une dette de jeu qu'on paie? Si ton honneur est sauf, qu'importe le reste! Pourvu que nous soyons ensemble, tous les pays nous seront bons.
Le temps pressait; il fallait hâter les décisions: ce qui n'était possible avec une conscience chancelante et dévoyée que si elle prenait la direction de leur vie.
--Je pars pour Ourteau, dit-elle, toi tu vas aller à ton bureau comme à l'ordinaire et en arrivant tu confesseras la vérité au général: dans une heure elle sera connue de toute la ville, mieux vaut encore qu'il apprenne la vérité de ta bouche, si fâcheux que puisse être pour toi cet aveu. Mais, avant que je parte, tu vas me jurer, tes lèvres sur les miennes, que je puis avoir confiance en toi.
Rassurée par ce serment, autant que par l'étreinte toute pleine de reconnaissance, de promesse, et de remords avec laquelle il avait répondu à son adieu, elle partit pour Ourteau, en même temps qu'il se rendait à son bureau.
A peine arrivé, son général le fit appeler; il avait passé une mauvaise nuit et, pour s'en soulager, il éprouvait le besoin d'avoir quelqu'un à secouer.
--Avez-vous été vous promener ce matin, vous? dit-il.
--Non, mon général.
--Effectivement vous ne sentez pas le salin.
--J'ai pourtant passé une partie de la nuit dehors, dit Sixte saisissant cette occasion.
--Avec madame Sixte? Drôle d'idée!
--Non, mon général, tout seul; et une nuit terrible pour moi.
--Ah! bah!
Immédiatement Sixte raconta ce qui s'était passé, sans rien atténuer.
--Deux cent soixante-seize mille francs! s'écria le général. Êtes-vous fou?
--Je l'ai été.
--Et après? Payez-vous ou ne payez-vous pas?
--Ma femme, qui vient de partir pour Ourteau, affirme que son père paiera.
Le général s'était levé et, dans un accès de colère, il arpentait son cabinet en traînant la jambe.
--Un officier attaché à ma personne! grognait-il.
Il s'arrêta devant Sixte:
--Et maintenant, dit-il, que comptez-vous faire?
--Disparaître, mon général, si vous voulez me rendre ma liberté.
--Votre liberté! Je vous la fouts. On n'a jamais vu ça. Deux cent soixante-seize mille francs et soixante-cinq mille en plus! Mais c'est idiot!
Puis, sentant la colère le gagner alors que la colère lui était défendue, il renvoya Sixte:
--Allez faire votre besogne, monsieur.
Mais, au bout d'un quart d'heure, il l'appela de nouveau: il paraissait calmé.
--Êtes-vous en état d'écouter un bon conseil? dit-il. Partez pour le Tonkin. Mon frère est désigné pour un commandement là-bas; s'il n'a personne, il voudra peut-être bien vous emmener. Dans deux ans, quand vous reviendrez, tout sera fini. Envoyez-lui une dépêche dans ce sens.
--Cette dernière preuve d'intérêt que vous me donnez me touche au cœur.
--C'est égal; je ne comprendrai jamais que, quand tant de pauvres diables s'exterminent à faire leur vie, il y ait des gens heureux qui prennent plaisir à défaire la leur.
Pendant ce temps, Anie courait sur la route d'Ourteau, pressant son cocher; quand elle arriva, son père et sa mère virent à sa physionomie crispée qu'ils devaient se préparer à un coup cruel.
Tout de suite, elle expliqua ce qui l'amenait, son père écoutant accablé, sa mère l'interrompant par des exclamations indignées.
--Est-ce que ton mari s'imagine, s'écria madame Barincq, que nous allons encore payer cette somme et nous réduire à la misère pour lui?
Alors elle raconta l'histoire du testament de Gaston: comment Sixte l'avait trouvé; pourquoi il n'avait pas voulu le produire; comment il l'avait brûlé.
--C'est donc son argent qu'il a perdu, dit-elle en s'adressant à sa mère.
Mais celle-ci ne se rendit pas:
--Qui prouve que ce testament était bon? dit-elle.
Sur cette réplique, son mari intervint:
--Il est évident, dit-il, que le testament est celui que Gaston avait déposé entre les mains de Rébénacq, et qu'il était parfaitement valable.
--Valable ou non, il n'existe plus.
--Pour les autres sans doute, mais pas pour nous.
--Tu paieras!
--Quel moyen de faire autrement?
--Ruinée une fois encore! Que ne suis-je morte avant!
Ce n'était pas tout de vouloir payer, il fallait savoir où et comment trouver l'argent nécessaire. Le père et la fille s'en allèrent chez Rébénacq; mais, quand le notaire eut entendu le récit d'Anie, il leva au ciel des bras désespérés.
--Je ne vois pas, dit-il, qui consentirait à prêter deux cent soixante-seize mille francs sur la terre d'Ourteau, déjà hypothéquée pour cent dix mille.
--Mais elle vaut plus d'un million, dit Anie.
--Ça dépend pour qui, et ça dépend aussi du moment. Considérez d'autre part que la propriété est en transformation; que les travaux entrepris sont à leur début, qu'ils ne donneront leurs résultats que dans plusieurs années; et que, pour bien des gens, ils ont enlevé au moins la moitié de sa valeur à la terre. Ce langage que je vous tiens, c'est celui des prêteurs. Sans doute nous aurons des objections à leur opposer; mais comment seront-elles accueillies? En tout cas, je n'ai pas prêteur pour pareille somme, et dans ces conditions.
--Ne pouvez-vous pas trouver ce prêteur chez un autre notaire? demanda Anie.
--Nous rencontrerons partout les objections que je viens de vous présenter; mais enfin, nous pouvons voir à Bayonne.
--Je vous emmène avec mon père.
Rébénacq hésita, puis il finit par se rendre.
Il était une heure de l'après-midi quand ils arrivèrent à Bayonne, et quatre heures quand Barincq eut vu avec Rébénacq les sept notaires de la ville: quatre refusaient nettement l'affaire, trois demandaient du temps; il convenait de prendre des renseignements, de se livrer à des estimations.
--Je n'avais pas grand espoir, dit Barincq, mais c'était un devoir de tenter l'expérience. Maintenant il ne nous reste plus qu'une démarche, et il faut la faire, si douloureuse qu'elle soit pour moi: voir M. d'Arjuzanx, qui certainement doit être chez lui, puisqu'il attend Sixte; allons à Biarritz.
En effet, le baron était chez lui, et tout de suite il reçut Barincq et Rébénacq.
--Ce n'est pas au nom de mon gendre que je me présente, dit Barincq, c'est en mon nom personnel, mais en me substituant à lui.
Le baron resta impassible, dans l'attitude froide et hautaine qu'il avait prise.
--C'est donc comme votre débiteur de la somme totale de trois cent quarante-un mille francs que je viens vous demander quels arrangements il vous convient de prendre pour le paiement de cette somme.
--Des arrangements!
--Toutes les garanties vous seront offertes, dit Rébénacq, voulant venir en aide à son vieux camarade, dont l'émotion faisait pitié.
--Et j'ajoute, continua Barincq, que les délais que vous fixerez seront acceptés d'avance, à la condition qu'ils seront raisonnablement échelonnés.
--Vous êtes homme d'affaires, monsieur, dit d'Arjuzanx avec hauteur.
--Je l'ai été.
--Et c'est une affaire que vous me proposez, une bonne affaire, puisque vous, riche propriétaire, vous vous substituez à votre gendre qui n'a rien, et faites vôtre sa dette.
Il y eut une pause qui obligea Barincq à répondre:
--Parfaitement, je la fais mienne et m'en reconnais seul débiteur.
D'Arjuzanx, qui s'était assis, se leva.
--Eh bien, monsieur, je ne fais pas d'affaires; il s'agit d'une dette de jeu, qui se paye dans les vingt-quatre heures, non d'une dette ordinaire pour laquelle on peut conclure des arrangements devant notaires. Je ne vous accepte donc pas comme débiteur; je garde celui que j'ai.
--Vous venez de reconnaître qu'il est sans fortune.
--Justement, et c'est pour cela que je tiens à lui, ce qui vous prouvera que je ne suis pas l'homme d'argent que vous pouvez croire. Votre gendre a trahi ma confiance, notre camaraderie, notre amitié. Il m'a pris la femme que j'aimais. Je lui prends son honneur. Et nous ne sommes pas quittes.
Quand Barincq et Rébénacq furent descendus dans la rue, ils marchèrent longtemps côte à côte sans échanger un seul mot.
--Quel homme! dit tout à coup le notaire.
--Et il aurait pu être le mari de ma fille! Si coupable que soit le malheureux Sixte, au moins a-t-il du cœur.
Ils arrivaient au chemin de fer.
--C'est égal, dit Barincq, pour un homme qui toute sa vie n'a pensé qu'au bonheur des siens, j'ai bien mal fait leurs affaires et les miennes.
--Et maintenant?
--Maintenant, il ne nous reste qu'à vendre Ourteau.
--Mais à cette saison, dans ces conditions, ce sera un désastre.
--Eh bien, ce sera un désastre.
--Mon pauvre ami!
--Oui, le sacrifice sera dur; j'aimais cette terre d'un amour de vieillard, j'avais mis sur elle mes derniers espoirs; mais je dois me dire qu'en réalité je n'en ai jamais été propriétaire, et que, si le testament avait été produit en temps, tout cela ne serait pas arrivé: je ne me serais pas installé à Ourteau, je n'aurais pas entrepris ces travaux; M. d'Arjuzanx n'aurait pas pensé à me demander Anie; Sixte ne l'aurait pas épousée, et, aujourd'hui, je ne tomberais pas lourdement d'une position fortunée dans la misère.
XII
La demie après six heures allait sonner au cartel des bureaux de l'Office cosmopolitain, et Barnabé, dans l'embrasure d'une fenêtre, guettait au loin sur le boulevard l'arrivée de l'omnibus du chemin de fer de Vincennes.
A ce moment le directeur, M. Chaberton, sortit de son cabinet, accompagné d'un client, et dans leurs cages, derrière leurs grillages, tous les employés se plongèrent instantanément dans le travail.
--Barnabé, guettez l'omnibus, dit M. Chaberton.
--On ne le voit pas encore.
--Puisque nous avons quelques minutes, dit le client suppliant, laissez-moi vous expliquer...
Mais M. Chaberton, sans écouter, alla à l'un des grillages:
--Monsieur Spring, que vos patentes anglaises pour l'affaire Roux soient prêtes demain matin, dit-il.
--Elles le seront, monsieur.
Il s'adressa à un autre guichet:
--Monsieur Morisset, vous préparerez demain, en arrivant, un état des frais Ardant.
--Oui, monsieur.
--Un point très important à noter, continuait le client...
Mais M. Chaberton, qui n'avait pas d'oreilles pour ces recommandations de la dernière heure, continuait sa tournée devant les cages de ses employés.
--Monsieur Barincq, dit-il, votre bois est-il terminé?
--Il le sera dans une demi-heure.
--Pas trop de sécheresse, je vous prie, du chic, soyons dans le mouvement.
Barnabé fit un pas en avant:
--L'omnibus, dit-il.
M. Chaberton jeta son pardessus sur son épaule, fit passer sa canne de dessous son bras dans sa main, et se dirigea vers la sortie, suivi du client décidé à ne pas le lâcher.
Une fois qu'il eut tiré la porte, un brouhaha s'éleva dans les bureaux, et, immédiatement, Spring sortit d'un tiroir une lampe à alcool qu'il alluma.
--On voit que c'est aujourd'hui mardi, dit Belmanières, voilà les saletés anglaises qui commencent.
--On voit que c'est aujourd'hui comme tous les jours, répondit Spring, les grossièretés de M. Belmanières continuent.
Contrairement à la coutume, Belmanières ne se fâcha pas.
--Cela prouve, dit-il d'un air bonhomme, que les habitudes ne sont pas comme la vie; la vie est variée, les habitudes sont monotones. Je suis grossier aujourd'hui comme hier, comme il y a six mois, et M. Barincq, au lieu de jouer au gentilhomme campagnard comme il y a six mois, dessine des bois pour l'Office cosmopolitain, où il a été bien heureux de retrouver sa place.
--Ne mêlez donc pas M. Barincq à vos sornettes, répliqua le caissier avec autorité.
--Ce que je dis là n'a rien de désagréable pour M. Barincq, continua Belmanières sortant de sa cage, au contraire. Et je proclame tout haut qu'un homme de soixante ans qui se trouve tout à coup ruiné, et qui a l'énergie de se remettre au travail, sans se plaindre, a mon estime. Si j'ai blagué autrefois M. Barincq, je n'en ai aucune envie aujourd'hui, et, puisque l'occasion se présente de lui dire ce que je pense, je le dis. Voilà comme je suis, moi; je dis ce que je pense, tout ce que je pense franchement, et je me fiche de ceux qui ne sont pas contents. Vous entendez, monsieur Morisette, je m'en fiche, je m'en contrefiche.
Il criait cela devant la cage du caissier d'un air provocateur; la porte d'entrée en s'ouvrant le fit taire.
--Mister Barincq? dit une voix à l'accent étranger.
--Il est ici, répondit Barnabé en amenant celui qui venait d'entrer devant le grillage de Barincq.
--Do you speak english?
--Monsieur Spring! appela Barincq.
A regret M. Spring souffla sa lampe et s'approcha; alors un dialogue en anglais s'engagea entre lui et l'étranger.
--Ce gentleman, traduisit Spring, dit qu'il a vu au Salon deux tableaux signés Anie qui lui ont plu et qu'il est disposé à les acheter; ayant trouvé votre adresse au Cosmopolitain dans le livret, il désire savoir le prix de ces tableaux.
--Mille francs, dit Barincq.
--Ce gentleman dit, continua Spring, qu'il les prend tous les deux pour quinze cents francs si vous voulez; et que si madame Anie a d'autres tableaux du même genre, c'est-à-dire représentant des paysages du même pays, dans la même coloration claire, il les achètera peut-être; il demande à les voir.
--Expliquez à ce gentleman, répondit Barincq, qu'il peut venir demain et après-demain à Montmartre, rue de l'Abreuvoir, et donnez-lui l'itinéraire à suivre pour arriver rue de l'Abreuvoir.
Sans en demander davantage l'amateur tendit sa carte à Spring et s'en alla:
«CHARLES HALIFAX»
75, Trimountain Str. Boston.
Barincq n'eut pas le temps de recevoir les félicitations de ses collègues, pressé qu'il était d'achever son bois pour porter cette bonne nouvelle rue de l'Abreuvoir.
Lorsqu'il entra dans l'atelier où sa femme et sa fille étaient réunies, Anie vit tout de suite à sa physionomie qu'il était arrivé quelque chose d'heureux.
--Qu'est-ce qu'il y a? demanda-t-elle.
Il raconta la visite de l'Américain.
--Hé! hé! dit Anie.
--Hé! hé! répondit Barincq comme un écho.
--Quinze cents francs!
Et, se regardant, ils se mirent à rire l'un et l'autre.
--Hé! hé!
--Hé! hé!
Madame Barincq n'avait pas pris part à cette scène d'allégresse.
--Je vous admire de pouvoir rire, dit-elle.
--Il me semble qu'il y a de quoi, dit Barincq.
--Est-ce que tu n'es pas heureuse de ce succès pour Ourteau? dit Anie.
--Qu'on ne me parle jamais d'Ourteau, s'écria madame Barincq.
--Sois donc plus juste, maman. C'est à Ourteau que je dois un mari que j'aime. C'est Ourteau qui m'a appris à voir. Sans Ourteau, je me fabriquerais de jolies robes en papier pour pêcher un mari que je ne trouverais pas. Et sans Ourteau je continuerais à peindre des tableaux d'après la méthode de l'atelier... que les Américains n'achèteraient pas. Si je suis heureuse, si j'ai aux mains un outil qui nous fera tous vivre, en attendant que Sixte revienne glorieux, cela ne vaut-il pas la fortune?