16px
100%

XII

Aussitôt Barincq télégraphia à sa femme et à sa fille de venir le rejoindre, et quand elles arrivèrent à Puyoo, elles le trouvèrent au-devant d'elles, avec la vieille calèche, pour les emmener au château.

Elles étaient en grand deuil, et, pour la première fois, Anie portait une robe l'habillant à son avantage, sans avoir eu l'ennui de la tailler et de la coudre elle-même, après mille discussions avec sa mère.

Il les fit monter en voiture, et prit la place à reculons :

— Tu verras les Pyrénées, dit-il à Anie.

— A partir de Dax, j'ai aperçu leur silhouette vaporeuse.

— Maintenant tu vas vraiment les voir, dit-il avec une sorte de recueillement.

— Voilà-t-il pas une affaire ; interrompit madame Barincq.

— Mais oui, maman, c'en est une pour moi.

Son père la remercia d'un sourire heureux qui disait sa satisfaction d'être en accord avec elle.

— Voilà le Gave de Pau, dit-il quand la calèche s'engagea sur le pont.

— Mais c'est très joli un gave, dit Anie, regardant curieusement les eaux tumultueuses roulant dans leurs rives encaissées.

C'est une rivière comme une autre, dit madame Barincq, il n'y a que le nom de changé.

— C'est que, précisément, le nom peint la chose, répondit Barincq, gave vient de cavus, qui signifie creux.

— Et cette propriété, demanda madame Barincq, que vaut-elle présentement ?

— Je n'en sais rien.

— Que rapporte-t-elle ?

— Environ 40,000 francs.

— Trouverait-on acquéreur pour un million ?

— Je l'ignore.

— Tu ne t'es pas inquiété de cela ?

— A quoi bon !

— Comment, à quoi bon ?

— Cherche-t-on un acquéreur quand on n'est pas vendeur ?

— Tu voudrais la garder ?

— Tu ne voudrais pas la vendre, je pense ?

— Mais…

— Tout nous oblige à la conserver et à l'exploiter pour le mieux de nos intérêts ; si elle rapporte 2 0/0 en ce moment, elle peut en rapporter 10 ou 12 un jour.

Stupéfaite, elle le regarda :

— Certainement, dit-elle, je ne te fais pas de reproches, mon pauvre ami, mais, après vingt années comme celles que je viens de passer, il me semble que j'ai droit à un changement d'existence.

— Passer de notre bicoque de Montmartre au château d'Ourteau, n'en est-il pas un en quelque sorte féerique ?

— Est-ce à Ourteau que tu trouveras à marier Anie ?

— Pourquoi pas ?

Jusque-là Anie n'avait rien dit, mais, comme toujours, lorsqu'un différend s'élevait entre son père et sa mère, elle essaya d'intervenir :

— Je demande qu'il ne soit pas question de mon mariage, dit-elle, et qu'on ne s'en préoccupe pas ; ce que cet héritage inespéré a de bon pour moi, c'est de me rendre ma liberté ; maintenant je peux me marier quand je voudrai, avec qui je voudrai, et même ne pas me marier du tout, si je ne trouve pas le mari qui doit réaliser certaines idées autres aujourd'hui que celles que j'avais il y a un mois.

— Ce n'est pas dans ce pays perdu que tu le trouveras, ce mari.

— Je te répondrai comme papa : Pourquoi pas ? si je devais tenir une place quelconque dans vos préoccupations, mais justement je vous demande de ne me compter pour rien.

— Tu accepterais de vivre à Ourteau ?

— Très bien.

— Tu es folle.

— Quand on était résignée à vivre rue de l'Abreuvoir, on accepte tout… ce qui n'est pas Montmartre, et d'autant plus volontiers que ce tout consiste en un château, dans un beau pays…

— Tu ne le connais pas.

— Je suis dedans.

Comme sa fille l'avait secouru, il voulut lui venir en aide :

— Et ce que je désire pour nous ce n'est pas une existence monotone de propriétaire campagnard qui n'a d'autres distractions que celles qu'on trouve dans l'engourdissement du bien-être, sans soucis comme sans pensées. Quand je disais tout à l'heure qu'on pouvait faire rendre à la propriété un revenu de dix pour cent au moins, ce n'est pas en se croisant les bras pendant que les récoltes qu'elle peut produire poussent au hasard de la routine, c'est en s'occupant d'elle, en lui donnant ses soins, son intelligence, son temps. Par suite de causes diverses Gaston laissait aller les choses, et, ses vignes ayant été malades, il les avait abandonnées, de sorte qu'une partie des terres sont en friche et ne rapportent rien.

— Tu veux guérir ces vignes ?

— Je veux les arracher et les transformer en prairies. Grâce au climat à la fois humide et chaud, grâce aussi à la nature du sol, nous sommes ici dans le pays de l'herbe, tout aussi bien que dans les cantons les plus riches de la Normandie. Il n'y a qu'à en tirer parti, organiser en grand le pâturage ; faire du beurre qui sera de première qualité ; et avec le lait écrémé engraisser des porcs ; mes plans sont étudiés…

— Nous sommes perdus ! s'écria madame Barincq.

— Pourquoi perdus ?

— Parce que tu vas te lancer dans des idées nouvelles qui dévoreront l'héritage de ton frère ; certainement je ne veux pas te faire de reproches, mais je sais par expérience comment une fortune fond, si grasse qu'elle soit, quand elle doit alimenter une invention.

— Il ne s'agit pas d'inventions.

— Je sais ce que c'est : on commence par une dépense de vingt francs, on n'a pas fini à cent mille.

L'arrivée au haut de la côte empêcha la discussion de s'engager à fond et de continuer ; sans répondre à sa femme, Barincq commanda au cocher de mettre la voiture en travers de la route, puis étendant la main avec un large geste en regardant sa fille :

— Voilà les Pyrénées, dit-il ; de ce dernier pic à gauche, celui d'Anie, jusqu'à ces sommets à droite, ceux de la Rhune et des Trois-Couronnes, c'est le pays basque — le nôtre.

Elle resta assez longtemps silencieuse, les yeux perdus dans ces profondeurs vagues, puis les abaissant sur son père :

— A ne connaître rien, dit-elle, il y a au moins cet avantage que la première chose grande et belle que je voie est notre pays ; je t'assure que l'impression que j'en emporterai sera assez forte pour ne pas s'effacer.

— N'est-ce pas que c'est beau ? dit-il tout fier de l'émotion de sa fille.

Mais madame Barincq coupa court à cette effusion :

— Tiens, voilà notre château, dit-elle en montrant la vallée au bas de la colline, au bord de ce ruban argenté qui est le Gave, cette longue façade blanche et rouge.

— Mais il a grand air, vraiment ?

— De loin, dit-elle dédaigneuse.

— Et de près aussi, tu vas voir, répondit Barincq.

— Je voudrais bien voir le plus tôt possible, dit madame Barincq, j'ai faim.

La côte fut vivement descendue, et quand après avoir traversé le village où l'on s'était mis sur les portes, la calèche arriva devant la grille du château grande ouverte, la concierge annonça son entrée par une vigoureuse sonnerie de cloche.

— Comment ! on sonne ? s'écria Anie.

— Mais oui, c'était l'usage, du temps de mon père et de Gaston, je n'y ai rien changé.

C'était aussi l'usage que Manuel répondît à cette sonnerie en se trouvant sur le perron pour recevoir ses maîtres, et, quand la calèche s'arrêta, il s'avança respectueusement pour ouvrir la portière.

— Voulez-vous déjeuner tout de suite ? demanda Barincq.

— Je crois bien, je meurs de faim, répondit madame Barincq.

Quand Anie entra dans la vaste salle à manger dallée de carreaux de marbre blanc et rose, lambrissée de boiseries sculptées, et qu'elle vit la table couverte d'un admirable linge de Pau damassé sur lequel étincelaient les cristaux taillés, les salières, les huiliers, les saucières en argent, elle eut pour la première fois l'impression du luxe dans le bien-être ; et, se penchant vers son père, elle lui dit en soufflant ses paroles :

— C'est très joli, la richesse.

Ce qui fut joli aussi et surtout agréable, ce fut de manger tranquillement des choses excellentes, sans avoir à quitter sa chaise pour aller, comme dans la bicoque de Montmartre, chercher à la cuisine un plat ou une assiette, ou remplir à la fontaine la carafe vide, en habit noir, ganté, Manuel faisait le service de la table, silencieusement, sans hâte comme sans retard, et si correctement qu'il n'y avait rien à lui demander.

Pour la première fois aussi lui fut révélé le plaisir qu'on peut trouver à table, non dans la gourmandise, mais dans un enchaînement de petites jouissances qu'elle ne soupçonnait même pas.

— J'ai voulu, dit son père, ne vous donner, à ce premier déjeuner que vous faites au château, que des produits de la propriété : les artichauts viennent du potager, les œufs de la basse-cour ; ce saumon a été pris dans notre pêcherie ; le poulet qu'on va nous servir en blanquette a été élevé ici, le beurre et la crème de sa sauce ont été donnés par nos vaches ; ce pain provient de blé cultivé sur nos terres, moulu dans notre moulin, cuit dans notre four ; ce vin a été récolté quand nos vignes rapportaient encore ; ces belles fraises si fraîches ont mûri dans nos serres…

— Mais c'est la vie patriarcale, cela ! interrompit Anie.

— La seule logique ; et, sous le règne de la chimie où nous sommes entrés, la seule saine.

XIII

Après le déjeuner, il proposa un tour dans les jardins et dans le parc, mais madame Barincq se déclara fatiguée par la nuit passée en chemin de fer ; d'ailleurs elle les connaissait, ces jardins, et les longues promenades qu'elle y avait faites autrefois en compagnie de son beau-frère, quand elle lui demandait son intervention contre leurs créanciers, ne lui avaient laissé que de mauvais souvenirs.

— Moi, je ne suis pas fatiguée, dit Anie.

— Surtout, n'encourage pas ton père dans ses folies, et ne te mets pas avec lui contre moi.

— Veux-tu que nous commencions par les communs ? dit-il en sortant.

— Puisque nous allons tout voir, commençons par où tu voudras.

Ils étaient considérables, ces communs ; ayant été bâtis à une époque où l'on construisait à bas prix, on avait fait grand, et les écuries, les remises, les étables, les granges, auraient suffi à trois ou quatre terres comme celle d'Ourteau ; tout cela, bien que n'étant guère utilisé, en très bon état de conservation et d'entretien.

En sortant des cours qui entourent ces bâtiments, ils traversèrent les jardins et descendirent aux prairies. Pour les protéger contre les érosions du gave dont le cours change à chaque inondation, on ne coupe jamais les arbres de leurs rives, et toutes les plantes aquatiques, joncs, laiches, roseaux, massettes, sagittaires, les grandes herbes, les buissons, les taillis d'osiers et de coudriers, se mêlent sous le couvert des saules, des peupliers, des trembles, des aulnes, en une végétation foisonnante au milieu de laquelle les forts étouffent les faibles dans la lutte pour l'air et le soleil. Malgré la solidité de leurs racines, beaucoup de ces hauts arbres arrachés par les grandes crues qui, avec leurs eaux furieuses, roulent souvent des torrents de galets, se sont penchés ou se sont abattus de côté et d'autre, jetant ainsi des ponts de verdure qui relient les rives aux îlots entre lesquels se divisent les petits bras de la rivière. C'est à une certaine distance seulement de cette lisière sauvage que commence la prairie cultivée, et encore nulle part n'a-t-on coupé les arbres de peur d'un assaut des eaux, toujours à craindre ; dans ces terres d'alluvion profondes et humides, ils ont poussé avec une vigueur extraordinaire, au hasard, là où une graine est tombée, où un rejeton s'est développé, sans ordre, sans alignement, sans aucune taille, branchus de la base au sommet, et en suivant les contours sinueux du gave ils forment une sorte de forêt vierge, avec de vastes clairières d'herbes grasses.

— Le beau Corot ! s'écria Anie, que c'est frais, vert, poétique ! est-il possible vraiment de deviner ainsi la nature avec la seule intuition du génie ! certainement, Corot n'est jamais venu ici, et il a fait ce tableau cent fois.

— Cela te plaît ?

— Dis que je suis saisie d'admiration ; tout y est, jusqu'à la teinte grise des lointains, dans une atmosphère limpide, jusqu'aux nuances délicates de l'ensemble, jusqu'à cette beauté légère qui donne des envolées à l'esprit. C'est audacieux à moi, mais dès demain je commence une étude.

— Alors tu n'entends pas renoncer à la peinture ?

— Maintenant ? jamais de la vie. C'était à Paris que, dans des heures de découragement, je pouvais avoir l'idée de renoncer à la peinture, quand je me demandais si j'aurais jamais du talent, ou au moins la moyenne de talent qu'il faut pour plaire à ceux-ci ou à ceux-là, aux maîtres, à la critique, aux camarades, aux ennemis, au public. Mais, maintenant, que m'importe de plaire ou de ne pas plaire, pourvu que je me satisfasse moi-même ! C'est quand on travaille en vue du public qu'on s'inquiète de cette moyenne ; pour soi, il est bien certain qu'on n'en a jamais assez ; alors, il n'y a pas besoin de s'inquiéter du plus ou du moins ; on va de l'avant ; on travaille pour soi, et c'est peut-être la seule manière d'avoir de l'originalité ou de la personnalité. Qu'est-ce que ça nous fait, à cette heure, que mes croûtes tapissent les murailles incommensurables du château ! ça n'est plus du tout la même chose que si elles s'entassaient dans mon petit atelier de Montmartre sans trouver d'acheteurs.

Elle prit le bras de son père, et se serrant contre lui tendrement :

— C'est comme si je ne trouvais point de mari ; maintenant, qu'est-ce que cela nous ferait ? Tu penses bien qu'en fait de mariage je ne pense plus aujourd'hui comme le jour de notre soirée, où tu as été si étonné, si peiné, en me voyant décidée à accepter n'importe qui, pourvu que je me marie. Te souviens-tu que je te disais qu'à vingt ans une fille sans dot était une vieille fille, tandis qu'à vingt-quatre ou vingt-cinq ans, celle qui avait de la fortune était une jeune fille ? Puisque me voilà rajeunie, et pour longtemps, par un coup de baguette magique, je n'ai pas à me presser. Il y a un mois, c'était au mariage seul que je m'attachais ; désormais, ce sera le mari seul que je considérerai pour ses qualités personnelles, pour ce qu'il sera réellement, et s'il me plaît, si je rencontre un peu en lui du prince charmant auquel j'ai rêvé autrefois, je te le demanderai quel qu'il soit.

— Et je te le donnerai, confiant dans ton choix.

— Voilà donc une affaire arrangée qui, de mon côté, te laisse toute liberté. Habitons ici, rentrons à Paris, il en sera comme tu voudras. Mais maman ? Imagine-toi que depuis que l'héritage est assuré, nous avons passé notre temps à chercher des appartements.

— Quel enfantillage !

— S'il n'y en a pas un d'arrêté boulevard des Italiens, c'est parce qu'elle hésite entre celui-là et un autre rue Royale ; et permets-moi de te dire que je ne trouve pas du tout, en me plaçant au point de vue de maman, que ce soit un enfantillage. Elle est Parisienne et n'aime que Paris, comme toi, né dans un village, tu n'aimes que la campagne ; rien n'est plus agréable pour toi que ces prairies, ces champs, ces horizons et la vie tranquille du propriétaire campagnard ; rien n'est plus doux pour maman que la vue du boulevard et la vie mondaine ; tu étouffes dans un appartement, elle ne respire qu'avec un plafond bas sur la tête ; tu veux te coucher à neuf heures du soir, elle voudrait ne rentrer qu'au soleil levant.

— Mais, en vous proposant d'habiter Ourteau, je ne prétends pas vous priver entièrement de Paris. Si nous restons ici huit ou neuf mois, nous pouvons très bien en donner trois ou quatre à Paris. Cette vie est celle de gens qui nous valent bien, qui s'en contentent, s'en trouvent heureux et ne passent pas pour des imbéciles. Tu me rendras cette justice, mon enfant, que, depuis que tu as des yeux pour voir et des oreilles pour entendre, tu ne m'as jamais entendu me plaindre, ni de la destinée, ni de l'injustice des choses, ni de personne.

— C'est bien vrai.

— Mais je puis le dire aujourd'hui : depuis longtemps à bout de forces, je me demandais si je ne tomberais pas en chemin : ces vingt dernières années de vie parisienne, de travail à outrance, de soucis, de privations, sans un jour de repos, sans une minute de détente, m'ont épuisé ; cependant, j'allais, simplement parce qu'il fallait aller, pour vous ; parce qu'avant de penser à soi, on pense aux siens. C'est ici que j'ai senti mon écrasement, par ma renaissance. Il faut donc que vous donniez à ma vieillesse la vie naturelle qui a manqué à mon âge viril, et c'est elle que je vous demande.

— Et tu ne doutes pas de la réponse, n'est-ce pas ?

— D'ailleurs, cette raison n'est pas la seule qui me retienne ici, j'en ai d'autres qui, précisément parce qu'elles ne sont pas personnelles, n'en sont que plus fortes. J'ai toujours pensé que la richesse impose des devoirs à ceux qui la détiennent et qu'on n'a pas le droit d'être riche rien que pour soi, pour son bien-être ou son plaisir. Sans avoir rien fait pour la mériter, du jour au lendemain, la fortune m'est tombée dans les mains ; eh bien ! maintenant il faut que je la gagne, et, pour cela, j'estime que le mieux est que je l'emploie à améliorer le sort des gens de ce pays, que j'aime, parce que j'y suis né.

Cette proposition lui fit regarder son père avec un étonnement où se lisait une assez vive inquiétude : qu'entendait-il donc par employer la fortune qui lui tombait aux mains à l'amélioration du sort des paysans d'Ourteau ?

Ce n'est pas impunément que dans une famille on s'habitue à voir critiquer le chef, discuter ses idées, mettre en doute son infaillibilité, contester son autorité et le rendre responsable de tout ce qui va mal dans la vie : le cas était le sien. Que de fois, depuis son enfance, avait-elle entendu sa mère prendre son père en pitié : « Certainement je ne te fais pas de reproches, mon ami. » Que de fois aussi, sa mère, s'adressant à elle, lui avait-elle dit : « Ton pauvre père ! » Cette compassion pas plus que ces blâmes discrets n'avaient amoindri sa tendresse pour lui : elle le chérissait, elle l'aimait, « pauvre père », d'un sentiment aussi ardent, aussi profond, que si elle avait été élevée dans des idées d'admiration respectueuse pour lui ; mais enfin, ce respect précisément manquait à son amour qui ressemblait plus à celui d'une mère pour son fils, « pauvre enfant », qu'à celui d'une fille pour son père ; en adoration devant lui, non en admiration ; pleine d'indulgence, disposée à le plaindre, à le consoler, toujours à l'excuser, mais par cela même à le juger.

Dans quelle aventure nouvelle voulait-il s'embarquer ?

Il répondit au regard inquiet qu'elle attachait sur lui.

— Ton oncle, dit-il, s'était peu à peu désintéressé de cette terre pour toutes sortes de raisons : maladies des vignes, exigences des ouvriers ensuite, voleries des colons aussi, de sorte que dans l'état d'abandon où il la laissait, après l'avoir entièrement reprise entre ses mains, elle ne lui rapportait pas deux pour cent, et encore n'était-ce que dans les très bonnes années. Vous seriez les premières, ta mère et toi, à me blâmer, si je continuais de pareils errements.

— T'ai-je jamais blâmé ?

— Je sais que tu es une trop bonne fille pour cela ; mais enfin, il n'en est pas moins vrai que vous seriez en droit de trouver mauvaise la continuation d'une pareille exploitation.

— Tu veux arracher les vignes malades ?

— Je veux transformer en prairies artificielles toutes les terres propres à donner de bonnes récoltes d'herbe. Le foin qui, il y a quelques années, se vendait vingt-cinq sous les cinquante kilos, se vend aujourd'hui cinq francs, et avec le haut prix qu'a atteint la main-d'œuvre pour le travail de la vigne et du maïs, alors que les ouvriers exigent par jour deux francs de salaire, une livre de pain, et trois litres de vin, il est certain qu'il y a tout avantage à produire, au lieu de vin médiocre, de l'herbe excellente ; ce que je veux obtenir, non pour vendre mon foin, mais pour nourrir mes vaches, faire du beurre et engraisser des porcs avec le lait doux écrémé.

De nouveau il vit le regard inquiet qu'il avait déjà remarqué se fixer sur lui.

— Décidément, dit-il, il faut que je t'explique mon plan en détail, sans quoi tu vas t'imaginer que l'héritage de ton oncle pourrait bien se trouver compromis. Allons jusqu'à ce petit promontoire qui domine le cours du Gave ; là tu comprendras mieux mes explications.

Ils ne tardèrent pas à arriver à ce mouvement de terrain qui coupait la prairie et la rattachait par une pente douce aux collines.

— Tu remarqueras, dit-il, que cette éminence se trouve à l'abri des inondations les plus furieuses du Gave, et qu'un canal de dérivation qui la longe à sa base produit ici une chute d'eau autrefois utilisée, maintenant abandonnée depuis longtemps déjà, mais qui peut être facilement remise en état. Cela observé, je reprends mon explication. Je t'ai dit que je commençais par arracher toutes les vignes qui ne produisent plus rien ; mais comme pour transformer une terre défrichée en une bonne prairie il ne faut pas moins de trois ans, des engrais chimiques pour lui rendre sa fertilité épuisée et des cultures préparatoires en avoine, en luzerne, en sainfoin, ce n'est pas un travail d'un jour, tu le vois. En même temps que je dois changer l'exploitation de ces terres, je dois aussi changer le bétail qui consommera leurs produits. Ton oncle pouvait, avec le système adopté par lui, se contenter de la race du pays, qui est la race basquaise plus ou moins dégénérée, de petite taille, nerveuse, sobre, à la robe couleur grain de blé, aux cornes longues et déliées, comme tu peux le voir avec les vaches qui paissent au-dessous de nous ; cette race, d'une vivacité et d'une résistance extraordinaire au travail, est malheureusement mauvaise laitière ; or, comme ce que je demanderai à mes vaches ce sera du lait, non du travail, je ne peux pas la conserver.

— Si jolies les basquaises !

— En obéissant à la théorie, je les remplacerais par des normandes qui, avec nos herbes de première qualité, me donneraient une moyenne supérieure à dix-huit cents litres de lait ; mais, comme je ne veux pas courir d'aventures, je me contenterai de la race de Lourdes qui a le grand avantage d'être du pays, ce qui est à considérer avant tout, car il vaut mieux conserver une race indigène avec ses imperfections, mais aussi avec sa sobriété, sa facilité d'élevage et son acclimatation parfaite, que de tenter des améliorations radicales qui aboutissent quelquefois à des désastres. Me voilà donc, quand la transformation du sol est opérée, à la tête d'un troupeau de trois cents vaches que le domaine peut nourrir.

— Trois cents vaches !

— Qui me donnent une moyenne de quatre cent cinquante mille litres de lait par an, ou douze à treize cents litres par jour.

— Et qu'en fais-tu de cette mer de lait ?

— Du beurre. C'est précisément pour que tu te rendes compte de mon projet que je t'ai amenée ici. Pour loger mes vaches, au moins quand elles ne sont pas encore très nombreuses, j'ai les bâtiments d'exploitation qui, dans le commencement, me suffisent, mais je n'ai pas de laiterie pour emmagasiner mon lait et faire mon beurre ; c'est ici que je la construis, sur ce terrain à l'abri des inondations et à proximité d'une chute d'eau, ce qui m'est indispensable. En effet, je n'ai pas l'intention de suivre les vieux procédés de fabrication pour le beurre, c'est-à-dire d'attendre que la crème ait monté dans des terrines et de la battre alors à l'ancienne mode ; aussitôt trait, le lait est versé dans des écrémeuses mécaniques qui, tournant à la vitesse de 7,000 tours à la minute, en extraient instantanément la crème ; on la bat aussitôt avec des barattes danoises ; des délaiteuses prennent ce beurre ainsi fait pour le purger de son petit lait ; des malaxeurs rotatifs lui enlèvent son eau ; enfin des machines à mouler le compriment et le mettent en pains. Tout cela se passe, tu le vois, sans l'intervention de la main d'ouvriers plus ou moins propres. Ce beurre obtenu, je le vends à Bordeaux, à Toulouse ; l'été dans les stations d'eaux : Biarritz, Cauterets, Luchon ; l'hiver je l'expédie jusqu'à Paris. Mais le beurre n'est pas le seul produit utilisable que me donnent mes vaches.

Elle le regarda avec un sourire tendre.

— Il me semble, dit-elle, que tu récites la fable de la Laitière et le pot au lait.

— Précisément, et nous arrivons, en effet, au cochon.

Le porc à s'engraisser coûtera peu de son

et même il n'en coûtera pas du tout. Après la séparation de la crème et du lait il me reste au moins douze cents litres de lait écrémé doux avec lequel j'engraisse des porcs installés dans une porcherie que je fais construire au bout de cette prairie le long de la grande route, où elle est isolée. Pour ces porcs, je procède à peu près comme pour mes vaches, c'est-à-dire qu'au lieu d'essayer des porcs anglais du Yorkshire ou du Berkshire, je croise ces races avec notre race béarnaise et j'obtiens des bêtes qui joignent la rusticité à la précocité. Tu connais la réputation des jambons de Bayonne ; à Orthez se fait en grand le commerce des salaisons ; je ne serai donc pas embarrassé pour me débarrasser dans de bonnes conditions de mes cochons, qui, engraissés avec du lait doux, seront d'une qualité supérieure. Voilà comment, avec mon beurre, mes veaux et mes porcs je compte obtenir de cette propriété un revenu de plus de trois cent mille francs, au lieu de quarante mille qu'elle donne depuis un certain nombre d'années. Mes calculs sont établis, et, comme j'ai eu à étudier une affaire de ce genre à l'Office cosmopolitain, ils reposent sur des chiffres certains. Que de fois, en dessinant des plans pour cette affaire, ai-je rêvé à sa réalisation, et me suis-je dit : « Si c'était pour moi ! » Voilà que ce rêve peut devenir réalité, et qu'il n'y a qu'à vouloir pour qu'il soit le nôtre.

— Mais l'argent ?

— Il y a dans la succession des valeurs qu'on peut vendre pour les frais de premier établissement, qui, d'ailleurs, ne sont pas considérables : trois cents vaches à 450 francs l'une coûtent 135,000 francs ; les constructions de la laiterie et de la porcherie, ainsi que l'appropriation des étables, n'absorberont pas soixante mille francs, les défrichements cinquante mille ; mettons cinquante mille pour l'imprévu, nous arrivons à deux cent quarante-cinq mille francs, c'est-à-dire à peu près le revenu que ces améliorations, ces révolutions si tu veux, nous donneront. Crois-tu que cela vaille la peine de les entreprendre ? Le crois-tu ?

Elle avait si souvent vu son père jongler avec les chiffres qu'elle n'osait répondre, cependant elle était troublée…

— Certainement, dit-elle enfin, si tu es sûr de tes chiffres, ils sont tentants.

— J'en suis sûr ; il n'est pas un détail qui ait été laissé de côté : dépenses, produits, tout a été établi sur des bases solides qui ne permettent aucun aléa ; les dépenses forcées, les produits abaissés, plutôt que grossis. Mais ce n'est pas seulement pour nous que ces chiffres sont tentants comme tu dis ; ils peuvent aussi le devenir pour ceux qui nous entourent, pour les gens de ce pays ; et c'est à eux que je pensais en parlant tout à l'heure des devoirs des riches. Jusqu'à présent nos paysans n'ont tiré qu'un médiocre produit du lait de leurs vaches ; aussitôt que mes machines fonctionneront et que mes débouchés seront assurés, je leur achèterai celui qu'ils pourront me vendre et le paierai sans faire aucun bénéfice sur eux. Ainsi je verserai dans le pays deux cents, trois cent mille francs par an, qui non seulement seront une source de bien-être pour tout le monde, mais encore qui peu à peu changeront les vieilles méthodes de culture en usage ici. Sur notre route depuis Puyoo tu as rencontré à chaque instant des champs de bruyères et de fougères, d'ajoncs, c'est ce qu'on appelle des touyas, et on les conserve ainsi à l'état sauvage pour couper ces bruyères et en faire un engrais plus que médiocre. Quand le nombre des vaches aura augmenté par le seul fait de mes achats de lait, la quantité de fumiers produite augmentera en proportion, et en proportion aussi les touyas diminueront d'étendue ; on les mettra en culture parce qu'on pourra les fumer ; de sorte qu'en enrichissant d'abord le petit paysan je ne tarderai pas à enrichir le pays lui-même. Tu vois la transformation et tu comprends comment en faisant notre fortune nous ferons celle des gens qui nous entourent ; n'est-ce pas quelque chose, cela ?

Elle s'était rapprochée de lui à mesure qu'il avançait dans ses explications, et lui avait pris la main ; quand il se tut, elle se haussa et lui passant un bras autour des épaules elle l'embrassa :

— Tu me pardonnes ? dit-elle.

— Te pardonner ? Que veux-tu que je te pardonne ? demanda-t-il en la regardant tout surpris.

— Si je te le disais, tu ne me pardonnerais pas.

— Alors ?

— Donne-moi l'absolution quand même.

— Tu ne voulais pas habiter Ourteau ?

— Donne-moi l'absolution.

— Je te la donne.

— Maintenant sois tranquille, je te promets que ce sera maman elle-même qui te demandera à rester ici.

FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE

DEUXIÈME PARTIE

I

Fidèle à sa promesse, Anie avait amené sa mère à demander elle-même de ne pas vendre le château.

Dans le monde qui se respecte on passe maintenant la plus grande partie de l'année à la campagne, et l'on ne quitte ses terres qu'au printemps, quand Paris est dans la splendeur de sa saison comme Londres. Pourquoi ne pas se conformer à cet usage qui pour eux n'avait que des avantages ? Rester à Paris, n'est-ce pas se condamner à continuer d'anciennes habitudes qui n'étaient plus en rapport avec leur nouvelle position, et des relations qui, n'ayant jamais eu rien d'agréable, deviendraient tout à fait gênantes ? Acceptables rue de l'Abreuvoir, certaines visites seraient plus qu'embarrassantes boulevard Haussmann.

Ces raisons, exposées une à une avec prudence, avaient convaincu madame Barincq, qui, après un premier mouvement de révolte, commençait d'ailleurs à se dire, et sans aucune suggestion, que la vie de château avait des agréments : d'autant plus chic de se faire conduire à la messe en landau que l'église était à deux pas du château, plus chic encore de trôner à l'église dans le banc d'honneur ; très amusant de pouvoir envoyer à ses amis de Paris un saumon de sa pêcherie, un gigot de ses agneaux de lait, des artichauts de son potager, des fleurs de ses serres. Si, au temps de sa plus grande détresse, elle s'était toujours ingéniée à trouver le moyen de faire autour d'elle de petits cadeaux : un œuf de ses poules, des violettes, une branche de lilas de son jardinet, un ouvrage de femme, qui témoignaient de son besoin de donner ; maintenant qu'elle n'avait qu'à prendre autour d'elle, elle pouvait se faire des surprises à elle-même qui la flattaient et la rendaient toute glorieuse :

— Crois-tu qu'ils vont être étonnés ? disait-elle à Anie quand lui venait l'idée d'un nouveau cadeau.

Quel triomphe en recevant les réponses à ses envois ! et quelle fierté, quand on lui écrivait qu'avant de manger son gigot, on ne savait vraiment pas ce que c'était que de l'agneau ; par là, cette propriété qui produisait ces agneaux et donnait ces saumons lui devenait plus chère.

Son consentement obtenu, les travaux avaient commencé partout à la fois : dans les vignes, que les charrues tirées par quatre forts bœufs du Limousin défrichaient ; dans les écuries qu'on transformait en étables ; enfin dans la prairie, où les maçons, les charpentiers, les couvreurs, construisaient la laiterie et la porcherie.

Bien que la vigne de ce pays n'ait jamais donné que d'assez mauvais vin, c'est elle qui, dans le cœur du paysan, passe la première : avoir une vigne est l'ambition de ceux qui possèdent quelque argent ; travailler chez un propriétaire et boire son vin, celle des tâcherons qui n'ont que leur pain quotidien. Quand on vit commencer les défrichements, ce fut un étonnement et une douleur : sans doute ces vignes ne rapportaient plus rien, mais ne pouvaient-elles pas guérir un jour ou l'autre, par hasard, par miracle ? Il n'y avait qu'à attendre.

Et l'on s'était dit que le frère aîné n'avait pas tort quand il accusait son cadet d'être un détraqué. Ne fallait-il pas avoir la cervelle malade pour s'imaginer qu'on peut faire du beurre avec du lait sortant de la mamelle de la vache ? si cela n'était pas de la folie, qu'était-ce donc ? Or, les folies coûtent cher en agriculture, tout le monde sait cela.

Aussi tout le monde était-il convaincu qu'il ne se passerait pas beaucoup d'années avant que le domaine ne fût mis en vente.

Et alors ?

Dame, alors chacun pourrait en avoir un morceau, et, dans les terres régénérées par la culture, les vignes qu'on replanterait feraient merveille.

II

Pour le père, occupé du matin au soir à la surveillance de ses travaux, défrichements, bâtisse, montage des machines ; pour la mère, affairée par ses envois et sa correspondance ; pour la fille, tout à ses études de peinture, le temps avait passé vite, la fin d'avril, mai, juin, sans qu'ils eussent bien conscience des jours écoulés.

Quelquefois, cependant, le père revenait à l'engagement, pris par lui au moment de leur arrivée, de conduire Anie à Biarritz, mais c'était toujours pour en retarder l'exécution.

A la fin, madame Barincq se fâcha.

— Quand je pense qu'à son âge ma fille n'a pas vu la mer, et que depuis que nous sommes ici on ne trouve pas quelques jours de liberté pour lui faire ce plaisir, je suis outrée.

— Est-ce ma faute ? Anie, je te fais juge.

Et Anie rendit son jugement en faveur de son père :

— Puisque j'ai attendu jusqu'à cet âge avancé, quelques semaines de plus ou de moins sont maintenant insignifiantes.

— Mais c'est un voyage d'une heure et demie à peine.

Il fut décidé qu'en attendant la saison on partirait le dimanche pour revenir le lundi : pendant quelques heures les travaux pourraient, sans doute, se passer de l'œil du maître ; et pour empêcher de nouvelles remises madame Barincq déclara à son mari que, s'il ne pouvait pas venir, elle conduirait seule sa fille à Biarritz.

— Tu ne ferais pas cela !

— Parce que ?

— Parce que tu ne voudrais pas me priver du plaisir de jouir du plaisir d'Anie : s'associer à la joie de ceux qu'on aime, n'est-ce pas le meilleur de la vie ?

— Si tu tiens tant à jouir de la joie d'Anie, que ne te hâtes-tu de la lui donner ?

— Dimanche, ou plutôt samedi.

En effet, le samedi, par une belle après-midi douce et vaporeuse, ils arrivaient à Biarritz, et Anie au bras de son père descendait la pelouse plantée de tamaris qui aboutit à la grande plage ; puis, après un temps d'arrêt pour se reconnaître, ils allaient, tous les trois, s'asseoir sur la grève que la marée baissante commençait à découvrir.

C'était l'heure du bain ; entre les cabines et la mer il y avait un continuel va-et-vient de femmes et d'enfants, en costumes multicolores, au milieu des curieux qui les passaient en revue, et offraient eux-mêmes, par leurs physionomies exotiques, leurs toilettes élégantes ou négligées, tapageuses ou ridicules, un spectacle aussi intéressant que celui auquel ils assistaient ; — tout cela formant la cohue, le tohu-bohu, le grouillement, le tapage d'une foire que coupait à intervalles régulièrement rythmés l'écroulement de la vague sur le sable.

Ils étaient installés depuis quelques minutes à peine, quand deux jeunes gens passèrent devant eux, en promenant sur la confusion des toilettes claires et des ombrelles un regard distrait ; l'un, de taille bien prise, beau garçon, à la tournure militaire ; l'autre, grand, aux épaules larges, portant sur un torse développé une petite tête fine qui contrastait avec sa puissante musculature et le faisait ressembler à un athlète grec habillé à la mode du jour.

Quand ils se furent éloignés de deux ou trois pas, Barincq se pencha vers sa femme et sa fille :

— Le capitaine Sixte, dit-il.

— Où ?

Il le désigna le mieux qu'il put.

— Lequel ? demanda madame Barincq.

— Celui qui a l'air d'un officier ; n'est-ce pas qu'il est bien ?

— J'aime mieux l'autre, répondit madame Barincq.

— Et toi, Anie, comment le trouves-tu ?

— Je ne l'ai pas remarqué ; mais la tournure est jolie.

— Pourquoi n'est-il pas en tenue ? demanda madame Barincq.

— Comment veux-tu que je te le dise ?

— Tu sais qu'il ne ressemble pas du tout à ton frère.

— Cela n'est pas certain ; s'il est blond de barbe, il est noir de cheveux.

— Pourquoi ne t'a-t-il pas salué ? demanda madame Barincq.

— Il ne m'a pas vu.

— Dis qu'il n'a pas voulu nous voir.

— Tu sais, maman, qu'on ne regarde pas volontiers les femmes en deuil, dit Anie.

— C'est justement notre noir qui l'aura exaspéré, en lui rappelant la perte de la fortune qu'il comptait bien nous enlever.

— Les voici, interrompit Anie.

En effet, ils revenaient sur leurs pas.

— Cette fois nous allons bien voir, dit madame Barincq, s'il affecte de ne pas te saluer.

Il fit plus que saluer ; arrivé vis-à-vis d'eux, il laissa échapper un mouvement prouvant qu'il venait seulement de reconnaître Barincq, et tout de suite, se séparant de son compagnon, il s'avança, le chapeau à la main, en s'inclinant devant madame Barincq et Anie :

— Puisque le hasard me fait vous rencontrer sur cette plage, me permettrez-vous, monsieur, dit-il, de vous adresser une demande pour laquelle je voulais vous écrire ?

— Je suis tout à votre disposition.

— Voici ce dont il s'agit. Dans la chambre que j'occupais lors de mes visites à Ourteau, se trouvent plusieurs objets qui m'appartiennent : deux fusils de chasse, des livres, des photographies, du linge, des vêtements. J'aurais dû vous en débarrasser depuis longtemps, et je vous prie de me pardonner de ne pas l'avoir fait encore.

— Ces objets ne nous gênent en rien.

Mon excuse est dans un ordre de service ; j'ai quitté Bayonne peu de temps après la mort de M. de Saint-Christeau et ne suis revenu que cette semaine ; mais, maintenant que me voilà de retour, je puis les envoyer chercher le jour que vous voudrez bien me donner.

— Nous rentrons lundi.

— Mardi vous convient-il ?

— Parfaitement.

— Mardi j'enverrai mon ordonnance les emballer.

— Si vous voulez m'en donner la liste, je puis vous les faire envoyer par Manuel.

— C'est que cette liste est difficile à établir, surtout pour les livres, qui se trouvent mêlés à ceux de la bibliothèque du château, et pour tout ce qui touche aux livres, Manuel n'est pas très compétent.

— Votre ordonnance l'est davantage ?

Le capitaine sourit :

— Pas beaucoup.

— Alors ?

— Évidemment des erreurs sont possibles ; mais, en tout cas, s'il s'en commet, elles seront de peu d'importance, et je les réparerai en vous renvoyant les volumes qui ne m'appartiendraient pas.

— Il y aurait un moyen de les empêcher, ce serait que vous prissiez la peine de venir vous-même à Ourteau, où nous nous ferons un plaisir, madame Barincq et moi, de vous recevoir le jour qu'il vous plaira de choisir.

Le capitaine hésita un moment, regardant madame Barincq et Anie.

— Si vous pouvez m'indiquer à l'avance l'heure de votre arrivée, dit
Barincq, j'enverrai une voiture vous attendre à Puyoo.

Cette insistance fit céder les hésitations du capitaine :

— Mardi, dit-il, je serai à Puyoo à 3 heures 55.

Comme il allait se retirer, après avoir salué madame Barincq et Anie,
Barincq lui tendit la main.

— A mardi.

Le capitaine rejoignit son compagnon.

C'était l'habitude de madame Barincq d'interroger sa fille sur toutes choses et sur tout le monde, ne se faisant une opinion qu'avec les impressions qu'elle recevait.

— Eh bien, demanda-t-elle aussitôt que le capitaine se fut éloigné de quelques pas, comment le trouves-tu ? Tu ne diras pas cette fois que tu ne l'as pas remarqué.

— Je le trouve très bien.

— Que vois-tu de bien en lui ? continua madame Barincq.

— Mais tout ; il est beau et il a l'air intelligent ; la voix est bien timbrée, les manières sont faciles et naturelles ; la physionomie respire la droiture et la franchise ; je ne connais pas de militaires, mais quand j'en imaginais un, d'après un type que j'arrangeais, il n'était ni autre ni mieux que celui-là ; ni vain, ni prétentieux, ni gonflé, ni vide.

— Es-tu satisfaite ? demanda Barincq à sa femme, si tu voulais un portrait, en voilà un.

— On dirait qu'il te fait plaisir.

— Pourquoi pas ? Non seulement le capitaine m'est sympathique, mais encore je le plains.

— La voix du sang.

— Pourquoi ne parlerait-elle pas ?

— Parce qu'il faudrait qu'elle fût inspirée par la certitude, et que cette certitude n'existe pas.

— Voilà précisément qui rend la situation intéressante.

Anie les interrompit :

— Ils reviennent, dit-elle, et il semble que c'est pour nous aborder.

— Que peut-il vouloir encore ? demanda madame Barincq.

Ils n'étaient plus qu'à quelques pas, tous deux en même temps mirent la main à leur chapeau, mais ce fut le capitaine qui prit la parole :

— Mon ami le baron d'Arjuzanx, dit-il, désire avoir l'honneur de vous être présenté.

— J'ai pensé que mon nom expliquerait et, jusqu'à un certain point, excuserait ce désir, dit le baron.

— Vous êtes le fils d'Honoré ? demanda Barincq.

— Précisément, votre camarade au collège de Pau, comme j'ai été celui de Sixte ; mon père m'a si souvent parlé de vous et en termes tels que j'ai cru que c'était un devoir pour moi de vous présenter mes hommages, ainsi qu'à madame et à mademoiselle de Saint-Christeau.

Ce fut madame Barincq qui répondit en invitant le baron à s'asseoir : des chaises furent apportées par le capitaine, un cercle se forma.

Le baron d'Arjuzanx parla de son père, Barincq de ses souvenirs de collège, et la conversation ne tarda pas à s'animer. Habitué de Biarritz, le baron connaissait tout le monde, et à mesure que les femmes défilaient devant eux pour entrer dans la mer ou remonter à leur cabines il les nommait, en racontant les histoires qui couraient sur elles : Espagnoles, Russes, Anglaises, Américaines, toutes y passèrent, et quand elles lui manquèrent il tira d'un carnet toute une série de petites épreuves obtenues avec un appareil instantané qui complétèrent sa collection. Si plus d'un modèle vivant prêtait à la plaisanterie, les photographies, en exagérant la réalité, avaient des aspects bien plus drôlatiques encore : il y avait là des Espagnoles dont les caoutchoucs dans lesquels elles s'enveloppaient rendaient la grosseur phénoménale, comme il y avait des Russes saisies au moment où elles sortaient rapidement de leurs chaises à porteur, d'une maigreur et d'une longueur invraisemblables.

— Je vois qu'il est bon d'être de vos amies, dit Anie.

— Il est des personnes qui n'ont pas besoin d'indulgence.

Ce fut madame Barincq qui répondit à ce compliment par son sourire le plus gracieux, fière du succès de sa fille.

Plusieurs fois le capitaine parut vouloir se lever, mais le baron ne répondit pas à ses appels, et resta solidement sur sa chaise, bavardant toujours, regardant Anie, se faisant inviter à Ourteau, et invitant lui-même M. et madame de Saint-Christeau à lui faire l'honneur de venir voir son vieux château de Seignos : avec de bons chevaux on pouvait faire le voyage dans la journée sans fatigue.

— Avez-vous lu le Capitaine Fracasse, mademoiselle ? demanda-t-il à
Anie.

— Oui.

— Eh bien, vous retrouverez dans ma gentilhommière plus d'un point de ressemblance avec celle du baron de Sigognac, quand ce ne serait que les deux tours rondes avec leurs toits en éteignoirs. A la vérité ce n'est pas tout à fait le château de la Misère, si curieusement décrit par Théophile Gautier, mais il n'y a que la misère qui manque ; pour le reste, vous vous reconnaîtrez : très conservateurs, les d'Arjuzanx, car il n'y a pas eu grand'chose de changé chez nous depuis Louis XIII. Et puis, vous verrez mes vaches.

— Ah ! vous avez des vaches ! Combien vous donnent-elles de lait en moyenne ? interrompit madame Barincq qui, à force d'entendre parler de lait, de beurre, de veaux, de vaches, de porcs, d'herbe, de maïs, de betteraves, s'imaginait avoir acquis des connaissances spéciales sur la matière.

Le baron se mit à rire :

— C'est de vaches de courses qu'il s'agit, non de vaches laitières.

— A Ourteau, continua Barincq, mes vaches nous donnent une moyenne de 1,500 litres.

— Vous êtes sur une terre riche, je suis sur une terre pauvre, aux confins de la Lande rase où la plaine de sable rougeâtre ne produit guère que des bruyères, des ajoncs, des genêts ou des fougères ; mais, si pauvres laitières qu'elles soient, elles ont cependant quelques mérites, et si vous voulez aller dimanche à Habas, qui est à une courte distance d'Ourteau, vous verrez ce qu'elles valent.

— Il y a des courses ? dit Barincq.

— Oui, et les vaches proviennent de mon troupeau.

— Certainement nous irons, dit madame Barincq avec empressement ; nous n'avons jamais vu de courses landaises, mais nous en avons assez entendu parler par mon mari pour avoir la curiosité de les connaître.

L'entretien se prolongea ainsi, allant d'un sujet à un autre, jusqu'à l'heure du dîner, et déjà le soleil s'abaissait sur la mer, découpant en une silhouette sombre les rochers de l'Atalaye, déjà la plage avait perdu son mouvement et son brouhaha, quand le baron se décida à se lever.

A peine s'était-il éloigné avec le capitaine que madame Barincq rapprocha vivement sa chaise de celle de sa fille :

— Tu sais que c'est un mari ? dit-elle.

— Qui ? demanda Anie.

— Qui veux-tu que ce soit, si ce n'est le baron d'Arjuzanx.

— Te voilà bien avec ton idée fixe de mariage, dit Barincq.

— Oh ! maman, si tu voulais ne pas t'occuper de mariage, continua Anie ; nous ne sommes plus à Montmartre, et nous n'avons plus à chercher un mari possible dans tout homme qui nous approche. Laisse-moi jouir en paix de cette liberté.

— Je ne peux pourtant pas former mes yeux à l'évidence, et il est évident que tu as produit une vive impression sur M. d'Arjuzanx. C'est cette impression qui l'a poussé à se faire présenter, c'est elle qui ne lui a pas permis de te quitter des yeux pendant tout cet entretien ; c'est elle enfin qui a amené les compliments fort bien tournés d'ailleurs qu'il t'a plusieurs fois adressés.

— De là à penser au mariage, il y a loin.

— Pas si loin que tu crois.

Cessant de s'adresser à sa fille ; elle se tourna vers son mari :

— Quelle est la fortune de M. d'Arjuzanx ?

— Je n'en sais rien.

— Quelle était celle du père ?

— Assez belle, mais embarrassée par une mauvaise administration.

— Et sa situation ?

— Des plus honorables ; les d'Arjuzanx appartiennent à la plus vieille noblesse de la vicomté de Tursan ; un d'Arjuzanx a été l'ami de Henri IV ; plusieurs autres ont marqué à la cour et à la guerre.

— Mais c'est admirable ! Nous irons dimanche aux courses d'Habas où certainement nous le rencontrerons. Et, puisque le capitaine Sixte vient mardi à Ourteau, nous le ferons causer sur son camarade.

III

Bien que madame Barincq, maintenant qu'elle était en possession de la fortune de son beau-frère, n'eût plus rien à craindre du capitaine, elle le regardait toujours comme un ennemi : trop longtemps elle l'avait appelé le bâtard et le voleur d'héritage pour pouvoir renoncer à ces griefs contre lui alors même qu'ils n'avaient plus de raison d'être ; pour elle il restait toujours le voleur d'héritage que pendant tant d'années elle avait redouté et maudit.

Mais le désir d'obtenir des renseignements sur le baron d'Arjuzanx le lui fit considérer à un point de vue différent, et amena chez elle un changement que les observations que son mari et sa fille ne lui épargnaient pas cependant en faveur du capitaine n'eussent jamais produit : puisqu'il devenait utile au lieu de rester dangereux, il était un autre homme.

Aussi quand il arriva le mardi, voulut-elle le recevoir elle-même ; et elle mit tant de bonne grâce à l'inviter à dîner, elle insista si vivement, elle trouva tant de raisons pour rendre toute résistance impossible, qu'il dut finir par accepter et ne pas persister dans un refus que sa situation personnelle envers la famille Barincq rendait particulièrement délicat.

Bien que de son côté il pût lui aussi les considérer comme des voleurs d'héritage, il n'avait, en toute justice, aucun reproche fondé à leur adresser, ni au mari, ni à la fille : ni l'un ni l'autre n'avait rien fait pour lui enlever cette fortune qui, pendant longtemps, avait été sienne : il n'y avait point eu de luttes entre eux ; la fatalité seule avait agi en vertu de mystérieuses combinaisons auxquelles personne n'avait aidé, et il ne pouvait pas, honnêtement, les rendre responsables d'être les instruments du hasard pas plus que d'être les complices de la mort. En réalité, le père était un brave homme pour qui on ne pouvait éprouver que de la sympathie, comme la fille était une très jolie et très gracieuse personne qu'il eût peut-être trouvée plus jolie et plus gracieuse encore, si sa condition d'officier sans le sou, lui eût permis de s'abandonner à ses idées. Les choses étant ainsi, convenait-il de s'enfermer dans une attitude raide qu'on pourrait prendre pour de la rancune, et de l'hostilité ? Il le crut d'autant moins qu'il n'éprouvait à leur égard ni l'un ni l'autre de ces sentiments ; désappointé qu'on n'eût pas retrouvé un testament qu'il connaissait, oui, il l'avait été, et même vivement, très vivement, car il n'était pas assez détaché des biens de ce monde pour supporter, impassible, une pareille déception ; mais fâché contre ceux qui recueillaient, à sa place, cette fortune, par droit de naissance, il ne l'était point, et ne voulait pas, conséquemment, qu'on pût supposer qu'il le fût.

Lorsqu'avec le secours de Manuel il eut emballé les objets qui lui appartenaient, il trouva, au bas de l'escalier, Barincq qui l'attendait.

— Vous plaît-il que, jusqu'au dîner, nous fassions une promenade dans les prés ? le temps est doux ; je vous montrerai mes travaux et mes bêtes.

Pendant cette promenade qui se prolongea, car Barincq était trop heureux de parler de ce qui le passionnait pour abréger ses explications, le capitaine n'eut pas un seul instant la sensation qu'il pouvait y avoir quelque chose d'ironique à lui montrer sa propriété améliorée : assurément l'affabilité avec laquelle on le recevait était sincère, comme l'était la sympathie qu'on lui témoignait ; cela il le voyait, il en était convaincu ; aussi, quand il s'assit à table, se trouvait-il dans les meilleures dispositions pour répondre aux questions que madame Barincq lui posa sur le baron et raconter ce qu'il savait de lui.

C'était au collège de Pau qu'ils s'étaient connus, gamins l'un et l'autre puisqu'ils étaient du même âge. Et déjà l'enfant montrait ce que serait l'homme : une seule passion, les exercices du corps, tous les exercices du corps. Dans ce genre d'éducation il avait accompli des prodiges dont le souvenir servirait longtemps d'exemple aux maîtres de gymnastique de l'avenir. Avec cela, bon garçon, franc, généreux, n'ayant qu'un défaut, la rancune : de même que ses tours de force étaient légendaires, ses vengeances l'étaient aussi. Entre eux il n'y avait jamais eu que d'amicales relations, et si, pendant le temps de leur internat, ils n'avaient pas vécu dans une intimité étroite, au moins étaient-ils toujours restés bons camarades jusqu'au départ de d'Arjuzanx qui avait quitté le collège avant la fin de ses classes. Pendant plus de douze ans, ils ne s'étaient pas vus, et ne s'étaient retrouvés qu'à l'arrivée du capitaine à Bayonne.

Ce que le baron promettait au collège, il l'avait tenu dans la vie, et aujourd'hui il réalisait certainement le type le plus parfait de l'homme de sport : tous les exercices du corps il les pratiquait avec une supériorité qui lui avait fait une célébrité ; l'escrime et l'équitation aussi bien que la boxe ; il faisait à pied des marches de douze à quinze lieues par jour pour son plaisir ; et il regardait comme un jeu d'aller de Bayonne à Paris sur son vélocipède. Cependant c'était la lutte romaine, la lutte à mains plates, qui avait surtout établi sa réputation, et il avait pu se mesurer sans désavantage, au cirque Molier, avec Pietro, qui est reconnu par les professionnels comme le roi des lutteurs. C'était la pratique constante de ces exercices et l'entraînement régulier qu'ils exigent qui lui avaient donné cette musculature puissante qu'on ne rencontre pas d'ordinaire chez les gens du monde. Pour s'entretenir en forme, il avait dans son château un ancien lutteur, un vieux professionnel précisément, appelé Toulourenc, autrefois célèbre, avec qui il travaillait tous les jours, et, d'une séance de lutte ou d'escrime, il se reposait par deux ou trois heures de cheval ou de course à pied.

Madame Barincq écoutait stupéfaite ; sa surprise fut si vive, qu'elle interrompit :

— Est-ce que la lutte à mains plates dont vous parlez est celle qui se pratique dans les foires ?

— C'est en effet cette lutte, ou plutôt c'était, car elle n'est plus maintenant, comme autrefois, réservée aux seuls professionnels, qui donnaient leurs représentations à Paris aux arènes de la rue Le Peletier ou dans les fêtes de la banlieue, et, dans le Midi, un peu partout ; des amateurs se sont pris de goût pour elle, quand les exercices physiques, pendant si longtemps dédaignés, ont été remis en faveur chez nous, et d'Arjuzanx est sans doute le plus remarquable de ces amateurs.

— Voilà qui est bizarre pour un homme de son rang.

— Pas plus que le trapèze ou le panneau du cirque pour certains noms des plus hauts de la jeune noblesse. En tout cas la lutte exige un ensemble de qualités qui ne sont pas à dédaigner : la force, la souplesse, l'agilité, l'adresse, la résistance, et une autre, intellectuelle celle-là, c'est-à-dire le sens de ce qui est à faire ou à ne pas faire.

— Vous parlez de la lutte comme si vous étiez vous-même un des rivaux de
M. d'Arjuzanx, dit Anie.

— Simplement, mademoiselle, comme un homme qui, pratiquant par métier quelques exercices du corps, sait la justice qu'on doit rendre à ceux qui arrivent à une supériorité quelconque dans l'un de ces exercices. D'ailleurs, il est certain que la lutte est celui de tous qui développe le mieux la machine humaine pour lui faire obtenir d'harmonieuses proportions et lui donner son maximum de beauté, tandis que les autres détruisent plus ou moins l'équilibre des proportions, en favorisant un organe au détriment de celui-ci ou de celui-là : voyez le tireur à l'épaule haute, et le jockey, ou simplement le cavalier aux jambes arquées ; et, d'autre part, voyez les athlètes de l'antiquité, qui ont servi de modèles à la statuaire et l'ont jusqu'à un certain point créée.

— J'avoue qu'à l'Hercule Farnèse je préfère l'Apollon du Belvédère, et surtout le Narcisse, dit Anie.

Tout cela étonnait madame Barincq, et ne répondait pas à ses préoccupations de mère, elle voulut donc préciser ses questions.

— Voilà un genre de vie qui doit coûter assez cher ? dit-elle.

— Je n'en sais rien, mais certainement il n'est pas ruineux comme une écurie de course, ou le jeu ; en tout cas, je crois que la fortune de d'Arjuzanx peut lui permettre ces fantaisies, et alors même qu'elles lui coûteraient cher, même très cher, cela ne serait pas pour l'arrêter, car il n'a aucun souci des choses d'argent.

Volontiers madame Barincq eût parlé du baron pendant tout le dîner, de son caractère, de ses relations, de sa fortune, de son passé, de son avenir ; mais Anie détourna la conversation, et sut la maintenir sur des sujets qui ne permettaient pas de revenir à M. d'Arjuzanx, et de laisser supposer au capitaine qu'elle s'intéressait à cette sorte d'enquête sur le compte d'un homme avec qui elle s'était rencontrée une fois.

L'obsession du mariage l'avait trop longtemps tourmentée pour qu'elle n'éprouvât pas un sentiment de délivrance à en être enfin débarrassée. Ç'avait été l'humiliation de ses années de jeunesse, de discuter avec sa mère la question de savoir si tel homme qu'elle avait vu ou devait voir pouvait faire un mari ; si elle lui avait plu ; s'il était acceptable ; les avantages qu'il offrait ou n'offrait point. Maintenant que la fortune lui donnait la liberté, elle ne voulait plus de ces marchandages. Qu'un mari se présentât, elle verrait si elle l'acceptait. Mais aller au devant de lui, c'était ce qu'elle ne voulait pas.

Et le soir même, après le départ du capitaine, elle s'expliqua là-dessus avec sa mère très franchement.

— Est-ce que bien souvent je n'ai pas pris des renseignements sur un jeune homme sans que tu t'en fâches ? dit celle-ci surprise.

— Les temps sont changés. C'est précisément parce que cela s'est fait que je ne veux plus que cela se fasse. Est-ce que le meilleur de la fortune n'est pas précisément de nous dégager des compromis de la misère ? riche d'argent, laisse-moi l'être de dignité.

Mais ces observations n'empêchèrent pas madame Barincq de persister dans son envie d'aller le dimanche aux courses d'Habas.

— Rencontrer M. d'Arjuzanx n'est pas le chercher, et nous n'avons pas de raison pour le fuir.

— Pourvu qu'on ne s'imagine pas que je suis une fille en peine de maris, c'est tout ce que je demande, et cela, je me charge de le faire comprendre sans qu'on puisse se tromper sur mes intentions.

IV

Habas, qui n'est qu'un village des Landes, a cependant des courses très suivies, et, le dimanche de juillet où elles ont lieu, c'est sur les routes qui aboutissent à son clocher une procession de voitures dans laquelle se trouvent représentés tous les genres de véhicules en usage dans la contrée ; le long des haies vertes festonnées de ronces et de clématites, sous le couvert des châtaigniers, les piétons se suivent à la file, les pieds chaussés d'espadrilles neuves, le béret rabattu sur les yeux en visière, le ventre serré dans une belle ceinture rouge ou bleue ; et si quelques femmes sont fières d'être coiffées du chapeau de paille à la mode de Paris, d'autres portent toujours le foulard de soie aux couleurs éclatantes qui donne l'accent du pays.

Quand le landau de la famille Barincq, après avoir traversé les rues pavoisées, s'arrêta devant l'auberge de la Belle-Hôtesse, il se produisit un mouvement de curiosité dans la foule : car, si les charrettes et même les carrioles à ânes étaient nombreuses, un landau était un événement dans le village.

Des éclats de cornet à piston et des ronflements d'ophicléide dominaient les rumeurs : c'était la fanfare qui, au loin, parcourait les rues en sonnant le rappel, et de partout on se dirigeait vers les arènes établies sur la place confisquée à leur profit. Construites en pin des landes dont les planches nouvellement débitées exsudaient sous les rayons d'un soleil de feu leurs dernières gouttes de résine en larmes blanches, elles répandaient dans l'air une forte odeur térébenthinée. Leur simplicité était tout à fait primitive : des gradins en bois brut, et c'était tout ; les premières avaient le soleil dans le dos, les petites places dans les yeux ; rien de plus, mais cette disposition était d'importance capitale dans un pays où ses rayons sont assez ardents pour faire accepter sans sourire la vieille image des flèches d'Apollon.

— Certainement, nous allons être rôtis, dit madame Barincq en s'installant au premier rang.

Après dix minutes elle était encore à chercher un moyen pour échapper à cette cuisson, quand le baron d'Arjuzanx parut à l'entrée de la tribune ; en le voyant se diriger de leur côté, elle ne pensa plus au soleil ni à la chaleur.

— Voilà le baron, dit-elle à Anie.

— Ne comptais-tu pas sur lui ?

Quand les premiers mots de politesse furent échangés, Anie, fidèle à son idée, tint à bien marquer qu'elle n'était pas venue pour le rencontrer :

— Mon père nous a si souvent parlé des courses landaises, dit-elle, que nous avons voulu profiter de la première occasion qui s'offrait à courte distance, pour en voir une.

— Et vous êtes bien tombée, répondit-il, en choisissant Habas. La journée sera, je le crois, intéressante : les bêtes sont vives, et les écarteurs comptent parmi les meilleurs que nous ayons : Saint-Jean, Boniface, Omer, et aussi le Marin et Daverat, qui sont plutôt sauteurs qu'écarteurs, mais qui vous étonneront certainement par leur souplesse.

— Il y a une différence entre un écarteur et un sauteur ? demanda madame
Barincq.

— L'écarteur attend de pied ferme la bête qui se précipite sur lui, et au moment où elle va l'enlever au bout de ses cornes, il tourne sur lui-même et la vache passe sans le toucher : il l'a écartée ou plus justement il s'est écarté d'elle. Le sauteur attend aussi la bête comme l'écarteur ; mais, au lieu de se jeter de côté, il saute par-dessus. Vous allez voir Daverat exécuter ce saut les pieds liés avec un foulard, ou fourrés dans son béret qu'il ne perdra pas en sautant. Si intéressants que soient ces sauts qui montrent l'élasticité des muscles, pour nous autres landais, ils ne valent pas un bel écart : le saut est fantaisiste, l'écart est classique.

— Pensez-vous que le capitaine Sixte assiste à ces courses ? demanda madame Barincq qui se souciait peu de ces distinctions qu'elle avait cependant provoquées.

— Je ne crois pas ; ou plutôt, pour être vrai, je n'en sais rien du tout.

— Je regretterai son absence ; nous avons eu le plaisir de le garder à dîner cette semaine, c'est un homme aimable.

— Un brave et honnête garçon, très droit, très franc.

— Je comprends que mon beau-frère se soit pris pour lui d'une vive affection, continua madame Barincq, curieuse d'obtenir des renseignements sur les relations qui avaient existé entre le capitaine et celui qu'on lui donnait pour père.

Mais le baron, qui ne voulait pas se laisser attirer sur ce terrain, se contenta de répondre par un sourire vague.

— Cependant, si vive que soit l'amitié, poursuivit madame Barincq, elle ne peut pas aller jusqu'à supprimer les liens de famille.

Le baron accentua son sourire.

— Aussi puis-je difficilement admettre que le capitaine ait cru, comme on a dit, qu'il serait l'héritier de M. de Saint-Christeau.

Comme le baron ne répondait pas, elle insista :

— Pensez-vous que telle ait été son espérance ?

— Je n'ai aucune idée là-dessus. Sixte ne m'en a jamais parlé, et bien entendu je ne lui en ai pas parlé moi-même. Tout ce que je puis affirmer, c'est que Sixte n'est pas du tout un homme d'argent ; et si, comme on le dit, il a pu avoir certaines espérances de ce côté, ce que j'ignore d'ailleurs, je suis convaincu que leur perte ne l'aura touché en rien : il est au-dessus de ces choses.

— Il me semble, interrompit Anie pour détourner l'entretien, que s'il est tel que vous le représentez, il réunit en lui les qualités avec lesquelles on fait le type du parfait soldat.

— Mon Dieu, oui, mademoiselle ; seulement, si ce type était vrai hier, il n'est plus tout à fait aussi vrai aujourd'hui.

— Je ne comprends pas bien.

— C'est que, ne vivant pas dans le monde militaire, vous ne suivez pas les changements qui sont en train de s'y accomplir. Il y a quelques années, l'indifférence pour l'argent était à peu près la règle générale chez l'officier, comme le mariage était l'exception ; et, à cette époque, le désintéressement entrait pour une bonne part dans le type de ce parfait soldat qui alors ne mettait pas ses satisfactions et ses ambitions dans la fortune. Mais le mariage, maintenant si fréquent dans l'armée, a changé ces mœurs. En se voyant demandé par les familles riches, et même poursuivi, l'officier a accordé à l'argent une importance qui n'existait pas pour ses devanciers ; et ils ne sont pas rares aujourd'hui ceux qui répondent, lorsqu'on leur parle d'une jolie fille : « Ça apporte ? » La fortune, en s'introduisant dans les régiments, a créé des besoins, et, par conséquent, des exigences qu'on ne soupçonnait pas il y a vingt ans. Sixte, bien que jeune, n'appartient pas à ce nouveau type, qui tend de plus en plus à remplacer l'ancien, et qui, d'ici peu de temps, aura complètement changé l'esprit et les mœurs de l'armée ; et bien que capitaine de cavalerie, bien que breveté, ce qui double sa valeur marchande, je suis sûr que, s'il se marie jamais, la fortune ne sera pour lui que l'accessoire.

— Alors, c'est tout à fait un héros ? dit Anie.

— Tout à fait.

— On peut donc admettre, continua madame Barincq, revenant à son idée, que la perte de l'héritage de M. de Saint-Christeau ne lui a pas été trop douloureuse ?

— On peut le croire.

Et, comme les écarteurs faisaient leur entrée dans l'arène, il profita de cette diversion pour n'en pas dire davantage : la fanfare jouait avec rage, des fusées éclataient, la foule poussait des clameurs de joie ; ce n'était plus le moment des conversations à mi-voix, et il ne pouvait plus guère s'occuper que des écarteurs en les nommant à Anie à mesure qu'ils passaient avec des poses théâtrales, largement espacés, graves, cérémonieux, comme il convient à des personnages que porte la faveur de la foule. Comment celui-ci, élégant et gracieux dans sa veste de velours bleu, était cordonnier ; et celui-là, de si noble tournure, tonnelier !

Le défilé terminé, le spectacle commence aussitôt. C'est sous la tribune dans laquelle ils ont pris place que les bêtes sont parquées, chacune dans sa loge ; une porte s'ouvre et une vache s'élance sur la piste d'un trot allongé, ardente, impatiente, battant de sa queue ses flancs creux ; sans une seconde d'hésitation elle fond sur le premier écarteur qu'elle aperçoit ; il l'attend ; et, quand arrivant sur lui elle baisse la tête pour l'enlever au bout de ses cornes fines, il tourne sur lui-même, et elle passe sans l'atteindre ; l'élan qu'elle a pris est si impétueux que ses jarrets fléchissent, mais elle se redresse aussitôt et court sur un autre, puis sur un troisième, un quatrième, au milieu des applaudissements qui s'adressent autant aux hommes qu'à la vaillance de la bête.

L'intérêt de ces courses, c'est que l'homme et la bête se trouvent en face l'un de l'autre, sur le pied d'une égalité parfaite ; point de picador pour fatiguer le taureau ; point de chulos avec leurs banderilleros pour l'exaspérer ; point de muleta pour l'étourdir et derrière sa soie rouge éblouissante préparer une surprise ; l'homme n'a d'aide à attendre que de son sang-froid, son coup d'œil, son courage et son agilité ; la bête n'a pas de traîtrise à craindre : au plus fort des deux, c'est un duel.

Il arriva un moment où l'entrain des écarteurs faiblit ; la chaleur était lourde, des nuages d'orage montaient du côté de la mer sans voiler encore le soleil qui tombait implacable dans l'arène surchauffée ; la fatigue commençait à peser sur les plus vaillants, qui précisément, parce qu'ils ne s'étaient pas ménagés, se disaient sans doute que c'était aux autres à donner, et ils s'attardaient volontiers à causer avec leurs amies des tribunes, en s'appuyant nonchalamment aux planches du pourtour, au lieu de se tenir au milieu de l'arène, prêts à provoquer les attaques. A ce moment une vache lâchée sur la piste ne trouva personne devant elle : c'était une petite bête maigre, nerveuse, au pelage roux truité de noir, au ventre avalé, n'ayant pas plus de mamelle qu'une génisse de six mois ; sa tête fine était armée de longues cornes effilées comme une baïonnette. A sa vue il s'éleva une clameur qui disait la réputation :

— La Moulasse !

Elle ne trompa pas les espérances que ses amis mettaient en elle : voyant les écarteurs espacés çà et là le long du pourtour, elle se rua sur le premier qu'elle crut pouvoir atteindre et en quelques secondes elle eut fait le tour de l'arène, cassant les planches à grands coups de cornes, et forçant ainsi ses adversaires à escalader les tribunes au plus vite, à la grande joie du public qui poussait des huées moqueuses ; cela fait, elle revint au milieu de la piste et se mit à creuser la terre qui sous ses sabots nerveux volait autour d'elle.

— Saint-Jean ! Boniface ! criait la foule, chacun provoquant celui des écarteurs qu'il préférait.

Mais aucun ne parut pressé de descendre : Saint-Jean regardant Boniface qui regardait Omer.

— A toi !

— Non, à toi !

En voyant cette débandade, Anie s'était mise à rire :

— Je n'ai jamais autant que maintenant admiré l'agilité des Landais, dit-elle.

C'était à son père qu'elle adressait ces quelques mots, le baron les arrêta au passage :

— Permettez-moi de me réclamer de ma nationalité, dit-il en saluant.

Avant qu'elle eut compris ces paroles bizarres, il appuya les deux mains sur le rebord de la tribune, et d'un bond il sauta dans l'arène.

Il y eut un mouvement de surprise, mais presqu'aussitôt un cri immense s'éleva ; on l'avait reconnu, et on l'acclamait.

— Le baronne !

Ce n'était plus un acteur ordinaire qui allait provoquer la Moulasse, c'était le baron, que tout le monde connaissait, et l'espoir de voir cette lutte allumait un délire de joie.

— Le baronne ! le baronne !

Hommes, femmes, enfants, tout le monde s'était levé, gesticulait, curieux, enthousiasmé ; les regards faisaient balle sur lui, l'on restait les yeux écarquillés, la bouche ouverte, dans l'attente de ce qui allait se passer.

Vivement il était venu se placer en face de la Moulasse, mais sans cependant se rapprocher trop d'elle, de façon à la voir venir ; le veston boutonné et serré à la taille, son chapeau jeté au loin, il leva les deux bras droit au-dessus de sa tête et d'un claquement de langue provoqua la vache.

Instantanément elle fondit sur lui : l'attention était frénétique ; on ne respirait plus ; dans le silence on n'entendait que le trot rapide de la vache sur le sable ; elle arrivait. Le baron n'avait pas bougé et la tenait dans ses yeux. Elle baissa la tête. Il tourna sur ses talons, et elle passa en l'effleurant. Mais c'était une bête expérimentée ; au lieu de s'abandonner à son élan, elle se jeta brusquement de côté et revint sur le baron qui l'écarta une seconde fois, puis une troisième, toujours avec la même justesse, la même sûreté.

La fatigue et la nonchalance des écarteurs s'étaient miraculeusement envolées quand ils avaient vu le baron tomber dans l'arène, et tous en même temps ils s'y étaient abattus : provoquée de divers côtés, la Moulasse se jeta sur eux, et le baron put remonter à sa tribune pour reprendre sa place à côté d'Anie, tandis que la foule l'acclamait avec des trépignements qui menaçaient de faire écrouler le cirque sous les battements de pieds.

— Quelle émotion vous nous avez donnée ! dit madame Barincq en le complimentant.

— Je regrette de n'avoir pas eu le temps de vous affirmer que je ne courais aucun danger, dit-il simplement, avec une entière sincérité.

Une clameur lui coupa la parole, la Moulasse venait de surprendre un écarteur et elle le secouait au bout de ses cornes engagées dans la ceinture qui le serrait à la taille ; on se jeta sur elle, et il retomba sur ses pieds pour se sauver en boîtant.

— Vous voyez, dit madame Barincq, le premier moment d'émoi calmé.

— C'est un maladroit.

— Crois-tu maintenant que M. d'Arjuzanx tienne à te plaire ? dit madame Barincq à sa fille, lorsqu'après la course ils se retrouvèrent tous les trois installés dans leur landau.

— En quoi ?

— En sautant dans l'arène pour te montrer son courage.

— Cela ne m'a pas plu du tout.

— Tu as eu peur ?

— Pas assez pour ne pas trouver qu'il était peu digne d'un homme de son rang de s'offrir ainsi en spectacle.

V

Anie, qui tous les matins donnait régulièrement quelques heures à la peinture, de son lever au déjeuner, travaillait volontiers dans l'après-midi avec son père, et c'était pour elle un plaisir de faner les foins qu'on fauchait dans les prairies et dans les îles du Gave : sa fourche à la main, elle épandait son andain sans rester en arrière ; et le soir venu, quand on chargeait l'herbe séchée sur les chars, elle apportait bravement son tas aussi lourd que celui des autres faneuses.

Ces goûts champêtres fâchaient sa mère qui les trouvait peu compatibles avec la dignité d'une châtelaine comme elle trouvait le soleil malsain et dangereux ; n'est-ce pas lui qui est le père de tous nos maux, des insolations, des fluxions de poitrine et des taches de rousseur ? Pour se préserver de ces dangers, elle prenait toutes sortes de précautions, mais sans pouvoir les imposer, comme elle l'eût voulu, à sa fille, qui n'acceptait les grands chapeaux de paille, les voiles de gaze et les gants montant jusqu'au coude que pour les abandonner à la première occasion.

Par contre, ces goûts et cette liberté d'allures faisaient la joie de son père qui dès sa première enfance avait passionnément aimé le travail des champs, labourant aussitôt que ses bras avaient été assez longs pour tenir les emmanchons, fauchant aussitôt qu'on lui avait permis de toucher à une faulx, conduisant les bœufs, montant les chevaux, ébranchant les hauts arbres, abattant les taillis avec passion. Quel délassement, après tant d'années de vie de bureau, enfermée, étouffée, misérable, de se retrouver enfin en plein air, dans une atmosphère parfumée par les foins, les yeux charmés par la vue des choses aimées, ses bêtes, ses récoltes, tout cela dans un beau cadre de verdure que fermait au loin l'horizon changeant de la montagne dont il avait si longtemps rêvé sans espérer le revoir avant de mourir.

Levé le premier dans la maison, il commençait sa journée par la surveillance de la traite des vaches dans les étables ; puis, tout son personnel mis en train, il montait un bidet au trot doux et s'en allait inspecter les défrichements qu'il faisait exécuter pour transformer en prairies les vignes épuisées et les touyas. Cette course était longue, non seulement parce qu'il ne poussait pas son cheval dans ces chemins accidentés, mais encore parce qu'il s'arrêtait à chaque instant pour causer avec les paysans qu'il apercevait au travail dans leurs champs, ou qui, lentement, cheminaient à côté de lui. Il les interrogeait, les écoutait : étaient-ils satisfaits de leur récolte ? Et des discussions s'engageaient sur les modes de culture employés par eux, ainsi que ceux qu'il leur conseillait pour augmenter les produits de leurs terres ; ne se fâchant jamais de se heurter à la routine, s'efforçant au contraire avec patience et douceur, par des raisonnements à leur portée, de les amener à comprendre ses explications.

Au retour, il ne manquait jamais de longer le Gave sous le couvert des grands arbres, certain de rencontrer Anie, tantôt dans un coin frais, tantôt dans un îlot, en train d'achever une étude d'après nature, ce qu'elle appelait ses Corot. Comme elle dormait lorsqu'il avait quitté, le château, ils ne s'étaient pas vus encore de la journée ; arrivé près d'elle, il descendait de cheval ; elle, de son côté, quittait son pliant pour venir à lui, et ils s'embrassaient :

— Tu as bien dormi ?

— Et toi, mon enfant ?

Après avoir attaché la bride de son cheval à une branche, il regardait son tableau en lui faisant ses observations et ses compliments. A la vérité, les compliments l'emportaient de beaucoup sur les critiques, car il suffisait qu'elle eût mis la main à quelque chose pour que cette chose devint admirable à ses yeux. S'il avait été habitué à un dessin plus serré et plus sévère que celui dont elle se contentait, il se disait qu'à son âge on est vieux jeu, tandis qu'elle était certainement dans le train ; il n'avait jamais été qu'un pauvre diable de manœuvre, elle était une artiste ; dans ces conditions, comment n'eût-il pas repoussé les objections qui se présentaient à son esprit !

— Certainement, tu as raison, disait-il en manière de conclusion, l'impression donnée est bien celle que tu as voulu rendre.

Et il remontait à cheval pour surveiller l'expédition du beurre qu'on avait battu en son absence, ou celle des cochons qu'on ne faisait pas sortir de la porcherie ou qu'on n'emballait pas en voiture sans qu'il y eût de terribles cris poussés malgré les précautions qu'on prenait pour les toucher.

C'était seulement après le déjeuner qu'il se trouvait libre et pouvait, si l'envie lui en prenait, s'en aller travailler aux foins avec Anie.

Comme il était fier, lorsqu'il la voyait vaillante à l'ouvrage, sans plus craindre le soleil qu'une ondée, affable avec les ouvriers, bonne avec les femmes, familière avec les enfants, se faisant aimer de tous !

Comme il était heureux quand, à l'heure du goûter, ils s'asseyaient tous deux à l'ombre d'un tilleul ou au pied d'une haie et mangeaient en bavardant la collation qu'on leur apportait du château : un morceau de pain avec un fruit ou bien une tartine de beurre mouillée d'un verre de vin blanc du pays et d'eau fraîche.

C'était le meilleur moment de sa journée, alors que, cependant, il en avait tant de bons, celui de l'intimité, des tête-à-tête, où tout peut se dire dans l'épanchement d'une tendresse partagée.

On causait à bâtons rompus du présent, du passé et aussi quelquefois de l'avenir, mais beaucoup moins de l'avenir que du passé, en gens heureux qui n'ont pas besoin d'échapper aux tristesses de ce qui est pour se réfugier, en imagination, dans ce qui sera peut-être un jour.

On s'examinait aussi : le père en se demandant si, comme le disait sa femme, il n'imposait pas à Anie une fatigue dangereuse pour sa beauté, sinon pour sa santé ; la fille, en suivant sur le visage de son père et dans son attitude les changements qui s'étaient produits en lui depuis leur installation à Ourteau, et qui se manifestaient par son air de vigueur et de bien-être, comme aussi par la sérénité de son regard.

Et souvent son premier mot, lorsqu'elle s'asseyait près de lui, était pour le complimenter :

— Tu sais que tu rajeunis ?

— Comme toi tu embellis ? Mais n'en doit-il pas être ainsi pour nous ? Quand, pendant de longues années, on a vécu d'une façon absurde qui semble savamment combinée pour dévorer la vie au tirage forcé, n'est-il pas logique que le jour où l'on se conforme aux lois de la nature, l'organisme qui n'a pas éprouvé de trop graves avaries se repose tout seul et reprenne son fonctionnement régulier ? Voilà pourquoi je suis si heureux de te voir accepter ces exercices un peu violents et ces fatigues qui ont manqué à ta première jeunesse ; sois certaine que la médecine fera un grand pas le jour où elle ordonnera les bains de soleil et défendra les rideaux et les ombrelles.

— Ils m'amusent, ces exercices.

— N'est-ce pas ?

— Il me semble que ça se voit.

— Je veux dire que tu ne regrettes pas l'existence que je vous impose.

— Je m'y suis si bien et si vite habituée que je n'en vois pas d'autre qu'on puisse prendre quand on a la liberté de son choix.

— Quelle différence entre aujourd'hui et il y a quelques mois !

— C'est en faisant cette comparaison que je me suis bien souvent demandé si les pauvres êtres courageux, mais aussi très malheureux qui acceptaient cette misère étaient vraiment les mêmes que ceux qui habitent ce château ?

— Ne pense plus au passé.

— Pourquoi donc ? N'est-ce pas précisément le meilleur moyen pour apprécier la douceur de l'heure présente ? Ce n'est pas seulement quand je suis assise, comme en ce moment, avec cette vue incomparable devant les yeux, au milieu de cette belle campagne, respirant un air embaumé, m'entretenant librement avec toi, que je sens tout le charme de la vie heureuse qu'un coup de fortune nous a donnée ; c'est encore quand, dans la tranquillité et l'isolement du matin, je travaille à une étude et que je compare ce que je fais maintenant à ce que je faisais autrefois et surtout aux conditions dans lesquelles je le faisais, avec les luttes, les rivalités, les intrigues, les fièvres de l'atelier ; si je t'avais conté mes humiliations, mes tristesses, mes journées de rage et de désespoir, comme tu aurais été malheureux !

— Pauvre chérie !

— Je ne te dis pas cela pour que tu me plaignes, d'autant mieux que l'heure des plaintes est passée ; mais simplement pour que tu comprennes le point de vue auquel j'envisage le bonheur que nous devons à l'héritage de mon oncle. Et ces comparaisons je les fais pour toi comme pour moi ; pour l'atelier Julian, comme pour les bureaux de l'Office cosmopolitain où tu avais à subir les stupidités de M. Belmanières et l'arrogance de M. Chaberton. Hein ! si nous étions rejetés, toi dans ton bureau, maman rue de l'Abreuvoir, moi à l'atelier.

— Veux-tu bien te taire !

— Pourquoi ? Il n'y a rien d'effrayant à imaginer des catastrophes qui ne peuvent pas nous atteindre ; au contraire. Et nous pouvons nous moquer de celle-là, je pense.

— Assurément.

— Quand même tes travaux ne rendraient pas tout ce que tu attends d'eux…

— Ils le rendront, et au delà de ce que j'ai annoncé ; l'expérience de ce que j'ai obtenu garantit ce que nous obtiendrons dans quelques années.

— Quand même nous en resterions où nous sommes, nous n'avons rien à craindre de la fortune ; et j'espère bien que si je me marie…

— Comment ! si tu te maries !

— J'espère bien que, si je me marie, tu prendras des précautions telles que je ne puisse jamais retomber dans la misère.

— Sois tranquille.

— Je le suis ; et c'est pour cela précisément que je ris de catastrophes qui sont purement romanesques : malheureux, on aime les romans gais qui finissent bien ; heureux, les romans tristes.

VI

Une après-midi qu'ils s'entretenaient ainsi à l'abri d'un bouquet de saules dont les racines trempaient dans le Gave, tandis qu'autour d'eux çà et là au caprice des amitiés, faneurs et faneuses goûtaient, et que les bœufs attelés aux chars sur lesquels on allait charger le foin plongeaient goulûment leur mufle dans l'herbe séchée, ils virent au loin Manuel, accompagné d'une personne qu'ils ne reconnurent pas tout d'abord, se diriger de leur côté à travers le pré tondu ras.

— Voilà Manuel qui te cherche, dit Anie.

— Qui est avec lui ?

— Costume gris, chapeau melon, ça ne dit rien ; pourtant la démarche ressemble à celle de M. d'Arjuzanx… c'est bien lui ; comme maman en rentrant va être fâchée de ne pas s'être trouvée au château pour le recevoir !

Quand le baron les aperçut, il renvoya le valet de chambre et s'avança seul.

Anie s'était levée.

— Tu ne t'en vas pas ?

— Pourquoi m'en irais je ?

— Pour que le baron ne te surprenne pas dans cette tenue.

— Crois-tu que si j'avais souci de ma tenue je travaillerais avec tes faneurs ?

Des brins de foin étaient accrochés à ses cheveux ainsi qu'à sa blouse de toile bleue ; elle ne prit même pas la peine de les enlever.

Quand les paroles de politesses eurent été échangées avec le baron, tout le monde se rassit sur l'herbe.

— Me pardonnez-vous de vous déranger ainsi ? dit d'Arjuzanx.

— Mais vous ne nous dérangez nullement ; les bras de ma fille pas plus que les miens ne sont indispensables à la rentrée de nos foins.

— Au moins s'y emploient-ils.

— Je trouve très amusant de jouer à la paysanne, dit Anie.

— Vous aimez la campagne, mademoiselle ?

— Je l'adore.

Le baron parut ravi de cette réponse.

L'entretien continua ; puis il languit ; le baron paraissait préoccupé, peut-être même embarrassé ; en tout cas, il ne montrait pas son aisance habituelle ; alors Anie s'éloigna sous prétexte d'un ordre à donner, et rejoignit les faneuses qui avaient repris le travail.

Pendant plus d'une heure elle vit son père et le baron marcher à travers la prairie, allant jusqu'aux jardins, puis revenant sur leurs pas, et comme le terrain était parfaitement plane sans aucune touffe d'arbuste, elle pouvait suivre leurs mouvements : ceux du baron étaient vifs, démonstratifs, passionnés ; ceux de son père, réservés ; évidemment, l'un parlait et l'autre écoutait.

Plusieurs fois, en les voyant revenir, elle crut que cette longue conversation avait pris fin, et que le baron voulait lui faire ses adieux, mais toujours ils repartaient et les grands gestes continuaient.

A la fin, cependant, ils se dirigèrent vers elle de façon à ce qu'elle ne pût pas se tromper ; alors elle alla au-devant d'eux ; cette fois c'était bien pour prendre congé d'elle.

Lorsqu'il eut disparu au bout de la prairie, Barincq dit à sa fille de laisser là sa fourche et de l'accompagner, mais ce fut seulement quand il n'y eut plus d'oreilles curieuses à craindre qu'il se décida à parler :

— Sais-tu ce que voulait M. d'Arjuzanx ?

— Te parler de choses sérieuses, si j'en juge par sa pantomime.

— Te demander en mariage.

— Ah !

— C'est tout ce que tu me réponds ?

— Je ne peux pas te dire que je suis profondément surprise de cette demande, ni que j'en suis ravie, ni que j'en suis fâchée, alors je dis : ah ! pour dire quelque chose.

— Il ne te plaît point ?

— Je serais fâchée de sa demande.

— Il te plaît ?

— J'en serais heureuse.

— Alors ?

— Alors veux-tu répondre à mes questions, au lieu que je réponde aux tiennes ?

Il fit un signe affirmatif.

— Avant tout, dis-moi si la question d'intérêt a été abordée entre vous.

— Elle l'a été.

— Sur quelle dot compte-t-il ?

— Il n'en demande pas.

— Mais il en accepte une ?

— C'est-à-dire…

— Laquelle ?

— Ne crois pas que c'est pour ta fortune que le baron veut t'épouser : c'est pour toi ; c'est parce que tu as produit sur lui une profonde impression ; c'est parce qu'il t'aime, je te rapporte ses propres paroles.

— Rapporte-moi aussi celles qui s'appliquent à la fortune.

— Pourquoi cette défiance ?

— Parce que je ne veux épouser qu'un homme qui m'aimera, et qui ne cherchera pas une affaire dans notre mariage. C'est bien le moins que notre fortune me serve à me payer ce mari-là.

— Précisément, le baron me paraît être ce mari.

— Alors répète.

Si tu veux vivre à la campagne, son revenu, qui est d'une quarantaine de mille francs, lui permet de t'assurer une existence facile, sinon large et heureuse. Mais si la campagne ne te suffit pas, et si tu veux Paris une partie de l'année, c'est à nous de te donner une dot, celle que nous voudrons, qui te permette de faire face aux dépenses de la vie parisienne pendant trois mois, six mois, le temps que tu fixeras toi-même d'après ton budget. Là-dessus il s'en remet à toi, et à nous. Est-ce le langage d'un homme qui cherche une affaire ? Je te le demande.

Au lieu de répondre, elle continua ses questions :

— De loin je vous observais de temps en temps, et j'ai vu qu'il parlait beaucoup, tandis que toi, tu écoutais ; cependant tu as dit quelque chose.

— Sans doute.

— Qu'as-tu dit ?

— Que je devais consulter ta mère, et que je devais te consulter toi-même.

— Je pense qu'il a trouvé cela juste.

— Parfaitement. Cependant il a insisté, sinon pour avoir une réponse immédiate, au moins pour arranger les choses de façon à ce que cette réponse ne soit point dictée par la seule inspiration. Pour cela il demande que nous allions passer quelquefois la journée du dimanche à Biarritz, où nous le rencontrerons, comme par hasard, et vous pourrez vous connaître. Ce sera seulement quand cette connaissance sera faite, que tu te prononceras.

— As-tu accepté cet arrangement ?

— Il aurait dépendu de moi seul que je l'aurais accepté, car il me paraît raisonnable, Biarritz étant un terrain neutre où l'on peut se voir, sans que ces rencontres plus ou moins fortuites aient rien de compromettant qui engage l'avenir ; cependant cette fois encore j'ai demandé à vous consulter, ta mère et toi. Pouvais-je promettre d'aller à Biarritz, si au premier mot tu m'avais dit que le baron t'était répulsif ?

— Il ne me l'est pas ; et je suis disposée à croire comme toi que la dot n'est pas ce qu'il cherche dans ce mariage.

— Alors ?

— Je ne demande pas mieux que d'aller à Biarritz le dimanche, mais à cette condition qu'il sera bien expliqué et bien compris que cela ne m'engage à rien. Depuis que nous parlons de M. d'Arjuzanx, je fais mon examen de conscience, et je ne trouve en moi qu'une parfaite indifférence à son égard. Ce sentiment, qui, à vrai dire, n'en est pas un ni dans un sens ni dans un autre, changera-t-il quand je le connaîtrai mieux ? C'est possible. Mais sincèrement je n'en sais rien.

— Laissons faire le temps.

— C'est ce que je demande.

VII

Pendant quatre dimanches Anie avait vu le baron à Biarritz, mais ses sentiments n'avaient changé en rien : elle en était toujours à l'indifférence, et quand sa mère, quand son père l'interrogeaient, sa réponse restait la même :

— Attendons.

— Qui te déplaît en lui ?

— Rien.

— Alors ?

— Pourquoi ne me demandes-tu pas ce qui me plaît en lui ?

— Je te le demande.

— Et je te fais la même réponse : rien. Dans ces conditions je ne peux dire que ce que je dis : attendons.

Madame Barincq, qui désirait passionnément ce mariage, et trouvait toutes les qualités au baron, s'exaspérait de ces réponses :

— Crois-tu que cette attente soit agréable pour ce brave garçon ?

— Que veux-tu que j'y fasse ? si elle lui est trop cruelle, qu'il se retire.

— Au moins est-elle mortifiante pour lui ; crois-tu qu'il n'a pas à souffrir de ta réserve, quand ce ne serait que devant le capitaine ?

— J'espère qu'il n'a pas pris le capitaine pour confident de ses projets ; s'il l'a fait, tant pis pour lui.

Accepterait-elle, refuserait-elle le baron ? c'était ce que le père et la mère se demandaient, et, comme ils désiraient autant l'un que l'autre ce mariage, ils prenaient leurs dispositions pour le jour où ils auraient à traiter les questions d'affaires et à fixer la dot.

Puisque le baron avait quarante mille francs de rente, ils voulaient que leur fille en eût autant, c'était leur réponse à son désintéressement.

Mais, si ces quarante mille francs devaient leur être faciles à payer annuellement, ce ne serait que quand les améliorations apportées à l'exploitation du domaine produiraient ce qu'on attendait d'elles, c'est-à-dire quand les terres défrichées seraient toutes transformées en prairies, ce qui exigerait trois ans au moins. En attendant, où trouver ces quarante mille francs ?

C'était la question que Barincq étudiait assez souvent, en cherchant quelles parties de son domaine il pourrait donner en garanties pour un emprunt.

Un jour qu'il se livrait à cet examen dans son cabinet, qui avait été celui de son frère, il tira les divers titres de propriété se rapportant aux pièces de terre qu'il avait en vue, et se mit à les lire en notant leurs contenances.

Pour cela il avait ouvert tous les tiroirs de son bureau, voulant faire un classement qui le satisfît mieux que celui adopté par son frère.

Comme il avait complètement tiré un de ces tiroirs, il aperçut une feuille de papier timbré, qui avait dû glisser sous le tiroir. Il la prit, et, comme au premier coup d'œil il reconnut l'écriture de son frère, il se mit à la lire.

« Je, soussigné, Gaston-Félix-Emmanuel Barincq (de Saint-Christeau), demeurant au château de Saint-Christeau, commune de Ourteau (Basses-Pyrénées) — déclare, par mon présent testament et acte de dernière volonté, donner et léguer, comme en effet je donne et lègue, à M. Valentin Sixte, lieutenant de dragons, en ce moment en garnison à Chambéry, la propriété de tous les biens, meubles et immeubles, que je posséderai au jour de mon décès. A cet effet, j'institue mon dit Valentin Sixte mon légataire à titre universel. Je veux et entends qu'en cette qualité de légataire mon dit Valentin Sixte soit chargé de payer à mon frère Charles-Louis Barincq, demeurant à Paris, s'il me survit, et à sa fille Anie Barincq, une rente annuelle de six mille francs, ladite rente incessible et insaisissable. Je nomme pour mon exécuteur testamentaire la personne de maître Rébénacq notaire à Ourteau, sans la saisine légale, et j'espère qu'il voudra bien avoir la bonté de se charger de cette mission. Tel est mon testament, dont je prescris l'exécution comme étant l'ordonnance de ma dernière volonté.

Fait à Ourteau le lundi onze novembre mil huit cent quatre-vingt-quatre. Et après lecture j'ai signé.

GASTON BARINCQ. »

VIII

Il avait lu sans s'interrompre, sans respirer, courant de ligne en ligne ; mais dès les premières, au moment où il commençait à comprendre, il avait été obligé de poser sur son bureau la feuille de papier, tant elle tremblait entre ses doigts.

C'était un coup d'assommoir qui l'écrasait.

Après quelques minutes de prostration, il recommença sa lecture, lentement cette fois, mot à mot :

« Je donne et lègue à monsieur Valentin Sixte… la propriété de tous les biens, meubles et immeubles, que je posséderai au jour de mon décès. »

Évidemment, ce testament était celui que son frère avait déposé au notaire Rébénacq, et ensuite repris ; la date le disait sans contestation possible.

Pas d'hésitation, pas de doute sur ce point : à un certain moment, celui qu'indiquait la date de ce testament, son frère avait voulu que le capitaine fût son légataire universel ; et il avait donné un corps à sa volonté, ce papier écrit de sa main.

Mais le voulait-il encore quelques mois plus tard ? et le fait seul d'avoir repris son testament au notaire n'indiquait-il pas un changement de volonté ?

Il avait un but en reprenant ce testament ; lequel ?

Le supprimer ?

Le modifier ?

Chercher en dehors de ces deux hypothèses paraissait inutile, c'était à l'une ou l'autre qu'on devait s'arrêter ; mais laquelle avait la vraisemblance pour elle, la raison, la justice et la réunion de diverses conditions d'où pouvait jaillir un témoignage ou une preuve, il ne le voyait pas en ce moment, troublé, bouleversé, jeté hors de soi comme il l'était.

Et machinalement, sans trop savoir ce qu'il faisait, il examinait le testament, et le relisait par passages, au hasard, comme si son écriture ou sa rédaction devait lui donner une indication qu'il pourrait suivre.

Mais aucune lumière ne se faisait dans son esprit, qui allait d'une idée à une autre sans s'arrêter à celle-ci plutôt qu'à celle-là, et revenait toujours au même point d'interrogation : pourquoi, après avoir confié son testament à Rébénacq, son frère l'avait-il repris ? et pourquoi, après l'avoir repris, ne l'avait-il pas détruit ou modifié ?

Le temps marcha, et la cloche du dîner vint le surprendre avant qu'il eût trouvé une réponse aux questions qui se heurtaient dans sa tête.

Il fallait descendre ; il se composa un maintien pour que ni sa femme ni sa fille ne vissent son trouble, car, malgré son désarroi d'idée, il avait très nettement conscience qu'il ne devait leur parler de rien avant d'avoir une explication à leur donner.

Il remit donc le testament dans son tiroir, mais en le cachant entre les feuillets d'un acte notarié, et il se rendit à la salle à manger, où sa femme et sa fille l'attendaient, surprises de son retard : c'était, en effet, l'habitude qu'il arrivât toujours le premier à table, autant parce que, depuis son installation à Ourteau, il avait retrouvé son bel appétit de la vingtième année, que parce que les heures des repas étaient pour lui les plus agréables de la journée, celles de la causerie et de l'épanchement dans l'intimité du bien-être.

— J'allais monter te chercher, dit Anie.

— Tu n'as pas faim aujourd'hui ? demanda madame Barincq.

— Pourquoi n'aurais-je pas faim ?

— Ce serait la question que je t'adresserais.

Précisément parce qu'il voulait paraître à son aise et tel qu'il était tous les jours, il trahit plusieurs fois son trouble et sa préoccupation.

— Décidément tu as quelque chose, dit madame Barincq.

— Où vois-tu cela ?

— Est-ce vrai, Anie ? demanda la mère en invoquant comme toujours le témoignage de sa fille.

Au lieu de répondre, Anie montra d'un coup d'œil les domestiques qui servaient à table, et madame Barincq comprit que si son mari avait vraiment quelque chose comme elle croyait, il ne parlerait pas devant eux.

Mais, lorsqu'en quittant la table on alla s'asseoir dans le jardin sous un berceau de rosiers, où tous les soirs on avait coutume de prendre le frais en regardant le spectacle toujours nouveau du soleil couchant avec ses effets de lumière et d'ombres sur les sommets lointains, elle revint à son idée.

— Parleras-tu, maintenant que personne n'est là pour nous entendre ?

— Que veux-tu que je dise ?

— Ce qui te préoccupe et t'assombrit.

— Rien ne me préoccupe.

— Alors pourquoi n'es-tu pas aujourd'hui comme tous les jours ?

— Il me semble que je suis comme tous les jours.

— Eh bien, il me semble le contraire ; tu n'as pas mangé, et il y avait des moments où tu regardais dans le vide d'une façon qui en disait long. Quand, pendant vingt ans, on a vécu en face l'un de l'autre, on arrive à se connaître et les yeux apprennent à lire. En te regardant à table, ce soir, je retrouvais en toi la même expression inquiète que tu avais si souvent pendant les premières années de notre mariage, quand tu te débattais contre Sauval, sans savoir si le lendemain il ne t'étranglerait pas tout à fait.

— T'imagines-tu que je vais penser à Sauval, maintenant ?

— Non ; mais il n'en est pas moins vrai que j'ai revu en toi, aujourd'hui, l'expression angoissée que tu montrais quand tu te sentais perdu et que tu essayais de me cacher tes craintes. Voilà pourquoi je te demande ce que tu as.

Il ne pouvait pourtant pas répondre franchement.

— Si tu n'as pas mal vu, dit-il, c'est mon expression de physionomie qui a été trompeuse.

— Puisque tu ne veux pas répondre, c'est moi qui vais te dire d'où vient ton souci ; nous verrons bien si tu te décideras à parler ; tu es inquiet parce que tu reconnais que tes transformations ne donnent pas ce que tu attendais d'elles et que tu as peur de marcher à ta ruine. Il y a longtemps que je m'en doute. Est-ce vrai ?

— Ah ! cela non, par exemple.

— Tu n'es pas en perte ?

— Pas le moins du monde ; les résultats que j'attendais sont dépassés et de beaucoup ; ma comptabilité est là pour le prouver. Je ne suis qu'au début, et pourtant je puis affirmer, preuves en main, que les chiffres que je vous ai donnés, c'est-à-dire un produit de trois cent mille francs par an, sera facilement atteint le jour où toutes les prairies seront établies et en plein rapport. Ce que j'ai réalisé jusqu'à ce jour le démontre sans doutes et sans contestations possibles par des chiffres clairs comme le jour, non en théorie, mais en pratique. Pour cela il ne faudrait que trois ans… si je les avais.

— Comment, si tu les avais ! s'écria madame Barincq.

Il voulut corriger, expliquer ce mot maladroit qui avait échappé à sa préoccupation.

— Qui est sûr du lendemain ?

— Tu te crois malade ? dit-elle. Qu'as-tu ? De quoi souffres-tu ? Pourquoi n'as-tu pas appelé le médecin ?

— Je ne souffre pas ; je ne suis pas malade.

— Alors pourquoi t'inquiètes-tu ? C'est la plus grave des maladies de s'imaginer qu'on est malade quand on ne l'est pas. Comment ! tu nous fais habiter la campagne parce que tu dois y trouver la santé et le repos, y vivre d'une vie raisonnable comme tu dis ; et nous n'y sommes pas installés que te voilà tourmenté, sombre, hors de toi, sous le coup de soucis et de malaises que tu ne veux pas, que tu ne peux pas expliquer ! Depuis que nous sommes mariés tu m'as, pour notre malheur, habituée à ces mines de désespéré ; mais au moins je les comprenais et je m'associais à toi ; quand tu luttais contre Sauval, quand tu peinais chez Chaberton, je ne pouvais t'en vouloir de n'être pas gai ; tu aurais eu le droit, si je t'avais fait des reproches, de me parler de tes inquiétudes du lendemain. Mais maintenant que tu reconnais toi-même que tes affaires sont dans une voie superbe, quand nous sommes débarrassés de tous nos tracas, de toutes nos humiliations, quand nous avons repris notre rang, quand nous n'avons plus qu'à nous laisser vivre, quand le présent est tranquille et l'avenir assuré, enfin quand nous n'avons qu'à jouir de la fortune, je trouve absurde de s'attrister sans raison… Parce qu'on n'est pas sûr du lendemain. Mais qui peut en être sûr, si ce n'est nous ? Il n'y a qu'un moyen de le compromettre, celui que tu prends précisément : te rendre malade. Que deviendrions-nous si tu nous manquais ? Que deviendraient tes affaires, tes transformations ? Ce serait la ruine. Et tu sais, je serais incapable de supporter ce dernier coup. Je ne me fais pas d'illusions sur mon propre compte ; je suis une femme usée par les chagrins, les duretés de la vie, la révolte contre les injustices du sort dont nous avons été si longtemps victimes. Je ne supporterais pas de nouvelles secousses. Tant que ça ira bien, j'irai moi-même. Le jour où ça irait mal, je ne résisterais pas à de nouvelles luttes. Tâche donc de ne pas me tourmenter en te tourmentant toi-même, alors surtout que tu n'as pas de raisons pour cela.

Ce qu'il avait dit, il le répéta : il ne se croyait pas, il ne se sentait pas malade, il avait la certitude de ne pas l'être.

En tout cas, il était dans un état d'agitation désordonné qui ne lui permit pas de s'endormir.

Si sous le coup de la surprise il n'avait pas pu arrêter son parti à l'égard de ce testament, il fallait qu'il le prît maintenant, et ne restât pas indéfiniment dans une lâche et misérable indécision.

Plus d'un à sa place sans doute se serait débarrassé de ces hésitations d'une façon aussi simple que radicale : on ne connaissait pas l'existence de ce testament ; pas un seul témoin n'avait assisté à sa découverte ; tout le monde maintenant était habitué à voir l'héritier naturel en possession de cette fortune ; une allumette, un peu de fumée, un petit tas de cendres et tout était dit, personne ne saurait jamais que le capitaine Sixte avait été le légataire de Gaston.

Personne, excepté celui qui aurait brûlé ce papier, et cela suffisait pour qu'il n'admît ce moyen si simple que de la part d'une autre main que la sienne.

Dans ses nombreux procès il avait vu son adversaire se servir, toutes les fois que la chose était possible, d'armes déloyales, et ne le battre que par l'emploi de la fraude, du mensonge, de faux, de pièces falsifiées ou supprimées ; jamais il n'avait consenti à le suivre sur ce terrain, et s'il était ruiné, s'il perdait, son honneur était sauf ; pendant vingt années ce témoignage que sa conscience lui rendait avait été son soutien : mauvais commerçant, honnête homme.

Et l'honnête homme qu'il avait été, qu'il voulait toujours être, ne pouvait brûler ce testament que s'il obtenait la preuve que son frère ne l'avait repris à Rébénacq que parce qu'il n'était plus l'expression de sa volonté.

Qui dit testament dit acte de dernière volonté ; cela est si vrai que les deux mots sont synonymes dans la langue courante ; incontestablement à un moment donné Gaston avait voulu que le capitaine fût son légataire universel ; mais le voulait-il encore quelque temps avant de mourir ?

Toute la question était là ; s'il le voulait, ce testament était bien l'acte de sa dernière volonté, et alors on devait l'exécuter ; si au contraire il ne le voulait plus, ce testament n'était pas cet acte suprême, et, conséquemment, il n'avait d'autre valeur que celle d'un brouillon, d'un chiffon de papier qu'on jette au panier où il doit rester lettre morte sans qu'un hasard puisse lui rendre la vie.

On aurait découvert ce testament dans les papiers de Gaston à l'inventaire, sans qu'il eût jamais quitté le tiroir dans lequel il aurait été enfermé au moment même de sa confection, que la question d'intention ne se serait pas présentée à l'esprit : on trouvait un testament et les présomptions étaient qu'il exprimait la volonté du testateur, aussi bien à la date du onze novembre mil huit cent quatre-vingt-quatre, qu'au moment même de la mort, puisqu'aucun autre testament ne modifiait ou ne détruisait celui-là : le onze novembre Gaston avait voulu que le capitaine héritât de sa fortune, et il le voulait encore en mourant.

Mais ce n'était pas du tout de cette façon que les choses s'étaient passées, et, la situation étant toute différente, les présomptions basées sur ce raisonnement ne lui étaient nullement applicables.

Ce testament fait à cette date du onze novembre, alors que Gaston avait, il fallait l'admettre, de bonnes raisons pour préférer à sa famille un étranger et le choisir comme légataire universel, avait été déposé chez Rébénacq où il était resté plusieurs années ; puis, un jour, ce dépôt avait été repris pour de bonnes raisons aussi, sans aucun doute, car on ne retire pas son testament à un notaire en qui l'on a confiance — et Gaston avait pleine confiance en Rébénacq — pour rien ou pour le plaisir de le relire.

S'il était logique de supposer que les bonnes raisons qui avaient dicté le choix du onze novembre s'appuyaient sur la conviction où se trouvait Gaston à ce moment que le capitaine était son fils, n'était-il pas tout aussi logique d'admettre que celles, non moins bonnes, qui, plusieurs années après, avaient fait reprendre ce testament, reposaient sur des doutes graves relatifs à cette paternité ?

Dans la lucidité de l'insomnie, tout ce que lui avait dit Rébénacq le jour de l'enterrement et, plus tard, toutes les paroles qui s'étaient échangées, pendant l'inventaire, entre le notaire, le juge de paix et le greffier, lui revinrent avec netteté et précision pour prouver l'existence de ces doutes et démontrer que le testament avait été repris pour être détruit.

N'étaient-ils pas significatifs, ces chagrins qui avaient attristé les dernières années de Gaston, et son inquiétude, sa méfiance, constatées par Rébénacq, ne l'étaient-elles pas aussi ? pour le notaire il n'y avait pas eu hésitation : chagrins et inquiétudes qui, selon ses expressions mêmes, « avaient empoisonné la fin de sa vie », provenaient des doutes qui portaient sur la question de savoir s'il était ou n'était pas le père du capitaine. Si, pour presque tout le monde, sa paternité était certaine, pour lui elle ne l'était pas, puisque ses doutes l'avaient empêché de reconnaître celui qu'on lui donnait pour fils et que lui-même n'acceptait pas comme tel.

Incontestablement, Gaston avait passé par des états divers, ballotté entre les extrêmes ; un jour croyant à sa paternité, le lendemain n'y croyant pas ; malgré tout, attaché à cet enfant qu'il avait élevé, et qui d'ailleurs possédait des qualités réelles pour lesquelles on pouvait très bien l'aimer, en dehors de tout sentiment paternel.

En partant de ce point de vue, il était facile de se représenter comment les choses s'étaient passées et les phases que les sentiments de Gaston avaient suivies.

Un jour, convaincu que le capitaine était son fils, il avait fait son testament pour le déposer à Rébénacq ; il y avait certitude chez lui ; et, dès lors, son devoir l'obligeait à oublier qu'il avait un frère, pour ne voir que son fils : c'est la loi civile qui veut que l'enfant illégitime ne soit qu'un demi-enfant, et en cela elle obéit à des considérations qui n'ont d'autorité qu'au point de vue social ; mais la loi naturelle se détermine par d'autres raisons plus humaines : pour elle un fils, légitime ou non, est un fils, et un frère n'est qu'un frère ; en vertu de ce principe, le frère avait été sacrifié au fils, et cela était parfaitement juste.

Mais plus tard, un mois avant de mourir, cette foi en sa paternité ébranlée pour des raisons qui restaient à découvrir, puis détruite, le fils, qui n'était plus qu'un enfant auquel on s'était attaché à tort, avait cédé la première place au frère, et le testament avait été repris chez Rébénacq.

Sans doute ce n'était là qu'une hypothèse, mais ce qui lui donnait une grande force, c'était l'endroit même où le testament avait été découvert, non dans le tiroir des papiers de famille, non dans celui qui renfermait les lettres de Léontine Dufourcq et du capitaine, mais dans un autre, où ne se trouvaient que des pièces à peu près insignifiantes.

Est-ce que, si Gaston l'avait considéré comme l'acte de sa dernière volonté, il l'aurait ainsi mis au rancart ? au contraire, après l'avoir retiré de chez Rébénacq, ne l'aurait-il pas soigneusement serré ?

Pour être subtil, ce raisonnement n'en reposait pas moins sur la vraisemblance, en même temps que sur la connaissance du caractère de Gaston, qui ne faisait rien à la légère.

A la vérité on pouvait se demander, et on devait même se demander pourquoi, l'ayant pris pour le détruire ou le modifier, on le retrouvait intact, tel qu'il avait été rédigé dans sa forme primitive ; mais cette question portait avec elle sa réponse, aussi simple que logique : pour le détruire, il avait attendu d'en avoir fait un autre, et vraisemblablement, le jour où il aurait remis au notaire le second testament, expression de sa volonté, il aurait brûlé ou déchiré le premier.

Il ne l'avait pas fait, cela était certain, puisque ce premier testament existait, mais ce qui était non moins certain, c'était qu'il avait voulu le faire ; or, lorsqu'il s'agit de testament, c'est l'intention du testateur qui prime tout, et cette intention se manifestait clairement, aussi bien par le retrait du testament de chez le notaire que par le peu de soin accordé à ce papier, insignifiant désormais.

Lorsque nous héritons d'un parent qui nous est proche, d'un père, d'un frère, ce n'est pas seulement à sa fortune que nous succédons, c'est aussi à ses intentions, et c'est par là surtout que nous le continuons.

Serait-ce continuer Gaston, serait-ce suivre ses intentions que d'accepter comme valable ce testament ?

De bonne foi, et sa conscience sincèrement interrogée, il ne le croyait pas.

IX

Ce ne fut qu'après être arrivé à cette conclusion qu'il trouva au matin un peu de sommeil ; une heure suffit pour calmer la tempête qui l'avait si violemment secoué, et lorsqu'il s'éveilla ; il se sentit l'esprit tranquille, le corps dispos, dans l'état où il était tous les jours depuis son séjour à Ourteau.

Après avoir fait sa tournée du matin dans les étables et la laiterie, il monta à cheval pour aller surveiller les ouvriers ; quand au haut d'une colline le caprice du chemin le mit en face de presque toute la terre d'Ourteau qui, avec ses champs, ses prairies et ses bois, s'étalait sous la lumière rasante du soleil levant, il haussa les épaules à la pensée qu'un moment il avait admis la possibilité d'abandonner tout cela.

— Quelle folie c'eût été ! Quelle duperie !

Et cependant il avait la satisfaction de se dire que s'il avait cru au testament il aurait accompli cet abandon, si terribles qu'en eussent été les conséquences pour lui et plus encore pour les siens, pour Anie, dont le mariage aurait été brisé, et pour sa femme, dont il retrouvait l'accent vibrant encore quand elle lui disait : « Tant que ça ira bien, j'irai moi-même ; le jour où ça irait mal, je ne résisterais pas à de nouvelles secousses. »

Combien eussent été rudes celles qui auraient accompagné leur sortie de ce château qui ne lui avait jamais paru plus plaisant, plus beau qu'en ce moment même, qui ne lui avait jamais été plus cher qu'à cette heure, où il se disait qu'il aurait pu être forcé de le quitter.

Il avait arrêté son cheval et, pendant assez longtemps, il resta absorbé dans une contemplation attendrie, puis, faisant le moulinet avec sa makita qu'une lanière de cuir retenait à son poignet, il se mit en route allègrement.

Jamais on ne l'avait vu plus dispos et de meilleure humeur que lorsqu'il rentra pour déjeuner.

Comme madame Barincq arrivait lentement, d'un air dolent, il l'interpella de loin :

— Allons, vite, la maman, je suis mort de faim.

Et, s'asseyant à sa place, il se mit à chanter un chœur de vieux vaudeville sur un air de valse :

    Allons, à table, et qu'on oublie
    Un léger moment de chagrin,
    Que la plus douce sympathie
    prenne sa place à ce festin.

— A la bonne heure, dit-elle, je t'aime mieux dans ces dispositions que dans celles que tu montrais hier soir.

— Ce qui prouve que la maladie que tu diagnostiquais en moi n'était pas bien grave.

— Il n'en est pas moins vrai qu'elle t'a agité cette nuit ; je t'ai entendu dans ta chambre te tourner et te retourner si furieusement sur ton lit que, plusieurs fois, j'ai voulu me lever pour aller voir ce que tu avais.

— Je gagnais de l'appétit.

— Tu feras bien de le gagner d'une façon moins tapageuse.

Toute la journée, il garda sa bonne humeur et sa sérénité, se répétant à chaque instant :

— Évidemment, ce testament n'a aucune valeur ; il ne peut pas en avoir.

Mais, à la longue, cette répétition même finit par l'amener à se demander si lorsqu'un fait porte en soi tous les caractères de l'évidence, on se préoccupe de cette évidence : reconnue et constatée, c'est fini ; quand le soleil brille, on ne pense pas à se dire : « il est évident qu'il fait jour. » N'est-il pas admis que la répétition d'un même mot est une indication à peu près certaine du caractère de celui qui le prononce machinalement, un aveu de ses soucis, une confession de ses désirs ? Si ce testament était réellement sans valeur, pourquoi se répéter à chaque instant qu'évidemment il n'en avait aucune ? répéter n'est pas prouver.

Et puis, il fallait reconnaître aussi que le point de vue auquel on se place pour juger un acte peut modifier singulièrement la valeur qu'on lui attribue. Ce n'était pas en étranger, dégagé de tout intérêt personnel, qu'il examinait la validité de ce testament. Qu'au lieu d'instituer le capitaine légataire universel, ce fût Anie qu'il instituât, comment le jugerait-il ? Trouverait-il encore qu'évidemment il n'avait aucune valeur ? Ou bien, sans aller jusque-là, ce qui était excessif, que ce fût Rébénacq qui découvrit le testament, qu'en penserait-il ? Notaire de Gaston, son conseil, jusqu'à un certain point son confident, en tout cas en situation mieux que personne de se rendre compte des mobiles qui l'avaient dicté, et de ceux qui plus tard l'avaient fait reprendre pour le reléguer avec des papiers insignifiants, le déclarerait-il nul ? En un mot, les conclusions d'une conscience impartiale seraient-elles les mêmes que celles d'une conscience qui ne pouvait pas se placer au-dessus de considérations personnelles ?

La question était grave, et, lorsqu'elle se présenta à son esprit, elle le frappa fortement, sa tranquillité fut troublée, sa sérénité s'envola, et au lieu de s'endormir lourdement, comme il était tout naturel après une nuit sans sommeil, il retomba dans les agitations et les perplexités de la veille.

Vingt fois il décida de s'ouvrir dès le lendemain à Rébénacq pour s'en remettre à son jugement ; mais il n'avait pas plutôt pris cette résolution, qui, au premier abord, semblait tout concilier, qu'il l'abandonnait : car, enfin, était-il assuré de rencontrer chez Rébénacq, ou chez tout autre, les conditions de droiture, d'indépendance, d'impartialité de jugement, que par une exagération de conscience il ne se reconnaissait pas en lui-même, telles qu'il les aurait voulues ? Ce n'était rien moins que leur repos à tous, leur bonheur, la vie de sa femme, l'avenir de sa fille, qu'il allait remettre aux mains de celui qu'il consulterait ; et, devant une aussi lourde responsabilité, il avait le droit de rester hésitant, plus que le droit, le devoir.

Qu'était au juste Rébénacq ; en réalité, il ne le savait pas. Sans doute, il avait les meilleures raisons pour le croire honnête et droit, et il l'avait toujours vu tel, depuis qu'ils se connaissaient. Mais enfin, l'honnêteté et la droiture sont des qualités de caractère, non d'esprit, on peut être le plus honnête homme du monde, le plus délicat dans la vie, et avoir en même temps le jugement faux. Or, s'il lui soumettait ce testament, ce serait à son jugement qu'il ferait appel, et non à son caractère. D'ailleurs, il fallait considérer aussi que les motifs de ce jugement seraient dictés par les habitudes professionnelles du notaire, par ses opinions, qui seraient plutôt moyennes que personnelles, et là se trouvait un danger qui pouvait très légitimement inspirer la défiance : s'il se récusait lui-même, parce qu'il avait peur de se laisser influencer par son propre intérêt, ne pouvait-il pas craindre que Rébénacq, de son côté, ne se laissât influencer par sa qualité de notaire qui lui ferait voir dans ce testament le fait matériel l'acte même qu'il tiendrait entre ses mains, plutôt que les intentions de celui qui l'avait écrit ?

Et là-dessus, malgré toutes ses tergiversations, il ne variait point : avant tout, ce qu'il fallait considérer, c'étaient les intentions de Gaston qui, quelles qu'elles fussent, devaient être exécutées.

A la vérité, c'était revenir à son point de départ et reprendre les raisonnements qui l'avaient amené à conclure que le testament du 11 novembre ne pouvait être que nul, c'est-à-dire à tourner dans le vide en réalité puisqu'il se refusait, par scrupules de conscience, à s'arrêter à cette conclusion, basée sur la stricte observation des faits cependant en même temps que sur la logique.

Allait-il donc se laisser reprendre et enfiévrer par ses angoisses de la nuit précédente, compliquées maintenant des scrupules qui s'étaient éveillés en lui lorsqu'il avait compris qu'il pouvait très bien, à son insu, se laisser influencer par l'intérêt personnel et par son amour pour les siens ?

Il avait beau se dire qu'il était de bonne foi dans ses raisonnements et n'admettait comme vrais que ceux qui lui paraissaient conformes à la logique, il n'en devait pas moins s'avouer qu'ils reposaient, ainsi que leur conclusion, sur une interprétation et non sur un fait : sa conviction que le retrait du testament démontrait le changement de volonté de Gaston s'appuyait certainement sur la vraisemblance, mais combien plus forte encore serait-elle et irréfutable, à tous les points de vue, si l'on pouvait découvrir les causes qui avaient amené ce changement !

Gaston avait voulu que le capitaine fût son légataire universel parce qu'il le croyait son fils ; puis il ne l'avait plus voulu parce qu'il doutait de sa paternité, voilà ce que disaient le raisonnement, l'induction, la logique, la vraisemblance ; mais pourquoi avait-il douté de cette paternité ? Voilà ce que rien n'indiquait et ce qu'il fallait précisément chercher, car cette découverte, si on la faisait, confirmait les raisonnements et la vraisemblance, elle était la preuve des calculs auxquels depuis deux jours il se livrait.

Le lendemain matin, il abrégea sa tournée dans les champs, et à neuf heures il descendit de cheval à la porte de Rébénacq : si quelqu'un était en situation de le guider dans ses recherches, c'était le notaire ; mais, comme il ne pouvait pas le questionner franchement, il commença par l'entretenir de diverses affaires et ce fut seulement au moment de partir qu'il aborda son sujet :

— Lorsque tu m'as parlé du testament qu'avait fait Gaston et qu'il t'a repris, tu m'as dit que c'était pour en changer les dispositions ou pour le détruire.

— A ce moment les deux hypothèses s'expliquaient et il y avait des raisons pour l'une comme pour l'autre ; l'inventaire a prouvé que celle de la destruction était la bonne.

— De ce retrait, tu avais conclu que le testament n'exprimait plus les intentions de Gaston.

— S'il avait exprimé ses intentions, il ne me l'aurait pas repris.

— Cela paraît évident.

— Dis que c'est clair comme la lumière du soleil un testament n'est pas d'une lecture tellement agréable pour celui qui l'a fait qu'on éprouve le besoin de le relire de temps en temps.

— Depuis l'inventaire t'es-tu quelquefois demandé ce qui avait pu changer les sentiments de Gaston à l'égard du capitaine ?

— Ma foi, non ; à quoi bon ! Il n'y avait intérêt à raisonner sur ces sentiments que lorsque nous ne savions pas si ce testament était détruit et si nous n'allions pas en trouver un autre ; nous n'avons trouvé ni celui-là ni l'autre, c'est donc que l'hypothèse de la modification des sentiments était bonne.

— Mais qui a provoqué et amené ces modifications ?

— Ah ! voilà ; je ne vois, comme je te l'ai dit, que les doutes que Gaston avait sur sa paternité, doutes qui ont empoisonné sa vie.

— Sais-tu si, quand il t'a repris son testament, un fait quelconque avait pu confirmer ses doutes et lui prouver que décidément le capitaine n'était pas son fils ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Tu pourrais avoir une indication qui, si vague qu'elle eût été à ce moment, s'expliquerait maintenant par le fait accompli.

— Je n'ai rien autre chose que le trouble de Gaston lorsqu'il est venu me redemander son testament, mais quelle était la cause de ce trouble ? Je l'ignore.

— Tu m'avais donné comme explication une découverte décisive qu'il aurait faite, un témoignage, une lettre.

— Comme explication, non, comme supposition, oui ; je t'ai dit qu'il était possible que les soupçons de Gaston eussent été confirmés par une lettre, par un témoignage, par une preuve quelconque trouvée tout à coup qui serait venue lui démontrer que le capitaine n'était pas son fils, mais je ne t'ai pas dit que cela fût, attendu que je n'en savais rien. Quand on cherche au hasard comme je le faisais, il faut tout examiner, tout admettre, même l'absurde.

— Mais il n'était pas absurde, il me semble, de supposer que c'était le changement des sentiments de Gaston envers celui qu'il avait cru son fils jusqu'à ce jour qui modifiait ses dispositions testamentaires ?

— Pas du tout, cela paraissait raisonnable, vraisemblable, probant même, et la destruction du testament montre bien que je ne m'égarais point. Mais les suppositions pour expliquer le changement de volonté de Gaston auraient pu, à ce moment, se porter d'un autre côté ; du tien, par exemple.

— Du mien !

— Assurément. Si Gaston m'a, un mois avant sa mort, repris le testament qu'il avait fait plusieurs années auparavant, c'est qu'à ce moment ce testament n'exprimait plus sa volonté.

— N'est-ce pas ?

— Cela est incontestable. Mais quelle volonté ? A qui s'appliquait-elle ? Au capitaine ? A toi ? Dans mes suppositions je partais de l'idée que Gaston avait voulu changer ses dispositions en faveur du capitaine. Mais pour être complet il aurait fallu partir aussi d'un point tout différent et admettre qu'il avait bien pu vouloir changer celles faites dans ce testament en ta faveur ou à ton détriment.

— Mais c'est vrai, ce que tu dis là !

— Tu n'y avais pas pensé ?

— Non… Oh non !

Non, assurément, il n'y avait pas pensé, mais, maintenant, tout ce qu'il avait si laborieusement bâti s'écroulait.

— Sans savoir au juste ce que contenait l'acte qui m'a été repris, continua le notaire, j'avais de fortes raisons, et je te les ai données, pour croire qu'il instituait le capitaine légataire universel, et je partais de là pour faire toutes les suppositions dont nous avons parlé, sur le changement dans les sentiments de Gaston envers le capitaine, et par suite dans ses dispositions. Mais, si nous admettons que d'autres personnes que le capitaine figuraient dans cet acte, à un titre quelconque, toutes ces suppositions tombent, et il n'en reste absolument rien, puisqu'il se peut très bien qu'en reprenant son testament, Gaston ait voulu simplement le modifier à l'égard de ces personnes. Ainsi il s'agit de toi, par exemple ; Gaston n'est plus satisfait du legs qu'il t'a fait ; il reprend donc son testament, soit pour augmenter ce legs, soit pour le diminuer ; les deux hypothèses peuvent se soutenir, tu le reconnais, n'est-ce pas ?

— Oui… Je le reconnais.

— Je n'ai pas besoin de te dire que celle de la diminution de ton legs n'est, là, que pour pousser les choses à l'extrême. Je suis certain, au contraire, que ses intentions étaient de l'augmenter ; la colère qu'il éprouvait contre toi, chaque fois qu'il payait les intérêts de la somme dont il avait répondu, était tombée depuis le remboursement de cette somme, et d'autre part le sentiment fraternel s'était réveillé dans son cœur, plus fort, plus vivace, à mesure que sa beauté s'affaiblissait, et qu'en présence de la mort menaçante il se rejetait dans les souvenirs de votre enfance ; tu vois donc que les probabilités d'un changement de sentiments du frère sont possibles, tout comme le sont celles d'un changement de sentiments du père pour le fils ; il y a eu un moment où tu n'étais plus un frère pour Gaston ; il peut tout aussi bien y en avoir eu un autre où le capitaine n'a plus été un fils pour lui.

— Mais ne penches-tu pas pour une plutôt que pour l'autre ?

— Je ne devrais pas avoir besoin de te dire que c'est pour l'affaiblissement du sentiment paternel, et la recrudescence du sentiment fraternel. Frappé dans sa tendresse de père par une atteinte grave, Gaston, n'ayant plus de fils, s'est souvenu qu'il avait un frère ; sois sûr que, sans votre brouille, il se serait moins vivement attaché au capitaine, de même que, sans son affection pour celui-ci, il aurait éprouvé plus tôt le besoin de se rapprocher de toi, ainsi que de ta fille, dont il aurait fait la sienne. Cela est si vrai que lorsque, pour des causes qui nous échappent, l'affaiblissement du sentiment paternel s'est produit en lui, il a repris son testament et l'a détruit, te faisant ainsi son héritier.

— Que je voudrais te croire !

Se méprenant sur le sens vrai de cette exclamation, Rébénacq crut qu'elle exprimait seulement le regret de ne pouvoir croire à un retour d'affection fraternelle :

— Si tu doutes de moi, dit-il, et de mes suppositions, tu ne peux pas résister aux faits. Le testament a été détruit, n'est-il pas vrai ? Alors que veux-tu de plus ?

X

Détruit, il n'eût voulu rien de plus ; mais précisément il ne l'était pas, et cet entretien ne le rendait que plus solide, puisqu'au lieu d'éclaircir les difficultés il les obscurcissait encore en les compliquant.

Il avait fallu un aveuglement vraiment incroyable, que seul l'intérêt personnel expliquait, pour s'imaginer que Gaston ne pouvait penser qu'à son fils en modifiant ses dispositions, alors que la raison disait qu'il pouvait tout aussi bien penser à d'autres, celui-ci ou celui-là.

Si, au lieu de vouloir déshériter son fils, il avait voulu déshériter son frère, quelle valeur pouvait-on attribuer à toutes les suppositions qui reposaient sur la première hypothèse ? Une seule chose l'appuierait d'une façon sérieuse : ce serait de découvrir une preuve, ou simplement un indice que Gaston avait eu des motifs pour changer ses sentiments à l'égard du capitaine et, par suite, ses dispositions testamentaires envers lui.

Les seuls témoignages qu'il pût consulter étaient les lettres de Léontine Dufourcq à Gaston, et aussi celles du capitaine trouvées à l'inventaire. Jusqu'à ce jour il n'avait pas ouvert ces liasses, retenu par un sentiment de délicatesse envers la mémoire de son frère, mais, à cette heure, ses scrupules devaient céder devant la nécessité.

Après le déjeuner, il mit les lettres dans ses poches, et, pour être certain de ne pas se laisser surprendre par sa femme ou sa fille, il alla s'asseoir dans un bois où il serait en sûreté.

La première liasse qu'il ouvrit fut celle de Léontine ; elle se composait d'une quarantaine de lettres, toutes numérotées de la main de Gaston par ordre de date ; les plis, fortement marqués, montraient qu'elles avaient été souvent lues.

Et, cependant, il ne lui fallut pas longtemps pour constater qu'elles étaient, pour la plupart, d'une banalité et d'une incohérence telles que Gaston, assurément, n'avait pas pu les lire et les relire pour leur agrément. S'il les avait si souvent feuilletées, au point d'en user le papier, il fallait donc qu'il leur demandât autre chose que ce qu'elles donnaient réellement.

Quelle chose ? — le parfum d'un amour qui lui était resté cher — ou l'éclaircissement d'un mystère qui n'avait cessé de le tourmenter ?

C'était ce qu'il fallait trouver, ou tout moins chercher sans idée préconçue, avec un esprit libre, résolu à ne se laisser diriger que par la vérité.

La première lettre commençait à l'installation de Léontine à Bordeaux, dans une maisonnette du quai de la Souys, c'est-à-dire à une courte distance de la gare du Midi, par où Gaston arrivait et repartait ; elle se rapportait presque exclusivement à cette installation, sur laquelle elle insistait avec assez de détails pour qu'on pût retrouver cette maisonnette si elle était encore debout ; en quelques mots seulement elle se plaignait de la tristesse que lui promettait cette nouvelle existence, loin de sa sœur, loin de son pays, enfermée dans cette maison isolée, où elle n'aurait pour toute distraction que le passage des trains sur le pont, et la vue des bateaux de rivière qui montaient et descendaient avec le mouvement de la marée ; mais c'était un sacrifice qu'elle faisait à son amour, sans se plaindre.

Dans la suivante, la plainte se précisait : qui lui eût dit qu'elle serait obligée de se cacher dans le faubourg d'une grande ville, sous un nom faux, et que la récompense de sa tendresse et de sa confiance serait cette vie misérable de fille déshonorée ? quelle plus grande preuve d'amour pouvait-elle donner que de l'accepter ? En serait-elle récompensée un jour ? Tout ce qu'elle demandait dans le présent, c'était que ce sacrifice servit au moins à calmer une jalousie qui la désespérait.

Les suivantes roulaient sur cette jalousie, mais dans une forme vague qui ne réveillait rien de nouveau : Gaston était jaloux du jeune Anglais Arthur Burn qui avait habité chez les sœurs Dufourcq et Léontine s'appliquait à détruire cette jalousie. Elle n'avait jamais vu dans Arthur Burn qu'un pensionnaire comme les autres, et le seul sentiment qu'il lui eût inspiré, c'était la pitié. Comment n'eût-elle pas eu de compassion pour un pauvre garçon condamné à mort qui passait ses journées dans la souffrance ? Mais, d'autre part, comment eût-elle éprouvé de l'amour pour un infirme qui faisait de son corps une boîte à pharmacie ? Pouvait-on admettre, raisonnablement, qu'elle était assez aveugle, ou assez folle, pour préférer à un homme jeune, sain, vigoureux, doué de toutes les qualités qui rendaient Gaston irrésistible, un invalide chagrin, couvert d'emplâtres, qui puait la maladie, et que les servantes, même les moins difficiles, refusaient de soigner. Il avait quitté Peyrehorade en même temps qu'elle s'installait à Bordeaux. Cela était vrai. Mais qu'importait ? Est-ce que, s'il y avait eu complicité entre eux, elle n'aurait pas su obtenir de lui qu'il se conduisît de manière à éviter les soupçons ? Était-ce quand il y avait le plus grand intérêt dans le présent comme dans l'avenir, pour elle et plus encore pour son enfant, à ne pas les provoquer, qu'elle allait commettre une imprudence, aussi bête que maladroite ?

Douze lettres se succédaient dans ce ton, montrant ainsi que, pendant plusieurs semaines, Léontine n'avait écrit à Gaston que pour se défendre, et que, malgré tout, les griefs de celui-ci ne cédaient point à ses argumentations. Quand elle ne plaidait point pour sa fidélité, elle se répandait en protestations de tendresse qui semblaient indiquer qu'elle avait trouvé dans Manon Lescaut un modèle, qu'en fille illettrée qu'elle était, elle imitait servilement : « Je te jure, mon cher Gaston, que tu es l'idole de mon cœur et qu'il n'y a que toi au monde que je puisse aimer de la façon dont je t'aime. Je t'adore, compte là-dessus, mon chéri, et ne t'inquiète pas du reste. » Gaston, grand chasseur bien plus que grand lecteur, et surtout lecteur de romans, avait pu prendre cela pour de l'inédit et s'en contenter ; tel qu'il était, il n'y avait rien d'invraisemblable à admettre que Léontine l'adorait et faisait de lui l'idole de son cœur.

Mais ce dont il ne pouvait certainement pas se contenter, c'était des explications relatives à Arthur Burn ; la lettre qui suivait celles-là le prouvait par son papier si usé aux plis qu'il avait été raccommodé avec des bandes de timbres-poste ; combien fallait-il qu'il eût été lu de fois, relu, tourné et retourné, étudié pour en arriver à cet état de vétusté !

« Est-ce que si j'avais eu des reproches à m'adresser, idole de mon cœur, j'aurais jamais avoué m'être rencontrée avec M. Burn ? Est-ce que, si j'avais voulu nier cette rencontre, je n'aurais pas pu le faire de façon à te convaincre qu'elle n'avait jamais eu lieu ? Ce n'était pas bien difficile, cela. Qui m'avait vue ? Un homme en qui tu pouvais n'avoir qu'une confiance douteuse. J'aurais contesté son témoignage ; je t'aurais affirmé n'être pas sortie ce jour-là. Et, entre lui et moi, j'ai la fierté de croire que tu n'aurais pas hésité. Mais c'eût été un mensonge, une bassesse, une chose indigne de moi, indigne de mon amour, un soupçon contre toi, ce que je n'ai jamais fait, ce que je ne ferai jamais, car je ne veux pas plus m'abaisser moi-même devant toi, que je ne peux t'abaisser dans mon cœur.

C'est pourquoi quand tu m'as dit le visage bouleversé, les yeux sombres et la voix tremblante d'angoisse et de colère, je crois bien des deux : « Tu as vu M. Burn ? » je t'ai répondu : « C'est vrai » ; et je t'ai expliqué comment cette rencontre, due seulement au hasard, avait eu lieu.

Pourtant, malgré mes explications aussi franches que claires, je sens bien que tu es parti fâché contre moi, et, ce qui est plus triste encore, inquiet et malheureux. Je ne veux pas que cela soit, mon chéri ; je ne veux pas que tu doutes de moi qui t'adore ; je ne veux pas que tu te tourmentes ; c'est bien assez que tu aies à souffrir de notre séparation.

Aussi, après l'affreuse nuit que je viens de passer à me désespérer de t'avoir fait de la peine, je veux que ma première pensée, ce matin en me levant, soit pour te rassurer en te répétant ce que je t'ai dit : il me semble que quand tu le verras en ordre sur le papier, s'il m'est possible de mettre de l'ordre dans mes idées, tu reconnaîtras que dans cette malheureuse rencontre il n'y a rien pour te tourmenter.

Comme je te l'ai dit, j'étais sortie pour une petite promenade sur le quai. En cela j'ai eu tort, je le reconnais ; j'aurais dû rester à la maison. Mais que veux-tu, n'avoir pour toute distraction que de regarder passer les trains ou les bateaux, cela devient ennuyeux à la fin ; et n'avoir pour exercice qu'à tourner dans un jardin grand comme une serviette, ça étourdit. J'étais donc sortie, et machinalement sans savoir ce que je faisais, où j'allais, sans me rendre compte de la distance, j'étais arrivée au bout du pont, où je m'étais arrêtée à regarder le mouvement des navires mouillés dans la rivière que la marée montante faisait tourner sur leurs ancres, quand je sens que quelqu'un s'est arrêté derrière moi, tout contre moi, et me regarde. Tu penses si je suis émue. Alors, sans même me retourner, je veux continuer mon chemin. Mais une main me prend doucement par le bras, et une voix me dit avec l'accent anglais : « Je vous fais peur, mademoiselle ? » C'était M. Burn. Je te demande si je pouvais l'éviter, malgré l'envie que j'en avais. Il me dit qu'il vient d'Arcachon où il est resté depuis son départ de Peyrehorade, et qu'il se rend à la gare de la Bastide pour prendre le train de Paris. Moi je ne lui dis rien, pensant qu'il va m'abandonner. Pas du tout. Comme il est en avance, il trouve que c'est un moyen de tuer le temps que de me faire la conversation.

C'est à ce moment, sans doute, qu'est passé celui qui t'a dit m'avoir vue en compagnie de M. Burn ; ce ne peut être qu'à ce moment, puisque nous ne sommes pas restés ensemble plus de huit ou dix minutes. J'avoue que je n'ai pas bien conscience du temps, car j'étais mal à mon aise. Je n'avais su que répondre quand il m'avait montré de la surprise de me rencontrer à Bordeaux, alors qu'il me croyait en Champagne ; et je ne savais aussi que dire pendant qu'il m'examinait : je sentais que ma grossesse sautait aux yeux, ainsi que ma confusion. Ces quelques instants, dont on me fait un crime, m'ont pourtant été bien cruels. Enfin il me quitta avec un air de pitié qui n'était pas pour me rendre courage, et je rentrai à la maison, me reprochant cette malheureuse sortie, mais sans prévoir les conséquences qu'elle allait avoir.

Voilà la vérité, idole de mon cœur, toute la vérité, telle que je te l'ai dite franchement, telle que je te la répète pour qu'elle te rassure, te calme, pour qu'elle t'empêche de douter de moi. Interroge ta conscience, mon chéri, et je suis sûre que sa voix te répondra que tu ne peux pas me soupçonner. Écoute-la, écoute aussi la raison qui te dira que je serais la plus bête ou la plus folle des femmes de te tromper. Suis-je cette bête ? Suis-je cette folle ? Folle d'amour, oui, je la suis ; folle d'amour pour toi, je l'ai été du jour où je t'ai vu, et je la serai jusqu'à la mort. Parce que je t'ai écouté, parce que j'ai cédé à ta parole, à tes beaux yeux, à ta passion, à ton élégance, à ta noblesse, à tout ce qui fait ton prestige, peux-tu supposer que j'aurais cédé à un autre ? Mais il n'y a qu'un Gaston au monde pour moi, et il ne peut pas me faire un crime de ce qu'il est irrésistible.

C'est m'accuser du plus misérable et du plus lâche des crimes, de penser que M. Burn peut être pour moi autre chose qu'un indifférent. Est-ce que j'aurais eu des yeux pour toi, est-ce que je t'aurais écouté, est-ce que je me serais donnée si j'avais aimé ce pauvre garçon, ou même si simplement, j'avais été aimée de lui ? Il est orphelin, il est riche, il ne dépend de personne, ni d'une famille, ni de rien : aimée par lui, je me serais fait épouser, et malade comme il l'est, ayant besoin de soins, j'imagine que cela n'aurait pas été difficile… au cas où il m'aurait aimée, bien entendu.

As-tu un indice, une preuve, n'importe quoi qui laisse supposer que j'aie fait ce calcul ? Je te le demande, et m'en rapporte à tes souvenirs pour la réponse.

Quand nous nous sommes vus, avais-je l'air d'une fille gardée par un sentiment tendre, un amour, un engagement, des projets quelconques ? T'ai-je jamais opposé la moindre résistance dans tout ce que tu as voulu de moi ? N'ai-je pas été aussi souple entre tes mains, aussi docile à tes désirs que peut l'être une fille libre de toute dépendance étrangère.

Je ne dis pas cela pour m'être donnée à toi, car j'ai cédé autant à mon amour qu'au tien, mais pour le reste, pour tout ce qui s'est passé à partir de ce moment.

Quand tu as voulu que je cache ma grossesse, t'ai-je opposé de la résistance ? Et, cependant, j'avais bien le droit d'élever la voix et de te dire que, puisque j'étais une honnête fille, tu avais des devoirs d'honnête homme envers moi. L'ai-je fait ? Non. Tu m'as représenté que tu devais ménager ton père, et les lois du monde auquel tu appartiens, qu'il fallait attendre, ne rien brusquer, et sans résistance, mais non sans souffrance, sans honte, sans chagrin j'ai accepté ce que tu voulais.

Tu as trouvé que je devais quitter ma sœur et notre maison pour venir me cacher ici, je t'ai obéi sans t'opposer d'objections, bien que je ne fusse pas assez aveugle pour ne pas voir ce que serait la vie que tu m'imposais, loin de toi dont je serais séparée, loin des miens, prisonnière, abandonnée, seule avec mes pensées qui ne seraient pas gaies, je l'imaginais bien.

    Est-ce qu'à ce moment j'aurais accepté si M. Burn ne m'avait pas été
    étranger ?

    Je n'ai vu que toi, je n'ai pensé qu'à la plus grande marque
    d'amour qu'il me fût possible de te donner.

Pour tout dire, pour être franche jusqu'au bout, j'ajoute que j'ai pensé aussi à notre enfant, et que ce que je faisais pour toi, tu le lui rendrais.

Que tu doutes de moi, que tu m'accuses, rien ne peut m'être plus cruel, et il faut que je t'aime comme je t'aime, que je sois ton esclave, ta chose, pour le supporter sans révolte ; mais, enfin, si douloureux que cela soit, dans le moment où tu me frappes de tes soupçons, je ne perds pas tout courage parce que je sais que je te ferai revenir à d'autres sentiments, et qu'il n'y a de coupable en toi que ta nature inquiète et jalouse. Tu es ainsi, et ne peux rien contre toi ; ton esprit toujours en éveil t'emporte et rien ne t'arrête, ni la raison, ni la vraisemblance, ni la justice, jusqu'à ce que la voix de ton cœur parle et te montre ton erreur.

Mais si je peux, maintenant que je te connais, accepter ces doutes, je ne veux pas qu'ils effleurent notre enfant ; je ne veux pas que tu le regardes de cet air sombre et anxieux dont tu regardes la mère en te posant toutes sortes de questions folles ou absurdes : pour lui je ferai tous les sacrifices ; et par lui tu auras toujours la femme la plus tendre, la plus soumise, la plus dévouée, la plus fidèle jusqu'à mon dernier soupir.

De toi à lui il n'y a pas de questions à te poser, tu n'as qu'un mot à dire : — Je suis son père, et lui dois la tendresse, les soins, l'amour d'un père.

C'est pour lui que je t'écris cette longue lettre, bien plus que pour moi, car, malgré tout, je sens que je n'ai pas à plaider ma cause qui est si bonne qu'en ce moment même, j'en suis sûre, tu ne penses qu'à me faire oublier le chagrin que tu m'as causé. Sois tranquille, cela ne sera pas difficile, et tu n'auras qu'à paraître pour me trouver telle que j'ai toujours été et serai toujours.

Ta bien aimée,

LÉONTINE »

Il avait lu les lettres précédentes aussi vivement que le permettait leur écriture peu nette ; de celle-là au contraire, il pesa chaque mot, chaque phrase, et quand il arriva à la fin, il la reprit au commencement.

Mais, si attentif qu'il fût, il n'y trouva rien qu'il ne connût déjà, si ce n'est des indications sur le caractère et la nature de Léontine qui justifiaient tous les soupçons.

Malgré ses protestations d'amour et ses serments, il paraissait bien certain que cette coquette de village avait manœuvré entre Arthur Burn et Gaston de façon à les ménager également, écrivant très probablement à celui-ci les mêmes lettres qu'à celui-là, sans savoir au juste lequel des deux était le plus « idole de son cœur », à moins qu'ils ne le fussent ni l'un ni l'autre.

S'il en était ainsi, et tout semblait l'indiquer, on comprenait par quelles incertitudes, Gaston, passionnément épris de cette femme, avait passé et quels avaient été ses soupçons ; mais, si toute sa vie il s'était débattu contre l'obsession du doute, lui qui mieux que tout autre était en situation de trancher la question de paternité, n'était-ce pas folie de s'imaginer qu'après trente ans passés on verrait clair là où il s'était perdu dans l'obscurité, n'ayant pour se guider que ces lettres ? Quand on les relirait cent fois comme Gaston les avait lues, elles ne livreraient pas plus leur secret que trente ans auparavant : des inductions, des hypothèses, elles les permettaient toutes ; des certitudes, elles n'en fourniraient aucune, si les dernières n'étaient pas plus précises que celles-là.

Elles ne l'étaient point : partout Léontine se défendait contre la jalousie de Gaston par de vagues protestations ; nulle part elle ne prenait corps à corps un des griefs, auxquels elle répondait : « Je t'aime, compte là-dessus » ; et c'était toujours le morne refrain.

Après la liasse de la mère, il passa à celle du fils, beaucoup plus volumineuse. Parcourant seulement les premières lettres, écrites d'une écriture enfantine, il ne commença une lecture sérieuse qu'avec celles où l'enfant devenait jeune homme, et tout de suite il put constater que si, au lieu de vouloir éclaircir une question de paternité, c'était une question de maternité, il n'admettrait jamais que ce garçon, simple et droit, au cœur tendre, mais discret et réservé dans ses expansions, pouvait être le fils de cette coquette, dont chaque mot criait la tromperie. Tel se montrait le collégien, tel était le soldat, avec seulement en plus la fermeté et le sérieux que donne l'âge, mais si franchement, que, dans cette confession qui sans interruption se continuait de la dix-huitième à la trentième année, on voyait comme si on l'avait suivi jour par jour l'éveil de son esprit et de ses idées, la formation de son caractère et de ses sentiments, l'ouverture de son jeune cœur au rêve d'abord, plus tard à la pensée, plus tard encore à la vie.

Alors il se produisit ce fait que cette lecture, commencée avec la pensée et l'espoir qu'elle tournerait contre le capitaine, concluait au contraire en sa faveur : puisqu'il était si peu le fils de sa mère, à qui avait-il pris les qualités natives que chaque lettre révélait en lui, si ce n'est à son père ?

Et, pour qui connaissait Gaston, il semblait bien que c'était lui qui fût ce père.

XI

Ce n'était pas la première fois qu'il s'apercevait que les honnêtes gens éprouvent dans la vie des difficultés et des embarras qui n'entravent pas la marche des coquins.

Coquin, il eût sans remords supprimé ce testament, et les choses auraient suivi leur cours.

Mais, honnête homme, il ne pouvait pas employer un moyen qui, pour faire le bonheur des siens, faisait sûrement son malheur à lui, en empoisonnant sa vie.

Il se connaissait et savait que ce n'était pas quand chaque matin, aux premiers instants qui suivent le réveil, on passe l'examen de sa conscience, qu'on pourrait la charger d'un pareil poids : toutes les subtilités du raisonnement ne tenaient pas contre ce chiffon de papier qui, aux yeux de la loi, faisait du capitaine l'héritier de Gaston, et, tant qu'on ne lui aurait pas restitué la fortune dont légalement il était propriétaire, on ne pouvait pas espérer le repos.

Telle était la vérité ; le reste ne reposait que sur les sophismes du cœur et de l'intérêt personnel. Et encore se sentait-il convaincu que, s'il était seul, l'intérêt personnel ne s'obstinerait pas dans ces faux raisonnements, qui n'avaient tant de puissance que parce qu'ils tenaient quand même et malgré tout au bonheur de sa femme et de sa fille.

Arrivé à cette conclusion, il n'avait qu'à rentrer chez lui, prendre le testament de Gaston et le remettre à Rébénacq.

Cependant il n'en fit rien, et les raisons ne lui manquèrent pas pour différer ce sacrifice : du côté du capitaine, il n'y avait pas urgence et quelques jours de plus ou de moins étaient de peu d'importance ; du côté des siens, il ne pouvait pas ainsi sans préparation leur porter ce coup, qui jetait sa femme dans le désespoir et brisait le mariage de sa fille ; enfin, lui-même avait besoin de réfléchir encore et de se reconnaître dans le dédale de contradictions où il se débattait. Ce n'était pas à la légère qu'il devait se décider ; aucun inconvénient à attendre ; rien que des avantages ; en tout cas, on verrait.

Les journées s'écoulèrent longues et agitées, les nuits plus longues encore, plus agitées ; mais que peut le temps sur ce qui ne dépend que de notre volonté ! fatalement la situation ne pouvait pas changer tant qu'il ne se résoudrait pas, soit à déchirer le testament, soit à le déposer aux mains de Rébénacq, et par conséquent ses tourments, ses inquiétudes, ses angoisses, resteraient ce qu'ils étaient, avec le remords en plus de son impuissance.

Cet état n'avait pas pu se prolonger sans éveiller l'attention de sa femme et de sa fille, et, comme à toutes leurs questions il avait toujours répondu qu'il n'était point malade, elles avaient cherché entre elles quelles pouvaient être les causes de ces changements d'humeur, et madame Barincq s'était arrêtée à l'idée qu'il fallait les attribuer au mariage d'Anie.

— Ton père t'aime trop, il ne peut pas s'habituer à la pensée que bientôt tu seras perdue pour lui.

— Je ne serai pas perdue pour lui, mais, alors même que nous devrions être séparés, je sais qu'il m'aime assez pour accepter ce sacrifice s'il avait la conviction que c'est pour mon bonheur. Seulement il faudrait que cette conviction fût bien solide chez lui, et peut-être ne l'est-elle pas au point de ne pas laisser place à l'inquiétude.

— Avec un homme charmant comme le baron, quelles inquiétudes veux-tu qu'il ait ?

— Je ne veux pas qu'il en ait, je ne dis pas qu'il en a ; mais enfin cela est possible ; et si cela est, sa préoccupation s'expliquerait tout naturellement.

— Si ton père avait des craintes, il m'en ferait part ; je suis autant que lui intéressée à ton bonheur. D'ailleurs, quelles craintes M. d'Arjuzanx peut-il lui inspirer ?

— Si je les connaissais, nous serions fixées.

— Je l'interrogerai.

L'occasion était trop belle quand sa femme le questionna sur ses inquiétudes pour qu'il n'en profitât pas : en même temps qu'elles justifiaient son souci qu'il ne pouvait pas nier, elles avaient l'avantage de préparer la rupture des projets de mariage.

— Si je n'ai pas de griefs précis à reprocher au baron, je ne suis cependant pas rassuré.

— Pourquoi ne m'en parlais-tu pas ?

— Précisément parce que les griefs précis me manquent… et que je trouve inutile de te tourmenter… si, comme je l'espère, il n'y a rien contre le baron.

— Alors, pourquoi te tourmentes-tu toi-même ?

— Parce que je voudrais savoir ce que je n'apprends pas.

— Savoir quoi ?

Ce qu'on veut dire quand on parle de lui, ou plutôt ce qu'on veut ne pas dire : n'as-tu pas été frappée des réticences qu'on emploie à son égard ?

— Réticences… c'est beaucoup.

— Le mot ne fait rien à la chose ; pourquoi ces étonnements polis quand il est question du baron ? Pourquoi ces silences quand on voit que nous serions disposés à l'accepter pour gendre au cas où Anie l'agréerait ?

— L'envie.

— C'est possible ; ce n'est pas certain.

— Alors, quoi ?

— C'est ce que je cherche. Voilà pourquoi je ne voudrais pas te voir considérer comme fait un mariage qui, en réalité, peut ne pas se faire.

— Tu ne voudrais pas le rompre pour si peu.

— Non, certes ; mais j'envisage sa rupture comme possible si…

— Si….

— Si je trouve ce que je cherche. Et cela, tu en conviendras, me donne bien le droit d'être préoccupé.

— Enfin, que cherches-tu ?

— A voir clair dans ce qui est obscur ; à faire préciser ce qui est vague et insaisissable.

— Le baron est un galant homme.

— Je le crois.

— Un honnête homme.

— J'en suis sûr.

— Alors ?

— Galant homme, honnête homme, on peut être mauvais mari : la responsabilité d'un père qui marie sa fille est trop lourde pour qu'il laisse rien au hasard.

— Tu t'inquiètes à tort.

— Qu'en sais-tu ? Je pourrais te dire que de ton côté tu t'obstines à tort aussi dans ton parti-pris de ne voir que ce que tu désires : si ce mariage peut se faire, il peut ne pas se faire.

— Il se fera.

— Tu ne peux pas le souhaiter plus vivement que moi.

— Ce serait folie de prendre au sérieux des propos en l'air ; il n'y a rien, il ne peut y avoir rien contre le baron, et ce que tu crois de la suspicion est simplement de l'envie : envie chez ses amis parce qu'Anie lui apporte une belle fortune ; envie chez nos amis, à nous, parce qu'il apporte à Anie un beau nom.

Il s'attendait à cette résistance et n'alla pas plus loin ; maintenant que l'ouverture était faite, il pourrait revenir sur cette rupture, et amener peu à peu l'esprit de sa femme à en admettre la possibilité, afin que le jour où elle se produirait elle ne fût pas un coup de foudre.

Avec Anie il procéda de la même façon, mais l'accueil qu'elle fit à ses paroles entortillées ne ressembla en rien à celui de sa mère :

— S'il y a dans ce mariage quelque chose qui t'inquiète, lui dit-elle, le mieux est d'y renoncer tout de suite.

— Tu n'en souffrirais pas, ma chérie ?

— Pas du tout, je t'assure ; quand tu m'as fait part de la demande de M. d'Arjuzanx, je t'ai répondu que je n'en étais ni charmée ni fâchée ; j'en suis toujours au même point ; je crois t'avoir dit aussi, faisant mon examen de conscience, que je ne trouvais en moi qu'une parfaite indifférence à son égard ; bien que depuis ce jour-là nous nous soyons rencontrés cinq fois, je n'ai point changé. Dans ces conditions, je pense donc que, ce mariage ne t'offrant plus les avantages que tu y trouvais, surtout une entière sécurité, le mieux est de le rompre avant d'aller plus loin.

— Tu ne le regretterais point ?

— Comment pourrais-je le regretter, puisque je ne sais pas encore si je l'accepterai !

— Alors ces entrevues de Biarritz n'ont rien produit ?

— Elles auraient produit un ennui réel si elles n'avaient pas eu lieu au bord de la mer, qui était une distraction, et si, d'autre part, elles n'avaient pas été égayées par le capitaine.

— Ah ! le capitaine.

Cette exclamation fut prononcée d'un ton qui frappa Anie.

— Que trouves-tu d'étonnant à ce que je dis là ?

Il l'examinait ; pendant un certain temps il la regarda sans répondre.

— Je me demande, dit-il, si tu n'accordes pas au capitaine des mérites que tu refuses au baron.

— Il n'y a aucune comparaison à faire entre eux.

De nouveau il garda le silence, et elle fut toute surprise de voir que les mains de son père tremblaient comme si elles étaient agitées par une profonde émotion.

— Qu'as-tu ? demanda-t-elle.

Il ne répondit pas, et il se mit à marcher en long, en large, à pas saccadés, la tête haute, les yeux brillants, les lèvres frémissantes.

— Une idée ! dit-il tout à coup en s'arrêtant devant elle, une idée que me suggère ta réflexion à propos du capitaine, et qui me fait te demander de répondre franchement à la question que je vais te poser.

— Elle est donc bien grave, cette question, qu'elle te met dans cet état d'agitation ?

— La plus grave qui puisse se présenter pour toi, pour moi.

— Alors dis tout de suite.

— Si le capitaine avait demandé ta main, ta réponse aurait elle été celle que tu as faite au baron ?

— Mais… papa.

— Je t'en prie, je t'en supplie, ma chérie, sois franche avec ton père ; tu ne sais pas quelles conséquences peut avoir la réponse que je demande.

— Mais je m'en doute bien un peu, à ton trouble.

— Alors, parle, parle.

— Eh bien, je reconnais, pour parler comme toi, que j'accorde au capitaine des mérites que je ne vois pas dans le baron.

— Et ces mérites auraient-ils été assez grands pour que, malgré son manque de naissance ou plutôt malgré la tare de sa naissance, et aussi malgré son manque de fortune, tu l'acceptes comme mari ?

— Justement parce que, grâce à l'héritage de mon oncle, la fortune ne compte pas pour moi, j'aurais aimé à choisir mon mari en dehors de toute préoccupation d'argent ; ne pas le refuser parce qu'il aurait été pauvre, ne pas l'accepter parce qu'il aurait été riche.

— Et la naissance ?

— Ça, c'est une autre affaire : il est certain que dans le monde le baron d'Arjuzanx, dont les ancêtres occupaient des charges auprès du roi Henri, fait une autre figure que le capitaine Valentin Sixte.

— Tu l'aurais donc refusé pour cette tare ?

— Je ne dis pas ça : J'aurais regretté que le capitaine n'eût pas le nom du baron ; mais je regrette encore bien plus à tous les autres points de vue que le baron ne soit pas le capitaine.

— Ah ! ma chère enfant !

— Tu voulais de la franchise.

— Ma chère petite Anie, ma fille, mon enfant bien-aimée, ma chérie.

Il l'avait prise dans ses bras et il l'embrassait.

— Le capitaine m'a demandée ? dit-elle.

— Non.

— Ah !

— Mais cela ne fait rien.

— Cela fait tout au contraire. Comment peux-tu me poser de pareilles questions ! Je ne t'ai répondu que parce que je croyais à cette demande.

Elle se dégagea des bras de son père et alla à la fenêtre pour cacher sa confusion.

Doucement il vint à elle, et, lui mettant la main sur l'épaule avec tendresse :

— Ne me suppose pas des intentions qui sont loin de ma pensée, dit-il ; rien, je t'assure, ne peut m'être plus doux que ce que tu viens de m'apprendre, rien, rien.

En effet ; plus d'une fois il avait vaguement entrevu un mariage entre Anie et Sixte comme la fin des angoisses au milieu desquelles il se débattait désespérément. Tout, de cette façon, était tranché pour le mieux : Anie ne perdait pas la fortune de son oncle, et, de son côté, Sixte héritait de son père ; ainsi se conciliaient les droits de chacun ; pas de luttes, pas de sacrifices ni d'un côté ni de l'autre ; plus de doutes sur la validité du testament, pas plus que sur la filiation du capitaine : ce n'était ni comme fils, ni comme légataire qu'il jouissait de la fortune de Gaston, mais comme mari d'Anie ; et, de son côté, ce n'était pas en qualité de nièce qu'elle gardait cette jouissance, mais comme femme du capitaine.

S'il ne s'était pas arrêté à cette idée lorsqu'elle avait traversé son esprit, s'il n'avait même pas voulu l'examiner lorsqu'elle lui revenait malgré ses efforts pour la chasser, c'est qu'il la considérait comme un misérable calcul, et la spéculation honteuse d'une conscience aux abois ; n'était-ce pas vendre sa fille ? et de sa vie, de son bonheur, payer leur repos à tous et la fortune ? Mais, du moment que spontanément, et sans que ce fût un sacrifice pour elle, Anie préférait le capitaine au baron, la situation se retournait ; à marier Anie et le capitaine il n'y avait plus ni calcul ni spéculation, on ne la vendait plus et, en même temps qu'on tranchait l'inextricable difficulté du testament, en même temps qu'on faisait un juste partage de la succession de Gaston entre ceux qui, à des titres divers, avaient des droits pour la recueillir, on assurait le bonheur de ceux qu'on mariait. Quel meilleur mari pouvait-on souhaiter pour Anie que ce beau garçon intelligent, franc, loyal, que cet officier distingué devant qui s'ouvrait le plus brillant avenir ? Quelle femme pouvait-il trouver qui fût comparable à Anie ? De là son élan de joie quand il avait entendu Anie venir au-devant du désir qu'il n'avait même pas osé former.

— Tu m'as parlé franchement, reprit-il, parce que le capitaine te plaît, et aussi parce que tu sais que, de ton côté, tu plais au capitaine.

— Mais je ne sais rien du tout ! s'écria-t-elle en se retournant vers son père.

— Tu ne le sais pas, j'en suis certain ; il ne te l'a pas dit, je le crois ; mais cela n'empêche pas que tu n'en sois sûre ; une jeune fille ne se trompe pas là-dessus ; c'est là l'essentiel ; le reste est de peu d'importance.

— Que veux-tu donc ?

— Que tu épouses le capitaine, puisqu'il te plaît.

— Mais ce ne sont pas les jeunes filles qui épousent, on les épouse.

— Si le baron ne te plaît pas, et si au contraire le capitaine te plaît, il y a d'autre part tant d'avantage à ce que ton mariage avec le capitaine se fasse, que nous devons nous unir pour qu'il réussisse.

— Mais je ne peux pas lui demander de m'épouser.

— Il ne s'agit pas de cela. Ce qu'il faut avant tout, c'est que tu refuses M. d'Arjuzanx.

— C'est facile et j'y suis toute disposée. Je n'ai accepté ces entrevues que pour t'obéir. Tu veux maintenant que nous les supprimions, je t'obéis encore bien plus volontiers. Quoi qu'il arrive, je ne regretterai point M. d'Arjuzanx. Je n'ai pour lui ni antipathie ni répulsion ; il m'est indifférent, voilà tout ; et ce n'est vraiment pas assez pour l'épouser : ami, oui ; mari, non. De son côté, ce que tu désires est donc fait. Seulement, je serais curieuse de savoir pourquoi tu le voulais pour gendre il y a un mois, et pourquoi tu ne le veux plus aujourd'hui.

Il resta un moment assez embarrassé.

— N'était-il pas alors ce qu'il est encore ? et du côté du capitaine as-tu appris des choses qui te le montrent sous un jour plus favorable ?

Il avait eu le temps de se remettre :

— J'ai à plusieurs reprises entendu parler de M. d'Arjuzanx d'une façon qui ne m'a pas plu.

— Que disait-on ?

— Rien de précis ; mais c'est justement le vague de ces propos qui fait mon inquiétude. Quant au capitaine, j'ai au contraire appris à le connaître sous un jour qui a singulièrement augmenté ma sympathie pour lui et l'a transformée en une estime sérieuse.

— Comment cela ? demanda-t-elle avec une vivacité caractéristique.

— En lisant ses lettres à Gaston ? Cette correspondance, qui commence quand le jeune garçon entre au collège de Pau et se continue sans interruption jusqu'à ces derniers temps, a été conservée par ton oncle, on l'a trouvée à l'inventaire et je viens de la lire. C'est une confession, ou plutôt, car elle ne contient l'aveu d'aucune faute, un journal qui embrasse toute sa jeunesse. Quels renseignements vaudraient ceux qu'il donne lui-même dans ces lettres où on le suit pas à pas, où l'on voit se former l'homme qu'il est devenu, et un homme de cœur, de caractère, droit, loyal, que la tare d'une naissance malheureuse n'a point aigri, mais qu'elle a au contraire trempé ; enfin, le type du mari qu'un père qui connaît la vie choisirait entre tous pour sa fille.

Pendant qu'il parlait, elle souriait sans avoir conscience de l'aveu que son visage épanoui trahissait :

— Alors, ces lettres… dit-elle machinalement pour dire quelque chose et pour le plaisir de parler de lui.

— Ces lettres sont un panégyrique d'autant plus intéressant qu'il est écrit au jour le jour. Sais-tu quelles étaient mes pensées en les lisant ?

— Dis.

— Je me demandais comment ton oncle n'avait pas eu le désir de te le donner pour mari, ce qui conciliait tout : son affection pour ce jeune homme et ses devoirs envers nous.

— Il n'a pas exprimé ce désir.

— Cela est vrai ; mais ce qu'il n'a pas fait, pour une raison que nous ignorons, simplement peut être parce que la mort l'a surpris, je puis le faire. Si ton oncle avait des devoirs envers nous, envers moi, envers toi, je me considère comme en ayant envers le capitaine qui a certainement des droits à la fortune dont nous héritons… quand ce ne serait que ceux que donne l'affection partagée : un mariage entre vous règle tous ces devoirs comme tous ces droits, et, de plus, il assure ton bonheur. Tu comprends pourquoi j'ai été si heureux quand je t'ai entendu manifester avec franchise tes sentiments ?

— Et maintenant ?

— Quoi, maintenant ?

— J'entends, que veux-tu faire ?

— Aller trouver Rébénacq qui est l'ami et le conseil du capitaine.

— Mais M. Rébénacq ne peut pas offrir ma main à M. Sixte.

— Assurément ; mais Rébénacq peut lui faire comprendre quels sont mes sentiments à son égard, et adroitement, discrètement, lui laisser entendre que, s'il voulait devenir le mari d'une belle jeune fille qu'il connaît et qu'il a pu apprécier, il n'aurait qu'à plaire à cette belle fille et se faire aimer d'elle pour que la famille l'accueillît, malgré son manque de fortune, à bras ouverts. Il n'y a point là d'offre, dont je ne veux pas plus que toi, mais une ouverture comme en doivent faire ceux qui sont riches à ceux qui ne le sont pas. Y a-t-il là-dedans quelque chose qui ne te convienne pas ?

Au lieu de répondre, elle interrogea :

— Et M. d'Arjuzanx ?

— Je lui écrirai que nos projets ne peuvent pas avoir les suites que nous espérions.

— Que vous espériez, lui et toi ?

— Dame !

— N'es-tu pour rien dans cette rupture ?

— J'arrangerai les choses de façon à porter ma part de responsabilité.

— Fais-la légère pour toi, plus grosse pour moi, ce ne sera que justice. Mais ce que je voudrais encore, ce serait qu'au lieu d'aller trouver M. Rébénacq et d'écrire ensuite à M. d'Arjuzanx, tu commences par cette lettre. Je connais assez M. Sixte pour être certaine qu'il ne consentirait pas à entrer en rivalité avec un ami. S'il est sensible à l'ouverture de M. Rébénacq, ce ne sera certainement que quand il aura la preuve que cet ami a été refusé.

— Tu as raison ; j'écris tout de suite au baron et demain seulement j'irai voir Rébénacq.

— Et maman ! tu es d'accord avec elle ?

— Je compte sur toi.

— Tu sais qu'elle trouve toutes les qualités à M. d'Arjuzanx : la naissance, la distinction, la beauté, et bien d'autres choses encore, sans parler de sa fortune qui ne peut pas être comparée à celle de M. Sixte.

— Ta mère ne veut que ton bonheur ; quand elle sera convaincue que tu n'aimeras jamais M. d'Arjuzanx, elle cédera.

— Enfin, je ferai ce que tu veux, mais si nous partageons les responsabilités, partageons aussi les difficultés : que j'amène maman à accepter ta rupture d'un mariage qu'elle souhaite si ardemment, toi, de ton côté, amène-la à accepter celui que tu désires.

— Et toi, ne le désires-tu pas aussi ?

Elle vint à son père, les yeux baissés, marchant avec componction.

— Une fille soumise n'a d'autre volonté que celle de son papa.

Chargement de la publicité...