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XII

La demie après six heures allait sonner au cartel des bureaux de l'Office cosmopolitain, et Barnabé, dans l'embrasure d'une fenêtre, guettait au loin sur le boulevard l'arrivée de l'omnibus du chemin de fer de Vincennes.

A ce moment le directeur, M. Chaberton, sortit de son cabinet, accompagné d'un client, et dans leurs cages, derrière leurs grillages, tous les employés se plongèrent instantanément dans le travail.

— Barnabé, guettez l'omnibus, dit M. Chaberton.

— On ne le voit pas encore.

— Puisque nous avons quelques minutes, dit le client suppliant, laissez-moi vous expliquer…

Mais M. Chaberton, sans écouter, alla à l'un des grillages :

— Monsieur Spring, que vos patentes anglaises pour l'affaire Roux soient prêtes demain matin, dit-il.

— Elles le seront, monsieur.

Il s'adressa à un autre guichet :

— Monsieur Morisset, vous préparerez demain, en arrivant, un état des frais Ardant.

— Oui, monsieur.

— Un point très important à noter, continuait le client…

Mais M. Chaberton, qui n'avait pas d'oreilles pour ces recommandations de la dernière heure, continuait sa tournée devant les cages de ses employés.

— Monsieur Barincq, dit-il, votre bois est-il terminé ?

— Il le sera dans une demi-heure.

— Pas trop de sécheresse, je vous prie, du chic, soyons dans le mouvement.

Barnabé fit un pas en avant :

— L'omnibus, dit-il.

M. Chaberton jeta son pardessus sur son épaule, fit passer sa canne de dessous son bras dans sa main, et se dirigea vers la sortie, suivi du client décidé à ne pas le lâcher.

Une fois qu'il eut tiré la porte, un brouhaha s'éleva dans les bureaux, et, immédiatement, Spring sortit d'un tiroir une lampe à alcool qu'il alluma.

— On voit que c'est aujourd'hui mardi, dit Belmanières, voilà les saletés anglaises qui commencent.

— On voit que c'est aujourd'hui comme tous les jours, répondit Spring, les grossièretés de M. Belmanières continuent.

Contrairement à la coutume, Belmanières ne se fâcha pas.

— Cela prouve, dit-il d'un air bonhomme, que les habitudes ne sont pas comme la vie ; la vie est variée, les habitudes sont monotones. Je suis grossier aujourd'hui comme hier, comme il y a six mois, et M. Barincq, au lieu de jouer au gentilhomme campagnard comme il y a six mois, dessine des bois pour l'Office cosmopolitain, où il a été bien heureux de retrouver sa place.

— Ne mêlez donc pas M. Barincq à vos sornettes, répliqua le caissier avec autorité.

— Ce que je dis là n'a rien de désagréable pour M. Barincq, continua Belmanières sortant de sa cage, au contraire. Et je proclame tout haut qu'un homme de soixante ans qui se trouve tout à coup ruiné, et qui a l'énergie de se remettre au travail, sans se plaindre, a mon estime. Si j'ai blagué autrefois M. Barincq, je n'en ai aucune envie aujourd'hui, et, puisque l'occasion se présente de lui dire ce que je pense, je le dis. Voilà comme je suis, moi ; je dis ce que je pense, tout ce que je pense franchement, et je me fiche de ceux qui ne sont pas contents. Vous entendez, monsieur Morisette, je m'en fiche, je m'en contrefiche.

Il criait cela devant la cage du caissier d'un air provocateur ; la porte d'entrée en s'ouvrant le fit taire.

— Mister Barincq ? dit une voix à l'accent étranger.

— Il est ici, répondit Barnabé en amenant celui qui venait d'entrer devant le grillage de Barincq.

— Do you speak english ?

— Monsieur Spring ! appela Barincq.

A regret M. Spring souffla sa lampe et s'approcha ; alors un dialogue en anglais s'engagea entre lui et l'étranger.

— Ce gentleman, traduisit Spring, dit qu'il a vu au Salon deux tableaux signés Anie qui lui ont plu et qu'il est disposé à les acheter ; ayant trouvé votre adresse au Cosmopolitain dans le livret, il désire savoir le prix de ces tableaux.

— Mille francs, dit Barincq.

— Ce gentleman dit, continua Spring, qu'il les prend tous les deux pour quinze cents francs si vous voulez ; et que si madame Anie a d'autres tableaux du même genre, c'est-à-dire représentant des paysages du même pays, dans la même coloration claire, il les achètera peut-être ; il demande à les voir.

— Expliquez à ce gentleman, répondit Barincq, qu'il peut venir demain et après-demain à Montmartre, rue de l'Abreuvoir, et donnez-lui l'itinéraire à suivre pour arriver rue de l'Abreuvoir.

Sans en demander davantage l'amateur tendit sa carte à Spring et s'en alla :

    « CHARLES HALIFAX »
          75, Trimountain Str. Boston.

Barincq n'eut pas le temps de recevoir les félicitations de ses collègues, pressé qu'il était d'achever son bois pour porter cette bonne nouvelle rue de l'Abreuvoir.

Lorsqu'il entra dans l'atelier où sa femme et sa fille étaient réunies, Anie vit tout de suite à sa physionomie qu'il était arrivé quelque chose d'heureux.

— Qu'est-ce qu'il y a ? demanda-t-elle.

Il raconta la visite de l'Américain.

— Hé ! hé ! dit Anie.

— Hé ! hé ! répondit Barincq comme un écho.

— Quinze cents francs !

Et, se regardant, ils se mirent à rire l'un et l'autre.

— Hé ! hé !

— Hé ! hé !

Madame Barincq n'avait pas pris part à cette scène d'allégresse.

— Je vous admire de pouvoir rire, dit-elle.

— Il me semble qu'il y a de quoi, dit Barincq.

— Est-ce que tu n'es pas heureuse de ce succès pour Ourteau ? dit Anie.

— Qu'on ne me parle jamais d'Ourteau, s'écria madame Barincq.

— Sois donc plus juste, maman. C'est à Ourteau que je dois un mari que j'aime. C'est Ourteau qui m'a appris à voir. Sans Ourteau, je me fabriquerais de jolies robes en papier pour pêcher un mari que je ne trouverais pas. Et sans Ourteau je continuerais à peindre des tableaux d'après la méthode de l'atelier… que les Américains n'achèteraient pas. Si je suis heureuse, si j'ai aux mains un outil qui nous fera tous vivre, en attendant que Sixte revienne glorieux, cela ne vaut-il pas la fortune ?

FIN

NOTICE SUR « ANIE »

Il y a quarante ans, c'était une banalité de la conversation courante de parler du désintéressement des savants et des artistes, comme aussi de leur incapacité pour les affaires ; et même cette banalité, basée sur l'observation journalière, pouvait s'étendre jusqu'aux médecins et aux avocats : les savants, des alchimistes cocasses dans leur allure falote ; les artistes, des Cabrions. Déjà, il est vrai, Balzac avait, à côté de Joseph Bridau, de Schinner, de Léon de Lora, placé Pierre Grassou qui annonçait un dangereux précurseur ; mais la tradition n'était point encore entamée.

Elle ne tarda pas à l'être, car l'alchimiste et le rapin disparaissaient tous les jours ; et déjà quand je préparais mon roman : Une bonne affaire, qui est l'histoire d'un savant exploité et égorgé par des gens d'affaires, je pouvais voir que si ce type était encore vrai, les gens d'affaires exploités par les savants n'étaient cependant pas rares.

Le temps avait marché, les mœurs s'étaient transformées, et on était loin du temps où mon père, qui en avait été témoin, me racontait ce trait de Berryer : venu à Rouen pour défendre devant les assises un cultivateur de notre pays, Berryer remettait comme dot à la fille de celui dont il avait obtenu l'acquittement, ses dix mille francs d'honoraires, et Berryer n'était pas riche ; car, l'eût-il été, cette somme, alors considérable, eût vraisemblablement rejoint la fortune amassée.

Loin aussi était le temps où je vivais chez une sorte de savant qui était un de ces types du monde universitaire aussi communs à cette époque qu'ils sont rares aujourd'hui, chez qui l'indifférence des choses de l'argent n'avait pour égale que l'ignorance la plus complète de la vie pratique ; si bien qu'avant de sortir il devait être passé en revue par sa femme pour qu'elle vît s'il n'était point chaussé d'une pantoufle et d'un soulier, ou s'il n'avait point mis son gilet de flanelle par-dessus la chemise, endossée elle-même par-dessus un premier gilet qu'il avait oublié d'ôter.

Enfin, loin aussi était le temps où, commençant à avoir des relations dans le monde des peintres et des statuaires, c'était à peine si j'en trouvais un — parmi les peintres — qui eût les allures d'un monsieur distingué ou d'un club-man, et fût entendu aux affaires, tandis que nombreux au contraire étaient encore les artistes naïfs, candides, dédaigneux de l'argent, qui continuaient ces maîtres anciens qu'a si bien caractérisés André Lemoyne en disant d'eux :

Ils avaient travaillé simplement pour la gloire.

Les affaires, ils en prenaient bien souci vraiment, et, sans faire rire personne, le père Signol, que sa Femme adultère a fait entrer à l'Institut, pouvait dire à un candidat : « Je ne vote jamais pour ceux qui gagnent de l'argent. »

Insuffisant, incomplet était donc mon savant d'Une bonne affaire, et il m'en fallait un autre qui fût de notre temps ; car c'est une nécessité pour un romancier qui marche avec son époque et veut se renouveler, se compléter, de ne point s'en tenir, dans son âge mûr, aux personnages de sa jeunesse, qu'il a pu peindre vrais à ce moment, mais qui ne le sont plus par cela seul que les mœurs se sont transformées.

Je cherchais mon savant nouvelle manière, lorsqu'un jour, en me rendant au laboratoire de mon camarade Georges Pouchet, je vis dans une cour des palefreniers et des cochers occupés à panser des chevaux et à nettoyer des voitures qui, par leur élégance, étaient si peu en situation dans ce quartier que, tout en bavardant avec Pouchet, je lui demandai à qui appartenaient ces équipages.

— A Sauval.

— Le professeur ?

— Lui-même.

J'eus le pressentiment que je pouvais trouver en lui quelques-uns des traits principaux qu'il me fallait pour mon personnage. Je l'étudiai et l'introduisis dans Anie. Un critique, parlant de Sauval, dit que ce type est plus commun qu'on ne pense, et, faisant allusion à celui de la réalité, il ajouta : « J'ai pris mes informations sur les personnes, je le connais même personnellement depuis ma lecture d'Anie, et il paraîtrait, — ma conviction est faite, — que justement il ne rentrerait pas dans la catégorie précitée, et que ce savant serait au contraire un lutteur, un généreux et un prodigue. »

Que le Sauval de mon roman ne soit pas la reproduction exacte et fidèle du vrai Sauval, cela est parfaitement juste ; je suis le premier à le reconnaître, et même je suis satisfait que cela ait été dit. Je me suis déjà plus d'une fois expliqué là-dessus dans ces notices : je fais des romans, non des photographies ; et quand j'étudie un personnage rencontré dans la vie courante, ce n'est point la vérité du portrait que je recherche, c'est celle du roman, agissant en cela comme le peintre ou le statuaire qui travaille d'après le modèle vivant, non pour le copier, mais pour s'en inspirer. Sauval m'a fourni des traits du savant dans le train ; je ne l'ai pas copié, pas plus que dans aucun de mes romans je n'ai copié ou photographié un seul des acteurs que j'ai mis en scène. Il y a une vérité d'art, plus haute et plus vraie que celle de la réalité. C'est celle-là que j'ai poursuivie. « Ce n'est pas avec sa femme qu'on fait une Jeanne d'Arc », me disait un jour Chapu ; et cependant, pour toutes les Jeanne d'Arc, il y a eu la pose d'un modèle vivant.

H. M.

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