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Antoinette de Mirecourt, ou, Mariage secret et Chagrins cachés

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The Project Gutenberg eBook of Antoinette de Mirecourt, ou, Mariage secret et Chagrins cachés

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Title: Antoinette de Mirecourt, ou, Mariage secret et Chagrins cachés

Author: Mrs. Leprohon

Translator: J. A. Genand

Release date: January 12, 2008 [eBook #24257]

Language: French

Credits: Produced by Rénald Lévesque, Carlo Traverso, and the Online
Distributed Proofreading Canada Team at
http://www.pgdpcanada.net. This document is available in
PDF format from the BNQ (Bibliothèque Nationale du Québec).

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ANTOINETTE DE MIRECOURT, OU, MARIAGE SECRET ET CHAGRINS CACHÉS ***





ROMAN CANADIEN

PAR

MADAME LEPROHON

ANTOINETTE
DE
MIRECOURT

Traduit de l'anglais par

J. A. GENAND



MONTRÉAL,
C. O. BEAUCHEMIN ET VALOIS, ÉDITEURS,
RUE ST. PAUL, 237 ET 239.

1865





ANTOINETTE DE MIRECOURT

OU

MARIAGE SECRET ET CHAGRINS CACHÉS.

PAR

MADAME LEPROHON

Auteur de: Ida Beresford, Eva Huntingdon, Clarence Fitzclarance, Florence Fitz Hardinge, Eveleen O'Donnell, Le Manoir de Villerai, etc., etc.

TRADUIT DE L'ANGLAIS

Avec la bienveillante permission de l'auteur, par

J. A. GENAND



Ce n'est qu'après bien des hésitations et de pressantes sollicitations de la part de mes amis que je me suis décidé à publier sous la forme d'un volume une traduction originairement destinée à occuper le rez-de-chaussée d'un journal politique et à laquelle mes occupations ne m'ont permis de consacrer que quelques rares loisirs, insuffisants pour rendre l'original avec tous les soins et la perfection qu'il méritait.

En cédant à l'invitation des personnes qui, dès le début de mon travail, ont bien voulu m'aider de leurs encouragements et de leurs conseils, je n'ai eu en vue d'autre objet que celui d'être utile à mes compatriotes et d'apporter mon faible contingent à la propagation de notre littérature nationale en traduisant en français une oeuvre essentiellement canadienne.

Je m'explique.

Ce qu'on est convenu d'appeler le roman moderne règne malheureusement chez nous comme ailleurs, et ce serait en vain qu'on essaierait de le détrôner: lutter contre cette folie du siècle serait une autre folie. Mais, de même qu'un peuple n'a que le gouvernement qu'il se crée, du moins par son attitude, de même une société ne reçoit que la nourriture intellectuelle qu'elle veut; s'il est impossible de substituer un genre à un autre, il n'est pas impossible de le modifier, de rendre cette nourriture plus saine.--J'ai voulu prouver à mes lecteurs que si la lecture des romans est une nécessité, il est du moins possible de lire honnêtement des romans honnêtes.

En effet, contrairement à la plupart des romans importés en ce pays, qui, tous ou à peu près sans exception, s'étudient à embellir le Vice et à enlaidir la Vertu, Antoinette de Mirecourt est une grande leçon de morale. Ecrit dans le but de démontrer les funestes résultats d'un mariage clandestin, ce roman est rempli d'enseignements utiles qui ne peuvent manquer de produire d'heureux fruits dans la position sociale où nous nous trouvons en Canada.--Sous ce rapport, plus d'un motif m'a fait entreprendre l'oeuvre que j'ai l'honneur de présenter aujourd'hui au public.

D'un autre côté, l'ouvrage de Madame Leprohon est, comme je viens de le dire, essentiellement Canadien. Il se rapporte à l'Histoire de notre pays; les personnages qui y figurent appartiennent, pour la plupart, à la vieille noblesse Française; la scène se passe à Montréal: tout, en un mot, y est Canadien. L'auteur lui-même qui occupe un rang élevé dans la littérature anglaise du Canada et une place distinguée parmi les écrivains Américains, appartient à une famille Canadienne.--Pour toutes ces considérations, ne voulant pas qu'un ouvrage de ce genre, auquel il ne manquait que d'être écrit en français, fût perdu pour notre littérature Canadienne, je me suis hasardé à entreprendre la traduction d'Antoinette de Mirecourt.

Ai-je réussi? Nécessairement, avec le peu de temps que j'ai pu y consacrer, beaucoup de défauts ont dû se glisser dans mon travail, mais du moins je me flatte d'avoir fait une traduction exacte, et si la phrase est quelquefois incorrecte, le style négligé, le sens a été scrupuleusement rendu, et le fond reste ce qu'il est dans l'original.

J'ose donc espérer que le public, entrant dans les explications que je viens de lui donner, aura pour moi cette indulgence dont les lecteurs de L'Ordre ont bien voulu user à mon égard et tiendra compte, au moins, de ma bonne volonté.

J. A. Genand.

Montréal, 4 Août 1865.



ANTOINETTE DE MIRECOURT.



I.

Le tiède soleil de novembre,--le plus désagréable de nos mois canadiens,--jetait ses pâles rayons dans les rues et sur les maisons irrégulières de Montréal telle qu'elle existait en 176--, quelque temps après que le royal étendard de l'Angleterre eut remplacé sur nos remparts le drapeau aux fleurs-de-lys de la France.

Vers l'extrémité-Est de la rue Notre-Dame, qui était à cette époque le quartier aristocratique de la Cité, s'élevait une grande maison en pierre dont les innombrables petits carreaux réfléchissaient au loin la lumière du soleil. Sans nous astreindre à la cérémonieuse formalité de frapper au marteau, franchissons de suite la porte d'entrée surmontée d'un vitreau en forme d'éventail; puis, pénétrant à l'intérieur, faisons l'inspection du tout, et lions connaissance avec les personnes qui l'habitent.

Malgré le peu d'élévation des plafonds si justement incompatible avec nos idées modernes d'élégance et de confort, malgré les sculptures grossières et les dorures décolorées qui encadrent les portes et les fenêtres, malgré les architraves imités qui sont disposés le long des murs des différents appartements, il y a dans cette demeure une empreinte de richesse et d'élégance sur laquelle il n'est pas permis de faire doute.

L'éclat de magnifiques peintures, les cabinets parquetés à prix coûteux, les vases antiques et une foule d'autres objets d'art que l'on aperçoit par les portes entr'ouvertes nous confirmeraient dans cette impression quand bien même nous ne saurions pas que cette maison est habitée par Monsieur d'Aulnay, un des hommes les plus marquants parmi les quelques familles appartenant à la vieille noblesse française qui étaient restées dans les principales villes du Canada après que leur pays eut passé sous une domination étrangère.

Au moment où nous le présentons au lecteur, le maître de céans,--personnage aux traits assez irréguliers, mais à l'extérieur d'un gentilhomme,--était assis dans sa grande Bibliothèque. Les trois murs de ce vaste appartement parfaitement éclairé, étaient couverts, du plafond au plancher, de rayons remplis de livres; quelques bustes et portraits d'écrivains, artistement exécutés, en étaient les seuls ornements. Les durables reliures des volumes, parées d'aucune dorure, indiquaient que leur propriétaire les appréciait plus pour leur contenu que pour leur apparence.

Dans l'amour passionné et sans affectation qu'il avait pour la littérature on aurait pu trouver, en effet, l'explication de la placidité de caractère et de la douceur d'habitudes qui caractérisaient le gentilhomme français, dans des circonstances de nature à mettre souvent à l'épreuve la patience de moins philosophes que lui. Quand, après la capitulation de Montréal, ses parents et ses amis lui avaient conseillé de les suivre, de s'en retourner dans la vieille France, ou, tout au moins, de fuir la ville et d'aller chercher la solitude dans sa riche Seigneurie à la campagne, il avait jeté un coup-d'oeil plein de tristesse autour de sa Bibliothèque, soupiré péniblement, et secoué la tête d'un air empreint d'une formelle détermination. En vain, quelques uns d'entr'eux, plus violents que les autres, lui avaient-ils demandé avec indignation s'il pourrait patiemment supporter l'arrogance des fiers conquérants qui venaient de débarquer sur les rivages de leur pays? en vain lui avaient-ils demandé comment il ferait pour souffrir, partout où il tournerait ses yeux, partout où il porterait ses pas, l'uniforme écarlate des soldats qui, au nom du roi Georges, gouvernaient maintenant sa patrie?.... A toutes ces représentations, à toutes ces remontrances où l'indignation s'était fait jour, il avait répondu tristement, mais avec calme, qu'il n'en verrait pas beaucoup de ces héros, attendu qu'il avait pris l'inébranlable résolution de s'enfermer pour toujours dans sa chère Bibliothèque, et de ne mettre les pieds dehors que le plus rarement possible. Enfin lorsque, non satisfaits de ces réponses, ses amis insistaient davantage, il les renvoyait à Madame d'Aulnay, et, comme on savait que cette jolie Dame avait, en plus d'une occasion, manifesté la ferme détermination de ne jamais aller s'enterrer, vivante, au fond d'une campagne,--quoique cependant elle n'eût aucune objection d'y être enterrée après sa mort,--on avait fini par laisser M. d'Aulnay en paix.

Comme nous l'avons dit, le maître de la maison était tranquillement assis dans sa Bibliothèque; aucun souci politique ne troublait pour le moment ses plaisirs intellectuels et il était entièrement absorbé par la lecture d'un ouvrage scientifique, lorsque tout-à-coup la porte s'ouvrit et donna passage à une élégante femme vêtue avec un goût exquis, et appartenant au type de ces héroïnes de Balzac qui ont dépassé la trentaine mais qui ont encore la prétention d'être jeunes.

--Monsieur d'Aulnay! s'écria-t-elle en posant familièrement sur l'épaule de celui-ci sa jolie petite main chargée à profusion de bagues et de diamants.

--Eh! bien, qu'y a-t-il, Lucille? demanda-t-il en fermant son livre d'un air où on pouvait lire quelque regret mais non pas de l'impatience.

--Je suis venue t'annoncer qu'Antoinette est arrivée.

--Antoinette! répéta-t-il machinalement.

--Oui, cher distrait.--Et la belle main de la jeune femme lui appliqua sur la joue un léger soufflet.--Oui, ma cousine Antoinette, cette chère enfant que j'avais si souvent inutilement demandée à son père depuis six mois, a enfin obtenu la permission de venir jouir un peu, sous mes auspices, de la vie du monde.

--Veux-tu parler de cette petite fille rose et naïve que j'ai vue, il y a deux ans, à la campagne, chez M. de Mirecourt?

--Précisément, mais au lieu d'une petite fille, c'est aujourd'hui une jeune demoiselle, et, ce qui ne lui nuit pas le moins du monde, une riche héritière. Mon oncle de Mirecourt a consenti à la laisser venir passer l'hiver avec nous, et j'ai résolu qu'elle verrait un peu de société pendant ce temps-là.

--Ah! je ne sais que trop bien ce que cela veut dire. A partir de ce moment, nos règlements d'intérieur vont être foulés aux pieds, la maison bouleversée et constamment assiégée par ces jeunes fats aux sabres traînants, par ces militaires Anglais dont tu as pris un soin tout particulier de me parler depuis quelque temps. Hélas! j'avais pourtant espéré que le départ du chevalier de Lévis et de ses braves compagnons mettrait à la retraite ce zèle, cette fièvre militaire; je dois l'avouer, à ma honte, si quelque chose eût pu me consoler pendant ce sombre épisode de l'histoire de mon pays, c'eût été la réalisation de cette espérance.

--Que veux tu, cher ami? répondit Madame d'Aulnay sur un ton devenu plaintif; n'avons-nous pas assez fait pénitence pendant de longs et lugubres mois? Après tout, le monde doit vivre, et pour vivre il a besoin de société. J'aimerais autant vêtir le costume de Carmélite et te voir prendre la robe et le capuchon de Trappiste, que de continuer à vivre dans cette réclusion du cloître où nous végétons depuis si longtemps.

--Tu es absurde, Lucille!.... Quant à la robe et au capuchon de Trappiste, je crois qu'ils conviendraient mieux à mon âge et à mes goûts, ou du moins qu'ils me seraient plus confortables que les costumes de fêtes et les habits de bal que tes projets vont me contraindre d'endosser. Mais enfin, pour parler sérieusement, je ne puis m'imaginer que toi qui avais l'habitude de parler d'une manière si touchante avec les militaires français des malheurs du Canada,--toi qui, par tes patriotiques dénonciations de nos ennemis et de nos oppresseurs, entraînais ceux qui t'écoutaient,--toi que le colonel de Bourlamarque a comparée à une héroïne de la Fronde,--je ne puis, dis-je, m'expliquer que tu ailles recevoir et fêter ces mêmes oppresseurs.

--Mon cher d'Aulnay, je te le demande encore une fois: ai-je d'autre alternative? Je ne puis convenablement, tu en conviendras, inviter à mes réunions des commis et des apprentis, et c'est tout ce qui nous reste: notre monde est dispersé d'un côté et de l'autre. Ces officiers Anglais peuvent être d'infâmes tyrans de barbares oppresseurs, tout ce que tu voudras; mais enfin ce sont des hommes d'éducation, de bonnes manières, et--pour dernier argument--ils sont ma seule ressource.

--Dans ce cas, dis-moi, je t'en prie, quand va commencer ce règne d'anarchie? demanda M. d'Aulnay qui, sans être convaincu, avait pris le parti de se soumettre.

--Oh! quant à cela, mon cher André, je suis certaine d'avoir ta pleine et entière approbation. Cette bonne vieille fête de la Sainte Catherine, que nos ancêtres célébraient si joyeusement, est l'époque que j'ai choisie pour ouvrir de nouveau nos portes à la vie, à la gaieté....

--Et, je le crains bien, pour les fermer à la paix et à la tranquillité. Mais, au moins, connais tu quelques-uns de ces messieurs désormais appelés à fréquenter nos salons et à prendre part à nos dîners?

--Sans doute. Le Major Sternfield s'est fait présenter ici hier par le jeune Foucher, lequel aurait eu autrefois beaucoup de difficulté à être admis dans mon salon; mais, hélas! le cercle de nos relations est devenu numériquement si restreint, que nous ne pouvons plus nous montrer aussi exclusifs.

--Est-ce que ce flamant que j'ai entrevu dans le corridor était le Major Sternfield? demanda M. d'Aulnay, à bout de ressources.

--Flamant! répéta sa femme avec un peu de pétulance: c'est une épithète qu'il ne mérite pas du tout. Le Major Sternfield est certainement un des hommes les plus jolis et les plus élégants que j'aie jamais rencontrés, et, ce qui vaut mieux encore, c'est un parfait gentilhomme de manières et d'habitudes. Il a exprimé avec la plus grande déférence le vif désir qu'il avait, ainsi que ses compagnons, d'être admis dans nos salons Canadiens....

--Oui, pour en enlever quelques-unes de nos héritières, et tromper les autres jeunes filles après leur avoir tourné la tête!

--Oh! tu te trompes, répliqua Madame d'Aulnay avec énergie. Dans tous les cas, nous aurons soin que ce soient eux qui perdent, et non pas nous. Pour notre part, Antoinette et moi, nous briserons une douzaine au moins du ces coeurs insensibles, et nous vengerons ainsi les maux de notre pays.

--Que Dieu me préserve de la logique des femmes! murmura M. d'Aulnay, en ouvrant précipitamment son livre et en reprenant son fauteuil. Eh! bien, oui, reprit-il à haute voix, invite-les tous, tous, depuis le général jusqu'à l'enseigne, si tu le désires, mais au moins laisse-moi en paix.



II.

Heureuse et fière de son succès, Madame d'Aulnay traversa d'un pas léger le long et étroit corridor qui partait de la Bibliothèque, et entra à droite dans une jolie chambre fournie de tout ce qui pouvait donner du confort, mais dans laquelle régnait en ce moment-là une grande confusion. Des châles et des écharpes gisaient éparpillés sur les chaises, pendant qu'une valise ouverte et quantité de cartons étaient amoncelés sur le plancher.

Debout devant un grand miroir et mettant la dernière main à l'arrangement des flots de sa chevelure, se tenait une jeune fille à la taille légère et exquise, au visage plein de charme et d'expression.

--Déjà habillée, charmante cousine! s'écria en souriant Madame d'Aulnay. Avec très-peu tu as fait beaucoup, reprit-elle en jetant un coup-d'oeil significatif et peut-être dédaigneux sur la robe gris-sombre, aussi unie dans sa façon que dans ses matériaux, que portait la jeune fille. Mais, approche donc que je t'examine de plus près; d'ici je ne fais que t'entrevoir.

Joignant l'action aux paroles, elle attira son amie près de la fenêtre; puis, écartant le lourd rideau de damas qui empêchait le jour de pénétrer entièrement dans la chambre:

--Sais-tu bien, Antoinette, que tu es devenue véritablement belle! exclama-t-elle. Quel teint!...

--Assez! assez! Lucille, interrompit celle qui était l'objet de ces éloges, en portant ses jolies petites mains sur sa figure, comme pour cacher la rougeur qui en couvrait la surface. C'est exactement ce que m'a prédit Madame Gérard lorsque je suis partie de la maison.

--Je t'en prie, raconte-moi ce qu'a dit cette ennuyeuse, pointilleuse et scrupuleuse vieille gouvernante? Viens me dire cela.

Et, faisant asseoir sa jeune compagne dans un fauteuil bien bourré, elle en approcha un autre et se jeta dans ses molles profondeurs.

--D'abord, dit Antoinette entrant en matière, elle a fait tout en son pouvoir et a plus glosé pendant une semaine que je ne l'avais entendue pendant un long mois, pour induire mon père à m'empêcher de venir ici. Elle a parlé de mon extrême jeunesse et de ma complète inexpérience, des dangers et des piéges qui environneraient mes pas, et alors, chère Lucille,--te le dirai-je?--elle a fait allusion à toi.

--Et qu'a-t-elle donc dit de moi?

--Rien de bien terrible; seulement, que tu étais une femme gracieuse, belle, accomplie, charmante;--ah! ah! c'est maintenant ton tour de rougir;--mais que tu étais éminemment incapable de remplir la charge si pleine de responsabilité de servir de mentor à une jeune fille de dix sept ans. Établissant un contraste entre nous, elle a prétendu que du contact de ton caractère plein d'imagination, léger et impulsif, avec mon esprit étourdi, enfantin et romanesque, il ne pouvait résulter rien de bon en me confiant pendant six longs mois à ta direction.

--Et qu'a répondu l'oncle de Mirecourt à tout cela!

--Pas grand'chose d'abord, mais je suis tentée de croire que cette pauvre Madame Gérard en a beaucoup trop dit. Tu sais que papa se pique fort d'avoir une large part de cette fermeté--pour employer un terme peu sévère--qui a constitué de temps immémorial un des attributs de notre famille. Aussi, aux instances de Madame Gérard, il avait commencé par répondre que, comme j'avais dix-sept ans, il était temps que je visse un peu la société, ou du moins la vie des villes,--qu'après tout Madame d'Aulnay était sa nièce, femme aimable et pleine de coeur, et une foule d'autres éloges flatteurs dont je t'épargnerai l'énumération afin de ne pas trop flageller ta modestie. Cependant, les choses menacèrent un moment de tourner contre nous, car papa a une grande confiance dans le jugement de Madame Gérard, et il finit par faire remarquer qu'en effet je pourrais bien remettre à un autre hiver ma promenade à la ville. A cette déclaration, accablée par la chute de mes espérances, je fondis en pleurs. Cette circonstance trancha la difficulté. Papa revint sur sa première décision et déclara qu'il m'avait presque donné sa parole, et qu'à moins que je ne l'en dégageasse moi-même, il devait la tenir. Madame Gérard alors s'en prit à moi, et pendant deux jours, par ses prières et ses instances, elle m'a rendue très-malheureuse. Un moment, je voulus faire le sacrifice de cette promenade et me rendre à ses prières, et j'étais bien près d'y céder, lorsque je reçus ta dernière lettre si bonne et si pressante. Après en avoir pris connaissance, j'embrassai tendrement Madame Gérard--pourquoi ne le ferai-je pas? depuis ma plus tendre enfance elle a été pour moi une amie pleine d'affection,--et je la priai de me pardonner pour cette fois si je lui désobéissais. Elle a dit.... Mais qu'importe? me voilà!

--Et tu es très-bien venue, ma chère petite cousine. Je déclare que je n'aurais eu ni le coeur ni le courage d'entrer dans la campagne de cette saison sans un auxiliaire aussi précieux que toi. Tu es une riche héritière, une jolie fille, de haute naissance: tu vas rencontrer ici l'élite même de ces élégants étrangers Anglais.

--Anglais! répéta Antoinette en faisant un léger mouvement de surprise. Oh! Lucille, papa en abhorre même le nom.

--Qu'est-ce que cela fait? Si nous ne les avons pas, qui aurons nous? Nos chers officiers Français, ainsi que la fleur de notre jeune noblesse nous ont laissés pour toujours; ceux de ces derniers qui restent au pays sont dispersés dans les campagnes, enfermés dans de lugubres Seigneuries ou de vieux Manoirs solitaires; ils ne seraient que des visiteurs incertains et d'occasion. Assurément, je n'ouvrirai pas mes salons, qui ont été fréquentés tous les soirs, pendant si longtemps, par des hommes comme le colonel de Bourlamarque et ses chevaleresques compagnons, à des employés au gouvernement inférieur que nos maîtres Anglais n'ont pas même jugé dignes d'être destitués. Mais, dis-moi, les deux jeunes Léonard doivent-elles venir à la ville prochainement?

--Oui, j'ai reçu hier une lettre de Louise qui m'annonce qu'elles doivent venir toutes deux passer une couple de mois à Montréal chez leur tante.

--Tant mieux: elles sont jolies, élégantes, elles seront par conséquent ajoutées à notre cercle. Mais, je dois t'avertir à temps qu'il faut que tu aies pour mardi prochain une jolie toilette de bal dont je me propose de surveiller en personne l'achat et la confection. J'ai décidé que nous célébrerions la Ste. Catherine avec tout l'éclat possible. En attendant, je dois te dire que si tu t'ennuies quelque peu lorsque tu seras seule dans ta chambre, tu n'auras qu'à te poster près de la fenêtre à toutes les heures de relevée: tu pourras voir de là les superbes tournures de nos futurs invités qui se promènent constamment dans la rue.

--En connais-tu quelques-uns, Lucille?

--Je n'ai fait la connaissance que d'un seul, mais je puis te dire que si les autres lui ressemblent seulement, nous ne regretterons assurément pas autant les braves compagnons du chevalier de Lévis. Le Major Sternfield--tel est son nom--et il a mis tout le régiment à ma disposition, m'assurant que ses officiers se rendraient également empressés et agréables,--le Major Sternfield donc est très-joli, de manières polies et courtoises, en un mot c'est un homme du monde accompli. Il s'est fait présenter ici par le jeune Foucher, et quoique, de prime abord, je l'aie reçu avec un peu de réserve, ma froideur apparente a bientôt cédé au charme de ses hommages pleins de déférence et à la délicate flatterie de ses manières. A toutes ces perfections, le charmant homme joint encore celle de parler très-bien le français: il m'a dit avoir passé deux ans à Paris. En partant, il m'a demandé la permission de revenir bientôt avec deux de ses amis qui désirent vivement, paraît-il, se faire présenter ici.

--Et qu'est-ce que mon cousin d'Aulnay dit de tout cela?

--En vrai philosophe, en bon et sensible mari qu'il est, il murmure d'abord, mais finit par se soumettre. Et il vaut mieux pour nous deux qu'il en soit ainsi, car quoiqu'il n'existe qu'une très faible sympathie entre lui et moi,--lui, étant un homme positif, pratique et savant, tandis que moi je suis d'un tempérament romanesque et enthousiaste ne pouvant souffrir la vue d'un livre, à moins que ce ne soit un roman ou une poésie sentimentale--nous sommes heureux, en dépit de cette frappante disparité de goûts et de caractère, et nous avons l'un pour l'autre un mutuel attachement.

--Aimais-tu beaucoup M. d'Aulnay lorsque vous vous êtes mariés? demanda tout-à-coup mais avec hésitation Antoinette qui avait la conscience de parler d'un sujet jusque-là défendu à sa jeune imagination.

--Oh! non, chère. Mes parents, quoique remplis de bonté et d'indulgence à mon égard, se montrèrent inflexibles sur cette question de mon mariage. Ils se contentèrent simplement de m'informer que M. d'Aulnay était le mari qu'ils m'avaient destiné et que je lui serais unie dans cinq semaines. Je pleurai presque sans interruption pendant huit jours. Mais, maman m'ayant promis que je choisirais moi-même mon trousseau qui serait aussi riche et aussi coûteux que je pourrais le désirer, je fus tellement occupée par mes emplettes et mes modistes, que je n'eus plus de temps à donner à l'expansion de mes regrets, jusqu'au jour de mon mariage. Eh! bien, malgré cela, je te déclare que je suis heureuse, car M. d'Aulnay s'est toujours montré indulgent et généreux; mais, ma chère enfant, l'expérience a été terriblement hasardée, car elle aurait pu se terminer par une longue vie de misère.... Rappelle-toi, Antoinette, continua-t-elle avec un petit air de sentimentalisme, que la base la plus solide d'un mariage heureux, c'est l'amour réciproque et une parfaite communauté d'âme et de sentiments.

Apparemment l'estime mutuelle, la dignité morale et la prudence dans un choix convenable ne comptaient pour rien aux yeux de Madame d'Aulnay.

Après cet exposé, nous demanderons au lecteur si la digne gouvernante n'avait pas eu raison d'élever la voix contre l'idée de remettre entre les mains d'un tel mentor une jeune fille comme Antoinette de Mirecourt, avec son inexpérience d'enfant, douée d'une imagination aussi poétique, d'un coeur aussi ardent, aussi passionné?



III.

Après avoir présenté notre héroïne au lecteur, il n'est que juste que nous consacrions quelques pages à ses parents et à ses antécédents.

Vingt ans avant l'époque où commence notre récit, par une magnifique journée d'octobre, la joie et la gaieté régnaient dans toute la Seigneurie et au Manoir de Valmont dans lequel Antoinette vit plus tard le jour, et qui appartenait à sa famille depuis la concession du fief au vaillant Rodolphe de Mirecourt. Ce beau gentilhomme, qui était venu en Canada sans aucune autre fortune qu'une épée étincelante et qu'une paire de brillants éperons, se trouva bientôt, en retour de quelques services rendus à la France, propriétaire et maître du riche domaine de Valmont qui passa ensuite, en ligne directe, entre les mains de son propriétaire actuel, Arthur de Mirecourt. Arrivé à l'âge viril celui-ci céda bientôt au désir naturel de voir le beau pays de France, le brillant Paris dont il avait entendu raconter tant de merveilles.

Mais, ébloui d'abord par la splendeur de cette grande capitale et par ses innombrables attractions, le jeune homme ne tarda pas à se blaser de cette brillante dissipation et à soupirer vivement après les plaisirs simples, la vie tranquille de son pays natal. Aussi, malgré les sollicitations pressantes de ses jeunes amis de Paris, malgré les sarcasmes que lui lançaient les Dames lorsqu'il parlait du "pays de la neige et des Sauvages,"--il s'en revint dans sa patrie qu'il aimait d'un amour encore plus grand que lorsqu'il l'avait quittée. Disons-le à sa louange, son séjour à Paris n'avait en rien altéré les goûts paisibles et purs de son enfance, et jamais il n'avait pris part aux fêtes parisiennes avec autant de légèreté d'esprit et de gaieté de coeur qu'il en déploya dans les modestes réjouissances qui accueillirent son retour à Valmont.

Des coeurs aimants l'attendaient là pour lui souhaiter la bienvenue: sa mère qui, veuve depuis longtemps, avait trouvé, dans son affection pour lui, une si grande consolation de la mort de son mari et de ses autres enfants qui reposaient paisiblement dans le caveau de l'église au-dessous du banc dans lequel chaque dimanche et chaque jour de fête elle allait immanquablement prier Dieu; des voisins, des censitaires et la jeune Corinne Delorme, orpheline et parente éloignée de Madame de Mirecourt, que celle-ci avait élevée avec un soin tout maternel, et qu'Arthur avait appris à considérer comme sa soeur.

Quoique d'une figure gracieuse et possédant de petits traits parfaitement réguliers, Corinne n'avait jamais obtenu le titre de beauté. Cela était dû, partie à l'absence qu'on remarquait chez elle de cette gaieté et de cette animation qui manquent rarement aux jeunes Canadiennes, partie à son air languissant et mélancolique, résultat d'une constitution délicate excessivement fragile.

Une femme plus exigeante que Madame de Mirecourt aurait sans doute accusé sa jeune protégée d'ingratitude, tant celle-ci se montrait peu communicative, tant elle mettait de réserve dans ses paroles et dans ses manières; mais jamais cette retenue ne lui avait fait oublier les intentions délicates, la respectueuse déférence qu'une jeune fille doit à sa mère.

Jamais peut-être la froideur naturelle de Corinne ne se manifesta à Madame de Mirecourt d'une manière aussi évidente, aussi frappante qu'à l'occasion du retour d'Arthur au foyer maternel. Pendant que toutes les personnes de la maison, les amis, les voisins de la famille préparaient des fêtes et des réjouissances pour célébrer cet heureux retour, elle seule laissait voir un calme qui s'élevait presque à de l'indifférence; et lorsque, à son arrivée, le jeune Arthur, après avoir tendrement pressé sa mère dans ses bras, se tourna vers elle pour l'embrasser comme il eût fait avec sa soeur, elle ne manifesta pas plus de joie et d'émotion que si son départ n'eût eu lieu que la veille. Cette espèce d'insensibilité frappa le jeune homme, et lorsque, quelques heures plus tard, il en fit la remarque à sa mère,--dans un de ces entretiens confidentiels que celle-ci déclara être un ample dédommagement de la solitude dans laquelle son coeur avait vécu durant l'absence de son cher enfant,--Madame de Mirecourt trouva une foule de raisons pour exonérer l'accusée: cette pauvre Corinne, dit-elle, est tellement malade! elle a des maux de tête si fréquents!... mais ces excuses charitables n'empêchèrent pas le jeune homme de persister dans sa première idée et d'attribuer la froideur de Corinne à un détestable égoïsme.

On aurait pu croire que Madame de Mirecourt, qui venait de retrouver son fils, ne se presserait pas de partager avec une rivale la large part qu'elle occupait dans son coeur; cependant, tel était bien son désir. En effet, à peine était-il installé dans la maison, qu'un vif désir de le voir marié s'empara d'elle. Obéissant à l'impulsion de cette préoccupation maternelle, elle en dit un mot à quelques-unes de ses amies, et Arthur se vit bientôt assiégé d'invitations pour des soirées et des parties de plaisir où il était certain de rencontrer de jolis minois qui auraient figuré avec un singulier avantage dans les salons du vieux Manoir. Agé de vingt-huit ans, doué d'une brillante imagination, le coeur libre de tout lien, le jeune de Mirecourt ne crut pas devoir s'abstenir de ces réunions sociales, et il y manquait rarement. Bientôt il fut obligé de s'avouer à lui-même qu'il répondait quelque peu à la sympathie que semblait avoir pour lui une riche héritière, jeune, jolie et parfaitement douée sous le rapport de l'esprit. Mais les choses n'avançant pas avec la rapidité qu'elle aurait désirée. Madame de Mirecourt se détermina à inviter celle qu'elle avait déjà choisie pour être sa fille, à venir, ainsi que plusieurs autres jeunes gens, passer une quinzaine de jours chez elle.

Cette promenade était maintenant à son terme, et rien de bien remarquable ne s'était passé dans l'intervalle. Sans doute Arthur avait causé, dansé et plaisanté avec Mademoiselle de Niverville qui était en effet aussi bonne que charmante; mais c'était tout. Aucun mot doucereux, aucune déclaration d'amour n'étaient tombés de ses lèvres. La jeune fille était sur le point de partir, et tous deux étaient aussi libres l'un vis-à-vis de l'autre que s'ils ne se fussent jamais rencontrés. Le jeune homme éprouvait pour elle une sincère admiration; à la vérité il eût été difficile qu'il en fût autrement, et plus d'une fois la douce gaieté, les bienveillantes dispositions de la jeune fille se laissaient voir en un contraste si frappant avec l'apathique indifférence de Corinne qui semblait devenir de jours en jours plus froide et plus réservée, qu'Arthur ne pouvait s'empêcher de souhaiter pour sa mère dont elle devait être la compagne, qu'elle ressemblât à la charmante héritière de Niverville.

Pendant que ces choses se passaient, Madame de Mirecourt, inquiète au sujet de ses plans de mariage, pensa à s'assurer de la coopération de Corinne et la pria d'insister auprès d'Arthur pour qu'il en vînt enfin à une entente avec Mlle. de Niverville avant que celle-ci partît de Valmont. La bonne mère se serait volontiers chargée de cette tâche, si les deux ou trois tentatives inutiles qu'elle avait déjà faites dans ce sens ne lui eussent fait craindre que celle-ci aurait le même sort.

Corinne accepta, quoique avec répugnance, la délicate mission qu'on lui confiait, et un matin elle entra dans la salle à dîner où Arthur, toujours très-matinal, était à lire.

Le jeune de Mirecourt l'écouta très-patiemment, car ses manières dénotaient plus de bienveillance qu'à l'ordinaire. Elle renchérit sur les mérites de Louise, fit valoir les espérances que Mademoiselle de Niverville et ses amis avaient probablement fondées sur les attentions qu'il lui avait portées, et montra le bonheur qu'aurait sa tendre mère de voir le réaliser enfin les plus chers désirs de son coeur.

L'éloquence paisible mais persuasive avec laquelle elle parla surprit et convainquit presque Arthur qui ne se rendit pas cependant. Il répondit en riant qu'il avait du temps devant lui, que les invités de la maison devaient aller faire une promenade en voiture durant la même relevée, et que, comme il avait l'intention de conduire lui-même Mademoiselle de Niverville, il aurait alors une occasion très-favorable pour remplir l'attente générale. Voyant que Corinne devenait plus pressante, il s'empara de sa main, et poursuivit sur un ton plus sérieux:

--Cette plaisanterie ne m'empêchera pas, ma bonne petite soeur, de réfléchir sérieusement et peut-être d'agir d'après les conseils que tu viens de me donner. La promenade de cet après-midi me fournira sans doute une occasion des plus propices: si je puis seulement me résoudre à m'en prévaloir! Tu viendras avec nous, n'est-ce pas?

--Je crains bien de ne pouvoir le faire. J'ai à écrire une lettre, et il vaut mieux que je m'acquitte de cette tâche pendant la journée, afin de pouvoir vous rejoindre au salon pour cette veillée qui est la dernière que nos amis passent avec nous. Pour ce matin, j'ai une somme de travail plus forte que je n'en pourrai accomplir.

Le temps était magnifique, le soleil brillait de tout son éclat, les chemins étaient superbes: quelle bonne fortune pour une promenade en voiture! Madame de Mirecourt elle-même avait été invitée à faire partie de l'excursion, et, enfoncée sous une robe de peau d'ours dans sa large et commode carriole, elle paraissait aussi gaie, aussi heureuse que Louise elle-même.

Fidèle à sa détermination, Corinne était restée à la maison. Au moment du départ, elle se mit à la fenêtre, et agita de la main son mouchoir en signe d'adieu aux gais touristes. Cette attitude, le calme sourire qui se dessinait sur ses traits pâles et délicats, l'éclat que les rayons du soleil répandaient sur sa riche et soyeuse chevelure, tout cela la faisait paraître si jolie, que de Mirecourt regretta encore une fois de voir tant de froideur se cacher sous un si charmant extérieur.

Mais ces pensées s'effacèrent bientôt dans l'excitation du départ, dans les attentions dont il devait faire preuve vis-à-vis sa jolie compagne. En effet, à peine les excursionnistes avaient-ils parcouru quelques arpents, que la charmante Louise se mit dans la tête qu'elle avait froid, et qu'elle commença à regretter l'absence d'un certain châle dont le chaud tissu lui offrait une protection contre les plus fortes bises de l'hiver. Il va sans dire qu'un aussi galant cavalier que de Mirecourt s'empressa d'offrir de retourner à la maison pour y prendre un objet aussi précieux, et aussitôt la voiture revint à son point de départ.

--Je vais tenir les rênes, M. de Mirecourt, pendant que vous allez entrer à la maison. J'ai laissé mon châle dans la petite salle. Je vous prie de ne pas vous fâcher si je suis aussi oublieuse et si je vous occasionne autant de trouble.

La seule réponse du jeune homme fut un sourire plein de tendresse et de doux reproches; puis, d'un pas léger et rapide, il monta dans la chambre qui lui avait été indiquée et y trouva effectivement le châle qu'il était venu chercher. Mais, à peine s'en était-il emparé, qu'un sanglot étouffé vint frapper ses oreilles. Surpris, il jeta autour de la chambre un regard scrutateur. Ce bruit, répété, semblait venir d'une chambre adjacente dont la porte donnait sur celle dans laquelle il se trouvait et qu'une couple de rayons avait fait orner du titre pompeux de Bibliothèque.

Qu'est ce que cela pouvait être? quelle signification donner à ce bruit contenu?... Tout-à-coup, par la porte entr'ouverte, les yeux du jeune homme tombèrent sur un miroir suspendu au mur opposé de la Bibliothèque et dans lequel se reflétait la figure de Corinne Delorme. La jeune fille était assise sur un tabouret et semblait plongée dans l'amertume d'un chagrin profond; ses yeux étaient fixement attachés sur un objet que sa main tenait d'une étreinte serrée et sur lequel elle déposait de temps à autre des baisers passionnés. Cet objet! c'était le portrait d'Arthur que celui-ci avait apporté de France et donné à sa mère.

Le jeune de Mirecourt comprit alors toute la vérité. Cette froideur, cette indifférence dont Corinne avait fait preuve, c'était donc une feinte, un voile de glace avec lequel la jeune fille avait recouvert un amour qui avait grandi avec elle, qui était devenu le sentiment dominant de sa vie, mais un sentiment que la noble fierté et la modestie de l'enfant lui avaient fait concentrer en elle-même. Oui, malgré cet amour ardent qu'elle éprouvait pour lui, elle avait eu assez de courage pour plaider la cause d'une autre, pour lui sourire au moment même où,--elle en était convaincue,--il allait offrir son coeur à une rivale!

De Mirecourt se retira sans faire le moindre bruit, mais lorsqu'il rejoignit Mademoiselle de Niverville, sa figure était plus pâle et son air plus réservé que de coutume. Pendant toute la promenade, malgré ses plus grands efforts pour être gai, il parut très-préoccupé, ce qui lui valut les railleries de sa jolie compagne. Quel que fut le sujet de la conversation, il ne laissa échapper aucune déclaration d'amour, et, de retour au Manoir, il prit congé du groupe animé qui s'était formé autour du grand poêle et n'y revint qu'au bout d'une couple d'heures.

La première personne qu'il rencontra en entrant au salon fut Corinne qui, un calme sourire sur son pâle visage, lui dit qu'elle espérait "qu'il s'était bien amusé durant la promenade?"

--Médiocrement, répondit Arthur. Mais dois-je te dire, soeur, que j'ai suivi tes conseils ou non?

Coeur courageux! aucune contraction de ses traits, aucun froncement de ses sourcils ne laissèrent deviner les terribles souffrances qu'elle éprouvait.

--Oui, répondit-elle sur un ton bas mais distinct; dis-moi que tu as rempli les voeux de la meilleure des mères, les souhaits de tous tes amis.

Il plongea sur elle un oeil pénétrant, et poursuivit:

--Me féliciterais-tu, Corinne, si j'avais agi ainsi, et si ma démarche avait été couronné de succès?

A cette question inattendue, le visage de la jeune fille se couvrit d'un vif incarnat qui disparut presqu'aussitôt; puis, se levant, elle répondit sur un ton tranquille et presque froid:

--Pourquoi non? Le choix que tu as fait est un choix contre lequel on ne peut raisonnablement élever aucune objection.

Sans le lui dire ouvertement, Corinne insinua à Arthur que durant la veillée ils ne devaient plus être vus ensemble; et ils se séparèrent. Mais il savait maintenant à quoi s'en tenir sur cette indifférence et cet égoïsme apparents sur lesquels il s'était jusque-là si étrangement mépris et qu'il avait si fortement condamnés.

Le lendemain, Louise de Niverville laissait Valmont, et son tardif prétendant n'avait pas encore ouvert la bouche. Le sens d'honneur délicat qui le distinguait, la chevaleresque générosité de son coeur avaient montré au jeune de Mirecourt qu'il n'était plus libre, qu'il appartenait de droit à celle qui lui avait prodigué, sans qu'il l'eût cherché, sans qu'il l'eût demandé, le riche trésor d'un secret amour.

Aussi, après une semaine de paisibles réflexions qui lui firent voir qu'une sympathie véritable pour Mademoiselle de Niverville n'avait jamais pris racine dans son coeur,--après une semaine pendant laquelle Corinne sembla avoir pris à tâche de l'éviter, luttant, comme une femme peut seule le faire, contre cette affection qui devenait chaque jour plus intense et plus profonde;--un soir que la jeune fille était dans l'encadrement d'une fenêtre, regardant silencieusement au-dehors les flocons de neige qui tombaient, il s'approcha d'elle, et, sans plus de préambules lui demanda de vouloir bien être sa femme?

A cette demande, elle devint terriblement pâle, et, après quelques instants d'un silence plein d'émotion, elle murmura:

--Puis-je être, moi pauvre fille, puis-je être l'épouse que votre mère choisirait et qui vous vaudrait l'approbation de vos amis?

--Ce n'est pas ce que je te demande, chère Corinne. Je ne me marie pas pour complaire à mes amis ni à ma mère, et d'ailleurs, celle-ci m'aime trop pour trouver à redire sur le choix que je ferai. Ainsi, dis-le moi franchement: m'aimes-tu assez pour devenir ma femme?

Doucement et presque en hésitant, comme si elle eût craint de livrer le secret qu'elle gardait depuis si longtemps, Corinne laissa échapper la petite monosyllabe oui! et quelques semaines après, leur mariage était célébré très-simplement, sans pompe, dans la petite église du village. Madame de Mirecourt, la première impression de surprise passée, avait sans peine sacrifié ses voeux à ceux du cher fils qu'elle idolâtrait.

Après son mariage, la froideur et l'indifférence du Corinne s'évanouirent comme fond la neige sous le soleil d'avril, et jamais femme ne fut plus aimante ni plus dévouée. Jamais de Mirecourt ne lui dit qu'il avait surpris son secret, jamais, non plus, il ne lui donna à supposer qu'elle devait son bonheur autant à la compassion qu'à l'amour. Sa générosité fut bientôt récompensée, car l'affection ardente que sa jeune femme lui avait depuis si longtemps secrètement réservée, ne tarda pas à s'infiltrer dans son propre coeur et à le remplir tout entier.

Hélas! une union aussi heureuse et aussi confiante devait bientôt être douloureusement éprouvée. Deux années de bonheur domestique sans mélange de peine ou de refroidissement d'amitié, deux années seulement de douces félicités pendant lesquelles Antoinette vint au monde, leur étaient accordées: après ce temps, la jeune femme, toujours délicate, commença à dépérir.

Aucune affection, aucun soin ne purent la sauver, et en peu de mois elle fut arrachée des bras de son époux pour être transportée dans sa dernière demeure terrestre. A peine le premier anniversaire de sa mort était-il arrivé, que Madame de Mirecourt alla la rejoindre, laissant le Manoir aussi sombre, aussi silencieux que la tombe.

Le temps fixé pour le deuil étant passé, des amis commencèrent à insinuer au jeune veuf que sa demeure avait besoin d'une maîtresse, qu'il était trop jeune pour se renfermer dans un chagrin éternel; mais il resta sourd à toutes leurs suggestions, et après s'être procuré dans la personne de l'estimable Madame Gérard une excellente gouvernante pour sa jeune enfant, il se retira tout-à-fait dans cette paisible solitude de la vie de campagne qu'il n'abandonna plus jamais.

La petite Antoinette fut heureuse outre mesure en trouvant un guide aussi bienveillant et aussi sûr pour remplacer auprès d'elle la tendre mère que si jeune elle avait perdue, et malgré l'excessive indulgence de son père ainsi que l'étourderie naturelle de ses propres dispositions, elle devint une jeune personne aimable et charmante, sinon parfaite.



IV.

C'était la veille de la Ste. Catherine, ce jour marqué de temps immémorial chez les Canadiens, dans la maisonnette de l'habitant aussi bien que dans le Manoir du Seigneur, par une franche gaieté et des fêtes innocentes, et qui correspond avec l'Hallow-E'en des Anglais.

Ce soir-là, la maison de Madame d'Aulnay, brillamment illuminée, retentissait des gais accords d'une contre-danse et d'un cotillon. Ses magnifiques appartements, remplis d'uniformes étincelants, de robes légères et élégantes, présentaient un coup-d'oeil brillant et animé.

Gracieusement appuyée sur le manteau de la cheminée dont le feu pétillant jetait un nouvel éclat sur ses traits réellement beaux, Madame d'Aulnay causait avec un homme grand, de belle apparence, dont le teint clair et les yeux bleus-foncés indiquaient l'origine Anglo Saxonne. Pour produire de l'effet, la jeune femme avait mis en oeuvre toute l'artillerie de ses charmes, des regards expressifs, des sourires fascinateurs et une voix légèrement modulée; mais quoiqu'il se montrât poli et attentif, néanmoins elle se crut autorisée à penser qu'elle n'avait fait sur lui qu'une bien faible impression: pour elle, qui était d'ordinaire tant recherchée, cet échec avait quelque chose de réellement mortifiant.

Pendant qu'elle se consumait ainsi en vains efforts, sa cousine, Mademoiselle de Mirecourt, avait plus de succès auprès de celui qui était en ce moment son danseur. Ce personnage était le Major Sternfield, surnommé l'irrésistible par quelques-unes des Dames de la compagnie, et qui certainement semblait presque mériter par son extérieur ce titre un peu exagéré. Une grande taille parfaitement proportionnée, des yeux, des cheveux et des traits d'une beauté sans défaut, jointe à un merveilleux talent de conversation et à une voix dont il savait moduler l'accent sur la musique la plus riche, étaient des dons rares qu'on ne trouve pas toujours réunis dans un heureux mortel. Ainsi pensaient plus d'un envieux et plus d'une admiratrice; ainsi pensait Audley Sternfield lui-même.

Une partenaire convenable pour cet Apollon était sans contredit la gracieuse Antoinette de Mirecourt dont les charmes personnels étaient doublement rehaussés par cette charmante naïveté et cette timide vivacité de manières qui, pour plusieurs, la rendaient encore plus séduisante que sa beauté même. Le Major Sternfield était penché vers elle, apparemment indifférent à toute autre chose qu'à elle-même, et ne lui donnant certainement pas lieu de se plaindre d'un manque d'empressement. Tout-à-coup, avec une assez grande habileté pour une novice comme elle, changeant le ton de la conversation que Sternfield, même à cette première entrevue, cherchait à entraîner sur le terrain glissant du sentiment:

--Dites-moi donc, s'il vous plaît, s'écria-t-elle le nom de vos compagnons d'armes: ils me sont tous inconnus.

--Volontiers, répondit-il avec amabilité; et j'y ajouterai, si vous le voulez bien, une esquisse de leur caractère. Cette description, d'ailleurs, servira de préliminaire à leur présentation, car tous, à l'exception d'un seul, se sont promis de ne pas partir d'ici ce soir sans avoir obtenu ou tenté d'obtenir cette faveur. Pour commencer, ce monsieur sombre et tranquille que vous voyez à votre droite, est le Capitaine Assheton, un caractère très-aimable et très-inoffensif. Le jovial et rubicond personnage près de lui est le Docteur Manby, notre chirurgien, qui ampute un membre aussi joyeusement qu'il allume un cigare. Ce jeune et joli monsieur mis avec tant de recherche qui danse vis-à-vis de nous, est l'Hon. Percy de Laval; mais comme, persuadé que vous le permettriez, je lui ai promis de vous le présenter dès que ce quadrille sera terminé et qu'il doit vous demander la faveur de danser le prochain avec vous, vous aurez bientôt occasion de le connaître et de le juger par vous même.

--Mais quel est ce majestueux personnage qui cause avec Madame d'Aulnay? demanda Antoinette en jetant un coup-d'oeil dans la direction où se trouvait Lucille avec son impassible partenaire.

--C'est le Colonel Evelyn.

Et en prononçant ce nom, une expression d'aversion mêlée d'impatience traversa la figure du militaire. Mais il la réprima presqu'aussitôt et ajouta sur un ton plus bas:

--C'est la seule exception à laquelle j'ai fait allusion tout-à-l'heure et qui ne s'est pas engagé à faire votre connaissance ce soir. N'est-ce pas assez, ou voulez-vous en savoir davantage sur son compte?

--Certainement: il m'intéresse maintenant plus que jamais.

--C'est bien là une perfide réponse de femme! pensa en lui-même Sternfield qui reprit en inclinant légèrement la tête: Eh! bien, vos désirs seront satisfaits. Je vous dirai en peu de mots, mais strictement confidentiels, ce qu'est le Colonel Evelyn. Il compte parmi ceux qui ne croient ni en Dieu, ni en l'homme, pas même en la femme.

--Vous m'effrayez! Mais, c'est donc un athée?

--Non pas peut-être en théorie, mais en pratique il l'est certainement. Né et élevé dans les principes du catholicisme, jamais, de mémoire du plus ancien du régiment, il n'est entré dans une église ou une chapelle. De manières froides et réservées, il n'est avec personne sur un pied d'intime amitié. Mais ce qui, à mes yeux, constitue le plus grand et le plus impardonnable de ses crimes (ici le galant militaire sourit en signe de désaveu formel), c'est qu'il déteste souverainement les femmes. Un désappointement d'amour qu'il aurait éprouvé dans sa première jeunesse et dont aucun de nous ne connaît les détails a aigri son caractère à un tel degré, qu'il ne cache plus son aversion dédaigneuse pour les filles d'Eve qu'il déclare toutes également perfides et trompeuses. Pardon, Mademoiselle de Mirecourt, de proférer en votre présence des sentiments que je condamne énergiquement de toute mon âme; mais vous m'aviez ordonné de parler, et je n'avais d'autre alternative que celle d'obéir.... Mais, voici M. de Laval qui vient solliciter son introduction.

La formule d'usage fut prononcée, la main d'Antoinette demandée pour la danse qui allait commencer, et Sternfield se retira, en murmurant à l'oreille de la jeune fille:

--Je laisse la place avec un tel regret, Mademoiselle, que je me risquerai bientôt à la réclamer de nouveau.

Si le Major Sternfield eût choisi son successeur dans l'intention de se faire ressortir davantage, son choix n'eût certainement pas été plus judicieux.

L'Honorable Percy de Laval était un jeune homme de vingt-un ans, aux cheveux dorés, au teint rose, aux traits délicats. Récemment mis en possession d'une fortune considérable, appartenant à une ancienne et riche famille d'Angleterre, et doué, comme nous venons de le dire, de grandes attractions personnelles, il était aussi infatué de lui-même qu'un amoureux peut l'être de son amante. A tous ces dons naturels, il avait acquis par l'étude une prononciation lente et grasseyante, une manière paresseuse de se tenir debout ou de s'incliner,--il s'asseyait rarement,--et de fermer languissamment à demi ses grands yeux: toutes ces qualités variées le rendaient, du moins dans sa propre opinion, plus irrésistible que le superbe Sternfield lui même.

Tel était le jeune Monsieur qui, après un silence prolongé, pendant lequel ses yeux avaient erré autour de la salle sans même paraître soupçonner l'existence de sa partenaire, se tourna enfin vers elle et lui demanda d'un ton moitié protecteur et moitié nonchalant: "si elle aimait la danse?"

--Cela dépend entièrement du danseur avec lequel j'ai la bonne fortune de me trouver, répondit Antoinette avec autant d'esprit que de vérité.

Le jeune fat ne vit dans ces mots qu'un compliment à son adresse, et après un autre silence de cinq minutes, il reprit:

--On dit qu'il règne un froid insupportable en ce pays durant l'hiver.

A cette remarque il n'y eut d'autre réponse qu'une légère inclinaison de tête.

--Qu'est-ce que les hommes portent pour se protéger contre la rigueur sibérienne du climat?

--Des capots de peaux d'ours, répondit-elle laconiquement.

--Et les femmes,--je vous demande pardon, les dames, le beau sexe,--aurais-je dû dire?

--Des couvertes et des mocassins, répondit Antoinette, en relevant un peu sa jolie petite tête, car elle sentait que sa patience commençait à l'abandonner.

L'Honorable Percy ouvrit de grands yeux.

Etait-ce vrai? ou bien, cette "petite fille des colonies" comme il l'appelait intérieurement, voulait-elle se moquer de lui? Oh! cette dernière hypothèse était improbable, tout-à-fait hors de question. L'accoutrement dont il était question devait, en effet, être en usage dans certaines parties du pays où les femmes revêtaient encore le singulier costume que venait de dépeindre la jeune fille et qui devait être une réminiscence de ceux que portaient les sauvagesses leurs aïeules. 1

Note 1: (retour) Le lecteur voudra bien se rappeler que ceci se passait il y a près d'un siècle, alors que la chose, quoique improbable, était très-possible.--Note de l'auteur.

Revenant à la charge, il reprit avec une nonchalance de ton et d'attitude encore plus impertinente:

--On dit que pendant huit mois le sol est couvert de quatre pieds de neige et de glace, et que tout gèle. Comment donc les malheureux habitants de ce pays font-ils pour résister à la nature pendant tout ce temps-là?

L'irritation d'Antoinette avait fait place à la gaieté, et cette fois ce fut en souriant qu'elle répondit:

--Oh! ce n'est pas difficile: quand les provisions deviennent rares, ils se mangent les uns les autres.

Ciel et terre! c'était donc bien possible et bien vrai: elle voulait le mystifier! A cette découverte, sa respiration sembla suspendue, et pendant assez longtemps son étonnement le tint silencieux. Mais non, il devait punir comme elle le méritait, il devait anéantir l'audacieuse jeune fille; prenant donc un air aussi moqueur que ses traits efféminés pouvaient lui permettre d'emprunter, il reprit:

--Eh! bien, oui, le Canada est encore tellement en dehors de la civilisation, que je ne suis pas étonné que vous y tolériez toutes ces coutumes, quelles que barbares qu'elles soient.

--C'est vrai, répliqua Antoinette avec sérénité; nous pouvons y tolérer tout, excepté les fats et les fous.

Cette dernière sortie était trop forte pour le Lieutenant de Laval, et il n'était pas encore revenu du choc qu'elle lui avait causé, lorsque le Major Sternfield arriva avec empressement demander la main de Mademoiselle de Mirecourt pour une autre danse.

Antoinette passa négligemment son bras sous celui qui lui était présenté et alla se mettre en place, sans s'apercevoir que le Colonel Evelyn qui, après avoir réussi à s'échapper de Madame d'Aulnay était allé examiner des gravures près de la table placée derrière eux, avait entendu le singulier dialogue qu'elle venait de tenir avec le Lieutenant Percy et s'en était considérablement amusé.

--Eh! bien, Mademoiselle de Mirecourt, que pensez-vous de l'Honorable M. de Laval? demanda le nouveau danseur d'Antoinette. Si vous vous rappelez bien, nous avions convenu que vous formeriez de vous-même votre opinion sur lui.

--J'ai une faveur à vous demander, Major Sternfield: c'est de ne plus me présenter de petits sots. Ils font des partenaires fatigants.

Les yeux de Sternfield brillèrent d'un éclat où on aurait pu lire une joie presqu'aussitôt comprimée.

Ce soir-là, après la veillée, la salle des officiers retentit longtemps des plaisanteries et des rires qui firent tinter les oreilles de l'Honorable Percy de Laval de colère et du désir de se venger.



V.

Le lecteur sera, nous l'espérons, assez indulgent pour nous pardonner si, au risque de lui paraître ennuyeux en répétant des faits qu'il connaît aussi bien que nous, nous jetons un rapide coup-d'oeil en arrière, sur cette période de l'histoire du Canada comprenant les premières années qui suivirent la reddition de Montréal aux forces combinées de Murray, Amherst et Haviland, période sur laquelle ni les vainqueurs ni les vaincus ne peuvent s'arrêter avec un très-grand plaisir.

En dépit des termes de la capitulation qui leur garantissaient les mêmes droits que ceux accordés aux sujets Britanniques, les Canadiens qui avaient compté avec confiance sur la paisible protection d'un Gouvernement légal, furent condamnés à voir leurs tribunaux abolis, leurs juges méconnus et tout leur système social renversé pour faire place à la plus affreuse des tyrannies, la loi martiale.

Le nouveau Gouvernement, il est vrai, pouvait avoir cru ces mesures nécessaires, car il savait parfaitement que les Canadiens, trois ans après que le royal étendard de Georges eut flotté au-dessus d'eux, conservaient encore l'espoir que la France ne les avait pas tout-à-fait abandonnés et qu'elle ferait un suprême effort pour reprendre possession du pays, après que la cessation des hostilités aurait été proclamée. Cette dernière espérance, cependant, comme toutes celles que les colons de la Nouvelle-France avaient reposées dans la mère-patrie, se changea en un cruel désappointement, et par le traité de 1763 les destinées du Canada furent irrévocablement unies à celles de la Grande-Bretagne. Cette circonstance détermina une seconde émigration, encore plus considérable que la première, des hautes classes de la société qui s'en retournèrent en France où elles furent reçues avec des marques de faveur signalées et où plusieurs trouvèrent des situations honorables dans les bureaux du Gouvernement, dans la marine et et dans l'armée.

Jamais peut-être Gouvernement ne fut plus isolé d'un peuple que ne l'était la nouvelle Administration. Les Canadiens, aussi ignorants de la langue de leurs conquérants que ceux-ci l'étaient de leur cher idiome français, s'éloignèrent avec indignation des juges éperonnés et armés qui avaient été nommés pour administrer la justice au milieu d'eux, et remirent l'arrangement de leurs difficultés entre les mains du clergé de leurs paroisses et entre celles de leurs notables.

L'installation des troupes anglaises en Canada avait été suivie par l'arrivée d'une multitude d'étrangers, parmi lesquels, malheureusement se trouvèrent plusieurs aventuriers indigents qui cherchèrent aussitôt à se créer des positions sur les fortunes renversées du peuple vaincu. Le général Murray, homme dur mais strictement honorable, qui avait remplacé Lord Amherst comme Gouverneur-Général, fait, à ce sujet, les remarques suivantes: "Le Gouvernement civil établi, il a fallu choisir des magistrats et prendre des jurés parmi cent cinquante commerçants, artisans et fermiers, méprisables principalement par leur ignorance. Il n'est pas raisonnable de supposer qu'ils résistent à l'enivrement du pouvoir qui est mis entre leurs mains contre leur attente, et qu'ils ne s'empressent pas de faire voir combien ils sont habiles à l'exercer. Ils haïssent la noblesse canadienne à cause de sa naissance et parce qu'elle a des titres à leur respect; ils détestent les autres habitants, parce qu'ils les voient soustraits à l'oppression dont ils les ont menacés."

Le Juge-en-Chef Gregory qu'on avait tiré des profondeurs d'un cachot pour l'asseoir sur le banc judiciaire, ignorait entièrement, non-seulement la langue française, mais encore les plus simples notions de la loi civile; le Procureur-Général, de son côté, n'était pas mieux qualifié pour la haute fonction qui lui avait été confiée. Le pouvoir de nommer aux emplois de Secrétaire-Provincial, de Greffier du Conseil, de Régistrateur, était laissé à des favoris qui les vendaient aux plus offrants enchérisseurs.

Le Gouverneur-Général, il est vrai, fut bientôt forcé de suspendre le Juge-en-Chef et de le renvoyer en Angleterre; mais cet acte, et deux ou trois autres mesures entreprises dans un but de conciliation, ne suffirent pas pour détruire dans l'esprit du peuple vaincu la pénible impression qu'une chose aussi sacrée que la justice n'existait plus pour lui dans le pays. Le démembrement de son territoire l'exaspéra presqu'autant que l'abolition de ses lois. Les Isles d'Anticosti et de la Madeleine, ainsi que la plus grande partie du Labrador, furent annexées au Gouvernement de Terreneuve; les Isles de St. Jean et du Cap Breton à la Nouvelle Ecosse; les terres situées autour des grands lacs aux colonies voisines; enfin le Nouveau Brunswick en fut détaché, doté d'un gouvernement séparé et du nom qu'il porte aujourd'hui.

Des instructions royales furent ensuite envoyées d'Angleterre, obligeant le clergé et le peuple à prêter ferment de fidélité sous peine d'être condamnés à laisser le pays, ainsi qu'à renoncer à la juridiction ecclésiastique de Rome que tout catholique est tenu en conscience de reconnaître et d'accepter. Plus tard, ils furent sommés de rendre toutes les armes qu'ils pouvaient avoir en leur possession, ou bien à jurer qu'ils n'en avaient pas de cachées. Le Gouvernement hésita avant de mettre en force ces derniers ordres également sévères et injustes. Un impatient esprit de mécontentement s'empara du peuple qui s'était jusque-là montré si soumis à ses nouveaux gouvernants, mais qui commença alors à faire entendre ouvertement des murmures et des plaintes. Les vainqueurs crurent qu'il était nécessaire de se relâcher un peu de leurs mesures sévères; et lorsque, quelques années après, les colonies américaines se jetèrent dans la révolution qui emmena leur indépendance, l'Angleterre, soit par politique, soit par justice, accorda, enfin aux Canadiens la paisible jouissance de leurs institutions et de leurs lois.



VI.

Madame d'Aulnay et sa jolie cousine étaient donc lancées dans cette vie du grand monde où elles étaient si bien faites pour briller, et l'entrée dans les beaux salons de Lucille était regardée comme une faveur signalée. Les nouveaux amis militaires de la jeune femme étaient très-assidus dans leurs visites.

Parmi ces derniers, le Colonel Evelyn venait de temps à autre; mais, à mesure qu'il devenait plus intime, aucun changement ne se faisait remarquer dans sa conduite grave et tranquille: il ne se départait en rien de sa remarquable réserve. Jamais il ne dansait, à peine même adressait-il quelques mots à Antoinette ou à ses jeunes et charmantes rivales; quoique poli et courtois, il ne donnait jamais un compliment; jamais sa bouche austère ne se prêtait à ces galanteries banales qui obtiennent dans les salons un droit de cité égal à celui qu'y ont les remarques sur le temps. Evidemment, le Major Sternfield avait raison: cet homme si réservé, si inaccessible, n'avait qu'une bien faible confiance et une foi bien légère dans la femme.

Cependant, Audley Sternfield avait fait d'amples apologies pour l'indifférence de son Colonel, et peu de jours s'écoulaient sans qu'on le vît dans la maison de Madame d'Aulnay. Un projet qu'il émit avec beaucoup de déférence et qui, après quelques instances de sa part, fut accepté par les deux Dames, augmenta davantage son intimité: ce projet était de se constituer leur professeur d'anglais. Madame d'Aulnay ne connaissait que très-médiocrement cet idiome; mais Antoinette, quoique éprouvant quelque difficulté à le prononcer, avait une connaissance assez exacte de sa construction grammaticale, grâce aux leçons de sa gouvernante qui lisait et écrivait l'anglais très-couramment, quoique, comme la plupart des étrangers, elle ne le prononçât que très-incorrectement: elle voulait perfectionner son éducation anglaise.

Quels dangereux moyens d'attraction étaient ainsi mis à la disposition du major Sternfield dans cette nouvelle situation! S'asseoir tous les jours pendant plusieurs heures à la même table que ses charmantes élèves, lisant à haute voix quelque poëme émouvant, quelque gracieux roman, pendant qu'elles étaient tout entières au plaisir d'entendre les riches accents d'une voix remarquablement musicale ou de suivre sur sa figure le jeu expressif de ses traits réguliers et irréprochables. Et puis, lorsqu'il arrivait à un passage particulièrement beau ou profondément sentimental, combien était éloquent le rapide coup-d'oeil qu'il lançait vers Antoinette! combien ardente et passionnée était l'expression de ses grands yeux noirs!

Doit-on s'étonner maintenant si Antoinette, jeune et sans expérience, ainsi exposée à des tentations aussi nouvelles et aussi puissantes, apprit des leçons dans une tout autre science que celle des langues, et si, après ces longues et agréables heures d'instructions, elle se laissa entraîner dans une rêverie silencieuse, les joues rouges, les yeux remplis de tristesse et indiquant clairement que quelque chose de plus intéressant que les verbes et les pronoms anglais était l'objet de ses pensées?

C'était, à proprement parler, le premier beau jour de la saison pour la promenade en traîneaux, car la neige légère qui jusque-là avait annoncé l'approche de l'hiver, tombant sur des chemins et des pavés remplis de boue, avait perdu sa blancheur et formé, en s'incorporant avec le limon liquide, cette détestable combinaison à laquelle l'automne et le printemps nous habituent en ce pays. Cependant, une forte gelée suivie d'une abondante chute de neige avait bientôt rempli de joie tous les amateurs de la promenade en carriole; et ce jour-là un ciel pur et sans nuage, un soleil brillant qui inondait la terre de lumière sinon de chaleur, ne laissaient rien à désirer.

Devant la porte de la maison de Madame d'Aulnay attendait une magnifique petite carriole attelée de deux jeunes chevaux canadiens d'un noir brillant, agitant gaiement leurs têtes ornées de glands et faisant résonner harmonieusement les clochettes attachées à leurs harnais.

Il est inutile de dire que ce féerique équipage attendait Madame d'Aulnay et Antoinette qui étaient en ce moment dans la chambre de Lucille, mettant la dernière main à leur élégante toilette d'hiver. Sur une chaise se trouvait une paire de gantelets dont la jolie jeune femme s'empara en disant:

--Tu peux te reposer en toute sûreté sur mon habileté, Antoinette, car j'ai la main habile, et mes petits chevaux, quoique paraissant rétifs, sont parfaitement bien dressés.

On peut voir par ces quelques mots, que Madame d'Aulnay, parmi ses qualités, comptait celle de conduire deux chevaux de front, et quoique peu de Dames, à cette époque, recherchassent ce talent, Madame d'Aulnay était à la tête de la fashion et faisait comme bon lui semblait.

--Sais tu, petite cousine, continua-t-elle en se regardant avec complaisance dans le miroir, sais-tu que ces sombres fourrures nous vont à merveille: elles s'harmonisent bien avec mon teint pâle, et elles font ressortir à ravir tes joues roses.... Mais, qu'est-ce que cela, Jeanne? demanda-t-elle en s'interrompant dans ses éloges et en s'adressant à une femme d'un âge moyen qui entrait en ce moment, portant deux lettres à la main.

--Pour Mademoiselle Antoinette, Madame, dit-elle en remettant les lettres à la jeune fille qui tendit les mains avec empressement.

Jeanne occupait dans la maison la position d'une personne privilégiée. Femme de chambre de Madame d'Aulnay avant le mariage de celle-ci, elle l'avait suivie dans sa nouvelle demeure, probablement pour ne plus jamais s'en séparer; elle lui était profondément attachée, et souvent elle lui avait donné des preuves de cet attachement sous la forme de remontrances et de conseils que la légère et capricieuse Madame d'Aulnay n'aurait certainement pas souffert d'aucune autre personne.

Antoinette ouvrit précipitamment les missives, qui, toutes deux, étaient longues et écrites très serrées. Madame d'Aulnay, jetant un coup-d'oeil sur ces pages et les voyant si bien remplies, s'écria avec impatience:

--Assurément, chère enfant, tu n'as pas l'intention, j'espère, de lire ces folios en entier maintenant. Tiens, tiens, mets-les de côté, tu en prendras connaissance à notre retour.

--Non pas, chère Lucille. Ces lettres sont de papa et de cette pauvre Madame Gérard, et ma pensée a tellement négligé depuis quelque temps ces deux personnes si chères à mon coeur, que, par manière de pénitence, je dois rester à la maison et lire leurs lettres jusqu'à ce que je les sache par coeur.

--Quelle folie! consentiras-tu véritablement à perdre ce charmant après-midi et la première journée de la saison favorable à la promenade? Assurément, tu ne seras pas aussi absurde!

--Chère amie, je le serai au moins pour cette fois; ainsi, pardonne-moi.

--Ah! reprit Madame d'Aulnay moitié aigrement et moitié gaiement, je m'aperçois que tu as une bonne dose de cette fermeté, ou plutôt, pour être plus vraie, de cette obstination qui distingue ta famille. Ainsi donc, je dois me résigner à paraître seule cet après-midi sur la rue Notre-Dame: eh! bien, adieu.

Et, d'un pas léger, elle descendit l'escalier.



VII.

Après le départ de Madame d'Aulnay, Antoinette se dépouilla en toute hâte de ses habits de sortie, et commença la lecture des lettres qu'elle venait de recevoir.

La première, qui était de son père, respirait la bienveillance et l'affection; elle parlait du vide que son absence créait dans la maison, lui recommandait de s'amuser de tout son coeur, mais terminait en l'avertissant d'exercer la plus active surveillance sur ses affections, de ne les pas accorder à ces élégants étrangers qui fréquentaient la maison de sa cousine, attendu qu'il ne souffrirait jamais qu'aucun d'eux devînt son gendre.

Une vive rougeur se répandit sur le visage de la jeune fille à la lecture de ce dernier passage. Comme pour bannir les pensées importune! qui venaient d'être évoquées, elle mit précipitamment de côté la lettre de son père pour prendre la seconde; malheureusement, l'épître de Madame Gérard prêtait encore plus aux réflexions pénibles auxquelles avait donné lieu celle de M. de Mirecourt. En la parcourant, Antoinette sentit sa rougeur prendre l'intensité d'un fiévreux incarnat, et bientôt de grosses larmes qui s'étaient amassées sous sa paupière tombèrent une à une sur le papier qu'elle tenait à la main.

Aucune dénonciation, aucun reproche n'étaient pourtant formulés dans cette lettre; non, mais avec une fermeté pleine de tendresse, la gouvernante parlait des devoirs à remplir, des erreurs à éviter, et conjurait sa chère enfant de scruter étroitement son propre coeur, afin de voir si, depuis qu'elle était entrée dans la vie élégante qu'elle menait, elle n'était pas devenue infidèle à ses devoirs.

Pour la première fois depuis son arrivée sous le toit de Madame d'Aulnay, Antoinette suivit ce salutaire conseil, et à peine avait-elle terminé cet examen de conscience, qu'en face du tribunal de son coeur elle se trouva condamnée.

Etait-elle bien toujours, en effet, cette jeune fille simple et naïve dont les pensées et les plaisirs étaient, quelques semaines auparavant, aussi innocents que les pensées et les plaisirs d'une enfant? Elle dont les longues conversations avec Madame d'Aulnay n'avaient d'autres sujets que la toilette, la mode et les sentiments extravagants; elle qui vivait maintenant dans le cercle d'une vie de gaieté et de plaisirs qui ne lui laissaient pas même le temps de se reconnaître et de réfléchir, était-elle bien toujours ce qu'elle avait été jadis? Quels amusements avaient aujourd'hui remplacé ces agréables promenades, ces utiles lectures, ces devoirs de religion et de charité qu'elle accomplissait jadis à la campagne? Oui, rougis, Antoinette, car la réponse te condamne et t'humilie; la lecture de romans frivoles, de poëmes exagérés, la compagnie d'hommes du grand monde dont les flatteries et la conversation légère avaient fini par ne plus l'affecter: voilà ce qui avait remplacé ses bonnes habitudes d'autrefois.

Pendant que le remords provoqué par ces tristes pensées occupait son esprit, Jeanne vint lui annoncer que le Major Sternfield la demandait au salon.

--Impossible! répondit-elle vivement en se rappelant aussitôt la grande part que le brillant Audley avait dans l'examen rétrospectif qu'elle venait de faire sur elle-même.

--Mais, Mademoiselle,... insista Jeanne en cherchant à faire comprendre que le militaire, dans la certitude d'être reçu, l'avait sans cérémonie suivie jusqu'à la salle et attendait la venue de Mademoiselle sur le seuil de l'appartement voisin qui était un des salons.

--Je vous dis que c'est impossible, Jeanne, répondit elle vivement. J'ai un violent mal de tête: je ne puis recevoir personne.

Le ton élevé de cette réponse était certainement loin d'indiquer une forte souffrance; aussi, tout-à-fait déconcerté dans sa tentative, le visiteur revint sur ses pas. Arrivé à la porte, il se retourna tout-à-coup vers la soubrette aux yeux noirs et intelligents, et lui dit qu'il "espérait que Mademoiselle de Mirecourt n'était pas très malade?"

--Eh! bien, non, répondit Justine en hésitant, fascinée qu'elle était par le regard éloquent et par la parfaite prononciation française du joli interrogateur. Mademoiselle a reçu des lettres de chez elle il y a quelques instants; ces lettres, apparemment, annoncent quelque mauvaise nouvelle, car en passant tout-à-l'heure devant la porte entr'ouverte de sa chambre, j'ai pu m'apercevoir qu'elle pleurait.

L'élégant Sternfield murmura quelques remerciements et s'élança dans la rue.

--Des lettres de chez elle et des pleurs à propos de ces lettres! pensa-t-il: je saurai demain de Madame d'Aulnay ce que cela veut dire. Cette petite beauté campagnarde m'est d'un trop grand prix pour que je la laisse échapper aussi facilement.

Une demi heure après, Madame d'Aulnay rentrait chez elle, de très-bonne humeur. Ne trouvent pas Antoinette où elle l'avait laissée, elle courut en toute hâte dans sa chambre; en chemin, elle rencontra Jeanne qui l'informa que le Major Sternfield était venu durant son absence et qu'on n'avait pas voulu le recevoir.

--Allons donc! se dit elle à elle-même, dans quelle nouvelle phase est l'humeur de ma cousine? Je crois qu'elle a reçu de son père une longue lettre dont la lecture lui aura causé du chagrin ou des remords.

Antoinette était étendue sur un canapé où elle s'était jetée pour mieux feindre un mal de tête quelconque, et échapper ainsi aux remarques ou aux suppositions de sa cousine.

Celle-ci, sans paraître remarquer les paupières gonflées de sa jeune compagne, lui exprima le regret qu'elle éprouvait de la voir indisposée et commença ensuite une description animée de sa promenade.

--Cet après-midi a été délicieux pour moi: j'ai rencontré tous ceux que je voulais voir, et j'ai organisé pour demain, avec Madame Favancourt, une promenade à Lachine. Le Major Sternfield, que j'ai rencontré en route, est chargé de voir aux préparatifs. Mais, poursuivit-elle sur un ton encore plus animé, j'en viens maintenant au plus beau de l'histoire. Tu ne t'imagines pas, Antoinette, qui j'ai pu rencontrer sur la Place d'Armes?... Ni plus ni moins que notre misanthropique Colonel, ma chère; il était monté sur une splendide voiture et conduisait une paire de superbes chevaux anglais. Je n'ai pu résister à l'idée d'en faire l'acquisition pour notre partie de demain, et, levant mon fouet, je lui ai fait signe de s'approcher. Les chevaux du Colonel, comme s'ils n'eussent pu, de même que leur maître, supporter la vue d'une jolie femme, mordirent leurs freins et se courbèrent: mais il les contint d'une main vigoureuse et écouta mon invitation poliment, quoique à contre-coeur évidemment. Persuadée que la franchise me servirait mieux auprès d'un caractère aussi extraordinaire, je lui annonçai en riant, après l'avoir invité à se joindre à nous, que nos ressources, en fait de beaux chevaux et de jolis équipages, étaient très-limitées. Il commença vivement par m'assurer que les siens étaient à mon entière disposition, non-seulement pour demain, mais encore toutes les fois que je les désirerais. M'apercevant à quoi il voulait en venir, je l'interrompis tranquillement en lui disant: "Je ne les accepterai pas sans leur maître: l'un et les autres, ou rien du tout."--Ma chère, tu n'as jamais vu d'homme aussi bien déconcerté. Il se mordit les lèvres, tira sur les rênes de ses coursiers jusqu'à les faire dresser presque perpendiculairement; enfin, voyant que j'étais résolue d'attendre sa réponse, il finit par dire, avec l'air d'un homme cherchant une bonne raison pour refuser, qu'il se ferait un plaisir de se joindre à nous pour la promenade de demain. C'est un parfait sauvage..... Mais je vais te laisser pour quelques instants: ta pauvre tête s'en trouvera mieux.

Et approchant ses lèvres des joues qui reposaient sur l'oreiller du canapé, elle y déposa un baiser, et sortit de la chambre.

Comme la porte se refermait sur elle, Antoinette laissa échapper un long soupir.

--Oh! si je veux redevenir ce que j'étais auparavant, murmura-t-elle, je dois m'en retourner à Valmont. Les tentations qu'offrent cette maison élégante et la société de ma bonne mais frivole cousine, sont trop fortes pour mon coeur facile et mes faibles résolutions.



VIII.

Une brillante cavalcade de chevaux bondissants et de voitures richement décorées s'arrêtait, le lendemain vers midi, devant la maison de Madame d'Aulnay. Le magnifique équipage du Colonel Evelyn s'y faisait surtout remarquer; le Colonel lui-même se tenait près de sa monture, et l'air ennuyé et contraint qui se peignait sur sa figure indiquait clairement qu'il se trouvait là à contrecoeur.

Tout ce monde élégant riait, caquetait et semblait dominé par la plus charmante gaieté, lorsque tout-à-coup la porte de la maison s'ouvrit, et lu jolie Madame d'Aulnay en sortit radieuse, distribuant de tous côtés des saluts et des sourires pleins d'amitié. A sa suite venait Antoinette; la fraîche et naïve gaieté de la jeune fille paraissait singulièrement assombrie, mais ce changement ne la rendit que plus belle aux yeux d'un grand nombre.

Comme Madame d'Aulnay posait le pied sur le trottoir, le Colonel Evelyn s'approcha d'elle et d'un ton dans lequel il s'efforça vainement de faire paraître de l'empressement, il lui demanda de vouloir bien honorer sa voiture en y prenant place près de lui.

Elle fit en souriant agréablement un léger signe d'assentiment, puis se retourna pour répondre à quelques-uns des galants cavaliers qui venaient s'informer de sa santé. Tout-à-coup, elle vit le Major Sternfield s'approcher d'elle et lui demander avec instance de l'accepter dans sa carriole, attendu qu'il avait à lui communiquer des choses de grande importance. Le fait est qu'il avait une hâte impatiente de connaître la raison pour laquelle Antoinette avait refusé de le recevoir la veille, aussi bien que de savoir la cause de ce chagrin dont Justine avait parlé.

Madame d'Aulnay accorda sans difficulté la demande qui lui était faite: elle n'était pas fâchée, d'un autre côté, d'infliger, une bonne fois, un petit châtiment à ce misanthropique Colonel qui semblait considérer comme une lourde charge de l'avoir dans sa voiture. Cependant, comme elle avait préalablement arrêté qu'Antoinette et le Major Sternfield seraient de compagnie pendant qu'avec le Colonel Evelyn elle ouvrirait la marche, elle se trouva un peu embarrassée en voyant ses plans dérangés.

Après un moment de réflexion, elle se tourna vers le Colonel et lui dit, avec un joli sourire sur les lèvres: que le Major Sternfield s'étant reposé sur sa charité, elle ne pouvait faire autrement que de le recevoir dans son petit équipage à elle.

--Mais voici mon substitut, continua t'elle en poussant tout-à-coup en avant la jeune Antoinette qui, depuis quelques instants, était occupée à regarder autour d'elle avec un air de préoccupation qu'on ne voyait guère souvent sur sa douce figure.

Complètement prise au dépourvu, indignée outre mesure de se voir imposer aussi arbitrairement la compagnie d'un homme si peu bienveillant, Antoinette recula d'un pas et déclara avec énergie qu'elle ne voulait pas consentir à un tel arrangement, "que les chevaux du Colonel semblaient être trop fougueux."

D'un mouvement presqu'imperceptible de lèvres, le Colonel Evelyn s'empressa de l'assurer que ses coursiers, quoique pleins de feu, étaient cependant parfaitement rompus. Pendant se temps-là, Madame d'Aulnay s'était approchée d'elle et lui murmurait impétueusement aux oreilles:

--Veux-tu donc l'insulter publiquement? Acceptes de suite.

Antoinette se rendit donc malgré elle à l'injonction qui lui était faite. Pendant que le Colonel arrangeait soigneusement les riches fourrures de la voiture autour d'elle, il ne put s'empêcher de se dire à lui-même:

--Quelle comédie! Quelles que jeunes qu'elles soient, quelles que sincères qu'elles paraissent être, elles se ressemblent toutes.

Pendant qu'il faisait reculer ses chevaux afin de permettre au Major Sternfield--qui, en voyant ces arrangements commençait à regretter sa démarche,--et à Madame d'Aulnay de prendre les devants, celle-ci insista pour qu'il gardât la tête, déclarant que ces magnifiques coursiers étaient précisément; ce qu'il y avait de plus convenable pour ouvrir la procession.

Bientôt les touristes s'élancèrent gaiement et fièrement, faisant retentir l'air des sons harmonieux des petites clochettes suspendues au cou de, leurs chevaux. Après avoir parcouru la rue Notre-Dame sur toute sa longueur, ils passèrent la porte-de-ville qui leur donna une sortie des murs 2, et peu après ils se trouvèrent en pleine campagne, sur le chemin qui conduisait à Lachine.

Note 2: (retour) Ces murs, qui avaient été primitivement élevés pour protéger les habitants de la ville contre les attaques de la tribu Iroquoise, avaient quinze, pieds de hauteur, et étaient surmontés de créneaux. Quelques années plus tard, ils tombèrent en décadence et finalement ils furent enlevés, conformément à un Acte de la Législature Provinciale, pour faire place à des améliorations judicieuses et nécessaires,--Note de l'auteur.

L'humeur sombre du Colonel Evelyn et la contrainte d'Antoinette ne tardèrent pas cependant à céder aux charmes du brillant spectacle qu'offraient la superbe température qui régnait en ce moment et l'apparence de ces vastes champs recouverts de leur blanc manteau de neige, étincelant comme si une fée invisible les avait parsemés d'une poussière de diamants. Il y avait aussi quelque chose d'égayant dans cette course rapide et dans ce froid vif et piquant; mais l'insensibilité paraissait avoir fait sentir son influence sur tous les deux, car l'une et l'autre demeuraient silencieux. La scène était nouvelle pour Evelyn; mais, dans la crainte d'amoindrir par de plates banalités le plaisir qu'il en éprouvait, il proféra concentrer en lui-même l'admiration qu'il subissait en ce moment. De son côté, Antoinette semblait avoir pris à coeur de lui prouver que, quoique jusqu'à un certain point forcée d'être dans sa compagnie, elle n'avait pas la moindre intention de tirer quelque parti de la circonstance.

Ils approchaient des Rapides de Lachine; déjà le murmure des flots mugissants avait frappé leurs oreilles. Lorsque les tourbillons d'écume de la cataracte, ses rochers couverts de neige entre lesquels l'eau s'élançait en bouillonnant et allait former plus loin d'autres courants et d'autres gouffres, se présentèrent à leur vue, une exclamation involontaire d'admiration s'échappa de la bouche du Colonel. La scène était réellement grande et sublime. Les rives forestières de Caughnawaga que l'on apercevait en face, les petites îles qui s'avançaient dans la rivière, le pin solitaire qui sortait de leur sein rocailleux et qui se tenait fièrement debout en dépit des tempêtes et des flots qui rugissaient autour de lui: tout cela était un nouvel aliment pour l'imagination et ajoutait à la grandeur du spectacle.

Tout entier sous le charme de l'admiration, Evelyn avait machinalement relâché les rênes, lorsqu'un coup de fusil tiré par quelque chasseur près de là fit prendre l'épouvante aux chevaux excités qui s'élancèrent aussitôt au grand galop.

Le danger était imminent, car le chemin longeait de près le bord des Rapides; et en quelques endroits il s'élevait de plusieurs pieds au-dessus des flots grondants. Cependant la main qui tenait les rênes était une main de fer; sa poignée ferme et vigoureuse modérait les allures désordonnées des chevaux épouvantés. Au premier moment, Evelyn s'était retourné vers sa jolie compagne pour prévenir par quelques paroles d'encouragement, les cris perçants, les défaillances ou les autres faiblesses de femme qui auraient, en ce moment considérablement augmenté le danger de leur position; mais Antoinette se tenait parfaitement calme et tranquille, ses lèvres légèrement comprimées ne trahissaient autrement que par la pâleur de marbre dont elles étaient recouvertes sa secrète terreur.

Remarquant le regard rapide et plein d'anxiété qu'Evelyn avait jeté sur elle.

--Ne vous occupez pas de moi, faites attention aux chevaux! dit-elle.

--Quelle courageuse enfant! se dit le Colonel en lui-même.

Et rassuré sur son compte, il employa tous ses efforts et son habileté à reprendre son contrôle sur les coursiers.

Un oeil pénétrant et une main puissante étaient en ce moment d'égale nécessité, car ils approchaient d'un endroit où la rive devenait plus escarpée et le chemin plus étroit. Malheureusement, une charrette renversée qui se trouvait à côté du chemin imprima un nouvel élan à la terreur des chevaux déjà à moitié furieux. D'un bond terrible ils s'élancèrent en avant, et, pour comble de malheur, les rênes que les efforts désespérés du Colonel avaient tenus à la plus haute tension, se rompirent tout-à-coup.

En ce moment d'extrême péril, il n'y avait pas à compter avec l'étiquette de la cérémonie; prompt comme la pensée, Evelyn s'empara de sa compagne, et, murmurant à ses oreilles ces mots: "pardonnez-moi!" il la jeta sur le sol recouvert de neige. Immédiatement après, il sauta lui-même à bas de toiture, non sans avoir failli s'entortiller dans les robes, et vint tomber avec violence près d'Antoinette. Sa première pensée fut pour la jeune fille qui déjà s'était relevée et était appuyée sur un trône d'arbre, pâle de terreur.

--Seriez vous blessée? demanda-t-il avec empressement.

--Oh non, non, répondit-elle; mais les chevaux, les pauvres chevaux!

Le Colonel regarda vivement autour de lui. Où étaient-ils? Renversés au pied de la rive escarpée, mutilés et couverts de sang, mais luttant encore avec l'énergie du désespoir au milieu des rochers et des eaux peu profondes dans lesquelles ils avaient roulé.

Evelyn aimait ses jolis coursiers anglais: peut être les appréciait-il autant qu'il dépréciait les femmes; mais nous devons lui rendre la justice de déclarer qu'en cet instant tout son regret était absorbé par la satisfaction intérieure qu'il éprouvait à la pensée que la jeune fille qui lui avait été confiée, était saine et sauve.

--Prenez mon bras, Mademoiselle de Mirecourt, dit-il, et allons chercher du secours à cette maisonnette près d'ici.

Antoinette accepta, et ils partirent.

Ils avaient à peine frappé à la porte, qu'on leur dit d'entrer, et ils se trouvèrent bientôt dans un appartement simple et modestement garni mais qui brillait par cette propreté et cet ordre avec lesquels les habitants savent pallier, sinon cacher leur pauvreté, quand elle existe. Près du grand poêle double se tenait le maître du logis fumant tranquillement sa pipe, pendant qu'une demi-douzaine de marmots aux yeux ronds, aux joues basanées, de tout âge depuis un jusqu'à sept ans, jouaient et gambadaient sur le plancher. En voyant arriver ces visiteurs inattendus, l'habitant se leva et, sans trahir par aucun signe extérieur le grand étonnement qu'il éprouvait, ôta la tuque bleue qui recouvrait sa tête et répondit avec politesse à la demande de secours que venait de lui faire Antoinette. Cependant, laissant glisser un regard plein d'anxiété sur le groupe d'enfants qui l'environnaient, il déclara avec un peu d'hésitation que sa femme ayant eu affaire à sortir, lui avait fait promettre de ne pas les laisser seuls durant son absence, parce qu'ils pourraient se brûler. Les craintes de cette mère prévoyante semblaient parfaitement justifiées par l'état du poêle qui était en ce moment chauffé au rouge. Mais Antoinette, laissant percer un sourire sur ses lèvres encore blêmes, l'assura qu'elle allait prendre bien soin des enfants durant l'absence de leur père. Celui-ci, alors, n'hésita plus, et sortit, accompagné du Colonel Evelyn.

Le premier soin de la jeune fille, lorsqu'elle se trouva seule avec le petit monde de la maison, fut de se jeter à genoux pour remercier la Providence qui l'avait si visiblement protégée dans le danger qu'elle venait de courir; puis elle se mit à consoler le plus petit de la troupe qui s'était mis à pleurer et à crier en voyant périr son père. La tâche n'était pas lourde, car il est toujours facile de gâcher les pleurs de l'enfance. Elle l'avait à peine placé sur ses genoux, que déjà il jouait avec les bijoux suspendus au cou de la jeune fille qui s'était dépouillée, à cause de la chaleur qui régnait dans l'appartement, de ses fourrures et de son manteau. Pendant ce temps-là, les autres enfants avaient fait cercle autour d'elle, et écoutaient avec une avide attention le conte d'un géant et d'une fée qu'elle leur racontait, et ne manquaient pas de la prendre elle-même pour une de ces fées charmantes dont elle parlait.



IX.

Quelques instants après, le Colonel Evelyn entra. A la vue du groupe qui sa présenta à son regard préoccupé, il sourit involontairement.

En voyant arriver ce grand étranger, le petit qu'Antoinette tenait sur elle, s'enfonça plus serré dans les vêtements de la jeune fille et s'y blottit avec autant de naturel que si sa petite tête eût été habituée à reposer près d'un corsage de soie et à effleurer des bijoux.

Antoinette était réellement belle en ce moment; l'expression de ses traits, en promenant les yeux de l'un de ses petits auditeurs à l'autre, lui donnait un charme que sa beauté ne lui avait jamais peut-être communiqué dans un salon ou une salle de bal.

A l'arrivée d'Evelyn, elle s'informa avec empressement du sort des chevaux.

--Notre hôte est à y voir répondit-il avec indifférence, et il va revenir dans quelques instants. Mais, dites-moi, n'avez-vous réellement pas souffert de notre mésaventure? Ne ressentez-vous aucune douleur, aucun mal?

--Non--oui--je ressens là comme une vive douleur, dit-elle en découvrant jusqu'au coude un joli bras rond parfaitement formé et en indiquant une large meurtrissure qui se faisait remarquer à sa douce surface.

La figure du Colonel trahit une certaine émotion lorsque ses yeux tombèrent sur ce charmant petit bras qui semblait presque dénoter la faiblesse d'une enfant, et en se rappelant l'intrépide courage que l'héroïque jeune fille avait déployé dans la rude épreuve par laquelle ils venaient de passer.

--Mademoiselle, dit-il, je dois vous demander pardon de ma maladresse, car vous devez avoir reçu cette meurtrissure lorsque je vous ai jetée hors de la voiture. Il m'aurait été si facile de sauter à terre on vous tenant dans mes bras! mais je craignais que mes pieds s'embarrasseraient dans les manteaux et les fourrures qui remplissaient la voiture et causeraient ainsi notre perte mutuelle. Puis-je maintenant faire quelque chose pour réparer ma gaucherie? Laissez-moi, je vous prie, laver ce bras avec un peu d'eau froide.

--Oh! non, ce n'est qu'une bagatelle que Jeanne soignera lorsque je serai de retour à la maison, répondit-elle en souriant et en rougissant un peu pendant qu'elle ramenait vivement sa manche.

Un silence de quelques instants s'établit entre les deux jeunes gens; puis, le Colonel Evelyn, qui regardait fixement Antoinette depuis quelques minutes, ne put s'empêcher de s'exclamer:

--Savez-vous que vous vous êtes conduit en véritable héroïne! pas le moindre mouvement, pas la plus légère exclamation de frayeur! et cependant, si j'ai bien compris l'expression de votre contenance, vous étiez grandement alarmée.

Antoinette hésita un instant, puis elle répondit timidement, sans cependant pouvoir réprimer un léger sourire qui était venu effleurer ses lèvres:

--On dit qu'une grande crainte neutralise presque une autre crainte; eh! bien, terrifiée que j'étais par la course effrénée des chevaux, j'avais également peur de vous.

--Comment? de moi! s'écria-t-il étonné.

--Oui, de vous. En premier lieu, je ne me trouvais dans votre voiture que grâce à une simple politesse; je vous avais été imposée, sans être désirée ni demandée: j'étais donc doublement loin de me trouver à l'aise----

Oh! ne m'interrompez pas, continua-t-elle pendant qu'Evelyn essayait par quelques mots de dissentiment à combattre cette idée.

Mais il se rappela aussitôt, avec quelque chose comme un remords, le jugement sévère qu'il avait porté sur elle avant qu'elle montât en voiture.

--En second lieu, poursuivit Antoinette-----

Ici la jeune Elle se sentit plus embarrassée et s'arrêta.

--Et quoi, en second lieu? demanda son interlocuteur, tant soit peu intrigué.

--Eh! bien, on m'avait dit que vous étiez un ennemi invétéré des femmes. J'étais donc autorisée à croire que vous ne manifesteriez qu'une bien faible indulgence pour les craintes ou les caprices d'une femme.

A ces mots une apparence de douleur mentale chassa le sourire qui s'était fait remarquer depuis quelques instants sur le visage du Colonel et ce fut presqu'involontairement qu'il répondit:

--Le caractère peu enviable que vous me donnez a été gagné et porté par, plusieurs simplement parce qu'ils pratiquent une prudence qui leur a été enseignée par l'expérience.

Ces mots furent prononcés d'un ton bas et contraint, et celui qui les avait murmurés s'approcha de la petite fenêtre comme pour mettre fin à cette conversation.

Soudainement, le bruit de deux coups de fusils tirés presque sans intermission fit bondir la jeune fille dont le système nerveux, malgré le calme apparent qu'elle affectait, avait été violemment ébranlé par la scène de tout-à-l'heure, et une exclamation de terreur s'échappa de sa bouche. De son côté, le militaire avait tressailli en entendant ce bruit; mais presqu'aussitôt il recouvra son sang-froid, et, se tournant vers Antoinette, il lui dit avec bienveillance:

--N'ayez pas peur, Mademoiselle de Mirecourt: c'est notre hôte qui vient de faire un acte de charité, en mettant fin, aux atroces souffrances de mes pauvres chevaux mutilés.

--Quoi! tués tous les deux!

Et, involontairement, la jeune fille joignit ses mains l'une dans l'autre.

--Oui. Après avoir bien examiné leur triste position et m'être convaincu que leur laisser la vie dans cet état serait prolonger inutilement leur cruelle agonie, j'ai envoyé notre obligeant assistant chercher un fusil dans une maison voisine, et, je lui ai laissé le pénible devoir, de les débarrasser de, leurs douleurs. Je n'ai pas été assez, courageux pour assister à l'accomplissement du sacrifice.

Après un moment de silence, Antoinette reprit d'une voix agitée:

--Je ne puis vous exprimer comme il faut, Colonel Evelyn, le chagrin, que j'éprouve, pour vous aussi bien que pour la part indirecte que j'ai eue dans ce malheureux événement; ni vous dire combien je suis peinée de voir que mon souvenir sera attaché, dans votre mémoire, à une des circonstances les plus désagréables qui auront probablement marqué votre séjour en Canada.

--Ne dites, pas cela, Mademoiselle de Mirecourt, s'empressa-t il de répondre. Félicitez-moi plutôt de la bonne fortune qui a voulu que vous fussiez avec moi au lieu, de Madame d'Aulnay ou quelqu'autre femme timide dont, les craintes, traduites par des cris et des exclamations, auraient infailliblement entraîné la perte de deux vies autrement précieuses que celles d'une couple de chevaux. Je vous le répète: peu de femmes auraient pu déployer ce sang froid, cette possession d'elles-mêmes, que vous avez montrés aujourd'hui, et qui ont plus fait, pour notre salut à tous les deux mon habileté en fait d'équitation... Mais voici venir notre humble ami avec les débris de notre équipage.

Antoinette s'approcha de la fenêtre et vit leur hôte et une couple d'autres habitants qu'il avait amené avec lui pour l'aider, s'approcher, portant un devant de voiture richement sculpté ainsi que les superbes robes peau de tigre qui se trouvaient dans l'équipage lors de l'accident. Ces dernières qui avaient été imbibées par leur immersion dans l'eau furent bientôt étendues, pour sécher, sur le petit mur de pierre qui entourait le jardin, et les trois hommes se mirent alors en frais de retirer le corps de la voiture et de le placer avec les autres débris.

Pendant qu'ils travaillaient ainsi et causaient entr'eux de l'accident qui venait d'avoir lieu, ils entendirent le tintement de plusieurs clochettes, et ils virent presqu'aussitôt arriver la cavalcade de nos connaissances. Tout-à-coup, le Major Sternfield qui, on le sait, conduisait Madame d'Aulnay, apercevant la voiture brisée et reconnaissant les robes étendues à quelques pas de là, imprima un violent coup d'arrêt aux rênes qu'il tenait, sans plus s'inquiéter du cri perçant que ce mouvement avait arraché à sa partenaire, et sauta à terre. De suite, faisant signe aux hommes de s'approcher, il les pressa de questions et en reçut des informations qui le rassurèrent ainsi que Madame d'Aulnay dont la terreur, aux premiers indices de l'accident, avait été extrême. Sternfield l'aida à descendre de la voiture; ils entrèrent dans la maison qu'on leur avait indiquée, et où ils furent suivis par les autres touristes, également curieux et en proie à une grande excitation.

Comme bien on le pense, chacun s'empressa d'offrir ses sympathies et ses félicitations à Mademoiselle de Mirecourt de ce qu'elle était saine et sauve. La plupart des messieurs furent également sincères dans leurs condoléances au Colonel Evelyn sur la perte de ses magnifiques chevaux; mais celui-ci reçut ces expressions de regret avec plus d'impatience que de gratitude.

On tint ensuite conseil sur la manière dont s'effectuerait le retour à la maison des acteurs de la scène qui venait de se passer. Il fut décidé que le domestique de Madame d'Aulnay donnerait sa place, à l'arrière, au Major Sternfield qui, en retour, céderait à Antoinette celle qu'il occupait près de Madame d'Aulnay. Evitant instinctivement les voitures dans lesquelles il y avait quelque Dame, Evelyn trouva la moitié d'un siège dans un cutter déjà presque rempli par le majestueux Dr. Manby et un autre officier; mais il parvint à s'y maintenir jusqu'à ce qu'ils arrivèrent à Lachine.

Là ils arrêtèrent, pour se reposer et prendre quelques rafraîchissements, à un hôtel passablement commun, mais qui était le seul dans le village; heureusement, le Major Sternfield, avec une prévoyance digne des plus grands éloges, avait fait placer dans une des voitures un large panier rempli de vins choisis et d'autres rafraîchissements qui furent accueillis avec joie, cela va sans dire.

Le coucher du soleil si hâtif en hiver éclairait de ses derniers feux la maison de Madame d'Aulnay, quand les touristes s'arrêtèrent devant la porte. Des adieux pleins d'amitié furent échangés de part et d'autres, puis chacun se sépara pour retourner chez soi.

Cependant, avant de prendre congé, le Colonel Evelyn pressa avec bonté la main d'Antoinette, et manifesta encore une fois l'espoir que le lendemain la verrait complètement remise des effets de la terreur qu'elle avait éprouvée durant la journée.

Moins satisfait, le Major Sternfield insista auprès de Madame d'Aulnay pour avoir la permission d'entrer avec elles dans la maison, ou au moins de revenir le même soir. Tout en souriant, Lucille refusa péremptoirement cette double demande, déclarant que la pâleur de Mademoiselle, de Mirecourt démontrait à l'évidence qu'elle avait besoin d'un repos immédiat et absolu.

Durant la soirée, Madame d'Aulnay alla trouver Antoinette dans sa chambre, et, après l'avoir questionnée et transquestionnée au sujet de la mésaventure du jour, elle demanda si ce ne serait pas une indiscrétion que de chercher à connaître le contenu des lettres qu'elle avait reçues de chez elle. Quoiqu'à contre-coeur, Antoinette les lui donna, pendant que Lucille, lui passant le bras autour du cou, lui disait:

--Tu ne dois avoir aucun secret pour moi, petite cousine! Tu n'as ni mère ni soeur à qui te confier: prends-moi pour amie et confidente.

Elle lut la lettre de M. de Mirecourt doucement et avec attention, et la replia sans faire aucun commentaire; mais après avoir jeté un rapide coup-d'oeil sur celle de Madame Gérard, elle la froissa, entre ses mains, puis, ouvrant la porte du poêle, elle la jeta au feu.

Cette action avait tellement pris Antoinette par surprise, que le papier était en cendres ayant, qu'elle eût pu deviner l'intention de sa cousine; mais revenant bientôt de cet étonnement mêlé d'indignation, elle s'écria, les joues animées:

--Pourquoi avez-vous fait cela, Madame d'Aulnay?

--Simplement parce que je ne veux pas voir ma chère petite cousine devenir misérable à force de lire et de méditer les lettres prosaïques d'une vieille femme à l'esprit étroit et sévère. Pourquoi? parce que cette absurde épître t'a donné un affreux mal de tête hier, grâce aux larmes qu'elle t'a fait répandre; parce que, enfin je ne voulais pas voir la chose se répéter aujourd'hui surtout que tu es dans un état nerveux et épuisé.

--Tu as très-mal fait, répliqua la jeune fille?... Je n'en dis pas plus, car je sais que tes intentions étaient bonnes.

--Je t'offre mille remerciements, petite, pour le prompt pardon que tu veux bien m'accorder; en retour, je vais te faire part d'un secret que je viens de découvrir----

Quoi! tu ne t'empresses pas de demander ce que c'est? Eh! bien, je vais te le dire sans cela: c'est que tu as fait la pleine et entière conquête du plus bel homme de notre cercle de connaissances: Audley Sternfield est profondément amoureux de toi!

A ces mots, une vive rougeur couvrit le visage d'Antoinette. Madame d'Aulnay reprit avec, une charmante espièglerie:

--Et, pour te rendre compte de toutes mes découvertes, je dois ajouter que je ne crois pas; que ce ne soit sans retour.

La jeune fille voulus se défendre, mais sa routeur et sa confusion augmentèrent; force lui fut de subir en silence les plaisanteries de sa cousine. Lorsque celle-ci eut fini, elle reprit avec gravité:

--Lucille, crois-moi, je suis sincère en disant que je ne pense pas l'aimer. J'ai, il est vrai, beaucoup d'admiration pour lui, je préfère même sa société à celle de la plupart des autres----

--Eh! bien, délicieuse petite innocente, qu'est-ce que c'est que cela, sinon de l'amour? lorsque je fus mariée à M. d'Aulnay, moi, je n'en ressentais pas de la moitié autant. Sérieusement, tu es très-heureuse, et tu seras un sujet d'envie pour toutes les jeunes filles nos amies. Indépendamment de ses dons personnels qui sont considérables, le Major Sternfield appartient à une excellente famille et malgré sa jeunesse, il occupe un rang élevé dans l'armée. Six ans après ton union avec lui, tu seras probablement la femme d'un Colonel!

--Mariée à lui, Lucille! Comment peux-tu parler aussi légèrement? N'as-tu pas lu, tout-à-l'heure, la lettre de mon père?

--Qu'est-ce à dire, enfant? Qui a jamais entendu parler de pères, dans la vie réelle ou fictive, qui aient fait ce qu'ils auraient dû faire, qui aient agi avec tendresse et d'une manière raisonnable? La plupart cherchent à faire contracter à leurs enfants des mariages qui sont leur malheur, et les empêchent d'en faire qui pourraient leur procurer le bonheur. Une jeune fille doit avoir assez de coeur pour ne permettre à aucune autorité de s'interposer entre elle et celui qu'elle aime, surtout quand celui qu'elle aime est un bon parti.

Sans remarquer l'inconsistance frappante qu'offrait la dernière partie de ces remarques avec ce que sa Cousine avait déjà dit, Antoinette se contenta de répondre:

--Tu ne devrais pas parler ainsi, Lucille. Je ne sais pas ce que peuvent être certains pères; mais ce que je sais, c'est que le mien a toujours été bon et indulgent pour moi, c'est qu'il a toujours agi d'une manière qui lui a mérité mon plus sincère amour et mon plus profond respect.

--Tant que tu as été soumise en toute chose à sa volonté, tout à été au mieux; mais attends que tu te sois avisée de différer d'avec lui sur quelque point important, et tu verras. Crois-moi, chère, j'en connais plus de la vie, qu'il te serait possible d'en savoir: tu auras avant peu; l'occasion de reconnaître l'exactitude de mon opinion.

Hélas! quel guide dangereux était échu en partage à Antoinette! Combien peu de chances avait son candide jugement d'enfant pour lutter contre les brillants sophismes de cette femme du grand monde!



X.

Le lendemain matin, le Colonel Evelyn vint s'informer de la santé de Mademoiselle de Mirecourt; il ne demanda pas à la voir, il laissa simplement sa carte.

--Eh! bien, c'est plus que je ne l'espérais d'un homme demi-barbare comme lui, surtout après la perte de ses magnifiques chevaux,--se contenta d'observer Madame d'Aulnay.

Dans l'après-midi, les Dames descendirent au salon où le Major Sternfield se fit annoncer quelques instants après. Il y avait dans ses manières une douceur indescriptible qui fit croire à Antoinette qu'elle ne l'avait jamais vu auparavant se produire avec autant d'avantage; et elle commença à songer que sa cousine avait deviné juste, qu'elle l'aimait en effet. Contrairement à son habitude. Madame d'Aulnay sortit, sur un futile prétexte, après une demi-heure de conversation, et Antoinette, avec un sentiment de crainte probablement justifié par le souvenir du secret dont sa cousine lui avait fait part la veille, se trouva seule avec Audley Sternfield.

Celui-ci n'était pas homme à laisser échapper l'Occasion qu'il désirait et cherchait depuis si longtemps. Aussi, après avoir fait allusion, avec une éloquence rendue encore plus persuasive par un ton de voix des plus riches, aux alarmes que lui avait causé l'accident de la veille, il se mit à lui faire les déclarations les plus ardentes et les plus passionnées.

Nous croyons inutile d'ajouter combien de pareilles protestations faites pour la première fois à une jeune fille romanesque étaient remplies d'un pouvoir dangereux, et si nos lecteurs veulent bien se rappeler que celui qui les proférait était un homme doué des charmes personnels les plus rares, ils cesseront de s'étonner de voir Antoinette rester confuse, avec la conviction qu'elle devait répondre, dans une certaine mesure, à l'amour qu'on venait de lui vouer.

Cependant, aucune réponse ne se fit entendre, pas même la petite monosyllabe oui que Sternfield implorait si ardemment. S'apercevant que les instants, qui étaient pour lui une occasion précieuse, passaient rapides. Audley se jeta tout-à-coup à genoux devant elle, et, prenant sa main dans la sienne, il renouvela sa demande avec une ardeur encore plus passionnée que la première fois.

En ce moment, le bruit d'une porte qu'on fermait à l'extrémité du corridor, vint frapper Antoinette qui s'écria vivement:

--Levez-vous, pour l'amour du ciel! Major Sternfield, relevez-vous! j'entends venir quelqu'un.

--Qu'est-ce que cela fait? Antoinette, je reste dans cette position jusqu'à ce que je reçoive quelque espérance, quelque mot d'encouragement, jusqu'à ce que vous m'ayiez répondu oui.

--Alors, oui! répondit Antoinette d'une voix agitée et presqu'inintelligible. Relevez-vous de suite.

--Merci! merci! murmura-t-il en portant à ses lèvres la main qu'il tenait encore dans la sienne et en passant rapidement dans l'un de ses doigts un superbe jonc d'opale, sceau de leurs fiançailles.

Madame d'Aulnay entra en ce moment, et un léger et joyeux sourire traversa sa figure en promenant ses regards des traits réguliers de Sternfield qui brillaient de triomphe, à la contenance embarrassée et contrainte de sa cousine.

La Major ne prolongea pas sa visite: il avait compris que son départ serait d'an grand soulagement pour sa timide fiancée. Mais il ne partit pas sans avoir préalablement amené Madame d'Aulnay dans l'embrasure d'une fenêtre et lui avoir dit tout bas:

--Comment pourrai-je jamais vous remercier comme vous le méritez, bonne et généreuse amie? Ma déclaration a été favorablement accueillie!

Un sourire bienveillant fut sa réponse, et dès qu'il fut sorti, Madame d'Aulnay alla se jeter sur un canapé près de sa cousine. Celle-ci ne paraissait pas être en veine extraordinaire de conversation. Ne voulant pas forcer ses confidences, Lucille parla de choses indifférentes et se contenta de faire, apparemment sans dessein, un nouvel et pompeux éloge da Sternfield. C'en était assez pour faire disparaître certains doutes qui tourmentaient encore l'esprit de la jeune fille. Lorsque, après la veillée, Antoinette se leva pour souhaiter, suivant son habitude, une bonne nuit à sa cousine, celle-ci s'empara de sa main, et remarquant avec une feinte surprise l'anneau qui brillait à l'un de ses doigts, elle l'embrassa d'une manière significative et lui fit de joyeuses félicitations auxquelles la pauvre Antoinette ne répondit que par une légère pression de main.

Un jour ou deux après, Jeanne vint annoncer au salon une visite pour Mademoiselle de Mirecourt. L'air heureux et satisfait avec lequel elle s'acquitta de cette tâche, offrait un contraste frappant avec le ton rechigné par lequel elle annonçait la visite des officiers dé Sa Majesté le Roi Georges, pour lesquels, individuellement et collectivement, elle se sentait une profonde antipathie.

--Qu'est-ce, Jeanne?

--C'est, Mademoiselle, un jeune Monsieur bien plus charmant que tous ceux que nous avons vus dans cette maison depuis quelque temps.

Madame d'Aulnay sourit tranquillement en entendant ces paroles peu polies, mais elle n'en fit aucune observation.

Après une pause, Jeanne reprit:

--Je suis certaine que Mademoiselle sera, contente de voir M. Beauchesne.

--Louis Beauchesne! répéta la maîtresse de céans. Oh! Antoinette, il apporte probablement quelque lettre, quelque message spécial de chez toi. Aussi, je me sauve dans la Bibliothèque; j'ai à parler à M. d'Aulnay, mais je reviens bientôt. Jeanne, faites monter de suite ce charmant jeune Monsieur.

--Quelques instants après, un jeune homme de vingt-cinq ans à peu près; d'une tournure franche et agréable, entra dans le salon. Il aborda Antoinette avec une familiarité qui annonçait une grande intimité, sinon une profonde amitié, entre elle et lui. Après les premières questions d'usage en pareille circonstance, la jeune fille crut s'apercevoir qu'il y avait une contrainte peu ordinaire dans les manières de son ami. Elle était sur le point de lui demander la cause de cette gêne, quand Louis tira de sa poche une lettre qu'il lui remit, en lui disant d'une voix quelque peu embarrassée:

--De votre père, Antoinette.

Après cette courte information, le jeune homme se leva et se retira vers la fenêtre.

Antoinette eut bientôt décacheté la missive et commença la lecture de ce qu'elle contenait. A mesure qu'elle parcourait, l'étonnement, la perplexité et l'inquiétude se peignaient tour-à-tour sur ses traits. Enfin, n'y pouvant tenir, elle s'écria:

--Louis, connaissez-vous le contenu de cette lettre?

--Je pourrais peut-être le deviner, quoique M. de Mirecourt ne m'en ait pas informé, répondit tranquillement celui-ci.

--Point de faux-fuyants, Louis: vous savez aussi bien que moi que mon père me prévient dans cette lettre, de la manière la plus soudaine et la plus inattendue, qu'il vous a choisi pour être mon futur époux, et que je dois vous recevoir comme tel.

Beauchesne rougit un peu, mais il ne fit aucune réponse. La jeune fille poursuivit avec véhémence:

--Eh! bien, vous ne dîtes rien?--Certainement, vous avouerez avec moi que la chose est parfaitement absurde et déraisonnable.

--Pardonnez-moi, Antoinette,--et la voix tremblante du jeune homme trahissait la mortification et le chagrin qu'il ressentait en lui-même,--pardonnez-moi, mais je ne vois vraiment pas ce qu'il y a de ridicule dans cette proposition. Vivant dans le même cercle, appartenant à la même race et professant la même religion, habitués l'un à l'autre dès la plus tendre enfance.----

--Oui, c'est cela, dit-elle en l'interrompant, la familiarité amicale dans laquelle nous avons grandi, l'un vis-à-vis de l'autre, nous a appris à nous aimer mutuellement, mais seulement comme frère et soeur.

--Encore une fois pardonnez-moi, dit-il en s'efforçant de sourire; dans cette matière je suis juge plus compétent que qui que ce soit: or, je puis vous assurer que mon amour est quelque chose de plus qu'une affection fraternelle.

--Comme vous êtes insupportable, Louis! J'espère que vous ne me parlez de cette façon que pour me contrarier.

--Antoinette!--s'écria Beauchesne en s'approchant et en fixant sur elle un regard pénétrant,--Antoinette! soyez pétulante, sévère si vous le voulez, mais ne soyez pas injuste. Oui, je vous aime, et si l'expression de mon amour ne prend pas le caractère de frénésie que les héros de romans et de mélodrames se croient tenus d'afficher, elle n'en est pas moins sincère ni moins entière.

Pauvre Louis! en ce moment même, Antoinette faisait dans son esprit--au grand désavantage du jeune homme,--un parallèle entre la déclaration rationnelle et pleine de sincérité qu'il venait de lui faire, et les paroles brûlantes, les regards passionnés qu'Audley Sternfield avait mis en réquisition. Peut-être ses pensées se trahirent-elles au dehors, car ce fut avec amertume que Beauchesne reprit presqu'aussitôt:

--Mais j'oubliais une chose importante: voue avez peut-être reçu, depuis votre arrivée dans cette maison, les aveux de ceux qui sont passés maîtres dans l'art où je ne suis, moi, qu'un pauvre novice. Quelles faibles chances de succès ont alors mes paroles simples et pleines de naturel, contre la brillante éloquence de ces hommes d'épée qui ont peut-être fait profession d'amour sous une douzaine de cieux et courtisé autant de femmes: je lutte avec un singulier désavantage. Vous oubliez donc, Antoinette, que vous êtes la première idole que mon coeur a adorée secrètement, que vos oreilles sont les premières dans lesquelles j'ai glissé des mots d'amour et de tendresse!

La vérité de quelques-unes des allusions qu'il venait de faire jetèrent Antoinette dans une confusion telle, qu'elle n'osa pas répondre. Louis crut lire dans cet embarras la justesse de ses reproches.

--Assurément, reprit-il d'une voix dans laquelle le regret avait remplacé l'amertume, assurément, cela ne peut pas être: non, vous ne pouvez pas avoir donné avec autant de précipitation à un étranger l'amour que vous refusez à un ami d'enfance éprouvé.

--Peu importe que cela soit ou ne soit pas, répondit la jeune fille profondément touchée par ces dernières paroles; mais je vous prie de ne pas m'en vouloir si je vous avoue franchement, dans toute la sincérité de mon âme, que je ne pourrai jamais vous rendre amour pour amour.

--Qu'il en soit ainsi! répliqua-t-il d'une voix qu'il s'efforça de rendre calme mais qui trahit par un tremblement de ses lèvres la pénible émotion qu'il éprouvait. A tout prendre, il vaut mieux que nous sachions dès maintenant à quoi nous en tenir l'un et l'autre. Seulement, puisse celui que vous avez choisi se montrer aussi aimant, aussi sincère que je l'aurais été!

Il s'établit alors un silence qui fut bientôt rompu par Antoinette qui, d'une voix pleine de trouble, s'écria tout-à-coup:

--Je crains que papa soit fâché contre moi. Paraissait-il tenir beaucoup à notre mariage?

--Tellement, qu'il n'avait pas même entrevu la possibilité de l'insuccès de ma démarche.

--Alors je puis supposer que dès qu'il aura connaissance de l'état exact des choses, il s'empressera de venir ici, irrité, pour me gronder au point de me faire mourir de chagrin.

Et ses yeux se remplirent de larmes à la perspective que son imagination venait d'évoquer.

Beauchesne, touché,--malgré les amers désappointements qu'il venait d'éprouver,--des craintes naïves de sa cruelle amie, voulut calmer ses alarmes; il l'assura que M. de Mirecourt était trop juste, trop indulgent, pour blâmer sa fille d'avoir refusé sa main là où elle ne pouvait donner son coeur.

--Ah! c'est ce que je ne sais pas. Papa est bon sans doute, mais il n'entend pas souffrir d'objections d'aucune sorte. Cher Louis, si vous vouliez seulement être assez généreux pour me venir en aide?

--De quoi s'agit-il? demanda-t-il d'un ton bref.

--C'est, lorsque vous serez de retour à la maison, de rendre compte à papa des sentiments que vous devriez avoir réellement, de lui dire que, comme mes affections ne correspondent pas aux vôtres, vous vous désistez de vos prétentions à ma main.

--Très-certainement je ne ferai point cela, Antoinette de Mirecourt, répondit-il d'un air dans lequel on pouvait voir un mélange d'irritation et d'ironie. Tenez-vous pour heureuse que je ne lui dise pas que je suis disposé à vous attendre, serait-ce sept ans encore, comme autrefois Jacob a attendu pour sa femme.

--Eh! bien, alors, Louis, dites-moi que vous me pardonnez tout ce qui vient de se passer; dites-moi que nous serons toujours aussi bons amis que nous l'avons été jusqu'ici.

Il eût été difficile de résister à ce regard si touchant, à cette voix si éloquente, à ce ton suppliant. Saisissant donc, dans un élan de généreuse passion, la main de la jeune fille, Beauchesne répondit:

--Volontiers. Oui, puisque nous ne pouvons être unis, restons au moins bons amis.... Mais je dois me retirer; j'ai des affaires pressantes qui m'appellent.

--Vous ne partirez certainement pas avant d'avoir vu Madame d'Aulnay: elle vous en voudrait énormément.

--Franchement, je préfère me passer aujourd'hui du plaisir de la voir. Aussi bien, je dois vous avouer que je ne l'ai guère en très-grande estime.

--Vous voulez plaisanter sans doute. Elle s'attend à ce que vous allez rester ici, et elle serait fâchée contre moi si je vous laissais partir sans la voir. Attendez-moi un petit instant, je m'en vais la chercher.

Durant son absence, un nouveau visiteur, le Major Sternfield, entra dans le salon. En l'apercevant, le jeune Beauchesne, avec la courtoisie qui caractérisait ses manières, s'inclina; mais le brillant officier, se drapant sous cet air de hauteur, sous ce dandysme superbe qu'il avait au moins le bon esprit de cacher lorsqu'il se trouvait en présence de Madame d'Aulnay, de sa cousine et de ses amis, ne daigna pas lui remettre son salut, et se contenta de jeter sur lui un regard inquisiteur comme s'il eut voulu lui faire subir un examen; puis, se jetant dans le fauteuil qu'Antoinette venait de quitter et sur le bras duquel elle avait laissé son mouchoir, il se mit industrieusement à épousseter ses bottes avec sa petite canne à poignée d'agate.

Déterminé à faire sentir à ce beau Monsieur que l'impertinence arrogante n'est la prérogative d'aucune classe et d'aucune profession, Beauchesne traversa l'appartement et vint se placer près de la glace devant laquelle il se mit à arranger sans cérémonie son col et ses cheveux, et ce avec une suffisance qui semblait rivaliser en impertinence avec le dandysme insolent de Sternfield.

Lorsque les Dames entrèrent, usant de son privilége d'ami intime, Louis s'avança vers elles languissamment s'informa négligemment de leur santé, et s'assit ensuite avec une nonchalance qui ressemblait passablement à celle dont le Major venait de donner un échantillon.

Celui-ci, s'apercevant enfin que ce hardi campagnard, comme il le qualifiait, cherchait à le tourner en ridicule, lui lança un regard plein de colère. Comprenant alors la situation qu'elle avait soupçonnée de prime-abord, Madame d'Aulnay s'empressa de dire:

--Venez donc ici, Louis; j'ai à vous faire une question au sujet de mon oncle de Mirecourt.

Et elle l'entraîna dans le passage, comme si elle eut à lui parler confidentiellement. Dès qu'ils furent seuls, elle lui demanda, moitié fâchée, moitié sérieuse: "quelle impression il voulait donner à son visiteur de l'urbanité canadienne?"

--La même que celle qu'il m'a donnée de la politesse britannique, répondit-il froidement. Mais dites-moi, Lucille, au nom du ciel, est-ce que ce fat élégant est le prétendant d'Antoinette?

--Il est certainement un de ses Fervents admirateurs; je crois même qu'il est quelque peu favorisé. Mais, Louis, vous ne devez pas en parler aussi légèrement, et le traiter avec autant de dédain: le Major Sternfield est un homme qui possède de rares avantages, et.....

--Tenez, Lucille, cela suffit, dit-il en l'interrompant et en se débarrassant de la légère étreinte où elle le tenait. Grand bien lui fasse, la pauvre enfant! car elle s'apercevra avant peu que ce qu'elle prend pour de l'or pur n'est que du cuivre.... Non, je ne puis rester aujourd'hui: n'insistez pas davantage, faites mes adieux à Antoinette. Au revoir.

Et, se dégageant encore une fois de la main qui cherchait à le retenir, il s'élança au dehors.

Madame d'Aulnay resta un moment pensive.

--Certainement, se dit-elle, voilà un prétendant désappointé!

Puis elle revint au salon en songeant quel sacrifice ce serait que de donner à Antoinette un mari comme Louis Beauchesne.



XI.

Le Major Sternfield, dont la bonne humeur avait été affectée par sa rencontre avec le jeune Beauchesne, ne prolongea pas sa visite.

Dès qu'il fut sorti, la lettre que Louis avait apportée fut lue de nouveau et discutée par les deux cousines. Madame d'Aulnay fit remarquer triomphalement que le ton quelque peu arbitraire, quoique bienveillant, du petit message paternel, était une preuve irrésistible de la vérité de sa théorie au sujet de l'inqualifiable tyrannie des pères sur leurs filles, quand les affections de celles-ci sont en question. Les conjectures de Lucille sur les extrémités probables auxquelles M. de Mirecourt en viendrait certainement pour l'accomplissement de ses vues jetèrent Antoinette dans un état de fiévreuse insomnie, et elle ne put dormir de la nuit.

Le lendemain matin, un violent mal de tête la retint dans sa chambre; de sorte que lorsque Sternfield vint pour lui apporter quelques livres de littérature, il ne trouva au salon que Madame d'Aulnay. Il n'eut cependant pas lieu de le regretter, car Lucille profita de ce tête-à-tête pour lui communiquer le contenu de la lettre de M. Mirecourt, pour l'informer des fâcheux préjuges que le père d'Antoinette avait contre les étrangers et de la déclaration formelle qu'il avait faite: que jamais il ne permettrait à sa fille de se marier avec l'un d'eux.

Ce jour-la, la visite du militaire fut encore plus longue que d'habitude, et si, quand il se leva pour partir; un oeil curieux eut pu pénétrer dans l'intérieur du salon, il aurait aperçu Sternfield tenant la main de Madame d'Aulnay et faisant d'une voix éloquente et avec des yeux suppliants une demande pressante. Pendant longtemps la jeune femme hésita et flotta dans l'indécision; mais enfin, vaincue par ses instances, elle inclina légèrement la tête en signe d'assentiment.

--Merci! merci! généreuse et sincère amie, s'écria-t-il chaleureusement; vous nous sauvez, Antoinette et moi.

--Je n'en sais pas encore tout-à-fait certaine, car je ne puis faire que très-peu pour vous: tout dépend de votre influence sur ma cousine même. Mais, revenez cet après-midi, et je vous fournirai l'occasion de poursuivre votre démarche.

Madame d'Aulnay tint parole. Lorsque, quelques heures plus tard, le Major Sternfield revint,--Antoinette et elle étant au salon,--elle donna pour prétexte une lettre qu'elle avait à écrire, et sortit. Chose assez singulière et qui dut frapper la cousine de Lucille, pendant qu'elle était seule avec le militaire, aucun des visiteurs qui se présentèrent ne fut admis.

Dès que Sternfield se fut retiré, Antoinette se sauva dans sa chambre, les joues couvertes d'un vif incarnat, les sourcils froncés, et s'y mit à marcher avec agitation de long en large. Madame d'Aulnay, qui la suivit de près, la trouva dans cet état.

--Qu'y a-t-il donc? s'écria-t-elle. Serais-tu encore malade?

--Malade et malheureuse! répondit la jeune fille d'un ton oppressé. Dois-je ou ne dois-je pas me confier à toi, Lucille?

Et ses yeux se promenaient doucement sur la figure de sa cousine, comme pour y surprendre quelque signe de sympathie.

Mais, hélas! les traits de Madame d'Aulnay ne laissaient aucunement deviner qu'elle était déjà au fait de ce que sa cousine voulait lui confier. Oh! si le bon ange eut pu alors parler à Antoinette, comme il l'aurait mise en garde contre un mentor aussi dangereux! comme il l'aurait avertie de placer ailleurs sa confiance! Mais la voix de Lucille était si tendre, sa contenance si entraînante, elle lui fit tant de douces caresses, lui déclara son affection et le désir qu'elle avait de promouvoir son bonheur avec des paroles si éloquentes, que la pauvre enfant a'y laissa prendre. Peu à peu elle apprit que Sternfield, avec un instinct merveilleux,--ainsi que le disait Antoinette dans sa naïve simplicité,--avait deviné le contenu de la lettre de son père, et qu'il avait employé toutes les instances et tous les arguments possibles pour la faire consentir à un mariage secret.

--Et quelle réponse lui as-tu donnée, chère?

--Nécessairement, j'ai refusé péremptoirement. Lucille! tu es aussi imparfaite que Sternfield lui-même de me faire cette question.

--Eh! bien, enfant, dis-moi ce que tu voudras, mais je ne blâme pas aussi fortement sa proposition que tu parais le faire. Une fois mariés, ton père n'aura plus d'autre alternative que celle de te pardonner et de te recevoir de nouveau dans ses faveurs, tandis que maintenant il te défendra ce mariage avec tant de menaces, que tu n'oseras pas lui désobéir.

--Alors, s'il agit ainsi, je me soumettrai, répliqua tristement Antoinette. Je ne puis, je ne veux pas le tromper à ce point.

--Comment, te soumettre! renoncer à un homme que tu aimes pour un caprice paternel! sacrifier le bonheur de toute ta vie pour un simple préjugé!------

--Les devoirs et l'affection filiale ne sont ni des caprices, ni des préjugés, interrompit la jeune fille avec indignation. Papa a toujours été pour moi bon et indulgent: le tromper d'une manière aussi terrible, serait répondre bien indignement à sa tendresse.

--Peut-être as-tu raison, mon enfant; aussi bien, je commence à croire qu'il te serait indifférent de lui obéir en tout point. Louis fera un bon mais ennuyeux mari, et si jamais ton bonheur conjugal devient quelque peu monotone, si jamais tu as à regretter l'irrévocable passé, du moins ta soumission filiale et ta conscience seront pour toi un dédommagement.

--Lucille! tu es très-contrariante aujourd'hui. Refuser un mariage secret avec le Major Sternfield est une chose, et épouser Louis Beauchesne en est une autre.

--Oh! tu verras que ces deux choses sont parfaitement synonymes l'une de l'autre, chère cousine. Mon oncle de Mirecourt n'est pas un homme avec lequel on puisse badiner, et ton refus d'accepter le mari qu'il te choisit serait aussi inutile que les efforts du petit oiseau pour s'échapper de la main puissante qui veut le mettre en cage..... Mais, chère enfant, tu parais fiévreuse; couche-toi et dors: la nuit porte conseil.

Hélas! c'est ce que fit Antoinette, au lieu de recourir à la source de lumière qui aurait si infailliblement guidé ses pas au milieu des dangers qui l'environnaient.

Pendant les deux jours suivants, elle évita soigneusement de prononcer même le nom de Sternfield et d'avoir aucune conversation, à son sujet, avec Madame d'Aulnay. Celle-ci commençait à croire que les chances du bel Anglais étaient bien risquées, quand arriva un secours inespéré d'une source dont on était loin d'en attendre. C'était une lettre sévère et impérieuse de M. de Mirecourt dans laquelle celui-ci annonçait qu'il venait d'apprendre d'une Dame récemment arrivée de Montréal les flirtations notoires d'Antoinette avec certain militaire Anglais, et que dans une semaine il viendrait à la ville pour mettre fin à ce genre de société, en pressant le mariage de sa fille avec le mari qu'il lui avait destiné.

Cette lettre, certainement mal-avisée et arbitraire, qui corroborait si bien les récentes prédictions de sa cousine, eut un pernicieux effet sur l'esprit déjà indécis d'Antoinette.

Elle recourut, cette fois encore, aux conseils de Lucille. Il est inutile d'ajouter dans quel sens celle-ci se rendit à ses prières. Dès lors, elle ne parla plus que d'un mariage secret immédiat comme étant la seule alternative qui restait à la pauvre jeune fille.

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