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Antoinette de Mirecourt, ou, Mariage secret et Chagrins cachés

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XXI.

Les touristes arrivèrent à la modeste auberge du village où ils arrêtèrent pour prendre quelques rafraîchissements qu'ils avaient apportés. Antoinette, qui avait pris du froid en route, se tenait près du poêle en attendant le retour du Colonel qui était allé lui préparer un verre de vin chaud. Elle fut brusquement abordée par le Major Sternfield qui se mit devant elle et lui dit, avec ce regard sévère auquel elle était, hélas! déjà habituée:

--Malgré le plaisir que tu as eu en profitant du dernier arrangement, je dois insister pour qu'on le change. Pour le retour, tu vas t'en venir avec moi, et avec aucun autre.

Et, sans attendre de réponse, il s'éloigna.

Le Colonel Evelyn, qui revint avec les rafraîchissements qu'il s'était procurés, ne manqua pas de s'étonner de la taciturnité et de la préoccupation qui s'étaient emparé de sa jeune compagne.

Quelques instants après, Madame d'Aulnay vint à eux et leur dit:

--Je viens changer des arrangements qui étaient agréables à chacun, et en proposer d'autres qui, je le crains bien, ne seront pas reçus avec autant de plaisir; mais enfin, ma chère Antoinette, le Major Sternfield vient de me dire que tu lui avais promis de te promener avec lui, lorsque l'excursion fut organisée. Il est très affecté par ce désappointement, en sorte que tu devrais tâcher de le consoler un peu en retournant à la ville avec lui.

Antoinette ne se rappela pas d'une semblable convention; mais elle fut heureuse de trouver ce subterfuge pour détourner la colère qu'elle craignait tant.

--Eh! bien, qu'il en soit ainsi, répondit-elle vivement; je sais que le Colonel Evelyn acceptera cet arrangement aussi volontiers qu'il a accueilli le premier.

--D'ailleurs, fit remarquer celui-ci, je n'ai pas d'autre alternative. Mais quelle sera ma compagne pour le retour, ou plutôt, est-il bien nécessaire que j'en aie une?

--Certainement, dit Madame d'Aulnay, cette jeune Demoiselle--et elle indiquait d'un signe de tête une des jeunes filles en faveur de laquelle elle avait vainement sollicité Sternfield le matin même--cette jeune Demoiselle a été jetée à la merci de nos amis par Sternfield qui reprend possession de sa voiture, et elle attend l'arrivée de quelque généreux chevalier qui vienne la sauver de l'abandon général.

--Il y a longtemps que je ne suis plus un troubadour, répondit Evelyn froidement, mais, n'importe, elle sera la bienvenue dans ma voiture.

Cette jeune fille, quoique réellement belle, était la plus affectée et la plus ennuyeuse de la compagnie: on peut s'imaginer dès lors quels furent les sentiments du Colonel pendant le retour. A toutes ses petites terreurs, à toutes ses exclamations de peur, il répondit par un regard sévère qui fit la jeune fille se demander à elle-même s'il n'était pas un ogre. Comme, à leur arrivée, elle s'efforçait de faire une impression quelconque sur son coeur de marbre en le remerciant avec son plus beau sourire, il ne, put s'empêcher de se dire:

--Misère! qui pourrait penser que cette insignifiante Demoiselle et cette autre charmante jeune fille aux rares qualités appartiennent à la même espèce?

La promenade de la pauvre Antoinette avec le Major Sternfield fut encore moins agréable que celle du Colonel Evelyn. Audley était dans une de ses humeurs sombres et jalouses; il accabla sa femme de questions, de reproches et de railleries avec une sévérité aussi injuste que déraisonnable.

Madame d'Aulnay, qui, de son côté, était passablement contrariée, n'invita personne à débarquer, et elle entra dans la maison seule avec Antoinette.

--Quelle stupide affaire! dit-elle en se débarrassant de ses riches fourrures et en se jetant sur un canapé dans sa chambre à coucher. C'est ce maussade Sternfield qui a tout gâté! Franchement, j'ai cru que si je ne m'étais rendue à ses désirs, en t'empêchant de revenir avec la Colonel Evelyn, il aurait fait une scène terrible devant tout le monde. Tu ne peux concevoir comme il m'a tourmenté et ennuyé! A propos, qu'est-ce qu'il t'a donc dit en route? il t'a fait l'amour sans doute?

--Oh! cela n'est plus nécessaire maintenant! répondit Antoinette: ce serait une pure perte de temps.

--Ne parles pas aussi étrangement, chère Antoinette, s'empressa de répondre Madame d'Aulnay. Ce langage m'alarme et me fait de la peine.... Mais, tu frissonnes, mon enfant, et tu es très-pâle; j'espère que tu n'as pas pris du froid. Couche toi sur ce sofa, et je vais te faire apporter immédiatement par Jeanne une tasse de café chaud.

Ce n'étaient ni le froid ni aucune indisposition physique qui avaient fait pâlir les joues d'Antoinette, mais bien les douleurs morales qu'elle éprouvait. Cette promenade qu'elle venait de faire avait été pour elle, en allant et revenant, remplie d'événements. Le charme puissant qu'Evelyn avait exercé sur elle en la laissant lire dans son coeur orgueilleux, et contre lequel elle avait lutté avec efforts, lui montrait qu'elle était capable d'un amour encore plus vif, plus profond que celui qu'elle avait accordé à Audley Sternfield. Son mari lui-même dont l'affection patiente et pleine d'attentions aurait pu servir de bouclier invulnérable à sa jeunesse inexpérimentée contre les piéges dangereux qui environnaient sa position exceptionnelle, au lieu de la protéger centre la jalousie, l'irritation et les autres mauvais sentiments qui le dominaient pour le moment, favorisait au contraire cette impression, sans plus s'occuper de la douleur qu'il infligeait à cette nature tendre et sensible pour laquelle le langage du reproche était si nouveau, sans même prendre garde à la rapidité terrible avec laquelle s'affaiblissait son influence morale sur elle.

L'heure douloureuse du réveil au sentiment de la réalité était enfin arrivée pour elle. Après une longue et silencieuse rêverie,--pendant laquelle tous les plus petits événements, tous les moindres épisodes qui avaient marqué ses relations avec Audley depuis leur première rencontre jusqu'à sa promenade de ce jour-là se présentèrent à son esprit,--elle joignit tout-à-coup les mains et, avec une angoisse indicible:

--Hélas! mon Dieu! je ne l'aime pas! murmura-t-elle.

Quel terrible, mais quel inutile aveu dans la bouche d'une nouvelle mariée!

Et cependant, quels abîmes de misère plus profonds l'environnaient encore! Comme elle aurait dû prier Dieu, le matin et le soir, de l'en préserver! Ce danger, c'était d'aimer un autre que celui qui était maintenant son mari. Oui, quoique son affection, ou plutôt, sa préférence pour Audley se fût évanouie comme tombe le brouillard au matin d'un beau jour, elle lui devait fidélité, et tous les sentiments de son coeur, de droit lui appartenaient, à lui.

Ah! une voix intérieure lui avait-elle conseillé d'éviter désormais le Colonel Evelyn comme s'il eût été son plus mortel ennemi?--lui avait-elle fait voir que cette fière nature qui avait eu sur elle une si étrange influence, était, hélas! trop dangereusement attrayante? Il faut le croire, car, se couvrant la figure avec ses mains, et comme honteuse de la faiblesse que ses paroles accusaient, elle s'écria:

--Non, je ne dois plus jamais voir Evelyn!



XXII.

Une semaine s'écoula assez tranquillement. Sternfield, qui avait recouvré un peu de sa bonne humeur et qui avait, en outre, reçu de sévères leçons de Madame d'Aulnay, s'était mieux comporté. Le Colonel Evelyn, de son côté, avait envoyé aux Dames quelques volumes très-intéressants, mais il n'était pas venu les voir. Un après-midi, cependant, que, n'attendant aucune visite, elles s'étaient mises à leur ouvrage, Jeanne vint apporter la carte du militaire.

--Qu'est-ce que cela signifie donc? s'écria Madame d'Aulnay: assurément, il doit être épris de toi, Antoinette. N'est-ce pas malheureux que....

Elle s'arrêta tout-à-coup et se mordit les lèvres, car la rougeur qui s'était soudain élevée sur le visage de sa cousine lui disait que la pensée de regret sur l'union d'Antoinette avec Sternfield qu'elle voulait exprimer, était parfaitement comprise. Hélas! son propre coeur n'était-il pas, non-seulement en ce moment, mais tous les jours, toutes les heures, agité par les mêmes regrets superflus?

Le Colonel Evelyn entra: ses manières dégagées étaient bien différentes de sa réserve habituelle. Pendant que Madame d'Aulnay épiait le regard qu'il laissa tomber sur sa cousine et le joyeux sourire avec lequel il accepta les remerciements que lui fit celle-ci pour les livres qu'il avait envoyés, elle se surprit le secret désir de voir l'irrésistible Sternfield,--comme elle s'était plu une fois à le qualifier,--transporté dans la plus lointaine servitude pénale de son souverain. Avec ses principes mobiles, ses idées vagues sur le bien et sur le mal, il ne lui vint pas à l'idée qu'il y avait danger de laisser s'augmenter, par des entrevues, l'admiration que le Colonel éprouvait évidemment pour Antoinette. Au contraire, pour un esprit meublé, comme le sien, de romans, d'histoires imaginaires de toutes sortes, il y avait quelque chose de particulièrement touchant dans ce commencement d'amour malheureux.

Heureusement, cependant, que les perceptions morales d'Antoinette étaient plus perçantes. A mesure que le Colonel Evelyn devenait plus attentif et paraissait n'adresser la parole qu'à elle seule, l'espèce d'impatience qu'elle laissa voir, les regards, suppliants qu'elle dirigea sur sa cousine firent voir clairement à celle-ci qu'elle l'appelait à son secours pour donner à la conversation un caractère plus général. Néanmoins, ne voulant pas couper court à ce charmant petit roman naissant, ainsi qu'elle l'appelait, elle fit ce qu'elle eût désiré qu'il fût fait à son égard si elle se fût trouvée dans la même position, elle feignit d'être très occupée à sa broderie.

Quelques instants après, Jeanne vint lui apporter un message de son mari, et elle se rendit aussitôt dans la Bibliothèque. Elle revint bientôt cependant, et toute habillée pour sortir; elle informa ses amis étonnés qu'elle allait en ville avec M. d'Aulnay pour affaires, ce qui était bien le cas. Le trouble d'Antoinette, à cette nouvelle, fut intense; mais le malaise qu'elle laissa voir fut interprété par Evelyn d'une manière très-flatteuse pour lui-même. Involontairement, il approcha sa chaise plus près de la jeune fille, et à mesure qu'il parlait, le timbre de sa voix diminuait insensiblement, l'expression de ses traits devenait plus tendre, ce qui, on le pense bien, était loin de mettre Antoinette à l'aise.

Ils étaient donc assis près l'un de l'autre lorsque, par hasard, levant les yeux, ils aperçurent, sur le seuil de la porte entr'ouverte, le Major Sternfield qui les regardait fixement. Antoinette fit un mouvement de terreur qui n'échappa pas au regard attentif d'Evelyn; mais, recouvrant presqu'aussitôt toutes ses facultés, elle se leva, souhaita, en bégayant, la bien-venue au Major, et l'invita à entrer.

--Merci, je craindrais d'être de trop! répondit-il avec un accent d'amère ironie. Je ne serais pas pardonnable, si je troublais un aussi charmant tête-à-tête.

Le front du Colonel devint aussi sombre que celui de son subalterne, et il fixa sur ce dernier un regard sévère et interrogateur.

--J'espère, Colonel, que vous ne me mettrez pas aux arrêts pour mon interruption bien involontaire! continua Sternfield sur le même ton de moqueuse raillerie.

Evelyn s'était levé brusquement, mais avant qu'il pût parler, Antoinette avait instamment prié son mari de se taire.

Un orage tumultueux semblait se déchaîner chez ce dernier, mais il luttait évidemment contre lui-même pour le réprimer.

--Antoinette!--dit-il enfin d'une voix que sa colère concentrée avait rendue rauque,--vous me rendrez compte de ceci.

Craignant de ne pouvoir plus se maîtriser, et comme effrayé de ce qu'il venait de dire, il se retira précipitamment, et on entendit aussitôt après le bruit de la porte qu'il retirait violemment sur lui.

Blanche comme la mort et tremblant de tous ses membres, Antoinette se renversa sur sa chaise pendant que le Colonel disait d'un air sévère:

--C'est plutôt lui qui devrait être appelé à rendre compte de cette scène.

--Voilà exactement ce que je craignais! continua la jeune femme en devenant plus pâle encore si c'est possible. O Colonel Evelyn! vous allez probablement vous rencontrer dans une lutte à mort à cause de moi, et l'un de vous deux succombera peut-être.

--Il n'y a rien à craindre sous ce rapport, Mademoiselle de Mirecourt, si je préfère que la chose en reste là. Le Major Sternfield ne provoquera pas son officier commandant sans avoir pour cela une raison plus plausible que celle que j'ai pu lui donner.

--Ah! vous ne pouvez pas me rassurer, car je sais que les hommes de votre profession ont un code cruel d'après lequel la plus légère injure, la plus petite offense doit être lavée dans le sang. O Colonel Evelyn!--et elle plaça sa main tremblante sur le bras du militaire, pendant que ses yeux, suppliants comme la Prière, lui faisaient un appel irrésistible,--promettez-moi que vous ne vous occuperez pas de cette malheureuse affaire, que vous n'exigerez pas du Major Sternfield une apologie qu'il pourrait peut-être vous refuser.

Ce fut pour Evelyn une sensation nouvelle que de se voir imploré aussi vivement par cette aimable et jolie jeune fille, et il se réjouit intérieurement de ce que son coeur n'était pas encore assez insensible pour pouvoir résister entièrement à son influence.

--En faveur de qui me conjurez-vous aussi ardemment, est-ce pour moi ou pour le Major Sternfield? demanda-t-il en prenant dans sa main puissante et bronzée les petits doigts blancs comme la neige qui tenaient son bras.

--Pour tous les deux! répondit elle d'une voix agitée et confuse.

--Ecoutez moi bien, Mademoiselle de Mirecourt. Je vous donnerai la promesse que voue me demandez, je me lierai, pour ainsi dire, les mains et les pieds, si, en retour, vous voulez répondre franchement à ma question, et pardonner l'indiscrétion que je commets en vous la faisant?

--Parlez! dit-elle à voix basse.

--Dites-moi alors: aimez-vous Audley Sternfield?

Oh! que cette question remplit son coeur de peine! On lui demandait si elle l'aimait, lui, son mari, lui, son futur compagnon dans les joies et les chagrins de la vie; et elle ne pouvait pas, quoiqu'elle eût voulu se faire illusion, elle ne pouvait pas répondre affirmativement!

--Hélas! non, je ne l'aime pas! répondit-elle d'une voix et d'un air d'angoisses indescriptibles.

--Une autre question, Antoinette!--continua le Colonel sans remarquer, dans la joie que cette dénégation lui avait causée, la singularité de ses manières, et en se penchant vers elle;--une autre question s'il vous plaît: pensez-vous que vous puissiez jamais venir à m'aimer?

Le rouge écarlate qui se répandit, à cette question, sur les joues, sur le cou et jusque sur le front de la jeune fille, ses yeux qu'elle détourna comme pour empêcher Evelyn de lire dans ses profondeurs les secrets sentiments de son coeur, l'empêchèrent de faire une grande attention à cette exclamation qu'elle laissa échapper:

--Colonel Evelyn, ne me faites pas une question aussi extravagante et aussi inutile.

--Antoinette!--dit-il en la pressant sur son coeur;--Antoinette, vous m'aimez: il est inutile de le nier. Et penser qu'un tel trésor de bonheur est destiné à remplir mon coeur vide depuis si longtemps, à consoler ma vie solitaire et malheureuse!

Ah! en ce moment elle crut que la mort, si elle était venue, aurait été bien venue, agréable même. Il n'y avait plus moyen pour elle de se tromper plus longtemps. Elle aimait, d'un amour de femme, et non par un caprice enfantin, l'homme plein de coeur qui se trouvait près d'elle; mais elle devait renoncer pour jamais à l'appui de ces bras qui auraient pu la protéger contre les ennuis et les épreuves de la vie, elle devait rejeter ce dévouement inestimable et suivre sa triste destinée désormais enchaînée à celle de ce dur et égoïste Sternfield. Les regrets qui remplirent son coeur étaient au-dessus de ses forces, et, avec un air qui trahissait les atroces douleurs de son esprit, elle se retira de l'étreinte où la tenait Evelyn.

--Les paroles me manquent pour vous remercier, dit-elle, de la préférence qu'un homme comme vous accorde sur toutes les autres, à une personne aussi indigne que moi....

--Ce ne sont pas des remerciements que je demande, chère Antoinette! dit-il en l'interrompant et surpris par son étrange réponse. Un mot affectueux de votre part serait bien mieux reçu.

--Et ce mot ne peut pas être prononcé! l'amour que vous daignez me demander, je ne pourrai jamais vous l'accorder!

--C'est un caprice de jeune fille, répondit-il vivement quoique avec douceur. Je sais que vous m'aimez, Antoinette: je l'ai lu infailliblement dans votre regard, dans vos manières, dans votre voix.

--Et ce serait bien malheureux pour nous deux! dit-elle. Je vous répète, Colonel Evelyn, que je ne puis être à vous, que je ne puis pas même vous permettre d'employer avec moi des propos d'amour.

Triste et perplexe, il ne parlait pas, il la regardait. Tout-à-coup il lui vint à la pensée que peut-être elle avait fait à la légère, avec le Major Sternfield, un engagement inconsidéré comme les jeunes filles en font aussi facilement qu'elles les brisent, et que cet engagement, elle le regardait comme un obstacle insurmontable à toute autre union, quoique l'inclination qui l'avait amené eut entièrement disparue.

--Prenez ce siége, Antoinette; nous allons causer tranquillement sur ce sujet.

Et, la faisant asseoir, il prit une de ses mains dans la sienne. Elle la retira aussitôt, mais resta où il l'avait fait asseoir.

--Vous devez m'écouter avec patience, continua-t-il; aussi bien, il vaut mieux pour nous deux que nous sachions dès maintenant à quoi nous en tenir. Moi qui, depuis si longtemps, depuis la cruelle épreuve dont je vous ai parlé, ai si soigneusement évité les femmes, fuyant également leur amour et leurs sympathies, j'ai involontairement laissé pénétrer votre image dans mon coeur et me devenir bien chère. Si la douce franchise de votre caractère ne m'eût pas donné à supposer que mon affection était un peu partagée malgré la différence de nos âges, malgré ma nature si peu attrayante et si taciturne, j'aurais enseveli mon amour dans le plus profond de mon coeur, et jamais on n'aurait pu soupçonner son existence. La destinée en a disposé autrement. A vous maintenant de décider si cet amour nouveau doit être pour moi un bienfait ou une malédiction; à vous de décider si le reste de ma vie doit être aussi misérable que l'a été ma jeunesse.

Pendant qu'il parlait ainsi, Antoinette s'était caché le visage avec ses mains et sanglotait. Mais il continua:

--Antoinette, vous êtes à l'aurore de la vie, moi je suis à son méridien. Oh! vous savez comme mon coeur a été rudement éprouvé déjà: épargnez-le maintenant. N'en faites pas un jouet de jeune fille que vous mettrez de côté, pour quelque raison frivole, après l'avoir gagné. Répondez moi, dites-moi que votre amour va faire le bonheur de mon avenir?

--Plût à Dieu que nous ne nous soyons jamais connus! s'écria-t-elle en joignant les mains. N'était-ce donc pas assez de souffrir seule! fallait-il que je fisse souffrir un autre! Oh! Colonel Evelyn, je pourrais demander à genoux votre pardon pour la peine que je vous inflige, pour le mal que je puis vous avoir fait; mais, hélas! je dois vous le dire encore une fois: je ne puis pas être votre femme!

Violentes et terribles furent les douleurs que ces paroles produisirent sur le noble Colonel qui se leva tout-à-coup pour cacher l'émotion que sa contenance trahissait.

Cependant il revint encore une fois près d'elle pour tenter un dernier effort, un effort désespéré.

--Antoinette, s'écria-t-il avec chaleur, vous nous sacrifiez tous les deux à un faux principe; vous foulez aux pieds mon coeur et le vôtre pour une cause qui n'en est pas une.... Mais, quoi! vous baissez la tête en signe de dissentiment. Dites-moi donc alors quel est l'obstacle qui nous sépare comme un fleuve? Laissez-moi au moins la triste satisfaction, la pauvre consolation accordée au plus grand criminel, celle de savoir pourquoi je suis condamné.

--Hélas! mes lèvres sont scellées par une promesse solennelle, par un serment!

--Pauvre enfant! Quelqu'un aura abusé de votre jeunesse et de votre ignorance de la vie pour vous environner de piéges qui font votre malheur. Brisez avec lui, Antoinette; éloignez-vous des faux amis qui vous auront ainsi trompée, et mes bras vous sont ouverts comme un refuge.

--Colonel Evelyn, vous allez me rendre folle! s'écria-t-elle, d'une voix brisée par la douleur et par l'émotion. Ne dépensez pas votre amour et vos regrets pour une jeune fille coupable et misérable comme moi.

--Coupable et misérable! répéta-t-il en faisant un mouvement violent: voilà, Antoinette, des mots terribles!

--Oui, mais ils sont vrais. Infidèle aux principes sacrés de mon enfance, infidèle aux liens que les plus endurcis respectent encore, quelles autres épithètes puisse je mériter?

Evelyn la regarda fixement, comme pour lire ce qui se passait dans son coeur; puis, avec un accent de tendresse indescriptible:

--Pauvre enfant! lui dit-il, vos yeux démentent vos paroles.... Mais il est temps de mettre fin à cette entrevue douloureuse. Vous ne pouvez donc pas me donner même une lueur d'espérance?

--Aucune. Je puis seulement vous dire que mon avenir sera bien plus misérable, bien plus à plaindre que le vôtre.

Il la regarda encore une fois en silence: que de signification, que d'émotion dans ce regard! L'orgueil ni la colère d'un amoureux désappointé n'y brillaient; on y lisait plutôt l'amour malheureux, l'immense compassion qu'il éprouvait pour cette faible créature qui avait su s'attirer une si vive affection.

--Adieu, Antoinette! dit-il enfin,--et sa voix tremblait malgré les efforts qu'il faisait pour en dominer l'émotion,--adieu! Rappelez-vous que, dans vos chagrins et dans vos épreuves, vous avez un ami que rien ne peut vous aliéner.

Les chagrins et les épreuves! ah! oui, ils étaient venus, et il y avait pris, lui, une grande part: il avait versé dans le calice de sa misère une amertume que ses forces chancelantes pouvaient à peine supporter et qui laissait sur son front des traces si évidentes, que la tendre compassion qu'il se sentait pour elle dominait le profond désappointement qu'il venait d'éprouver.

Il se retira silencieusement, et elle, abasourdie, presqu'égarée, elle laissa glisser sa tête sur le bras du canapé, et se mit à souhaiter d'être aussi facilement débarrassée du fardeau de la vie.



XXIII.

Dans cette situation elle ne prit pas garde que le temps passait rapidement, et quand la voix bien connue de Sternfield prononça tout-à-coup son nom, elle leva lentement la tête et le regarda en silence.

Audley approcha une chaise, s'y assit, et d'une voix sombre et lente:

--Je viens, dit-il, savoir pourquoi j'ai trouvé, il y a une heure, ma femme enfermée avec le Colonel Evelyn?

L'expression de douloureuse langueur qui couvrait le visage de la jeune fille ne changea pas, et, d'un accent qui contrastait singulièrement avec sa voix ordinairement claire et douce, elle répondit:

--Je n'étais pas enfermée avec le Colonel Evelyn. Je l'ai reçu, comme j'aurais reçu tout autre gentilhomme, dans le salon, et les portes ouvertes.

--Où était, pendant ce temps-là, ton chaperon-modèle, la sage et prudente Madame d'Aulnay?

--Sortie avec son mari. Assurément, je ne dois pas être tenue responsable de cela.

--Non. Je demanderai seulement quel était le sujet de la longue conversation que tu as eue avec ce monsieur.

--Je ne puis vous le dire, Audley; le secret des autres ne m'appartient pas.

--Est ce là ton idée sur l'obéissance des épouses?

Pas de réponse.

--Parles, continua-t-il après un moment de silence et d'un ton irrité. Est-ce que ce jonc--et il saisit la main où brillait l'anneau nuptial--est-ce que ce jonc et l'union dont il est le symbole sacré sont une pure moquerie?

Et dans sa fureur, il pressa vivement, peut-être sans le savoir, la main qu'il tenait dans la sienne, de telle sorte, qu'un cercle, moitié livide, moitié rougeâtre, se forma autour du jonc.

--Continuez! dit-elle sans trahir autrement que par un amer sourire la douleur physique que ce serrement lui avait causé. Pourquoi ce symbole extérieur de notre union malheureuse ne torturerait-il pas mon corps comme la réalité torture mon âme?

--Tu es très-flatteuse! reprit-il en laissant tomber et en repoussant la main qu'il avait si fortement pressée, non pas dans une effusion d'amour, mais dans un mouvement de colère. Il me semble que l'union dont tu déplores les chagrins en termes si éloquents, ne te cause pas une très-forte impression: elle ne t'a pas appris les devoirs et l'affection que tu dois à celui que tu appelles ton mari, et elle ne t'a pas empêché de recevoir les aveux d'autres amoureux.

--Mais à qui en est la faute, Audley? répondit-elle tout-à-coup avec une vivacité pleine de passion. Pourquoi m'avez-vous placée, pourquoi me tenez-vous dans une position aussi cruelle, aussi exceptionnelle? Je vous déclare encore une fois que je ne puis supporter cela davantage: je vais tout dire à mon père....

--Et briser ta promesse solennelle, manquer au serment que tu as fait, interrompit-il. Non, Antoinette: tu ne feras pas, tu n'oseras pas faire cela. Cette promesse jurée sur la croix que tu as reçue de ta mère mourante te lie autant que notre mariage lui-même.

--Mais pourquoi ce secret, pourquoi ce mystère continuels? Oh! Audley, c'est mal pour tous les deux: faites-les cesser. Devant Dieu et devant les hommes reconnaissez-moi pour votre femme, tandis qu'il nous reste une chance de bonheur, pendant que nos coeurs ne sont pas encore entièrement aliénés l'un de l'autre.

--Impossible, enfant, tout-à-fait impossible.

--Et pourquoi?

--- Parce que--et ses lèvres indiquaient à la fois le sarcasme et l'irritation--parce que je ne suis pas assez riche pour me passer le luxe d'une femme qui n'a point de dot.

--Une femme qui n'a point de dot! répéta-t-elle étonnée.

--Oui. Ne sais-tu donc pas que si nous étions assez aveugles pour révéler notre acte téméraire à ton père, cette confession aurait pour résultat de te faire déshériter immédiatement, et que nous n'aurions pour vivre rien autre chose que l'amour, ce qui est une nourriture fort peu substantielle. Tu me diras peut-être que dans trois mois, dans six mois, le ressentiment de ton père sera aussi fort, aussi violent que maintenant. Peut être que non. Le temps, dans sa course rapide, opère beaucoup de changements, et avant cette période, il peut survenir des influences assez fortes pour adoucir et calmer, sinon prévenir entièrement, la colère de M. de Mirecourt. Enfin, Antoinette, tu sais qu'à l'âge de dix-huit ans, rien ne peut te priver de la jouissance de la petite fortune que t'a laissée ta mère, dont les désirs sur ce point ont été, heureusement pour nous, enregistrés légalement. Jusque-là,--c'est, comparativement, bien peu de temps attendre,--nous serons probablement obligés de garder notre secret.

Il y eut un long silence. De nouvelles pensées et de nouvelles craintes se précipitèrent dans l'esprit d'Antoinette, et pour la première fois se présenta à elle l'idée affreuse et pleine d'humiliation que Sternfield l'avait mariée, non par un romanesque sentiment d'attachement, mais par un froid calcul, pour des motifs d'intérêt!

Cependant, toujours avec le même calme merveilleux, elle demanda:

--Lorsque vous m'avez mariée, Audley, connaissiez vous, comme à présent, ma position?

--Sans doute, naïve enfant. Crois-tu donc qu'avec un revenu qui suffit à peine pour me tenir à la hauteur de mon rang--mes gants seuls coûtent un dollar par jour--(le Major Sternfield ne mentionnait pas ses folles dépenses au jeu)--je me serais aventuré dans le mariage sans m'assurer auparavant que ma femme possédait des charmes pécuniaires, en outre de ceux qu'elle a déjà.

--Merci, je vous suis très-reconnaissante de cette candeur. Maintenant je ne dois plus regretter avec autant d'amertume ni expier par des remords si violents, mon amour qui décline, mon indifférence à votre égard qui augmente tous les jours.

--Que ton amour pour moi augmente ou diminue, cela m'importe fort peu, Antoinette, car tu ne pourras jamais oublier que tu es ma femme.

--Il n'y a pas de danger que le forçat oublie la chaîne qu'il est obligé de porter, dit-elle amèrement.

--C'est une chaîne que tu as acceptée de ta pleine liberté.... Mais trève de sentiment. Avant de terminer cette entrevue qui, je le crains bien, a été déjà trop prolongée pour notre repos mutuel, je n'ai qu'à ajouter qu'il y a des choses que je supporterai, et d'autres que je ne souffrirai point. Ton indifférence, je la supporterai avec philosophie; mais prends bien garde d'exciter ma jalousie en t'amusant avec d'autres. Adieu!... Comment, tu ne me permettras pas de t'embrasser? Bien, qu'il en soit ainsi: ton humeur sera peut-être meilleure à notre prochaine rencontre.

Jeanne, qui se trouvait par hasard dans le corridor et qui reconduisit le Major à la porte, ne remarqua rien de particulier sur ses traits souriants; mais elle fut bien étonnée quand, allant remettre à Antoinette un message de Madame d'Aulnay qui venait d'arriver, elle aperçut l'extrême pâleur de la jeune fille.

--Dites à Madame d'Aulnay, Jeanne, que je suis trop malade pour descendre ce soir.

--Pauvre Mademoiselle Antoinette! dit l'excellente femme d'un air inquiet, vous paraissez être très-malade. Je vais vous apporter de suite une tasse de thé, et tantôt une tisane chaude qui vous fera dormir profondément durant toute la nuit.

--Je crains bien que votre tisane ne puisse faire cela, Jeanne.

--En vérité, Mademoiselle, vous faites erreur; cette tisane est un remède merveilleux, surtout pendant la jeunesse, car, Dieu merci! à votre âge, vous ne pouvez avoir des pensées capables de chasser le sommeil de votre chevet.

Antoinette frissonna comme si un vent froid était venu la saisir, mais elle s'efforça de sourire avec bonté en congédiant la femme de chambre.

--Mon âge! répéta-t-elle: oui, je suis jeune en années, mais vieille en chagrins.

Et elle pressa ses mains sur son front brûlant.

Quelques instants après, Jeanne vint lui apporter une légère collation, avec un billet de Madame d'Aulnay qui priait sa cousine de l'excuser pour une couple d'heures, attendu qu'elle tenait compagnie à un ami de M. d'Aulnay qui venait d'arriver de la campagne.

Le temps passait lentement, et Antoinette était toujours immobile, en proie aux émotions et aux chagrins qui l'assiégeaient.

Qui pourrait décrire ou rendre compte de sa profonde douleur? L'entière connaissance qu'elle avait de l'indignité de Sternfield; la certitude, qui avait donné un coup si violent à ses sentiments de femme, que son mari l'avait recherchée et gagnée--et son visage devenait brûlant lorsqu'elle se rappelait avec quelle facilité il en était venu à bout--pour des motifs d'intérêt sordide; la pensée qu'elle avait trompé un père aussi bon, aussi indulgent que le sien; celle de sa propre faiblesse: tout cela la faisait souffrir horriblement. Mais ce qui lui communiquait une douleur plus forte peut-être que toutes les autres, c'était le souvenir du précieux trésor qu'elle avait perdu dans l'amour du Colonel Evelyn: ce coeur brave et sincère avec ses affections nobles et généreuses, cette puissante intelligence, cette nature d'élite en un mot qui aurait pu être à elle, à elle seule, et que maintenant elle ne pouvait plus posséder! Combien lui paraissait dès lors méprisable le naïf sentiment d'admiration qu'elle avait éprouvé pour la belle figure et les manières agréables du Major Sternfield, et que, dans sa vanité, elle avait qualifié du nom d'amour!

C'étaient de bien tristes pensées pour une femme qui, comme elle, faible et environnée de tentations, n'avait pour la garantir contre le mal qu'une petite étincelle de foi religieuse qui ne brûlait plus que faiblement dans son coeur. Elle se mit ensuite à songer à Madame d'Aulnay, à cette amie frivole et volage dont les conseils ne lui avaient jamais fait que du tort; à Sternfield dont la conduite semblait tendre à produire le malheur de sa femme, et enfin à sa propre faiblesse, à son propre coeur devenu tiède. Alors, du fond de son âme s'échappa ce cri qui vint frapper la solitude de sa chambre et qu'elle adressait à Celui dont l'oreille est toujours ouverte à la voix du repentir. "O mon Dieu! vous seul pouvez me sauver."

Elle tomba à genoux, et avec un accent brisé par les sanglots, elle demanda à Dieu,--non pas superficiellement comme elle avait depuis quelque temps pris la triste habitude de prier, mais avec l'ardeur d'un appel passionné,--la faveur de ne plus se rencontrer avec Cecil Evelyn, de faire disparaître l'amour qu'il avait pour elle; elle implora la grâce d'avoir assez de force pour garder jusqu'à la mort, même contre la moindre pensée rebelle, la fidélité qu'elle avait jurée à Audley Sternfield. Dans la douceur de cette prière fervente, elle trouva assez de force pour demander l'esprit de soumission qu'une femme doit à son mari et qui lui ferait supporter patiemment toutes les épreuves que la dureté de Sternfield pourrait lui faire subir.

Elle était tout entière à cette prière quand la porte s'ouvrit doucement. Madame d'Aulnay entra.

--Comment es tu, ma chère? dit-elle avec bonté pendant que la jeune fille se relevait. J'avais espéré que tu dormais: pourquoi n'es-tu pas encore couchée?

--Il faut que je prenne auparavant la panacée de Jeanne, répondit-elle avec un sourire plein de tristesse.

Madame d'Aulnay, qui aimait beaucoup sa jeune cousine, examina bien sa contenance pendant un moment; puis, passant ses bras autour de son cou, et l'attirant à elle:

--Hélas! dit elle, cette tisane ne guérit pas les maux de l'âme. C'est ce Sternfield qui te rend aussi malheureuse: décidément je commence réellement à le détester. La pensée que tu es unie à lui pour la vie m'afflige énormément, maintenant surtout que j'ai la secrète conviction que ce charmant misanthrope d'Evelyn t'aime.

--Prête-moi un instant d'attention, s'écria tout-à-coup la jeune fille en prenant une dignité qui confondit pour un moment sa frivole cousine. Par tes conseils et tes sollicitations tu m'as fait faire une action terrible, une action qui sera le malheur de toute ma vie. Je ne dis pas cela pour te faire des reproches, car, hélas! je suis encore plus coupable que toi; mais pour te rappeler que tu as contribué à amener l'état misérable où je suis. C'est te dire de t'arrêter, et de ne pas me faire descendre plus avant dans le mal et dans les chagrins. Ne prononces plus le nom du Colonel Evelyn en ma présence, et, par-dessus tout, ne me dis plus, à moi mariée, que je suis aimée par lui ou par un autre, quel qu'il soit. De plus, quand tu parleras de Sternfield, si tu ne peux pas le faire en termes d'amitié, emploies au moins ceux de la courtoisie, car il est mon mari. Oh! Lucille, si tu n'es pas capable d'alléger un peu le fardeau de ma croix, ne cherches pas au moins à le rendre plus pesant qu'il est.

--Tu es un ange, Antoinette! s'écria avec enthousiasme Madame d'Aulnay, touchée par ce qu'elle appelait le sublime héroïsme de sa cousine.

Pour les vertus ordinaires d'une bonne femme de ménage, elle n'avait que très-peu de respect, elle ne les souffrait même que difficilement; mais pour tout ce qui touchait au merveilleux, elle avait une grande admiration.

--Oui, mon enfant, continua-t-elle, tous tes nobles désirs, héroïques dans leur sublime abnégation, seront une loi pour moi. Et après tout, ajouta-t-elle pensivement, il vaut peut-être mieux que Sternfield t'éprouve aussi impitoyablement qu'il le fait. Tu sais qu'un écrivain Français moderne a dit que dans le mariage, après l'amour la haine; que toutes les situations valent mieux que cette indifférence terriblement monotone dans laquelle vivent certains époux l'un vis-à-vis de l'autre, et sous l'influence de laquelle la vie devient une rivière couverte d'une glace épaisse sans une vague ou une brise légère qui vienne en briser la surface. Mieux vaut l'éclat de la tempête, les ravages de l'ouragan....

--Même s'il répand autour de lui la désolation et la ruine? interrompit la pauvre jeune fille qui, malgré l'état où elle se trouvait, ne put réprimer un léger sourire en entendant cette nouvelle et extraordinaire théorie de la vie conjugale. Non, non, ajouta-t-elle vivement, si je ne puis jouir de l'éclat du soleil, laisse-moi au moins chercher la paix. Je n'ai pas assez de courage pour lutter contre l'orage ou la tempête.

--Dans ce cas, ma chère Antoinette, laisse-moi te dire que tu n'as pas les qualifications nécessaires pour faire une véritable héroïne.... Mais, voici Jeanne avec cette tisane qui a provoqué notre singulière conversation.



XXIV.

Antoinette trouva les deux jours suivants singulièrement tranquilles, après la terrible agitation par laquelle elle avait passé. M. Cazeau, l'ami de M. d'Aulnay dont nous avons déjà parlé, était un homme aimable et possédait cette suavité de manières et cette franche gaieté qui caractérisaient si bien nos pères. Patriote sincère, il déplorait les malheurs de son pays, et Antoinette éprouvait, en l'écoutant, une salutaire distraction à ses tristes pensées, car l'expression de ses regrets n'était pas accompagnée de ces violentes dénonciations que son père faisait ordinairement de leurs conquérants.

--Eh! bien, Mademoiselle Antoinette,--dit M. Cazeau, le troisième soir de son séjour chez M. d'Aulnay, au moment où, après une charmante conversation, chacun se préparait à se retirer dans sa chambre,--lorsque je verrai M. de Mirecourt, ce qui sera bientôt, je ne manquerai pas de lui dire combien les rapports qu'on lui a faits vous ont mal représentée ainsi que Madame d'Aulnay; on m'avait dit que vous étiez environnées d'un cercle d'habits rouges, plongées dans la vie fashionable la plus gaie, et tout-à-fait inaccessibles au commun des mortels comme nous. Or, voilà trois grands jours que je passe ici, et je vous ai vues constamment occupées à vos ouvrages d'aiguille ou par vos livres, et ne recherchant d'autres amusements que la conversation d'un vieux ennuyeux comme moi.

--Vous oubliez,--interrompit M. d'Aulnay en faisant de la tête un mouvement très-significatif,--que nous sommes dans la Semaine-Sainte, et que ces jolies Dames, quoique aimant passablement ce monde-ci, n'ont pas encore tout-à-fait perdu l'espérance de parvenir à un meilleur. Venez nous voir quand le Carême sera passé, et alors vous me direz ce que vous en pensez. Quant à moi, je pourrais souhaiter en mon coeur que toute l'année fût le Carême; volontiers j'en ferais le jeûne et la pénitence pour avoir la paix et le calme.

--Ah! ma foi, Madame d'Aulnay, je ne crois pas mon ami, dit en riant M. Cazeau en réponse à une protestation badine quoiqu'un peu énergique de Lucille contre ce que venait de dire son mari. Je ne puis parler que de ce que j'ai vu, et je puis dire franchement à M. de Mirecourt que j'ai été charmé de la vie tranquille qu'on mène ici, que Mademoiselle Antoinette est tout ce qu'il peut désirer de mieux, quoiqu'elle soit encore un peu trop pâle.

--Ne dites rien de cela, s'il vous plaît? demanda Madame d'Aulnay; car mon oncle, par crainte pour la santé de sa fille, la rappellerait chez lui, ce qui n'atteindrait nullement son but.

La visite de M. Cazeau produisit un si heureux résultat que, quelques jours après, Antoinette recevait une lettre très-bienveillante de son père qui lui disait que puisqu'elle menait à la ville une vie si paisible, elle pouvait, si elle le désirait, y prolonger son séjour de deux ou trois autres semaines. Il ajoutait qu'il était sur le point de partir pour Québec où l'appelaient ses affaires, et qu'à son retour il arrêterait la prendre à Montréal pour la ramener.

--Ne trouves-tu pas singulier que Sternfield soit si longtemps sans venir? demanda un jour Madame d'Aulnay à sa cousine. Plus d'une semaine s'est écoulée depuis sa dernière visite; il n'a pas même fait d'apparition depuis que ce héros de roman, le Colonel Evelyn, est venu.

Antoinette se contenta de soupirer, pendant que Madame d'Aulnay reprit, avec un bâillement qui défigura sa belle petite bouche:

--Il viendra certainement aujourd'hui: je l'espère du moins, car je suis d'une humeur massacrante, et je voudrais le voir, ne serait-ce que pour me quereller avec lui. Bah! je sois fatiguée de cet ouvrage stupide.

Et, jetant sa broderie de côté, elle s'approcha de la fenêtre. Les remarques qu'elle se mit à faire sur le compte de ceux qui passaient n'étaient rien moins que flatteuses. Tout-à-coup, elle s'écria brusquement:

--Aussi vrai que je suis vivante, voici Sternfield qui se promène avec la jolie Eloïse Aubertin avec laquelle il s'est si désespérément amusé à ma dernière soirée. N'est-ce pas infâme?

La seule réponse d'Antoinette fut un long soupir.

--Comment peux-tu souffrir cela? continua sa cousine avec indignation. Une semaine sans venir te voir, et passer sous nos fenêtres avec une jeune et jolie fille! Si tu ne le punis pas, tu es entièrement dépourvue de caractère.

--Qu'ai-je à faire? demanda Antoinette d'un air abattu.

--Ce que tu as à faire? Pourquoi ne pas user de représailles? Sors demain et promène-toi avec un aimable monsieur: cela ramènera ce mari réfractaire au sentiment de ses devoirs.

--Jamais, Lucille, jamais! j'ai assez longtemps erré. Avec le secours du Ciel, je n'irai pas plus loin.

--- Alors, la prochaine fois qu'il viendra te voir, fonds sur lui avec colère; dis-lui qu'il est un tyran, un misérable sans coeur.

--Ce moyen provoquera difficilement son repentir, répondit-elle tristement.

--Eh! bien, alors, si tu ne lui fais pas sentir sa faute n'importe comment, je te dis franchement que tu n'as ni orgueil, ni dignité.

--Lucille! il ne me reste plus à faire usage que de patience et de douceur.

--Antoinette de Mirecourt! s'écria Madame d'Aulnay soudainement, tu n'aimes pas cet homme. Si tu l'aimais, sa conduite ferait bouillonner d'indignation ton sang dans tes veines.

Antoinette ne répondit pas à cette sortie. Madame d'Aulnay continua rapidement:

--Juste Ciel! cet état de choses est terrible, exceptionnel! Est-ce que tu appelles cela un mariage?

--C'est un mariage que tu as fait toi-même, répondit amèrement la pauvre jeune mariée.

--Oui, j'en conviens, répondit Madame d'Aulnay un peu déconcertée par cette réponse foudroyante. Mais, aussi, qui aurait pu s'imaginer que les choses prendraient cette tournure? qui aurait pu prévoir que ce beau et chevaleresque Audley deviendrait un pareil misérable?

--Je t'ai déjà dit, Lucille, que je ne veux pas qu'on lui applique de semblables épithètes.

--C'est absurde!--et Madame d'Aulnay releva la tête avec indignation.--Je lui donnerai les épithètes qu'il mérite, au moins une fois, si tu m'obliges de me taire. Lui, mari! en vérité, c'est une singulière illustration de ce mot. Je te dis, ma pauvre petite cousine, que je vois clairement que tu ne l'aimes pas; et je ne pense pas qu'il t'aime non plus, ou bien il agit comme s'il ne t'aimait pas, ce qui revient au même. Il ne te reste plus d'autre alternative que le divorce.

--Le divorce! répéta Antoinette; depuis quand l'Eglise accorde-t-elle le divorce? Le plus qu'elle ait fait, c'est d'avoir, dans des cas d'urgente nécessité, permis aux époux de se séparer; mais quand bien même ils demeureraient aux deux extrémités de la terre, ils seraient toujours mari et femme. Ah! la chaîne que je me suis, en insensée, forgée à moi-même, quelle que lourde qu'elle soit, je dois la porter jusqu'au bout.

--Mais ta position, pauvre enfant, est un cas extraordinaire. Nous pouvons en appeler au Pape, par l'entremise de notre Evêque.

--A quoi cela servirait-il puisqu'il n'en a pas le pouvoir? Qui suis-je pour prétendre à une impossibilité? Quelle faible excuse est-ce pour moi, que cette ridicule passion, qui m'a fait enfreindre les règles sacrées de la délicatesse et les saints préceptes du devoir filial, ait cessé aussi promptement qu'elle s'était formée? Non, il n'est que juste que j'expie ma folie.

--Mais si Sternfield, de son côté, fatigué de ce mariage, demandait votre divorce, l'obtenait et se mariait à une autre--chose qui arrive assez souvent et qui est permise dans sa communion--que ferais-tu?

--Mes chaînes seraient aussi fortement rivées que jamais, et devant Dieu je serais encore sa femme; non-seulement je ne pourrais pas contracter un autre mariage, mais je serais obligée de lui être fidèle en pensées et en actions, tout comme s'il était pour moi le plus tendre des époux.

--- Bon Dieu! c'est terrible! s'écria Lucille en frissonnant. Es-tu certaine de ne pas te tromper, Antoinette?

--Hélas! j'ai trop bien étudié la question pour pouvoir faire erreur.

--Mais votre mariage a été célébré secrètement--n'ayant que moi pour témoin; les bans n'ont pas été publiés, et tu es mineure.

--Hélas! encore une fois, tout cela ne le rend que plus criminel, mais il ne me lie pas moins.

--O Antoinette! combien peu j'ai prévu le triste dénouement de ce roman qui avait commencé sous d'aussi brillants auspices. Cependant, tu as raison en prenant la décision que tu as adoptée, quelle que difficulté qu'elle puisse provoquer entre toi et Audley. Une de Mirecourt ne doit pas être l'esclave d'un mari qui a peur ou qui a honte de la reconnaître publiquement.



XXV.

--Il y a en haut une personne que Mademoiselle sera, j'en suis certaine, bien heureuse de voir! s'empressa de dire Jeanne, un jour que Madame d'Aulnay et Antoinette arrivaient d'une promenade. M. de Mirecourt vient d'arriver à l'instant.

--Et maintenant, Antoinette--dit Madame d'Aulnay à sa cousine qui se dépêchait de monter l'escalier--tu dois tâcher d'obtenir la permission de prolonger ta promenade ici. Si tu retournes à Valmont avec ton père, Sternfield va nous donner une inquiétude mortelle, et finira par faire un esclandre dans ton paisible village.

M. de Mirecourt qui était d'une humeur charmante, reçut sa fille très-affectueusement, et débouta la question de son apparence délicate par la remarque, moitié sèche et moitié riante, qu'elle devait être heureuse d'avoir un mari tout choisi dans la personne de Louis Beauchesne, sans quoi, sa beauté qui commençait à s'étioler rendrait plus difficile la tâche de lui en trouver un.

M. d'Aulnay s'empressa de changer la tournure de la conversation, car il savait que ce sujet était très-désagréable à Antoinette.

--Mais dis donc, de Mirecourt, quel air a maintenant Québec? hasarda-t-il.

--Quel air a Québec? répéta M. de Mirecourt dont l'expression devint grave à cette question. Elle a l'air que doit avoir une ville qui a été deux fois assiégée et bombardée: tout n'y est que cendres et ruines. Ses environs où trois sanglantes batailles ont été livrées, le district entier lui-même qui a été habité pendant deux années par les belligérants, tout porte les traces lugubres des combats et de la chute de notre pays.

--Y as-tu vu quelques-uns de nos anciens amis?

--Non, ils ont tous quitté la ville après la capitulation de Montréal, et ils tâchent maintenant, comme beaucoup d'autres, d'occuper leur temps et de ré-édifier leurs fortunes renversées, en se dévouant eux-mêmes à leurs fermes et à leurs terres. Il s'écoulera du temps avant que Québec puisse, comme un Phénix, renaître de ses cendres.

--As-tu rencontré, en descendant, quelques-unes de tes connaissances?

--Aucune: je n'avais qu'un seul compagnon de voyage, un Anglais, comme j'en ai jugé de suite d'après son accent, quoiqu'il ait parlé au cocher en excellent français.

--Et de quoi avez-vous parlé ensemble? demanda tout-à-coup Madame d'Aulnay dont la curiosité venait d'être éveillée.

--La conversation aurait été très-courte, du moins en tant que j'y étais concerné,--car vous savez, ma belle Dame, que je n'ai aucun goût pour ces sortes de relations avec nos nouveaux maîtres--n'eût été une circonstance accidentelle, ou, plutôt, pour être juste, un acte de courtoisie de sa part. Quelques instants après notre départ s'éleva une violente tempête de neige, accompagnée d'un vent perçant qui, malgré mon capot de peau d'ours et mes crémones de laine, ouvrage d'Antoinette, me saisit de part en part. Mes dents qui claquaient violemment trahirent mon malaise à mon compagnon qui, instantanément, et avec une bienveillance pour laquelle je lui fus d'autant plus reconnaissant que j'avais préalablement repoussé une de ses tentatives pour entrer en conversation, prit le grand manteau qui recouvrait ses genoux--il en avait un autre sur lui--et insista pour que je m'en servis. Après cela la conversation s'établit, et je ne tardai pas à découvrir dans mon compagnon, non-seulement une haute intelligence, mais encore un homme juste et libéral, entièrement exempt de ces préjugés qui sont la règle de conduite d'un si grand nombre de sa race. Nous discutâmes sur la situation actuelle du pays avec une franchise certainement indiscrète de ma part; mais quoique je perdis plusieurs fois patience, il conserva toujours sa modération, en maintenant son opinion, quand je différais d'avec lui, avec une courtoisie qui lui fait le plus grand honneur. Sur plusieurs points nous nous sommes accordés, et j'ai pu voir facilement qu'il avait, comme moi, une grande horreur de tout ce qui ressemble à de l'oppression. J'en ai eu une preuve indéniable une fois que nous avions relâché à une auberge pour changer de chevaux et prendre quelque chose. Le nommé Thibault qui tenait autrefois cette auberge s'est embarqué pour la France l'année dernière, avec d'autres beaucoup plus illustres que lui, et il a pour successeur un individu du nom de Barnwell, un des nouveaux débarqués qui sont venus dominer sur nous et sur nos fortunes détruites. Pendant que nous reprenions nos places après avoir mangé une bouchée, notre attention fut attirée par la voix de notre hôte élevée au diapason de la colère. Nous regardâmes derrière nous et nous l'aperçûmes, arrêtant par la bride de son cheval un pauvre habitant que la nécessité avait forcé d'arrêter à son établissement hospitalier. Le malheureux Jean-Baptiste protestait énergiquement en français qu'il avait payé deux fois la valeur de ce qu'il avait reçu, pendant que son adversaire, avec des jurements et des blasphèmes, insistait pour qu'il donnât le prix demandé et qui était hors de raison. Enhardi par la terreur évidente du paysan et par l'encouragement tacite et l'indifférence des spectateurs, Barnwell serra plus fort la bride du cheval et commença à frapper le pauvre animal à la tête de la manière la plus cruelle, et il menaçait d'en faire autant au propriétaire du dit cheval s'il ne satisfaisait pas son injuste réclamation. En une seconde, mon compagnon avait sauté à terre, saisi le brutal individu par le collet de son habit, et avec le fouet qu'il lui arracha des mains, lui administra deux ou trois bons coups.--"Votre nom, s'écria Barnwell, donnez-moi votre nom, en attendant que je vous fasse traduire devant un magistrat."--"Le Colonel Evelyn, du --ième Régiment de Sa Majesté," répondit-il dédaigneusement en repoussant loin de lui l'aubergiste qui était devenu tout-à-coup craintif et honteux.

--Le Colonel Evelyn! répéta vivement Madame d'Aulnay; mais, mon cher oncle, nous le connaissons très-bien.

--Il est à espérer que ce soit le cas; comme vous avez des relations avec un très-grand nombre de ses compagnons contre lesquels on peut trouver à redire, il serait trop déplorable que vous n'en connussiez pas un qui fait tant d'honneur à sa profession. Sur ma parole, ma petite Antoinette, j'aurais pu te pardonner si tu t'étais attiré les hommages de ce brave Anglais.

Pauvre Antoinette! elle venait de recevoir une nouvelle preuve du coeur précieux qu'elle s'était sans doute acquis, mais qui devait être pour toujours au-dessus de ses désirs.

--Et comment as-tu trouvé les chemins? demanda M. d'Aulnay.

--Il est temps que quelqu'un d'entre vous me fasse cette question. Mon voyage a été plus fatigant qu'aucun de ceux que j'ai jamais faits, et vous savez que j'ai voyagé bien souvent sur la neige et sur la glace.

--Comment cela? Racontez-nous votre voyage! dirent simultanément ses auditeurs.

--Eh! bien, je vous disais donc que peu après notre départ, une neige épaisse commença à tomber, et comme il en était arrivé une grande quantité la nuit précédente, vous pouvez conclure que les chemins étaient loin d'être beaux. Bientôt elle tomba à gros flocons, et pendant que nous discutions, mon compagnon et moi, sur le Canada, ses malheurs et sa destinée, la neige changeait complètement l'aspect des choses comme si la baguette d'une fée s'en était mêlé. Les palissades, les murs de pierre disparaissaient entièrement, et les arbres fruitiers semblaient être de simples arbrisseaux. Heureusement pour nous, aucun être humain ni aucun animal n'étaient sur le chemin, car il n'y aurait eu rien de plus fâcheux pour nous qu'une rencontre qui, en nous obligeant de dévier un peu de la route tracée, nous aurait forcés de faire le plongeon dans les profondeurs de la neige qui s'était amoncelée de chaque côté de l'étroit sentier. Si nous avions eu plus de prudence, nous serions restés à l'auberge de Thibault; mais j'avais hâte d'arriver, et mon compagnon aussi. Après quelques minutes de repos, nous nous remîmes donc en route. Bientôt le froid devint intense. La neige avait cessé de tomber, mais le brillant soleil qui lui succéda fut impuissant à nous donner de la chaleur ou du confort. Le vent poussait la neige, nous la lançait en pleine figure, de sorte que nous étions aveuglés et suffoqués. A dire le vrai, nous allions aussi lentement qu'on va à un enterrement. Des monceaux énormes se trouvaient sur notre chemin, et souvent, très-souvent, nous fûmes obligés de recourir aux pelles de bois que notre conducteur, dans la prévision sans doute d'une semblable éventualité, avait mises dans le fond de la voiture.

--Et comment le Colonel Evelyn s'est-il conduit, mon oncle?

--Comme devait se conduire un homme brave, un vrai soldat. Il ne murmurait pas ni ne se plaignait, mais travaillait, et quand il fallait mettre les pelles en réquisition, il se servait de la sienne avec autant d'adresse qu'un de tes héros parfumés, belle nièce, peut le faire de sa canne à pomme d'ivoire.

--Mais, cher papa, vous avez dû souffrir horriblement! s'écria Antoinette.

--En effet, ma fille. Chaque muscle de mes membres, chaque veine de mon corps souffraient, et ma respiration était courte, quelques fois même douloureuse. Et les chemins!... Oh! que nos pauvres chevaux se démenaient et se débattaient dans les grands bancs de neige que nous rencontrions si souvent. Quand nous arrivâmes à la petite auberge où nous devions passer la nuit, j'étais littéralement épuisé.

--Et votre compagnon de voyage? demanda Madame d'Aulnay.

--Tout ce que j'ai à en dire, c'est qu'il a une constitution de fer, car si peu habitué qu'il doit être à notre climat, il en supporte les rigueurs plus énergiquement encore que le vieux Dussault qui a conduit la malle pendant tant d'hivers par tous les temps. Il est, de plus, excessivement dévoué, et il m'a montré autant d'empressement que si j'avais eu contre lui des réclamations légales.... Mais assez de cette longue histoire; nous n'oublierons pas de sitôt, le Colonel Evelyn et moi, le voyage que nous venons de faire.

Ce récit fut suivi de suppositions et de commentaires, puis on se sépara pour la nuit, chacun étant de très-bonne humeur.

M. de Mirecourt, cédant aux sollicitations qui lui furent faites, consentit à rester quelques jours encore, au lieu de partir le lendemain matin avec Antoinette, comme il en avait d'abord manifesté l'intention. Son séjour chez son parent fut très-agréable, et en voyant par lui-même la vie régulière que menaient les Dames de la maison, tout en partageant leurs amusements innocents, il commença à croire que les rapports qu'on lui avait faits avaient en effet été grandement exagérés, et qu'il ne pouvait y avoir un immense inconvénient de céder à la demande de Madame d'Aulnay, de laisser Antoinette avec elle jusqu'au retour du printemps.



XXVI.

Le Carême passé, Madame d'Aulnay crut qu'il n'était que juste de se dédommager un peu de la réclusion où elle avait vécu pendant ce tempe de pénitence; elle résolut donc de donner une petite fête à ses amis; quoiqu'on fût déjà dans le mois de mars. La récente suspension de la gaieté semblait être un nouveau motif pour la reprise des plaisirs; et peut-être le seul coeur triste chez Madame d'Aulnay, ce soir-là, ne fût-il pas celui d'Antoinette, naguère si heureuse.

Oui, il y en avait un autre quelque peu en unisson avec le sien; plus d'une fois, en effet, le Colonel Evelyn blâma secrètement sa folie qui lui faisait rechercher des fêtes pour lesquelles il avait si peu de goût, et cela dans le seul but de tâcher de rencontrer Antoinette qui, de son côté, semblait faire si bien son possible pour l'éviter. Son coeur entretenait pourtant la vague espérance que l'obstacle qu'elle avait dit insurmontable ne l'était pas en réalité, et que quelque bonne fortune aplanirait bientôt les difficultés entr'eux.

Pendant la première partie de la soirée, il respecta son désir évident d'éviter toute rencontre avec lui; mais durant un intermède de danse, l'ayant aperçue seule, il s'approcha d'elle et lia conversation sur un sujet général. Quoiqu'il cherchât à l'intéresser et à l'amuser, il eut assez de tact pour éviter tout ce qui aurait pu paraître approcher d'un sujet plus particulier. Et ce fut bien heureux, car Madame d'Aulnay, en désespoir de n'avoir rien à dire, l'interpella, et vint le trouver, avec son étourderie ordinaire, pour lui demander ce qu'il venait de dire à Mademoiselle de Mirecourt.

--Très-volontiers, répondit le Colonel. Je répétais à Mademoiselle la remarque que fit Sa Majesté George III à Madame de Léry lorsque cette Dame fut récemment présentée, avec son mari, à la Cour d'Angleterre.

--Oh! la belle Louise de Brouages! répliqua Lucille avec beaucoup d'intérêt. Eh! bien, qu'a dit le roi? que pensa-t-il d'elle?

--Il dut la trouver très-belle, car en la voyant il se mit à dire dans un profond enthousiasme, en faisant allusion à la récente acquisition du Canada, "que si toutes les Dames Canadiennes lui ressemblaient, il avait raison d'être fier de sa belle conquête." 4

--Alors la mission de M. de Léry et de ses compagnons doit avoir plus de chances de succès, remarqua Madame d'Aulnay.

--Et quelle est cette mission? demanda une personne de la compagnie.

--Ils sont allés faire valoir nos intérêts et présenter l'expression de nos hommages à notre nouveau monarque.

--Et remarquez que c'est plutôt Sa Majesté qui a présenté ses hommages au lieu de les recevoir, et ce avec raison,--s'écria Sternfield qui venait de se joindre au groupe.

--Je suppose que nous allons être écrasées sous les compliments, maintenant que le roi Georges a donné l'exemple,--répliqua froidement Madame d'Aulnay en s'éloignant, car elle n'avait plus l'irrésistible Major en très-grande faveur.

Sternfield qui, jusque-là, s'était passablement amusé, n'eut pas plus tôt aperçu Antoinette avec le Colonel Evelyn, que sa bonne humeur disparut et qu'il commença à se creuser la tête pour trouver un moyen de les séparer. Etant engagé pour la danse suivante, il ne pouvait pas demander à Antoinette d'être sa danseuse, ce qui aurait été la méthode la plus sûre et la plus expéditive, en sorte qu'il fut souverainement vexé de les voir converser ensemble pendant la longue contredanse qui suivit. Sans écouter la remarque pleine d'insinuation que lui fit sa jolie partenaire, qu'elle croyait la promenade infiniment préférable à la danse, aussitôt le quadrille terminé, il la laissa sans cérémonie sur le premier siège venu, et s'avança vers Antoinette.

--Mademoiselle de Mirecourt, puis-je solliciter l'honneur de votre main pour la prochaine danse? demanda-t-il avec une politesse forcée qu'Evelyn trouva plutôt impertinente que respectueuse.

Il eut fallu voir de quelles vives couleurs se couvrit le visage de la jeune femme, et quel air embarrassé et inquiet elle avait lorsqu'elle répondit craintivement qu'elle était engagée. Dans le trouble du moment, elle oublia de mentionner le nom de celui auquel elle avait promis sa main,--personnage, du reste, fort inoffensif,--et Sternfield, concluant que c'était le Colonel Evelyn, quoique celui-ci ne se livrât que rarement, jamais peut-être, aux plaisirs de la danse, lança à sa femme un regard plein de colère, et s'éloigna.

Evelyn ne tarda pas à s'apercevoir que l'esprit d'Antoinette était occupé par des pensées entièrement étrangères au sujet de leur conversation, à la narration pourtant si pleine d'intérêt de son dernier voyage à Québec avec M. de Mirecourt. Ce fut donc presqu'un bonheur pour elle lorsque Madame d'Aulnay s'approcha, et, après avoir dit quelques mots insignifiants au Colonel Evelyn, passa à sa cousine une petite feuille de papier plié sur laquelle étaient écrits quelques mots au crayon et lui dit:

--Voici un mémoire qui t'appartient, Antoinette.

Celle-ci s'empara vivement du papier et le lut rapidement. Ce message était de Sternfield et se lisait comme suit:

"Tu pousses ma patience à bout. Viens de suite me rencontrer dans le boudoir, en haut, car j'ai à te dire des choses que tu dois savoir sans délai. A ton péril refuses ma demande, si tu ôses le faire, mais tu regretteras d'avoir poussé trop loin un homme au désespoir.

"Ton mari,
Audley Sternfield."

La teneur de ce billet et l'impudence dont Sternfield faisait preuve en y mettant la signature qui s'y trouvait, convainquit l'infortunée Antoinette que son mari n'était pas d'humeur à patienter, et d'une main tremblante elle mit le petit message en morceaux. Son agitation était si visible, qu'Evelyn ne manqua pas de faire une foule de suppositions sur les causes qui pouvaient l'avoir provoquée, car il avait vu Sternfield remettre la note en question à Madame d'Aulnay qui avait fait mine de décliner la missive, mais qui, à force de menaces, avait fini par se la laisser imposer.

--Quelle liaison secrète peut-il donc exister entre ce beau vilain et cette jeune fille innocente? se demanda-t-il plusieurs fois. Assurément ce ne peut être l'amour, car à part la dénégation formelle qu'elle m'a faite de l'existence de ce sentiment, du moins en ce qui la concerne, sa contenance ne trahissait nullement de l'amour quand il s'est approché d'elle. Eh! bien, je vais exercer sur tout cela une surveillance active afin de lui rendre service et la protéger contre les dangereux artifices de cet homme.

S'apercevant que sa compagne cherchait évidemment à être seule, il lui dit quelques mots indifférents et se retira à l'autre extrémité du salon. Une autre danse commençait, et Antoinette exaspéra singulièrement le danseur auquel elle était engagée, en lui déclarant qu'elle était trop fatiguée pour remplir sa promesse. Profitant de la légère confusion qui ne manque jamais de régner lorsque les danseurs se mettent en place, elle sortit de la chambre, espérant n'avoir pas été vue. En peu de secondes elle fut en haut de l'escalier, et elle entra dans le boudoir où Sternfield l'attendait déjà, et qui, par contraste avec les autres appartements, n'était que faiblement éclairé.

--Tu as daigné faire diligence! dit-il avec sarcasme en lui présentant un siége.

--Que me voulez-vous? demanda-t-elle en plaçant sa main sur son coeur comme pour en arrêter les battements rapides.

--Ne t'ai-je pas déjà avertie, dit-il,--et son front devenait plus sombre à mesure qu'il parlait,--ne t'ai-je pas déjà avertie que je m'occuperais peu de ta froideur, de ton indifférence, et même du dégoût que je pourrais lire sur ta figure; mais que je ne souffrirais pas de te voir, toi ma femme, t'amuser avec d'autres messieurs?

--Toujours la même accusation injuste et sans fondement! Avec qui prétendez-vous que je m'amusais tout-à-l'heure?

--Avec ce dangereux hypocrite, le Colonel Evelyn. N'essaies pas de le nier! continua-t-il impétueusement en poussant vivement le dossier de la chaise. Je vous ai surveillés de très-près; j'ai vu tes regards pleins de douceur, tes couleurs qui variaient sans cesse, ses yeux remplis d'une admiration et d'un amour qu'il ne prenait pas même la peine de déguiser. Malédiction sur lui! Crois-tu donc que je vais supporter tout cela avec soumission?

--Pourquoi me blâmer et m'accuser ainsi continuellement?--Et, en disant cela, elle voulait paraître calme, mais sa respiration irrégulière et oppressée disait éloquemment son agitation.--Si un monsieur vient me parler ou se tient près de moi, je ne puis pas l'envoyer, je ne dois pas lui dire que je suis mariée, que mes pensées et mes sourires n'appartiennent qu'à vous. Puisqu'il en est ainsi, dès demain je laisse cette maison, je vais m'enterrer à la campagne, et j'y resterai jusqu'à ce que vous croyiez convenable de venir me reconnaître pour votre femme. Là, au moins, j'aurai peut-être la paix.

--Oui, pour y flirter avec ton premier amoureux, M. Louis Beauchesne! répondit-il d'un air sombre.

Antoinette pressa plus fort encore sa main sur sa poitrine lorsqu'elle répondit:

--Audley, pensez-vous pouvoir me torturer ainsi sans que ma vie ou ma raison finisse par succomber?

--De grâce, pas de phrases! répondit-il froidement. J'ai peur que Madame d'Aulnay ait trouvé en toi une élève trop habile dans la science qu'elle est si bien qualifiée à enseigner.

Trop abattue pour pouvoir répliquer à cette amère raillerie, Antoinette se cacha le visage avec ses mains.

--Ecoute-moi bien, Antoinette, continua-t-il en changeant tout-à-coup de ton et de manières. Tu me trouves aussi sévère et aussi sombre parce que, de ton côté, tu ne m'as montré que peu d'amour et de sympathie. Dis-moi que tu oublies le passé, et, comme preuve de notre parfaite réconciliation, comme garantie de ma conduite à venir, laisse-moi embrasser ce front orgueilleux qui s'y est jusqu'ici opposé avec tant de dédain. Ne me refuses pas, car, je te le répète, il est dangereux de pousser si loin un homme désespéré.

N'osant pas, ou croyant qu'elle ne pouvait pas lui refuser cette petite concession, elle ne répondit pas. Interprétant favorablement ce silence, il passa son bras autour d'elle, et embrassa plusieurs fois son front et sa soyeuse chevelure.

Tout-à-coup une exclamation à la fois de saisissement et de douleur, brisa le silence qui s'était établi; et Antoinette, se dégageant brusquement des bras qui l'entouraient, aperçut le Colonel Evelyn qui, pâle comme la mort, se tenait sur le seuil de la chambre. Une seconde après, il s'était effacé; et comme Antoinette laissait tomber un regard de reproche sur son mari, elle vit sur la figure de celui-ci un sourire de triomphe moqueur qui avait remplacé la tendresse qui s'y était un instant reposée.

--Je crois, dit-il d'une voix railleuse, que le superbe Colonel Evelyn sera maintenant guéri de son amour par cette bonne leçon. Antoinette, tu pourras désormais flirter avec lui tant que tu voudras.

Lentement elle se tourna vers son persécuteur, et d'une voix perçante, d'un ton pénétrant:

--Audley Sternfield, dit-elle, vous m'avez fait tout le mal que vous pouviez me faire. Profanant le nom sacré de mari, vous n'avez été pour moi qu'un tyran barbare et sans coeur. Empêché, par de sordides motifs d'intérêt, de reconnaître notre mariage vous avez voulu me dégrader à mes propres yeux et aux yeux des autres. Eh! bien, écoutez-moi: jusqu'au jour où vous viendrez me réclamer pour votre femme devant le monde, je prends la résolution, d'éviter toute entrevue avec vous, sans plus m'occuper de vos menaces que de vos prières, car le désespoir m'a rendue indifférente. Je pars demain pour la campagne, et si vous m'y suivez pour me persécuter davantage, les portes de la maison de mon père vous seront fermées.

--Après cela, oseras-tu encore dire que tu m'aimes? demanda-t-il avec emportement.

--Vous aimer! répéta-t-elle avec un rire amer. Vous aimer! oui, comme le criminel aime l'instrument de son châtiment, comme le forçat aime le compagnon de bagne auquel il est enchaîné pour la vie!

--Silence, ou je ne réponds plus de moi! s'écria-t-il avec une colère qu'il ne pouvait plus arrêter.

--Fi donc! Major Sternfield, dit-elle avec dédain, c'est maintenant à votre tour de prendre des airs de théâtre. Il y a une demi-heure, les paroles que vous venez de proférer m'auraient fait trembler et prendre une attitude suppliante devant vous; mais je vous déclare que la crainte, l'espérance et tous les sentiments sont maintenant étouffés dans mon coeur.

Sternfield la regarda d'un oeil terrible. Elle était là devant lui, calme, fière, ravissante dans sa gracieuse toilette de bal, délicate dans sa beauté d'enfant; mais son front portait l'expression d'une fermeté inébranlable qu'il ne lui avait pas encore connue et qui lui disait qu'elle mettrait rigoureusement à exécution les résolutions qu'elle venait de formuler. Avec une angoisse pleine de colère il reconnut en lui-même que son inconcevable violence lui avait aliéné, peut-être pour toujours, l'amour de cette incomparable jeune fille.

--Qu'il en soit comme tu le désires, Antoinette, s'écria-t-il. Tu as voulu amener cette querelle entre nous, c'est bien; mais rappelle-toi que, dans la prospérité comme dans l'infortune, dans la pauvreté comme dans l'aisance, dans la maladie comme dans la santé, jusqu'à ce que la mort nous sépare, tu es à moi et uniquement à moi!

Malgré son calme et son stoïcisme, elle ne put s'empêcher de tressaillir en entendant ces sinistres paroles. Mais, recouvrant presqu'aussitôt son sang-froid, elle répondit:

--Oh! ne craignez rien, je ne puis jamais l'oublier.... Excusez-moi, mais je dois retourner dans la salle de danse et m'y amuser autant que peut me le permettre l'état de mon esprit.

Ceux qui avaient remarqué la longue absence d'Antoinette et de Sternfield et qui les virent arriver l'un après l'autre dans le salon, jugèrent en eux-mêmes que décidément ils venaient de se faire l'amour, car rien, dans leurs manières, ne laissait soupçonner la singulière entrevue qu'ils venaient d'avoir. Antoinette était pâle et tranquille, mais c'était là l'état où elle se trouvait depuis quelques jours déjà; Sternfield, de son côté, voltigeait, suivant son habitude, de jolies dames à jolies dames, leur adressant à toutes des paroles qui lui attiraient des sourires et des remerciements.



XXVII.

Ce qu'Antoinette dût souffrir pendant les heures longues et ennuyeuses de la soirée, aucune parole ne saurait l'exprimer. Forcée de parler et de sourire quand son coeur était presque à l'agonie, obligée surtout de mettre ses sentiments à l'abri des regards curieux et scrutateurs, il y eut des moments où elle crut qu'elle allait succomber et laisser tomber le masque.

Quant à Sternfield, qui triomphait dans le complot qu'il avait monté de la compromettre aux yeux du Colonel Evelyn,--complot exécuté au moment où son oeil exercé avait vu s'approcher son officier commandant,--il n'avait pas besoin de grands efforts pour se tenir maître de lui-même. Déterminé à blesser au vif et à faire souffrir sa femme, il porta toutes ses attentions à la jeune demoiselle qu'il avait récemment fait monter dans sa voiture, si bien que l'indignation de Madame d'Aulnay fut grandement excitée.

Regardant tout autour d'elle pour chercher Antoinette, elle l'aperçut assise près d'un guéridon, en frais d'examiner quelques gravures qui s'y trouvaient. Résolue de punir Sternfield, elle appela d'un signe le Colonel Evelyn, et, lui donnant un rouleau de papier, elle lui dit:

--Allez, je vous prie, montrer ces nouvelles gravures à Mademoiselle de Mirecourt, et examinez-les ensemble. Vous me direz ensuite ce que vous en pensez.

Evelyn hésita un moment, comme s'il eut voulu décliner cette commission; mais, en voyant le regard d'étonnement que lui lança Madame d'Aulnay, il prit les gravures, traversa la chambre et alla trouver Antoinette. Ce fut brusquement et froidement qu'il l'aborda:

--Mademoiselle, dit-il, plutôt que de provoquer les questions de Madame d'Aulnay et d'exciter ses soupçons, je vous apporte ces images qu'elle m'a chargé de vous remettre.

--Oh! Colonel Evelyn! balbutia la pauvre Antoinette, quelle opinion devez-vous avoir de moi!

--Je vais vous la dire franchement, répondit-il avec une amertume qu'il s'efforça de déguiser. Mon premier amour m'avait appris à détester votre sexe; vous, mon second amour, vous m'apprenez à le mépriser. Elle, quoiqu'infidèle à mon égard, a été au moins fidèle à celui qui m'avait supplanté; vous, il y a quelques semaines à peine, vous preniez le Ciel à témoin que vous n'aimiez pas Audley Sternfield, et il y a une heure je vous trouve dans les bras de ce même Sternfield qui vous embrassait au front et sur les lèvres!

--Pitié! soyez miséricordieux!--implora-t-elle, les lèvres blêmes et tremblantes.

--Non, Antoinette de Mirecourt, je n'aurai pas de pitié pour vous, car vous n'en avez pas eu pour moi. Sternfield ou d'autres de sa trempe pourraient vous pardonner, car leur amour passe aussi facilement qu'il vient: moi, je ne le puis pas. Ah! jeune fille, vous m'avez fait beaucoup de mal; vous avez détruit le reste de confiance que j'avais dans la foi et la bonté de la femme, vous avez tari en mon coeur les sources de sympathies qui s'y trouvaient, vous avez changé en une affreuse misanthropie le reste de ma triste vie.

--Oh! pardonnez-moi, Colonel Evelyn, pardonnez-moi!

Et la malheureuse enfant crut qu'en ce moment elle aurait volontiers fait le sacrifice de sa vie pour lui avoir épargné la moindre souffrance, la plus légère douleur.

Mais il continua impitoyablement:

--Plus profond est mon amour comparé avec celui des autres hommes, plus grand est mon ressentiment contre celle qui s'est moquée jusqu'au dédain de cet amour. Oh! quel trésor d'affection n'ai je pas prodigué à une idole qui en était indigne!

--J'ai eu tort! reprit-elle. Mais, Colonel Evelyn, coupable dans le sens que vous supposez, je ne le suis pas en réalité. De grand coeur je donnerais dix années de cette misérable existence qui reste devant moi, pour que vous soyiez persuadé de mon innocence; mais au moins j'ai la suprême consolation de savoir que si cette innocence ne peut pas être prouvée en ce monde, il y en a un autre, et un bien meilleur, où vous saurez la reconnaître.

Evelyn regarda pendant un instant ces yeux où brillait la franchise, ce joli front qui respirait la candeur; puis, détournant rapidement les yeux:

--Jeune fille! s'écria-t-il, demandez au Ciel qu'il reprenne ce don fatal qui vous fait paraître si naïve et si candide, car vous causerez le malheur d'autres hommes comme vous aurez causé le mien.

--Et vous ne me direz pas un seul mot de pardon? demanda-t-elle en joignant ses mains et sans s'occuper, dans le désespoir où elle était, qu'on vît son agitation et qu'on en fit des remarques.

--Non. Tous m'avez volé, vous m'avez ruiné: je ne puis pas vous pardonner. Si j'étais sur mon lit de mort, à la veille de paraître devant mon Créateur, ma réponse serait la même. Je vous ai trop aimé pour vous montrer maintenant de la pitié.... Mais, chut!--interrompit-il en interposant sa grande taille entre elle et les autres personnes qui se trouvaient dans la chambre--votre agitation pourrait être remarquée, et on ne saurait à quoi l'attribuer. Ciel! Mademoiselle de Mirecourt, quelle actrice accomplie vous faites! On pourrait croire vraiment que mon approbation ou mon blâme sont pour vous une affaire de vie ou de mort; je m'y laisserais prendre moi-même, si ce n'était la scène dont j'ai été témoin il y à quelques instants dans le boudoir. Oh! rien que cette preuve terrible de votre duplicité n'aurait jamais pu ouvrir mes yeux. Maintenant, adieu! Espérons que nos chemins dans la vie ne se rencontrent plus jamais. Vous entendrez peut-être dire que Cecil Evelyn est plus misanthrope que jamais, plus égoïste et plus tristement inaccessible à tout sentiment de bienveillance ou de société; mais vous, qui en connaîtrez la cause, vous n'aurez pas lieu de vous en étonner.

Il s'inclina, et quelques instants après il laissait la maison.

Frappée au coeur, Antoinette était restée à la place où il l'avait laissée, et elle se demandait si jamais coeur de femme avait supporté autant de douleurs que le sien, quand Sternfield, qui avait dansé et flirté tout le temps dans une chambre adjacente, vint la trouver.

La regardant attentivement en face:

--Antoinette! dit-il, tu parais triste et malade?

--Vous ne vous attendez pas, j'espère, à ce que je sois gaie ou en bonne santé.

--Peut-être es-tu fâchée contre moi de ce que je me suis si bien amusé avec cette petite Eloïse aux jolis yeux noirs.

--Je ne l'ai pas même remarqué, répondit-elle d'un air fatigué.

Sternfield se mordit les lèvres de dépit. Une aussi entière indifférence n'était pas précisément ce qu'il avait cherché ni désiré. Aussi, ce fut avec impatience qu'il reprit:

--Peut-être es-tu mue à présent par des inquiétudes ou des intérêts plus puissants?

--Ah! je n'ai plus rien à espérer ni à craindre.

--Dis-moi, es-tu sérieuse dans ton projet de retourner de suite à la campagne, ou bien n'est-ce qu'une simple menace?

--Je pars demain.

--Alors dois-je te dire adieu ce soir, ou bien revenir demain matin?

--Comme vous voudrez, je crois cependant qu'il serait préférable que vous me fassiez vos adieux ce soir.

--Tu es une épouse aimante et dévouée! Antoinette.

--Je suis ce que vous m'avez faite, répondit-elle avec calme et avec froideur.

--Eh! bien, puisque tu le désires, bonne nuit! répliqua-t-il brusquement et avec colère. Je ne t'infligerai plus le supplice de ma présence.

Il la laissa, et Antoinette, pensant qu'elle avait assez souffert et qu'elle s'était assez contenue pour ce soir-là, sortit doucement du salon.

La petite chambre qu'elle habitait, avec ses feux pétillants, ses bougies de cire, sa couche d'aisance, avait une apparence agréable et semblait bien propre à reposer de toutes les fatigues; mais avec quel lourd chagrin Antoinette y entra! Après en avoir fermé la porte, elle se laissa tomber dans le fauteuil, espérant que les larmes viendraient à son secours; mais ce grand soulagement lui fut refusé, et elle se mit à repasser dans sa mémoire chaque détail pénible, chaque circonstance douloureuse qui pouvaient ajouter au poids de son chagrin.

Une heure s'écoula. Après le départ de tous les invités jusqu'au dernier, Madame d'Aulnay, selon son habitude, monta à la chambre de sa cousine pour lui souhaiter une bonne nuit.

Antoinette paraissait singulièrement malade, mais elle était si calme et si tranquille que Madame d'Aulnay, en entrant, n'en eut pas la moindre inquiétude.

--Te couches-tu, ma chère? demanda-t-elle. Tu devrais te mettre au lit de suite.

--Je dois tout d'abord te dire, Lucille, que je retourne à Valmont demain.

--Hein! et pourquoi? Aurais-tu par hasard reçu des lettres de rappel?

--Non, mais j'ai décidé de m'en retourner.

--C'est incroyable. Mais, au moins, quel motif, quelle raison as-tu?

--J'ai le coeur triste et malade, Lucille, et j'ai besoin d'un repos absolu.

--Tu es malade, mon enfant! j'ai lieu de le craindre.... Tu parais être malheureuse depuis quelque temps, et deux ou trois personnes l'ont remarqué ce soir. Ah! ma pauvre cousine! j'ai peur que tu sois bien misérable.

Et elle examinait la physionomie d'Antoinette qui portait en effet l'empreinte d'une grande douleur.

--Oui, je suis bien malheureuse.

--Et je ne dois pas t'en demander la cause: je suppose que c'est en grande partie ce vilain Sternfield.

--Je vais te le dire en un seul mot. Tu étais présente lorsque ces paroles sacrées ont été prononcées: "Que l'homme ne sépare jamais ce que Dieu a uni!" Comprends-tu maintenant, Lucille? Le triste passé ne peut pas être changé, il est irrévocable!

--Hélas! le regrettes-tu réellement à ce point? Je crois que tu dois me détester en même temps, quoique, à vrai dire, j'aie agi pour le mieux.

--Ah! non, je ne te déteste pas, je ne te fais pas de reproches; mais ce fut une époque bien fatale que celle où j'entrai dans cette maison agréable et hospitalière.

--Dis-moi ce que t'a dit ou fait Audley pour te mettre dans une situation d'esprit aussi désespérée.

--Il serait douloureux et inutile pour moi de te donner d'autres détails que ceux que tu connais déjà; mais j'ai été bien douloureusement éprouvée.

--Oh! quant à cela, ma chère enfant, c'est le lot de toutes les femmes mariées. Voici par exemple André qui se met quelques fois dans des fureurs extrêmes à propos de rien, pour un dîner qu'on a retardé, et d'autres fois pour des pointes, des sarcasmes qu'il reçoit.

Antoinette sourit, mais d'un sourire étrange et plein d'amertume.

--Si, répondit-elle, Audley Sternfield ne me donnait pas de plus grandes causes de chagrins que M. d'Aulnay t'en a données, je ne regretterais pas autant que notre union soit irrévocable.

--Mais, pour en revenir à la résolution que tu as prise récemment, que gagnerais-tu, chère, en retournant à la monotonie de la vie de campagne plus tôt que tu aurais pu t'en exempter? Ici, au moins, tu as quelques attractions, quelques amusements.

--Comprends-tu parmi ces derniers les persécutions que Sternfield m'inflige journellement?

--Mais il te persécutera à Valmont aussi bien qu'ici. Tu te rappelles ce qu'il a voulu faire pendant que tu y étais?

--Oui, mais je suis devenue plus endurcie que j'étais alors, plus indifférente sur les conséquences que pourrait avoir une pareille escapade; je crois, d'ailleurs, que, dans son propre intérêt, il n'essaiera pas de trop m'éprouver.

--Comme de raison, Antoinette, si tu es décidée à partir, je n'ai plus rien à ajouter; mais, est-ce que tu n'es pas d'opinion qu'il vaudrait mieux braver la colère de ton père, quelle que terrible qu'elle serait d'abord, et lui faire connaître de suite votre mariage?

--Cela ne conviendrait pas du tout au Major Sternfield! répondit Antoinette en faisant entendre un rire forcé qui fit tressaillir sa cousine. Il m'a déclaré qu'il "ne pouvait se donner le luxe d'une épouse sans dot," après m'avoir fait engager sous serment de ne pas divulguer notre mariage jusqu'à ce qu'il m'en donne l'autorisation, ce qui sera probablement au dix-huitième anniversaire de ma naissance, alors que je dois entrer en possession de la fortune de ma pauvre mère.

--Il calcule avec autant de justesse que d'habileté! répliqua sarcastiquement Madame d'Aulnay; mais dis-moi, pauvre cousine, aimerais-tu que je dise tout à ton père moi-même au lieu d'attendre le bon plaisir de ce mari temporiseur? Je m'occupe fort peu, quant à moi, de la promesse qu'il m'a frauduleusement arrachée.

Antoinette frémit.

--Oh! non, dit-elle; je commence à envisager avec terreur l'époque à laquelle il doit me réclamer. Laisse-moi jouir, aussi longtemps qu'il me le permettra, de l'amour de mon pauvre père et de ma chère liberté.

--Antoinette, pardonne-moi! s'écria Madame d'Aulnay en portant ses bras autour du cou de sa cousine et en fondant en larmes. Combien mes mauvais conseils ont contribué à jeter la misère sur ta jeune existence! Que ne donnerais-je pas, maintenant, pour réparer le mal que j'ai fait! Que je le déteste cet être infâme!

--Assez, Lucille, je suis malade, épuisée; laisse-moi prendre un peu de repos.

Après mille protestations larmoyantes et des caresses sans fin, Madame d'Aulnay la quitta, non pour la laisser reposer, car la pauvre enfant passa la nuit sans sommeil et dans un état pitoyable.

Le lendemain, malgré la maladie dont elle souffrait, Antoinette persista dans sa résolution, et partit.

En passant devant l'église paroissiale, qui n'était pas alors le grand et massif édifice d'aujourd'hui, mais un vieux temple construit en pierre solide, situé presqu'au centre de la Place d'Armes 5, elle ordonna au cocher d'arrêter et mit pied à terre pour un moment.

Note 5: (retour) L'église en question, qui remplaçait le premier temple en bois dans lequel nos ancêtres célébraient le culte, fut bâtie en 1672, et occupait, comme nous venons de le dire, une partie de la Place-d'Armes; elle était érigée en travers de la rue Notre-Dame qu'elle divisait en deux parties presque égales, obligeant ainsi les passants à faire le demi-tour de l'édifice pour traverser d'un côté à l'autre de la rue. Le cimetière qui lui était contigu occupait l'espace où se trouve l'église paroissiale actuelle, ainsi que plusieurs autres parties de la Place-d'Armes.--Note de l'auteur.

Elle sortit du temple quelques minutes après, fortifiée par la communion intime qu'elle venait d'avoir avec son Créateur. Elle s'arrêta à quelques pas de là et regarda avec mélancolie les nombreuses tombes qui l'environnaient; malgré le triste aspect du cimetière, encore recouvert, en quelques endroits, du blanc manteau de l'hiver, et offrant, ailleurs, l'apparence de l'approche du printemps, un souhait, ou plutôt une prière s'échappa du fond de son âme: elle demanda au Ciel que le paisible sommeil de la mort lui fût accordé avant la venue de l'époque redoutée où Sternfield devait la réclamer pour sa femme.

Comme elle remontait en voiture, elle aperçut le Colonel Evelyn qui s'approchait; mais il passa près d'elle en lui faisant seulement un salut, respectueux il est vrai, mais plein de froideur. Plus loin, elle rencontra quelques-unes des personnes qu'elle avait souvent vues chez sa cousine et qui la saluèrent avec un respect réel, car elle était pour tous une favorite. Mais quand elle fut passée, ses amis ne manquèrent pas de faire des remarques sur l'altération de ses traits, se demandant avec étonnement si la beauté des Canadiennes se flétrissait aussi rapidement que la sienne.



XXVIII.

Dans la joie qui accueillit l'arrivée d'Antoinette à Valmont, on ne songea nullement à lui demander la raison de ce retour aussi brusque qu'inattendu, et ce fut avec un vif sentiment de satisfaction qu'elle se retrouva dans la calme atmosphère de la maison paternelle.

Madame Gérard s'aperçut bien que son élève était revenue désillusionnée et lassée, mais elle ne fit aucun effort direct pour obtenir des confidences et se contenta de l'environner de marques d'affection qu'Antoinette, loin d'éviter et de refuser, comme elle avait fait quelque temps auparavant, acceptait avec empressement et semblait presque rechercher.

La jeune fille faisait, en effet, tout ce que son excellente gouvernante souhaitait: elle lisait, étudiait, travaillait et se promenait. Plus de rêveries solitaires, plus d'après-midi consacrés à de mystérieuses correspondances; elle recevait encore, il est vrai, des lettres de la ville, mais ces lettres n'étaient pas aussi fréquentes, ni aussi longues que celles d'autrefois, et leur réception n'occasionnait plus de pleurs ni de maux de tête. Il y eut même des moments où la digne gouvernante fut épouvantée de cette soumission passive, de cette obéissance apathique, tant elles semblaient tenir du désespoir. Cette pensée la frappa surtout un soir qu'assise avec la jeune fille à une fenêtre ouverte, elles admiraient ensemble les feux mourants du soleil couchant, et écoutaient les notes suaves du plus doux des chantres de nos bois, le rossignol.

--Madame Gérard, demanda tout-à-coup Antoinette d'une voix mélancolique, maman a dû mourir jeune, n'est ce pas?

--- Oui, mon enfant. Elle s'est mariée à dix-huit ans et est morte le vingtième anniversaire de sa naissance, en te laissant âgée d'un an.

--Et elle a succombé, n'est-il pas vrai, à une affection de poitrine?

--Je crois que oui,--répondit en hésitant la gouvernante qui n'aimait pas la tournure que prenait la conversation.

--A vingt ans! se dit à elle-même Antoinette: c'est trop long. Oh! Madame Gérard, priez Dieu pour que je ne vive pas jusqu'à ma dix-huitième année.

Madame Gérard tressaillit et examina attentivement la figure de sa pupille.

--Ce serait espérer trop tôt la couronne, dit-elle tranquillement. Dieu peut exiger que tu portes ta croix, quelle qu'elle soit, plus longtemps que cela.

--Mais elle est si lourde! soupira la jeune fille en se parlant plutôt à elle-même qu'à son amie.

--Celui qui te l'a envoyée, te donnera la grâce et la force de la porter.

--Mais Il ne me l'a pas envoyée! dit Antoinette avec une vive émotion: c'est moi qui, dans mon aveugle folie, l'ai cherchée et trouvée.

--Porte-la néanmoins avec un courage chrétien, mon enfant, et ta récompense n'en sera que plus grande. Ah! Antoinette, je ne cherche pas à pénétrer tes secrets, ils sont sacrés pour moi; mais tout ce que je demande, c'est que tu ne mettes ton espoir qu'en Dieu seul.

--Vous parlez de secrets; ah! toute jeune que je sois, j'en ai un bien terrible, un secret dont le poids m'écrase, et j'ai été assez étourdie, assez insensée, pour jurer sur un signe qui m'est doublement sacré--et elle montrait la petite croix d'or suspendue à son cou--que je ne le révélerai jamais, à moins d'en avoir la permission. Sans cela, bonne et fidèle amie, je vous aurais tout dit avant aujourd'hui.

--Merci! merci! chère enfant. Que je suis heureuse de savoir que ton silence est le résultat de la nécessité et non d'un manque de foi et de confiance en ta vieille amie. Loin de moi la plus légère pensée de t'induire à briser la promesse que tu as faite aussi solennellement, mais pardonne-moi si je te dis de te mettre en garde contre ceux qui t'ont arraché cette promesse; quels que chers qu'ils se soient rendus à tes yeux, quelles que soient leurs bonnes et nobles qualités, méfies-toi d'eux, car ce n'est pas dans ton intérêt, mais dans le leur, qu'ils t'ont engagée d'une manière aussi formelle.

Quelques soirs après cette conversation, Antoinette, extraordinairement préoccupée, entrait dans le boudoir où elle avait l'habitude de se rencontrer avec Madame Gérard; mais celle-ci n'y était pas. Elle apprit que sa gouvernante souffrait d'un violent mal de tête et qu'elle s'était retirée dans sa chambre. Elle alla l'y trouver; mais, s'apercevant que l'invalide avait besoin de repos et de tranquillité, elle lui souhaita une bonne nuit et retourna dans le boudoir.

Cette chambre était déserte; mais les rayons de la lune qui s'y déversaient en flots argentés, donnaient au plancher et aux meubles une beauté fantastique.

--Avez-vous besoin de bougies, Mademoiselle? demanda une servante qui entrait pour fermer les fenêtres et tirer les rideaux.

--Non, je vais rester pendant quelque temps encore à la fenêtre. Est-ce que François s'attend à ce que M. de Mirecourt soit de retour ce soir?

--Il n'en est pas certain, Mademoiselle. Les chemins sont quelque peu mauvais par suite des dernières pluies, et c'est un voyage de plus de trente milles.

La domestique se retira, et Antoinette s'assit près d'une fenêtre ouverte par laquelle le souffle embaumé des résédas et des mignonettes arrivait jusqu'à elle, et ajoutait un nouveau charme à la tranquille splendeur de cette belle nuit d'été. Bientôt les pensées de la jeune fille reprirent le caractère de tristesse qu'elles avaient lorsqu'elle se trouvait seule, et le douloureux souvenir du Colonel Evelyn, de Madame d'Aulnay, et, le plus amer de tous, celui de l'indigne Major Sternfield se réveillèrent dans son esprit. Tout-à-coup, elle fit un soubresaut de terreur: elle venait d'entendre son nom doucement prononcé, à ne pas s'y tromper, par la voix bien connue d'Audley lui même.

--Ce doit être une illusion, se dit-elle en essayant de se rassurer, car elle était devenue tremblante. Peut-être est-ce le murmure du vent.

Ah! encore! Cette fois, ce n'était plus un jeu de son imagination; le mot "Antoinette" prononcé d'une voix claire et douce vint frapper son oreille. S'élançant à la fenêtre, elle plongea au-dehors son regard perçant, et, à travers les branches des acacias qui s'étendaient jusqu'à la maison, elle aperçut une personne à haute taille. Mais, assurément, cet individu caché par un manteau disgracieux et un grand chapeau rabattu ne pouvait être Audley Sternfield, ce type du dandysme élégant. Cependant, le souvenir de ce dont il l'avait menacée, de venir sous un déguisement à Valmont, traversant son esprit, elle n'eut pas de doute sur l'identité du mystérieux personnage qu'elle apercevait à quelques pas devant elle. Se penchant donc en avant:

--Oh! Audley, qu'est-ce qui vous amène donc ici! demanda-t-elle d'une voix mesurée mais agitée.

--Ce qui m'amène ici! est-ce là la seule réception que tu as à me faire? répondit-il rapidement et d'un ton où perçait la colère. Te proposes-tu de sortir ou de condescendre seulement à me parler du haut de cette fenêtre, comme si j'étais un laquais?

--Que le ciel m'éclaire! se dit-elle. Que faire? Si je le fais entrer et que mon père le trouve ici, dans ce travestissement, quelles fatales conséquences ne pourrait-il pas en résulter! et si je sors à la sourdine pour le rencontrer, je m'expose à être découverte, mal jugée, condamnée!

--As-tu décidé quelle bien-venue tu dois m'accorder?

Et la voix, plus forte, moins prudente, indiquait clairement que la patience du Major cédait rapidement.

--Pas de bruit! dit-elle; je vais vous rejoindre dans un instant.

Puis, ouvrant la porte vitrée qui donnait sur le balcon, elle se trouva aussitôt près de Sternfield. Se dégageant froidement de son embrassement, elle demanda encore une fois:

--Audley, dites-moi ce qui vous amène ici.

--Es-tu bien un être humain comme les autres, Antoinette, ou n'es-tu pas plutôt faite de marbre? répondit-il impétueusement. Après une longue et pénible séparation, tu me demandes à moi, ton fiancé, ton mari, ce qui m'amène ici!

--Oui, êtes-vous venu me reconnaître publiquement pour votre femme? continua-t-elle d'un ton bref.

--Pas encore, pas à présent--et son accent trahissait quelque chose comme de l'embarras:--tu en sais la raison.

--Oh! je la connais, Major Sternfield et sans doute vous trouvez que c'est une raison suffisante, un motif tout-puissant. Il peut en être ainsi; mais pour Dieu! ne me parlez plus, après cela, de votre amour: ce serait une sanglante ironie. Si, pour des considérations d'argent et de prudence, vous pouvez attendre des mois, des années peut-être, pour me réclamer pour votre femme, votre amour n'est pas si ardent que vous ne puissiez aussi me faire grâce de vos visites qui ne peuvent m'apporter autre chose que des contrariétés et de la peine.

--Tu es sans pitié, Antoinette! dit-il confondu par la manière ferme et franche avec laquelle sa jeune femme, naguère si timide, lui parlait maintenant.

--Prêtez-moi un moment d'attention, Audley. Vous m'avez enlevé presque tout ce qui m'était cher sur la terre: ma liberté, mon bonheur, l'approbation de ma conscience. Il ne me reste plus que ma réputation, mais ce bien, ni vos conseils, ni vos menaces ne me feront risquer de le compromettre par des têtes-à-têtes secrets avec vous. Si votre amour est si immense,--ici la voix d'Antoinette atteignit les dernières limites du sarcasme,--que vous ne puissiez vivre sans me voir de temps à autre, venez à la maison ouvertement, en votre qualité de gentilhomme, et non pas déguisé comme vous l'êtes ce soir.

--Oui, pour que ton père m'en chasse et amène ainsi une crise telle qu'une entière explication et la reconnaissance de notre mariage deviennent inévitables. Non, cela ne me va pas autant qu'il te convient. Mais, laisse-moi te féliciter sur ton tact: tu deviens véritablement diplomate, Antoinette.

Sans paraître remarquer la raillerie contenue dans ces dernières paroles, elle reprit:

--Avez-vous encore quelque chose à me dire? car il faut que je rentre dans la maison; j'attends mon père ce soir, peut-être même va-t-il arriver d'un moment à l'autre.

--Il n'y a pas de crainte à avoir sur ce point. Dans l'espèce d'auberge où je me suis arrêté hier soir, on m'a dit qu'il était absent et que probablement il ne reviendrait pas avant demain, en raison des mauvais chemins.

--Croyez-moi, vous faites erreur, il peut être ici ce soir. Dans tous les cas, nous nous sommes dit tout ce que nous avions à nous dire; je n'ai pas de phrases mielleuses à prononcer et si vous en avez pour moi, elles ne seraient que bien malvenues. Ainsi....

--Ne crains-tu pas de faire un compte terrible pour un jour à venir? interrompit-il d'une voix menaçante. Crois-tu donc que les outrages et le fier dédain d'Antoinette de Mirecourt ne pourront pas être rappelés, plus tard, à Madame Audley Sternfield?

--Très-probablement: j'en ai eu assez, Audley, pour croire que vous n'épargnerez pas plus votre femme que vous avez épargné votre fiancée; mais je ne pense pas que, dans aucun cas, vous puissiez me rendre plus malheureuse, plus misérable que je le suis maintenant.

Il sourit, mais d'un sourire amer et plein de signification, que la frêle jeune femme heureusement ne put voir, grâce aux acacias qui projetaient leur ombre sur son mari, car ce sourire l'aurait poursuivie longtemps après.

--Eh! bien, il est à espérer qu'il n'en sera pas ainsi; mais tu n'as qu'une bien petite idée des déboires de la vie, jeune fille: ta barque, jusqu'ici, n'a vogué que sur les eaux tranquilles d'une mer calme; mais elle pourrait bien rencontrer des écueils et des tempêtes tels, que tu n'en as jamais rêvés de semblables.... Te proposes-tu de revenir à la ville prochainement?

--Non, je n'irai pas tant que je pourrai m'en dispenser: j'y ai trop souffert durant ma dernière promenade. Ici je mène une vie aussi tranquille, aussi retirée, que vous puissiez le désirer: je sors rarement, ne reçois que peu de visites et suis presque toujours avec ma gouvernante. Croyez-moi, pour notre repos mutuel, il vaut mieux que vous me laissiez en paix: que cette visite, Audley soit votre dernière.

--Elle devra l'être certainement, car la réception que tu viens de me faire n'est pas de nature à m'encourager à la renouveler; mais je ne fais aucune promesse imprudente, dans le cas où je serais tenté de manquer à ma parole.

--Silence! s'écria tout-à-coup Antoinette en pressant fortement le bras de son mari. Mon père est arrivé: n'entendez-vous pas les voix, le bruit?

Un moment après, des lumières brillaient aux fenêtres du salon, et la voix de M. de Mirecourt qui appelait sa fille, se faisait entendre.

--Oh! nous allons être découverts: il vient de ce côté-ci,--dit la jeune femme, saisie de terreur.

--Vas en avant à sa rencontre, folle enfant: il ne soupçonnera rien.

Doucement, avec hésitation, Antoinette s'avança dans les rayons de lumière que jetait la lune; et si la confiance de M. de Mirecourt en sa fille n'eut pas été aussi illimitée, si seulement ses soupçons avaient été auparavant excités d'une manière ou d'une autre, il n'aurait pu manquer de remarquer la singularité de ses manières. Heureusement, cependant, il était dans une veine de bonne humeur; il la plaisanta sur son amour sentimental pour les rêves au clair de la lune, et demanda ensuite à voir Madame Gérard, ce qui fournit à Antoinette un sujet sur lequel elle pouvait parler sans trahir son trouble.

Sternfield resta dans sa cachette jusqu'à ce que le père et la fille fussent rentrés dans la maison. S'avançant alors plus près de la fenêtre qui était restée ouverte, mais se tenant toujours dans la pénombre des arbres:

--Je la croyais meilleure actrice! se dit-il après un moment. Comment se fait-il que son père n'ait pas de soupçons? Elle n'est qu'une enfant après tout, et cependant comme elle a bien su me tenir en échec!--et sa figure s'assombrit à cette pensée.--Est-ce que je l'aime, oui ou non! Parfois, lorsque sa rare beauté, sa grâce merveilleuse se présentent à mon esprit, je la crois une créature digne d'être adorée; parfois encore, lorsque je la vois faire preuve de cette inexorable fermeté, de cette volonté de fer qui jure si étrangement avec sa douceur naturelle et avec l'amabilité caractéristique de son sexe, je me sens bien près de la haïr. Et cependant, il y a dans sa froideur même un charme capricieux qui me plaît, en songeant qu'un jour elle sera à moi; mais je ne puis m'aventurer à forcer cette époque, quand bien même mon amour serait dix fois plus ardent qu'il n'est. Mes pertes au jeu me gênent autant que notre mariage secret l'enchaîne, elle. Je crois vraiment que je l'aime plus maintenant que lorsque je l'ai épousée.... Je suis curieux de voir si elle va s'aventurer à sortir encore ce soir; je dois attendre pour en juger. Ah! j'ai maladroitement gâté les choses, en laissant s'éteindre aussi complètement l'amour qu'elle avait pour moi; je dois maintenant tenter un autre moyen pour le faire revenir dans son coeur.

Les lumières passèrent bientôt dans la chambre principale: M. de Mirecourt était sur le point de procéder à ce que, selon les usages du temps, on appelait prendre un souper très-tard. Tout-à-coup, le bruit d'une porte que l'on ouvrait et refermait, suivi presqu'aussitôt par le léger frôlement d'une robe, vint frapper l'oreille de Sternfield. Oui, c'était ce qu'il attendait: Antoinette était revenue, et, se penchant à la fenêtre:

--Audley, dit-elle rapidement, êtes-vous encore ici?

--Crois-tu donc que j'aurais pu partir sans un mot d'adieu de ta part? répondit-il avec douceur et même sur un ton de reproche.

--Je suis venue vous dire bonsoir. Sans doute vous partez demain, n'est-ce pas?

Et la voix de la jeune femme disait clairement à quelle inquiétude elle était en proie.

--Oui, puisque tu parais le désirer aussi vivement.

--Oh! merci, merci! Vous ne pouvez vous figurer la crainte que j'ai qu'il se fasse une scène entre vous et mon père.

--Ta santé n'est-elle pas meilleure depuis que tu es revenue à la campagne? demanda-t-il avec une inquiétude réelle cette fois.

--Non; cependant, je n'éprouve aucune souffrance, que de la faiblesse seulement.

Une crainte soudaine s'éleva dans l'esprit de Sternfield en se rappelant combien Antoinette était maintenant différente de la jeune fille rayonnante de santé qu'il avait rencontrée naguère dans les salons de Madame d'Aulnay. Que faire si la mort lui enlevait sa fiancée avant le temps où il se proposait de la réclamer pour sa femme! Il avait entendu dire que la mère d'Antoinette était morte bien jeune de consomption et que sa fille lui ressemblait beaucoup dans sa délicate beauté, mais il n'avait accordé, dans le temps, qu'une bien faible attention à cette rumeur qui lui revint en ce moment avec une nouvelle force à l'esprit; il prit en lui-même, la ferme détermination de lui épargner les scènes orageuses, les horribles persécutions dont il l'avait abreuvée jusque-là et qui, pensa-t-il, avaient singulièrement affecté la santé de son corps et ruiné son bonheur. Sous l'empire de cette tardive résolution:

--Comme je sais, dit-il, que ma présence à Valmont est pour toi un sujet d'inquiétude, je vais partir dès la pointe du jour. Je ne chercherai pas à te revoir, de crainte que nous soyons découverts. Ainsi, je vais te faire de suite mes adieux.

Elle se pencha davantage et étendit sa main qui était brûlante: le militaire éprouva comme un remords quand il y appuya ses lèvres.

--Si tu désires me voir, dit-il, écris-moi un mot. Jusque-là, je ne viendrai plus te troubler.

--Que Dieu vous bénisse, Audley!--soupira-t-elle en balbutiant, car la douceur extraordinaire dont son mari venait de faire preuve l'avait singulièrement touchée.--Je vous écrirai souvent, et je vais vivre aussi tranquille que vous puissiez le désirer.

En un moment, il avait sauté sur le petit balcon, et était aux côtés d'Antoinette. Un embrassement ardent, passionné, et il partit aussi rapidement, aussi silencieusement qu'il était venu.

Quelques minutes après, Antoinette était de retour dans la salle à dîner pour surveiller le service de la table; et M. de Mirecourt, remarquant le vif incarnat de ses traits, demandait en riant: "Où elle avait volé le fard qui recouvrait son visage?"



XXIX.

L'été avait fait place à l'automne, non pas à l'automne des autres pays avec son ciel de plomb et ses feuillages flétris, mais à notre glorieux automne canadien avec son atmosphère d'or, ses bois magnifiques et ses splendides forêts.

Avez-vous jamais remarqué, lecteurs, combien est merveilleux le changement qu'opère dans notre nature la première gelée sérieuse de l'automne? La veille, vous vous êtes couchés après avoir jeté un regard d'adieu sur les vertes collines et les bois d'émeraude; à votre réveil, vous trouvez la terre et le désert recouverts d'une couleur nouvelle. Ici, le riche incarnat de l'érable brûlé par le soleil contraste avec le jaune pâle et délicat du bouleau; là, les feuilles tremblantes et argentées du peuplier avec le safran du grand sycomore; plus loin, les baies cramoisies du chêne et les vignes somptueusement teintes qui ont un éclat encore plus vif sur le fond sombre des sapins et des tamarets. Ah! si jamais la beauté semble sourire délicieusement avant de se faner pour toujours, c'est bien dans le feuillage de nos forêts d'automne.

Antoinette était assise à sa fenêtre, contemplant avec mélancolie la scène magnifique qui se déroulait devant elle. Des coussins amoncelés sur sa chaise, une petite fiole et un verre placés à côté d'elle, et surtout la douloureuse délicatesse de son apparence, disaient qu'elle était invalide. Près d'elle était Madame Gérard qui demanda tout-à-coup:

--Veux-tu savoir ce que le Docteur Le Bourdais a dit, chère enfant?

Une ombre de sourire et une légère inclinaison de tête furent la seule réponse à cette question.

--Eh! bien, il a déclaré que tes poumons sont parfaitement sains, et que tout ce dont tu as besoin, c'est de la distraction et d'un peu de plaisir. Il trouve que la vie que tu mènes ici est trop monotone et trop tranquille pour l'état actuel du ta santé, et il recommande une promenade immédiate à la ville.

--En ville! répéta Antoinette d'un air consterné: ah! c'est bien le pire conseil qu'il pouvait donner. Non, je ne laisserai pas cette maison: ici, au moins, j'ai le repos et la paix, tout ce que je puis désirer ou espérer sur la terre.

--Ma bien chère Antoinette, il faut que tu partes, puisque cela a été jugé nécessaire dans l'intérêt de ta santé. D'ailleurs, tu ne resteras à Montréal que quelques semaines, juste assez de temps pour satisfaire les désirs du Dr. Le Bourdais et l'inquiétude sans cesse croissante de ton père.

Trop docile ou trop faible pour résister longtemps, la jeune femme eut bientôt cédé, et huit jours après, elle était assise dans le salon de Madame d'Aulnay et subissait, comme une enfant obéissante, les félicitations et les caresses de sa cousine qui se réjouissait cordialement de son arrivée.

--Quel bonheur de t'avoir encore avec nous, chère Antoinette, dit-elle. Je suis déterminée à ce que tu t'amuses bien.

--Nos idées de plaisir sont maintenant bien différentes, Lucille, et tu ne dois pas oublier qu'étant en convalescence, j'ai besoin de repos et je dois me coucher de bonne heure.

--Non pas, enfant. Tu as pris l'habitude d'une tristesse mortelle dans ton sombre Manoir, il te faut maintenait un peu de gaieté pour te remettre en bonne santé. Est-ce que le médecin ne t'a pas dit la même chose?

--Pas précisément: il a déclaré que ma maladie déjouait son art, qu'il ne pouvait parvenir à remonter à son origine, et qu'en désespoir de cause, il ordonnait un changement d'air pour voir quel effet en résultera. Chère Lucille, veuilles bien te rappeler à quelles conditions je suis ici.

--Oh! oui, je me rappelle t'avoir étourdiment promis de te laisser aussi isolée, aussi solitaire que tu le désirerais; aussi, je suppose que je vais respecter ma promesse, pendant quelque temps au moins. Sans doute tu feras une exception en faveur de Sternfield?

Une légère rougeur couvrit le front de la jeune fille lorsqu'elle répondit:

--Non, je ne dois pas refuser de le voir.

--Aussi bien, c'est ce que tu as de mieux à faire. Ses visites te serviront à le surveiller de plus près.

Antoinette leva sur sa cousine un regard de douloureuse curiosité, à ces mots.

--Peut-être, continua Lucille, ne devrais-je pas te dire cela, mais tu l'apprendrais plus brusquement ailleurs: eh! bien, on dit qu'il mène depuis quelque temps une vie très-volage.

L'inquiétude qui se lisait dans les yeux d'Antoinette augmentait d'intensité.

--Oui, ajouta Lucille, sans parler de fautes encore plus impardonnables et que je m'abstiendrai de mentionner, il parait qu'il est devenu un joueur fieffé: on dit que ses pertes sont énormes. C'est probablement sa complète séparation de toi qui l'a ainsi jeté dans le désespoir.

Antoinette soupira--un long et profond soupir. Oh! comme l'avenir pour elle s'assombrissait tous les jours davantage. Le joueur insouciant, le libertin prodigue dont les fautes servaient de pâture aux cancans de tout le monde, était le compagnon de sa vie, son mari à elle; et elle n'attendait que sa volonté, qu'un mot de lui pour laisser les tendres amis de son enfance, son heureuse demeure, peut-être son pays natal, et le suivre lui et sa fortune ruinée. Il lui restait cependant une suprême espérance: sa santé qui déclinait tous les jours; et ce fut avec de vives palpitations de coeur qu'elle se rappela que la mort pourrait la sauver d'une union dont elle entrevoyait la consommation avec une terreur inexprimable.

--Je n'ai aucun doute, continua Madame d'Aulnay, qu'Audley se réformera quand votre mariage sera connu publiquement, et il fera probablement un excellent mari.

--Silence! silence! implora Antoinette, torturée presqu'au-delà de ses forces par les remarques mal-avisées de sa cousine.

--Certainement, chère enfant; je n'insisterai plus sur ce sujet, puisqu'il te cause de la peine. Parlons d'un autre caractère bien différent, du Colonel Evelyn: il faut que tu saches qu'il est devenu le misanthrope le plus sombre, le sauvage le plus prononcé que tu puisses imaginer. Aux différentes invitations que je lui ai envoyées, après ton départ de la ville, il m'a fait parvenir les refus les plus courts et les plus formels possibles; il n'a pas même eu la politesse de me faire ensuite des visites: comme les pécheurs dont parle St. Paul, le dernier état de cet homme est pire que le premier.... Ah! voici que j'entends le bruit d'une voiture à la porte: c'est Sternfield: j'avais bien pensé qu'il ne serait pas longtemps sans venir te présenter ses devoirs.... Mais, je vais aller en haut pour un instant; je reviens de suite.

Quels qu'eussent été le récent genre de vie de Sternfield, ses fautes ou ses torts, il n'en paraissait rien, quand il entra, sur ses traits gais et insouciants; et en franchissant le seuil de la porte, il offrit un contraste si frappant avec la délicate jeune fille, que celle-ci ne put s'empêcher de penser avec angoisse qu'elle seule portait le fardeau de leur faute mutuelle.

Avec son beau sourire d'autrefois, il se laissa glisser sur l'ottoman aux pieds de sa femme.

--Ainsi, ma petite Antoinette, ils t'ont envoyée à Montréal pour te rétablir, dit-il. C'est bien ce qu'ils pouvaient faire de mieux, car la tristesse qui règne là-bas à Valmont est plus que suffisante pour détruire en moins de six mois la plus robuste constitution.

--Je n'ai jamais trouvé Valmont triste, Audley; j'y suis née, j'y ai été élevée, et elle m'est chère au delà de tout ce que je puis dire.

--Quant à cela, il en est de même pour l'Esquimau vis-à-vis, des terres stériles qu'il habite; mais tu avoueras que je ne suis pas allé souvent te déranger dans ces derniers temps: pendant la première et dernière visite que je t'ai faite au clair de la lune, j'ai pris la bonne résolution de ne pas troubler la paix de ton esprit et de ne pas retarder ainsi ton retour à la santé.

--Merci. Vous avez été plein de considération: je vous en ai de la reconnaissance.

Le jeune homme toussa, comme s'il eut été embarrassé; puis, il reprit:

--Pendant que Madame d'Aulnay est hors de cette chambre, je dois te dire que, quoique me trouvant naturellement bien isolé pendant ton absence, j'ai cherché des distractions et des plaisirs qu'un moraliste rigide pourrait peut-être censurer; mais je vais reprendre courage et espérer de votre délicieux proverbe français: "à tout péché miséricorde."

Antoinette était silencieuse. Il continua:

--Madame d'Aulnay, qui est aussi indiscrète et légère que belle et charmante, s'est imaginé de faire une inquisition sur ma conduite, me menaçant en même temps de s'en plaindre à toi. Je lui ai dit que c'était assez pour moi d'avoir à rendre compte de mes actions à ma femme, sans être astreint à faire la même chose à l'amie de ma femme. N'étais-je pas justifiable de lui parler ainsi?

--Je ne me permets jamais de trouver à redire sur vos actions, Audley.

--Tiens toujours à cette détermination, Antoinette, et tu feras une des plus parfaites petites femmes du monde. Mais, laissons ce sujet pour en prendre un plus agréable. Je suppose que tu es revenue à la ville pour y chercher un peu de gaieté, et non pas t'y claquemurer comme tu l'as fait à la campagne. En prévision d'un but aussi louable, je viendrai te chercher demain après-midi pour faire une longue promenade; nous irons où tu voudras, mais Madame d'Aulnay ne sera pas de la partie.

--Dans ce cas, je ne dois pas y aller.

--Pourquoi cela? demanda-t-il aussitôt avec irritation.

--D'abord, je ne veux pas offenser Lucille qui est pour moi pleine de sollicitude et de considération; ensuite, il ne serait pas convenable de me voir promener seule avec un monsieur, le lendemain même de mon arrivée. Cela parviendrait aux oreilles de mon père, et....

--En un mot, Antoinette, tu es la plus prudente et la plus circonspecte de toutes les jeunes filles. Il n'y a pas de danger que ton coeur et tes sentiments soient en contradiction avec ton jugement; mais, puisque tu ne veux pas accepter mon offre, ne sois pas offensée si tu me vois avec quelque jeune Demoiselle moins scrupuleuse et particulière que toi.

L'arrivée de Madame d'Aulnay mit fin à cette conversation qui commençait à prendre une tournure un peu défavorable; et après une causerie d'une demi-heure, Sternfield partit.

Le lendemain était une de ces magnifiques journées d'Octobre qui nous dédommagent presque de la fuite des oiseaux, de la chute des fleurs, et qui ont un charme particulier préférable peut-être à celui de l'été lui-même. La voiture de Madame d'Aulnay attendait, de bonne heure, devant la porte de la maison. En vain Antoinette pria-t-elle sa cousine de l'excuser si elle ne pouvait sortir avec elle, en vain lui fit-elle part de la demande de Sternfield et du refus qui l'avait accompagnée.

--Pour cette raison même tu devrais sortir avec moi, dit Lucille. Tu dois lui montrer que tu as l'intention de te promener pour exercer une surveillance active sur ses actions. Viens, car je ne souffrirai pas de refus.

Madame d'Aulnay gagna. Antoinette, le coeur triste et abattu que ni les rayons dorés du soleil, ni l'air agréable qui se répandait dans l'atmosphère ne purent relever, prit place dans la jolie petite voiture de sa cousine.

Arrivées sur la rue Notre-Dame, celle-ci qui avait, comme de coutume, à faire quelques emplettes, ordonna au cocher d'arrêter devant un de ces étroits petits magasins si différents des grands établissements à larges fenêtres de nos jours.

Elle venait à peine d'entrer, que le léger et gracieux équipage de Sternfield passa. A côté du militaire était assise une de ces jeunes beautés qui avaient une part de ses intentions et de ses flatteries. En passant près d'Antoinette, cette Demoiselle dirigea vers elle un regard de superbe triomphe.

Antoinette n'était pas remise de la pénible sensation causée par cette rencontre, qu'elle aperçut, venant vers elle, un ami dont la vue fit battre son coeur avec une rapidité extraordinaire: c'était le Colonel Evelyn. Croyant qu'il passerait à côté d'elle sans paraître la remarquer, elle détourna les yeux; mais, lui, cédant à une influence à laquelle il permettait rarement de le contrôler, celle de l'impulsion, il s'arrêta subitement, s'approcha, et, après quelques paroles de politesse, lui demanda depuis quand elle était arrivée?

Revenant promptement de son étonnement, Antoinette satisfit en deux mots à cette question.

--J'ai appris que vous aviez été bien malade depuis la dernière fois que je vous ai vue. Est-ce vrai?

--De pareilles nouvelles sont toujours exagérées, répondit-elle en essayant vainement de paraître indifférente.

--Cependant, vous n'avez pas l'apparence d'une personne en bonne santé: est-ce l'esprit ou le corps qui est malade, Mademoiselle de Mirecourt?

Et il examina avec un oeil pénétrant les traits de la jeune fille. Se penchant vers elle, il poursuivit à voix basse:

--Vous m'avez dit, une fois, que vous étiez très-malheureuse, et j'avais à peine ajouté foi en vos paroles: aujourd'hui, je lis sur votre figure que vous disiez la vérité. Eh! bien, pour expier mon incrédulité, et en considération de l'immense affection que j'ai eue pour vous, je désire vous donner un conseil: peut-il être utile de vous avertir de ne placer aucune confiance en Audley Sternfield? Il est indigne de l'amour d'une honnête femme.

--Trop tard!... trop tard!... le passé est irrévocable.

--Oui, après ce que j'ai vu, j'aurais dû savoir qu'il en était ainsi. Eh! bien, Mademoiselle de Mirecourt, permettez-moi de vous dire que vous avez choisi un appui bien fragile; mais les regrets sont superflus: adieu!

Touchant le bord de son chapeau, il s'éloigna au moment même où Madame d'Aulnay, qui avait terminé ses achats, sortait du magasin, après avoir tourmenté le maître et les commis pour une nuance lilas à la recherche de laquelle tout l'établissement avait été mis sans-dessus-dessous.

Encore sous l'effet de l'entrevue qu'elle venait d'avoir avec le Colonel Evelyn, Antoinette n'était pas en veine de conversation. Après avoir poursuivi jusqu'à la Place Dalhousie où était la citadelle surmontée du drapeau britannique et environnée de quelques canons rouillés qui avaient été presque toute la défense de Montréal contre trois armées assiégeantes, elles reprirent le chemin de la maison. Elles rencontrèrent de nouveau Sternfield et sa compagne triomphante. A leurs saluts empressés, Madame d'Aulnay ne répondit que par un signe de tête froid et dédaigneux qui blessa le Major autant que le salut indifférent et calme d'Antoinette. Lucille était excessivement montée, et elle tonna contre Sternfield avec une vivacité et une énergie qui n'auraient pas été plus grandes si elle eut été à la place d'Antoinette.

--Puis-je dire à Jeanne que tu n'es pas à la maison, la prochaine fois qu'il viendra pour te voir? Ne dis pas non... je le ferai. Cet insolent mari doit être, d'une manière ou d'une autre, ramené au sentiment de la réalité.

Le jour suivant, le Dr. Manby, un des chirurgiens de l'armée et un habitué de chez Madame d'Aulnay, vint, et il s'informa si particulièrement de la santé d'Antoinette, il montra un si grand désir de la voir, que, malgré l'intention formelle de sa cousine de ne recevoir aucune visite pendant deux ou trois jours, Lucille monta à sa chambre, et, autant par caresses que de force, elle l'entraîna au salon.

Le Dr. Manby était un homme tranquille, d'un âge moyen, ni beau ni accompli, mais simplement respectable; de sorte qu'Antoinette ne se fâcha pas des questions qu'il lui posa, ni de l'espèce d'inquisition qu'il fit sur ses traits.

Comme il se levait pour partir, retenant un instant dans sa main les doigts délicats de la jeune fille, il lui dit:

--Si j'étais votre médecin, Mademoiselle de Mirecourt, je ne vous prescrirais ni de la quinine, ni des toniques, mais plutôt une dose quotidienne de tranquillité de coeur.

--Mais, est-ce que ce remède se trouve dans les Pharmacies? demanda-t-elle en s'efforçant de rire; ou bien, en avez-vous quelques doses toutes prêtes à me donner?

--Je crains bien que non: mais à votre âge, ma chère Demoiselle, on s'en procure facilement. Le meilleur moyen est de prendre beaucoup d'exercices, de voir des personnes agréables et joyeuses, et d'éviter soigneusement toutes pensées absorbantes et mélancoliques. Je reviendrai la semaine prochaine pour voir si ma prescription a été suivie et pour en constater les résultats.

--Quelle bonne nature, mais quel officieux! dit Madame d'Aulnay en faisant remarquer la très-petite taille du Dr. Manby qui traversait la rue après être sorti de la maison.

--C'est un bon coeur et un homme aimable, répliqua Antoinette.

Il ne vint à la pensée d'aucune des deux cousines que le Colonel Evelyn, incapable de maîtriser l'inquiétude que l'apparence altérée d'Antoinette avait éveillée la veille dans son coeur,--et malgré son amour outragé, malgré la scène ineffaçable qu'il avait surprise entre elle et Sternfield--avait prié le Dr. Manby, un des rares amis avec lesquels il était en termes d'intimité, de faire une visite d'apparente civilité à Madame d'Aulnay, et de savoir par lui-même à quoi s'en tenir sûr le compte de sa jeune cousine.

Il ne faut pas inférer de là que le Colonel Evelyn avait ralenti dans ses sentiments d'éloignement vis-à-vis d'Antoinette ou dans la condamnation sévère qu'il avait faite de sa conduite. Au contraire, l'offense était de celles que cette nature sensible et délicate ne pouvait jamais oublier; mais, en même temps, il lui restait pour elle un sentiment de puissant intérêt, un sentiment que peut-être il ne pourrait jamais vaincre entièrement, et un regret intense qu'un homme pour lequel elle avait fait tant de sacrifices fût aussi indigne d'elle. Personne ne connaissait mieux que le Colonel Evelyn la carrière orageuse du Major Sternfield; et lorsqu'il envisageait l'avenir misérable réservé à la jeune fille quand elle serait unie pour la vie à un homme qui tenait constamment toutes les lois morales en défi, c'était plutôt avec le chagrin plein d'anxiété d'un père qu'avec la colère d'un prétendant rejeté.



XXX.

Madame d'Aulnay n'obtint pas aussi tôt qu'elle l'avait espéré la bonne fortune de mettre ses desseins à exécution, car plusieurs jours s'écoulèrent sans que le militaire renouvelât sa dernière visite; et pendant qu'elle s'en étonnait et tempêtait, Antoinette maigrissait et devenait tous les jours plus pâle. Le Dr. Manby qui, sans avoir été formellement choisi pour médecin de la jeune fille, prenait la liberté de la questionner et de lui donner des prescriptions à chacune de ses fréquentes visites, commençait à concevoir de l'inquiétude et à devenir plus irritable.

Un jour qu'il se trouvait seul avec la Dame de la maison, il la prit à partie serrée pour savoir d'elle la cause de la rapidité avec laquelle déclinait la santé de sa jeune amie.

--Mais, Docteur, que puis-je faire? répondit-elle avec un peu d'humeur. C'est vous qui, comme médecin, devriez être capable de suggérer ou de prescrire quelque chose qui lui serait d'un grand secours.

--Ainsi pourrais-je et voudrais-je faire, Madame, si c'était un cas ordinaire; mais, malheureusement, il n'en est pas ainsi. C'est l'esprit qui est malade chez elle, et vous devriez employer tous vos efforts pour l'égayer et la consoler.

--Mais, je vous le demande encore une fois, que puis-je faire? Si je propose une soirée, un bal ou d'autres amusements semblables, elle prétend qu'elle est trop malade pour y prendre part et elle menace de s'enfermer dans sa chambre pendant tout ce temps-là; si je cherche à l'entraîner avec moi, à faire des visites, à aller dans les magasins, à lire des romans, à se prévaloir, en un mot, de tous les autres passe-temps féminins--le Docteur sourit d'une manière singulière à l'énumération de ces amusements--elle s'en défend avec une telle cajolerie, que je ne me sens pas assez de coeur pour insister. Un seul point sur lequel je reste invariablement ferme, c'est sur celui de l'emmener à la promenade en voiture tous les jours, et c'est souvent une tâche ardue.

Convaincu que c'était un cas sérieux aussi bien que difficile, le Docteur Manby partit sans dire un mot de plus, et Madame d'Aulnay se mit à l'oeuvre pour tâcher de trouver un moyen efficace afin d'amuser et de divertir sa jeune compagne.

Elle fut donc bien contente lorsque, le même après midi, une voix agréable se fit entendre dans le passage et que Louis Beauchesne entra, tout sourire et toute gaieté. Antoinette, de son côté, fut également heureuse de le voir, car il avait toujours été pour elle un frère, et il y avais quelque chose de contagieux dans sa joviale humeur.

Il informa les deux jeunes femmes qu'il venait passer quelques semaines à Montréal où il avait des affaires importantes à régler et qu'il avait promis en même temps à M. de Mirecourt d'exercer une active surveillance sur leurs mouvements.

Madame d'Aulnay déclara, en riant, que, comme elle voulait lui donner toutes les occasions possibles pour remplir sa mission, elle lui laissait carte blanche sous le rapport des visites; que le matin, le midi ou le soir, au déjeuner, au dîner ou au souper, il serait toujours bien venu, sans aucune autre invitation.

Cet aimable défi fut gaiement accepté, et le soir même, ainsi que les suivants, vit Louis dans les salons de Madame d'Aulnay.

Quelques-uns de ses anciens regards et de ses couleurs d'autrefois revinrent sur les traits d'Antoinette pendant qu'elle écoutait les saillies provoquantes de Louis. La conversation du jeune homme ne comportait aucune pensée ni aucune réminiscence désagréables; il ne rappelait que ce qu'il y avait eu d'heureux dans le passé, et le soin, la délicatesse avec lesquels il évitait toute allusion sur son malheureux amour pour elle,--amour qu'il paraissait d'ailleurs avoir entièrement maîtrisé,--éloignait tout ce qu'il y aurait pu avoir de désagréable dans leurs entretiens.

Un soir, ils étaient tous les trois réunis dans le salon. Jamais Louis n'avait été plus amusant et les deux Dames mieux amusées. Antoinette lui avait demandé de tenir un écheveau de soie qu'elle devait dévider, et, pour prendre une position plus commode, il s'était jeté à ses pieds sur un de ces petits tabourets dont les chambres de Madame d'Aulnay étaient remplies et que les ennemis de Lucille prétendaient être destinés à cet usage. La chaleur du poêle avait communiqué des couleurs aux joues de la jeune fille; et comme Louis, probablement fatigué, remuait beaucoup et rendait ainsi la besogne plus difficile, elle s'était mise à le gronder et à le plaisanter sur sa maladresse. Tout-à-coup la porte s'ouvrit, et, sans se faire annoncer, Sternfield entra. Il s'arrêta un instant sur le seuil et plongea un regard sombre sur le groupe. Il était venu ce soir-là, pensant magnanimement qu'il avait suffisamment puni Antoinette pour l'obstination avec laquelle elle avait refusé son tour de voiture, et croyant la trouver malade, pâle et abattue; il la voyait, au contraire, avec de vives couleurs sur les joues et des sourires sur les lèvres comme on ne lui en avait pas vus depuis longtemps, tandis que Louis était assis à ses pieds, son gai et joli visage tourné vers celui de la jeune femme.

Madame d'Aulnay qui avait facilement deviné les sentiments de jalouse colère du nouveau venu, se divertit franchement dans le triomphe du moment, et, avec un semblant de badinage qu'il trouva excessivement déplacé, elle lui demanda où il était allé dernièrement et ce qu'il avait fait de lui-même.

Il répondit à peine, s'avança vers une chaise qui se trouvait près d'Antoinette, et, après s'y être jeté, exprima ironiquement le plaisir qu'il avait de voir l'état de sa santé amélioré. De Louis il ne fit pas la moindre attention; mais celui-ci trouva moyen de se venger en arrangeant plus confortablement son tabouret et en demandant à Antoinette si elle avait encore beaucoup de soie à dévider, disant qu'il était à son service jusqu'au bout. Avec son arrogance et son amour-propre ordinaires, Sternfield se trouva quelque peu déconcerté: le sourire moqueur de Madame d'Aulnay, le sans-gêne, pour ne pas dire l'impertinente indifférence de Louis, la bien-venue embarrassée et contrainte d'Antoinette, tout cela formait une réception à laquelle il ne s'attendait pas. Mais il n'était pas homme à se laisser vaincre aussi facilement, et pendant que Lucille triomphait encore de sa mortification, il cherchait un moyen de prendre sa revanche.

Laissant à Antoinette tout le temps de terminer son ouvrage, il attendit que Louis, sur un signe de celle-ci, se fut levé, pour approcher sa chaise de la jeune fille, et manoeuvra si bien qu'il l'isola entièrement du reste de la compagnie. Alors il commença avec elle une conversation à voix basse sur un sujet qui, il le savait, absorberait toute son attention.

Louis regardait cette coquetterie évidente et singulière avec autant de surprise que d'indignation: qu'Antoinette se prêtât à ce jeu, c'est ce qui l'étonnait outre mesure; et plus il la surveillait, plus il la plaignait, et plus intenses devenaient ses sentiments de dégoût pour le militaire. Le visage de la jeune fille avait une apparence de douleur déguisée, ses yeux se promenaient avec inquiétude autour d'elle, comme si elle eut été embarrassée de sa position et eut cherché du secours, ce qui témoignait plus de crainte que d'amour; et, quoique Sternfield fût assez près d'elle que leurs chevelures se touchaient presque et que ses yeux eussent un éclat capable de donner de l'émotion à une personne qui aurait eu le moindre amour pour lui, la froideur d'Antoinette ne cessait pas et la rougeur qu'elle avait perdue à son arrivée ne revint pas.

Cependant, Audley avait réalisé ses plans: il avait changé en un état d'embarras l'aimable cordialité qui régnait dans le salon lorsqu'il y était entré, et, tout en infligeant une ample mortification à celui qu'il supposait être son rival, il avait du même coup puni Antoinette pour avoir eu de la gaieté et s'être amusée durant son absence.

Madame d'Aulnay, néanmoins, était anxieuse de trouver une bonne occasion d'exercer des représailles. Cette occasion se présenta bientôt.

-Je reviendrai demain, Mademoiselle de Mirecourt, si vous me faites l'honneur de monter en voiture avec moi,--venait de dire Sternfield.

--C'est impossible, se hâta d'interrompre Lucille. Antoinette et moi sommes engagées pour aller à la campagne avec M. Beauchesne, pour y voir un commun ami.

Sternfield se retourna vers sa femme, mais les regards de celle-ci, qui étaient fixement attachés au sol, lui dirent suffisamment qu'il ne devait pas attendre du secours de ce côté; et, trop sage pour entrer dans une lutte où il savait courir le risque d'une défaite, il salua et se retira. Mais en partant, il trouva moyen de dire à Madame d'Aulnay, à voix basse, qu'elle prît bien garde de faire d'Antoinette une femme aussi indépendante, aussi insouciante qu'elle-même, attendu qu'il ne se montrerait pas mari aussi doux et aussi aveugle que M. d'Aulnay.

--Audacieux! murmura Madame d'Aulnay.

Mais, avant qu'elle put reprendre son sang-froid, le militaire était loin.

La sauvage et déraisonnable jalousie de Sternfield avait été singulièrement montée, en voyant Louis sur un pied de grande intimité dans la maison de Madame d'Aulnay; elle ne fit donc que s'accroître davantage lorsque le militaire rencontra subséquemment le jeune homme en compagnie des deux Dames.

Quelques jours après la visite pendant laquelle Audley avait semblé faire tous ses efforts pour se rendre désagréable, Madame d'Aulnay, à force d'instances et de caresses, fit promettre à Antoinette de contribuer aux préparatifs d'une petite soirée par laquelle elle voulait relever un peu la monotonie de leur existence actuelle.

Le jour fixé pour cette soirée était arrivé, et Antoinette paraissait si délicatement belle mais si fragile dans sa légère robe diaphane, que Jeanne, se rappelant quelle bonne apparence elle lui avait vue une année à peine auparavant, ne put s'empêcher de hocher la tête tristement, comme si elle eût eu un lugubre pressentiment.

Sans prendre garde aux remarques qui se faisaient autour d'elle sur l'altération de ses traits, Antoinette fit tous ses efforts pour paraître gaie et heureuse; mais le Dr. Manby, qui était au nombre des invités présents, se frottant les mains, ne put s'empêcher de dire que ce qu'il fallait à sa jeune amie, c'étaient des distractions et des plaisirs.

Un des plus enjoués parmi les invités était sans contredit Louis Beauchesne, et il y en avait peu dont la réserve ne cédât pas plus ou moins à sa franche et cordiale gaieté. Sternfield, au contraire, était dans un de ses plus mauvais moments. De fortes pertes qu'il avait faites au jeu la nuit précédente chiffonnaient énormément son tempérament, et on peut dire que rarement homme se rendit à une fête de société avec des dispositions aussi contraires. Résolu longtemps à l'avance de trouver sa malheureuse jeune femme en faute, il commença à se fâcher contre elle de ce qu'elle paraissait si extraordinairement gaie et du calme de ses manières vis-à-vis de lui. Profitant de la danse pour laquelle il avait retenu sa main, il fit tout son possible pour affaiblir sa gaieté factice, en la favorisant d'un nouveau chapitre de reproches auxquels, hélas! elle était déjà si bien habituée. La danse terminée, il la laissa brusquement et vola à une de ces jeunes beautés avec lesquelles il aimait tant à flirter. Pendant qu'il s'amusait ainsi, il se félicitait intérieurement du pouvoir et des moyens qu'il possédait pour punir cette volonté rebelle de sa femme quand elle voulait se mettre en opposition à la sienne.

Cependant, Antoinette ne fit pas longtemps tapisserie, et des partenaires empressés, parmi lesquels Louis était naturellement un des plus prévenants, se pressaient autour d'elle. Sa grande intimité avec lui, aussi bien que l'espèce de liberté qu'elle avait de se départir de cette apparence de gaieté ou d'intérêt qu'elle était obligée de garder avec les autres, lui faisaient accepter plus fréquemment les demandes qu'il lui adressait de danser avec lui. Malgré cela cependant, un oeil sans préjugés n'aurait pu trouver l'ombre même d'une coquetterie dans leurs relations; et quand, par deux ou trois fois, la jeune femme put surprendre le regard de Sternfield ardemment fixé sue elle, elle pensa que ce regard n'était que le complément de la semonce qu'elle avait reçue quelques instants auparavant. Néanmoins, déconcertée à un haut degré par ce regard menaçant, elle refusa de danser avec Louis le cotillon qui se formait, alléguant pour motif qu'elle était bien fatiguée.

--Alors,--répondit le jeune homme en arrangeant soigneusement autour d'elle les coussins de l'ottoman sur lequel elle était assise,--alors je vais rester près de vous et attendre la prochaine danse, car vous m'avez promis de danser encore une fois avec moi.

Anxieux de lui faire oublier les chagrins qu'il lisait sur son visage, Louis n'épargna aucun effort pour l'intéresser et l'amuser, mais ce fut inutile; les regards distraits d'Antoinette se promenaient tout autour du salon et s'arrêtaient à la dérobée sur Sternfield qui se trouvait à quelques pas plus loin, apparemment occupé de sa jolie partenaire, car il ne dansait qu'avec de très-jeunes et belles femmes. L'attitude d'Antoinette inquiétait singulièrement Louis; il y avait dans son regard de la peine, de l'inquiétude et de la douleur, mais non de cette colère jalouse, de ce piqué dont une jeune fille fait ordinairement preuve en voyant son amoureux se confondre en attentions pour une autre. Tout-à-coup, après avoir bien examiné silencieusement sa contenance:

--Excusez ma remarque, dit-il, mais je crois que le Major Sternfield est un amoureux bien infidèle. Oh! Antoinette, est-il bien possible que vous aimez cet homme?

Elle rougit vivement à cette question, et ne fit d'autre réponse qu'en tournant vers lui un regard plein de reproches.

--Pardonnez-moi, chère Antoinette,--continua-t-il,--mais il me semble qu'il y a dans ses manières et dans son caractère quelque chose qui devrait l'empêcher de gagner et encore moins d'absorber l'affection d'un coeur comme le vôtre.

--Et cependant, n'est-il pas beau, charmant, envié des hommes et admiré des femmes? répondit-elle avec une teinte d'amertume qui ne fit que confirmer Louis dans la pensée que, quel que fût le lien qui l'attachât à Sternfield, ce n'était pas celui de l'amour.

--J'avoue qu'il possède toutes les qualités que vous dites, mais je crois qu'il lui en manque encore beaucoup. Quelle que soit la patience avec laquelle les femmes supportent les humeurs maussades et les airs refrognés après le mariage, elles les tolèrent rarement avant.

--Parce que, probablement, elles ont alors un remède et peuvent renvoyer l'amour tyrannique.... Mais, voici s'approcher celui qui fait l'objet de vos doutes.

--Oui, et avec un front chargé de nuages orageux, pensa Louis.

Audley s'avançait en effet avec un air sévère. Passant sans cérémonie devant le jeune Beauchesne, il vint dire à demi-voix à Antoinette:

--Jusques à quand veux-tu continuer à te rendre ridicule en flirtant avec le freluquet sans cervelle qui est à tes côtés?

--Que voulez vous dire, Audley? demanda-t-elle en se retournant et en rougissant vivement.

--Je vais vous expliquer cela, si vous voulez me favoriser de la prochaine danse, répondit-il en prenant d'une clef plus haut.

--Mademoiselle de Mirecourt est engagée avec moi, dit Louis sèchement.

Sternfield laissa tomber sur lui un regard plein d'arrogance.

--Entendez-vous, Antoinette, répéta-t-il, est-ce que vous danserez la prochaine avec moi?

--De grâce, Mademoiselle de Mirecourt, n'oubliez pas que nous sommes engagés, interrompit Louis avec une fermeté encore plus prononcée que la première fois.

Pleine d'angoisse et de perplexité, Antoinette promenait de l'un à l'autre ses regards suppliants. La contenance de Louis était fière et indiquait une forte détermination; le front de Sternfield était comme le marbre, aussi froid et aussi inflexible.

Se baissant encore une fois vers sa jeune femme, et lui parlant à voix basse:

--Je jure, dit-il d'un ton menaçant, que si tu me laisses de côté pour cet imbécile, je lui donnerai de mon fouet pour être venu s'interposer entre moi et mes désirs.

Cette menace, indigne d'un homme, était digne de lui, et elle eut son effet: car Antoinette, craignant non-seulement l'insulte dont Audley venait de faire la menace, mais encore plus l'implacable satisfaction qui, elle en avait la certitude, en serait la suite, se retourna, pâle de terreur, vers le jeune Beauchesne.

--Etes-vous prête, Mademoiselle de Mirecourt? demanda ce dernier; je ne veux pas vous presser, mais les danseurs commencent à prendre leurs places.

Sternfield ne fit aucune autre remarque; un sourire équivoque sur ses lèvres, il attendait la décision d'Antoinette.

Tout-à-coup, elle plaça sa main sur le bras de Louis, et comme il se penchait vers elle, elle lui dit:

--O Louis, cher Louis! je vous en conjure, laissez-moi danser avec lui. Je suis déjà assez malheureuse: ne cherchez pas à me rendre, plus misérable encore.

Sa pâleur, ses yeux baignés de larmes, l'accent de sa voix touchèrent le coeur généreux de Beauchesne, qui inclina silencieusement la tête en signe d'assentiment.

En passant brusquement, presque rudement, le bras de sa femme sous le sien, Sternfield lança sur son rival un regard plein de mépris et d'arrogance que celui-ci lui rendit avec usure.

--Quelles paroles doucereuses disais tu donc à cet idiot, qui ont pu le faire céder dans ses insolentes prétentions! demanda-t-il aigrement à sa femme quand ils eurent pris leur place dans la danse.

Antoinette n'osa pas répondre, car ses paupières étaient chargées de larmes prêtes à tomber, et il y avait dans sa gorge une espèce de suffocation qui dépassait presque son contrôle: elle ne voulait pas faire de scène, et elle sentait qu'elle était bien près d'en voir une.

--Retiens bien l'amical avertissement que je vais te donner, ma chère, continua Audley. Mets une prompte fin à tes coquetteries avec ce jeune homme, ou je le ferai pour toi, et ce d'une manière plus sommaire et plus désagréable que vous pourriez le désirer l'un et l'autre.

Antoinette frémit, car elle comprenait toute l'étendue de la menace contenue dans les paroles que venait de proférer son mari. Mais la danse commençait, et quel que fût le maintien qu'elle dût prendre, elle devait tâcher de paraître indifférente, à défaut de gaieté ou de plaisir.

--Peste de ce Sternfield! pensa le Dr. Manby qui avait remarqué la rapidité avec laquelle avait disparue la tranquillité d'Antoinette, du moment que le Major l'eut abordée. Son ombre seule semble flétrir cette pauvre jeune fille.

La danse se termina bientôt, et Antoinette méditait un moyen pour s'enfuir dans sa chambre; mais Sternfield ne paraissait pas vouloir la laisser s'échapper aussi facilement.

L'emmenant dans une petite alcôve, il lui présenta un siége, et, se plaçant devant elle:

--Je voudrais, dit-il, que tu me donnes des explications, car je ne pense pas que nous nous soyons encore parfaitement entendus. Tu m'as assez joliment bravé tout-à-l'heure par tes dernières coquetteries avec M. Louis Beauchesne.

--Cruel et injuste comme vous l'êtes toujours, Audley, ne croirez vous donc pas mon affirmation solennelle et sacrée que Louis n'est pour moi rien autre chose qu'un vieil ami que j'estime.

--Fi donc! cet homme t'aime de tout son coeur et de toute son âme; et, comme tu ne t'occupes pas le moins du monde de ton mari, il est difficile de dire en qui peuvent être placées tes affections incertaines.

Que pouvait-elle dire à ce bourreau impitoyable et sans coeur qui se moquait de ses dénégations, qui riait de ses protestations? les paroles étaient impuissantes. Les mains serrées l'une dans l'autre, et ses lèvres blanches comme le marbre, elle resta assise, déterminée à tout écouter, à tout souffrir avec patience. N'avait-elle pas elle-même, dans un moment d'aveugle folie, comblé cette coupe d'infortunes, et devait-elle murmurer maintenant, en en goûtant l'amertume?

Encouragé ou exaspéré par son silence, il poursuivit:

--Jusqu'ici, tu t'es montrée aussi ferme et aussi inébranlable que le bronze dans ton caprice favori; tu m'as refusé avec persistance les mots tendres, les caresses affectueuses, tout ce qu'enfin les jeunes filles les plus scrupuleuses accordent souvent à leurs cavaliers. Eh! bien, qu'il en soit ainsi. Tu as été fidèle à ta marotte, je le serai à la mienne. Je te défends de sortir, de te promener, de flirter avec qui que ce soit, dont je pourrais être jaloux. Si, négligeant cette recommandation, qui est un ordre de ma part, tu me désobéis, j'irai trouver ton cavalier actuel, maître Louis, ou n'importe quel autre, je l'insulterai publiquement et je le frapperai: sur ta tête en retombera la responsabilité. Puisque tu ne m'aimes pas, je t'apprendrai au moins à me craindre.

Ces paroles furent prononcées avec cette sauvage dureté qui était à temps donné particulière à sa voix et qui offrait un frappant contraste avec son accent ordinairement si harmonieux.

--Eh! bien, Dieu me montrera peut-être de cette pitié que vous me refusez! dit-elle pendant qu'une vive douleur crispait ses traits.

En ce moment, ses yeux rencontrèrent le regard fixe et triste de Louis, qui se tenait à distance, suivant apparemment la danse, mais concentrant, en réalité, toute son attention sur elle-même. Cependant, il partit; mais deux autres yeux également scrutateurs étaient fixés sur eux: c'étaient ceux du digne Dr. Manby qui, le visage pourpre d'une indignation à demi-supprimée, s'élança soudainement vers le Major Sternfield.

--Je voudrais bien savoir, dit-il à mi-voix, quels sont les absurdes propos que vous débitez à Mademoiselle de Mirecourt. C'est vous qui avez chassé le sourire de ses lèvres et les couleurs de son visage.

Le jeune Major se redressa et demanda ce que le Dr. Manby voulait dire?

--Le Dr. Manby veut de dire ce qu'il dit! répondit-il froidement; il n'aime pas à voir une jeune fille qui est sa patiente soumise à la frayeur et aux chagrins plus que sa santé et sa raison peuvent en supporter: dans ce cas, il se croit obligé d'intervenir. Allons, Sternfield,--continua-t-il en se radoucissant un peu,--voue avez suffisamment querellé Mademoiselle de Mirecourt pour ce soir, quelle que soit sa faute; laissez-moi vous remplacer auprès d'elle et allez à cette jeune Demoiselle là-bas qui semble attendre si ardemment un partenaire.

Sachant qu'il n'aurait plus de chance de continuer cette conversation privée avec Antoinette,--car le Docteur Manby était également tenace et peu gêné,--Sternfield se leva, et, après lui avoir dit, avec un air significatif, qu'elle pouvait flirter tant qu'elle voudrait avec son nouveau partenaire, mais non avec un autre, il s'éloigna.

--Que signifie ceci, ma jolie malade? demanda l'excellent Docteur en remarquant l'apparence de douleur et de chagrin de la jeune femme. Avez-vous trop dansé? Vous paraissez singulièrement épuisée.

--Parce que je suis malheureuse, misérable! répondit-elle avec cette candeur sans feinte qu'occasionne souvent une grande douleur. Ne me parlez plus de drogues ni de palliatifs, Docteur, à moins que vous puissiez m'en donner qui mettent pour toujours mon pauvre coeur au repos.

Excessivement peiné par cette confidence aussi bien que par le degré de douleur qu'elle révélait, il s'empressa de répliquer avec douceur:

--Courage, courage, chère enfant. Nous ne pouvons pas nous débarrasser du fardeau de la vie parce que, dans un moment de tristesse, nous le trouvons lourd. Demain, tout sera beau et agréable.

--Jamais! jamais! dit-elle en faisant une légère inclinaison de tête qui indiquait parfaitement l'état de désespoir où elle se trouvait.

--Chère Mademoiselle de Mirecourt, rapportez-vous-en à l'avis d'un homme qui, par l'âge, pourrait être votre père: ne laissez pas votre esprit s'abattre à ce point, à propos d'une querelle d'amoureux. Le Major Sternfield est d'un tempérament qui s'excite facilement, mais il ne tarde pas à oublier et à pardonner.

Comme il prononçait le nom de Sternfield, un frisson courut par tous les membres de la jeune fille, et, plus étonné que jamais, il ne put s'empêcher de se dire intérieurement:

--Elle n'aime pas évidemment ce malheureux; mais, alors, qu'est-ce que tout cela signifie donc?

Puis, d'un air tranquille et presque indifférent, il continua:

--Vous paraissez être si faible et si nerveuse ce soir, ma jeune Demoiselle, que ce que vous auriez de mieux à faire serait d'aller de suite vous mettre au lit. Prenez mon bras, je vais vous reconduire hors du salon; après cela, je dirai à notre ami Sternfield que j'ai insisté pour vous envoyer.

Arrivée au pied de l'escalier, Antoinette exprima toute sa reconnaissance au Dr. Manby, lui souhaita bon soir et vola, plutôt qu'elle ne monta, dans sa chambre.

La suivrons-nous là, lecteurs! l'épierons-nous dans le cours de cette longue et douloureuse nuit où le sommeil ne ferma pas sa paupière brûlante, où une inertie temporaire n'apporta pas même pendant une demi-heure un baume rafraîchissant à son coeur et à son esprit torturés?

La leçon cependant serait pénible, quoique, peut-être, utile. Antoinette avait commis une faute, mais quelle cruelle rétribution ne lui était-elle pas infligée! Elle avait violé les commandements de sa conscience et de sa religion, elle avait foulé aux pieds les devoirs les plus sacrés d'une enfant, et qu'est-ce que cela lui avait rapporté? ce que la culpabilité et l'erreur infligent toujours à ceux qui ne sont pas encore endurcis dans le mal: le remords et l'infortune.

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