Après le divorce
The Project Gutenberg eBook of Après le divorce
Title: Après le divorce
Author: Marie-Anne de Bovet
Release date: February 10, 2013 [eBook #42064]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Clarity, Hélène de Mink, and the Online
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Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée. Les numéros des pages blanches n'ont pas été repris.
Après le Divorce
DU MÊME AUTEUR
| Confessions d'une Fille de trente ans | 1 vol. |
| Roman de Femmes | 1 vol. |
| Confessions conjugales | 1 vol. |
| Partie du Pied gauche | 1 vol. |
| Parole jurée | 1 vol. |
| Par Orgueil | 1 vol. |
| Petites Rosseries | 1 vol. |
| Pris sur le vif | 1 vol. |
| Marionnettes | 1 vol. |
| Courte folie | 1 vol. |
| Maîtresse Royale | 1 vol. |
| La belle Sabine | 1 vol. |
| Ballons rouges | 1 vol. |
| Autour de l'Étendard | 1 vol. |
| Ame d'Argile | 1 vol. |
| Contre l'Impossible | 1 vol. |
| Plus fort que la Vie | 1 vol. |
| Noces blanches | 1 vol. |
| La Repentie | 1 vol. |
Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays,
y compris la Suède et la Norvège.
MARIE ANNE DE BOVET
Après le Divorce
PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-33, PASSAGE CHOISEUL, 23-33
M DCCCCVIII
A mon cher et grand ami
FRANÇOIS COPPÉE
en toute affection
M. A. DE B.
APRÈS LE DIVORCE
PREMIÈRE PARTIE
I
Au jour finissant de cinq heures dont l'ombre obscurcit le vaste appartement de l'avenue de Messine, c'est mélancolique, ce désordre qui survit à la fête nuptiale. Dans les salons aux meubles épars, que tout à l'heure animait la rumeur d'une foule parée, et où flotte la poussière des tapis foulés longuement, vont se flétrissant les gerbes de lilas, de lis, de tubéreuses, blanches fleurs d'hyménée ennuagées de tulle. Et leurs parfums violents se font âcres en s'exaspérant de la chaleur lourde qui épaissit l'air.
La salle à manger est en proie aux valets faisant disparaître les reliefs du lunch et s'efforçant de la rétablir en son aspect usuel pour le repas familial du soir. Là-bas, c'est la chambre vide de la fille qui, au bras de l'époux, vient de s'envoler du nid. Les armoires béantes, les traces de bagages enlevés, la robe blanche et le chaste voile abandonnés sur le lit virginal, trahissent la précipitation du départ, ce départ solennel pour le grand voyage à travers la vie. Mme Bertereau, chez qui les légitimes émotions n'abolissent point le sens pratique, s'y active à enfermer argenterie et bijoux, fourrures et dentelles de prix, rapportés du petit salon où étaient exposés les cadeaux somptueux. Le docteur s'est réfugié dans son cabinet, dont la sévérité professionnelle n'exclut point l'opulence, seule pièce demeurée à peu près en ordre. Las de cette journée de représentation, lui qui jamais au chevet de ses malades ne connaît la fatigue, il s'échoue sur son large fauteuil pivotant et, d'un geste machinal d'homme sanguin, il donne de l'aisance au robuste cou de taureau qu'étrangle depuis des heures matinales la rouge cravate de commandeur.
Il n'est pas longtemps seul. Un pas léger, le froufroutement soyeux d'une jupe rose, un baiser mis sur le haut front chauve et bossué:
«Eh bien! mon oncle, cela s'est passé à merveille, dit une claire voix de cristal.
—Pour eux surtout, qui s'en vont. Et voilà, fillette, qu'à présent il n'y a plus que toi ici. Pas pour longtemps d'ailleurs... Ton tour va venir.
—Oh! moi, je n'en suis pas encore là.
—Pourquoi donc, mon enfant? J'espère bien qu'au contraire tu vas bientôt trouver un mari digne de toi. Et il sera chanceux, le coquin.... Une jolie fille bonne et gentille comme pas une...»
C'est avec des yeux paternels vraiment que le docteur Bertereau regarde la fille de son frère. N'est-elle pas sa fille, en effet, depuis sept ans? Et jolie certes, avec ses grands yeux de pervenche éclairant ses traits purs, et sa fraîcheur délicate rendue plus éclatante par le cadre sombre que lui font les légers bandeaux noirs; frêle de corps, bien que forte et saine, grave, douce, froide un peu, telle une vierge de missel. Sans rougeur, paisible, elle répond:
«Il n'y a pas de hâte, mon oncle. Je suis très heureuse comme je suis.
—Jeanne aussi était heureuse, et tout de même la voilà qui nous a faussé compagnie, comme avant elle Hélène... Ensuite ce sera toi... Les petits s'en vont et les vieux restent seuls.»
Un joli sourire de vingt ans passa sur les lèvres de la jeune fille.
«Si je demeurais toujours auprès de vous, qu'est-ce que vous diriez?
—Je dirais que tu me prends pour un affreux égoïste. Ta tante et moi nous avons quitté nos parents, comme avaient quitté les leurs nos pères et nos mères. Nos enfants nous quittent... C'est la loi, ma petite Élisabeth. Personne n'a le droit d'aller contre ce qui doit être.
—Vous avez raison, mon oncle; il ne faut pas prétendre en remontrer au bon Dieu.»
C'est avec un peu de malice qu'elle avait jeté le propos.
«Le bon Dieu, le bon Dieu, grommela le docteur, demi-fâché, demi-plaisant... s'il se mêlait de toutes vos affaires, à vous autres dévotes, il n'y suffirait pas.
—Vous savez bien que je ne suis pas dévote. Pourquoi me taquinez-vous là-dessus?
—C'est toi qui me taquines, avec ton bon Dieu.»
Mutine, sa nièce le gronda du doigt:
«Mon bon Dieu!... Il n'est pas seulement à moi, mon oncle, mais aussi à vous, que vous le vouliez ou non. Et vous le voulez bien un peu tout de même, puisque, ce matin, vous lui avez demandé sa bénédiction pour Jeanne.
—Voyez donc la petite ergoteuse!...»
Il riait, mais le savant à tête grise, au fond, se sentait vaguement troublé sous ce clair regard pur. Tout d'un coup, redevenu sérieux:
«Ma chère enfant, reprit-il, tu sais mes idées sur la religion. En avoir ne fait aucun mal aux braves gens...»
Vivement, Élisabeth l'interrompit.
«Et on peut être de braves gens quoique n'en ayant pas. Témoin le docteur Bertereau, lequel, sans qu'il s'en doute, est même un bon chrétien.
—Je fais de mon mieux pour être bon tout court, ce qui vaut autant. Mais à quel propos, fillette, cette controverse philosophique?»
Câline, elle s'était assise tout contre son oncle sur un siège bas. Lui posant sur ses genoux ses bras ronds et blancs dans les manches courtes de sa toilette de demoiselle d'honneur et, la tête levée, le regardant bien en face:
«Vous n'allez pas vous fâcher de ce que je vais vous dire?
—Est-ce qu'on se fâche jamais avec toi?
—Eh bien! mon oncle, expliquez-moi une chose. Vous n'avez pas de religion. Ma tante non plus. Et non plus mes cousines, depuis leur première communion. Dans la maison, je suis seule à aller à la messe. Étant «du gouvernement», mon nouveau cousin doit aussi sentir le fagot. Alors, pourquoi Jeanne s'est-elle mariée à l'église?... Pourquoi aussi Hélène, l'année d'après celle où je suis venue chez vous?...»
Toute la bonhomie du docteur Bertereau ne le défendit point d'un léger passage d'humeur. La dissimulant sous le ton de la plaisanterie:
«Non, mais elle vous pose de ces questions, cette petite! s'écria-t-il... Tiens, demande-le à ta tante...»
Et saisissant la diversion qui s'offrait:
«Ma bonne amie, voilà Élisabeth qui nous reproche d'avoir marié nos filles à l'église...
—Oh! mon oncle!...
—Qui du moins s'en étonne. Elle nous accuse d'hypocrisie.
—Ma tante, ne l'écoutez pas. Comme c'est mal de me faire dire semblables sottises...»
Mme Bertereau souriait avec placidité. Le sourire semblait être un attribut inséparable de ce visage rose et dodu entre les coques de cheveux gris.
«Peut-être bien n'as-tu pas absolument tort, mon enfant, reprit le docteur, plus grave. Hypocrisie, non, mais lâcheté un peu... compromission tout au moins. Mon excuse est qu'étant incroyant, cependant ne suis-je pas de ceux qui ont en haine l'idée du divin. Si Dieu existe, il ne me gêne ni ne m'offense. Et les manifestations dirigées contre lui sont tellement de mauvais goût, que je préfère ne pas m'y associer. C'est également ton avis, ma femme?
—Mon avis... mon avis est que je suis bien lasse pour disserter sur des sujets aussi sérieux. Je vais me défaire. Tous les enfants reviennent dîner, tu sais. Je ne serais pas fâchée d'avoir un instant de repos... si je puis, car j'ai tant d'ordres à donner.»
Comme elle était entrée par une porte, par une autre elle sortit, à petits pas vifs de la femme active, malgré l'épaisseur de la ronde silhouette qu'alourdissait encore le somptueux velours dahlia incrusté de vieux point de Venise. Dans l'attendrissement de ce jour de noces, le docteur suivit d'un regard affectueux la compagne fidèle de trente années de sa vie.
«Tiens, Élisabeth, en ayant l'air de s'échapper par la tangente ta tante a dit le mot de la question. Quand on est très occupé, comme moi, comme elle, bonne mère de famille, épouse parfaite, ménagère modèle, on en a plein les mains. Et quand on remplit tous ses devoirs bien en conscience, qu'est-ce que Dieu, si Dieu il y a et s'il regarde d'aussi près à chacun de nous, pourrait donc demander de plus à de pauvres humains?
—Cela, mon oncle, c'est le temporel. Mais nous avons des devoirs spirituels aussi. Dieu veut qu'on pense à lui quelquefois.»
De nouveau le grand chirurgien, taillé en colosse, sentit devant cette enfant frêle l'impuissance de sa raison. Sa physionomie reprenant la rudesse naturelle qui chez lui n'était que dans les traits, et fronçant légèrement ses gros sourcils en broussaille, il essaya de se faire sévère pour dire à sa nièce:
«C'est ton amie Monique qui te met ces idées en cervelle. Pratique ta religion, fillette, puisque tu y crois... je n'y vois pas de mal et jamais, rends-moi cette justice, je n'ai rien fait pour t'en détourner. Mais défie-toi des dévotes... Cette fois je dis le mot sérieusement.
—Ma mère l'était.
—Ta mère avait eu sa vie brisée par un cruel chagrin. Du jour où mon pauvre frère lui a manqué, elle a cessé d'être de ce monde. Cela explique bien des choses.»
Mais il y avait de l'obstination derrière le petit front blanc. Et, pensive, Élisabeth reprit:
«Justement, mon oncle, voilà ce que je me dis souvent: pourquoi ceux qui souffrent se réfugient-ils en Dieu? Cela semblerait plus logique qu'ils s'en éloignent au contraire, puisque c'est de lui que viennent leurs épreuves. Je ne suis pas un philosophe, mais je vois là dedans une preuve de la grande force de la religion.
—Tant mieux pour ceux qu'elle console. Il serait inhumain de les décourager. Aussi ne fais-je point de prosélytisme. Et puisque tu tiens absolument, petite curieuse, à savoir pourquoi tes cousines ont été mariées à l'église... comme sans doute le seront tes cousins, à moins que cela ne leur convienne pas, car ils sont parfaitement libres dans leur conscience affranchie... puisque tu veux le savoir, donc, c'est parce que je l'ai été moi-même. Or mes idées d'aujourd'hui, déjà je les avais alors. Je me suis conformé à un usage général, qu'observent une foule de gens ne croyant à Dieu ni à diable. Ce que j'ai fait... dans un intérêt mondain peut-être, de quel droit aurais-je détourné mes filles de le faire? Concession au préjugé, soit, contradiction entre les actes et les principes... Mais je serais mal venu à leur demander plus d'intransigeance, plus de courage si tu veux, que je n'en avais eu moi-même. Et voilà comme se perpétuent les superstitions, dirait mon vieil ami Biscaras.»
Avec plus de vivacité qu'elle n'avait accoutumé, Élisabeth se récria:
«Oh! ce vilain homme... Ne me parlez pas de lui...
—Mais non, ce n'est pas un vilain homme. Jacobin à tous crins, je le reconnais, et athée fanatique. Ah! pour lui, Dieu est bien vraiment un ennemi personnel. Mais honnête homme quand même, et brave homme. Si bon pour les pauvres...
—Et méchant à proportion pour les riches.
—Oyez la fine mouche!... Il te répondrait, non sans quelque vérité, que les riches, prenant soin d'eux-mêmes, n'ont pas besoin qu'on s'en occupe.
—Est-ce une raison pour leur vouloir du mal? La charité chrétienne, mon oncle, s'exerce sur tous. D'ailleurs, n'est-il donc pas un riche, M. Biscaras? C'est même bien heureux pour lui qu'il y ait des pauvres. Ne disiez-vous pas l'autre jour que son emploi à l'Assistance publique lui vaut vingt-cinq mille francs par an? Et encore il y a placé son fils.
—J'y ai même contribué.
—C'est très mal, monsieur le sénateur, d'encourager le népotisme.
—Hum!» toussota le docteur, qui voyait sur son bureau une lettre ministérielle mettant dans la corbeille une jolie préfecture pour le jeune sous-préfet de première classe que sa fille avait épousé le matin...
Mais de cette gentille Élisabeth rien jamais ne l'irritait, moins que de ses propres enfants.
«Peste! fit-il, comme tu y vas, et que voilà mon vieux camarade proprement accommodé! Que te prend-il donc, fillette, d'être aussi combative? C'est à ne plus reconnaître notre petite bête à bon Dieu.
—Je vais vous dire ce qui m'a mise en colère. Ce matin, la quête a été interrompue un moment par l'élévation. Je me trouvais justement être arrivée auprès de M. Biscaras. Et si vous l'aviez vu, mon oncle!... Alors que tous les assistants inclinaient plus ou moins la tête, dans une attitude recueillie ou simplement convenable... tous, même des protestants, qui étaient là, et des incrédules, et même des juifs... lui affectait de se tenir bien droit, les bras croisés sur sa poitrine, le nez en l'air, tellement que la pointe de sa barbiche en menaçait le ciel, avec une mine de bravade, de défi, et des regards dédaigneux pour tous ces pauvres esprits... C'était un scandale. Mon cavalier, le capitaine Briffault, l'a remarqué comme moi.
—Et toi, ma petite fille, comment l'as-tu remarqué, puisque tu te recueillais, la tête entre tes mains?»
Elle rougit un peu, puis, rieuse:
«Je vous ai souvent entendu dire que les femmes ont un œil par derrière et un de chaque côté.
—Et tu l'es bien, femme: tu trouves toujours moyen d'avoir raison.»
Dans son sourire bonhomme se devinait l'indulgent dédain du rationaliste pour le défaut de logique de l'esprit féminin.
«Allons, reprit le docteur, je t'accorde que Biscaras a eu tort. Qu'on garde son chapeau à la synagogue, qu'à la mosquée on ôte ses souliers... Il ne faut scandaliser personne.
—Jésus-Christ l'a dit, mon oncle: «Malheur à celui par qui le scandale arrive!»
—C'est fort bien dit. Mais, que veux-tu? Lorsque des circonstances comme celles-ci le traînent de force à l'église, mon vieux camarade voit rouge. C'est sa marotte... On ne saurait être parfait. Et moi, fillette, me donnes-tu un satisfecit? Ai-je eu bonne tenue?
—Excellente. N'est-ce pas que c'est beau, ces cérémonies?
—Très beau. L'autel était décoré avec infiniment de goût, l'organiste s'est surpassé, la maîtrise a été admirable. Qui donc est cet artiste de l'Opéra, qui a chanté le solo de ténor?
—Fi! le méchant oncle qui se moque de moi...»
Puis, avec un doux entêtement, revenant à la charge:
«Comme si vous ne compreniez pas que je veux parler du sens spirituel des pompes religieuses...»
Élisabeth s'était levée. Appuyée à présent sur le dossier du fauteuil et inclinant son frais visage vers les grosses joues rasées et tannées où mettaient leur flamme deux yeux gris très vifs:
«Voyons, mon oncle, insista-t-elle, est-ce que vous n'avez pensé à rien pendant l'élévation?
—Pendant qu'au lieu de te repentir de tes péchés tu mouchardais ce pauvre Biscaras?... Si fait. J'ai pensé que Jeanne fera une brave petite femme et que si Vuillaume la rend malheureuse il sera un polisson.»
Secouant sa tête fine et douce, la jeune fille reprit, très grave:
«Raillez, raillez, mon oncle... je suis sûre que Dieu a quand même été content de vous voir chez lui ce matin.
—Tu crois? C'est bien aimable de sa part. Au surplus, continua le docteur d'un ton plus brusque, nous sommes des gens très heureux, et nous le méritons, n'ayant rien à nous reprocher, que je sache. Ton Dieu ne nous tient donc pas rigueur pour être des mécréants.
—Parce qu'il est très bon... Et vous aussi, d'ailleurs.
—Merci de cet hommage. Là-dessus je vais déposer ce harnais de fête et reprendre celui du travail. Un gros courrier à ouvrir, mon carnet de visites pour demain à vérifier, la dernière main à mettre au mémoire que je dois lire à l'Académie de médecine... Embrasse-moi, petite mystique... je ne te retiens pas.»
Ce soir-là, retirés de bonne heure dans la chambre conjugale, le docteur dit à sa femme:
«Il faudrait qu'Élisabeth se marie. Voilà ses idées de religion qui la reprennent.
—L'influence de son amie Monique.
—Elle la voit donc beaucoup?
—Beaucoup trop. Mme Guivarch a sur Élisabeth l'autorité morale que lui confèrent ses deux années de mariage... Ces souvenirs sont du temps où, au couvent, elle était sa petite mère. Lorsqu'elle s'est fixée à Paris, le lien s'est renoué.»
Le docteur hocha sa grosse tête rude.
«Je n'aime pas cela, Amélie... je n'aime pas du tout cela.
—Qu'y faire? Je ne puis mettre obstacle à une intimité aussi parfaitement honorable. Je tenais le plus possible Élisabeth avec Jeanne. Depuis les fiançailles de notre fille, il y a eu relâchement. Et, à présent, la voilà partie... Il faut bien à cette enfant une amitié de son âge.
—Je n'en vois pas la nécessité. De ces papotages de femmes il ne résulte que sottises. S'il en est ainsi, raison de plus pour la marier au plus vite.
—Je crains qu'elle ne soit guère portée vers le mariage.
—Laisse donc... La nature est là, ma bonne amie, qui n'a cure de ces imaginations de petite fille. Un bon mari y pourvoira... Et deux ou trois beaux enfants par-dessus le marché, voilà un dérivatif infaillible pour le mysticisme.
—Mme Guivarch, cependant...
—Pour le peu que je la connais, elle me fait l'effet d'une religieuse ratée. Rien n'y a pu. Notre nièce est autrement vivante.»
Un instant, Mme Bertereau songea.
«Ne crois-tu pas, Frédéric, que Maurice aurait quelque penchant pour elle?
—Je n'ai pas remarqué.
—Je n'y pensais pas non plus. Mais ce matin, les voyant quêter ensemble, cette idée m'a frappée qu'ils feraient un joli couple. Et cela m'est revenu que ces derniers temps il s'occupait passablement d'Élisabeth.
—Ton neveu est un très gentil garçon. Seulement, rien que sa solde et peu de chose à attendre après ses parents...
—Elle a des goûts sérieux et simples...
—Voilà qui est bientôt dit. On croit cela, et puis quand on se trouve aux prises avec les difficultés de l'existence... Elle a été élevée ici... Sans qu'elle s'en doute, elle y a contracté certaines habitudes... elle ignore le prix de l'argent. De très bonne foi elle s'embarquerait dans une existence besogneuse, et nous serions responsables de ses désillusions.»
Comme toujours avec l'époux très révéré, Mme Bertereau opina du bonnet.
«Aussi, reprit-il, pour tout dire, cela me déplairait que la fille de mon frère, et de qui nous avons fait notre cinquième enfant, fût établie dans des conditions trop mesquines en comparaison avec les nôtres, qu'elle est habituée à considérer comme ses sœurs.
—Je reconnais bien là tes sentiments si délicats. Moi pareillement, je souhaite la voir bien mariée. Il faudrait lui trouver un jeune médecin distingué que tu patronnerais... un fonctionnaire d'avenir, comme Gaston... Ton influence, c'est une dot.
—Soit. Mais, au département de la guerre précisément, elle est à peu près nulle. Non... un mariage avec Maurice ne serait admissible que si nous pouvions faire un sacrifice pour la petite.»
Mme Bertereau aimait fort sa nièce, mais elle était mère. Donnant l'approbation mitigée qui était sa forme de contradiction la plus hardie:
«Assurément, dit-elle, si nous pouvions... Mais la dot de Jeanne après celle d'Hélène... Georges et Marcel qui n'ont pas encore leur position faite...
—Sans doute, sans doute... Bah! l'enfant est jolie... Il y a encore des hommes qui préfèrent cela à un sac d'écus.»
Le grand chirurgien professait l'optimisme des gens heureux.
II
Heureux, le docteur Bertereau l'était, et il se glorifiait d'y avoir pris de la peine. A considérer le bonheur par les côtés purement positifs, véritablement en effet le sien était son œuvre. Rude et inlassable travailleur, sobre, patient, tenace, donnant tout de soi, cœur, intelligence, énergie au labeur qu'il aimait, sa situation de grand opérateur s'était fondée sur un solide savoir servi par une habileté de main peu commune. Parvenu à la tête du corps médical, il avait été envoyé au Sénat par les républicains de gouvernement de son département picard. N'ayant guère le goût, moins encore le temps d'être politicien, il se bornait à faire autorité au Luxembourg sur les questions d'hygiène publique, y marquant l'attention nécessaire à celles d'intérêt régional, et quant au reste, ministériel imperturbablement. Aimé de ses élèves pour la conscience de son enseignement, aussi pour sa grande bonté un peu bourrue, estimé de ses confrères, en dépit de l'envie, pour sa probité professionnelle, la loyauté de son caractère, la sûreté de son commerce, respecté de tous pour la dignité de sa vie, jouissant d'une réputation européenne qui souvent lui valait de lointains déplacements: illustres appendicites, litotrithies augustes, cancers royaux, tumeurs impériales, se chiffrant par le gros chèque accompagné d'une plaque ou d'un cordon—le docteur Bertereau possédait tout ce que peut souhaiter l'ambition légitime.
Personnellement, il était d'une simplicité d'habitudes confinant à la rusticité. Matineux et couche-tôt, robuste mangeur sans aucun raffinement gastronomique, ne buvant que de l'eau rougie, ne fumant point, ne connaissant d'autre plaisir que le travail, n'ayant pas le plus petit vice, même de collectionneur ou amateur de quoi que ce fût—de tout ce luxe qu'il créait autour de lui, il goûtait uniquement la joie de le donner aux siens. A condition que l'argent fût honnêtement acquis et que le rechercher ne détournât point de l'accomplissement des devoirs primordiaux, c'était, lui semblait-il, le but essentiel de l'activité humaine, comme le dépenser largement, afin d'en faire profiter autrui, constituait à ses yeux l'excuse, voire la raison d'être de la fortune.
Pas davantage ne lui faisaient défaut les satisfactions intimes. De complexion assez autoritaire, il gouvernait sa famille sans rencontrer de résistance, n'en abusant point cependant pour jouer les despotes. Mme Bertereau, de cœur excellent, de personnalité nulle, née pour être un reflet, était en admiration devant son grand homme, non toutefois sans exercer sur lui cette influence, d'autant plus occulte qu'elle est inconsciente, de l'épouse soumise, agissant en quelque sorte par la force du poids mort. Insignifiantes et sans beauté, ses filles avaient dû à leur dot très ronde des établissements avantageux dans la bourgeoisie industrielle et gouvernementale. L'aîné des fils, bien doué, laborieux, déjà interne des hôpitaux, promettait une belle carrière. Du second, «cacique» à l'École normale, section des lettres, l'esprit singulier, de tour ironique, acerbe, réfractaire aux dogmes sociaux qui constituent la religion civique de ce milieu, n'était pas sans déconcerter quelque peu son père, l'inquiétant même parfois. Mais du moins l'avenir s'ouvrait-il devant lui brillant et sûr. Tout ce monde était bien portant; l'union domestique régnait, ainsi que l'ordre dans les affaires. Hors ce qui, en Marcel, se révélait d'originalité périlleuse, gourme intellectuelle sans doute, qui s'éliminerait comme toutes effervescences de jeunesse, on ignorait chez les Bertereau ces complexités morales que le robuste ouvrier de science tenait pour manifestations morbides. On était des gens bien situés dans la vie, carrément assis et d'aplomb, solidement attachés aux choses de ce monde et les prenant telles quelles sans en chercher plus long ni plus haut, n'ayant qu'à se louer au demeurant de la façon dont elles sont arrangées.
Pour cette calme prospérité, ils auraient eu sujet de louer le ciel. Mais ils n'y songeaient point. Chez le père, ce n'était pas cet athéisme doctrinaire et agressif dont il se gardait comme d'une infraction à la loi de tolérance,—une tolérance faite plus d'indifférence que de charité,—mais le matérialisme serein du physiologiste qui, n'ayant jamais rencontré sous son bistouri l'organe nommé âme, n'a désir ni loisir de le chercher ailleurs. A quoi bon, puisqu'il est inutile au fonctionnement physique et mental de la machine humaine? Pour le reste, sa droiture native l'ayant toujours incliné vers les bonnes actions et détourné des tentations mauvaises, ce lui était assez de se savoir honnête homme, sans qu'il fût curieux de la source intangible où se puisent la distinction du bien et du mal, la conception de l'honneur, le sentiment de la bonté, et l'esprit de sacrifice, et l'instinct de justice et la lumière d'amour. Il y voyait simplement les fruits d'un exact équilibre de nature, ainsi que d'une éducation conduite selon de saines méthodes scientifiques. Tout l'édifice moral lui semblait fondé avec une solidité suffisante sur le principe de l'échange: ce qu'on doit à autrui, c'est afin qu'autrui vous le doive, toutes vertus ainsi abaissées au rang vulgaire de simples rouages sociaux. Et par ainsi tenait-il la culture de l'idéal pour pernicieuse autant qu'oiseuse, comme propre à fausser les données de la vie, à engendrer des chimères, à produire une déperdition des forces vives de l'homme au regard des besognes concrètes.
Issue d'un milieu de sec et froid positivisme,—elle était la fille du chimiste Vergniol, de l'Institut,—depuis longtemps Mme Bertereau avait tout oublié des premiers enseignements chrétiens qu'on lui avait donnés, dans un esprit de vague déférence pour des traditions surannées tombées à l'état d'usage, que répudie la supérieure raison masculine, mais encore convenables peut-être à la faiblesse du cerveau féminin. Absorbée en ses devoirs temporels et ses affections paisibles, elle ne ressentait nulle velléité d'intérêt pour les abstractions en général, ni pour rien qui fût extérieur au rayon intellectuel de son mari.
De même que ses parents lui avaient fait faire sa première communion, elle l'avait fait faire à ses enfants, et pour le même motif vulgaire. Mais depuis lors, fermés à des idées absentes de leur berceau, auxquelles leur entourage était étranger, voire hostile, ceux-ci avaient grandi dans une insouciance absolue des choses du divin. Hélène et Jeanne étaient de trop chétives âmes pour que jamais les eût effleurées aucune aspiration supérieure à leur cercle étroit de petits devoirs familiaux et mondains, d'occupations menues, de pensées frivoles. Chez Georges, la culture scientifique dépourvue de contre-poids spirituel avait desséché une nature, moins rude que celle de son père, moins forte aussi. D'essence plus subtile, Marcel subissait profondément l'intoxication de cette intellectualité aiguë qui, sans le frein moral, mène grand train à l'anarchisme. Seul de la famille, se trouvait-il ainsi affranchi de cette mentalité épaisse et vulgaire de la bourgeoisie arrivée. S'il ricanait aux idées séculaires, il ne respectait pas davantage le dogme jacobin. Par cette tangente il s'évadait de l'orbite paternel, de quoi le docteur commençait à éprouver un assez vif déplaisir.
Tel était le terrain, combien peu favorable au développement logique de sa nature si différente, où, à cet âge transitoire qui de l'enfant commence à dégager la jeune fille, le destin avait transplanté l'orpheline, dont le docteur et Mme Bertereau avaient fait comme leur dernière née.
De son père, Élisabeth ne conservait que la mémoire, estompée dans les brumes du recul, d'un bel homme très bon, avec de l'or sur un uniforme éclatant, d'un jour surtout où, après l'avoir embrassée plus fort que de coutume, il était parti à cheval—un jour où sa mère avait beaucoup pleuré. Ensuite, une lacune dans ce petit cerveau de quatre ans. Puis les larmes de nouveau étaient entrées dans la maison, des larmes plus éperdues, plus désespérées. On l'avait habillée de noir, on lui avait dit que son père était au ciel, que jamais il ne reviendrait. De ce jour-là, elle ne vit plus sa mère sourire. La balle prussienne qui avait foudroyé glorieusement le brillant chef de bataillon des grenadiers de la garde avait atteint sa veuve aux sources vives d'un frêle organisme. Réduite, outre le revenu de sa dot réglementaire, à sa modique pension, augmentée d'un bureau de tabac de maigre rapport, Mme Charles Bertereau avait quitté Versailles pour se fixer à Morlaix, son pays d'origine. Lentement la maladie de cœur avait exercé ses implacables ravages, et dix ans plus tard une crise d'asystolie l'emportait, sans qu'eussent réussi à conjurer le mal la science et le dévouement de son beau-frère accouru auprès d'elle. Du moins eut-elle la consolation suprême de savoir que sa fille, tout ce qu'elle regretterait d'ici-bas, trouverait affection et sollicitude chez l'oncle et tuteur, qui en fit à la mourante solennelle promesse—le bonheur même, peut-être, qu'elle eût été sans doute impuissante à lui donner.
Il semblait en effet que, part faite au déchirement de son petit cœur très tendre, la fillette gagnât à ce bouleversement d'existence. Tant qu'elle eût aimé sa mère et en eût été aimée, entre cette valétudinaire neurasthénique, vieillie avant l'âge, noyée dans un deuil éternel, et l'enfant saine, vivace, chez qui une précoce gravité, née de la tristesse ambiante, n'étouffait point cependant l'ardente sève de jeunesse—entre elles cette intimité morale n'avait pu exister qui fait vraiment la force des liens du sang. Au sortir d'une enfance retirée et morose, la joie de vivre bientôt eut raison de son chagrin. Il s'atténua, puis passa, laissant place à un souvenir attendri. Et dans une chaude atmosphère familiale la jolie fleur s'épanouit doucement, fraîche, pure, délicate. Son oncle était parfait pour elle. Mme Bertereau avait une de ces vocations de mère poule qui se réjouit de chaque poussin ajouté à la couvée. Si dans les rapports d'Élisabeth avec ses cousines il y avait quelque chose à reprendre, c'eût été plutôt de la partialité en sa faveur. Cette gracieuse et fine créature, au charme un peu austère et très prenant, séduction qui, de s'ignorer, n'en était que plus profonde, avait apporté dans sa nouvelle famille un élément qui y faisait défaut.
La bonne Mme Bertereau avait si bien pris pied dans son emploi de matrone, qu'on ne pouvait se l'imaginer—son mari lui-même—avoir été jeune et avoir été femme. Hélène était une grande fille massive et vulgaire, du type haquenée, haute en couleur, le verbe bruyant autant que le cerveau vide, futile sans grâce, coquette sans féminité, n'ayant de goût que pour le chiffon et à cause de ce qu'il coûte. Peut-être eût-elle ressenti quelque dépit de ne point posséder les attraits de cette cousine qu'on lui donnait pour sœur. Mais ce mauvais sentiment était emporté par la vanité de se savoir riche, le plus appréciable à ses yeux des biens de ce monde. Bientôt mariée d'ailleurs, épousant moins son mari que les Établissements Percheron frères, dans les enfants qui lui naquirent elle aimait surtout de petites poupées à attifer, et, passionnée de luxe uniquement, elle s'asseyait dans son argent avec cette ostentation grossière qui le fait prendre en dégoût par les âmes délicates.
Effacée au contraire et timide, bonne petite nature moutonnière dénuée de tout relief, pas positivement laide, mais de physique ingrat et de façons gauches, Jeanne non plus n'avait rien pour attirer ni pour attacher. Élisabeth se trouvait ainsi la grâce et la lumière de la maison.
Assurément elle y était heureuse. On remarquait en elle toutefois des rêveries, que son oncle mettait sur le compte de l'aspiration plus ou moins consciente au mariage. En cela le trompait ce diagnostic quasi infaillible quant aux choses brutales de la pathologie. Élisabeth était la jeune fille très jeune fille que ne soupçonnent guère les hommes et qu'ils comprennent mal. Elle aimait les plaisirs de son âge, mais avec assez de retenue pour que cela n'entravât point le développement des côtés sérieux d'un caractère incliné vers la paix et l'intimité domestiques. Qu'elle jouît de cette paix et de cette intimité au foyer des siens ou à celui d'un époux, cela lui était de peu. Se sachant mal pourvue, encore que pour soi-même elle crût à l'amour la vertu de suppléer au défaut d'argent, elle n'ignorait point que son établissement s'en trouvait rendu malaisé. Cela sans doute était selon la sagesse courante, que ne discutaient pas son esprit soumis, son âme douce. Seul un penchant maternel assez prononcé lui eût fait éprouver du regret de rester fille. Mais à vingt ans elle n'en était pas là. Et sans souci du présent, sans impatience de l'avenir, paisible, elle attendait que s'accomplît son destin.
Un malaise pourtant troublait Élisabeth. Trouble léger, dont elle-même ne possédait pas le secret. Elle avait été élevée dans la pratique exacte de la religion. A l'opposé de ce qui arrive souvent, au lieu que le cœur meurtri de sa mère se fût jeté dans la dévotion, plutôt s'en était-il éloigné d'abord. La douloureuse veuve en voulait un peu à Dieu de son malheur. Bretonne cependant, foncièrement chrétienne de par la profonde empreinte héréditaire, elle n'était pas allée jusqu'à la révolte contre une foi qui la consolait si imparfaitement. Sa santé chancelante ne lui permettant guère de continuer elle-même l'éducation de sa fille, elle l'avait mise au courant, tout près d'elle. Élisabeth y avait connu l'effervescence mystique qui naît à l'époque de la première communion et s'entretient volontiers dans l'ombre des cloîtres. Mais son brusque et si radical changement d'atmosphère était venu tarir l'afflux de cette adolescente piété. Non qu'elle cessât d'être régulière. Le docteur eût préféré sa pupille détachée de croyances qu'il jugeait puériles et caduques. Pour une femme toutefois, cela tirait à moins de conséquence. Et, au surplus, auprès de la mère mourante, pleinement réconciliée avec Celui qui l'avait éprouvée si cruellement, il s'était engagé à respecter les principes catholiques de l'enfant. Il avait scrupuleusement tenu parole. On faisait accompagner Élisabeth à la messe par une femme de chambre. Elle accomplissait le devoir pascal. Son oncle ayant pris, pour lui interdire le maigre, des prétextes de santé, docile à la prescription médicale comme au commandement de l'Église, elle en demandait dûment la dispense. Ainsi se tenait-elle en règle stricte avec les obligations.
Cela était insuffisant pour ses besoins d'âme. De pratique, elle aurait eu assez, mais c'est la vie intérieure qui lui faisait défaut. L'action d'un milieu indifférent est plus dissolvante que celle d'un milieu hostile. Heurtées, les idées religieuses d'Élisabeth se fussent exaltées par réaction naturelle. Ce qui même contribuait le plus efficacement à maintenir sa foi, c'étaient les paroles de sarcasme et de dénigrement qui sortaient de la bouche de certains amis de la maison. Mais ces propos ne lui étaient point personnellement adressés et nul jamais n'avait fait de tentative sur sa conscience. Aussi, dans la liberté dédaigneuse qui lui était laissée, ne trouvait-elle pas à puiser cette généreuse ferveur qu'inspire la persécution. Et, au point de vue même le plus largement ésotérique, tous autour d'elle étaient tellement étrangers à ces choses, que le sentiment qu'elle en avait s'étiolait faute d'aliments. Nature un peu molle, l'énergie lui manquait pour lutter contre son isolement moral. Puis cela était bien abstrait, bien complexe pour sa jeunesse. En sorte que, dans l'ambiance de matérialisme où elle vivait, les rites finissaient par prendre pour elle ce caractère machinal qui en amoindrit le sens divin. Fidèle à la lettre, Élisabeth sentait en elle se refroidir l'esprit.
De ce desséchement de son être spirituel, elle souffrait. Sujette à des réchauffements subits, comme celui qui s'était manifesté pour la cérémonie nuptiale de sa cousine Jeanne, ce lui était l'occasion de ces petites crises intimes auxquelles on attribuait faussement une cause si concrète. Car elle ne s'en ouvrait à personne, sachant que personne ne la comprendrait.
Sa tante toutefois ne se méprenait point en voyant dans ses élans de ferveur l'ascendant de son ancienne compagne de couvent. Jamais elles ne s'étaient perdues de vue. Plusieurs étés de suite, Élisabeth avait passé un mois ou deux chez une sœur de sa mère qui habitait un petit manoir sur la rivière de Morlaix. Monique Le Huédé était la fille d'un officier supérieur de la marine retiré dans le voisinage très proche. Déjà, lorsque les deux jeunes filles avaient été séparées par les circonstances, chez l'aînée s'était déclaré ce penchant pour la vie religieuse assez commun aux alentours de la seizième année. Le temps semblait l'avoir confirmé, quoique, soumise à ses directeurs spirituels, Monique n'en parlât guère, la prudence ecclésiastique lui ayant imposé l'essai de la vie du siècle avant qu'elle envisageât sérieusement l'éventualité d'une prise de voile. En attendant, elle s'adonnait aux pratiques de la piété la plus exaltée. Moralement dépaysée comme l'était, avenue de Messine, la nièce du grand chirurgien athée, sur cette terre de Bretagne si intensément catholique, où Élisabeth se retrempait dans le sang de sa race maternelle, il lui semblait retrouver son équilibre rompu. Ce n'était pas encore tout à fait cela néanmoins. La dévotion de Monique était trop rigide, trop exaltée aussi pour satisfaire complètement à ses propres tendances la portant vers une foi simple, calme, douce. Aussi ne suivait-elle pas son amie jusqu'au bout du chemin où celle-ci, dévorée d'un zèle d'apôtre qu'exagérait l'absolutisme de l'extrême jeunesse, s'employait ardemment à l'entraîner sur ses pas. N'empêche que les impressions subies laissaient leur empreinte et, rentrée à Paris, jusqu'à ce que l'eussent effacée des contacts si différents, Élisabeth ressentait le malaise créé par cette dualité morale.
Sans qu'aucune confidence épistolaire eût fait prévoir l'événement, comme Monique venait d'atteindre sa vingtième année elle se maria. Ayant eu dans leur famille la douloureuse aventure d'une fausse vocation au lendemain amer, ses parents l'avaient voulu détourner du cloître. Soit qu'à ce moment une détente se fût produite en elle, soit que la personne du prétendant qu'on lui fit connaître eût triomphé de son éloignement réel ou factice pour les fins normales des filles, elle consentit à épouser l'aimable et galant homme qu'était Alain Guivarch. Lui, las de la vie de garçon assez joyeusement menée, s'était volontiers épris de cette jolie personne un peu austère et frigide, mais qu'un mari aurait d'autant plus de mérite et d'agrément sans doute à conquérir à l'amour. Quittant le commissariat de marine, il venait d'entrer dans les bureaux de la Compagnie Transatlantique à Saint-Nazaire. Puis un emploi supérieur l'appela à l'administration centrale. Ainsi furent plus étroitement rapprochées les amies d'enfance. Leur intimité s'était encore accrue du fait qu'Élisabeth ayant perdu sa tante de Bretagne, ce deuil l'avait, six mois durant, tenue éloignée du train mondain, et la famille Bertereau ne le portant pas, un peu isolée dans la maison. A ce moment, Monique se trouvait séparée de son mari, en voyage de service aux ports des Antilles. Elle vivait très retirée. Il allait de soi que la jeune fille fréquentât beaucoup chez elle, et d'autant plus que celle-ci n'allait qu'à contre-cœur avenue de Messine, où tout lui était sujet de scandale. Car le mariage n'avait guère adouci cette âpre dévotion qui faisait d'elle—comme le remarquait le docteur Bertereau—une religieuse égarée dans le monde, avec plus d'intransigeance que n'en ont d'ordinaire les saintes filles nourries d'esprit de charité. Ses occupations conjugales et maternelles—un fils lui était né—l'empêchaient de donner autant de soi qu'auparavant aux pratiques pieuses, mais sans qu'eût fléchi la rigidité de sa religion. M. Guivarch aurait souhaité chez sa femme une foi plus amène. De trouver son foyer si morose, il commençait à le délaisser. Monique s'en affligeait. En humanisant son austérité, il n'eût tenu qu'à elle de retenir ce mari un peu léger, encore épris pourtant. Mais, scrupuleuse observatrice de tous les devoirs de l'épouse chrétienne, il en est un qu'elle ne savait pas remplir: celui de se faire aimer. Son humeur allait s'assombrissant de ce chagrin dont elle était l'artisan, et cela rejaillissait en sévérités envers le prochain. Élisabeth était si tendrement attachée aux parents très bons à qui elle devait d'oublier la tristesse d'être orpheline, qu'il lui eût déplu d'entendre sur eux des paroles de blâme. Aussi se taisait-elle avec son amie du malaise spirituel qui parfois l'oppressait. Et puis n'était-elle point assez heureuse par ailleurs pour éviter de s'y attarder, troublant ainsi la joie de vivre la vie douce et tiède de ses vingt ans en fleur?
III
C'était maison ouverte chez les Bertereau. Pour paysan du Danube que fût le grand chirurgien, dans ses façons rudes comme dans sa massive personne, il n'ignorait pas l'art de mettre en valeur le mérite. Il savait notamment que les échos sous la rubrique «Mondanités» servent mieux que les comptes rendus de l'Académie de médecine à entretenir la réputation d'un praticien. Tout le monde lit ceux-là, et qui donc jette un œil sur ceux-ci? Puis l'eau va à la rivière; aussi, dans toute profession, montrer qu'on gagne beaucoup d'argent est le moyen d'en gagner davantage. Et c'était bals, matinées de musique, soirées de comédie et de tableaux vivants, très somptueuses fêtes où se pressait «l'aristocratie républicaine», de compagnie avec le monde médical et scientifique, ainsi que le personnel bigarré et cosmopolite de la clientèle, sans omettre les sommités de la presse, cette puissance que se doit concilier quiconque vit du public et a besoin de réclame.
On dînait aussi beaucoup, avenue de Messine, forme de réception préférée du docteur, lequel, matineux par goût comme par obligation de métier, ne se retirait jamais passé minuit, même lorsque ses lustres demeuraient allumés bien plus tard. Le dîner dominical était réservé à la famille, augmentée de quelques intimes, parfois d'un ou deux de ses élèves favoris. Le mariage de sa fille cadette ne l'avait pas éloignée de cette réunion hebdomadaire, la proximité de Beauvais permettant au jeune ménage de venir souvent à Paris. Non que Jeanne se déplût dans sa résidence provinciale. Naïvement pénétrée de l'importance de son nouveau personnage, par cette royauté sur le personnel médiocre qui hante les salons préfectoraux elle se sentait relevée de l'état insignifiant dont le sentiment l'avait faite si timide. Mais c'était pour Gaston. Tellement Parisien, ce Bordelais débarqué au «Quartier» pour y faire son droit, quelque quinze ans plus tôt, s'étant poussé par le bagou et l'intrigue dans des cabinets de ministre, d'où le testament de son dernier patron lui avait ouvert la bonne porte de la carrière administrative. La paisible cité bellovaque lui semblait un fâcheux exil, et l'air du boulevard lui était indispensable, assurait-il, pour se retremper périodiquement dans le mouvement d'esprit. Il s'y retrempait si bien que d'ordinaire, un instant avant qu'on se mît à table chez son beau-père, un petit bleu arrivait, l'excusant sur quelque rencontre faite au Cercle National, un homme politique avec qui il avait intérêt à causer... Il viendrait dans la soirée, le plus tôt possible... Jeanne en soupirait un peu. Elle aimait son mari. Elle tirait quelque vanité aussi, elle, le laideron de la famille, de ce joli garçon bien tourné, aux yeux luisants, aux lèvres vermeilles dans la fine barbe noire, dont elle prenait pour de l'esprit la faconde gasconne mâtinée de blague boulevardière, comme sa suffisance lui semblait du mérite, et ses allures faraudes habillées par un bon tailleur lui donnaient l'illusion de la distinction et de l'élégance. Elle était moins riche qu'Hélène; mais ainsi avait-elle l'avantage sur le gros homme lourd et vulgaire, rougeaud et rageur, quoique bon diable au demeurant, qu'était son beau-frère Gustave Percheron.
Ce dimanche-là, sur le coup de huit heures, fut apporté le pneumatique. On ne se trouvait pas encore au complet. Le retard était usuel dans cette famille, où les principes d'indépendance sur lesquels se fondait l'éducation prenaient volontiers la forme du désordre. Jeanne seulement et Élisabeth, qui étaient allées à un concert classique, avaient achevé l'après-midi auprès de Mme Bertereau, l'aidant à écrire des invitations pour un raout prochain. Les premiers arrivèrent M. et Mme Biscaras, habituels commensaux du dimanche. Puis le maître du logis, revenant de Saint-Germain, où il suivait la lente et atroce agonie d'un premier ministre déchu, rongé d'un cancer au foie, et chez qui la décomposition du sang s'aggravait des rancœurs que donne le sentiment d'une vie mal vécue, sans avoir recueilli le fruit de ses compromissions, de ses vilenies, de ses lâchetés, triste exemple de la faillite d'une intelligence supérieure s'accordant avec une conscience amorphe et un caractère dénué de noblesse.
«Il est perdu, dit le docteur. Je me suis nettement prononcé contre l'opération. Il mourrait sous le bistouri. On appellera, si on veut, de Berlin ou de Londres, Vogel ou Mackay. Moi, je ne commettrai pas un assassinat.
—Dix mille francs de manque à gagner, gouailla le normalien qui entrait. Qu'est-ce que cela peut te faire, papa? Ce serait même une bonne action, puisqu'il cesserait de souffrir.»
Le chirurgien fronça ses gros sourcils.
«Et la probité professionnelle, qu'en fais-tu?»
Marcel eut ce geste léger et ironique qu'il opposait aux mots à ses yeux démodés.
«Ce sera un grand deuil pour la démocratie, soupira Alcide Biscaras, dont la maigre figure aux lignes aiguës, qu'allongeait encore la pointe d'une barbiche poivre et sel et qu'éclairaient des yeux de jais, vifs et perçants comme des vrilles, présentait bien les traits physionomiques du jacobin buveur d'eau.
«La démocratie? riposta Marcel... Ce qu'elle s'en fiche de votre grand homme! Qu'a-t-il fait pour elle, je vous le demande?
—Il a sauvé la république, tout simplement. Nieras-tu que la coalition des forces cléricales et réactionnaires ait les reins cassés?
—Diable! il fallait qu'elle fût bien branlante, votre république, remarqua gaiement un nouveau venu. Car, en vérité, la fameuse alliance du sabre et du goupillon... pistolet de paille et sabre de bois, monsieur Biscaras... Croyez-moi, puisque j'en suis.»
Cette remarque du capitaine Maurice Briffault ne sembla point au vieux sectaire digne d'être relevée. Qu'attendre du raisonnement d'un soldat? Le normalien, d'ailleurs, avec son ton mordant et dédaigneux de raffiné, appuyait aussitôt l'offensive blagueuse de son cousin.
«Aussi faudrait-il démontrer que république est synonyme de démocratie. Vous y auriez de la peine. Son analogie avec ploutocratie s'impose davantage. Votre grand manitou a défendu le râtelier unguibus et rostro... Geste rempli d'intérêt pour ceux qui y mangent. Mais a-t-il avancé d'une ligne l'évolution vers l'humanité intégrale? Y a-t-il dans la masse populaire une once de moins d'asservissement moral ou de misère matérielle?»
Les désaccords alarmaient la placidité de Mme Bertereau. Afin de faire diversion, compatissante, elle demanda:
«Se rend-il compte de son état, le pauvre homme?
—Il n'a pas un instant d'illusion, et il montre devant la mort la même impassible froideur qu'il avait à la tribune... En apparence du moins, car... c'est étrange, s'interrompit, pensif, le docteur... on dit qu'il aurait reçu un prêtre.
—Allons donc! se récria Biscaras... Des bruits tendancieux... Ce jésuite avec qui il est personnellement lié lui aura fait une visite amicale. Il n'en faut pas davantage...
—Le Père Malroy? Pas du tout. J'en suis fort étonné moi-même, mais ce serait le curé de la paroisse.
—Hum! fit Maurice en riant, voilà qui ne fleure pas bon.
—Renier ainsi tout son passé! reprit le jacobin, l'œil enflammé d'une véritable indignation... Sa femme pourtant n'a jamais été pratiquante... Et, quand même, pour se laisser endoctriner, son admirable cerveau serait-il affaibli à ce point?
—N'a-t-il pas été élevé chez les dominicains de Sorèze?
—J'ai bien fait mes études au petit séminaire, madame, jusqu'à ma philosophie.
—Attendez un peu, remarqua Marcel... Vous n'êtes pas encore mort.»
Biscaras haussa les épaules. Les systématiques contradictions du normalien déconcertaient et décourageaient la discussion.
«Ce me semble, dit le capitaine, qu'il n'est pas besoin d'en chercher aussi long. Je ne suis qu'un médiocre catholique. Mais j'ai vu mourir au Tonkin, de maladies ou de blessures, des camarades pas plus encapucinés que moi, comme vous diriez, voire quelque peu mécréants. Je vous assure, monsieur, que quand un missionnaire arrivait avec le bon Dieu dans sa soutane, ils ne faisaient pas les malins.
—Vos camarades, jeune homme, n'étaient point représentatifs d'une doctrine. Pour employer une comparaison qui touchera votre cœur de soldat, lorsque sa vie durant on a combattu sous un drapeau, passer sous un autre dans une circonstance éclatante qui donne un triomphe aux adversaires, cela ne s'appelle-t-il pas déserter?
—Vous me permettrez, monsieur, de décliner l'assimilation entre les trois couleurs pour lesquelles nous versons notre sang et des étiquettes de parti qui ne font couler que de l'encre.
—Oui, oui, je sais... la suprématie de l'idée militaire sur l'idée civile...»
Ce ton dédaigneux irrita le jeune officier.
«Alors ce n'est pas une idée civile que formulent les mots: «Honneur et Patrie»? Mourir pour ces mots-là, monsieur, c'est autre chose qu'en enfiler les uns au bout des autres aux fins de décrocher un portefeuille.
—Vos batailles ne vous donnent-elles pas aussi de l'avancement?
—Petits profits achetés très cher et auxquels je vous assure qu'on ne pense guère sous la mitraille.
—J'en suis convaincu. Mais faites-moi la grâce de croire, mon jeune ami, qu'il y a aussi des républicains désintéressés.
—Hum! fit Marcel, voyant son cousin hésiter à la réplique... Tout de même la princesse prodigue ses biens à ceux qui font vœu d'être siens.
—Souvent aussi, remarqua le docteur, elle se montre fort ingrate. Témoin l'abandon de ce pauvre Duboys-Leroux, après les services considérables, en effet, qu'il lui a rendus, et en considération desquels, mon vieil Alcide, tu lui pardonneras s'il t'afflige en recevant les sacrements... ce qui, d'ailleurs, est encore douteux.»
Silencieuse et grave, Élisabeth écoutait. Elle songeait qu'au seuil du suprême et redoutable mystère, des lueurs inconnues peuvent pénétrer les âmes. Elle se disait aussi que discuter à l'égal d'un acte de la vie publique les mouvements secrets de la conscience d'un mourant constituait, de la part de ces libres penseurs, un singulier attentat à la plus sacrée des libertés. Sa sensibilité délicate, en outre, s'en trouvait froissée comme d'une profanation de cette agonie. Pour en exprimer son sentiment, elle était d'habitudes trop réservées. Mais son joli regard bleu avait rencontré celui de Maurice Briffault et une onde de sympathie était passée entre eux.
Au soulagement de la bonne Mme Bertereau, l'entrée en coup de vent de sa fille aînée vint rompre l'entretien. Très affairée, elle s'excusa, bruyamment, faisant la demande et la réponse.
«En sortant de l'Hippique, un thé au Palace, chez des Américains, avec qui je viens de faire connaissance... des gens charmants, très riches... Cela s'est prolongé. Rentrée chez moi horriblement tard... on rentre toujours tard... les journées sont si courtes pour tout ce qu'on a à faire... J'avais ramassé une poussière!... Et puis, c'est une habitude que j'ai: je ne peux pas dîner avec la même toilette que je portais dans l'après-midi... Joli, n'est-ce pas, ce costume?... Rouff, bien entendu... il n'y a que lui... J'ai essayé de lui faire des infidélités, mais on revient toujours à ses premières amours... Oui, papa, les enfants vont bien. Ils sont allés au cirque avec Fraülein... Gustave arrivera dans un moment... Je lui ai renvoyé la voiture... La dernière battue de l'année... on a tiré une quantité de lapins... Il n'a pu prendre que le train de 6 h. 40 et il est en train de se changer. C'est excellent pour lui... il a tant besoin de prendre de l'exercice... Aussi va-t-il louer une chasse à lui pour l'année prochaine, dans l'Oise... il y a du faisan en masse... Cela fera l'affaire de Gaston... Tiens, il n'est pas là, ton mari... faux bond, comme d'habitude. Je te trouve un peu pâlotte, Jeannot... Oh! sais-tu, dans une nouvelle maison de lingerie où je me sers, j'ai vu des layettes d'un goût, d'un chic... Par exemple, ce n'est pas donné... Mais quand on veut quelque chose de bien il faut y mettre le prix... Quoi, tu veux t'adresser au Petit-Saint-Jean?... Tu n'y penses pas, ma chère... C'est tout à fait toc, leurs modèles.»
Profitant de ce qu'elle reprenait haleine:
«Tu crois que le bébé de Jeanne en verra la différence? dit Élisabeth en riant.
—C'est pour soi-même, voyons. Je ne comprends pas les mères qui mettent tout sur elles et fagotent leurs enfants. Moi, Fred et Nanon me ruinent.
—Luxe bien immoral, vraiment, quand tant de petits malheureux vont tout nus...»
Sèche et pointue comme sa personne, cette remarque émanait de Mme Biscaras. Nature raisonneuse d'ancienne institutrice, elle professait un humanitarisme pédant en accord avec les fonctions de son mari. Personnellement aumônière, d'ailleurs, mais dans le froid esprit utilitaire qui, en sevrant de douceur l'exercice de la bienfaisance, lui enlève la moitié de son prix.
«Faudrait-il donc aussi nous mettre dans un sac parce qu'il y a des femmes en guenilles?
—Peut-être ferait-on mieux, en effet, de songer à la misère avant de gaspiller autant d'argent en chiffons... Que voulez-vous, ma chère enfant, moi, j'aime les pauvres.»
La rudesse de verbe qu'Hélène tenait de son père se trouvait parfois mise au service de sens commun.
«Je crois bien, riposta-t-elle... ils vous rapportent assez!
—Ça, c'est envoyé, glissa le capitaine à l'oreille du normalien, qui, ricanant dans sa barbe légère, lui répondit:
—Laïque ou cléricale, la charité est toujours la même: elle cultive le paupérisme pour se donner le mérite de le soulager.
—C'est mal, ce que tu dis là, Marcel, protesta Élisabeth, qui avait entendu. Pourquoi voir en tout de vilains sentiments?
—Parce qu'ils y sont, ma chère. Je t'accorde pourtant que le caractère mystique de la charité d'Église lui confère une élégance morale dont est dénuée celle de l'administration, fondée sur ce raisonnement d'ordre très positif: en jetant un os à un chien affamé, on l'empêche de mordre. Chaque cent sous que donnent nos amis Biscaras est une prime d'assurance contre le pillage; les tiens, Élisabeth, sont capitalisés au profit de ton âme. Eux placent à intérêts sur la terre: toi, c'est sur le ciel. Spéculation pour spéculation, j'estime celle-ci davantage, ne fût-ce qu'à cause de son aléa.
—Ne lui répondez pas, mademoiselle, dit Maurice. Il joue son air de flûte et cela l'amuserait trop qu'on le prît au sérieux.
—Je n'aurais garde de discuter sur un terrain intellectuel où je suis battue d'avance. Toutefois il est un point sur lequel tu te trompes, Marcel. La charité... du moins la charité chrétienne, ne tient pas dans l'aumône, mais dans la bonté. Et elle n'a pas assez d'esprit pour en chercher aussi long que toi.
—Dis donc, ma femme, si on dînait?»
L'arrivée de son gendre Percheron motivait cette remarque du docteur. Son fils Georges, pourtant, manquait encore.
«Est-ce qu'il est de garde à son hôpital? demanda Biscaras.
—Non, mais on ne l'attend pas. Il court à travers la vie comme s'il avait toujours un express à prendre, et souvent il le manque.
—Il se fatigue. C'est le malheur de ces gaillards qui trouvent leur pain tout cuit. S'ils consentent à travailler, c'est à condition de s'amuser également. A son âge, nous autres, nous ne faisions que bûcher, et pour cause.
—Bah! quand l'estomac est bon, il n'y a pas de mal à mettre les morceaux doubles. Et le gars est de trempe solide.»
Comme on achevait le potage, l'interne prit sa place.
«Je te demande pardon, maman, mais pour cette fois il n'y a pas de ma faute. Un camarade que j'ai rencontré aux courses et qui m'a accroché par le bouton. On est allé prendre un verre chez Maxim... Impossible de m'en dépêtrer. Il avait à me parler de choses très sérieuses... Mais oui, sans blague: tout ce qu'il y a de plus sérieuses.»
Il appuyait sur les mots, de cet air entendu destiné à intriguer. Puis, du même ton, s'adressant à sa cousine:
«C'est quelqu'un de ta connaissance, Élisabeth... Tu ne rougis pas?
—Et de quoi, grand Dieu?»
Souriante, elle ne marquait pas en effet le plus léger trouble.
«Tu ne te rappelles pas, l'autre soir, au bal chez les Laurent-Janin, un beau jeune homme qui t'a fait la cour?... On a sa police, ma chère... Tu as dansé avec lui deux ou trois fois et vous êtes restés ensemble au buffet je ne sais combien de temps. Quand je dis beau, j'exagère un peu... Mais enfin un grand diable bien bâti, moustache rousse...»
Très tranquillement, en se servant du turbot, Élisabeth répondit:
«Je me souviens, maintenant, tu me l'avais présenté... M. Lambertier, je crois.
—Edmond Lambertier. Ce nom-là ne te dit rien?
—Rien du tout.
—Oh! candeur... Demande à Gustave.
—Lambertier et Cie, une des plus grosses houillères du Borinage...
—Mais dont l'héritier préfère Paris à la Belgique, savez-vous.
—Un des héritiers, rectifia Percheron. S'il avait été fils unique, il aurait une fortune colossale.
—Tel quel, ça lui fait toujours bien une pièce de cinq cent mille francs de rente... de quoi vivre...
—Et faire beaucoup de sottises, sans doute...»
Vivement Georges coupa la parole à Mme Biscaras.
«S'il en a fait, il se range, car le voici amoureux pour le bon motif. C'est de cela qu'il vient de me parler pendant deux heures. Ah! ah! cette fois, tu as compris, Élisabeth.»
Toute confuse, il est vrai, mais seulement de se trouver ainsi mise en évidence:
«Voyons Georges, protesta-t-elle, ne dis pas de bêtises.
—Il est certain que s'il fallait être amoureux de toutes les jeunes filles avec qui on a causé un quart d'heure...
—D'abord, Hélène, je te ferai remarquer que Lambertier n'accorde d'ordinaire aucune attention aux jeunes filles...
—Naturellement... il a autre chose à faire.
—Et ensuite qu'il ne danse jamais. Ce divertissement puéril et genre famille est au-dessous de sa dignité de «petit charbonnier».
—Il préfère la chorégraphie de l'Opéra.»
Persistant dans ses intentions évasives, l'interne, innocemment, remarqua:
«Il est abonné du mercredi. Donc, pour en revenir à ce bal, son attitude auprès d'Élisabeth est tout à fait symptomatique.»
Mme Percheron n'était pas méchante. Mais sa jalouse passion de l'argent souffrait malaisément la pensée qu'il y eût des femmes plus riches qu'elle-même. Et cette petite Élisabeth, qu'elle aimait bien, certainement... mais si insignifiante, si popote... Non: c'était trop absurde. Avec son rire aigu, elle dit à son frère:
«Voilà que tu fabriques des romans pour journal de modes. Cette idée qu'on se marie comme ça, à la suite d'un petit flirt entre une valse et un sorbet...
—Pourquoi pas? fit Jeanne Vuillaume, de complexion sentimentale, comme il arrive souvent aux femmes sans beauté, et qui, en outre, portait à sa jolie cousine une affection admirative.
—Mais je n'ai pas flirté avec ce monsieur, se récria Élisabeth... Je ne flirte jamais, vous le savez bien.»
La rougeur légère montée à son front pur s'accentuait cependant, car le souvenir lui revenait de propos tenus par son cavalier de l'autre soir, auxquels sur le moment elle avait prêté peu d'attention et qui, en y songeant, étaient de galanterie assez caractérisée.
«Allons, mes enfants, intervint la grave voix du docteur, ne la taquinez pas. Si ce jeune homme la trouve à son gré, il est assez grand garçon pour le dire lui-même.»
Mystérieux et joyeux, Georges marmonna dans sa petite moustache blonde:
«Bon, bon... On verra...
—As-tu entendu parler de cette visite que le curé de Saint-Germain aurait faite à Duboys-Leroux? lui demanda son père.
—C'est tout ce qu'il y a de plus véritable. J'ai des tuyaux par son secrétaire René Framery. Prenez-en votre parti, monsieur Biscaras, le grand homme sautera le pas. La consigne est donnée. Seulement il attend l'extrémité dernière, afin d'échapper aux attrapages des journaux. Une fois ad patres, on criera tant qu'on voudra... il n'entendra plus.»
La conversation aiguilla sur ce que le vieux jacobin qualifiait de scandale, et on ne s'occupa plus d'Élisabeth. Mais un peu plus tard, tandis qu'on fumait dans son cabinet, le docteur Bertereau, ouvrant son courrier du soir, y trouva un billet qui lui fit faire un haut-le-corps. On lui demandait une entrevue pour affaire de conséquence, et c'était signé: «Emma Lambertier.»
IV
Instruite de l'objet de cette démarche si inattendue, c'est de la surprise qu'Élisabeth en avait ressenti, presque de la confusion. Car ce qui avait été dit la veille était passé sur elle sans laisser de traces. Petite taquinerie, pensait-elle, de son cousin Georges, et autant en emportait le vent. La réalité cependant s'imposait. Sentant ce qu'il y a d'insolite à solliciter la main d'une jeune fille rencontrée une seule fois, Mme Lambertier avait argué du caractère impulsif de son fils, d'habitudes d'enfant gâté à qui sa grande fortune permettait de satisfaire ses fantaisies sans compter avec aucun obstacle. Captivé par la beauté et la grâce de cette charmante jeune personne, il s'était senti tout d'un coup converti à l'idée de mariage. Disposition à encourager, certes, et trop douce au cœur d'une mère pour que celle-ci ne se fût décidée à brusquer la situation. Dans le fait d'avoir inspiré à première vue un sentiment aussi vif, Mlle Élisabeth devait voir une garantie de bonheur. Quant aux avantages positifs de cette union, ils étaient de notoriété assez publique pour dispenser Mme Lambertier d'insister au delà de ce que comporte le bon goût.
Ébloui par l'aurore dorée se levant pour l'enfant qu'il chérissait à l'égal des siens propres, le docteur avait accueilli cette recherche avec l'empressement qu'elle méritait, sous réserve, s'entend, de la volonté de sa nièce, de qui il n'influencerait en nulle manière la décision.
Comme il le disait, il le croyait. Lorsqu'il vit pourtant Élisabeth plus interdite que touchée d'aussi éclatante conquête, il ne négligea aucun des arguments de nature à lui en faire apprécier la valeur, dont elle ne semblait pas suffisamment frappée.
«Mais avant toute chose, conclut-il, tu dois consulter ton cœur. Est-ce qu'il te déplaît, ce jeune homme?
—Que vous dirai-je, mon oncle?... je ne le connais pas.
—J'en conviens. C'est assez cependant d'une rencontre pour déterminer l'antipathie, phénomène d'ordre purement physiologique, tu peux m'en croire. A cela tu répondras peut-être que, par réciprocité, la sympathie... ou plutôt, dans l'espèce, l'amour, pour l'appeler par son nom, naît également de la première approche...
—Je ne répondrai rien de pareil, mon oncle. Que sais-je, moi, de ces choses?
—Allons donc!... C'est là une science sur laquelle les petites filles en remontrent aux barbons. Tout vieux monsieur que je sois, et n'ayant d'ailleurs jamais eu de temps pour les occupations sentimentales, je ne méconnais pas le coup de foudre. J'accorde même que de lui seul sort la passion. Mais la passion est un sentiment particulier et rare, qui le plus souvent fait faire de grosses sottises. Tellement rare, que s'il était indispensable dans le mariage, le monde finirait. Pour fonder une famille, il n'en faut pas autant... ou il faut davantage, peut-être: la confiance et l'estime. Vois tes cousines... Ce n'est assurément pas un amour romanesque qui les a poussées vers leurs maris. Ne sont-elles pas heureuses? Ta tante et moi, ne faisons-nous pas le meilleur des ménages? Eh bien! la première fois que j'ai dîné chez son père, elle a déclaré que j'étais un ours mal léché.
—Justement, mon oncle, c'est en vous connaissant mieux qu'elle a appris à vous estimer et à vous aimer.»
Le docteur toussa. Fréquemment ce petit esprit simple et droit le mettait au pied du mur, lui et ses sophismes. Lui-même au surplus sentait bien ce qu'il y avait d'inquiétant dans telle soudaineté.
«D'accord, répondit-il, et c'est flatteur pour moi. Mais je n'étais qu'un méchant carabin de plus ou moins d'avenir, sans autre fortune que l'espérance. Je n'avais aucuns motifs pour le prendre de haut, et j'ai pu attendre avec tranquillité que mon mérite éclatât au soleil. Tout épris que soit le jeune Lambertier, si tu prétendais lui imposer un stage, je doute qu'il consentît à s'y soumettre.
—Mais je ne prétends rien de pareil, se récria Élisabeth. Ce serait très mal de demander à le voir davantage pour ensuite lui dire: non, décidément, monsieur, vous ne me plaisez pas.»
Le docteur se mit à rire.
«Comme de se faire apporter la carte des gens et ne point les recevoir... Tu es remplie de tact, mon enfant. Pour en revenir au coup de foudre, je te ferai remarquer que, si tu ne l'as pas, toi, ressenti, il s'est produit de son côté. Or un homme aussi amoureux est assuré de faire partager son sentiment à sa femme, à moins, cela va de soi, que de la part de celle-ci il y ait éloignement préalable. De la physiologie, tout cela, quoi qu'on en pense, de la simple physiologie que nous habillons de phrases afin de la rendre plus aimable, mais quand on va au fond...»
Se rappelant à temps que cette doctrine n'est pas de celles précisément qu'il convient d'approfondir avec un esprit virginal, brusquement le grand chirurgien s'interrompit:
«Tu es très jeune. Élisabeth, reprit-il, très sérieuse aussi, et peu curieuse des choses qui, prématurément parfois, troublent les jeunes filles. Cela est préférable ainsi, car comme elles ne sauraient jamais qu'en être très imparfaitement instruites, ces idées qu'elles se forgent, le plus souvent fausses, à tout le moins incomplètes, servent plutôt à les égarer qu'à les guider dans la grave affaire du mariage. Hors des cas très exceptionnels et qui, je le répète, sont loin de toujours tourner pour le mieux, elles ont donc tout avantage à s'en reposer sur l'expérience de ceux qui ont vécu. L'essentiel est qu'elles y aillent de bonne grâce et de bon cœur... la nature se charge du reste. C'est une vieille personne fort sage, la nature, qui sait ce qu'elle fait et à qui les plus malins sont incapables de rompre en visière. Ainsi, ma chère petite, ne te mets point martel en tête pour chercher d'où vient l'amour et comment... ce sur quoi d'ailleurs jeunes ni vieux ne sont guère mieux informés les uns que les autres. Ce qu'il s'agit de savoir, c'est si la recherche d'Edmond Lambertier t'est désagréable, si sa personne te déplaît, si la pensée d'unir ta vie à la sienne te repousse. De cela, toi seule es juge. Tu connais mon principe en toutes choses: liberté absolue, en tant que ce n'est pas pour faire le mal. Tu es souveraine maîtresse de toi-même. Seulement, tu le reconnais, une réponse dilatoire est impossible: c'est un oui qu'il faut, ou un non. Pas sur l'heure, pas aujourd'hui, ajouta le docteur, voyant la perplexité peinte sur le joli visage de sa nièce... Naturellement, j'ai à me renseigner quant à la moralité de ce jeune homme, et cela nous donne quelques jours de répit. Fais tes réflexions. De mon côté, après la petite enquête discrète, je te dirai s'il est vraiment digne de faire le bonheur de la fille de mon frère... de la mienne. Embrasse-moi, mon enfant chérie... Et crois-le bien, je suis aussi heureux de cette bonne fortune que si elle s'était présentée pour Jeanne ou Hélène. A présent, je te laisse causer de cela avec ta tante, et je vais travailler de mon état.»
Sur quoi il s'en fut, d'un esprit serein et d'une main sûre, pratiquer certaine laparatomie d'importance scientifique considérable, qui l'intéressait pour l'amour de l'art autant que pour celui du patient. Autant, mais pas davantage, le docteur Bertereau étant réputé très paternel pour ses opérés.
Réfléchir... c'était bientôt dit. Sur quelles bases asseoir ces réflexions? Son oncle n'avait-il pas déjà tout élucidé? Accoutumée à tenir pour un oracle cet homme de si haut mérite, dont la parole faisait loi dans sa famille, sachant aussi la tendre affection qu'il lui portait, et certaine qu'il voulait son bien, exception faite pour la question religieuse qui les divisait, elle se fiait aveuglément à lui en toutes choses. Docilement donc, sans discuter ce qui était lettre morte pour son inexpérience, elle s'interrogea sur le seul point qui dépendît d'elle. Non, assurément, ce jeune homme ne lui était pas antipathique. Edmond Lambertier, possédait cet attrait qui, aux yeux de ceux mêmes le moins portés à adorer le veau d'or, résulte du prestige de l'opulence avec la quasi toute-puissance qu'elle confère. Assez bien fait de sa personne, un vernis cercleux et sportif maquillant sa vulgarité foncière, une manière de bon garçonisme le défendant en apparence de la sottise et de l'infatuation du parvenu, il n'avait rien en somme pour inspirer la déplaisance. S'étant mis au profit d'Élisabeth en frais de galanterie, si peu coquette qu'elle fût, elle était femme, elle avait vingt ans, et cela l'inclinait à le trouver aimable. Aurait-elle de la répugnance pour le mariage? Non, certes pas. N'est-ce point le lot et le devoir communs? Elle avait pleine confiance dans la vertu du sacrement. Dieu, lui semblait-il, doit bénir les unions qu'il consacre, et une honnête femme aime toujours son mari, s'il est honnête homme et s'il l'aime. Or, des sentiments de celui-ci elle ne pouvait douter—revanche des filles mal pourvues sur celles dont la dot jette son poids dans la balance.
Vivant en un milieu de propos assez libres, quoique de mœurs très familiales, Élisabeth n'était pas d'une innocence absolue de pensionnaire. Elle n'ignorait point qu'il y a de par le monde, le monde surtout de loisir et de plaisir, des jeunes hommes de vie déréglée—encore que le mot ne présentât pas à son esprit d'image précise—et aussi des époux qui ne sont pas pour leur femme ce que commande la loi divine et humaine. Mais c'étaient choses qui au lieu d'éveiller sa curiosité la repoussaient. La parfaite pureté de son imagination la retenait de chercher à approfondir ce qui lui était appris à la volée par des bribes de conversation auxquelles elle ne prenait point part et ne prêtait qu'une oreille distraite. Cela, c'était l'affaire de son oncle. Et dès qu'il lui eut affirmé que tout était bien, elle n'avait plus à s'en préoccuper.
Tout d'ailleurs, autour d'Élisabeth, conspirait pour peser sur sa détermination. Bien plus, on la considérait comme acquise. On était très en dehors dans cette famille, expansif, voire un peu bruyant en ses manifestations. Après un léger passage de regret que ses filles n'eussent point eu les attraits nécessaires pour décrocher pareille timbale, la bonne Mme Bertereau avait souhaité joie et bonheur à sa nièce du meilleur de son cœur. Jeanne pareillement, tout heureuse dans l'alanguissement de sa maternité prochaine. Et de quoi eût-elle été jalouse, elle qui n'eût pas troqué son beau Gaston contre tous les trésors de Golconde? Marcel, en l'occurrence, garda par devers lui l'expression de cette ironie corrosive dont il empoisonnait toutes choses; quoique de complexion médiocrement tendre, il se sentait désarmé devant la douce et jolie créature que tous aimaient. Le capitaine Maurice lui-même la félicita avec toutes les apparences d'une parfaite sincérité. A la vérité remarqua-t-on que désormais il vint moins souvent avenue de Messine. Mais cela s'expliquait fort naturellement: il n'y a plus de place pour les célibataires dans une maison où se chante l'alleluia de fiançailles. Quant à Georges, qui était pour sa cousine le frère le plus affectueux, il se réjouissait avec éclat et des «Je l'avais bien dit» qui exaspéraient sa sœur Hélène. Celle-ci seule jetait dans ce concert de bénédictions une note acide.
«Comme si cette pauvre Élisabeth était la femme qui convient à ce fêtard!... Elle si pot-au-feu, si simplette... Elle ne saura même pas comment s'y prendre pour dépenser son argent. Cela ne peut pas bien tourner. Jolie certainement, Élisabeth... Mais ce n'est pas tout, ce n'est même rien pour un noceur fieffé qui en a vu bien d'autres. Il n'en fera qu'une bouchée, et après?... Ce n'est pas sérieux, ce mariage-là. Je ne comprends vraiment point que papa encourage pareille folie.»
Mais elle n'aurait eu garde d'adresser cette remarque au docteur, lequel, avec ses côtés débonnaires, était un chef de famille des plus intransigeants sur le respect dû à son infaillibilité. Les «renseignements», pris hâtivement et superficiellement,—ces renseignements pour mariage qui ne sauraient être véridiques et dont tout au plus peut-on espérer qu'ils demeureront neutres, n'affirmant pas plus dans le sens du bien que dans celui du mal,—n'avaient rien révélé qui fût de nature à disqualifier le prétendant. Ses aventures bruyantes, ses fantaisies coûteuses, quelques culottes formidables, péchés de la vie de garçon trop riche qui s'amenderait dans un mariage d'amour. Autrement passait-il pour honorable dans ses affaires de jeu et d'écurie, et nul scandale n'avait marqué son libertinage, confiné dans les milieux de haute noce.
Qu'exiger de plus? Le «petit charbonnier» pouvait-il apporter à sa femme un passé de bon jeune homme? Le docteur Bertereau n'était rigoriste que pour lui-même—sans mérite au surplus, disait-il, la sagesse de conduite étant la première obligation du travailleur—et son optimisme l'inclinait toujours aux jugements favorables. Celui-ci étant signifié à sa nièce, ce n'est pas elle qui l'aurait pu révoquer en doute. Les notes discordantes jetées par la pénétration née de l'envie dans le concert de félicitations et de bénédictions dont elle était l'objet ne parvenant point aux oreilles de la partie intéressée, Élisabeth en vint à croire qu'un refus équivaudrait à un symptôme de dérangement d'esprit.
C'est ainsi que, quelques jours après ce coup de foudre éclatant dans la sérénité de son ciel, elle autorisa Edmond Lambertier à lui mettre au doigt l'anneau des accordailles, et la splendeur déjà de ce saphir princier accolé d'un diamant royal était un avant-goût de l'opulence qui allait être sienne. Pendant la période de cour, aussi brève que le permettaient les nécessités légales, celles surtout de la préparation du trousseau et de la corbeille, menée bon train en payant triples guides, Élisabeth fut roulée dans un tourbillon ne lui laissant pas un instant de tête-à-tête avec son cœur. Étourdie plutôt que captivée, cependant était-elle grisée aussi un peu par cette musique d'amour qui porte en soi son ivresse, extérieure à la personne qui la chante. Le viveur repenti se montrait fiancé pressé plus encore qu'empressé; mais ce sentiment-là n'est-il pas un hommage dont l'ardeur touche la femme sommeillant dans la vierge?
Si Élisabeth avait eu du temps pour se reconnaître, elle eût préféré toutefois que fût mieux enveloppé de tendresse ce désir manifesté trop brutalement peut-être. Les façons d'être aussi de son futur lui semblaient bien légères pour une circonstance aussi solennelle, avec quelque chose de cavalier où elle ne sentait rien de l'émotion qui, lui disait son instinct de ces subtiles et douces choses, est l'accent de leur sincérité, la marque de leur profondeur. Mais où eût-elle pris le loisir d'en raisonner? Et, au demeurant, n'avait-elle pas ouï soutenir que la raison doit pour un temps céder le pas à l'amour? Or, on l'aimait, cela ne pouvait faire doute. Elle aimait aussi, ne l'avait-elle pas déclaré implicitement le jour où sa main était tombée dans celle qui s'offrait pour la vie et pour l'éternité? Les événements marchaient, marchaient, l'entraînant dans la rapidité et le vague du rêve, par un chemin fleuri, parfumé, rayonnant, jusqu'au pied du maître-autel de Saint-Augustin où, pour la troisième fois, le docteur Bertereau conduisit une épousée, jolie à miracle, celle-ci, qui en toute l'honnêteté et la ferveur de son doux petit cœur tendre jura devant Dieu et devant les hommes foi et amour à Edmond Lambertier.
Ce fut le grand mariage de la saison pour ce tout Paris bigarré de l'argent et de la politique. Lorsque, comme quelques mois auparavant, un jeune couple eut quitté les salons en désordre de l'avenue de Messine, où dans une atmosphère de fête se flétrissaient les blanches fleurs nuptiales, le vieux ménage cette fois demeura seul. Comme, pour conjurer la tristesse qui les prenait un peu, M. et Mme Bertereau commentaient ensemble les menus incidents de la journée, ils vinrent à parler de l'absence de leur neveu Maurice. Encore que le capitaine se fût excusé de paraître à la cérémonie sur l'imminence d'un voyage d'état-major dans les Vosges, dont la préparation l'accablait de travail,—et à la vérité l'École de guerre se mettait en route le lendemain,—ils se demandèrent si ce n'était pas là un prétexte. Ils ne surent que se répondre. Mais après tout cela n'importait guère. Tout énergie et vaillance, appartenant corps et âme au métier qu'il aimait passionnément, il saurait se consoler de son regret, si regret était. Et quant à la jolie fleur fragile, objet de leur sollicitude, jamais, on en était bien certain, elle n'avait ressenti pour lui rien de plus qu'une amicale sympathie.
DEUXIÈME PARTIE
I
Cinq ans plus tard, sur l'impassible registre de l'état civil de la mairie du huitième arrondissement, en marge de l'acte de mariage de M. et Mme Edmond Lambertier était inscrit leur divorce.
Ce naufrage du bonheur qu'il s'était réjoui de donner à sa nièce fut pour l'optimisme du docteur Bertereau une cruelle déconvenue. C'est qu'il avait ignoré—ne l'ayant pas assez cherché peut-être—le véritable mobile de la recherche dont il s'émerveillait. Loin que le jeune viveur eût cédé à un entraînement auquel n'était pas accessible sa nature positive et passablement grossière, c'est d'un esprit très réfléchi au contraire que, sans mettre de visage sur cette détermination, il avait résolu de prendre femme. Menacé par sa mère d'un conseil judiciaire que justifiaient amplement ses extravagances, souhaitant d'autre part complaire à un oncle de qui il attendait une grosse succession—le tiers des parts du charbonnage—et qui voulait des petits-neveux, en enrayant temporairement sa vie de désordres il pacifiait les siens, et à chaque jour sa peine. N'ayant point à se préoccuper de la dot, il tenait seulement à la beauté. Plus encore que pour son agrément, c'était par vanité, par habitude de se payer ce qui se fait de mieux en tous genres. Donc, il s'était mis à regarder les jeunes filles, variété féminine jusqu'alors totalement dédaignée par lui. Le destin aussitôt avait mis celle-ci sur sa route. Élisabeth était assez jolie pour lui plaire. Mais davantage est-ce le charme de la pureté, en elle si profond et si vif, qui avait fixé son choix, non moins rapide que ses fantaisies libertines. Impulsif, en effet, volontaire extrêmement, chez lui il n'y avait guère de place entre un désir et sa satisfaction.
Jusqu'à quel point Mme Lambertier avait-elle démêlé les mobiles secrets de son fils? Cette grande femme sèche, belle encore sous ses bandeaux d'un noir excessif, était un de ces esprits froids et ténébreux dont nul ne saurait discerner où la sincérité finit et où commence le calcul. Qu'elle s'aveuglât sciemment sur la réalité de cette conversion tellement subite, ou que, de bonne foi, elle escomptât l'amendement par l'amour, cela, au surplus, lui était de peu. La veuve du grand charbonnier tenait l'argent pour baume à toutes plaies. N'ayant point eu à se louer de son époux, grand coureur de filles, l'opulence qu'elle en recevait lui avait été une large compensation. Pareillement, à son sens, en irait-il pour sa bru, le cas échéant. Si donc elle soupçonnait une équivoque, elle ne s'était point fait scrupule de la couvrir. Elle estimait que cela tournerait au mieux pour le bien de tous.
Prise dans le filet d'or ainsi tissé de toutes parts autour d'elle, Élisabeth n'avait pas tardé à reconnaître combien l'instinct de la sensibilité avertit mieux l'ignorance que cette sagesse vulgaire qui prétend gouverner la vie selon des données exclusivement positives. Ce fut une lune de miel brève et sans joie. D'un côté, échauffement brutal, que le mari ne prenait pas la peine d'envelopper de ces soins délicats auxquels tant bien que mal s'était efforcé le fiancé. Chez elle, étonnement confinant au malaise de trouver cette entrée dans la vie conjugale si peu semblable à ce qu'en dit aux jeunes filles leur imagination, à ce que leur en ont laissé deviner les nouvelles mariées de leur entourage, et dont les plus chastes ressentent une curiosité. Dénués de cette ardeur tendre dont, vidée même la coupe de l'amour, demeure le parfum, qui jamais entièrement ne s'évapore, au lieu que dans les débuts du mariage la féminité s'épanouisse, ils provoquent le repliement sur soi-même d'une pureté froissée. Et de ce déboire qui glace et paralyse l'éclosion de l'épouse, jamais une union ne revient.
Puis bientôt, l'assouvissement venu de plaisirs pour lui fort pâles dès qu'en fut évanoui l'attrait de la nouveauté, Edmond Lambertier ne s'occupa plus guère de sa femme. En outre du luxe dont elle jouissait par le jeu naturel des choses, il se montrait avec elle très libéral et en parfaite sincérité, pensant ainsi être quitte de toutes obligations. Si médiocre observateur qu'il fût, et d'ailleurs ne se mettant point en peine de personne hors lui-même, il finit bien par s'apercevoir qu'elle eût souhaité plus ou mieux. Cela lui parut infiniment déraisonnable. S'imaginait-elle donc que, toute la vie, il allait filer le parfait amour à ses pieds? C'est en ces termes qu'un jour il avait répondu à une bien légère plainte. C'était la première, ce fut la dernière. La douce Élisabeth avait sa fierté. Et aussi était-elle assez intelligente pour voir qu'ils ne parlaient pas la même langue. Dès lors l'abîme se trouvait ouvert entre eux.
Ce n'était pas la seule pierre d'achoppement du ménage.
Pendant le peu de temps qu'Edmond Lambertier avait vécu dans quelque intimité avec sa femme, il avait voulu l'initier aux perversités dont, à l'égal de bien des hommes plus raffinés que lui, il s'imaginait que la connaissance est pour toutes jeunes filles la plus belle conquête du mariage. Il pensait lui être agréable, et il trouvait son amusement aussi à corrompre cette jolie petite âme, à en ternir au moins le cristal, à bronzer ce front pur qui, chez la femme, conservait les rougeurs de la vierge. Jeu grossier et d'une naïve imprudence, qu'un mari souvent voit tourner à son détriment. Ici rien de pareil n'était à redouter. Non seulement l'honnêteté d'Élisabeth se trouvait à l'épreuve du péril, mais encore son indélébile pureté demeurait réfractaire à ces influences pernicieuses. Elle avait de l'éloignement pour les spectacles risqués, pour les lectures malsaines; la promiscuité dans certains lieux publics avec la mauvaise compagnie l'effarouchait; les propos cyniques, les histoires scabreuses lui causaient du malaise et du déplaisir. Sa résistance passive, plutôt que voulue, à s'assimiler la dépravation ambiante, fut taxée par lui de bégueulerie, voire de sottise, et cela le rebuta.
Pas davantage la nature sérieuse et recueillie d'Élisabeth n'était-elle propre à l'existence agitée, vide, bruyante comme un grelot, des jeunes femmes de son entourage, ayant pour unique objet l'étalage des vanités les plus basses, la poursuite des plus vulgaires plaisirs. Afin de plaire à son mari, elle s'était efforcée d'en suivre le train. Mais vainement avait-elle fait le sacrifice de ses répugnances: elle s'y essoufflait sans réussir qu'à l'impatienter par son inaptitude à vivre ce qu'il appelait la grande vie. Décidément, elle n'était bonne qu'à demeurer au logis, et il en reprit plus promptement et plus complètement sa liberté de jouisseur, sans aucun frein de travail ni de devoirs.
Un événement, d'ailleurs, était survenu qui, en fournissant à Edmond Lambertier un prétexte pour négliger sa femme, apportait à Élisabeth beaucoup de bonheur. Outre que cette grossesse l'autorisait à se retirer du tourbillon mondain où elle se noyait, le sentiment maternel qu'en germe elle possédait, très vif, éveillé à présent dans ses entrailles, mettait en elle une détente infiniment douce. Ces quelques mois furent les seuls heureux que connut Mme Edmond Lambertier. Ils prirent fin par suite de l'entêtement de son mari à la faire monter sur un drag attelé de quatre chevaux dressés insuffisamment. Naturellement peu hardie, rendue nerveuse par son état, Élisabeth avait grand'peur et ne sut pas le cacher. Son peu de goût pour les sports avait maintes fois irrité ce gaillard taillé en force, de qui c'était l'absorbante passion, et il n'avait pas la politesse de se taire du dédain ressenti pour la pusillanimité physique de la frêle et douce créature. Pas méchant ni même absolument despote, il était sujet à de ces caprices impérieux en raison même de leur frivolité, contre lesquels, tant par faiblesse de caractère que parce qu'elle y voyait son devoir, Élisabeth ne savait pas se défendre. Ainsi en arriva-t-il ce jour-là. Tant habile que «le petit charbonnier» fût à conduire, l'accident ne put être évité, sans conséquence grave pour personne, sinon pour le petit être obscur tué avant d'avoir vécu. Des souffrances de sa femme, comme de l'anéantissement de son héritier, Lambertier ne fut pas sans ressentir quelque émotion, qui prit la forme de la contrariété. Si peu qu'en cette occasion il dût s'occuper d'elle, cela lui était un dérangement. Ne s'en trouva-t-il pas empêché d'assister au Critérium d'Ostende, où sa pouliche Belle Lurette était grande favorite et qui ne fut même pas placée?... Les malheurs toujours vont par deux. Et la mauvaise humeur combinée du père, du mari, du sportsman s'épancha dans ce reproche qui fut sa façon d'excuse:
«La chute n'était rien, mais quand on ne sait pas se recevoir...»
Élisabeth aurait pu arguer à sa décharge n'avoir point été instruite en cet art indispensable aux gens de cheval et dont au surplus il n'est guère demandé de faire montre à une femme dans sa position. Mais elle n'était pas combative. Et, toute au regret amer de l'espoir caressé si chèrement, de peu lui était cette sécheresse du mari pour qui déjà elle ne nourrissait plus d'autre sentiment que la gratitude de l'avoir rendue mère. Qu'importait donc, puisque ce lien se trouvait brisé désormais? Car longtemps la jeune femme se ressentit de son accident, tenue à des ménagements qui davantage encore la confinèrent dans sa solitude dorée. Edmond Lambertier complètement retourné à ses habitudes de garçon, ce fut la fin du peu qui restait entre eux de vie commune.
Quelque temps encore pourtant crut-il devoir conserver certaines apparences permettant à Élisabeth de pouvoir ignorer la réalité de l'outrage. Dans les romans, c'est tout d'un coup, par quelque révélation brutale, que se découvre la trahison, et avec même éclat dramatique que l'épouse offensée s'arrête aux résolutions violentes. La vie, souvent, va de toute autre manière. C'est peu à peu qu'Élisabeth avait pris conscience de la situation.
Elle en avait souffert dans sa sensibilité, mais ne pouvait souffrir dans l'amour que son mari n'avait pas su faire naître. Meurtrissure plutôt que blessure, endolorissement d'une âme délicate, effeuillement d'une illusion douce, flétrissement d'une fleur froissée par des doigts méchants au moment d'éclore. Mais ce cœur était sans colère et sans haine. Certaine passivité aussi de sa nature la rendait un peu fataliste. Encore qu'elle ne fût point curieuse des vilenies de la vie, dans le milieu relâché où l'avait jeté son destin, ses yeux s'étaient ouverts à des réalités instructives. Ayant connaissance de tant de ménages dérangés, qui souvent même en faisaient fanfaronnade comme d'une élégance, Élisabeth pensait devoir supporter patiemment une épreuve plus commune sans doute que son ignorance ne l'avait imaginé. Sa belle-mère s'employait à l'entretenir dans cette illusion. Mme Lambertier escomptait quelque rapprochement fugitif, certaine que, le cas échéant, la mère enseignerait le pardon à l'épouse. Et ainsi se trouverait définitivement écartée l'éventualité d'un divorce, qui exposerait de nouveau au péril de quelque union sans honorabilité ce fils dont, depuis l'âge d'homme, avaient été son constant effroi les foucades, les bravades, le penchant pour les basses compagnies. Et puis, autant que sa froideur était susceptible d'affection, elle en portait à la douce et droite créature des chagrins de qui elle se sentait bien un peu comptable. Elle la lui témoignait par d'excellents procédés, et de la confiance ainsi conquise elle usait pour agir sur l'esprit de sa belle-fille dans un sens concordant avec les sentiments chrétiens qui inclinaient Élisabeth à la résignation.
Retirée et discrète comme elle était, avec tous autres la jeune femme se taisait de ses chagrins intimes. Ils étaient soupçonnés: ce sont choses sur lesquelles ne saurait guère être mise en défaut la perspicacité du monde. Lorsqu'il avait loisir d'y songer, le docteur Bertereau parfois fronçait ses gros sourcils. En outre de l'affection qu'il portait à sa nièce, il se sentait atteint dans son infaillibilité, et cela l'irritait.
Ce n'était pas l'unique souci qui lui échût en matière familiale, son plus jeune gendre étant loin de lui donner satisfaction. Dans sa naïveté de femme très éprise en même temps que passablement bornée, Jeanne Vuillaume avait été la dernière à incriminer les rencontres au cercle, les dîners avec des hommes politiques, et, de Beauvais, les si fréquents appels du ministre, donnant à croire que le paisible département de l'Oise était le plus malaisément administrable de France. On s'en préoccupait fort avenue de Messine. Certain dimanche soir, le docteur et Mme Bertereau, ainsi que les autres convives du dîner intime, écoutant une sonate de Mozart, exécutée par un élève du grand chirurgien, presque aussi habile à manier l'archet que le scalpel, et que, de fort triste mine, Mme Vuillaume accompagnait au piano, dans le second salon, où se tenait un petit groupe, Hélène Percheron commentait le cas de sa sœur fort crûment, à son habitude. Elle en vint à se récrier:
«Cette pauvre Jeanne est vraiment trop sotte... Elle se met des écailles sur les yeux, plutôt que de les ouvrir...
—Dans l'intérêt de sa paix, peut-être est-ce le parti le plus sage, remarqua Mme Edmond Lambertier.
—Pourquoi? Avec des griefs plein les mains, si seulement elle voulait se donner la peine de se baisser pour les ramasser, elle serait certaine de garder sa petite fille.
—Ah! fit Élisabeth, c'est au divorce que tu penses?
—Sans doute. Quel intérêt a-t-elle à demeurer avec son mari? Papa le tient du directeur du personnel à l'intérieur: la carrière de Gaston est très compromise, sinon perdue. Déjà il n'était guère sérieux ni travailleur. Avec cette vie de bâton de chaise, il ne fait plus rien. Continuellement il s'absente de son poste. Au prochain mouvement, au lieu de décrocher sa seconde classe, il sera expédié en disgrâce dans un petit département du Midi. Et, comme on est sur l'œil à cause des criailleries des journaux de l'opposition pour ces scandales récents parmi des fonctionnaires de province, s'il lui arrive la moindre histoire, dégommé... D'autant plus qu'on lui a découvert des attaches cléricales... Parfaitement: une tante religieuse et son père très lié avec je ne sais plus quel évêque de leur pays. Alors, qu'est-ce que fera Jeanne de ce garçon qui n'a sou ni maille et n'est bon à rien, sinon à plastronner dans un uniforme brodé d'argent et à haranguer les pompiers?... Mais elle en est tellement entichée de son bellâtre, ajouta Hélène après avoir repris du souffle, qu'elle serait capable de se cramponner à lui.»
De nouveau la voix d'Élisabeth se fit entendre, grave et douce, après la crécelle de sa cousine:
«Peut-on faire à une femme le reproche de demeurer fidèle au devoir?»
Sans intention de méchanceté, Mme Percheron possédait l'art du propos désobligeant et brutal.
«Oh! toi, répliqua-t-elle, pour rester avec Edmond tu as une autre raison, qui est meilleure.»
Bien qu'un peu de rouge lui fût monté aux joues, c'est avec beaucoup de dignité qu'Élisabeth releva l'insinuation:
«Est-ce que je me plains de mon mari?
—Non. Mais tout de même on se doute bien que vous n'êtes pas positivement le modèle des ménages. On n'a pas ses yeux dans sa poche.»
Le jeune docteur Georges préférait infiniment sa gentille cousine à la grande haquenée mal gracieuse qu'était sa sœur aînée. Vivement il repartit:
«Tu ferais mieux de te servir des tiens pour regarder ce qui se passe chez toi.»
Hélène eut un de ces éclats de rire rude et bruyant qui semblait hennissement de cavale.
«Gustave! s'exclama-t-elle... Ah! bien, tu en as de bonnes... S'il t'entendait il serait flatté... Mais tu peux être tranquille, il a autre chose à faire qu'à courir, et il n'y pense guère.»
Ce n'est pas non plus à quoi son frère pensait. Cependant il ne s'en expliqua point. Qu'elle aussi s'aveuglât sur ce qui la touchait le plus au monde, la prospérité des Établissements Percheron frères dont, dans les cercles industriels, on savait la solidité très compromise, il ne lui incombait pas de l'éclairer. Hélène aurait pu établir une corrélation entre cette parole et quelques représentations, d'ailleurs demeurées sans effet, que peu auparavant son mari lui avait adressées, en vue de réduire un train devenu trop lourd. Mais accoutumée à n'écouter qu'elle-même, son épaisse insouciance ne s'y arrêta point.
«Ne crois-tu pas, reprit Élisabeth, s'animant plus qu'à l'ordinaire, qu'en refusant de se prévaloir, pour rompre son mariage, des torts de son mari, une femme peut obéir à d'autres mobiles qu'à ceux de l'intérêt?»
Mme Biscaras était présente à l'entretien. De son ton aigu et péremptoire d'institutrice émérite, accentué de l'ironie que son libre esprit appliquait à toutes questions relevant de la conscience religieuse:
«Ah! oui, dit-elle, les principes!...
—Le trouvez-vous mauvais, madame, vous qui êtes inflexible sur les vôtres?
—Les miens, ma chère enfant...»
Sur les lèvres minces et sèches de Mme Biscaras, les vocables affectueux prenaient une expression condescendante et légèrement dédaigneuse.
«Les miens sont fondés sur la raison. Qu'est-ce qui fait le caractère respectable du mariage? C'est la fidélité réciproque aux engagements librement consentis. Le jour où l'une des deux parties y a failli de façon flagrante, l'autre se trouve déliée des siens.
—Pardon, madame, objecta Georges, ceci ne serait-il pas plutôt le principe de l'amour?»
Insoucieux de ce que la forme de sa remarque avait de peu courtois à l'égard de Mme Biscaras, Marcel dit à son frère:
«Autre absurdité, mon cher. L'amour n'a pas plus souci de principes que du maire et du curé.
—Sa raison d'être, si tu préfères. Sans prendre le conjungo tellement au tragique qu'Élisabeth, j'estime quand même qu'il comporte un élément supérieur aux fluctuations sentimentales.
—Seriez-vous antagoniste au divorce? demanda avec quelque aigreur l'épouse du fonctionnaire jacobin.
—Je crois qu'il n'en faut pas abuser.
—Il est un moyen bien simple de l'abolir: supprimons le mariage.
—Allons, Marcel, toujours vos paradoxes!
—Très sérieusement, madame, quand je considère les arrangements sociaux, je n'en vois pas un qui mérite d'être conservé. Je suis, moi, un esprit vraiment libre.
—Être libéral ne signifie point qu'on veuille détruire la société de fond en comble.»
Actuellement professeur d'histoire dans un lycée de Paris, où le caractère de son enseignement commençait à effaroucher les pères de famille et à être commenté par la presse, Marcel sacrifiait encore, non sans ennui, à la tradition bourgeoise de ce dîner dominical. De quoi il se vengeait en ne perdant pas une occasion d'ergoter avec les Biscaras. Du haut de son impertinence tranquille, il riposta:
«Je sais: vous prétendez limiter la destruction au point où cela vous appert expédient. Souvenez-vous, chère madame, de ce qu'approximativement a dit le poète:
Ce tournoi de paroles fit bâiller Hélène. Les idées générales n'étaient pas son fait. Georges riait, marquant les coups.
Grave et douce, Élisabeth ramena les discuteurs au point de départ.
«Ce sont, dit-elle, considérations qui m'échappent. Vous envisagez le mariage comme un simple contrat. Pour nous, vous le savez, il est revêtu de la majesté sacramentelle.
—Majesté au nom de laquelle l'épouse trahie doit sacrifier sa dignité en subissant l'outrage...»
Ah! c'est qu'elle ne plaisantait pas, Mme Biscaras, sur la fidélité de son Alcide...
«Les catholiques, madame, font du sacrifice une vertu.»
Cette simple repartie d'Élisabeth ne fut pas relevée par la raisonneuse personne, la fin de la sonate venant couper court au débat.
L'événement cependant tourna au triomphe de Mme Biscaras. Tandis que Jeanne Vuillaume s'accrochait désespérément à son épave conjugale, dans le ménage Lambertier, à force d'être tendue, la corde cassa. Le libertinage d'Edmond avait fini par se fixer en une liaison avec certaine comédienne d'un théâtre de genre, dont les talents s'exerçaient plus brillamment à la ville qu'à la scène. Grisée par sa conquête, elle ne visait à rien moins qu'à se faire épouser. Grave chance à courir, celui qu'on continuait à appeler bien improprement aujourd'hui de ce surnom juvénile «le petit charbonnier», ayant dépassé, et n'ayant pas atteint les âges où l'homme est une proie facile. Mais dût-elle échouer dans son honnête entreprise, toujours aurait-elle avantage à ce que fût rompu le lien légitime qui, au mari le plus dénué de la conscience de ses devoirs, impose pourtant certain minimum d'obligations constituant une apparence de partage. Connaissant bien ses cartes, elle les joua au mieux. Sous le vernis mondain qui s'écaillait facilement, Edmond Lambertier avait conservé un tréfonds d'âme populaire, comme tel enclin à cette cynique grossièreté de l'homme se sentant quitte, parce qu'elle a cessé de lui plaire, de tous égards envers sa femme. Puis aussi, passé l'attrait fugitif exercé par la pureté sur la dépravation, il était retombé dans cette aversion quasi haineuse pour les honnêtes femmes, habituelle aux natures vicieuses, faite d'une honte secrète à leur préférer les compagnies infâmes. Habilement exploité, ce double sentiment le fit passer d'une indifférence relativement polie à des procédés brutalement injurieux qui rendaient intolérable la fiction même de vie commune. En présence d'un scandale devenu public, le docteur Bertereau intervint. Et un jour Élisabeth quitta, pour n'en plus franchir le seuil, l'opulente demeure où elle n'avait que souffert.
A se consulter seulement soi-même, elle se fût contentée de la séparation judiciaire. Mais son oncle lui préconisa les moyens radicaux de régulariser sa situation. Il lui représenta qu'après trois années la loi donnait à son mari la faculté, dont il se prévaudrait certainement, de convertir en divorce cette demi-mesure. Plutôt en finir d'un coup, avec dignité. Condescendant à tenir compte du scrupule religieux, sans peine il lui fit admettre que l'Église, en définitive, ne proscrit pas le divorce: elle l'ignore seulement, ou du moins ne le tient que pour une séparation aux effets purement civils, laissant indélébile le sacrement. Meurtrie comme Élisabeth l'avait été par le mariage, il ne semblait pas que jamais la tentation lui vînt d'en recommencer l'expérience. Dès lors, à reprendre son entière liberté elle ne faisait rien de mal, lui disait le docteur. Au contraire, car son existence se trouverait rétablie sur des bases honorables. Même cela s'imposait-il, pour sauver sa délicatesse du soupçon de ces mobiles sordides que, sans intention de blâme, Mme Percheron un jour lui avait attribués. Cette considération fut celle qui emporta la décision d'Élisabeth.
La procédure ne fut que pour la forme, Edmond Lambertier ne tentant point une défense impossible. Fort aise d'être débarrassé d'une femme qu'en ses moments mauvais—les plus fréquents—il qualifiait d'«emplâtre» et dont, dans les fugitifs réveils de son sens moral, l'existence lui était un reproche vivant, il avait donné pour instructions à son avoué de régler les questions d'intérêt avec la plus grande largeur. Car, mariés sous le régime de la communauté réduite aux acquêts, Élisabeth se trouva retirer profit de la liquidation. Compensation bien légitime pour la pauvre petite, remarqua l'excellente Mme Bertereau. Et, avec ce sens commun de genre particulier qui caractérisait généralement la vulgarité de ses appréciations, Hélène déclara que cette petite fortune était exactement ce qui convenait à l'insuffisance de sa cousine dans l'art de dépenser de l'argent, si bien que, tout compte fait, l'opération n'avait pas été mauvaise.
Ce n'est point sous cette forme, certes, qu'Élisabeth se formulait la sensation de bien-être moral ressentie lorsqu'elle eut repris possession de sa chambre de jeune fille, à laquelle les vides successifs qui s'étaient produits dans la famille avaient permis d'ajouter deux autres pièces pour son usage personnel. Rentrée sous le toit qui avait abrité son heureuse adolescence, il lui sembla que les cinq années écoulées étaient un mauvais rêve dont elle sortait sans autre dommage que cette courbature du réveil des cauchemars. Son miroir le lui donnait à croire vraiment, tant l'intacte beauté de ses vingt-six ans avait conservé ce caractère virginal auquel elle devait le meilleur de son charme. A peine si, au fond des jolis yeux clairs, quelque chose de plus grave, de plus intense, une légère mélancolie très douce et qui avait sa grâce, mettait la marque des douloureuses épreuves traversées, mais sans qu'en fût altérée sa fraîcheur de jeunesse. Et reprenant sa vie au point où elle l'avait laissée, pas un instant ne songea-t-elle que peut-être était-ce seulement une halte sur la route. Lorsque, tous les arrangements conclus, aussi définitifs en apparence que le peuvent être les choses d'ici-bas, un peu d'émotion dans sa grosse voix rude, le grand chirurgien lui dit:
«Eh bien! fillette, te voilà donc revenue avec les vieux!»
C'est très sincèrement qu'elle lui répondit:
«Et pour ne plus jamais vous quitter, mon oncle.»
Il hocha la tête, mais jugea que c'était trop tôt pour exprimer son incrédulité.
II
Dans son milieu professionnel aux compétitions si violemment jalouses, le docteur Bertereau avait ses détracteurs. Obligés de rendre hommage à l'habileté du praticien, ils contestaient la valeur du savant, la déclarant faite surtout du sentiment qu'il nourrissait de son infaillibilité. L'assurance en effet est une force. Elle s'impose par intimidation, et ainsi se fondent les autorités sinon absolument usurpées, du moins excessives. Dans cet esprit puissant, mais massif, tout d'une pièce, dédaigneux du doute, de l'hésitation même, qu'il tenait pour faiblesse, les idées s'enracinaient profondément, prenant intransigeance de dogme. Jamais oppositions les plus véhémentes—on sait combien sont âpres ces polémiques thérapeutiques—n'avaient si peu que ce fût ébranlé ses doctrines. Non moins imperturbable était-il dans le domaine de la psychologie, qu'à l'égal de la plupart des hommes de science il prétendait réduire en formules d'après la méthode expérimentale. Au regard de ses affaires intimes, la certitude théorique était chez lui d'autant plus absolue que parmi les siens il ignorait la contradiction. Marcel lui-même, l'éternel disputeur, réfractaire à toutes idées qui ne lui fussent pas exclusivement personnelles, bridait, en présence de son père, le goût de sophisme dont était empoisonné cet esprit d'essence raffinée et de haute culture. Et ainsi le grand homme allait-il toujours droit devant lui avec la rigidité d'une trajectoire de projectile.
Fort de cette imperturbabilité scientifique, c'est avec chagrin, mais sans trouble, qu'il avait considéré le double naufrage conjugal dont était assombri son foyer. Il admettait que le mariage est une loterie. Mais si on a tiré le mauvais numéro, à tout mal son remède. Pour celui-là, c'est le divorce, opération chirurgicale plutôt, d'effet radical et parfaitement efficace lorsqu'il s'accompagne d'une seconde union, corollaire indispensable, pensait le docteur, tant au regard du bonheur de l'individu que de l'intérêt de la société. Car d'autre part, en vertu du calcul des probabilités, une nouvelle expérience présente toutes chances d'être heureuse. Aussi lui était-ce un sujet d'irritation que la résistance de sa fille à reprendre une liberté dont elle avait encore longuement le temps de faire usage pour se reconstruire un foyer. Et il regardait comme une observation curieuse qu'Élisabeth, avec ce qu'il appelait son préjugé confessionnel de l'indissolubilité du mariage, se fût plus aisément affranchie. Tout antiscientifique que soit le facteur appelé amour, il reconnaissait cependant la nécessité d'en tenir compte dans une foule de problèmes humains. Mais encore devait-on le réduire à sa valeur exacte, et c'est Jeanne qui, en le majorant, faussait son équation. Voilà pourquoi, de ce côté, les choses allaient au rebours de la logique. Sa nièce, au contraire, avait fait la moitié du chemin. Et encore qu'ici se mît en travers un obstacle d'autre nature, il espérait bien la conduire au but.
C'est de quoi, quelque quinze mois après le divorce, il s'ouvrit à sa femme dans une de leurs quotidiennes conversations intimes à l'heure du coucher.
«N'avais-tu pas pensé autrefois que ton neveu se sentait du goût pour Élisabeth?»
L'expression interloquée qu'affectaient habituellement les bons gros yeux bleus de Mme Bertereau s'accentua.
«Je l'ai pensé, oui... un moment, voilà longtemps. Puis elle s'est mariée...
—Mais il est resté garçon, et elle est devenue... disons veuve.
—Et tu croirais, toi, qu'après six ans... même sept?
—Je ne dis pas qu'il ait attendu, tel Jacob chez Laban, une issue qui d'ailleurs n'était point à prévoir. Néanmoins, je sais son cœur libre de toute attache. Il a l'âge propice pour le mariage. Élisabeth est toujours aussi jolie. Le sentiment qu'il semblait lui porter est de ceux que, dans un caractère sérieux, le temps n'efface point, au contraire. Bref, je me demande si ce que les circonstances ont empêché alors ne pourrait se faire aujourd'hui.»
Lorsque le docteur se posait une question, c'était d'un ton qui semblait la déclarer déjà résolue.
«Mais, Frédéric, c'est toi qui, à l'époque, avais jugé ce mariage impossible...
—La situation se trouve profondément modifiée. En sus du ruban rouge, la campagne de Madagascar a valu à Maurice son inscription en tête du tableau, qui fera de lui un des plus jeunes officiers supérieurs de l'armée. Le grade de chef de bataillon est celui où la carrière militaire se dessine, et la sienne désormais s'annonce assez brillante pour lui tenir lieu de fortune. Élisabeth, de son côté, possède à présent vingt-cinq mille livres de rente. Les motifs de sagesse qui les éloignaient l'un de l'autre n'existent donc plus. Or, c'étaient les seuls obstacles. Sans être parents, ils ont joui, pour se connaître, des facilités de la vie de famille. Ils s'estiment, ils sympathisent. Leurs mentalités s'accordent... de petits réactionnaires au fond, tous les deux, elle parce que catholique, lui en tant que soldat. Que faut-il donc de plus pour faire un beau ménage? L'inclination?... D'un côté au moins elle n'est pas douteuse.
—Crois-tu? Maurice pourtant ne fréquente plus ici autant qu'autrefois.»
Le capitaine maintenant était attaché à l'état-major de la place de Paris.
Le docteur tenait à son diagnostic, ayant des raisons de le croire impeccable.
«Peut-être, insista-t-il, parce que, hésitant à se déclarer, il ne veut pas la compromettre, ou risquer la paix de son propre cœur dans un commerce trop intime. C'est un garçon profondément honnête et très énergique.
—Mais pourquoi ne se déclarerait-il point?»
La bonne Mme Bertereau trouvait cela bien compliqué.
«Pour une raison toute à son honneur. N'ayant pas recherché Élisabeth alors qu'elle était pauvre... encore que ce fût uniquement parce qu'il ne se trouvait pas assez riche lui-même... ou peut-être parce que Lambertier est venu lui couper l'herbe sous le pied... il s'en défendrait aujourd'hui, crainte de paraître en vouloir à une fortune fort rondelette en somme.
—Cela se pourrait bien.»
Personne n'acceptait aussi volontiers que Mme Bertereau les hypothèses les plus inattendues pour son esprit peu imaginatif.
«Il est encore capable, reprit le docteur, de se forger des scrupules quant à la provenance de cet argent. Non qu'elle ne soit parfaitement honorable... Mais il aurait quelque répugnance peut-être à le devoir au premier mari.
—Maurice en effet est un caractère profondément délicat.
—Presque à l'excès, dirait-on, s'il pouvait y avoir excès en la matière. De ces excès-là, pourtant, avec un peu d'aide, on arrive à triompher, lorsque le cœur y trouve son compte. Ne serait-ce donc pas œuvre pie... dans l'éventualité, cela s'entend, où notre nièce l'aurait pour agréable, de faire malgré lui le bonheur de notre neveu?»
Moins en admiration devant son grand homme, Mme Bertereau eût été en droit de sourire, car il n'avait vraiment pas eu la main jusqu'alors très heureuse pour le bonheur des siens. Mais cette pensée irrévérencieuse ne lui vint même pas.
«Je sonderai Maurice, reprit son mari.»
Pensif, il ajouta:
«Mon pauvre frère aurait été heureux que sa fille entrât dans l'armée.»
Cette réflexion peut-être lui était inspirée par le reproche inconscient d'avoir fourvoyé sa nièce dans l'argent.
«Ce cher Charles! soupira en écho Mme Bertereau... Sans doute, il commanderait un corps d'armée aujourd'hui.
—Et il aurait Maurice comme officier d'ordonnance... Tu le vois, Amélie, c'est indiqué.»
Le grand chirurgien était réputé pour la précision de son coup de sonde. Il n'y faillit pas en l'occurrence. Pris à l'improviste, le capitaine rougit sous son hâle. Brusquerie toutefois qui n'était point pour déplaire à la franchise empreinte sur sa physionomie ouverte. De taille assez petite, mais les épaules larges, souple, leste, vigoureux, très militaire et, quoique bon cavalier et excellent officier d'état-major, se piquant d'être très fantassin, avec pour ambition immédiate le commandement d'un bataillon de chasseurs alpins, dont il portait la classique barbiche, Maurice Briffault était un de ces types essentiellement virils, généralement sympathiques dès l'abord pour la droiture, la loyauté, la générosité devinées de leur caractère. Les réponses, aussi nettes que les questions, furent bien celles qu'attendait son oncle. Mais quand il fut amené à émettre les objections que celui-ci avait prévues, une hésitation se fit jour dans ses paroles, trahissant le point faible. Le docteur s'en crut partie gagnée. A ses arguments fort serrés, Maurice n'opposa qu'une molle résistance.
«Allons, mon cher garçon, conclut son oncle, tu ne vas pas t'entêter dans cette façon de donquichottisme. Qu'une première fois tu aies manqué le coche, cela a été pour la pauvre petite un grand malheur. Du moins ton abstention était-elle motivée par des considérations de prudence avec lesquelles force est bien de compter aujourd'hui. C'était pour elle plus que pour toi... Qui te connaît ne saurait suspecter ton désintéressement. Pour les enfants à venir, aussi, que trop souvent les amoureux ont le tort d'oublier. Mais à présent, par simple dilettantisme de délicatesse, passer de nouveau à côté du bonheur, ce serait une absurdité... une absurdité que je n'hésiterais pas à qualifier de coupable.
—Je vous ferai remarquer, mon oncle, que vous escomptez libéralement les sentiments de Mme Élisabeth. Je n'ai nulle raison de croire qu'elle me ferait l'honneur d'agréer ma recherche.
—Attends-tu qu'elle se jette à ta tête? Elle surtout, tellement réservée, ce n'est pas en demeurant figé auprès d'elle qu'on peut deviner ce que lui dit son cœur. Un peu froide aussi... j'entends au point de vue de l'amour. A toi de l'échauffer, sacrebleu! Es-tu donc si timide, monsieur le sabreur... ou si orgueilleux?... Voyons, Maurice, sois franc: qu'est-ce qui t'arrête?
—Vous tenez à le savoir?... C'est Lambertier.
—Jaloux d'un premier mari? Tu es plus épris que tu ne crois. Mais c'est bouder contre soi-même... On en revient.
—Ce premier mari n'est pas mort.
Les gros sourcils broussailleux du docteur se froncèrent.
«Belle thèse passionnelle, mais mauvais sentiment, mon garçon, sentiment égoïste, indigne d'une âme généreuse. Alors, une femme, au début de sa vie, a eu le malheur de tomber sur un drôle... Elle a souffert cruellement. Et lorsque, dans la fleur de sa jeunesse, elle s'est libérée de cette union détestable, elle doit fermer son cœur à un amour honnête, cela parce que la vanité masculine ne veut pas courir le risque... très problématique, d'ailleurs, dans l'espèce, vu la différence des milieux... de frôler quelque jour celui à qui, pour ses péchés, elle a appartenu?»
Vivement le capitaine répliqua:
«Vous ne m'entendez point, mon oncle. Le sentiment que vous me prêtez, il est humain... ou plutôt il est masculin, comme vous le dites fort justement, et je ne prétends pas en être exempt plus qu'un autre. Mais il est de ceux dont l'amour triomphe aisément, lorsqu'on sait surtout qu'une femme vous apporte son cœur intact. Non, l'obstacle se trouve ailleurs... pas dans le fait du mari, mais dans le fait du divorce.
—Des mots! se récria le docteur, le sang lui montant au visage... une jonglerie de mots... Toi, Maurice, esclave d'un préjugé!...
—Ce n'est pas un préjugé. Je ne blâme personne. Votre nièce eût été plutôt sujette à blâmer au contraire de sacrifier sa dignité en demeurant dans ce mariage indigne. J'éprouve autant de respect pour son caractère que sa personne m'inspire d'attrait... Mais telle quelle, mon oncle, l'Église ne la tient pas pour veuve.»
La fermeté d'accent avec laquelle était battu en brèche son édifice irrita cet absolutisme rarement contrecarré. Et, très ironiquement:
«Pardonne-moi, mon cher, je ne te savais pas aussi bon catholique.
—Bon catholique parce que je veux être marié devant Dieu comme devant les hommes?... C'est insuffisant.
—Alors, c'est devant la disqualification mondaine du mariage civil que tu recules? Dans l'armée, en effet, cela pourrait t'attirer des désagréments.
—Mon oncle!...»
Le docteur Bertereau avait l'irritabilité prompte des sanguins, mais aussi la spontanéité de leurs retours. Posant d'un geste affectueux sa large main sur l'épaule de son neveu qui, brusquement, s'était levé, il le fit se rasseoir.
«Allons, j'ai tort. Mais c'est qu'aussi, ce scrupule tellement inattendu...
—Pourquoi inattendu? Bon catholique, non assurément, je ne le suis point, n'étant point pratiquant. Et pour ce qui est du dogme, je crains de présenter bien des lacunes. Mais incroyant pas davantage: seulement mal croyant... imparfaitement croyant, pour mieux dire. Tant il y a que j'ai reçu le baptême catholique, que j'ai fait ma première communion... laquelle, je l'avoue, n'a pas été suivie de beaucoup d'autres. Mon père et ma mère ont été mariés chrétiennement et mes grands-parents avant eux, et avant eux, toujours, tous mes obscurs ancêtres...
—Moi aussi, sac à papier! interrompit son oncle, et mes enfants pareillement. A tort ou à raison, pour eux comme pour moi, j'ai cru devoir ne pas rompre en visière à l'usage... A tort peut-être, car ainsi ai-je encouru dans une certaine mesure le soupçon qu'il m'est échappé tout à l'heure de faire peser sur toi...
—Eh! mon oncle, qui songe à vous attribuer rien de pareil?
—Moi, j'y songe. Il n'est pas nécessaire d'aller à confesse pour faire parfois son examen de conscience. Enfin, c'est ainsi. Mais la considération mesquine qui m'a guidé en cela n'aurait pas pesé un fétu, si elle s'était trouvée en balance avec le bonheur de mes enfants ou le mien, avec la moralité, la dignité de nos vies.»
Plus le docteur s'échauffait à l'attaque, plus Maurice s'affermissait dans sa défense, étonné de se trouver si exact à la parade sur des questions qui ne traversaient que bien fugitivement ses horizons intellectuels.
«Vous, mon oncle, répliqua-t-il, vous avez formellement rejeté toute croyance religieuse. Mais moi, je n'ai pas cessé d'appartenir à l'Église dans laquelle, si sur ce sujet sacré j'osais me permettre semblable facétie, je dirais que j'ai été immatriculé. Je sais encore mon Credo et je n'ai rien à y reprendre. Je ne pratique pas la religion de ma race, mais je ne la discute pas. Je ne suis un savant ni un philosophe. Je n'ai jamais eu le loisir, ne m'en sentant d'ailleurs point le désir, d'étudier les problèmes de l'âme. De mes ascendants j'ai reçu en dépôt une certaine croyance: je la conserve par respect pour eux, comme faisant partie de leur héritage moral, au même titre que mes notions de justice, d'honnêteté, d'honneur. Au point de vue militaire, qui chez moi domine tous les autres, il m'a été donné d'observer que la religion aide à faire son devoir et qu'elle aide à mourir...»
Atteint dans cette susceptibilité du professionnel pacifique, qui juge le soldat trop enclin à se targuer des exigences d'héroïsme de son métier, avec un peu d'humeur le docteur l'interrompit:
«Les médecins, d'ordinaire, sont des mécréants. Il y en a pourtant qui meurent en héros.
—Il y en a, et leur mérite est d'autant plus grand. Peut-être est-ce parce que nous autres, soudards, nous sommes de pauvres esprits, mais dans l'armée, mon oncle, si comme partout il se trouve beaucoup de tièdes, on n'y compterait guère d'athées.
—N'exagérons pas la portée des mots. Se marier civilement de propos délibéré, ainsi que les Biscaras, c'est faire acte d'athéisme. Mais si l'on s'y trouve conduit par les circonstances, sans y mettre d'intention hostile à la religion... non comme manifestation de principes et, au contraire, en regrettant que s'en impose la nécessité, puisque le destin veut qu'on ne puisse d'autre manière aimer honorablement... Cette cote mal taillée ne s'ajuste-t-elle point avec ta conception, d'ailleurs ambiguë et bâtarde, laisse-moi te le dire, d'une façon de catholicisme latent qui me paraît fleurer fortement le roussi?»
Maurice rougit un peu. Pour rarement qu'il pensât à ces choses, le sentiment de son imperfection religieuse parfois lui était apparu contradictoire avec son attachement à la religion. Vivement toutefois il riposta:
«Tenir la bénédiction de Dieu pour une élégance, plume au chapeau dont on se pare avec plaisir, mais qui devient quantité négligeable dès qu'on ne peut remplir les conditions qu'elle exige... Ne vous semble-t-il pas, mon oncle, que ce serait jouer avec les choses saintes?»
Touché au vif par une remarque dont, encore que ce fût une pierre jetée dans son jardin, son esprit de logicien ne pouvait méconnaître la justesse, cette fois encore le docteur s'en tira en raillant.
«Peste! mon cher, que parlais-tu donc tout à l'heure de ton inintellectualité de soldat? C'est-à-dire que tu coupes les cheveux en quatre aussi congrûment que nos plus subtils psychologues.
—Vous m'en voyez tout ébaubi moi-même. Et voilà bien une nouvelle démonstration de la puissance de l'idée religieuse: elle a opéré le miracle de me rendre éloquent.»
Derechef l'attaquant au défaut de la cuirasse, son oncle reprit:
«Chez toi, pourtant, ce n'est pas affaire de foi, tu en conviens.
—Ai-je la foi, ne l'ai-je pas? Peut-être est-elle seulement en sommeil, comme disent vos amis les francs-maçons.
—Tu n'obéis qu'à un vague traditionalisme. C'est une règle aussi indéfinie, aussi imprécise qui gouverne ta vie... à laquelle tu fais le sacrifice de ton cœur...»
Le docteur hochait sa grosse tête grise, gonflant ses lèvres rasées, avec un petit claquement de la langue, gestes que ses élèves lui connaissaient au chevet d'un malade dont le cas, tout d'abord, le mettait en défaut.
«A ce compte, poursuivit-il, les générations seraient éternellement prisonnières de la mentalité de celles qui les ont précédées?
—Ces générations nous ont faits... C'est de notre sang que nous sommes prisonniers. Vous, un physiologiste, nierez-vous cela, mon oncle?
—La pérennité de la race, soit!... Mais il n'y a pas équivalence entre l'organisme physique et le système mental. Tu es conformé sensiblement comme l'homme de l'âge de pierre... Ton être moral en diffère assez profondément, j'imagine.»
A ce coup, le capitaine renonça.
«Sur ce terrain, dit-il en riant, je ne suis pas de force, et je mets bas les armes. Mais ce que je sais bien... préjugé, superstition, entêtement d'habitude, tout ce qu'il vous plaira... ce que je sais, c'est que je ne me tiendrai pour marié que quand j'aurai conduit ma femme devant un autel.
—Fais-toi protestant, ricana le docteur... C'est toujours être chrétien.»
La voix de Maurice redevint grave pour répondre:
«Je suis né catholique, mon oncle, comme je suis né Français.»
Cet entretien laissa le grand chirurgien quelques instants pensif. Il s'était heurté à une force que scientifiquement il ne déterminait point.
Son insuccès suggéra à Mme Bertereau un doute.
«Élisabeth, à plus forte raison, consentira-t-elle jamais à aller ainsi contre sa religion?»
Mais le docteur avait recouvré son assurance pour répondre:
«Élisabeth est une nature passive, destinée à être toujours la proie des circonstances. Si cette passivité une fois a tourné mal pour elle, le jour où c'est à son cœur qu'elle obéira, elle s'en trouvera pour le mieux.»
III
Entrant en coup de vent, à son habitude, dans le petit salon d'Élisabeth, Georges Bertereau se heurta presque à Mme Guivarch qui en sortait.
«Vraiment, dit-il à sa cousine, il faut le savoir pour le croire qu'elle est ton amie d'enfance. Ce n'est pas deux ou trois ans qu'elle a de plus que toi: elle est ta grand'mère. Cette mine d'abbesse en rupture de clôture, ces costumes bons pour conduire le diable en terre, à moins que ce soit pour porter son propre deuil... Ah! je comprends son mari d'être toujours à courir le monde, afin de se secouer le sang.
—S'il la délaissait moins, repartit doucement Élisabeth, peut-être conserverait-elle mieux sa jeunesse. Quoique, je te l'accorde, la pauvre Monique ne sache pas se rendre aimable, et c'est apparemment pourquoi elle n'est pas ou elle n'est plus aimée. Elle tourne dans un cercle vicieux.
—Dans un cercle vertueux, veux-tu dire... Mon trait d'esprit est assez médiocre. Mais positivement ce serait pour faire prendre la vertu en grippe, si elle avait toujours cette allure. Où se trouve-t-il présentement, M. Guivarch?
—En Indo-Chine, où il fait une inspection des agences de la Compagnie. Il ne pouvait emmener sa femme, son petit garçon surtout dont les études commencent à prendre de l'importance.
—A cause de quoi, sans doute, il aura demandé la préférence pour ce voyage. Cela me rappelle notre ancien prosecteur à l'École... tu le connais bien, Gaucherin, ce petit gringalet qui a peur de son ombre, fait pour le sport comme moi pour la théologie, et qui s'adonne à la chasse au sanglier avec une passion aussi féroce qu'inattendue, parce que c'est l'unique occasion où sa terrible épouse est dans l'impossibilité de le suivre.
—Monique n'est pas si terrible.
—Tu trouves? Moi, elle me fait l'effet du «Frère, il faut mourir» des trappistes... une légende d'ailleurs, car, toute vérification faite, ils ne disent rien de pareil, puisqu'ils ne parlent pas. Mais t'imagines-tu ce que c'est pour un mari d'avoir constamment devant les yeux le rappel de son salut éternel? Allez, allez au couvent, Ophélie... Et le ciel nous préserve des dévotes!»
Souriant, Élisabeth lui demanda:
«Ta future ne l'est-elle pas un peu?
—Ah! oui, une petite dévote dans ton genre. Quand la religion rend une femme douce, gracieuse, bonne, et ne l'empêche pas d'être jolie ni d'avoir la coquetterie de plaire à celui qu'elle aime, je ne crains pas cela. Sans te ressembler du tout par ailleurs, dans le caractère Cécile a quelque chose de toi... Aussi est-elle charmante.
—Grand merci... On voit que tu es entraîné dans l'art de faire ta cour.
—Un mot de plus et je te bombarde d'une déclaration. Tu es à ravir, ce soir, Élisabeth.»
Déjà habillée pour le dîner qui allait réunir à la famille Bertereau celle où entrait le jeune docteur, elle était, en effet, très à son avantage dans une simple et légère toilette de mousseline de soie blanche, le corsage drapé en façon de fichu Marie-Antoinette garni de valenciennes, au cou un beau fil de perles, cadeau de noce de son oncle, l'unique bijou que jamais elle portât, laissant aux écrins ceux provenant de son triste mariage, et dans le corselet de velours noir, assujetti par des boucles de cailloux anciens, quelques branchettes de bruyère rose pâle—harmonie de tons en rapport exact de celle que ses fins cheveux sombres faisaient avec la blancheur délicatement rosée de son teint.
«Tant mieux, répondit gaiement Élisabeth; je ferai honneur à la maison.»
Sans retour amer sur soi, du meilleur cœur, elle prenait part au bonheur de Georges, très épris, apportant dans son personnage de fiancé l'ardeur qu'il mettait en toutes choses, et fort occupé pour le quart d'heure à rectifier devant une glace le nœud de sa cravate blanche, qui ne lui semblait pas d'un mouvement assez libre, puis à relever une des pointes de sa moustache, dont la frisure n'était pas symétrique avec celle de l'autre.
«Est-ce Mlle Rogerin qui a fleuri ta boutonnière? Non... Alors, laisse-m'en le plaisir.»
Elle remplaça le gros œillet saumon par un beau narcisse de serre à cœur d'or entre ses blancs pétales étoilés.
«C'est plus léger... les fleuristes font toujours trop massif.
—Tu as un goût parfait, Élisabeth. Aussi suis-je venu de bonne heure, afin de te demander une grâce. Pour le sérieux et le solide d'une corbeille, maman est inappréciable, mais dans le domaine de la fantaisie, déplorablement nulle. Si nous nous en rapportions à elle, certains articles seraient par trop pompier. Voudrais-tu m'aider à les choisir? Et même, pour faire mieux encore, nous irions courir les magasins avec Cécile. Les convenances seraient sauvegardées, nous aurions ton précieux conseil et nous serions servis à nos souhaits.
—Surtout vous auriez le plaisir de faire une petite escapade. Très volontiers, mon cher Georges... Cela m'amusera aussi, moi, de jouer les chaperons.
—Et l'on se demandera laquelle des deux est la grande sœur?
—Ainsi m'exercerai-je à mon futur emploi. Car, puisque tu veux bien rapprocher la parenté, tu verras quelle tante modèle je serai pour tes enfants.
—Allons! tu as mieux à faire...»
Un léger soupir échappa à Élisabeth. Tout ce qu'elle regrettait du mariage, c'était la maternité.
«Dieu ne l'a pas voulu, dit-elle.
—Il peut changer d'avis, répliqua Georges, moitié sérieux, moitié plaisant.»
Mais elle ne partageait pas son optimisme d'amoureux. Ne lui était-il point interdit d'aimer tant que vivrait l'homme dont pourtant elle ne portait plus le nom?
De tous les Bertereau, le jeune docteur était celui qui respectait le mieux les idées de sa cousine, sans doute parce que son esprit tendait à s'en moins éloigner. Au surplus, il y avait entente tacite pour ne point heurter de front la jeune femme en lui parlant de l'éventualité d'une seconde union. Aussi est-ce évasivement que Georges reprit:
«Tu as la vocation du mariage, Élisabeth... autant que l'avait peu ton austère amie. Les choses de ce monde sont tout à fait mal arrangées. Elle aurait dû prendre le voile, et toi épouser un aimable garçon dans le genre de M. Guivarch, à qui tu aurais mis du plomb dans la cervelle, en douceur, et qui t'aurait aimée comme tu mérites de l'être. Et cette brute de Lambertier serait resté pour compte. Ou bien Hélène en eût fait son affaire... Pour l'amour du charbonnage, elle aurait passé condamnation sur le charbonnier.
—Pauvre Hélène!... Ne la plaisante pas... elle est très malheureuse.»
Après la mésintelligence du ménage Vuillaume, la déconfiture des Établissements Percheron Frères avait apporté un nouveau nuage dans le ciel serein de la famille Bertereau.
«Malheureuse! malheureuse! répéta Georges... Sans doute c'est une forte tape. Mais, à l'entendre, on la croirait inscrite au bureau de bienfaisance. Sais-tu ce qu'elle m'a écrit? Qu'à son grand regret elle ne viendra pas pour mon mariage. Quand on est dans ma position, dit-elle, ce qu'on a de mieux à faire, c'est de rester dans son trou.
—Question de toilettes.
—Et tu veux qu'on s'apitoie sur son sort? En tant que frère, je le devrais peut-être. Mais comme homme, je ne puis m'empêcher de rire. Avec la partie dotalisée de ses propres et ce que Gustave gagne dans ces forges de Firminy, elle est plus riche que toi. Et puisqu'elle avait décrété que tu es pourvue selon tes mérites...
—Selon mes besoins.
—Oui, oui: tes goûts simples... C'est bientôt dit. Et chacun de les attribuer libéralement au voisin, non sans une nuance de mépris, alors que pour soi-même la vie sans luxe ne vaut pas d'être vécue.
—Ils ont deux enfants.
—Mon père nous avait déjà tous les quatre alors qu'il était loin de prévoir où le conduirait la fortune. Crois-tu qu'il se trouvait à plaindre, et maman non plus? On tient trop à l'argent aujourd'hui.
—Mon oncle comme les autres... pour ses enfants du moins.»
C'est la première fois que, des lèvres d'Élisabeth, sortait une parole ayant couleur de reproche pour cette sollicitude mal entendue qui lui avait gâché sa vie. En dépit de la résignation dont elle voulait se cuirasser, le spectacle du jeune bonheur s'édifiant sous ses yeux remuait ce cœur qui n'avait pas trente ans.
«Tu l'as dit: ce n'est pas pour lui-même, et il s'imagine que toute notre génération est prosternée devant le veau d'or. Eh! je ne prétends point m'ériger en Spartiate, à l'instar des Biscaras... lesquels, d'ailleurs, n'en perdent pas un coup de dent. J'ai toujours connu le bien-être; ma vie de garçon aura été aussi large et joyeuse qu'on peut raisonnablement le souhaiter. Je suis très aise d'entrer en ménage avec une aisance que je ferai de mon mieux pour augmenter par mon travail. Mais c'est pour ma satisfaction personnelle que je trouve appréciable l'argent honnêtement acquis, non pour le plaisir de faire de la poussière au nez du prochain.
—Tu prêches une convertie.»
Dans son égoïsme d'amoureux, Georges ne s'était pas encore aperçu qu'il touchait à une plaie mal cicatrisée. Averti par le léger soupir de sa cousine, il rompit brusquement l'entretien.
«Tu vas faire connaissance avec mon futur beau-frère... le frère consanguin de Cécile, d'une quinzaine d'années plus âgé qu'elle, et qui lui servira de père. Un homme de cœur et de mérite... Tu as dû voir son nom dans les journaux, car il est déjà en belle place au Palais.
—Me André Rogerin, parfaitement. Il plaide au civil, n'est-ce pas?
—Oui, et il est de ceux qui ne prennent que les bonnes causes. Cela ne l'empêche pas de se faire un joli revenu, preuve que l'honnêteté réussit tout de même quelquefois. On parle de lui pour le conseil de l'ordre, et il a toutes chances de devenir bâtonnier.
—Son père n'était-il pas conseiller à la cour de Paris?
—Et réputé pour son intégrité comme pour son savoir. Son fils est digne de lui. Avec cela gentil garçon, pas du tout à la pose, très sympathique... Mais c'est tantôt huit heures. Si nous passions au salon? On va arriver.»
Bien qu'à peine âgé de trente-six ans, en l'honneur de la solennité André Rogerin s'efforça, il est vrai, de paraître très paternel auprès de cette jolie petite figurine de Saxe, blonde, rose et blanche, qu'était la fiancée du docteur Georges. Il n'y parvint qu'à demi, le sérieux de l'esprit allant chez lui de pair avec la jeunesse du caractère, apanage souvent des hommes à qui le travail n'a pas laissé loisir de se blaser. De la distinction et du naturel, une physionomie dégagée et fine, le front haut, large, un peu dénudé déjà du cérébral, une apparence robuste que marquaient des lèvres fortes et colorées sur des dents très blanches, dans la courte barbe châtain très soignée, il était agréable de sa personne, aux allures également éloignées de la sévérité professionnelle et de la légèreté mondaine. Voisin de table d'Élisabeth, ils causèrent beaucoup. Et outre la vivacité de sa conversation, elle goûta le charme d'une voix chaude et claire, très douce, très prenante. A la séduction de son organe, il devait, assuraient les chers confrères, le meilleur de ses succès à la barre. Quelque chose aussi de franc, d'ouvert, de sûr, émanait de lui, appelant la confiance. Plus qu'à son ordinaire la jeune femme se livra. L'heure venue de la retraite, à grandes effusions de tendres accolades, de chaleureuses poignées de mains, le maître du logis, dans la bonhomie un peu vulgaire parfois de sa cordialité, dit à son hôte:
«Vous voyez, cher monsieur, nous sommes d'assez bonnes gens... Votre sœur ne sera pas trop malheureuse avec nous.»
Au geste et au sourire d'assentiment muet, André Rogerin ajouta:
«Et si vous voulez bien, docteur, me considérer comme étant un peu de la famille aussi, je prendrai la liberté de revenir souvent.»
Ce n'est pas son interlocuteur qu'il regardait en prononçant ces mots, et il eut la satisfaction de voir rougir un joli visage.
En croyant sa vie irrévocablement fixée dans ce veuvage légal, Élisabeth avait beaucoup présumé de sa jeune sagesse. Pour s'en apercevoir, point ne fut-il besoin qu'André Rogerin eût souvent repris le chemin de l'avenue de Messine. Tout étourdie d'abord par ce trouble exquis du cœur qui s'éveille, étouffant la voix de la raison, masquant la vue du péril, redoutable complice de la passion imprudente ou coupable, le jour venu où les paroles d'amour furent dites, sa joie se trouva noyée dans une détresse infinie. De l'amour, oui, c'en était bien vraiment: c'était cette émotion ardente et douce, impondérable et profonde, dont son instinct virginal lui avait montré l'absence dans les soins du fiancé d'autrefois, sur laquelle, depuis, l'expérience du monde lui avait donné des lumières, sans qu'elle l'eût encore ressentie ni eût conscience de l'avoir jamais inspirée. Ainsi se retrouvait-elle aujourd'hui face à face avec l'épreuve: on l'aimait, elle aimait, elle était légalement libre de s'abandonner à un penchant de tous points honorable—et aux yeux de Dieu, elle demeurait la femme d'un autre.
Ce cœur qui s'offrait cependant arrivait à son heure. Élisabeth était sans goût, sans capacités aussi pour l'indépendance. Essentiellement, uniquement femme, dès qu'elle avait dû renoncer à être épouse et mère, hors une émancipation extérieure dont elle ne faisait guère usage, elle était retombée à sa vie de jeune fille, cette vie effacée, puérile, sans responsabilités, sans autorité, presque sans devoirs, n'ayant pour tromper l'oisiveté que de menues occupations. Dans la toute première fraîcheur de jeunesse, cela a son charme et sa grâce, pierre d'attente d'un avenir uni ou tourmenté, selon comme il plaira au destin. Mais pour la maturité de la trentaine proche et avec derrière elle des années vécues et souffertes, c'était bien vide, et c'était un peu morne. L'apaisement fait, le repos savouré, elle commençait à se sentir oppressée entre ces horizons étroits. Puis elle ressentait la fausseté de sa situation. Pour se créer l'intérieur personnel actuellement nécessaire à son équilibre social, l'initiative lui faisait défaut. La crainte aussi de la solitude l'en avait jusqu'alors retenue. Et dans la maison de son oncle, qu'était-elle? Fille ni femme, n'apportant dans l'état de veuve ni le deuil qui parfois remplit une existence, ni la satisfaction d'être libre de toutes entraves. Une désorbitée en somme. Toute ambiguïté porte en soi un malaise. Et celle-ci était d'autant plus sensible à une nature exacte, ordonnée, faite pour la règle. Voici que, pour l'en sortir, pour renouveler le ressort brisé faute duquel allait s'affaissant sa vitalité sans emploi, se tendait une main loyale et tendre. Auprès de ce galant homme, de qui dès l'abord l'avait rapprochée une attirance réciproque, Élisabeth connaîtrait enfin les joies douces, calmes, profondes, de l'union intime, but normal, à ses yeux, de l'existence féminine. Il y avait plus encore. Des cruels déboires éprouvés, le regret de la maternité était le seul dont Élisabeth eût conservé l'amertume. Et ce serait certes autre chose de donner le jour à des enfants qui auraient pour père un André Rogerin qu'un Edmond Lambertier.
Edmond Lambertier... Cet homme qui ne lui était plus rien, qui jamais plus ne serait rien pour elle, dont elle avait oublié les fugitives caresses, dont elle eût voulu ignorer jusqu'au nom, évocateur de douloureux souvenirs, et qui surgissait aujourd'hui dans son chemin, obstacle insurmontable au bonheur d'aimer, d'être mère... Pour la première fois, la douce créature sentit monter en elle une révolte contre la destinée, une colère contre celui qui en avait été l'instrument.
Car, dès les premiers mots d'André, elle lui avait opposé le Non possumus de l'Église, très convaincue qu'il était également le sien. Résistance de sa part réflexe plutôt que réfléchie. Que le mariage valût uniquement par le sacrement, c'était chez elle une de ces idées primordiales qu'on porte en dépôt au fond de soi, sans avoir jamais l'occasion ou la fantaisie de la discuter. Article de foi, oui, mais de foi qui depuis ces dernières années avait subi de notables atteintes. Non que le doute fût entré dans son esprit. Ce n'est point par action qu'elle péchait: c'était par omission. Ce desséchement de son être spirituel contre lequel, jeune fille, elle avait eu à se défendre, s'était aggravé dans l'atmosphère plus lourde encore de matérialité respirée pendant ses années de mariage. Dans l'entourage d'Élisabeth Bertereau, du moins le travail était-il tenu en honneur, et cela constituait une manière d'idéal manquant à celui de Mme Edmond Lambertier. Pour celui-là sans doute n'avait-elle éprouvé que répulsion. Elle n'était pas néanmoins de trempe si forte que ne l'en eussent pénétrée quelques émanations toxiques. Et si sa pureté n'en avait point été altérée, c'est sur sa spiritualité que cela avait agi, la flamme mystique aujourd'hui éteinte en son âme, ou ce qu'il en subsistait, cette faible étincelle d'où quelque jour peut-être un brasier jaillira, demeurant enfouie sous la cendre grise de la tiédeur.
Mme Guivarch avait cessé d'exercer sur son amie l'influence de naguère. Leurs voies étaient trop divergentes pour que demeurât possible entre elles l'intimité, l'une se confinant de plus en plus dans ses devoirs domestiques et ses pratiques pieuses, l'autre de plus en plus, quoique à son corps défendant, appartenant au monde. L'humeur aussi de Monique s'assombrissant de ses chagrins conjugaux, la rigidité et la frigidité toujours croissantes de sa religion rebutaient l'âme douce d'Élisabeth. Elle blâmait le divorce de celle-ci, elle ne le lui avait point caché. Sans que cela eût amené de brouille, un refroidissement s'en était suivi, un ralentissement de leur commerce déjà bien moins étroit. Enfin M. Guivarch ayant été placé à la tête des services de la Compagnie à Marseille, l'éloignement aidant, c'était le relâchement quasi jusqu'à la rupture du lien qui rattachait à son passé de «petite dévote», comme on l'appelait autrefois, la pupille du grand chirurgien incroyant.
Dans ce terrain en jachère qu'était devenue la conscience religieuse d'Élisabeth, ce devait être un jeu pour l'homme qu'elle aimait de faire germer les mêmes sophismes vainement invoqués par le docteur Bertereau auprès du capitaine Maurice. Et il avait pour auxiliaire l'action latente du milieu, cette action démoralisante des choses coudoyées, tolérées, admises, qui conduit à se dire: «Pourquoi pas moi aussi bien que d'autres?» Elle en avait tant vu, de femmes divorcées et remariées, qu'on fréquentait, qu'on choyait, qu'on honorait—elle en avait tant vu, que chez elle s'était émoussé même le préjugé mondain, adjuvant des scrupules de la foi défaillante. Comment donc eût-elle résisté à la caresse de cette voix qui l'avait captivée et que venait échauffer encore l'éloquence de l'amour.
Non que pour soi-même André Rogerin n'eût souhaité une consécration religieuse à son union. Son cas était celui de beaucoup d'hommes de la bourgeoisie lettrée. Il avait été élevé chrétiennement. Mais, dès son temps de rhétorique, l'avait entraîné ce courant d'indifférence polie pour les choses divines, qui est faite partie de l'insouciance de l'âge, partie de la vanité juvénile de se montrer esprit fort, de cette impatience aussi de toute entrave par où l'adolescence moderne s'imagine faire preuve de virilité. Puis c'est l'absorption dans les études spéciales, l'âpre souci de la lutte pour l'existence, avec, comme diversion, la poursuite du plaisir. Et ainsi la spiritualité sombre-t-elle dans un vague positivisme, dont le faible bagage doctrinal oscille du sceptique «Que sais-je?» au consolant «Peut-être», mais n'excluant pas le respect de la religion ni même un certain sentiment de son utilité sociale pour les humbles, de son efficacité morale pour la sensibilité féminine. A André Rogerin, en particulier, le christianisme apparaissait comme un agent civilisateur et moralisateur de l'humanité, dont la mission, parvenue à son terme, avait été assez belle pour lui donner droit à l'hommage des honnêtes gens. Dans son rituel, il trouvait de la poésie, de l'élévation dans son symbolisme. La bénédiction nuptiale valait pour lui par la grâce, comme par la majesté le service des morts. En manière d'irrévérencieuse paraphrase de saint Paul, volontiers il eût dit: «Mariez-vous civilement, vous ferez bien, religieusement, vous ferez mieux.» Puisqu'il advenait que le mieux lui fût interdit, force lui était donc de se contenter du bien.
Du côté de sa sœur et de sa belle-mère, d'abord avait-on un peu fait la moue. Mais ni l'une ni l'autre ne pouvaient exercer d'action sur lui. La personne d'ailleurs de la mariée les avait bientôt réconciliées avec la forme du mariage. La jeune Mme Georges s'était prise de si vive affection pour sa nouvelle cousine que, n'eût été ce revers de médaille, elle se fût réjouie grandement de la nouvelle alliance qui en faisait sa belle-sœur.
Et les choses, au surplus, passent tellement inaperçues en ce grand Paris trépidant... Certain matin, par-devant le maire de Marly-le-Roi, où le grand chirurgien possédait une belle propriété pour villégiaturer non loin de sa clinique, fut célébrée, dans la stricte intimité familiale, l'union d'André Rogerin et d'Élisabeth Bertereau. Triomphant de cette victoire remportée sur Dieu, le bon jacobin Alcide Biscaras aurait bien voulu être témoin de la jeune femme. Mais ni elle ni son mari n'eussent consenti à ce que la cérémonie prît ainsi couleur de manifestation. Ce fut un ancien compagnon d'armes de son père qui, sans se parer de ses étoiles et de ses plumes d'autruches, en simple redingote comme les autres, lui rendit cet office au côté de son oncle. Les faire-part envoyés et reçus, quelques réflexions faites et tout fut dit. Si son second départ pour le grand voyage de la vie s'attristait chez Élisabeth d'un murmure protestant au fond de sa conscience, sans grande peine elle l'étouffa en s'affirmant qu'elle était bien cette fois en route vers le bonheur.
TROISIÈME PARTIE
I
«Rien de grave... une de ces petites alertes comme il en a déjà donné et en donnera encore. Élisabeth, dans sa sagesse, avait jugé qu'il ne fallait pas, en vous inquiétant, risquer de nuire à vos moyens.»
André Rogerin revient de Bordeaux, où il a passé trois jours pour plaider une grosse affaire de conseil judiciaire. C'est avec quelque émoi qu'en arrivant il a trouvé son beau-frère le docteur Georges au chevet de son petit garçon. Rassuré à présent, il sourit pour dire:
«J'ai quand même perdu mon procès.
—Est-ce possible? La cause était si bonne.
—Ingénuité d'une âme honnête!... Depuis quatre ans qu'elle me voit défendre la veuve et l'orphelin, ma femme en est encore à croire que les arrêts s'inspirent du bon droit au lieu du droit tout court.
—Et aussi voudrait-elle que son cher époux comptât une victoire pour chaque bataille.»
De ce ton plaisant qu'on prend volontiers, revenu d'une alarme:
«Si on y songe, remarqua l'avocat, ce n'est vraiment pas juste qu'on nous impute à grief la défaite de nos clients, tandis que vous, les morticoles, vous avez licence de tuer impunément les vôtres.
—Certes!... Et même ce sont eux qui sont dans leur tort de mourir.
—Mais vous irez en appel? insista Élisabeth.
—Nous irons et nous gagnerons. L'échec était à prévoir devant un tribunal esprit nouveau, qui considère la famille comme une institution caduque et tient pour attentatoire à la liberté sacro-sainte sa prétention de protéger le prodigue contre soi-même. N'est-ce pas d'ailleurs conforme à la doctrine socialiste, de dissiper l'infâme capital?... Mais la cour est composée de vieux messieurs encore imbus de préjugés.
—Vous aviez Roussin pour adversaire, je crois?
—Lequel, à son habitude, a usé d'ironie agressive, d'insinuation venimeuse. Une mère bigote, qui ne veut pas que jeunesse se passe... avare et n'admettant point que l'argent soit fait pour rouler... autoritaire et entendant garder son fils en tutelle sous ses jupes...»
De nouveau Élisabeth s'indigna.
«Comment peut-on attaquer un pareil caractère? L'admirable usage que Mme Lehardy fait de cette énorme fortune, auprès de laquelle elle vit quasiment sans y toucher pour elle-même, devrait au moins commander le respect.
—Cas de folie douce, te dira-t-on, voire dangereuse, car ce dédain des richesses mal acquises est d'un déplorable exemple.
—Oh! il risque si peu d'être suivi... Chez vous, Georges, on va bien?
—A merveille. Votre filleule a fini de dévorer la Jeanne d'Arc en cotignac de votre dernier voyage, et s'inquiète fort de savoir quand son oncle ira de nouveau plaider à Orléans.
—Et Jean, toujours un démon?
—A nous faire tourner en bourrique. Béni le jour où nous pourrons le fourrer à l'école!... Mais à son âge, quoiqu'il en paraisse le double, ce serait vraiment prématuré.»
Penchée sur le lit où dort d'un sommeil fiévreux le pauvre petit être si chétif, de six mois seulement le cadet de ce vigoureux et turbulent poulain au pré qu'est son cousin Jean Bertereau, Élisabeth laisse échapper un soupir. Georges l'a comprise. Jetant un regard sur l'ample peignoir où se dissimule l'épaisseur de la taille, de la voix claironnante et joyeuse dont il sait si bien encourager ses malades, il lui dit:
—Bah! à toi le tour. Quand tu auras donné à Gabriel un beau petit frère dru et gaillard...
—Pardon: ce sera une fille... C'est convenu avec André.
—Ne disputons point là-dessus. L'essentiel est qu'il ou elle soit bien réussi, et cette fois, j'en réponds... Tu verras si je suis bon prophète. Sur ce, mes bons amis, je file pour procéder à l'ablation d'un rein.
—Beaucoup d'opérations en ce moment, Georges?
—Beaucoup. Le fibrôme surtout se porte énormément cette année. A propos vous ne savez pas la nouvelle? Le Chah serait menacé d'appendicite et papa est mandé à Téhéran. Mais il décline l'honneur: il se trouve trop vieux pour le voyage. Moi, je suis trop jeune pour qu'il me le repasse. C'est Laurent-Janin qui en héritera. Grandeur et décadence des Bertereau!
—Décadence très relative. Et Gaston Vuillaume d'ailleurs ne va-t-il pas jeter un nouveau lustre sur la famille? Le beau-père au Sénat, le gendre à la Chambre...»
S'associant à l'ironie légère d'André, le jeune docteur leva les épaules. L'élection récente du mari de Jeanne à un siège vacant n'avait causé parmi les parents de sa femme qu'une médiocre satisfaction.
«Entre nous, remarqua-t-il, nous pouvons bien le dire... Un préfet révoqué pour les motifs que nous savons... inutile de les étaler... à qui le suffrage universel refait une virginité en faisant de lui un législateur... et ils sont légion de la même farine... C'est vraiment bien pour donner à respecter le peuple souverain et son Parlement!
—Aussi voilà-t-il bel âge qu'on y a renoncé.
—Enfin, pour ma sœur, nous devons nous estimer satisfaits de cette solution. Peut-être la verrons-nous femme de ministre.
—Oh! la pauvre Jeanne, je crois qu'elle n'y tient guère. Je ne l'ai pas vue depuis quelque temps, continua Élisabeth... Comment marche le ménage?
—Toujours de même, cahin-caha, tant bien que mal et plutôt mal que bien. Lui plastronnant, portant beau, un monument de cynique inconscience. Elle, dolente, bêlante, geignante, ne sachant pas s'arrêter à un parti: ou bien lâcher ce vaurien... c'est ce qu'elle pourrait faire de mieux... ou bien faire tête à la situation. Loin de moi la pensée de chercher à Gaston une excuse; mais tout de même, ces yeux rouges et ces attitudes éplorées à l'état chronique, ce n'est pas pour reconquérir un mari. On sait ce qu'on veut, que diable!...»
Doucement Mme Rogerin hocha la tête.
«Ce n'est pas aussi simple que tu crois, Georges. Une femme a bien de quoi réfléchir avant de prendre cette grave résolution du divorce.
—Regretterais-tu de l'avoir fait?
—Oh! André...»
Dans le ton demi-plaisant du mari se devinait une susceptibilité éveillée et comme une légère réticence dans la protestation de la femme.
«C'est assez drôle, reprit Georges en riant, le spectacle qu'offre notre famille au point de vue politique. Tous républicains, et pas deux qui soient de même nuance. Le prisme dans son complet. Papa, républicain de gouvernement, inclinant vers le radicalisme. Gustave Percheron, l'ancien opportunisme, programme de la rue du Sentier. Gaston Vuillaume, radical-socialiste, parce qu'il doit combattre le cabinet qui l'a mis à pied. Marcel, anarchiste en chambre. Moi, tendances centre gauche. Vous... oh! vous, André, un affreux réactionnaire. L'êtes-vous seulement, républicain?
—Je le suis... parce que nous sommes en république.
—Bon! c'est jugé. Maurice Briffault?... Il nous dira: «Je ne suis pas royaliste, bonapartiste non plus... mais votre régime me dégoûte...»
—Et Alcide Biscaras, presque de la famille, le pur jacobin dans toute son horreur, ce qui est encore autre chose.
—Plus sa femme, une tricoteuse.
—Voilà bien, conclut André, ce qui fait l'unité d'une nation.»
Consultant sa montre, le docteur Georges sursauta.
«Et mon rein flottant que j'oubliais... Adieu, mes enfants. Nous dînons ensemble dimanche, avenue de Messine? N'y manquez pas; c'est pour les adieux de Maurice qui s'en va prendre le commandement de son bataillon de chasseurs alpins à Embrun. Il ne se tient pas de joie. Belle garnison!...
—Mais beau service, Georges. Cela vaut bien une belle épidémie.
—Oui, oui, cousine, on te sait cocardière.
—Mon père était soldat.
—Il n'y a pas de mal à cela, tout au rebours. Maurice aime son métier, qui est de tuer, dirait notre chère Mme Biscaras... laquelle vient d'être bombardée vice-présidente de certaine ligue pour la paix, composée d'un demi-quarteron de bonnes toquées, et destinée assurément à avoir voix prépondérante dans le conseil des nations... Moi, j'aime le mien... qui, à ce que prétendent les méchants, n'est pas sans analogie...
—En temps de paix, remarqua André, le bistouri est même plus meurtrier que le sabre.
—Sans nul doute. Bref, comme dit papa, nous sommes tous de braves gens. A dimanche.
—Si je peux quitter Gabriel.
—Tu pourras. A moins de complications improbables, il sera sur pied demain. Aujourd'hui la potion, puis les cachets... le régime bien surveillé... je ne vois aucune nécessité à revenir. Cécile passera tantôt t'embrasser et prendre des nouvelles.»
C'était l'épine de leur bonheur, cet état de santé du pâle et malingre enfant, venu au monde dans de si déplorables conditions que, pour aller déclarer sa naissance à l'état civil, le père avait tardé jusqu'à la dernière heure du troisième jour, délai de rigueur, redoutant d'avoir du même coup à en déclarer le décès. De ces convulsions terribles dont il avait été atteint à l'entrée de la vie, le petit Gabriel était demeuré rachitique, une jambe retirée, menacé de coxalgie, sujet à de graves accidents nerveux, joli de visage cependant, le naturel doux, l'intelligence nette, quoique de développement tardif. Les médecins donnaient à penser que peut-être, avec des soins très attentifs, parviendrait-on à triompher de sa tare physiologique, à l'atténuer tout au moins. La sollicitude certes ne lui faisait point défaut. Tout choyé qu'il fût néanmoins, et chéri comme le sont les enfants débiles, à qui sont plus nécessaires encore la chaleur et la douceur du nid, c'est avec grande joie que ses parents avaient accueilli une espérance nouvelle. Joie qui, chez Élisabeth, n'était pas sans mélange d'appréhension. Jusqu'alors elle avait si peu réussi dans sa fonction maternelle, qu'elle craignait quelque nouvelle malencontre. Volontiers elle inclinait aux prévisions fâcheuses. Parfaitement heureuse dans son union avec un galant homme, de qui elle appréciait le mérite intellectuel comme la valeur morale, elle n'y avait pas cependant trouvé cet épanouissement de tout l'être propre aux natures souples et fortes, dès que l'existence vient à leur sourire.
Une mélancolie flottait autour d'elle, qui n'était pas de la tristesse, sorte de vapeur dont s'estompaient sa beauté pure et son âme douce, telles ces nuées mauves des crépuscules du Nord. Effet sans doute de l'ambiance de deuil où avait respiré son enfance, des meurtrissures ensuite infligées par sa première expérience de la vie. Ainsi du moins son mari expliquait-il ces ombres légères passant sur son front, et qui, au demeurant, lui étaient un charme. Il ne s'attardait point à pénétrer plus avant. L'esprit d'André Rogerin, très fin, délié, eût été porté vers l'analyse; mais il l'avait discipliné aux labeurs d'activité et de précision. Sachant se reposer—la marque et la condition du bon travailleur—sorti de ces dossiers, il ne surmenait pas son cerveau à rechercher de ces problèmes psychologiques dont la solution demeure toujours douteuse. La vie lui était bonne: il se gardait de la compliquer. Assuré de la tendresse de sa femme, certain qu'il la rendait heureuse, hors le souci qui leur venait de cet enfant, quelle peine aurait donc pu se trouver au fond de ce cœur si pur! Ainsi pensait-il. Et pourquoi en aurait-il pensé plus long, alors que sur elle-même Élisabeth peut-être n'en savait guère davantage?
L'état du petit malade s'améliora suffisamment pour que sa mère pût se rendre au dîner dominical. Elle y tenait particulièrement, car, approchant de son terme, ce serait la dernière fois peut-être pour bien des semaines. Dans la voiture qui les conduisait du boulevard Saint-Germain à l'avenue de Messine, André dit à sa femme:
«J'espère que Marcel aura le tact de n'être pas là ce soir. Depuis longtemps le commandant le regarde de travers. Aujourd'hui il ne faudrait qu'une étincelle pour faire sauter la sainte-barbe.»
Voyant une interrogation dans les yeux d'Élisabeth:
«Tu n'as donc pas lu les journaux, ces jours-ci?
—Superficiellement, je l'avoue. J'étais tellement occupée et préoccupée de Gabriel...
—Puis tu ne t'intéresses que médiocrement à ce qui se passe. Tu as bien raison, car c'est d'ordinaire fort vilain. Alors tu n'as pas eu connaissance de ces articles de ton cousin qui font le tour de la presse?»
Devançant des mesures disciplinaires probables, Marcel Bertereau avait abandonné sa chaire pour faire du journalisme. Essayiste mordant, d'une subtilité perfide et d'une cynique audace dans le paradoxe, puissant polémiste dont la virulence était sans mesure comme sans scrupule, il y brillait de l'éclat de son esprit incisif nourri par une culture profonde, servi par une langue très châtiée en même temps que très personnelle, par la force aussi de ce persiflage impitoyable devant lequel ne trouvaient grâce rien ni personne.
—Des articles dans l'Aube, demanda Élisabeth, ou dans la Revue Verte?
—Dans la Revue, par malheur, que lisent nombre d'honnêtes gens. La Légende de Jeanne d'Arc... Tu devines dans quel esprit il a traité le sujet. On en glose fort en ce moment. Toujours cette absurdité: sous couleur de réfutation, faire de l'écho à ces pétards, tout ce que veulent ceux qui les tirent. Si nul n'avait prêté attention au chien d'Alcibiade, il en aurait été pour sa queue coupée en pure perte.
—Maurice Briffault, en effet, doit être tout bouillant d'indignation. Toucher à une figure nationale... à une femme, qui pis est...
—Il a la tête près du képi... Marcel, de son côté, pratique avec maestria l'art de faire monter les gens à l'échelle en leur poussant des sophismes, comme on exaspère le taureau en lui posant des banderilles. Qu'une parole imprudente fuse et la collision se produira.
—Mais qui de nous irait soulever ce sujet irritant?
—Ma chère, la funeste gaffe ne manque jamais de sévir au moment opportun. Tiens, sans chercher bien loin, cette odieuse pédante, Mme Biscaras, avec la rage agressive caractéristique de l'intolérance jacobine, bien plus accentuée chez elle que chez son époux, car lorsque les femmes se mêlent d'être sectaires, elles n'y vont pas de main morte...
—Oh! mais elle n'est pas du tout portée pour Marcel. Il se fait un sport, au contraire, tu le sais, de les taquiner tous deux en leur démontrant qu'ils sont des réactionnaires et des obscurantistes.
—Le prisme, ainsi que Georges le remarquait l'autre jour... Se trouve-t-il deux Français dont les opinions s'accordent? Sous le même drapeau, tous s'entre-tirent aux jambes... Voilà bien ce qui fait au contraire la force de l'Église: elle demeure homogène dans sa doctrine. On est catholique ou bien on ne l'est pas...»
Si léger que fût le changement de visage d'Élisabeth, l'intuition de la tendresse fit comprendre à son mari que lui non plus n'était pas à l'abri de l'impair. Cette pensée en effet lui venait parfois: serait-ce de n'être point en règle avec la foi à laquelle elle demeure attachée qui jette une ombre dans cette âme scrupuleuse? La voyant, d'un mouvement frileux, ou nerveux peut-être, se draper plus étroitement dans sa pelisse, bien vite il détourna l'entretien.
—Tu as froid, ma chérie? Je me demande ce qu'on attend pour chauffer les bouillottes. Décidément, je veux que tu prennes des remises. Ces fiacres parisiens sont la honte d'une capitale civilisée.
—Ils me suffisent bien, je t'assure. Tant d'autres s'en contentent, qui valent mieux que moi... Comme le dit Hélène avec commisération, je n'ai pas le sens de la grandeur.»
Après avoir joui d'un si grand luxe pendant son premier mariage, Élisabeth mettait une coquetterie délicate à montrer dans le second une simplicité fort au-dessous de la très large aisance qui y régnait. Cela au surplus sans mérite. Outre qu'au regard de ce que donne l'argent, le propos de Mme Percheron était juste, elle l'avait tellement détesté, son luxe insolent et brutal...
«Crois-tu Marcel sincère? demanda-t-elle après un moment.
—Qui saurait établir le point exact où finit le voulu et où le vrai commence? Il y a, cela est certain, des tempéraments réfractaires à toute discipline morale. Lorsque, comme chez ton cousin, cette disposition va avec un esprit aigu, au sens hypercritique, ils se plaisent à ce jeu de massacre qui prend pour cible tout ce qu'autrui respecte, précisément parce que c'est respecté. Dans leur mépris du préjugé—lequel n'est après tout que l'envers du principe—ils englobent le principe lui-même. En haine du lieu commun, ils vont à l'encontre de tout ce qui a été dit avant eux. L'outrance... je dirai l'insolence de leur individualisme se refuse à rien accepter qui soit de consentement général. Afin de justifier leur rébellion au pacte social, ils prennent texte de ses imperfections pour le dénoncer en bloc. Dans leur cas, il y a aussi de ce goût de malfaisance qui nous porte à planter notre canne au milieu d'une fourmilière. Mais ce virus finit par leur brûler le sang. L'intoxication fait son œuvre et ce qui n'était que turlupinade devient conviction. Ce sont des êtres bien malfaisants.
—Surtout quand ils ont du talent. Car Marcel en a, n'est-ce pas?
—Il en a. Il a surtout celui de manier le sarcasme, de jongler avec le sophisme, et pas plus n'en faut pour déconcerter les bonnes gens. Bien creux en définitive ce genre de talent, si on le passe au crible. Lorsqu'on écrit, lorsqu'on parle à plume et à langue débridées, c'est facile d'aller loin et de frapper dur. Une fois qu'on a démoli, force est de reconstruire. Et, là encore, ces esprits dissolvants s'en tirent par des tours d'escamotage. Pour édifier une humanité nouvelle... pardon: intégrale, selon leur jargon, ils font table rase du passé qui a engendré la nôtre. Le sang, la race, les traditions, les formations historiques, les passions héréditaires... passez, muscade! Cela simplifie la besogne théorique. Mais qu'ils se mettent à l'œuvre concrète et nous les attendons, eux et leur talent.»
Avec sa culture superficielle de femme assez passive par nature, intelligente pourtant, surtout très réfléchie, Élisabeth était un de ces esprits essentiellement réceptifs qui savent comprendre et sont satisfaits d'écouter. Les maris, d'ordinaire, aiment assez cela. Aussi André se plaisait-il, et elle l'y encourageait, à parler devant elle plutôt qu'avec elle, de choses abstraites.
«Mon oncle voit ainsi tourner son fils, s'afflige et s'irrite de tout cela.
—Peut-être ne se trouve-t-il pas au bout de son ennui. Passé le point d'équilibre, c'est une loi physique de verser du côté où l'on penche... une loi morale bien davantage encore. Cet anarchisme de dilettante est d'une perversité détestable, mais non sans quelque élégance. D'employer cependant à aussi pernicieux usage des facultés supérieures, on finit par les détériorer. Que la main s'alourdisse, que l'esprit s'aigrisse, que l'ironie se tourne en acrimonie, et aux coups de griffes on substitue les coups de poing. Alors c'est la chute dans le bas révolutionnarisme brutal. Marcel ne serait pas le premier à qui c'est arrivé. Qui sème le vent récolte la tempête.
—Pourvu qu'il n'en éclate pas une ce soir!... Déjà entre Georges et son frère, c'est bien tendu. Je m'étonne même... et j'en suis heureuse pour la paix de la famille... que tu ne te sois pas encore trouvé en conflit avec Marcel.
—Parce que moi, homme sage, je tiens ces défis au sens commun pour indignes des honneurs de la discussion. Ou si j'y prends garde, j'essaie, dans la mesure de mes moyens, de les combattre avec leurs propres armes en les traitant par la raillerie. Mais les militaires aiment la bataille. Et quand quoi que ce soit se trouve en jeu qui tient à sa religion du drapeau, celui-là n'entend plus du tout la plaisanterie. Notre anarchiste, à la vérité, possède une rare souplesse pour, au moment extrême, rompre les chiens par quelque cabriole. Et cela me donne à penser qu'il en est encore à la phase de l'acrobatie intellectuelle.
—Peut-être alors en reviendra-t-il?»
André hocha la tête.
«On revient de l'immoralité, mais non de la démoralisation. Comment veux-tu qu'on change de doctrine, lorsque celle qu'on professe consiste à n'en avoir aucune?...
—Pourquoi, soupira Élisabeth, toutes ces divisions?
—Parce que, ma chérie, l'homme se jugeant sans doute trop heureux en cette vallée de larmes, s'ingénie à susciter des sujets de querelle. Ainsi, n'en déplaise à Mme Biscaras et à ses émules en apostolat anti-belliqueux, est-ce une utopie de fonder sur la paix le bonheur de l'humanité. L'humanité veut être battue.
—Se battre à coup d'idées, c'est tout de même moins meurtrier qu'à coups de canon.
—Pas bien sûr.
II
Malgré la bonhomie, fine sous ses rudesses, du grand chirurgien, malgré la souriante placidité de Mme Bertereau et le gentil caquet de leur gracieuse belle-fille, cela sentait la poudre, en effet, au dîner de famille. Et André Rogerin ne se trompait pas en pensant que les fusils chargés finissent toujours par partir tout seuls, car ce fut une voie bien inattendue qui amena l'éclat. M. Biscaras se piquait de quelque compétence en esthétique et il possédait une bonne petite collection de peinture moderne. Au cours de la soirée, on l'entendit qui disait dans un groupe:
«Avec la sécheresse de son modelé, sa couleur plombée, la pauvreté de son dessin, Bastien-Lepage était un assez méchant peintre. Mais c'était un artiste, car il savait dégager la subjectivité de son sujet. Ainsi sa Jeanne d'Arc, qui fut tant discutée à l'époque... Si le personnage a vraiment été une visionnaire, elle était hystérique. C'est donc à juste raison que, la représentant qui «entend ses voix» sous les pommiers d'un verger, il avait choisi un modèle que l'on croirait emprunté à la Salpêtrière.»
Le commandant Briffault n'était pas à la conversation. Mais ces mots parvinrent jusqu'à lui. Aussitôt se rassembla-t-il dans cette attitude combative qui évoque l'image du chevalier dressant sa lance et se haussant sur les étriers. Ce ne fut pas lui cependant qui répliqua.
«Pas si juste que vous croyez. L'hystérie est un état morbide qui atteint l'individu dans ses forces vives, le rendant impropre aux œuvres d'énergie. Or Jeanne était une femme qui faisait besogne d'homme, et des plus rudes.
—Georges parle en médecin, ajouta André, moi en avocat. Lisez les procès-verbaux de Rouen. Cette dignité, cette fermeté dans sa défense sont-elles le fait d'une déséquilibrée?»
Mme Biscaras n'aimait pas l'ironiste qui, fort irrévérencieusement, se divertissait volontiers à la mettre en contradiction avec elle-même. Mais elle détestait cordialement Maurice Briffault, tant à titre de militaire que de réactionnaire. Aussi ne laissa-t-elle point échapper l'occasion de mettre aux prises les deux cousins, persuadée que la supériorité intellectuelle du normalien aurait aisément le dessus.
«Nous avons ici, suggéra-t-elle, un historien qui a élucidé le problème et, mieux que nous tous, en possède les données.»
Nonchalant à son ordinaire, car l'absence de passion dans la discussion était chez lui un parti pris déconcertant, mis en cause, Marcel s'exécuta:
«A considérer la spécialité dans laquelle a œuvré celle qu'on appelle la Pucelle d'Orléans, ainsi que l'ambiance soldatesque où elle se trouvait tellement à l'aise, il semble logique, en effet, de voir en elle plutôt une luronne...
—Pourquoi, pendant que tu y es, ne dis-tu pas une fille à soldats? intervint brusquement son cousin, le sang aux joues.
—Parce que c'est un gros vilain mot, et qu'il y a des dames. Pour parler tout à fait noblement, j'emploierai celui de virago...»
Afin d'éviter une nouvelle explosion imminente, André de nouveau s'en mêla.
«Un lettré ne saurait le prendre que dans la pureté de son acception latine «vierge forte», et cela n'est point fait pour offenser une héroïne. C'est seulement le sens altéré passé dans la langue courante qui présente un caractère injurieux.»
Marcel esquissa ce geste vague qui se peut interpréter en acquiescement. Et, attentif aux spirales blondes de sa cigarette, sans y prendre part, il écouta, indifférent, sinon dédaigneux, l'entretien assez banal qui se généralisa sur les émules historiques de la bonne Lorraine. Le docteur Bertereau aussi s'en désintéressait, légèrement assoupi. Le chêne commençait à fléchir et la digestion du soir, maintenant, quelques instants l'appesantissait.
«Ma mère, dit André Rogerin, portait le prénom peu commun de Philis, dont l'origine vaut d'être relatée. Sa famille avait trois cents ans de bourgeoisie, dans ce district du Dauphiné, confinant à la Provence, qui fait encore usage de son ancienne désignation: les Baronies. Et ce nom d'allure pastorale y était héréditaire, en mémoire d'une aïeule, fille de Jean Duranton, notaire royal et consul de la ville de Nyons, présentée au baptême par une Jeanne d'Arc locale dont vous avez connaissance, Marcel, vous qui devez tout savoir.
—Philis de la Charce?
—Philis de la Tour du Pin de la Charce, cette fille de qualité qui, lors de l'invasion du pays par le prince Eugène, en l'an... A moi, l'historien!
—Ce que les historiens savent le moins, ce sont les dates. Voyez Larousse.
—Enfin, le grand siècle finissant, ladite demoiselle, vu que tous les gentilshommes de la région étaient aux armées, souleva les paysans, les équipa et organisa dans la montagne une guerre de guérillas, qu'elle commanda en personne, avec autant de capacité que d'intrépidité, car les Impériaux durent battre en retraite.
—Une femme! se récria Jeanne Vuillaume, écarquillant ses bons gros yeux ovins, toujours étonnés et humides... Une jeune fille!...
—A cette époque, corrigea André en souriant, on disait: fille... Et d'autant plus justement en l'espèce que celle-ci allait alors sur ses quarante-cinq ans.
—Ce qu'on est ignorant! s'exclama Maurice Briffault... Pardon: je parle pour moi. Pourquoi ne nous apprend-on point cela à Saint-Cyr?
—Ce n'est pas oublié dans votre nouvelle garnison, commandant, car Gap et Embrun eurent fort à souffrir des gens du duc de Savoie.
—Bon! je me documenterai pour conter cela à mes chasseurs.
—Mlle de la Charce eut son heure de gloire. Le roi la manda à Versailles afin de la complimenter et lui octroya une pension militaire de deux mille livres, ordonnant en outre que son épée et ses pistolets fussent déposés au trésor de la basilique Saint-Denis.
—C'était, remarqua Marcel, faire acte de bonne politique. La famille de la Tour du Pin ayant récemment abjuré la Réforme, en l'honorant il encourageait les conversions dans ce nid de huguenots, illustré par le baron des Adrets. De fait, ce capitaine en jupons espadonnait d'une main et cathéchisait de l'autre, déployant autour d'elle un zèle de néophyte.
—Cela m'est égal, dit le commandant. Qu'ils soient ou non de la vache à Colas, les braves gens sont les braves gens, et quand c'est une brave femme, c'est encore mieux.
—Tu veux dire une femme brave?
—Je veux dire ce que je dis, monsieur le pion... On sait tout de même sa grammaire, quoique traîneur de sabre, mais j'ai observé... en ayant connu plus que toi... que les braves sont presque toujours de braves gens.»
Acide, Mme Biscaras fit cette observation:
«Il est d'autres courages que celui du soldat.
—D'accord, madame. Aussi les tiens-je tous en égale estime. Mais pour l'instant nous sommes sur le terrain militaire. Et je demanderai à Marcel, qui ne fait pas grand état du patriotisme, si même il n'en nie absolument le mérite, ce qu'il pense du sentiment qui peut pousser une femme à accomplir des actions pour lesquelles ni physiquement ni moralement elle n'est préparée.
—Je pense que la guerre est un sport comme un autre. Cette amazone, de qui André a l'honneur de descendre approximativement, avait du goût sans doute pour arquebuser reîtres et lansquenets, comme pour courre le cerf. Elle a profité de l'occasion.
—Alors tu considères que nous autres soldats nous faisons notre métier par vocation sanguinaire?»
Selon son procédé habituel, se donnant l'apparence de désarmer l'humeur de son interlocuteur, quoique en réalité l'exaspérant, toujours imperturbable, le normalien riposta:
«Il n'est pas question d'un chef de bataillon d'infanterie breveté, mais d'une noble dame qui guerroyait en amateur. Puisque ce genre d'illustration t'intéresse, je puis te mentionner encore certaine Catherine Sforza qui, en l'absence de son époux tenant la campagne, avait revêtu le harnois pour défendre je ne sais plus quelle place. Et comme les assiégeants, s'étant emparés de ses enfants, lui faisaient sommation de capituler si elle ne voulait qu'ils fussent mis à mort, cette Bradamante répondit: «A votre guise. J'en ferai d'autres.»
—Quelle horreur!» s'écria la petite Mme Georges...
Froidement, parce qu'il était très excité, le commandant répliqua:
«Pourquoi donc? Il faut, ma chère cousine, faire la part de la dureté du temps. Cette atrocité sublime vous révolte. Mais tout se tient. Aujourd'hui, elle n'aurait plus de raison d'être, parce que le droit des gens défend qu'on vous prenne en otages Jean et Andrée. Rappelez-vous cependant ces paroles admirables du maréchal Fabert, inscrites sur le piédestal de sa statue à Metz: «Si pour défendre la place que le Roi m'a confiée il me fallait mettre à la brèche ma personne, ma famille et tout mon bien, je n'hésiterais pas une minute à le faire.» Les Allemands, qui ont respecté le monument du grand capitaine, en peuvent, chaque fois qu'ils traversent l'Esplanade, tirer une moralité pour nous bien amère: c'est que si Bazaine avait médité ces paroles, les casques à pointe, aujourd'hui, ne seraient pas les maîtres de la cité jusqu'alors inviolée.
—Bravo! Maurice,» s'exclama Georges, tandis qu'André Rogerin approuvait du geste, la bonne Mme Bertereau levant les yeux au ciel comme pour le prendre à témoin de la malignité humaine et des horreurs de la guerre.
Mme Biscaras se disposait à émettre quelque aphorisme en situation. Marcel la prévint en disant à son cousin, de ce ton pince sans rire dont on ne savait jamais si on devait se formaliser:
«Tu raisonnes, mon cher, selon la saine méthode de critique historique: mesurer les actes à l'étiage moral de leur époque. Quant à moi, je trouve de la ligne au geste de la Sforza. Il surpasse en élégance celui des femmes cimbres, ne craignant pas d'occire de leurs mains époux et fils qui fuyaient la mêlée... sans parler de ce théâtral «Reviens dessus ou dessous» des mères lacédémoniennes, lequel me fait fort l'effet d'être un mot d'auteur. De ces faits toutefois la logique m'impose de déduire que la barbarie est le bouillon de culture des vertus militaires.
—Soit! je préfère la barbarie engendrant l'héroïsme, à la civilisation si elle doit faire des lâches.»
Un léger froid tomba sur ce mot dans lequel avait passé un souffle provocateur.
«Voyons, dit Mme Bertereau à son neveu, n'es-tu pas un peu excessif dans tes appréciations? Car enfin...»
Bien que l'excellente femme fût loin d'être sotte, ayant à la vérité plus de sens commun que d'esprit, rarement elle parvenait à se faire entendre. Dans cette famille où, hors quand parlait le grand homme, dès l'enfance chacun disait son mot sur tout en se coupant la parole, avec une inlassable patience elle commençait des phrases qu'avec une souriante résignation elle devait abandonner avant de les avoir finies. Cette fois, ce fut Mme Biscaras qui l'interrompit. Elle avait un propos désobligeant à placer.
«Inutile, chère amie, de discuter sur ces sujets avec des militaires dont la mentalité est tellement spéciale... Ils ne rêvent que plaies et bosses...
—Pardon, madame, rectifia Maurice Briffault: nous sommes armés pour riposter par des plaies à ceux qui seraient tentés de faire des bosses aux pays... ou des trous au drapeau. D'ailleurs, ajouta-t-il, le sabre n'est pas seul à avoir un tranchant.
—Plures occidit lingua quam gladium...»
Cette remarque d'André Rogerin était adressée au docteur Georges, entre haut et bas. Mais l'ex-institutrice avait l'ouïe fine et elle entendait quelque peu de latin. Se tournant vers Marcel, comme étant le seul en état de la comprendre:
«Ce qui m'a particulièrement intéressée dans votre étude, c'est le commentaire si ingénieux que vous donnez de cet appareil mystique dont Jeanne d'Arc a enveloppé son aventure.»
Le commandant eut un sursaut.
«Son aventure!... Avoir relevé le courage de la patrie vaincue, avoir victorieusement combattu l'envahisseur, avoir rendu au roi de Bourges le royaume de France, et avoir payé cette œuvre de sa vie, vous appelez cela, madame, une aventure?
—Je veux parler du point de départ. Il s'agissait de frapper les imaginations, afin d'attirer l'attention sur elle. Ce n'était pas une petite entreprise à machiner. Rien ne pouvait la mieux servir que cette intervention du surnaturel, si puissant alors.
—Hum! objecta Georges, cela conduisait plutôt au bûcher. Et tel, si je ne m'abuse, fut le dénouement.
—Cela a mal fini, mais avait bien commencé. Ainsi s'est-elle attaché des champions, a-t-elle été conduite du fond du pays de Bar jusqu'à la cour de Chinon, s'est-elle imposée, s'est-elle créé une atmosphère...
—Sa petite réclame, quoi!» fit ironiquement André.
Mais Maurice Briffault n'était pas en humeur de sourire.
«Ainsi, madame, si je vous comprends bien, elle aurait usé de simulation, d'imposture?... Une aventurière enfin, pour demeurer dans votre interprétation si moderne de la bataille de Patay et du siège d'Orléans?
—Adressez-vous à votre cousin. Il a fait de la question un exposé lumineux.
—Je te l'avais bien dit, glissa son mari à l'oreille d'Élisabeth... Cette pacifique personne en est venue à ses fins de faire battre les montagnes ensemble.»
Avec beaucoup de calme, le commandant riposta:
«Je n'ai pas voulu lire la Revue Verte, car, d'après ce que j'en sais, si j'en avais su davantage je n'aurais pu me trouver ici ce soir. Mais puisque vous avez jugé à propos, madame, de m'instruire plus avant, je déclare qu'attribuer de bas calculs, de méprisables intrigues, pire encore peut-être, à la glorieuse vierge objet d'une vénération universelle, sans en excepter le peuple qu'elle a vaincu et qui l'a fait périr d'une mort inique, je déclare que c'est une mauvaise action, une action lâche.»
Prononcé pour la seconde fois, et avec une application plus directe, le mot jeta dans l'air quelque malaise. Seul celui qu'il visait n'en parut pas atteint.
«Allons, Maurice, dit-il gouailleur, vas-tu imiter ce Castillan qui, entendant un mauvais plaisant risquer sur la Vierge une facétie que je ne mentionnerai point crainte d'affliger Élisabeth et ma chère belle-sœur Cécile, lui jeta son gant au visage avec ces mots: «Je crois, monsieur, que vous venez d'insulter une femme?»
—Je ne te jetterai rien du tout au visage, d'abord parce que tu es le fils de ma tante... et aussi parce que ce serait sans conséquence, le mépris des injures étant la caractéristique par excellence de ce que Mme Biscaras appellerait votre mentalité spéciale à vous autres, messieurs les intellectuels.»
Une légère flamme cependant traversa les yeux pâles de Marcel, aussitôt éteinte dans une expression dédaigneuse mitigée d'insouciance, qu'accentua un haussement d'épaules.
«Allons, allons, mes enfants, intervint doucement Mme Bertereau, laissez ces sujets irritants. Sachant que vous ne pouvez vous accorder, ne vaudrait-il pas mieux...
—Eh quoi! maman?... Nous causons.»
La moustache hérissée de Maurice Briffault, son teint échauffé, son regard qui flambait, n'étaient pas positivement dans le ton d'un paisible colloque.
A son tour, M. Biscaras entra dans le débat.
«Demeurant sur le terrain purement historique et abandonnant toute discussion quant à la personne de Jeanne d'Arc, puisque le commandant s'en tient pour désobligé, il n'est pas démontré que ce n'eût été pour la France un bonheur d'appartenir aux Anglais.»
Avant que l'indignation soulevée chez Maurice par cette hypothèse lui eût permis d'en trouver l'expression, Marcel avait répondu:
«Cela se pourrait soutenir. Qui nierait que la Gaule a tout gagné à la conquête germanique? Le nom même de la nation n'est-il pas celui de ses vainqueurs?
—Il me semble acquis, reprit le vieux jacobin, que l'évolution de la race se serait modifiée dans un sens offrant de grandes chances de lui être favorable...»
Ces considérations de psychologie ethnique furent interrompues par une grosse voix bourrue qui disait:
«Halte-là, Alcide!... tu vas trop loin...»
Depuis quelques instants sorti de son demi-sommeil, le docteur Bertereau avait entendu l'échange des dernières répliques.
«Tu vas trop loin, et de pareilles doctrines déconsidèrent les idées radicales. Je ne suis pas, moi, de ces républicains qui abandonnent à la réaction le monopole du patriotisme.
—Et moi non plus, certes. Mais à l'époque dont il s'agit, le mot de patrie n'avait pas la valeur que nous lui attribuons actuellement... si même il existait.»
Depuis un moment, Maurice Briffault étranglait de ne rien dire.
«S'il existait! protesta-t-il... Le mot, je ne sais et peu m'en chaut, mais la chose à coup sûr. La Pucelle aurait-elle donc porté les armes pour son plaisir ou bien dans quelque intérêt féodal? Et que signifieraient, je vous prie, ses paroles: «Il faut bouter l'Anglais hors de France»?
—Et elle était sujette du duc de Lorraine, objecta avec ironie Mme Biscaras, toujours attentive à faire montre de sa forte culture.
—Du Guesclin n'était-il pas vassal du duc de Bretagne? La patrie existait déjà, vous le voyez, puisque déjà Bretons et Lorrains étaient Français.»
A cette remarque d'André Rogerin, le commandant ajouta:
«Le patriotisme, monsieur Biscaras, ne date pas des volontaires de 92.
—Lesquels, fit Marcel, se battaient pour les biens nationaux.»
L'épais sourcil en broussaille grise du docteur se fronça.
«Je sais, dit-il à son fils, ton parti pris de négation et de démolition universelles, lequel me déplaît fort, tu t'en doutes, bien que je m'abstienne de t'en faire connaître mon sentiment. Au regard du point particulier qui a provoqué ce débat assez vif, puisque l'occasion s'en présente, je ne te cacherai pas, mon garçon, que je réprouve hautement la besogne d'avilissement d'une figure nationale, légendaire assurément dans beaucoup de ses traits, mais dont la légende ne porte que des fruits bienfaisants. Car, négligeant les visions et les voix du ciel que rejette notre rationalisme, il reste d'elle une œuvre héroïque, ennoblie encore par une fin cruelle, et qui, en parlant à l'imagination, est susceptible d'exalter dans les esprits simples la notion nécessaire du devoir envers la patrie.
—Parbleu! appuya Maurice, nous faisons présenter les armes à ses statues. Pense-t-on que cela n'impressionne pas le troupier?
—Les procédés empiriques sont bons en effet pour entretenir les sentiments factices...»
De nouveau s'éleva, très autoritaire, la voix rude du vieux chirurgien.
«Voilà, Marcel, des mots qui ne sont pas à dire et qu'il ne me plaît point d'entendre chez moi.»
Avec une ironique affectation de soumission, le normalien s'inclina.
«C'est bien, papa. Mais alors, l'affranchissement de la pensée, qu'en faisons-nous?
—Rien ne saurait être absolu. Est-ce à un coupeur de cheveux en quatre que j'enseignerai la science des limitations?
—Oui, oui, je sais... la liberté ne doit pas dégénérer en licence... Cela a déjà été dit.»
A ce sarcasme, la face sanguine de son père se colora d'un pourpre plus intense.
«Par Joseph Prudhomme, pourrais-tu ajouter... Ne te gêne pas. Il a souvent raison, le bonhomme. C'est par leur forme naïve et emphatique, saugrenue parfois, que pèchent les aphorismes du gros sens commun: mais le fond n'en est pas tellement mauvais.
—Ainsi M. de La Palice. Combien ce doit être fatigant de ne jamais vouloir se trouver d'accord avec lui!»
Un peu sec, le normalien répondit à André:
«C'est surtout moins facile.
—Croyez-vous? Marcher sur les mains exige sans doute certaine aptitude naturelle et quelque entraînement. Mais aussi, comme on est plus assuré de se faire remarquer qu'en allant sur ses pieds!»
Étouffant un léger bâillement qui témoignait du médiocre intérêt pris par lui dans cette joute:
«Allons, dit Marcel, je suis ici, décidément, le diable dans un bénitier.
—En parlant de ma maison, répliqua son père, bénitier est plutôt exagéré. Je confesse cependant être trop vieux jeu pour comprendre les beautés de l'internationalisme. Tous ici, avec nos divergences d'opinion, nous nous accordons là-dessus, même au fond ce vieux rouge d'Alcide...
—Excepté Mme Biscaras.»
Cette remarque malicieusement faite par Élisabeth amena un sourire goguenard sur les grosses lèvres rasées du docteur. Il n'aimait point que les femmes fussent méchantes, et il possédait le sens du ridicule.
«C'est un apostolat louable quoique chimérique, je le crains, en faveur de la paix universelle qui l'entraîne un peu plus loin sans doute qu'elle ne pense. Tu as donc, Marcel, froissé le sentiment qui nous unit tous dans cette chambre, et qui unit, je l'espère, tous les Français dans le pays. Ta pensée est libre. Mais si ton anarchisme ne va pas jusqu'à s'affranchir de toutes convenances familiales, tu m'obligeras en te souvenant que je demeure attaché à quelques grands principes primordiaux, et que, chez moi, je veux les voir respecter.
—Parfaitement, papa... Tu me permettras seulement de rappeler en l'occurrence une observation que j'ai faite sur les protestants. Vis-à-vis du catholicisme ils s'affirment dégagés des entraves dogmatiques, en raison de leur faculté d'interprétation des livres saints. Mais allez donc nier la révélation... Adieu le libre examen!...
—Tu as trop d'esprit pour moi, mon cher garçon... Je te laisse le dernier mot.»
Il le garda, car on apportait le plateau du thé et de l'orangeade, et ce fut la rupture de l'entretien. Un malaise cependant demeura. Le fils était blessé de la remontrance du père, le père irrité du persiflage du fils. Presque aussitôt le commandant prit congé. Il quittait Paris le lendemain même. Dans le tumulte des adieux, Marcel fut le seul peut-être à s'apercevoir que son cousin avait omis de lui tendre la main.
Autant qu'il était susceptible d'affection, ce cœur desséché par l'outrance de la cérébralité en portait à Élisabeth, plus assurément qu'à son frère et à ses sœurs. Un moment avant que s'opérât la retraite générale, se trouvant seule à part avec lui, sur un ton de douceur attristée, elle lui demanda:
«Pourquoi es-tu ainsi, Marcel? Cela nous fait de la peine à tous.»
C'est sans raillerie et sans dédain qu'il répondit:
«Parce que, ma chère, j'ai l'horreur du juste milieu... chacun estimant que le juste, c'est le sien. J'aurais pu être catholique irréductible, monarchiste intransigeant. Je suis anarchiste et athée. Dès qu'on a cessé de croire à tout, il n'y a plus de raison pour croire encore à quelque chose.»
N'était-ce pas étrange? Chaque fois qu'Élisabeth s'agenouillait dans une église,—c'est une habitude qu'elle n'avait point perdue,—une pensée analogue lui revenait. Sous ce joli front fin, bien plus d'idées qu'on ne l'eût cru faisaient lentement leur évolution. Idées profondes, bien que souvent imprécises, dont, malgré la tendre confiance qu'elle lui portait, elle se taisait avec son mari. Et quand il la voyait pensive, André s'étonnait, s'effrayait un peu qu'elle fût si secrète.