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Après le divorce

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III

Le vœu d'Élisabeth se trouva exaucé: ce fut une fille qui lui naquit. Et cette fois enfin semblait-il que fût conjuré le maléfice, l'enfant étant venue saine et vigoureuse au delà de l'ordinaire. Dès que la petite Yvonne eut émergé de cette phase du premier âge, tellement ingrate, même aux yeux prévenus d'un père et d'une mère, on eut lieu d'espérer qu'elle serait fort jolie. Elle tint loyalement ses promesses et devint la plus charmante enfant du monde, gracieuse et fine à miracle, d'une adorable gentillesse, d'une vivacité d'esprit peu commune, d'une rare précocité d'intelligence, en contraste avec le développement si laborieux, si tardif de son frère. Car, en dépit des soins les plus éclairés, Gabriel demeurait un demi-infirme, cerveau lent dans un corps souffreteux. La tendresse des Rogerin pour leur premier-né ne souffrait en rien du partage; mais celle qu'ils portaient à leur fille était de l'idolâtrie. Ils l'auraient outrageusement gâtée si son naturel n'eût été tellement excellent que rien de mauvais ne pouvait entrer en elle.

Ce charme de l'enfance, dont nul ne se défend, vient-il du monde mystérieux d'où les âmes descendent dans la chair de femme qui leur pétrit un corps? Est-il emprunté aux êtres de pureté suprême, habitants de l'invisible? Cela semble que le tout petit enfant, obscurément pensif, demeure attaché à cet invisible par quelque fibre profonde, lien qui va se relâchant à mesure qu'il entre davantage dans l'humanité. Le langage populaire, d'instinct si sûr, traduit cette hypothèse en qualifiant les enfants de chérubins. C'est par eux que, notre raison, notre sagesse, notre connaissance des choses de la terre étant aussi vaste qu'est nulle celle des choses du ciel, c'est par eux que nous nous trouvons en contact furtif avec l'inconnaissable, dont leur blancheur nous apporte le parfum.

Mais ce charme essentiel, tous ne le possèdent pas à degré égal, loin de là. Pourquoi certains de ces petits êtres sont-ils d'essence si notoirement supérieure? Secret du laboratoire divin où se forge l'étincelle qui anime l'argile humaine. Il en est que véritablement on croirait venus à nous chargés de quelque message d'en haut. De ceux-là, et à un point exceptionnel, était la petite Yvonne. Cet on ne sait quoi d'inconsciemment profond de la première enfance persistait en elle avec l'âge. Elle était vivace, elle était gaie, mais elle était réfléchie aussi et elle était grave. Elle jouait peu. Avant de savoir ses lettres, elle aimait demeurer assise aux pieds de sa mère, sur un carreau, feuilletant un livre à images sérieuses qui emportaient son imagination en des chevauchées lointaines. Elle avait une exquise petite manière à elle de se tenir bien sage, les mains croisées dans son giron, sa jolie tête blonde un peu penchée de côté, comme pour mieux écouter des chansons qu'elle seule entendait, ses grands yeux de violette fixés sur des choses qu'elle seule voyait, et auxquelles souriaient ses lèvres roses, choses de cet au-delà d'où nous venons et où nous retournerons. Sa curiosité très éveillée, et s'exerçant de préférence sur des abstractions bien supérieures à la portée de son intelligence, si avancée fût-elle, s'épanchait en questions infiniment subtiles, mettant dans un grand embarras ceux qui avaient charge d'y répondre. Particularité plus rare, une fleur mystique déjà s'épanouissait au fond de cette petite âme. Déjà ou encore? Intuition ou souvenir? La première fois que sa mère l'avait emmenée à la messe, ce n'est point, comme d'autres, un intérêt puéril qu'elle avait pris aux chants, aux lumières, aux ornements, bientôt lassé par l'obligation de rester silencieuse et tranquille. Ce n'était même pas ce vague respect un peu craintif inspiré à l'enfance par la solennité de l'appareil sacré sous les hautes voûtes sombres et sonores. Spontanément attentive et recueillie, il semblait que cette enfant de quatre ans eût pénétré le sens des saints mystères. Si loin encore de l'âge où on aurait commencé à l'instruire de la religion, elle en avait la prescience. C'était un petit être singulier et charmant.

Trop singulier au gré du physiologiste qu'était son grand-oncle, manière d'aïeul pour elle. A ces propos, à ces reparties, dont s'émerveillait toute la famille, le docteur Bertereau, soucieux, hochait sa grosse tête bourrue.

«Ne pousse pas cette petite, disait-il à sa nièce... Retarde-la au contraire. Pour une fille, rien ne presse. Empêche de travailler ce cerveau trop actif.

—Mais, mon oncle, protestait Élisabeth, elle n'est pas surmenée, je vous assure. Avant cinq ans, apprendre à lire a été pour elle un jeu.

—Eh bien! ne lui donne pas de livres, ou à peine.

—Un peu d'histoire sainte pour l'amuser, quelques fables, voilà toutes ses leçons. Nous ne lui enseignons rien et c'est vrai qu'elle sait déjà une foule de petites choses. Elle les trouve dans sa tête.

—Précisément, c'est ce que je n'aime pas. Elle est intuitive à l'excès, elle a l'imagination anormalement ardente. Rien de morbide en elle, non... seulement disproportion entre l'âge et la mentalité. Toute robuste qu'elle soit, le contenant déborde le contenu. Il faut prendre garde à une rupture d'équilibre... Je lui voudrais des poupées... mieux encore, des petits amis avec qui jouer et se gourmer... les quatre coins, les barres, la cachette. Et puis, le plus possible, la vie à la campagne, dans l'herbe, dans le sable, au milieu des bêtes, mollets égratignés, des bleus...»

Sans doute. Mais comment contraindre une enfant à des jeux qui ne lui donnent aucune joie? Comment lui imposer des sociétés de son âge, où elle se déplaît et où elle ne plaît point? Aux petits compagnons avec qui on essayait de la mettre en familiarité, elle n'avait rien à dire; pas davantage ne savaient-ils lui parler. Il en était de tout indiqués: les enfants de Georges Bertereau, car les deux ménages qu'unissait une double alliance se trouvaient en intimité étroite. Mais Andrée était une petite fille volontaire, étourdie, taquine, ne pouvant guère s'accorder avec Yvonne. Beau petit gars vif et dru, dont le maillot marin découvrait le cou de taureau de son grand-père, Jean avait voué à sa jolie cousine une de ces passionnettes enfantines qui présentent en raccourci, avec le charme de la sincérité et de la naïveté, tous les caractères de la passion. Il était son esclave, sa chose, en adoration devant elle comme le pèlerin devant la Madone. On riait de ce jeu au petit mari et à la petite femme—tiens, pourquoi pas? Mais Jean se tenait pour très offensé de n'être point pris au sérieux, à dater du jour surtout où il dépouilla les culottes courtes pour revêtir l'uniforme de l'école Albert-le-Grand... Oui, ce petit-fils du grand chirurgien athée fut confié à des religieux, de quoi le vieux docteur prit son parti au nom de la tolérance, laissant bouillonner d'indignation le jacobin Alcide Biscaras.

Mais l'objet de cette flamme y demeurait insensible. De quatre ans son aîné, son cousin était pour elle quantité négligeable. Douce et gentille avec lui comme avec tous, petits et grands, elle trouvait tout autant d'attrait à la compagnie de son loulou blanc, nommé Pom, à cause qu'il était de race poméranienne—une idée de Jean précisément, très fort en géographie et qui avait déjà décidé vouloir être explorateur. Un jour qu'en manière de plaisanterie son père lui reprochait tant d'indifférence:

«Mais, papa, répondit-elle, je l'aime bien, Jean... seulement, il ne comprend pas les choses.

—Quelles choses, ma chérie?»

Les grands yeux pensifs s'ouvrirent plus grands encore, comme pour regarder dans ce lointain qui l'attirait.

«Les choses qu'on sait quand on est grand.

—Et toi qui es toute petite, tu les comprends donc?»

Un instant elle réfléchit avant de dire:

«Je ne les comprends pas très bien, mais je les vois.»

Fidèle à la consigne de ne point encourager ces propensions vers les sujets abstraits, il laissa tomber le propos. Mais un instant plus tard Yvonne reprit:

«Dites, papa, quelqu'un qui saurait tout, tout... tout ce qu'il y a à savoir... toutes les sciences...

—Celui-là n'est pas né, mon trésor.

—Mais enfin, s'il y avait quelqu'un comme cela... ce n'est pas les sciences, n'est-ce pas, qu'il saurait, c'est la science?

—Voyez la petite philosophe!... Tu as tout à fait raison, ma chérie... Mais va donc jouer avec Pom... L'entends-tu qui gratte à la porte?»

Aux remarques de ce genre, la satisfaction de l'orgueil paternel se mitigeait d'un souci analogue à celui du grand-oncle. La campagne? Oui, certainement, ce serait bon de donner à ce cerveau suralimenté les dérivatifs de la vie animale. Mais, en sus des deux mois de vacances du Palais, sur lesquels la mère prenait une avance de quelques semaines et qu'elle prolongeait d'autant, pouvait-on séparer les enfants de leur père, la femme de son mari? On faisait de son mieux cependant pour se conformer à ces avis si autorisés. On s'efforçait de ramener à la puérilité ce sérieux précoce, d'entraver l'essor de cette spiritualité anormale. Ainsi le système d'éducation adopté pour Yvonne se trouvait-il être exactement le rebours de celui qui convenait à son frère dont, tout en ménageant la faiblesse physique, il fallait stimuler l'intelligence paresseuse. Dans l'accomplissement de cette double tâche, la tendresse de la mère, passionnée pour la fille, attendrie pour le garçon, lui était un guide plus sûr que toute la pédagogie du monde. Et André, qui n'avait pas le loisir de s'occuper de ses enfants, se louait de posséder à son foyer les plus solides, les plus hautes vertus domestiques, alliées à tant de grâce et de douceur. Il était très heureux.

Assez singulièrement cependant les préoccupations du docteur Bertereau, au sujet de cette enfant, semblaient trouver un écho chez l'enfant elle-même. Non seulement l'idée de la mort, aussi étrangère à cet âge qu'elle l'est aux animaux, lui représentait bien celle de la disparition, mais encore Yvonne possédait une conception de l'au-delà, guère moins définie que la nôtre, laquelle l'est si peu. A peine sa petite raison formée, les vêtements de deuil, les convois funèbres avaient eu un sens à ses yeux. Sa première question ayant reçu l'habituelle réponse que les morts vont au ciel,—on n'avait pas jugé devoir lui parler de l'enfer,—assez longtemps elle était demeurée silencieuse. Puis alors que, croyait-on, elle n'y pensait plus:

«Oh! dit-elle, comme ce doit être beau, le ciel... On doit y être bien.

—Sans doute, mignonne, avait-on répondu. Mais tout de même, personne n'est pressé d'y aller voir.

—Pourquoi, ma tante?...»

Oh! ces éternels pourquoi de l'enfance!...

«Pourquoi, puisqu'on y est bien?

—Mais comment sais-tu cela?

—Parce qu'on est auprès du bon Dieu.»

Quand elle se fut éloignée:

«Personne ne lui a jamais rien dit de tel, remarqua Élisabeth. Elle l'a trouvé d'elle-même.

—C'est très bien, fit son père. Toutefois à six ans, mieux vaut regarder la vie. Cela lui est mauvais de parler de ces choses-là.»

Mais l'enfant souvent en reparlait. Une jeune fille de l'entourage des Rogerin vint à mourir. Comme devant Yvonne on s'apitoyait sur la douleur des parents, la jolie petite voix claire et fraîche, semblant une goutte de rosée dans du cristal, vint à dire son mot:

«Il ne faut pas qu'ils pleurent... Ils la reverront dans le ciel, et ils seront ensemble, toujours, toujours.»

La notion de la vie future et la notion de l'éternité... C'était étrange vraiment. Plus on écartait ces sujets d'elle, plus elle y revenait.

«Sais-tu bien, Frédéric, que cela me fait peur, déclara Mme Bertereau à son mari quand on lui eut rapporté ce trait. On dirait, chez cette petite, comme un avertissement.»

Le docteur haussa les épaules. Les faits d'ordre psychique le trouvaient incrédule. Tout récemment encore, n'avait-il point, à l'Académie de médecine, soutenu une polémique vigoureuse contre un illustre confrère qui s'adonnait à l'étude des phénomènes télépathiques? Et comme, sans qu'en fût ébranlée sa sécurité scientifique, il n'avait pas laissé d'être déconcerté par quelques coups droits de ce brillant jouteur, le souvenir des horions reçus lui inspirait quelque dépit.

«Voilà que toi aussi, tu as la tête tournée par les extravagances de ce pauvre Charlys... Cet animal a une telle virtuosité qu'il fait gober sa marchandise comme muscade par des esprits sérieux. C'est vraiment pitié de voir un homme de si grande valeur se galvauder de la sorte.»

En matière scientifique, le docteur Bertereau était l'intolérance même.

Peu de jours plus tard, rentrant de son hôpital, il trouva un billet de son fils Georges. Celui-ci l'avisait que, mandé la surveille pour la petite Yvonne, et ce matin ayant trouvé l'état de l'enfant plus caractérisé, il voudrait bien avoir son avis, le cas lui paraissant alarmant. Aussitôt après le déjeuner, les deux Bertereau se trouvèrent réunis boulevard Saint-Germain. Défaite un peu de cette nuit sur pied, pendant l'examen attentif et prolongé de la malade, Élisabeth conserva quelque calme, son angoisse révélée seulement par le regard apeuré qui s'attachait implorant sur les deux hommes, comme s'il dépendait d'eux d'aller contre les desseins de Dieu. Quand ce fut fini:

«Oh! mon oncle, demanda-t-elle en lui prenant les mains, c'est très grave, n'est-ce pas?

—Grave?... Non, pas positivement... Mais c'est assez sérieux. Ne te frappe pas ainsi, mon enfant... Ces petits êtres sont pris avec une violence extrême, d'autant plus, justement, qu'ils sont plus forts... Mais la réaction se produit de même. Tout ce qu'a prescrit Georges est bien. Ce soir, je reviendrai pour me rendre compte. Allons, fillette, allons, un peu de fermeté... Tu as l'habitude des malades, que diable! avec Gabriel... lequel, par parenthèse, je trouve en très bonne voie. Et cette petite n'a jamais eu un bobo... Tôt ou tard, cela se paye d'un seul coup. A ce soir... Viens-tu, Georges? Je te mettrai là où tu as affaire. Non, non, André, ne me reconduisez pas. Restez auprès de votre femme et dites-lui de ne pas se laisser abattre. On intimide le mal en n'y croyant point.»

Mais sur l'escalier ils s'arrêtèrent, comme pour se soulager du poids qui les oppressait. Très ému, le jeune docteur articula ce mot seulement:

«Méningite?»

D'un signe de tête, le père acquiesça. Et sa grosse voix s'enrouant subitement, la faisant basse, comme s'il eût craint qu'on l'entendît:

«Elle est perdue, dit-il.

—Oh! les pauvres gens!...»

Le soir, l'état avait empiré, et le nom fatal dut être prononcé, le nom de cet horrible mal qui guette les enfants trop précoces. André ayant entraîné Georges dans son cabinet, sous prétexte d'y écrire une ordonnance, la porte soigneusement refermée, avec cet effort pitoyable de l'homme pour se montrer supérieur à la faiblesse, il lui demanda:

«La vérité?... Je veux la savoir.

—Mon pauvre ami, mon frère, ayez du courage... Il vous en faudra pour deux, songez-y.»

Les traits d'André se décomposèrent; un cri rauque sortit de sa poitrine. Vivement son beau-frère lui mit une main sur la bouche.

«Prenez garde... Élisabeth pourrait vous entendre. Tant qu'il reste une lueur d'espoir, nous devons la lui laisser.»

Écroulé sur un fauteuil, dans ses bras croisés en travers d'une table, il avait enfoui sa tête, secouée par les sanglots.

Lorsqu'ils rentrèrent dans la chambre, André prenant soin de tenir son visage hors du rayon de la lampe, le vieux docteur tapotait l'oreiller où gisait enflammée, baignée de sueur, la jolie petite tête blonde, au milieu des cheveux épars, tout humides de l'eau qui avait filtré des vessies de glace.

«Allons, mignonne, disait-il, il faut bien vite guérir, pour que ton papa et ta maman n'aient plus de chagrin. Qu'est-ce que cette vilaine méchante qui s'avise de faire des peurs à ceux qui l'aiment et de déranger le pauvre vieil oncle? Fi! que c'est laid...»

Mais ces propos puérils glissaient sans le frapper sur un esprit envolé déjà au pays de lumière. Plus loin que jamais regardaient, infiniment agrandis, les grands yeux de violette. Comme à regret, ils se tournèrent cependant vers la grosse tête grise penchée sur elle et qu'elle aimait. Elle lui sourit. Puis, ainsi que pour lui reprocher de l'avoir réveillée de son rêve:

«C'est beau là-bas, fit-elle... C'est si beau!...»

Agenouillée au pied du lit, la mère tressaillit à cette voix, qui semblait venir de là-bas, en effet. Se jetant, éperdue, sur le petit corps brûlant:

«Que dis-tu donc, mon amour chéri?... Il ne faut pas parler comme cela...

—Un peu de délire... Donnez-lui de la potion.»

Mais il savait bien que l'enfant ne délirait pas. Quand il s'éloigna pour partir, Élisabeth le suivit, s'attachant à ses vêtements, les doigts si convulsifs qu'à travers l'épaisseur du drap il en sentit les ongles.

«Oh! mon oncle, mon oncle, n'est-ce pas que vous la sauverez?»

Avec le sang-froid du vieux praticien qui a assisté à tant d'agonies, vu couler tant de larmes:

«Parbleu! répliqua-t-il, nous sommes ici pour cela. Demain matin j'amènerai Bernal, le spécialiste, qui pourra nous donner un bon avis. Il a opéré de véritables miracles sur les enfants. Et le tempérament de celle-ci offre de telles ressources...»

Hélas! la pratique du docteur Bernal fut aussi impuissante que la science de son illustre confrère, que le dévouement du jeune docteur Georges, qui soignait sa petite nièce comme il eût soigné sa propre fille. Pas davantage ne put la vigilance passionnée de la mère, ne quittant une minute cette chambre où c'était comme sa propre chair qui agonisait. L'enfant souffrait avec une patience hors nature. Docilement elle se prêtait à tous les soins. Mais il semblait que ce fût pour complaire à ceux qui les lui donnaient, car elle avait une étrange connaissance de son état. Et répétant ce propos qui avait tant frappé au sujet d'une jeune morte:

«Papa, maman chéris, disait-elle, il ne faut pas pleurer... C'est si beau là-bas, vous verrez... Vous y viendrez aussi, avec Gabriel... et on sera tous très heureux.»

Puis, son attention attirée par un jappement plaintif du loulou blanc qui, inquiet et attentif, constamment se tenait assis auprès du lit, comme elle n'avait pas sept ans, après tout, elle ajouta:

«Et Pom aussi voudra, parce que c'est un bon chien.»

Le délire cependant finissant par l'égarer, elle en vint à proférer des paroles sans suite, mais dans lesquelles toujours surnageait cette idée fixe:

«C'est beau, ce que je vois... Oh! comme c'est beau...»

C'était atrocement déchirant.

Enfin se fit l'apaisement suprême, et doucement, sans secousse, dans un sourire, la blanche petite âme en sa fleur remonta au pays merveilleux d'où, à regret, elle était descendue.

QUATRIÈME PARTIE

I

L'énergie virile d'André Rogerin n'eût pas suffi peut-être à le défendre contre l'accablement de cette affreuse douleur, n'eût été l'obligation qui lui incombait de réagir contre celle, effroyable, où, les premiers jours, on craignit de voir sombrer la raison d'Élisabeth. Ces excès de désespoir ne se dépeignent point. La crise aiguë conjurée, ce fut un affaissement lugubre presque aussi alarmant. Dans cette enfant adorable, présent de Dieu que Dieu lui avait repris, elle avait mis tout elle-même; morte l'enfant, il semblait qu'elle-même fût morte. Il appartenait à son mari de l'arracher par la force et l'autorité de sa tendresse à cette tombe où elle s'ensevelissait. Élisabeth l'aimait, elle chérissait son fils. En lui parlant de ses devoirs envers eux, envers surtout le pauvre petit être chétif et incomplet, impuissant à se développer hors l'abri doux et chaud de l'aile maternelle, on réussit à ranimer la flamme vitale, mais combien faible encore. Assez vite, car elle était plus robuste que ne le donnait à penser la fragilité de son apparence, elle se reprit à la routine physique et machinale de l'existence. La revanche des pauvres est dans cette impossibilité de se nourrir de leurs larmes, où les met la nécessité de gagner le pain quotidien par un labeur sans répit, par ce labeur manuel qui endort le chagrin en le berçant de fatigue. Parmi les riches mêmes, le chef de famille trouve dans ses responsabilités professionnelles cet anesthésiant de la douleur, ceux du moins, comme André Rogerin—et c'est la plupart—qui ne sont riches que parce qu'ils travaillent. Mais leurs femmes, supérieures aux besognes matérielles, le gouvernement d'un intérieur est insuffisant à leur donner cet oubli au moment de l'effort, avant-coureur de l'œuvre apaisante du temps. Et aujourd'hui devait-on tenir pour un bienfait l'état précaire du premier-né d'Élisabeth, lui imposant des occupations et des préoccupations qui constituaient l'unique dérivatif acceptable par sa détresse.

Les premiers jours néanmoins il avait fallu éloigner le petit Gabriel de la maison en deuil. D'abord nécessité de dérober à sa nervosité morbide des spectacles déchirants risquant de provoquer ces troubles convulsifs qui toujours le menaçaient. Puis on était trop absorbé par les soins à donner à sa mère pour s'occuper de lui. Cécile Bertereau l'aurait pris chez elle, mais sa petite fille relevait de la rougeole. La bonne Mme Bertereau ne pouvait s'en charger, appelée, dès le lendemain des funérailles, à Firminy, auprès de sa fille Hélène sur le point de subir une opération. Mme Guivarch offrit de recueillir l'enfant. On accepta de grand cœur. En son désarroi, le père n'opposa aucune objection, et au surplus n'en était-il point de valable.

Depuis trois ans Monique était veuve, fixée à Versailles, où elle vivait dans une retraite austère, vouée aux pratiques pieuses et aux œuvres charitables, sans autre intérêt humain que son fils, dont les études s'achevaient chez les Eudistes. Le refroidissement entre elle et son amie d'enfance, provoqué par un divorce la blessant dans sa foi, s'était accentué en scission complète après ce second mariage que n'avait pas béni l'Église. Non qu'aucune parole eût été dite de part ni d'autre; mais celle-ci se sentait réprouvée de celle-là, et elle avait eu la fierté de ne point frapper à la porte d'un cœur qui se fermait. Le silence s'était donc fait entre elles jusqu'au jour où les rapprocha une circonstance singulière.

Définitivement rebutée par la sévérité de son foyer, la nature joyeuse et jouisseuse de M. Guivarch avait cédé aux entraînements grossiers de ce monde d'affaires marseillais où l'immoralité est de règle, tenue quasiment pour une obligation affermissant le crédit de la maison, à l'égal d'une loge au Grand-Théâtre et d'un équipage bien tenu. Mais ses émoluments aux Messageries Maritimes ne lui suffisaient point pour lutter sur le terrain du plaisir avec les fortunes des savons et des huiles, de la commission et de l'armement. Afin de subvenir à ses doubles charges, il s'était lancé dans des spéculations sur les terrains de la Côte d'Azur. Trop léger à la fois et trop loyal pour réussir des opérations aussi dangereuses, roulé par un associé, il s'était vu contraint de lui intenter un procès. La compétence reconnue de Me Rogerin ne l'avait pas seule guidé dans le choix d'un conseil, mais aussi le souvenir de cette gracieuse figure souvent rencontrée chez lui naguère, et à laquelle il avait conservé une affectueuse sympathie. L'idée était heureuse, car pour l'amour de sa femme, vivement intéressée à la cause, André avait mis au service de son client quelque chose de plus que sa conscience professionnelle. Ayant réussi à faire rendre gorge au brasseur d'affaires véreuses, ainsi avait été conjuré un désastre dans lequel se fût trouvé englouti tout l'avoir du ménage. A la profonde gratitude de M. Guivarch pour l'avocat s'était jointe une vive estime pour l'homme, et un commerce amical s'était établi entre eux. Cette alerte l'avait assagi. Se sachant une atteinte au cœur, aggravée par ces émotions, un souci lui était venu de l'avenir des siens, ce qui semblait prématuré. Il ne se méprenait pourtant point, car, ayant eu le temps de mettre ordre à ses affaires, il ne tardait pas à être foudroyé par une embolie. Son testament instituait André Rogerin subrogé tuteur de son fils, alors âgé de quinze ans, qui était le filleul de Mme Rogerin. Voilà comment, sans qu'il lui fût possible de s'en défendre, Monique s'était trouvée remise en contact avec son amie d'enfance. Elles ne se fréquentaient point comme naguère. Mais malgré tout ne pouvait s'effacer l'emprise de l'intimité ancienne. Et n'ignorant pas ce qu'elle devait au mari d'Élisabeth, Mme Guivarch se jugeait tenue à surmonter son éloignement pour le péché dans lequel ils vivaient.

Cet éloignement, André le devinait et s'en irritait. Certes il se croyait bien dégagé de tout scrupule quant aux conditions de son mariage. Elles avaient été imposées, pensait-il, par des circonstances adverses, que c'eût été coupable de laisser mettre obstacle à son bonheur, à celui d'une autre. Sa finesse l'avertissait cependant que d'avoir l'épiderme aussi sensible au blâme pressenti sur ce point venait peut-être de ce que, dans son for intérieur, il se blâmait lui-même. Se blâmait-il? Non: un regret seulement. Regret dont, pour s'en excuser vis-à-vis de sa raison, il s'affirmait ne l'éprouver qu'à cause d'Élisabeth. Ainsi en raisonnait cette casuistique qui se glisse dans les consciences les plus loyales. Son existence, au surplus, était trop remplie pour qu'il eût loisir de s'attarder à l'analyse de soi. Lorsque ce doute l'assaillait, il le chassait comme une mouche importune. Mme Guivarch avait, à ses yeux, le tort de le lui ramener dans l'esprit, par la réprobation qu'elle dissimulait, mais qu'il ne se dissimulait point. A la vérité n'entretenait-il avec elle que les relations strictement nécessaires à l'accomplissement de son office. Mais Élisabeth parfois allait à Versailles. Et il avait remarqué chez elle, à la suite de ces visites, une recrudescence de cette mélancolie dont il eût préféré que la source lui demeurât mystérieuse.

«Qu'as-tu à faire, lui disait-il, avec cette béguine revêche? Si l'on n'avait des raisons de penser que la dévotion ainsi comprise est insupportable à Dieu autant qu'aux hommes, ce serait à vous inspirer pour la religion la vertueuse horreur du farouche Alcide Biscaras.

—Elle est malheureuse, mon amie. En dépit des si graves torts de son mari envers elle, Monique l'aimait...

—Hum! cela ne m'est pas démontré... Ou du moins l'aimait-elle si mal que mieux eût valu pour lui, pour elle pareillement, moins d'amour et plus de bonne grâce.

—Je te l'accorde. Cela pourtant excuse-t-il M. Guivarch?

—Ma chère enfant, sur cent mauvais maris il n'y en a qu'un ou deux peut-être de qui on ne puisse dire que c'est la faute de sa femme... Et la réciproque est non moins vraie. Cela n'excuse pas les torts, si tu veux, mais cela les explique. Dans le cas de ton amie, je conviens que son époux s'était dérangé plus que de raison. Mais aussi c'est qu'elle y avait mis vraiment trop du sien. Cette femme qui est de peu ton aînée et qui n'a plus d'âge, qui a été jolie, me dis-tu, et qui est un épouvantail à moineaux...

—Oh! André...

—Soit! de beaux yeux encore... ces grands yeux noirs qui survivent à la décrépitude des brunes. Mais qu'est-ce que cela et que toute beauté d'ailleurs, avec un tel abandon de soi? Tout à l'heure, je prononçais à son sujet le beau nom d'amour... Il hurle avec elle comme le violet avec le bleu. De ce que ce brigand-là se fait souvent le complice du diable, Dieu pourtant ne commande pas aux femmes d'en sevrer leur mari.

—Au contraire, dit étourdiment Élisabeth, puisqu'il leur commande d'être fidèles comme Sara, sages comme Rebecca, aimables comme Rachel...»

Une légère rougeur lui monta au front et, brusquement, elle s'arrêta. Ces paroles qui lui étaient revenues à l'esprit, pourquoi fallait-il qu'elles eussent consacré son triste mariage avec Edmond Lambertier, alors que cette union d'aujourd'hui, toute de douceur et de tendresse, de secs et froids articles de code en avaient constitué la seule formule? Fidèle comme Sara, elle, la femme d'un autre quand celui-là était vivant... Vivement, elle reprit:

«L'erreur de la pauvre Monique est de s'être mariée... Elle n'était pas faite pour le siècle.

—Mais il y a des religieuses amènes. Tiens, pendant mon volontariat, j'ai passé un mois à l'hôtel-Dieu de Caen, tenu par les Augustines. La sœur supérieure des salles militaires était une femme absolument charmante au sens mondain du mot. Je suis bien certain qu'elle fait une meilleure religieuse que n'aurait été Mme Guivarch.»

Bien que jamais André ne parlât avec irrévérence des choses saintes, c'étaient sujets que toujours avec lui évitait Élisabeth. A quoi bon, puisqu'elle avait perdu le droit d'essayer de le ramener à la foi?

«Enfin, poursuivit-elle, Monique a aimé à sa façon. Et d'avoir tellement souffert par son mari, elle ne l'en pleure pas moins.

—Oui, elle est de ces femmes qui chercheraient prétexte à s'endeuiller si elles n'en avaient motifs. Elle a manqué sa vocation: elle aurait dû être une de ces pleureuses de votre pays de Bretagne, qui font profession d'ensevelir les morts. Quand je la vois, c'est plus fort que moi, je cherche le corps.»

Mais Élisabeth lui mettant la main sur la bouche:

«Tais-toi, André, tais-toi... Il ne faut pas plaisanter avec cela.»

Il sourit à sa femme, lui baisa la main, puis on parla de n'importe quoi.

Louis Guivarch était un grand garçon bien découplé, très vivant, un peu léger de caractère, tenant beaucoup du tempérament paternel. Assez travailleur, intelligent, très doué pour les mathématiques, dès que s'était révélé chez lui cette aptitude spéciale, qui s'accordait avec des goûts militaires, l'École Polytechnique avait été son objectif. Ce fut un profond étonnement lorsque, muni de son baccalauréat ès sciences, aussitôt ses dix-huit ans révolus, il s'engagea dans l'artillerie coloniale. Sa mère en fut chagrine, d'abord dans l'intérêt de son avenir, qui eût été plus brillant s'il fût entré dans l'armée par la grande porte, aussi parce qu'elle s'alarmait de cette émancipation précoce. En ce moment à Morlaix, où elle réglait quelques affaires, ayant écrit au subrogé tuteur du jeune homme pour lui annoncer la nouvelle, elle reçut de lui cette réponse:

«Comme vous je déplore ce coup de tête, et si j'avais été consulté, j'aurais fait de mon mieux pour mettre du plomb dans cette folle cervelle. Folle?... Pas si sûr. Votre fils est un Breton pur sang. Sous des apparences un peu en l'air, il tient sans doute de sa race, de la vôtre,—vous la connaissez bien,—cette fermeté de propos qui, ne se gaspillant pas en paroles vaines, sait patiemment attendre son heure. J'en vois la marque dans sa dissimulation d'un dessein contre lequel vous auriez lutté de toute la force de votre autorité morale. Ainsi a-t-il laissé venir le jour où la loi l'autorisait, pour cet objet spécial, à disposer de soi par anticipation sur sa majorité. Alors, Sixte-Quint en herbe, il a jeté ses béquilles, vous mettant en présence du fait accompli. Je conçois certes que vous en ressentiez du déplaisir. Me permettrez-vous cependant de vous présenter son excuse, laquelle je crois connaître aussi bien que s'il me l'avait dite? La charge dont son père m'a fait l'honneur de m'investir ne comportant aucune ingérence dans son éducation, jamais je n'ai pris la liberté de vous adresser à ce sujet la moindre remarque. Mais je n'en pensais pas moins et, je vous l'avoue respectueusement, parfois je me donnais licence d'en désapprouver l'esprit. Les jeunes gens, madame, sont des jeunes gens. A leur tenir la bride trop haute, on risque de leur faire prendre le mors aux dents. Celui-là en particulier devait supporter impatiemment le joug d'une vie familiale que vous lui faisiez bien sévère. Pour s'affranchir trois ans avant l'âge légal, un moyen s'offrait à lui: il en a usé. Et peut-être n'est-ce que demi-mal. Qui sait si cette folie ne l'aura pas préservé de bien des sottises? Par le rang, il parviendra à l'épaulette; ce sera plus dur et il ira moins loin peut-être. D'autre part, le voici sous une bonne discipline pour le garder de graves écarts que je n'étais pas sans appréhender, par l'effet d'une loi de réaction contre laquelle rien ne prévaut dans le domaine moral, non plus que dans le domaine physique. De ce côté du moins aurez-vous donc satisfaction, et cela est raisonnable, aujourd'hui, de la part des mères, de ne pas trop attendre des garçons.»

Le jeune soldat incorporé à Rochefort en attendant son embarquement pour quelque pays d'outre-mer, seule désormais, Mme Guivarch devait se jeter plus complètement encore dans les bras de la religion. Toutefois n'était-elle point une mystique pure. Quelque chose d'ardent était en elle qui en eût fait une militante de la vie monastique.

L'exercice de la charité agréait moins à son tempérament que les œuvres d'apostolat. En visitant les pauvres, elle s'enquérait de l'état de leur âme plus que des besoins de leur corps. L'évangélisation des humbles toutefois ne lui inspirait qu'un intérêt relatif. Elle ne se payait pas d'illusion et savait qu'en ces champs ingrats l'ivraie le plus souvent repousse aussitôt arrachée. Faire revenir de ses égarements une âme éclairée lui semblait devoir être plus utile à la fois et plus agréable au Seigneur. En la rapprochant d'Élisabeth par une circonstance aussi imprévue, Dieu sans doute lui marquait sa voie. La piété de Monique n'était pas exempte de quelque orgueil, qui s'exaltait à la pensée de ce triomphe. Là était le secret de son apparente tolérance pour le péché de son amie, unique moyen de reprendre l'ascendant d'autrefois. Et quoique son zèle n'eût pas encore exercé d'action directe sur cet esprit sans endurcissement, quelque chose déjà se dégageait de son seul contact, qui y jetait ce trouble si bien deviné par André, les jours suivant les visites de sa femme à Versailles.

Le désastre où venait de chavirer le bonheur d'Élisabeth était-il l'occasion attendue par Monique? Sans doute ne se formula-t-elle point cette pensée cruelle. Très sincèrement, car elle l'aimait, elle lui apporta le tribut de ses larmes, en même temps que l'assistance matérielle dont avait si grand besoin la malheureuse mère. Outre qu'un homme, le plus tendre, le plus délicat, n'est guère apte à remplir auprès de la femme la plus chérie certains offices de sœur de charité, André se trouvait très pris par les nécessités concrètes de l'existence. De nature retirée, vivant beaucoup chez elle, Élisabeth n'avait pas d'autres amies intimes. Sa famille ne lui offrait guère de ressources. La tante Bertereau prenait de l'âge et avait assez à faire de soigner son grand homme vieillissant. Hélène Percheron, n'eût-elle pas été éloignée de Paris, ne s'était jamais occupée de personne que d'elle-même. La pauvre Jeanne Vuillaume, d'ailleurs effondrée dans ses propres chagrins, était trop apathique, trop maladroite pour se rendre d'aucune utilité. Pas davantage Élisabeth n'avait-elle à attendre de sa belle-sœur Cécile, gentil oiseau jaseur, au bon petit naturel affectueux, mais absorbée par un mari qu'elle adorait, par des enfants dont elle se parait, par des goûts mondains que partageait Georges. Ainsi la triste amie d'enfance se trouvait-elle seule indiquée pour la place à prendre dans cette vie dévastée par la douleur. Monique n'y faillit point. Pendant ces premiers jours de lutte terrible entre la raison d'Élisabeth et son désespoir, avec une intelligente sollicitude elle la remplaça auprès du petit Gabriel. Le moment venu de remettre l'enfant aux bras de sa mère, afin de provoquer une salutaire réaction, elle continua ses soins à tous deux, discrètement, sans s'imposer en tiers dans le ménage. Lorsqu'elle ne se jugea plus nécessaire, elle s'effaça.

Le plus farouche désespoir cependant ne saurait s'accommoder d'une solitude absolue. Précisément à cause qu'était insupportable à Élisabeth toute rumeur de dissipation, que lui était amer le commerce avec les heureux, sur ses crêpes les crêpes de Monique exerçaient une attraction. La distraction lui était recommandée—les médecins ont de ces ironies... Le petit voyage de Versailles lui en créait une. Aussi y trouvait-elle occasion de prendre l'air, de faire de l'exercice, ce qui lui était également prescrit. Entre le déjeuner d'onze heures, après lequel André se rendait au Palais, et le dîner qui de nouveau réunissait les époux, longues étaient les journées pour la tristesse d'Élisabeth. Souvent elle allait les passer dans le petit pavillon de cette rue de Mademoiselle, au nom évocateur d'un passé royal, où l'herbe pousse entre les pavés. Demeure retirée, silencieuse, au seuil de laquelle venaient expirer les bruits du monde, quasiment aussi monastique que le couvent mitoyen des Capucins, dont les grêles sonneries de cloche y marquaient la fuite des heures. Les études de Gabriel ne l'occupaient que le matin, son professeur spécialiste pour les enfants en retard venant le faire travailler à domicile. Elle l'emmenait. Il se plaisait mieux à jardiner dans le petit parterre qu'à s'aérer au Luxembourg, et cela lui était plus sain. Ou bien on faisait quelque promenade à pied ou en voiture dans le parc. Les deux amies parlaient du pays de leur race; elles évoquaient ces souvenirs si vivaces de la première jeunesse. L'entretien parfois tombait sur quelque matière pieuse. Monique exaltait la puissance de la religion pour panser les plaies saignantes en les rapportant à celles du Sauveur.

La pitoyable mère, alors, remuée dans ses fibres chrétiennes, s'essayait à cette résignation que Dieu donne en récompense aux cœurs animés de la foi profonde. Mais quand c'est la splendeur des sacrements qu'on lui vantait, leur efficacité consolatrice, un nuage lui montait au front, sa tête se courbait, elle demeurait sombre, accablée dans le sentiment de l'indignité qui la tenait éloignée de la sainte table. Et une honte la prenait de la légèreté avec quoi, depuis dix ans, elle acceptait de vivre hors la loi de l'Église, se tenant pour quitte envers sa conscience catholique par l'assistance régulière aux offices d'obligation.

Ces jours-là, elle revenait auprès de son mari plus lourde de tristesse. Ce qui la consumait, ce n'était plus seulement cet arrachement de la chair de sa chair. C'était la mémoire ravivée d'une parole entendue aux premiers jours de son deuil. Dans un paroxysme de désespoir, il lui était arrivé de s'écrier:

«Ah! Dieu n'est pas bon...»

Épouvantée de ce blasphème, Monique, pour l'en reprendre, avait manqué de douceur.

«Dieu ne permet pas qu'on lui préfère ses créatures. C'est de cela qu'il m'a châtiée, moi aussi.»

C'était son scrupule qu'en se dérobant à sa vocation d'épouse du Christ elle l'avait offensé. Elle professait cette piété sombre faite de plus de terreur que d'amour. Penchant de son âme austère, influence lointaine aussi de certain confesseur dont la stricte doctrine pesait sur elle, malgré les efforts de ses directeurs ultérieurs pour en effacer l'empreinte. La douce Élisabeth, toujours, avait été rebelle à pareille conception de l'idée divine. Cette fois tout son être s'était révolté.

«Dieu me punirait pour avoir trop aimé ma petite fille?... C'est ce que je dis alors: il serait méchant... Mais non, avait-elle repris, effrayée à son tour, non, non, ce n'est pas vrai. S'il me punit, c'est d'autre chose, peut-être... de cela, non...»

Monique n'avait répondu que par un geste évasif et n'y était pas revenue. Mais le trait avait pénétré profondément. C'était une de ces blessures qui d'abord ne produisent qu'un choc douloureux et rapide, pour ensuite, lentement, déterminer une plaie qui s'ouvre, s'étend, gagne et ronge l'os avec la chair. Sur cette plaie, au lieu d'un baume, c'est un corrosif qu'y versait l'esprit assombri d'Élisabeth, et ce corrosif, c'est à Versailles qu'elle le puisait.

De cela, bien qu'il ne sût pas tout, André avait le soupçon. Pour combattre cette hantise, il était armé par sa tendresse, par l'autorité de sa fermeté douce, par l'affectueuse confiance qu'il inspirait à sa femme. Il la sentait pourtant lui échapper un peu. Leur intimité morale subissait quelque atteinte—moins que cela, pensait-il: légère discordance seulement, passager défaut d'équilibre résultant du bouleversement de leur foyer. Certes, son cœur paternel saignait cruellement. L'obligation cependant de faire face à la vie l'allégeait de ce poids mort qu'est l'abandon de soi.

Passé les premiers mois, lorsqu'il se fut ressaisi, cette douleur dont il devait, dont il savait s'abstraire, ne vibrait plus à l'unisson de la douleur maternelle, toujours présente. Dans son existence très extérieure, tout concourait à l'en distraire; tout y ramenait dans celle, essentiellement domestique, d'Élisabeth. C'était quelque jouet retrouvé, le dernier livre feuilleté par l'enfant, ces chères petites choses qu'elle avait portées, qu'elle avait touchées, qui conservaient un peu de sa forme, de son empreinte, de son parfum. C'était un mot de Gabriel au sujet de la petite sœur. C'était le loulou blanc, dont d'abord on avait voulu se défaire, chacune de ses gambades, de ses caresses évoquant amèrement l'image de celle dont il avait été le compagnon favori; finalement, on s'était décidé à le garder, à cause que, dans ses longs poils soyeux, avaient erré jusqu'à la dernière heure les doigts fiévreux, glacés aujourd'hui. Cela au désespoir de Jean Bertereau, qui avait réclamé Pom comme souvenir de sa cousine chérie et à qui on n'en avait pas tenu la promesse. Puérils et touchants rappels de douleur, vivement ressentis par la sensibilité féminine et qu'épargnait au chef de famille la plus grande largeur de ses horizons. Élisabeth n'en faisait point à son mari le reproche. Elle était raisonnable: elle ne tenait pas pour mauvais qu'il cherchât dans des commerces étrangers, dans des distractions sérieuses, une détente indispensable pour maintenir la liberté de l'esprit, l'élasticité du cerveau. Mais il ne devait pas la blâmer non plus si elle s'écartait de lui parfois afin de pleurer.

Pour elle-même comme pour lui, il aurait voulu la voir réagir. Cette action lénitive du temps qui, sans frustrer les morts de ce qu'on leur doit, finit par restituer leur part aux vivants, elle était bien lente à faire son œuvre. Non sans raison, c'est à la fréquentation de Mme Guivarch qu'André attribuait le retard de cette évolution nécessaire. Doucement, prudemment, il essayait d'éloigner sa femme d'une atmosphère si peu propre à lui rendre la force et le goût de vivre. Un jour il avait à dessein mis ce sujet sur le tapis en présence de son beau-frère, afin de solliciter l'avis professionnel du jeune docteur quant à l'action non seulement moralement, mais physiquement déprimante d'une ambiance morose. Georges s'était prononcé dans son sens. Puis, comme souvent les gens de naturel joyeux, étant volontiers étourdi en ses propos, il avait ajouté:

«Je me demande d'ailleurs comment ton amie te peut porter une si belle tendresse, car enfin, soit dit sans t'offenser, tu es pour elle une pierre de scandale.»

Avec une âpreté dont elle n'était pas coutumière, sa cousine avait répondu:

«Monique pratique la charité... Elle prie pour les pécheurs.

—Elle est bien bonne. C'est seulement dommage qu'elle ne s'en soit point avisée plus tôt. Si Dieu l'écoute—et il doit bien cela à qui le sert d'un zèle si ardent—elle t'aurait épargné ton grand chagrin.»

Devenue toute pâle:

«Tais-toi, tais-toi, s'était écriée Élisabeth... Ne parle pas de cela... tais-toi.»

André s'étonna. D'habitude, loin d'écarter le souvenir de la chère petite morte, elle le recherchait. C'est lui au contraire qui s'étudiait à l'en détourner. Et au lieu que les paupières de la mère se fussent mouillées, que sa voix se fût faite tendre, c'est d'un accent presque dur qu'elle avait imposé silence à Georges, avec de la colère quasiment dans les yeux, une altération profonde du visage. Cela donna fort à penser à son mari. Il ne savait pas quel écho ces paroles imprudentes avaient réveillé dans cette conscience troublée.

II

«Qu'on ne me parle plus de lui, clamait le docteur Bertereau... Je ne le connais plus... Il n'est plus mon fils... Que jamais son nom ne soit prononcé devant moi...»

La colère empourprait son visage de façon alarmante; son cou puissant se gonflait dans sa cravate, où machinalement il passait les doigts pour l'élargir. Faiblement, sa femme s'efforçait de l'apaiser.

«Un égarement passager... l'entraînement de ces mauvaises compagnies où il se plaît... Il en reviendra.

—Et quand il en reviendrait?... Mon nom n'en demeurera pas moins déshonoré. Mon nom, lire mon nom au bas de cette ordure!...»

Il froissait avec violence le Temps, dont, dans sa large et forte main, l'ample feuille fut réduite en une petite boule que furieusement il lança à travers la chambre.

«J'interdis formellement à ce drôle l'entrée de ma maison... tu entends, Amélie? Si tu as envie de voir ton fils, tu iras chez lui... en quoi d'ailleurs tu me désobligeras entièrement. Mais qu'il franchisse le seuil d'un honnête homme, d'un bon citoyen, non... Quand je serais mourant même, je défends qu'il vienne... Quand je serai mort, qu'il marche derrière mon cercueil.

—Allons, Frédéric, calme-toi... Tu t'excites... Tu vas te faire du mal.

—C'est vrai qu'il y a de quoi s'en flanquer une attaque... Et ce serait péché que lui faire cet honneur de mourir du chagrin qu'il me donne. En voilà assez. J'avais quatre enfants, je n'en ai plus que trois... Un point, c'est tout.

—Vous comptez mal, mon oncle. C'est cinq que vous aviez... Il vous en reste donc quatre, si vous le voulez bien.»

Un baiser sur le grand front dénudé accentua les paroles d'Élisabeth, prononcées avec cette grâce affectueuse demeurée chez elle aussi fraîche qu'en ses vingt ans. Sous cette caresse, l'ébullition du vieux chirurgien tomba. Tout grondant encore, comme le flot qui se retire après s'être brisé au récif, il redressa sa haute taille, que l'âge commençait à courber, et sortit d'un pas lourdement appuyé, afin de l'assurer mieux.

Une stupeur régnait. Mme Bertereau s'essuyait les yeux; Jeanne Vuillaume poussait de grands hélas! incohérents, qui s'accordaient avec son attitude habituellement éplorée. André Rogerin avait ramassé le journal, le lissait avec ses paumes, et, les coudes sur la table, relisait le passage incriminé, sa physionomie et ses gestes trahissant une vive indignation. Mâchonnant avec fureur sa moustache, Maurice Briffault semblait absorbé dans la contemplation de l'aimable spectacle que présentait la pelouse aperçue par les portes-fenêtres grandes ouvertes. La petite Andrée Bertereau, gambadant de ses longues jambes menues, gainées de noir, sous la courte robe de broderie anglaise à ceinture rose, victimait de son mieux et impartialement son cousin Gabriel, tout essoufflé de tant de turbulence, et le bon gros dogue bringé, qui vainement prétendait lui faire peur avec ses grognements de bourru bienfaisant. Plus loin, tout en adressant aux enfants d'intermittentes objurgations, qui demeuraient de nul effet, Marguerite Vuillaume, un peu frêle pour ses dix-huit ans, et ressemblant à sa mère, avec la grâce en plus, faisait une moisson de roses destinée au surtout de table. Entre les deux gros catalpas, un envolement rythmé de jupes claires et de dessous vaporeux: la petite Mme Georges pelotonnée dans le hamac, qu'à grands éclats de rire balançait très haut son fils Jean, tout fier de la force déployée. Dans la lumière enveloppante de cette fin d'après-midi d'un chaud septembre, c'était un joli tableau familial heureux et paisible. Le vieux chirurgien aimait ces réunions dominicales à Marly-le-Roi, auxquelles, cet été-là, était exact le ménage Rogerin. Leur fils suivait un traitement d'hydrothérapie résineuse et de massage, dont on augurait grand bien pour sa coxalgie; ils avaient renoncé à la villégiature en Suisse ou en Bretagne pendant les vacances judiciaires et loué une villa à Saint-Germain, auprès de l'établissement de ce spécialiste. Depuis peu secrétaire du comité de l'infanterie au ministère, emploi du grade de lieutenant-colonel auquel il allait être prochainement promu, Maurice Briffault était venu ce dimanche dîner chez son oncle, assuré désormais de n'y point rencontrer Marcel dont, quoique sans rupture déclarée encore, la place au foyer paternel demeurait toujours vide.

Après un instant, Mme Bertereau quitta le salon. Il ne lui était pas habituel de s'abandonner à l'accablement. Et elle savait comment distraire son grand homme, unique procédé efficace pour le calmer dans ces colères auxquelles, en vieillissant, il devenait sujet.

«C'est ignoble, se récria André, frappant violemment le journal du dos de la main... c'est abominable... Vous avez lu cela, commandant?

—Oui, tout à l'heure, en venant, dans la Patrie

Tous deux se mirent à se renvoyer les phrases saillantes de ce factum affiché le matin sur les murs de Paris, à l'adresse des conscrits sur le point de se mettre en route, et au bas duquel, parmi d'autres notabilités de l'anarchisme scientifique, figurait la signature de Marcel Bertereau.

«L'infâme livrée militaire... les soudards galonnés... ces bagnes que sont les casernes... le troupeau de brutes abjectes auxquelles on enseigne l'art de tuer... La patrie bourgeoise, une marâtre, à qui vous ne devez dévouement ni obéissance... Quand on vous enverra à la frontière pour massacrer vos frères en humanité, vous répondrez par la grève, par l'insurrection... Vous abattrez dans la boue le drapeau, cette loque...»

Bien qu'il n'en eût pas la surprise, à ce mot l'officier sursauta, comme un moment auparavant, dans le train.

«Canaille!... Misérable!... Faut-il que nous ayons le même sang dans les veines... Grâce à Dieu, je porte un autre nom... Et pourtant, en vérité, je ne sais ce qui me retient d'aller de ce pas lui mettre ma main sur la figure, ou, mieux encore, ma botte... où vous savez.»

Une voix douce de nouveau intervint.

«Ce qui vous retient, je le sais: c'est la pensée que votre manifestation, bien justifiée, certes, aggraverait le chagrin de votre oncle et de votre tante.»

Maurice s'inclina.

«Mme Élisabeth a toujours raison.

—Et puis quoi? reprit André... Pareilles ignominies ne sont justiciables que du dégoût.

—Oui, avec une bonne correction autour. Le dégoût, si vous saviez ce que cela leur indiffère... Ces messieurs planent au-dessus de semblables fadaises. Le dégoût... Pour être sensible à celui qu'on inspire, il faudrait avoir le sens de la propreté.

—Celui-là justement le possède. C'est pitié de voir cette nature distinguée, cet esprit raffiné tombés à pareille déchéance. Je ne l'avais que trop prévu, tu t'en souviens, Élisabeth?... Il a été roulé par le torrent. Mais en dépit de tout ce qu'il peut affecter de cynisme, il a conscience, je le crois, de son abaissement... fût-ce seulement à cause de la profonde sottise de ces déclamations, pire encore peut-être que leur infamie. Et de se trouver en telle compagnie, c'est déjà pour lui, allez, un châtiment.

—Voilà l'auto de Georges, dit Jeanne qui regardait par la fenêtre. Il doit être furieux, lui aussi.»

Le jeune docteur Bertereau fit son entrée en rafale et brandissant la Liberté. A la vue de l'animation régnante:

«Ah! vous savez déjà, s'écria-t-il. Eh bien! c'est du joli. Papa est-il au courant? Il est capable d'en prendre une congestion.

—Dieu merci, répondit son beau-frère en montrant le Temps qu'il tenait, tant de tués que de blessés, il n'y a qu'un journal endommagé.

—C'est que je m'inquiétais, et j'ai fait de la quatrième vitesse. Il est tellement sanguin... On peut le trouver trop radical, mais du moins est-il un républicain patriote, genre vieille barbe de 48.

—Oui, fit André, hochant la tête: un de ces républicains qui voient la république comme elle devrait être... Et l'expérience a beau leur démontrer qu'elle ne peut pas être comme elle devrait, rien ne les décourage.

—Je suis loin d'être un fanatique du régime. Toutefois n'est-ce pas injuste de le rendre responsable de tels excès? Les doctrines de Marcel et de ses copains ne relèvent pas plus du dogme républicain que d'aucun autre... C'est le néant.

—Et c'est Charenton, ajouta le commandant avec un haussement d'épaules.

—Chez ceux qui sont sincères, reprit André, il y a bien, je crois, un élément de névrose. Mais lui ne croit même pas à sa négation. Ce n'en est que plus triste...

—Et plus honteux.»

Moins apte à juger des idées générales que des effets particuliers, en soupirant, Jeanne remarqua:

«Tout cela est bien fâcheux pour maman. Il est bon, papa, en lui disant d'aller chez Marcel si elle a envie de le voir... Est-ce que c'est possible avec sa situation fausse?... Eh! quoi, Maurice, tu ne sais pas? Tu arrives bien de ta province...

—Et même d'Embrun.

—Tu ne sais pas qu'il vit avec une étudiante finlandaise?... Très jolie, dit-on... Georges la connaît.

—Elle a été dans mon service à Lariboisière. Je te crois qu'elle est jolie: longue, frêle, pâle, blonde, des yeux vert de mer... une fée des neiges. Avec cela, la mâchoire carrée des travailleurs, un tempérament de fer, des nerfs d'acier... Elle te vous disséquait son cadavre en cinq sec, aussi tranquillement que ta fille, là-bas, dispose des roses en gerbe. Elle vient de passer le concours de l'internat et est arrivée dans un fauteuil. Le père Lestouvée, qui présidait le jury, et qui a horreur des doctoresses, s'est vu obligé, en grinçant des dents, de lui octroyer un très bien et de lui grimacer un compliment. Ce n'est pas seulement dans la spécialité qu'elle est calée... Cultivée comme le sont ces femmes du Nord quand elles s'en mêlent; une demi-douzaine de langues vivantes et du grec autant que régent en Sorbonne, et la philosophie allemande, et Herbert Spencer, et Lombroso, toute la lyre... Ah! pour banale, elle n'est pas banale, Nadèje Elsingborg.

—Ce que je me demande, fit Élisabeth, c'est pourquoi Marcel ne l'épouse pas.

—Parce que, ma chère, elle est une disciple de Tolstoï... la Sonate à Kreutzer... Tu n'as pas lu cela? Tant mieux pour toi. Le nihilisme de ces régions hyperboréennes englobe toutes institutions sociales, à commencer par la plus bourgeoise: le mariage. Union libre et métaphysique!... Pacifisme et dynamite!... Cela devrait être très simple, puisqu'il n'y a plus rien, et pourtant c'est très compliqué, parce qu'il y a de tout, de tout... Très obscur aussi... Cela vient bien d'un pays où les nuits sont de vingt-quatre heures.»

La quarantaine passée avait laissé à Georges Bertereau toute sa verve de carabin. Plus sérieux, il reprit:

«La demoiselle, au surplus, serait pour notre famille une acquisition peu enviable, car, avec sa mine d'iceberg, c'est une gaillarde qui inscrit à son actif plusieurs caprices antérieurs. Pour ces Scandinaves émancipées, cela compte comme expériences scientifiques.

—Si votre frère était ici, Georges, il vous dirait que les Finlandais ne sont pas des Scandinaves.

—Ah bah!... Oui, j'ai de cela une notion vague.

—Les Scandinaves constituent un rameau de la grande famille germanique, tandis que les Finlandais, ou Finnois, appartiennent à la race mongolique, comme les Hongrois, les Turcs et les Lapons... Pardon, ajouta André en souriant... Voilà que j'émule notre chère et excellente pédagogue Mme Biscaras.

—Ainsi, ma pseudo belle-sœur serait une petite Lapone. On ne s'ennuie pas en Laponie!

—Oh! Georges, comment peux-tu plaisanter de ces choses?...

—En pleurer, ma pauvre Jeanne, ne remédierait à rien. Parlant de Mme Biscaras, je m'étonne que cette apôtre de la paix ne figure point parmi les signataires du manifeste, au nombre desquels brillent quelques dames, aux fins d'égayer la situation. Voyez: une Roumaine, une Russe, une Norvégienne... très qualifiées pour parler à des conscrits français... non moins d'ailleurs qu'un Grec, un Espagnol, une couple de Belges. Il y manque vraiment Mme Biscaras, laquelle est Génevoise.

—Oh! tout de même, le vieux jacobin ne l'aurait pas permis. Si papa est de 48, lui remonte à 92: la patrie en danger, les armées en sabots... Il ne serait pas antimilitariste, notre Alcide, si seulement les soldats étaient moins militaires.

—Et surtout s'ils pouvaient se passer d'officiers. C'est nous qui les offusquons. Voilà où le bât les blesse dans leurs efforts pour concilier le patriotisme avec le jacobinisme: ils veulent une armée, mais ils détestent l'esprit des armes. C'est qu'ils n'oublient pas que, faute de Bonaparte pour les mettre dans sa poche, c'eût été Moreau, ou encore Kléber ou Desaix, Marceau ou Hoche... partis en sabots, oui, mais arrivés en bottes. Depuis cent ans, ce petit cliquetis du sabre sur l'éperon les épouvante pour leur chère R. F... tellement intangible cependant, à les en croire, que personne ne veut entendre parler d'autre chose. Que tout cela est donc logique!...»

En souriant, Élisabeth remarqua:

«M. Biscaras vous dirait, monsieur Maurice, qu'une armée républicaine doit être vouée uniquement à la défense du pays, laquelle est sainte, autant que coupable et barbare une guerre d'agression.

—Parfaitement. Et au jour de la mobilisation, je vois mes braves alpins, que j'ai quittés avec tant de regret, me dire: «Mon commandant, nous ne comprenons pas très bien ce que racontent les journaux. C'est-il vraiment que les Prussiens nous tombent sur le casaquin? Parce que, vous savez, si c'est nous qui leur cherchons des raisons, je ne marche pas.» Voilà les extravagances auxquelles on arrive. Ce sont les Alcide Biscaras qui conduisent aux Marcel Bertereau.

—Très juste, approuva André. Le frein intellectuel est un instrument délicat. A le trop relâcher, on le fausse, puis le brise. Le cas est fréquent chez les peuples du Nord, dont cette doctoresse finlandaise constitue un spécimen si remarquable. Leur culture, intensive à l'excès, révulse leur mysticisme naturel et le tourne en anarchisme. L'orgueil scientifique les affole; leurs orgies spéculatives les grisent: ils perdent pied dans le déchaînement de la pensée. Nietszche, un prodigieux esprit pourtant et d'une rare puissance, y a laissé sa raison. Le surhomme qu'il a créé si ingénieusement est en lui retombé à l'état d'imbécillité.

—Surmenage cérébral, dit Georges.

—Non, non: ce n'est pas un phénomène d'ordre physique, mais psychologique. Le mythe de la confusion des langues...

—Quelle que soit la cause, l'effet est une folie fort malfaisante. Pour se garder la tête fraîche, le mieux est de les laisser se gourmer entre eux, comme à la tour de Babel, en effet.»

Et le jeune docteur, dont l'esprit un peu léger ne s'attachait pas longtemps au même sujet, s'en alla au jardin retrouver sa femme et embrasser ses enfants. Depuis un moment déjà sa sœur s'était éclipsée. L'entretien la dépassait d'une longue portée. Élisabeth, au contraire, très attentive, songeait.

«André n'aurait-il pas tout à l'heure mis le doigt sur la plaie? dit-elle. Ces déraisons proviennent de l'orgueil. Et ce n'est pas sans cause que la religion enseigne l'humilité.»

Mais son mari protesta:

«Il n'est point nécessaire. On peut être parvenu à un étiage intellectuel assez élevé, Dieu merci, en demeurant dans la mesure et dans la règle.

—Mme Élisabeth pourrait bien avoir dit le mot de la situation. Cela vous étonne de m'entendre parler ainsi?... Je m'en étonne un peu moi-même. Et pourtant, moi, j'arrive à croire que la foi est encore le plus sûr des guides, le plus solide des freins. Toujours je l'avais respectée... mais je m'en tenais à cette déférence affectueuse, avec une nuance de condescendance, qu'on porte à sa bonne vieille nourrice. Et puis... et puis j'ai vingt ans de plus que quand j'en avais vingt cinq. Pour être soldat, on n'en réfléchit pas moins... dans ces garnisons alpestres surtout, où l'on n'a guère d'autre compagnie que celle de la nature du bon Dieu... dans ces campagnes coloniales où l'on se trouve en permanence alangui par la fièvre et face à face avec la mort. J'ai réfléchi. Et j'ai été conduit à me demander si la religion ne serait pas la discipline suprême qui engendre toutes les autres... la source unique de toutes idées de devoir, d'abnégation, de sacrifice...

—Je ne fais pas profession d'athéisme. Toutefois dois-je vous prier de remarquer que nombre d'incroyants sont gens de bien.

—Sans conteste. Mais le sens du bien, d'où le tiennent-ils?

—Notre oncle vous répondrait que la pratique du bien et l'accomplissement du devoir sont choses d'utilité sociale, nées de la loi d'échange; chacun faisant ce qu'il doit envers le prochain afin que le prochain en fasse autant pour lui... Mais, ajouta André en souriant, je me hâte de soulever l'objection qui vous vient aux lèvres. Le plus adroit et le moins scrupuleux étant assuré qu'il saura tout recevoir et ne rien donner, il se tiendrait quitte de sa part. Aussi je tombe volontiers d'accord avec vous pour attribuer à ces notions une origine plus haute.

—Eh bien! cette origine, je la trouve dans la foi.

—Peut-être, fit André pensif. Certes, elle est bien affaiblie à présent. Le sentiment religieux cependant est de ceux qui demeurent tenaces au cœur de l'homme. Vidé le vase, le parfum subsiste, lequel est long à s'évaporer. Dans les pays, dans les milieux les moins croyants, l'atmosphère morale en est encore assez imprégnée, sans doute, pour qu'inconsciemment nous en subissions l'influence. Peut-être...

—Eh bien! reprit Maurice Briffault avec quelque vivacité, là où vous admettez l'hypothèse, j'ai, moi, acquis la certitude. Et de catholique latent je suis devenu catholique pratiquant.

—Le sabre et le goupillon... Mais j'ai tort de sourire. Et très sincèrement, mon cher commandant, toutes mes félicitations. Être certain, c'est être heureux.»

Par petite taquinerie il ajouta:

«Les athées aussi le sont... Les athées bien convaincus.»

De cette voix sombre que parfois, à présent, avait Élisabeth:

«Non, dit-elle, ils ne sauraient l'être, parce que Dieu n'est pas avec eux.»

Cette voix-là, symptôme de ses retombées dans la tristesse, alarmait son mari et l'irritait un peu, car cette tristesse-là n'était pas, il le savait bien, celle qui leur était commune.

«Allons, répliqua-t-il, regarde autour de toi. Combien de gens fort religieux ont sujet de se plaindre alors que tout sourit à tant de mécréants.

—C'est qu'on ne regarde pas assez longtemps. Qui sait, à ceux-ci, ce que réserve l'avenir?»

D'un regard circulaire, s'assurant que personne ne serait offensé de sa remarque, elle ajouta:

«Existait-il famille plus heureuse que celle de mon oncle? Vois aujourd'hui tout ce qu'il y est entré de chagrins.

—Il est trop facile de te répondre que les plus croyants ne sont point à l'abri des traverses. S'il en était autrement, la piété prendrait fâcheuse couleur de prime d'assurance avec le ciel. Sans chercher plus loin, tiens, ta chère Mme Guivarch, Dieu l'aurait donc abandonnée? Ce serait bien ingrat de sa part.

—Du moins a-t-elle puisé dans la foi et dans les pratiques la force nécessaire pour supporter ses épreuves.

—Toujours n'y trouve-t-elle pas un visage riant ni une aimable humeur. La religion pourtant, me suis-je laissé dire, veut qu'on soit gai.

—Oui, quand on a le cœur pur.

—Est-ce que ton amie?... Oh! Élisabeth...

—A tort ou à raison, elle se sent, je te l'ai dit, troublée par le scrupule d'avoir failli à sa vocation. Puis, Monique est de nature morose.

—Et elle a été l'artisan de ses malheurs, dans lesquels en effet n'est pour rien la colère céleste. Ainsi de nous tous. Mais, hormis la mort des êtres chers, tout ce qui nous atteint vient de notre fait, va, sans qu'il soit nécessaire que Dieu y mette le doigt.»

Sous prétexte d'aller fumer un cigare, Maurice Briffault s'était dérobé d'un entretien qu'il voyait tourner à l'intime.

«Puisque, continua André, tu invoques l'exemple des Bertereau, ce qui afflige ton oncle dans ses enfants est la conséquence logique de l'éducation et du milieu. S'il est, lui, non seulement un homme éminent, mais un caractère irréprochable, c'est qu'il a grandi dans cette rigide, rude et forte bourgeoisie provinciale d'il y a trois quarts de siècle. En ce temps-là, les bleus comme les blancs, les rouges comme les noirs étaient retenus sur les pentes par un solide frein moral. Les plus libéraux admettaient l'obligation d'une discipline de l'esprit et s'y soumettaient. De Proudhon, tu ne connais sans doute que l'aphorisme fameux: «La propriété, c'est le vol!» L'auteur cependant de cette formule un peu bien hardie professait d'autre part une sévérité morale ne le cédant en rien à celle de la religion. Aujourd'hui, c'est le règne du laisser-aller, laisser-faire, un relâchement général dont les ravages s'exercent jusque parmi les plus conservateurs, voire les plus chrétiens. Notre oncle, si rigide pour lui-même, comment a-t-il élevé ses enfants? Au nom de la liberté individuelle, du droit imprescriptible de chacun à son développement intégral—n'est-ce pas pitié de voir des hommes de sa grande valeur se bercer de pareilles sornettes?—il les a laissés pousser comme herbes folles. A-t-on tenté de combattre chez Marcel, d'enrayer les tendances d'un tempérament intellectuel si singulier? A-t-on pris la peine d'arracher l'ivraie dès qu'elle apparaissait parmi le bon grain? La moisson a été ce qu'elle devait être. Le mauvais laboureur est bien venu vraiment à s'en étonner et à s'en courroucer.»

Mal convaincue, Élisabeth se taisait, un pli têtu barrant son front.

«Vois Georges, continua son mari. Lui a-t-on donné plus de religion qu'à son frère? Il est ce qu'il est parce que, livrée à elle-même, sa nature meilleure était moins exposée à la détérioration.

—Georges ne s'est pas soumis à l'Église, comme l'a fait son cousin, mais il ne nie point. Ta sœur est à son côté, une bonne catholique... Son fils est élevé par des ecclésiastiques...

—Effet, mais non point cause. Le docteur Bertereau junior est de tempérament beaucoup moins positif que son père... ce qui, soit dit en passant, pourrait bien expliquer pourquoi il n'est pas aussi grand chirurgien. Or, mieux que le doute, la foi, j'en conviens, satisfait aux besoins d'idéal. A telles enseignes que nombre de gens aujourd'hui lui demeurent attachés, ou même y reviennent, uniquement par élégance morale, par sentiment artistique.

—Ceux-là ne sont guère agréables au cœur de Dieu.

—Crois-tu? Des prêtres me l'ont dit pourtant: tout leur est bon, qui n'est pas la négation absolue. Et moi-même, plus éloigné encore de la foi véritable, ils me recevaient en grâce parce que, ne la possédant point, je ne lui suis point hostile.

—C'étaient des prêtres bien indulgents.

—Les prêtres le sont plus que les dévotes.»

Dans son humeur contre Mme Guivarch, il ajouta:

«Car ton amie, j'imagine, me présente à tes yeux comme un réprouvé.

—Oh! André... A supposer qu'elle pensât ainsi, lui permettrais-je de le dire?

—Merci pour cette bonne parole. Mais à bon entendeur salut. Et l'insinuation est une arme plus efficace souvent que l'affirmation... Une arme perfide... une arme de femme.»

Élisabeth eut son sourire des bons jours.

«Et les procès de tendances, dit-elle en le menaçant gentiment du doigt, est-ce une arme d'homme? Laissons la pauvre Monique, veux-tu?... et parlons de l'oncle Frédéric.»

Heureux de ce rayon de soleil qui perçait le nuage, André n'insista point et, prenant la tangente:

«Eh bien! ma chérie, si tu prétends que l'oncle Frédéric et tous les siens pèchent par défaut d'idéal, nous sommes d'accord. C'est là que je vois la source des autres déboires qui sont venus à l'encontre de son bel optimisme. Les infortunes de Jeanne? Assurément n'est-elle pas la première à qui soit advenu de tirer un mauvais numéro à la loterie matrimoniale. Mais c'est jouer à coup presque sûr que choisir un gendre dans ce monde de petits arrivistes féroces, d'une immoralité inconsciente, embusqués aujourd'hui sur toutes les routes gouvernementales et parlementaires, qui commencent par être de vulgaires noceurs et finissent dans la peau d'un député prévaricateur ou d'un ministre concussionnaire... Tu verras si je suis mauvais prophète pour Vuillaume. Les Percheron?... Leur déconfiture même, d'ailleurs honorable, n'est point un accident aussi fortuit que cela semble. On est hypnotisé par le gros lingot à l'américaine. Dans la ruée, la plupart se cassent les reins. Et une femme comme ta cousine, matérialisée dans les seules jouissances de vanité, constitue un actif agent de ruine en demandant à son mari de gagner trop d'argent, ce qui est le plus sûr moyen d'en perdre. Leur fils Fred? S'il n'a pas tourné au pire, c'est que les natures médiocres le sont en tout, même dans le mal. Mais vingt-quatre ans, fruit sec de tous ses examens, cent sottises, des dettes... et, au lieu de briller dans la diplomatie républicaine, à quoi le destinait madame sa mère, par grande protection, ce rejeton de deux princes de la science s'échoue dans les bureaux du P.-L.-M., à deux cents francs par mois. Est-ce un effet du hasard? Jamais ce garçon n'a entendu une parole élevée. Dans son esprit, on n'a pas mis un goût délicat, pas une idée noble. Il n'y a trouvé que la blague bête, que le penchant pour des plaisirs grossiers. A quinze ans, il passait ses dimanches aux courses et y jouait avec des camarades de collège, une pépinière de jolies fripouilles. Aussi discutait-il pertinemment les mérites respectifs des étoiles de tous les beuglants de Paris. Certes, le grand docteur Bertereau a des sujets de s'affliger... Mais c'est un phénomène tout scientifique, cette décadence... je dirai même cette déchéance de son sang. Bien heureux encore si Marcel et sa doctoresse ne font pas souche de petits anarchistes qui fabriqueront des bombes à renversement. Tout cela, te dis-je, était fatal. Oui, les erreurs se paient, les fautes s'expient. Mais cela se fait mécaniquement... Que vas-tu donc, à ce propos, invoquer l'intervention de Dieu?... lequel, à vous en croire, vous autres dévotes, ne s'occuperait jamais de nos affaires que pour les gâter...»

Une explosion de joie, un déchaînement de rires, l'entrée bruyante des enfants poussant, devant eux, douloureusement résigné, le gros dogue qu'ils avaient coiffé d'un vieux bonnet de leur grand'mère... Et plus avant ne parla-t-on, ce jour-là, de telles choses.

III

De ces choses, d'ailleurs, Élisabeth jamais ne discutait avec son mari. A quoi bon, alors que leurs angles de vision étaient si divergents? Elle se renfermait en soi-même, se nourrissant d'une souffrance que la souffrir seule faisait plus amère. Chaque jour aggravait le tumulte de sa conscience, chaque jour grandissait en elle le sentiment de son péché. Même entre les retours de plus en plus fréquents de ces crises morales que dénotaient le front buté, les yeux d'angoisse, même lorsqu'elle voulait sourire, André la sentait lui échapper chaque jour davantage. Les troubles apportés par sa grande douleur dans la santé d'Élisabeth avaient interrompu l'intimité conjugale, jusqu'alors très étroite. Après douze années d'heureuse et paisible possession, assagi par l'âge qui commençait à lui grisonner les tempes, quoique toujours épris de la jolie créature demeurée si jeune, André attendait que l'amour de la femme triomphât du deuil de la mère. Mais au lieu d'amener le rapprochement, le temps semblait confirmer la séparation. Elle lui était l'amie la plus douce, la plus tendre; elle n'était plus l'épouse heureuse de donner du bonheur à l'époux et d'en recevoir. Il souhaitait vivement un autre enfant pour prendre dans ce cœur déchiré la place demeurée vide, une fille peut-être, qui serait la consolation, non l'oubli, car en elle on aimerait la chère petite Yvonne. Lorsqu'il crut pouvoir se risquer à évoquer cette image, il pensait provoquer quelques larmes. Ce fut un cri de révolte qui lui répondit.

«Encore un enfant né dans le péché?... Non, non, je ne veux pas.»

A son tour André eut un sursaut, qui était de colère.

«Né dans le péché!... Qu'est-ce que cette folie?...»

Mais aussitôt il se calma. C'est parla douceur qu'il pourrait avoir raison de ce désordre d'âme. En effarouchant Élisabeth, en la heurtant, il ne parviendrait qu'à refermer la porte du cœur, si longtemps clos, qui venait de s'entr'ouvrir. C'était le soir, au coin du feu, sous la lampe rose, à l'heure charmante des foyers heureux. Reprenant place à son côté sur la causeuse, et s'emparant de ses mains d'un geste d'affectueuse autorité:

«Élisabeth, dit-il, tu me rendras ce témoignage que jamais je n'ai pris position devant toi sur le terrain confessionnel... le seul qui ne nous soit pas commun. Je ne suis nullement hostile à ta croyance; mais, le fussé-je, je la respecterais, parce que tu la professes. Il est des maris pour vouloir que, de leur femme, tout leur appartienne, jusqu'à sa conscience. J'admets, moi, chez les époux les plus unis, le droit de chacun à un coin d'âme inviolable: le domaine des convictions profondes. Et il n'en existe point, je le sais, de plus infrangibles que les convictions religieuses. Mais du moins ne faut-il pas que ce jardin secret recèle pour l'autre un ennemi. Or, depuis longtemps déjà, je sens que ta religion se dresse entre nous... contre moi... Ta religion... ou seulement peut-être une influence néfaste.

—Monique?... Quand même ce que tu dis serait exact...»

Faible effort pour protester, dont André ne fut pas dupe.

«Derrière elle il y aurait les matières de foi. Elle ne ferait qu'interpréter la vérité.

—En quoi elle se mêlerait de ce qui ne la regarde pas. La direction de conscience... ainsi cela se dit-il, je crois... me semble incomber aux prêtres, non aux dévotes.

—Aussi ne prétend-elle point me diriger. Ai-je besoin d'ailleurs de direction pour savoir que je vis en état de péché mortel?»

De nouveau il bondit:

«Quand tu m'as épousé, tu ne savais donc pas ce que tu faisais?

—J'étais aveugle alors. Depuis, Dieu m'a éclairée... Il m'a éclairée par un premier avertissement... puis par un second, bien cruel.

—Si je te comprends, Dieu... ton Dieu aurait condamné le pauvre petit qui dort là à n'être qu'un infirme?... Oh! la belle justice... Et non content qu'un innocent déjà ait payé pour toi... pour nous... comme il y a eu récidive, c'est notre petite fille, cette fois, qui a dû mourir?

—Pour elle, où est le mal? Elle a un peu souffert. Mais l'âme blanche, à présent, est à jamais heureuse, tandis que moi, que toi, nous restons pour pleurer.»

Comme André se contenait, étouffant les paroles violentes qui lui montaient aux lèvres, après un instant elle murmura:

«La victime expiatoire doit toujours être pure.

—Chez les païens, oui. Mais le christianisme, j'imagine, a marqué un progrès de l'humanité. Et ce Dieu qui ne manifeste que par des châtiments... est-ce là sa bonté dont vous parlez toujours?

—Ne convient-il pas de châtier nos enfants pour leur bien? Tu envisages uniquement, mon ami, la vie de ce monde... Elle n'est qu'une minute dans l'éternité.»

Nerveux, il allait et venait par la chambre, s'irritant de sentir sa raison impuissante contre la foi. Et comme il était d'esprit droit, à son irritation se mêlait une déférence involontaire pour la fermeté inébranlable qui fonde sur le roc le sentiment religieux. Confusément, Élisabeth démêlait son avantage.

«Du haut de ta philosophie, reprit-elle, dis-le-moi, André, si ce n'est pas une expiation, pourquoi notre enfant bien-aimée nous a-t-elle été reprise?... une enfant qui semblait n'avoir été exceptionnellement adorable que pour rendre la perte plus atroce encore. Dis, pourquoi?

—Pourquoi?... Eh! ma pauvre chérie, pourquoi toutes les douleurs humaines? Encore en est-il qui n'atteignent que soi... En bonne logique, celles-ci ne devraient-elles pas être réservées aux coupables?

—Non, car ils sont mieux frappés dans les êtres qui leur sont chers.

—Mais elle est féroce, ta doctrine... Elle est féroce et elle est absurde. Alors si je commets une mauvaise action, c'est sur ta tête que s'écroulera une cheminée.»

Derechef s'apaisant:

«Et puis, vois-tu, Élisabeth, le malheur qui nous est échu, ce n'est pas pour nous qu'il a été inventé. Tu as lu les vers de Musset:

Nous nous imaginons, pauvres fous que nous sommes,
Que personne avant nous n'a connu la douleur...

Cette grande peine de perdre ceux qu'on aime et de les perdre avant le temps, elle est de tous les jours. Ma mère, à moi, jeune, belle, heureuse, pourquoi a-t-elle été fauchée dans sa fleur? Je l'adorais. Ce que, si petit encore, je l'ai pleurée, le temps que j'ai mis à me consoler, tu ne saurais le croire. Lorsque, quatre ans après, mon père s'est remarié, j'ai cru que jamais je ne lui pardonnerais. Ce chagrin-là, dis-moi, était-ce une punition de mes péchés d'enfant de dix ans? Le pourquoi de ces injustices du destin, il ne faut pas le chercher. C'est user son énergie, car cela décourage de vivre; c'est se mettre le trouble dans l'esprit, puisqu'on ne saurait aboutir qu'à des hypothèses. Ce que nous qualifions d'injustice n'en a que l'apparence. Tout se résout en formules qui nous échappent. Je crois fermement à l'existence d'une intelligence supérieure pour gouverner le monde tangible et intangible. Tu l'appelles Dieu... j'y consens. Pour les athées, ce sont des lois de la matière, encore inconnues, que de plus ou moins bonne foi ils se flattent de découvrir quelque jour. Un objet tombe en vertu de sa pesanteur; cela, nous le savons. Qu'est-ce qui précipite un être dans son éternité avant l'échéance normale de l'âge? La philosophie l'ignore, comme la science, et mon sentiment est que toujours cela demeurera ignoré. Mais la religion n'en est pas mieux instruite. Et, tiens, ne le dit-elle point: les voies de Dieu sont impénétrables? Combien téméraire donc de lui attribuer des intentions... et, qui pis est, des intentions mauvaises.»

Il essayait de la faire sourire. Mais elle secouait la tête avec tristesse, avec quelque chose aussi de sombre, d'accablé:

«Je sais que j'ai péché... que je pèche... et que je dois expier. Voilà.»

Toujours le mur sur lequel venait se briser l'argumentation d'André, comme sa tendresse. Pourtant, il ne se lassait point.

«Tu as péché, soit!... J'entre dans ton idée catholique, tu vois, d'où il ne s'ensuit point que je la partage... Mais hors cette erreur, tu es la plus droite, la plus pure, la meilleure des créatures. Tu aimes Dieu, tu le crains, tu le sers... Et cette seule erreur, il te la ferait payer de ton bonheur—sans parler du mien?... Pour cette unique faute, il te frapperait comme épouse, il te frapperait comme mère?... Il te déchirerait de cette pensée atroce que tu voues au malheur les enfants de ta chair?... Et cela alors que nous voyons tant de coquins triomphants?

—Le péché n'est pas une simple erreur... Tu ne peux comprendre, André... C'est plus qu'une faute, c'est autre chose qu'un crime: c'est une souillure. C'est ce qui nous rend impurs, ce qui nous rend indignes. C'est ce qui met en péril notre salut éternel... Oh! sens-tu bien tout ce qu'il y a dans ce mot de terrible?... Te rends-tu compte avec ton intelligence, sinon avec la foi que tu n'as pas, de l'angoisse éprouvée à voir que le Seigneur irrité s'est détourné de soi?

—Mais à quoi le vois-tu, ma pauvre enfant, à quoi? C'est ton imagination assombrie, ton esprit exalté, qui veulent interpréter dans ce sens un malheur tout fortuit, ou du moins dont notre faible entendement humain ne peut déterminer les causes... un malheur dont le pareil en a atteint d'autres, purs de tout péché... un malheur épargné à d'autres encore, lesquels se trouvent devant l'Église dans la même situation que nous. Ce serait donc au hasard que descendrait la colère d'en haut? Ce qui toujours a défendu ma raison des doctrines matérialistes, c'est leur impuissance à m'expliquer tant de choses obscures et profondes qui nous environnent. A s'en tenir aux faits, ce serait l'incohérence qui régirait l'univers. C'est absolument antiscientifique. Eh bien! Élisabeth, ta conception du divin pèche par la même base...»

Avec un faible sourire de malice, elle l'interrompit:

«Toi-même l'as dit tout à l'heure: les voies de Dieu sont impénétrables. Ce qui te semble le hasard est en conformité avec sa loi.

—Diable! s'écria André, demi-plaisant: en matière théologique, j'ai affaire à forte partie, et j'ai eu tort de me risquer sur ce terrain qui m'est peu familier. Mais, continua-t-il, devenu grave et très ferme, ce que je puis dire, c'est que je me fais de la justice divine une idée plus haute que la tienne. Je me refuse à admettre qu'elle châtie le coupable dans l'innocent. Je crois aussi à une bonté suprême, source de ce qu'il y a de bon en nous. Et je soutiens que cette bonté veut le bonheur de deux braves gens qui, loyalement, ont fondé une famille dans les seules conditions permises par les circonstances. Je proclame que cette bonté et cette justice ne sauraient autoriser le cœur d'une femme à se reprendre après s'être donné à un homme qui n'a point démérité d'elle...

—Que dis-tu là, André?... Je t'aime... jamais je ne cesserai de t'aimer.»

Et des larmes brusquement montées voilèrent les jolis yeux clairs, remplis d'une infinie détresse.

«Est-ce m'aimer que me faire souffrir par l'éloignement qui est entre nous aujourd'hui? Est-ce m'aimer que me tenir pour l'instrument de ta damnation?... Car tu n'as pas prononcé le mot, mais tu l'as dans l'esprit... ou on te l'y a mis. Si tu m'aimais, Élisabeth, voudrais-tu me faire croire que mes enfants sont marqués du sceau des réprouvés? Si tu m'aimais, ne souhaiterais-tu pas comme moi la venue d'une autre petite tête blonde qui aurait ce qui manque à notre pauvre Gabriel et ainsi compléterait la joie de la maison?... Non, non, tu ne m'aimes plus. Et si je croyais vraiment que ton Dieu fût cause de la ruine de ta vie et de la mienne, si je le croyais...»

De sa main posée sur les lèvres de son mari, arrêtant les paroles que faisait pressentir la violence du geste:

«Tais-toi, André, tais-toi, s'écria-t-elle... Ne blasphème pas.»

Il saisit cette main et la retint dans les siennes. Puis, plus doux:

«Si tu veux que je respecte l'idée divine... la tienne, montre-la moi respectable. Ne me donne pas à penser qu'elle peut séparer une femme de son mari, éloigner une mère de son enfant, empoisonner deux existences honnêtes. Car, s'il en était ainsi, la religion du Christ serait dépouillée de ce qui fait sa beauté: l'amour et la miséricorde.

—Elle parle de miséricorde, soupira Élisabeth, mais de pénitence aussi.

—Et aussi de contrition, laquelle, si je ne m'abuse, est très puissante au tribunal de Dieu... Vois, ajouta-t-il en souriant: tu m'inspires un langage de prédicateur. Mais je n'ai pas oublié la prière primordiale, celle des tout petits enfants: «Pardonnez-nous nos offenses, comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés.» Tu as été offensée, Élisabeth, offensée gravement. Y a-t-il jamais eu dans ton cœur place pour la rancune?... Non. De cela, va, Dieu te tiendra compte. Calme, ma chérie, cette exaltation qui t'égare, qui te fait beaucoup de mal et à moi également. N'avons-nous pas déjà été assez malheureux.»

Sur la poitrine de son mari, qui lui baisait les cheveux, Élisabeth pleurait doucement. Il pensa l'avoir vaincue. Mais lorsque, plus tard, il voulut la suivre dans sa chambre:

«Oh! André! lui dit-elle, plaintive, je suis si lasse... je souffre tant de la tête, si tu savais...»

Avec un geste de colère, il la quitta.

Ainsi viendrait toujours à crouler—André le sentait bien—l'édifice fragile de son éloquence. Ce sentiment, plus fort que sa raison, plus fort que sa tendresse, ranimé des cendres sous lesquelles si longtemps il avait couvé, inextinguible, brûlait chaque jour d'une flamme plus haute, d'une flamme dévoratrice menaçant de consumer leur bonheur, bien entamé déjà. Et en présence de ce désastre lui ne pouvait rien, rien. Il ne pouvait rien pour apaiser cette âme en détresse.

«Qui donc, pensait-il en arpentant à grands pas son cabinet dans la tristesse de sa veillée solitaire, qui donc pourrait lui parler?... Qui pourrait lui rendre la paix?...»

Brusquement il arrêta sa promenade machinale. Une idée lui était venue et il la mettrait à exécution dès le lendemain.

IV

«Cocher! à l'église Saint-Jacques-Saint-Christophe... Vous savez où c'est?... A la Villette, rue de Crimée, je crois. A l'heure, ajouta André Rogerin, voyant le visage rougeaud se renfrogner à l'énoncé de cette adresse, tellement inattendue de la part d'un bourgeois emmitouflé d'une aussi belle pelisse.»

Bougonnant quand même, afin de n'en pas perdre l'habitude, l'automédon enveloppa sa haridelle de ce long coup de fouet en douceur, qui a pour objet moins de la stimuler que de la préparer à la résignation.

Durant cette longue route, André avait tout loisir pour songer. Il songeait à sa vieille camaraderie avec Augustin Aldebert, depuis le lycée de Rouen, où ils s'étaient liés dès la classe de seconde, jusqu'à leurs doctorats, l'un en droit, l'autre ès lettres, passés simultanément à Paris. Commerce étroit et affectueux sans autre interruption, en ces dix années, que celle du service militaire accompli par André, tandis que, dispensé comme fils aîné de veuve, Augustin poursuivait ses études en demeurant auprès de sa mère, atteinte d'un mal sans remède, qui bientôt la devait emporter. Aussitôt qu'elle fut morte, le jeune homme entrait au séminaire de Saint-Sulpice. Encore que ses sentiments religieux fussent connus de son ami, aussi la singulière rigidité de ses mœurs, cette détermination avait semblé imprévue. Rien pourtant de moins romanesque. Dès l'adolescence, Augustin s'était dans son cœur voué au sacerdoce. S'il avait su s'en taire, cela d'abord avait été pour s'éprouver soi-même. Puis son devoir envers cette mère condamnée, dont il était l'unique enfant, l'avait retenu dans le monde. Mais sa vocation était de celles, fortes et sûres, qui s'affermissent encore à attendre leur heure. Libre, il était allé à l'autel comme le fleuve va à la mer.

La carrière de l'abbé Aldebert avait été celle d'un prêtre instruit et pieux, que son caractère énergique, son inlassable activité, ses facultés administratives et organisatrices désignent plus spécialement pour le ministère paroissial. Ces qualités même les possédait-il à un degré si éminent, qu'elles eussent dû le conduire rapidement au sommet de la hiérarchie ecclésiastique. Sa franchise cependant, parfois un peu rude, certaine indépendance d'esprit qui, sans ébranler sa soumission à la discipline, ne lui laissait pas la souplesse nécessaire pour se concilier les faveurs de l'autorité épiscopale, non plus que du pouvoir civil, avaient quelque peu entravé son essor. En attendant d'être évêque, s'il devait le devenir, il était le curé par excellence, pour une paroisse populaire surtout comme celle qu'il gouvernait depuis plusieurs années. Croyant plus à l'efficacité sociale de l'éducation chrétienne qu'à celle de l'aumône, sans négliger le soin des pauvres, il se montrait particulièrement attentif aux écoles libres, aux patronages, aux cercles et associations catholiques, à la diffusion des bons livres et de la bonne presse. En chaire, ce lettré savait approprier son langage au développement intellectuel de l'auditoire. Sa parole chaude, colorée, précise, exposait une doctrine très simple, mais très ferme, qui élevait l'homme à Dieu, sans porter préjudice au siècle. En enseignant le devoir, la patience, la charité, la pureté, l'amour, il ne s'efforçait pas uniquement de provoquer en ces âmes frustes dont il était le pasteur l'éclosion de la fleur d'idéal qui adoucit, qui embellit, qui ennoblit les existences rudes et humbles: il s'adressait aussi à la raison pour faire entendre que les plus sûrs chemins vers le bonheur sont encore ceux de la vertu et de la foi. Ainsi obtenait-il, dans cette population toute de prolétaires, des résultats surprenants pour qui ne sait quelles réserves de droiture demeurent encore sous les scories de la démoralisation populaire si difficiles à déblayer.

A cette tâche qu'il aimait, le curé de Saint-Jacques-Saint-Christophe dépensait sans compter, outre l'appoint non négligeable en cette paroisse pauvre de ses deniers personnels, un zèle ardent, une rare puissance de travail, donnant l'exemple à ses six vicaires, de qui il exigeait la besogne de douze. Par là avait-il acquis dans la partie saine de ses paroissiens, même parmi ceux, le plus grand nombre, qui ne fréquentaient pas l'église, une popularité de bon aloi, car elle n'était pas due à la faiblesse.

«C'est un costaud,» disaient de lui les fortes têtes du quartier...

Dans ce mot, à la Villette, tient tout un jugement, et des plus flatteurs.

Par la force des choses, sans qu'en fût diminuée leur affection réciproque, l'entrée dans les ordres de l'un des deux jeunes gens avait relâché leur intimité. Cet ecclésiastique n'était pas un mondain. Bien que ne mettant dans sa vie nul ascétisme, il la vivait de façon purement sacerdotale. Il estimait qu'en raison de ce que la mission du prêtre présente de si haut, du privilège moral qu'elle lui confère sur les autres hommes, elle lui impose l'obligation de se tenir à l'écart d'un train où il n'a que faire et où risque de s'amoindrir le prestige dérivant de son caractère sacré. Toute sa carrière s'étant faite dans le diocèse de Paris, de temps à autre son ami allait causer avec lui de philosophie, de théologie parfois, plutôt de lettres ou de politique. Alors premier vicaire à la Trinité, il avait célébré le mariage de Cécile Rogerin. Puis, presque aussitôt, André se mariait à son tour. En rupture ouverte avec l'Église, il avait pensé qu'en serait rendu malaisé son commerce avec un prêtre. Aux occasions, il y avait échange de communications affectueuses, et c'était tout. Ainsi l'avocat ignorait-il le presbytère de Saint-Jacques-Saint-Christophe.

Le boulevard traversé sous la porte Saint-Martin et le fiacre poursuivant de l'autre côté l'indéfiniment longue rue de ce nom, puis, plus loin que la gare de l'Est, la non moins interminable rue d'Allemagne, pour ensuite gravir les Buttes-Chaumont par le ruban de queue de la rue de Crimée, André, qu'étonnait la longueur du trajet, regardait à l'entour, et il lui semblait se trouver dans un monde étranger. Immense ruche humaine bourdonnant au milieu des chantiers, des ateliers, des usines, à grands fracas de lourds camions glissant sur le pavé gras, hommes en bourgeron, femmes en cheveux, enfants innombrables, un grouillement sentant la sueur, aspect non de misère, mais de rude et morne labeur exclusivement manuel. Particularité qui frappe tout passant égaré dans les régions ouvrières, sur deux boutiques, l'une est un étalage de victuailles, à moins que ce soit la boisson qu'on y débite. Évidence matérielle du fait que l'effort de ces milliers et de ces milliers d'êtres humains se concentre sur le pain quotidien, à la lettre—y compris l'alcool. Se vêtir, se chausser, le tabac, de loin en loin une pharmacie, un coiffeur, un petit horloger, un marchand de fer ou de papeterie commune, et voilà tous les besoins satisfaits, nécessaire et superflu, l'élément plaisir représenté par la manille et le zanzibar, qui se jouent dans tous les endroits où «on prend un verre», depuis le mastroquet jusqu'à l'estaminet, le vice s'indiquant par des bals musette, des beuglants borgnes, des garnis louches. Ces tableaux suggestifs d'existences si profondément différentes de celles qu'on connaît, qu'on coudoie, éveillaient chez André cette pensée:

«Combien de ces politiciens qui se prétendent les interprètes des besoins et des aspirations du peuple, qui en font le suc de leur éloquence et le tremplin de leurs ambitions, combien vivent cette vie, combien même la voient vivre? Les démocrates dorés, les socialistes en chambre, ont-ils seulement jamais mis le pied dans ces quartiers? L'excellent docteur Bertereau, ce vieux républicain fermement convaincu que sa doctrine politique a pour unique objectif le bonheur du peuple, lui, le praticien recherché des grands et des riches, quand, pour aller à l'hôpital où il soigne les corps de ces pauvres dont il ignore les âmes, il traverse ces parages excentriques, absorbé dans la lecture des journaux du matin, jette-t-il parfois un coup d'œil à travers les vitres de son coupé? Le jacobin Biscaras, en son confortable logis bourgeois où, parmi ses bibelots d'art et ses toiles de maître, il s'occupe administrativement de la misère publique, a-t-il jamais pris contact avec ces masses pullulantes et peinantes dont il se prétend l'ami, le frère? Non: de ces âmes, de ces mentalités dont les sépare un abîme, ils ne savent rien, rien, pas plus que moi-même.»

Et songeant à la visite qui, pour la première fois de sa vie, l'amenait en pareil quartier, André se dit encore combien le clergé, vivant au milieu d'elles, pour elles, est plus apte à les comprendre, ces mentalités et ces âmes, mieux placé pour leur parler, pour les éclairer, pour les relever, les encourager, les consoler. Par quelle étrange et détestable aberration faut-il que ceux qui sont les meilleurs amis du peuple, qui devraient lui être ses guides, ses soutiens, aient pris à ses yeux figure d'ennemis?...

«M. le curé est à la chapelle des catéchismes. Mais cela va être fini... Il sera ici dans l'instant.»

En cette pièce où on l'avait introduit, salon et cabinet de travail, André retrouvait l'arrangement familier de naguère. Le meuble quelconque, noyer ciré et velours olive, un peu plus défraîchi, le grand bureau de bois noir, les étagères chargées de livres fatigués; au milieu du parquet bien brillant, une carpette française; aux murs, des gravures à la manière noire de tableaux de sainteté: la Cène, de Léonard; la Descente de Croix, de Rubens; l'Assomption, du Titien; le Mariage de la Vierge, du Pérugin; un portrait du Pape, une copie du Ravissement d'Ezéchiel, de Raphaël; sur la cheminée, une réduction en bronze du Moïse de Michel-Ange, donnant seule une note artistique, et c'était—il sourit en se le rappelant—son propre présent à l'occasion de la première messe de son ami. Sans affectation de sévérité, dans un caractère plutôt bourgeois, mais studieux et de confort suffisant, intérieur bien ecclésiastique, caractérisé par l'absence de toute esthétique corruptrice et d'amollissante élégance.

«Bonjour, André.

—Bonjour, Augustin.»

Dans leur serrement de main passa la chaleur de l'affection ancienne.

«Je suis content de te voir,» ajouta le prêtre, et un sourire très franc accentuait la cordialité de sa parole.

Par un contraste auquel il devait un charme singulier, cet homme d'action, au tempérament de lutteur, était de stature peu élevée, le corps menu, plus nerveux que robuste, la physionomie fine et douce, animée par l'éclat des yeux gris très perçants, le front haut du penseur, encadré de cheveux noirs qu'il portait assez longs autour de la tonsure, mais l'énergie s'indiquant dans la carrure du menton, comme la bonté dans la bouche aux lèvres fortes.

«Moi aussi, Augustin, je suis content. Tu ne crois pas que je t'oublie, au moins?... Nos voies sont tellement divergentes... et la vie emporte chacun dans son tourbillon. A moins de nous chercher expressément, où nous rencontrerions-nous?

—-Notre vieille amitié est à l'épreuve de l'absence. Y a-t-il dix ans que nous ne nous sommes vus? Est-ce hier?... Je n'en sais rien, sinon que te voici.

—Tu m'as écrit une bonne lettre au moment de mon cruel chagrin. Je t'ai bien répondu, n'est-ce pas?

—Et tu as bien su que je m'étais présenté chez toi?

—Je l'ai su, et j'en ai été profondément touché. Mais en ces premiers jours l'état de ma pauvre femme était tel que je n'existais plus pour personne. Je te l'ai dit en t'écrivant.

—Tu m'as dit aussi la fin de tes alarmes. Souvent j'y pensais, et j'ai prié pour elle et pour toi. Le mieux s'est confirmé, j'espère?

—Physiquement, oui; elle va tout à fait bien à présent.»

Après un peu d'hésitation, André ajouta:

«Pourquoi n'es-tu pas revenu?

—Parce que, comme prêtre, j'aurais craint de paraître vouloir imposer des consolations qu'on ne me demandait pas.»

De nouveau il y eut un passage de silence. Approchant un fauteuil de chaque côté de la cheminée où grésillait un feu de coke:

«Viens donc t'asseoir ici, reprit le curé... Il fait très froid.»

Mais André poursuivait son idée. Ayant pris place, c'est d'un ton très légèrement agressif, crainte de paraître s'excuser, qu'il dit à son ami:

«Depuis mon mariage, je t'aurais volontiers prié à dîner avec nous quelquefois, en famille. J'aurais aimé que ma femme te connût. Mais j'y ai mis de la discrétion... Ton habit ne saurait fréquenter chez des gens qui vivent en état de péché mortel.»

De nouveau l'abbé Aldebert sourit, d'un sourire très fin cette fois:

«Mon habit, au contraire, a plus affaire avec les réprouvés qu'avec les saints. Et quant au péché mortel, comme tu y vas, ami!... Pour perdre irrémissiblement l'âme, sais-tu bien dans quel esprit le péché doit être commis? Celui, très grave, par lequel tu offenses Dieu... Mais au fait, crois-tu toujours en Dieu? Tu ne le niais pas jadis?

—Pas davantage à présent... pas plus que je ne l'affirme. Quoique, après tout, j'y inclinerais plutôt. L'idée de Dieu pourrait bien être nécessaire à l'humanité... et sans elle aussi me semble-t-il difficile d'expliquer tant de choses... Mais comment répondre à un prêtre? Ma conception du divin s'éloigne tellement de la sienne que ce que je crois, pour lui, c'est de l'incroyance.

—Oui, oui, je sais... Pas de l'athéisme, non certes... une cote mal taillée entre le positivisme, qui se dit scientifique, et le déisme, dilution de la religion en religiosité... L'homme se donne une peine infinie pour inventer des complications, alors que se trouve à son service une foi si simple, qui le dispenserait de se mettre martel en tête... Enfin, tant qu'il n'y a pas négation, la porte demeure ouverte à l'affirmation. Que ta croyance donc soit au Dieu chrétien ou à quelque raison suprême, lorsque tu as contracté cette union devant la loi, union qui n'est pas valable pour l'Église, est-ce avec le propos délibéré d'offenser celui qui a institué le sacrement du mariage? En péchant, dis-le moi, aimes-tu ton péché?

—Pour te répondre, il faudrait que je crusse pécher, et je ne le crois point. Traduisant ta question en une langue qui m'est plus familière, je te dirai ceci. Loin qu'aucune intention irrespectueuse ou hostile ait déterminé le caractère purement civil de mon mariage, j'ai eu regret de ne pouvoir lui donner une consécration que je ne tiens pas pour indispensable, mais qui ne saurait nuire et qui a sa grandeur... un sentiment analogue à celui qui me faisait aimer la présence du Christ dans les prétoires, d'où il ne s'ensuit point que me soit moins sacré le serment prêté en dehors de lui... Mais je t'avais écrit tout cela, en t'en faisant part.

—Je ne l'ai pas oublié. Si je te le fais répéter aujourd'hui, c'est afin de te faire toucher du doigt l'erreur commune à bien des laïques. Songe donc, André, que le juste pèche sept fois par jour... véniellement, soit! Mais dans le tas comment ne se glisserait-il point de temps à autre quelque péché mortel? Tous réprouvés, alors?... Pas un élu pour s'asseoir à la droite du Seigneur?... Non, non... En dehors du péché qui se délecte de soi-même, le péché démoniaque qui a perdu Lucifer, il n'en est point dont ne se puisse obtenir la rémission. N'est-ce pas la doctrine de la pénitence qui est le sang et la moelle de notre sainte religion? Le plus bel attribut de Dieu n'est-il pas la miséricorde?»

Le prêtre était devenu grave, et cela pourtant était dit avec une grande simplicité. Un instant, André se tut. Puis, brusquement, d'un accent au fond duquel il y avait une ironie légère, un peu voulue:

«A ce compte, dit-il, ma femme et moi, nous ne serions pas damnés?»

Question, certes, imprévue sur ses lèvres. Un instant les yeux gris se fixèrent sur lui, avec, dans leur éclat, de la curiosité et de l'intérêt. Mais ce manieur d'âmes en possédait trop l'expérience pour s'étonner d'aucun retour. En souriant, il répliqua:

«La damnation, mon cher André, est un mot que je prononce le moins possible. Pour obtenir le bien, la crainte de l'enfer est un moyen... moi, je préfère montrer le ciel. Puisque tu m'interroges sur ce point, je te répondrai que nul pécheur ne saurait être dit damné tant qu'il a devant lui le temps pour se repentir. Plus il en a, mieux cela vaut. Un monde de contrition, néanmoins, peut tenir en des minutes bien courtes... ces minutes suprêmes qui précèdent la comparution devant le divin juge, et que l'homme vit plus intenses, cent fois, comme au moment de s'éteindre la flamme brille plus haut et plus clair. Là est le secret de cette absolution in articulo mortis raillée par ceux qui ne la comprennent point. Damné parce que tu vis dans le péché?... Mais ce serait presque l'équivalent de cette effroyable doctrine calviniste de la grâce, prétendant que certaines créatures sont marquées par le Créateur du sceau de la réprobation éternelle, sans qu'efforts ni souffrances, sans que foi ni amour puissent jamais fléchir la malédiction de leur naissance. Attends, André, attends d'être au seuil de la mort. Si tu y appelles non l'ami, mais le prêtre, nous causerons... et c'est à ce moment que je te répondrai.»

Cette assurance des croyants déconcerte toujours quelque peu ceux qui doutent. Avec un geste évasif, du même ton railleur de soi-même, André reprit:

«A ces scrupules que je t'expose, ne te demandes-tu point si j'aurais trouvé mon chemin de Damas?

—J'en ai vu bien d'autres. Tu as été éprouvé cruellement... Ceux qui souffrent apprennent facilement le chemin qui conduit vers nous.»

En dépit de la douceur dont s'enveloppaient ces paroles, quelque chose de fier y passait, dont fut atteint au vif l'orgueil du rationaliste. Vivement il répondit:

«Ce n'est pas ma souffrance que je t'apporte... La raison aussi bien que la religion enseigne à se résigner. C'est de ma femme qu'il s'agit.»

L'abbé Aldebert s'inclina en façon de dire:

«Tout à son service comme au tien.

—Ma femme souffre, Augustin... elle souffre d'autre chose... bien que ce soit à cette occasion... que de la mort de son enfant. Depuis notre grand malheur, j'ai cherché à pénétrer le secret de son âme. J'ai fini par y parvenir et j'ai découvert une plaie que je suis, moi, impuissant à guérir. En venant à toi, mon vieil et cher ami, ce n'est pas tant le prêtre que j'ai cherché: c'est l'homme de qui me sont connus l'élévation d'esprit, la sûreté de jugement, la bonté de cœur, le sens droit et profond de la vie. Si tu n'étais qu'un homme toutefois, une pudeur m'interdirait de te livrer ainsi la pensée de ma femme, l'intimité de mon ménage. Ta robe te revêt d'une immunité me permettant de te confier sa peine, qui fait la mienne. Elle te donne aussi pouvoir de l'alléger peut-être... Et me voici.

—Le prêtre et l'homme sont tout à toi, André... Parle.»

D'un geste bien ecclésiastique, enfonçant ses deux mains dans sa ceinture, pour écouter, il s'adossa, très attentif.

André raconta tout. Quand il eut fini:

«Je vois, dit le curé... Scrupules d'une âme demeurée religieuse malgré qu'elle se soit écartée des sentiers de la foi... Absence de direction de conscience...»

Percevant chez son ami un léger signe d'irritation, il s'interrompit:

«C'est un mot, je le sais, dont les maris prennent ombrage. A la pensée d'une intervention étrangère auprès de leur femme, l'exclusivisme de possession se hérisse... Eh! mon ami, la conscience n'appartient qu'à Dieu... saint tabernacle dont il a remis la clé en nos mains indignes. Toi-même, tout à l'heure, ne l'établissais-tu pas, cette prérogative de notre ministère? Adresse à Dieu ta jalousie, alors, non pas à nous, ses serviteurs.»

Se souvenant que la veille lui, le raisonneur, presque en ces mêmes termes il avait parlé à sa femme, André aussitôt se détendit.

«Soit! j'ai tort... J'ai tort, puisque c'est moi qui sollicite pour elle ton conseil. C'est que, vois-tu, nous avons peine, nous autres dégagés des liens dogmatiques, à comprendre qu'une conscience ne trouve pas sa direction en soi-même. N'est-ce donc point à ces fins que nous avons reçu la connaissance du bien et du mal?

—Tu parles d'une conscience d'honnête homme, non d'une conscience catholique. Ne t'imagine pas, d'ailleurs, que nous encouragions le scrupule... tout au contraire en réprimons-nous l'excès. Et personnellement je suis ennemi de l'abus de direction comme de l'abus des sacrements... Mais, à soulever ce débat, nous nous écartons de l'objet proposé. Je reprends donc. Faute de direction, une conscience qui s'affole... D'autre part, zèle indiscret d'une personne dont la piété ardente et militante est sujette à oublier que, de toutes les vertus chrétiennes, la charité est la plus agréable au Seigneur... Une de ces femmes qui, exaltées par l'orgueil de leur foi, pensent pouvoir se substituer au prêtre pour la conduite des âmes... qui, dans la louable intention de travailler à la gloire de Dieu, s'instituent de leur autorité privée mères de l'Église... Ah! mon ami, les laïques qui rendent la religion comptable du mal fait dans le monde par certaines dévotes plus dévotes que le pape ne se doutent pas qu'elles en font à la religion bien plus encore, et quelles croix elles sont pour nous, leurs confesseurs!... Mais, reprit l'abbé en riant, voilà que moi aussi je manque à la charité... Tu vois combien c'est vite fait de choir dans le péché... oh! véniel, celui-ci, à n'être même pas compté dans les sept quotidiens du juste...»

Puis, redevenu sérieux:

«Allons, André, le mal n'est pas sans remède. Ta femme peut guérir.

—Tu crois?... Tu crois que la paix peut rentrer en elle?...»

Mais le front du prêtre s'était fait plus sévère.

«La paix?... Entendons-nous. Il ne saurait être de paix véritable que dans les sacrements, et l'approche lui en demeure interdite.

—Tu veux dire qu'elle ne peut pas communier?

—Elle ne le peut pas. La loi canonique est formelle.

—Cela pourtant est d'obligation?

—Absolue, au moins une fois l'an.

—Alors tu ne saurais la réconcilier avec l'Église.

—Tant qu'entre l'Église et elle se dresse son péché, le Saint-Père lui-même n'en aurait pas pouvoir.»

André eut un geste violent.

«Oh! cet homme, s'écria-t-il d'un accent de haine... Auparavant, je ne songeais pas plus à lui que s'il eût été mort. Mais depuis que le malheur est entré dans ma maison... depuis que son existence... une existence imbécile et coupable... est cause que ma femme s'éloigne de moi...»

Avec une gravité douce, le prêtre l'interrompit.

«Tais-toi, ami, tais-toi... Dieu tient tout dans ses mains... Certes, ce me serait une grande joie le jour où vous monteriez à ma pauvre paroisse pour me demander de vous bénir au nom du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob... Mais il ne sied point de penser à ces choses...

—C'est juste, fit André, ironique... Une superstition affirme que ceux-là dont la mort est désirée enterrent qui la souhaite.»

C'est en souriant que son ami le reprit:

«Le point de vue auquel je me place diffère un peu du tien.»

Mais l'amertume était montée aux lèvres d'André et y restait.

«L'amour du prochain?... Pour ne pas vouloir de mal à celui-là, je ne suis pas assez chrétien, mon cher. Mais ces remarques sont oiseuses. Lambertier est de ce monde, ce qui est tant pis pour le monde... Aux fins d'abolir son péché, ma femme dispose d'une autre ressource. Elle n'aurait qu'à m'abandonner, n'est-ce pas?... Son salut éternel vaut bien ce sacrifice.

—Qui parle de cela?

—Eh! sais-je donc tout ce que peut lui suggérer sa funeste amie? M'abandonner, c'est tellement simple... et abandonner son enfant aussi... ou bien me le prendre. A ce prix, elle ferait sa paix avec Dieu.»

Il s'était levé et marchait par la chambre, en proie à une surexcitation peu habituelle à cet esprit ferme et pondéré.

«Allons, André, garde-toi des jugements téméraires. Mme Rogerin assurément ne songe à rien de pareil et personne sans doute ne l'y pousse.

—Explicitement, non... ce serait trop abominable et monstrueux. Mais, dans cette pauvre tête exaltée, Dieu sait quel chemin font les idées, et les transformations qu'elles subissent. Oui, ce serait monstrueux... Car enfin, Augustin... pardonne-moi de parler dans un esprit aussi profane... acceptant même la doctrine catholique et ne me considérant pas comme le mari de ma femme, elle a des devoirs envers moi... elle n'a pas le droit de me rendre malheureux.

—Le droit au bonheur, mon ami, il n'est inscrit nulle part. Et je te ferai remarquer que, dans l'espèce, ton malheur étant issu de la faute que tu as commise en détournant une conscience catholique, c'est bien toi qui en es l'artisan.»

Encore une chose que lui-même avait dite et qui se retournait contre lui. Voyant sur son visage une contraction d'humeur:

«Mes paroles te blessent? reprit le curé... Tu m'as cherché, André, je te réponds.»

Vivement une main se tendit vers la sienne:

«De toi, Augustin, rien jamais ne me blessera.»

Et s'asseyant, plus calme, mais amer encore:

«Ainsi tu n'admets pas que l'homme soit justifié à chercher le bonheur, le plus honnête, le plus légitime des bonheurs: celui du foyer? Dieu permet l'amour pourtant, puisqu'il le bénit. Où donc est sa bonté, alors?

—Tu viens de le dire: Dieu bénit l'amour... C'est sa bénédiction qui manque au tien. Oui, il est bon, oui, il permet et il veut le bonheur de ses créatures, mais en tant que ce bonheur ne viole pas sa loi; car sa loi est plus forte que sa bonté.»

Et s'animant:

«Là est bien, poursuivit-il, le vice qui ronge comme une lèpre les sociétés modernes: elles prétendent subordonner tous principes à la satisfaction de l'individu. En matière sociale, tu réprouves cet esprit. Pourquoi le défends-tu dans le domaine de la morale? Tu professes que le citoyen se doit à la cité... Pareillement le fidèle se doit à la foi. Tu honores l'homme qui s'immole à son idée... Dieu aime celui qui s'immole à sa conscience.

—Tu oublies que ma conscience à moi n'est point en cause. C'est à celle de ma femme que je serais sacrifié. Magnanimité excessive, ce me semble...

—En ce moment, André, nous battons l'eau. Il n'est point question de disputer sur des articles de foi ni d'examiner des éventualités chimériques. Revenons au fait, veux-tu? Tout à l'heure tu alléguais qu'en certains cas un commerce illicite crée des devoirs... C'est un terrain sur lequel je ne saurais te suivre. Toutefois, je dois le reconnaître, bien qu'absolument identique aux yeux de Dieu à celle que je viens de mentionner, votre situation ne l'est point aux yeux du monde. Puis il y a un lien né de votre chair, qui vous unit dans votre péché commun. Mme Rogerin le sait et ne nourrit aucunement, sois-en sûr, le dessein que tu lui prêtes. Vous vous trouvez, mes pauvres amis, dans une impasse douloureuse... Il s'agit de vous aider, non pas à en sortir, la porte en étant hermétiquement close, mais à y vivre le moins mal possible.»

Les lèvres d'André s'ouvrirent pour parler, puis se refermèrent. Coupant court enfin, par un petit rire amer et sec, à son hésitation:

«Ma femme croit avoir découvert une solution, dit-il... Ce serait que, sous le même toit, nous soyons comme frère et sœur.»

Grave, un peu froid, l'abbé Aldebert répondit:

«Cela serait bien, en effet.

—Tu es prêtre, Augustin... Je ne suis, moi, qu'un homme.»

D'un léger mouvement de la main, cette main qui savait bénir, son ami apaisa sa révolte:

«Tu n'as pas si complètement oublié ton catéchisme que tu ne te rappelles les commandements de Dieu... «Œuvre de chair ne désireras qu'en mariage seulement...» Et ce mariage-là, c'est le sacrement: l'Église n'en connaît pas d'autre. Non possumus... Je ne puis faire que ta femme ne soit exclue de la Sainte-Table. Mais il ne me paraît pas impossible de lui donner de la consolation et de l'espérance... Envoie-la moi.»

Une ombre passa sur le front d'André.

«Te l'envoyer?... Voudra-t-elle?... Depuis notre mariage elle n'a pas vu de prêtre...

—Eh! qui te parle de confession?... Car c'est bien là, n'est-ce pas, où le bât te blesse!... Cette défiance du confesseur qu'ont les maris... Et tu as pensé pourtant que le mal de cette âme, un prêtre seul pourrait t'indiquer le moyen de le soulager... Mon cher ami, s'il plaît à Mme Rogerin de se présenter au tribunal de la pénitence, mon confessionnal est ouvert à tous... et je ne connais pas ceux qui s'y agenouillent. Mais, à te dire vrai, je préférerais qu'elle allât tout bonnement à sa paroisse, et je l'y engagerais au besoin... Ces choses-là gagnent à être faites simplement. Non: ce qu'il faut, c'est que j'aie occasion de m'entretenir avec elle... c'est qu'avec le peu que je puis avoir de pénétration et de prudence, je sonde sa plaie... c'est que dans mon humble jugement je trouve le dictame propre à l'adoucir. Néanmoins, tu as raison... Peut-être serait-ce mieux de ne pas l'effaroucher en l'abordant de front... Ces âmes meurtries sont délicates... Cherchons une entrée en matière... Tiens, si tu pouvais l'associer à mes œuvres?... J'en ai une bien faite pour toucher son pauvre cœur maternel: un orphelinat qui a grand besoin d'assistance. Tu lui dirais m'avoir rencontré fortuitement, que je t'en ai touché mot, que tu serais aise de la voir s'y intéresser, que ce lui serait une occupation salutaire... Oui? C'est entendu.»

Tous deux s'étaient levés. Posant ses mains sur les épaules de son ami:

«Allons, reprit-il de sa voix plus sonore, sa voix d'espoir, toute réchauffée par l'amitié, Dieu qui m'envoie par toi une œuvre à accomplir me donnera les lumières nécessaires. Mes ferventes prières seront pour vous... Demain je dirai ma messe à votre intention... Puis vous avez là-haut un avocat: cette chère petite âme qui était trop belle pour demeurer parmi nous. Tu bondiras, si je parle en ceci comme la pieuse amie de Mme Rogerin... mais il est véritable que ces purs holocaustes désarment le Seigneur. Puisque tu ne nies pas Dieu, André, mets ta foi en lui: il est favorable à qui, d'un cœur sincère, se confie à sa clémence.

—C'est à ta sagesse surtout que je me confie et à ton affection. Je parlerai donc à Élisabeth des œuvres paroissiales de Saint-Jacques-Saint-Christophe... En attendant, Augustin, accepte ma modeste offrande pour tes orphelines.»

Et dans la main du curé il glissait un billet bleu.

«Merci, André. Reviens me voir, reviens souvent... Et embrasse-moi, ami.»

V

«Une dame demande si madame veut la recevoir. Elle n'a pas donné son nom, mais elle dit que madame la connaît bien.

—Est-ce une quémandeuse?

—Oh! madame... En revenant de la poste, je passais devant la loge comme elle demandait l'étage et je l'ai vue descendre d'un équipage à deux chevaux.»

A une heure... Une personne qui jamais n'était venue chez elle... Quelque quêteuse sans doute...

«Faites entrer dans le petit salon.»

S'étant assurée qu'elle avait sa bourse sur elle, Élisabeth suivit de près le valet de chambre. Elle eut peine à étouffer un cri d'étonnement en se trouvant en présence de Mme Lambertier. Comme elle demeurait interdite, sans que lui vinssent aux lèvres les machinales formules d'accueil, ce fut celle-ci qui prit la parole:

«Vous m'excuserez de vous surprendre ainsi... Je craignais tellement que, sachant qui était là, vous ne me receviez point.

—Et pourquoi donc?... Pourquoi... madame?...»

Élisabeth avait hésité, ne sachant d'abord comment s'adresser à celle que, pendant cinq années, elle avait appelée «ma mère».

«Prenez ce fauteuil, je vous prie...»

Autant qu'elle, Mme Lambertier semblait en proie à l'embarras. Cela frappait chez cette femme à l'esprit si ferme, à l'attitude si assurée. Un changement à la vérité s'était opéré en elle. Tout blancs aujourd'hui, ses cheveux naguère si terriblement noirs. Mais, on le devinait à l'ensemble de la physionomie, cela était moins l'œuvre naturelle des douze ans écoulés que le renoncement à certains soins pris dans le secret du cabinet de toilette. Et ce visage sec, aux traits durs un peu, y gagnait un adoucissement en même temps qu'il en tenait un caractère vénérable. Une émotion aussi se lisait sur ses traits. Instinctivement Élisabeth eut un regard vers ses vêtements... Non: ils étaient sombres, mais n'étaient pas de deuil.

«Je me suis présentée chez vous aussi matin, reprit la visiteuse, afin d'avoir la certitude de vous rencontrer. Puis je sais qu'à cette heure M. Rogerin est au Palais... et il lui aurait déplu, sans doute, de me savoir ici.»

Élisabeth ne répondit que par un geste de politesse vague.

«Pour vous aussi, j'ai le sentiment de n'être point la bienvenue... C'est un passé douloureux que ma présence fait revivre.

—Ce passé est lointain, il est aboli... Tout ce que j'en veux retenir, c'est la mémoire de votre bonté et de votre affection. Si vous venez me chercher, c'est que peut-être puis-je vous être de quelque service. Je serai heureuse, croyez-le, que vous fassiez état de moi.

—Merci, ma chère enfant... vous permettez à une vieille femme cette appellation familière? Merci... Je ne viens qu'en ambassadeur... Je viens de la part de mon fils.»

Une vive rougeur monta au front d'Élisabeth. Elle en fut confuse et en rougit davantage. Elle aurait tant voulu ne point paraître troublée...

«Mon fils est très malade. La vie qu'il a menée depuis son adolescence devait finir par avoir raison de la constitution la plus robuste. C'est fait. Que ses jours ne soient pas en danger immédiat, sans rien affirmer les médecins m'en donnent l'espérance. Ce qui est certain, c'est que jamais il ne se relèvera du mal qui l'a terrassé. D'abord nous l'avons guéri d'une fièvre typhoïde, puis d'une pneumonie. Ces accidents consécutifs ont déterminé le bouleversement complet d'un organisme usé par les excès de toute nature. A présent la moelle épinière se trouve atteinte sous forme d'ataxie du caractère le plus grave. Voilà six mois que je le dispute à la mort. Tout ce temps-là, hors les périodes aiguës de fièvre et de délire, il a conservé sa pleine connaissance. Vigoureux comme il était, il ne pouvait crouler entièrement tout d'un coup, et son moral, au contraire, a gagné une partie de la force qu'a perdue le physique. Oh! combien il est changé... Je savais ce que valait mon malheureux fils... jamais je ne me suis fait à son sujet d'illusions maternelles. Et ce n'est pas auprès de vous, ma pauvre enfant, si cruellement outragée par lui, que j'entreprendrais de réhabiliter son caractère. Je dois le dire cependant, parce que c'est la vérité qui à présent se révèle: il n'était pas foncièrement mauvais.

—Jamais je n'ai pensé cela de lui.

—N'est-ce pas? Il a été, voyez-vous, victime de cette grande fortune dont, trop jeune, il s'est trouvé le maître. Son éducation avait été détestable. A ma décharge, je dois représenter que, passé sa petite enfance, je n'ai eu sur lui aucune autorité. M. Lambertier estimait que l'héritier appartient au père... façon de dauphin de l'argent, retiré des mains des femmes presque dès ses premières culottes. Il m'abandonnait sans contrôle la direction de ma fille; il s'attribuait exclusivement celle de son fils. Direction qui, par malheur, consistait à faire de lui un homme avant l'âge, et par les plus mauvais côtés de la nature masculine. Sous prétexte de le viriliser, on a étouffé en lui la sensibilité, la délicatesse. Et comme, en réalité, Edmond était un faible, c'est la brutalité qui s'est développée au lieu de la force. J'ai honte à le dire, mais on l'a prématurément corrompu. Cela donnait à son père un plaisir malsain que, dès sa seizième année, il connût la débauche. Dans cet esprit on n'avait rien mis de sérieux, rien d'élevé dans cette âme, rien de noble dans ce cœur, rien que des principes sommaires d'honneur mondain... et encore, je crois bien qu'Edmond les a trouvés en lui-même. Sans doute j'aurais dû lutter contre cette démoralisation systématique... Mais mon mari était autoritaire et violent. Je tenais de lui ce grand luxe que j'aimais... pour en mieux jouir, je voulais la paix dans mon ménage, et ainsi me suis-je désintéressée de ce qu'au surplus je n'aurais pu qu'imparfaitement combattre. Lorsque son père est mort, il avait dix-huit ans. Par son émancipation précoce, il m'échappait. Que pouvais-je faire?...»

De nouveau, Élisabeth protesta.

«Qui songerait, madame, à vous reprocher les défauts de votre fils?

—Moi, aujourd'hui, j'y songe... Lorsqu'il vous a épousée, j'avais conçu quelque espoir. Il semblait épris... il l'était... l'amour opère des miracles...»

Mme Lambertier s'embarrassa. Quelque chose d'importun lui montait dans la gorge au souvenir de certaine équivoque qu'il lui avait paru expédient de ne point chercher à dissiper. Rapidement elle passa.

«Je n'ai pas regardé d'assez près peut-être... Je n'ai pas réfléchi qu'avec un homme de son caractère une inclination honnête risquait de n'être que feu de paille... Je n'ai pas assez considéré les périls auxquels on expose une pureté comme l'était la vôtre en la jetant dans des bras vicieux...

—Mon oncle a bien commis la même erreur... cet homme de jugement si sûr et qui me chérissait tendrement.

—Votre oncle ne connaissait pas mon fils comme le connaît sa mère.

—Mais une mère est pardonnable de se méprendre sur son fils.

—Cela est digne de votre cœur, ma chère petite, d'atténuer ainsi ma responsabilité. Mais je veux, moi, l'assumer tout entière...»

De nouveau elle s'éclaircit la voix, qui s'enrouait un peu, car elle savait ne pas dire toute la vérité.

«Et j'ai le sentiment d'un tort envers vous, Élisabeth, d'un grand tort. Voulez-vous me le pardonner?

—Oh! madame... Enfin, puisque vous y tenez, je vous accorde le tort, pour vous prier de n'y plus penser jamais.»

D'un geste cordial auquel donnait plus de prix son habituelle froideur, la vieille femme tendit ses deux mains à celle qui avait été sa fille. Et, dans cette étreinte, ce qui restait de glace entre elles se fondit.

«C'est trop parler de moi, reprit Mme Lambertier. Je n'ai pas été la seule à réfléchir. La vie jusqu'à présent n'en avait point laissé le loisir à mon fils... la vie telle qu'il la brûlait, les compagnies dans lesquelles il se plaisait. Depuis ces mois qui l'ont tenu cloué sur son lit ou sur un fauteuil, dans le silence, dans la solitude qui se sont faits autour de lui, il s'est mis enfin à regarder en lui-même. Et quand on a vu la mort de près, quand on la sait qui rôde autour de soi, chassée par la porte, rentrant par la fenêtre, la conscience la plus endurcie s'éveille. C'est alors seulement qu'avec lui j'ai connu le regret de ce qu'il aurait pu être. Tout ce temps-là, je ne l'ai pas quitté. Cet homme, qui a les cheveux gris aujourd'hui, il est redevenu pour sa mère le petit blondin aux joues roses que seul j'avais possédé, puisque, dans l'intervalle, quarante années durant, il ne m'avait pas appartenu. Non qu'Edmond m'ait beaucoup entretenue de ces choses. C'est lentement, silencieusement qu'il les a dégagées de lui. Le sentiment de ses fautes lui est venu, le tardif regret d'avoir irrémédiablement gâché une vie qui s'offrait si belle...

—Pourquoi irrémédiablement?... Il est assez jeune encore pour la refaire et la revivre mieux.

—Ne vous ai-je pas dit que ses années sont comptées... si même ce sont des années ce qu'il a devant lui? Et puis, quand même... jamais il ne sera plus qu'une épave... Ah! vous êtes bien vengée, Élisabeth...

—Vengée, madame!... Oh! comment pouvez-vous m'attribuer un désir de vengeance? Comment, vous qui me connaissiez, me jugez-vous capable de me réjouir du mal d'autrui?»

Dans ce cœur si doux, que sa propre détresse rendait plus pitoyable encore, une profonde commisération était entrée. Et très sincère était sa protestation impétueuse.

«Par votre fils, il est vrai, j'ai souffert... Ses torts envers moi ont été grands... Mais ce n'est point volontairement qu'il m'a fait du mal, ce n'est point par méchanceté. Il y avait entre nous un malentendu... Je l'ai bien compris: je n'étais pas la femme qu'il lui fallait... Si j'avais été autre, peut-être aurait-il bien vécu avec moi... Il a essayé à sa façon, puis s'est découragé. Il avait l'habitude que tout se pliât à ses désirs... Moi, je n'ai pas pu, cela l'a rebuté. Mais je n'ai pas eu que des reproches à lui faire? Pourquoi donc aujourd'hui me souviendrais-je du mal et non du bien?»

En cet instant, au contraire, le jeu fantasmagorique de la mémoire soudain réveillée qui lui remettait ce passé sous les yeux, semblable à des images de cinématographe, lui montrait seulement les quelques bons procédés qu'avait eus pour elle ce mauvais époux, bon garçon par intermittences.

«Et puis, dit Mme Lambertier, vous avez pu, grâce à Dieu, vous refaire un bonheur. Vous avez eu votre revanche.

—Oui, madame. Mon mari me rend infiniment heureuse. Et si un immense malheur ne m'avait frappée...

—Je l'ai su et j'ai eu bien pitié de vous. En cette occasion, j'ai songé à cet événement d'il y a quinze ans ou seize...»

Élisabeth détourna la tête pour cacher que de nouveau elle rougissait. C'était, cette fois, un mouvement de pudeur.

«Laissez-moi encore vous dire ceci, continua Mme Lambertier... C'est un autre et bien amer regret pour mon fils que celui de la paternité perdue par la faute de son imprudence et de son entêtement. A l'époque déjà, il en avait été chagriné... beaucoup, je vous assure. Il n'a pas su vous le faire comprendre... C'était un de ses grands travers, cette affectation d'indifférence, cette fausse honte de ce qu'il possédait de sensibilité. Mais depuis... ah! depuis... Aujourd'hui qu'il voit se dresser devant ses yeux, s'il me survit, le spectre de l'isolement au milieu de tout son or, avec, autour de lui, rien que des mercenaires ou des parasites... aujourd'hui que cet or se trouve sans héritier de son sang... seulement des neveux qu'à peine connaît-il, car il était brouillé, vous vous le rappelez, avec sa sœur, et le replâtrage qui s'est produit à l'occasion de sa maladie n'a pas ramené grande affection entre eux... aujourd'hui, quelle tristesse est la sienne, à cette pensée qu'il pourrait, qu'il devrait avoir dans sa maison de petits êtres à aimer et qui l'aimeraient... un premier-né qui bientôt serait un homme, ou déjà une douce et gracieuse jeune fille...»

Mais s'apercevant du trouble d'Élisabeth:

«J'ai tort, s'interrompit-elle, de vous parler de cela, après votre grand chagrin.

—Non, non... je puis l'entendre. Éternellement je pleurerai cet ange que Dieu m'a repris. Mais un enfant me reste. Entre lui et mon cher mari, je connais la joie des pures et douces tendresses. Et parce que je les connais, je plains M. Lambertier, oui, vraiment, je le plains... Je regrette qu'il n'ait pas contracté une seconde union, laquelle peut-être aurait mieux réussi que la première. Vous l'avez dit, madame, j'ai ma revanche. De tout cœur, je souhaiterais qu'il eût la sienne aussi.»

C'était sa fierté qui parlait, ce sentiment de revanche, en effet, qui l'exaltait malgré tout. Combien amère cependant sa détresse, à sentir si incomplet le bonheur dont ainsi se paraît-elle... Et à cause de cela précisément, elle l'affirmait plus haut, car elle ne devait rien laisser soupçonner de la plaie vive qui la rongeait.

«Vous êtes, ma chère enfant, la bonté, la générosité mêmes... au delà encore de ce que j'attendais de vous. Et cela m'encourage à vous rendre le message de mon fils. Il n'a jamais été religieux, vous le savez, irréligieux pas davantage: indifférent seulement à ces choses, comme à tout ce qui n'était pas sa jouissance ou son plaisir. Depuis pourtant que son âme s'est révélée, une inquiétude l'a pris de ce qu'elle deviendra après son corps... ce corps duquel seul il s'est occupé pendant ses belles années de jeunesse et de maturité, et qui est aujourd'hui celui d'un vieillard. Sans avoir à ce sujet une croyance bien ferme, il pense que cette âme peut-être ne mourra point et il ne voudrait pas qu'elle quittât ce monde sans avoir obtenu le pardon de celle qu'il a offensée si gravement. Il m'a priée de venir le solliciter de vous.

—Oh! madame, pouviez-vous donc, pouvait-il en douter? Pourquoi, de quoi lui garderais-je rancune! Les chagrins d'autrefois sont effacés... Quel mal me fait-il à présent?»

Oh! la chère petite âme héroïque, qui saignait en prononçant ces paroles...

«La charité nous commande le pardon des injures... et je serais bien dure si je le lui refusais à lui, quand il souffre, quand il est malheureux. Mais, dites-le lui, madame, ce n'est pas uniquement par devoir de chrétienne que j'en use ainsi avec lui... dites-lui bien que c'est vraiment du fond de l'âme... Je ne sais quels mots trouver pour l'en assurer mieux.»

Mme Lambertier hocha la tête.

«Vos mots sont excellents, et il me suffirait de les lui rapporter tels quels. Seulement...

—Seulement?

—C'est que je n'ose... Comprenez cependant ma crainte. S'il allait croire... on doit tellement mentir aux malades, et ils s'en doutent bien... s'il allait croire que, pour l'apaiser, c'est moi qui les invente?... Et vous prier de lui écrire ces paroles, non vraiment, je ne saurais...»

Que se passait-il depuis un moment en Élisabeth? Quelque chose rayonnait autour d'elle, qui la transfigurait.

«Je ferai mieux, répliqua-t-elle: moi-même je les lui porterai.»

Cela était dit d'un ton si calme, si ferme, si fier aussi et si doux à la fois, que Mme Lambertier—pourtant n'était-elle pas sans avoir escompté cette réponse—en demeura d'abord muette de saisissement.

«Oui, madame, si vous le désirez, j'irai.

—Mais... M. Rogerin?...

—Il m'en coûtera sans doute d'avoir, pour la première fois, à lui cacher une de mes actions. Pour une bonne action, néanmoins, je puis me le permettre, je pense.

—Ah! Élisabeth, vous qu'autrefois j'ai appelée ma fille... comme autrefois laissez-moi vous embrasser.»

Non, ce n'est pas ainsi, jamais, qu'elle l'avait embrassée autrefois...

«Vite, que je porte à mon fils cette bonne nouvelle. Quand viendrez-vous?

—A l'instant même. Emmenez-moi. A cause de mon mari, en effet, à la réflexion peut-être me raviserais-je... Oh! à cause de lui seulement, car, pour le reste, rien ne serait changé dans mes sentiments... Plutôt que ce soit immédiat. Veuillez me donner quelques instants pour m'habiller et je vous suis.»

Sa toilette rapidement faite, des instructions laissées pour la promenade du petit Gabriel, et elle prenait place dans le grand coupé bas de Mme Lambertier, cette voiture de rhumatisante que toujours elle avait connue à sa belle-mère. Oh! ces souvenirs qui revenaient... Tandis que les emportait vers l'avenue d'Iéna le trot souple et allongé des deux beaux carrossiers normands, l'une et l'autre demeuraient silencieuses. Ce n'est pas tant le léger trouble causé par son coup de tête, à présent, qui remplissait l'esprit d'Élisabeth; ce n'était pas une émotion de revoir cet homme que jamais elle n'avait aimé, que même n'avait-elle point haï. C'était un bouillonnement de pensées confuses qui montaient en elle comme une houle, une sorte d'exaltation sans objet encore bien défini. Mme Lambertier respectait son mutisme.

Lorsque la voiture roula sous la voûte de cet hôtel où elle avait régné en maîtresse, ce lui fut une sensation singulière. Foulant la première des marches, cette remarque intérieurement se formula:

«Le tapis était vieux rose, à dessins gris... de la moquette d'Axminster... Aujourd'hui, c'est du Smyrne.

—Je vais le prévenir, lui dit Mme Lambertier. Voulez-vous attendre dans le petit salon blanc?»

Élisabeth s'étonna que le valet de pied lui montrât le chemin. Pierre, Jean, François, n'importe... c'était toujours avec même livrée verte, même facies rasé, sournoisement respectueux. Il lui semblait que cet homme fût à elle et qu'elle allait lui dire: «Victor, vous commanderez les chevaux pour quatre heures.» Oui, Victor, c'est ainsi que s'appelait, quand elle avait quitté cette maison, sa maison, celui spécialement affecté à son service personnel. Que lui revînt ce détail puéril, n'était-ce pas absurde? Puis, machinalement, elle constatait des transformations. L'escalier maintenant était tendu des tapisseries anciennes qu'elle avait connues dans la galerie, et la galerie était décorée de peintures. A la place du jardin d'hiver, un hall... En effet, c'est pour elle qu'avait été faite cette serre, galanterie de fiancé, à cause qu'elle avait dit aimer passionnément les fleurs. De tout ce que l'argent peut donner, il était libéral. Il n'était pas méchant. Et même, oui vraiment, les premiers temps, il avait essayé à sa façon de se faire aimer, de l'aimer peut-être. Ce souvenir l'attendrissait. Et son regard embrassant l'enfilade des pièces désertes, portes ouvertes afin d'égaliser la chaleur du calorifère, son cœur se serrait à cet aspect morne de la fastueuse demeure, si animée naguère, quasi bruyante, où ne s'entendait aujourd'hui que le frôlement noir des ailes de la mort qui y errait, guettant sa proie.

«Montez-vous, ma chère enfant?... Il vous attend.»

Arrivée à l'étage, Élisabeth se dirigeait vers la droite.

«Non... par ici. Son installation est changée.»

Mme Lambertier l'avait oublié peut-être, mais Élisabeth se reconnut; c'est de l'ancien boudoir de sa femme qu'il avait fait son fumoir, et la chambre dans laquelle lentement il se mourait était celle où, le soir de ses noces, il avait conduit la jolie vierge. C'était étrange en vérité qu'aujourd'hui y entrât Mme André Rogerin.


Au moment de monter dans le fiacre qu'on lui avait fait avancer, Élisabeth hésita à donner son adresse. Puis elle jeta la plus éloignée qui lui vint en tête, boulevard Berthier. Avant d'avoir ordonné ses pensées, elle appréhendait de se retrouver chez elle, entre son mari, qui bientôt rentrerait, et son petit garçon qui viendrait chercher ses caresses. Pauvre Élisabeth! N'eût-on pas dit une femme coupable sortant de son premier rendez-vous?...

Pelotonnée dans sa fourrure, profondément elle s'absorba. Et derrière ses paupières closes, afin de mieux regarder en soi, voilà que se dessine avec netteté l'état de son âme tel que l'a fait cette heure qui vient de s'écouler.

De cet examen intime d'abord se dégage le remords du tressaillement dont elle a été secouée aux premiers mots de Mme Lambertier, lui donnant à comprendre que bientôt peut-être aurait disparu l'obstacle à son bonheur, cette vie à cause de laquelle est troublée la paix de sa conscience, cette existence qui s'interpose entre son cœur et celui de son mari. Afin de se pardonner à elle-même ce mouvement de joie, suffisait-il qu'elle eût si spontanément, si généreusement rendu le bien pour le mal? Peut-être. Mais alors lui reviennent à l'esprit des paroles qui au surplus n'en sortent guère, ces paroles résumant ses entretiens avec le curé de Saint-Jacques-Saint-Christophe.

«Dieu seul a pouvoir pour lier et pour délier. L'homme ne saurait désunir ce que le Tout-Puissant a uni, ce qui, par sa volonté, n'a qu'un seul principe. Rappelez-vous le langage du rituel: «L'union des époux est assurée par un mystère si élevé, qu'elle figure l'union de Jésus-Christ avec son Église.» La loi des hommes a libéré votre personne—c'était son droit; mais pour libérer votre foi il n'est que la mort. Rome?... Non, madame. Même avant, dans vos circonstances, Rome vraisemblablement n'aurait pu le faire. Après, elle se refuserait même à examiner le cas. Tant que vivra celui qui est votre époux devant l'Église, l'Église assurément vous autorise à demeurer séparée de lui, mais non à entretenir commerce avec un autre. Votre péché est manifeste et ses conséquences sont inéluctables: ayant profané le sacrement du mariage, vous êtes indigne de recevoir celui de l'eucharistie. A cela il n'est de doute ni de remède. Mais est-ce une raison pour désespérer? Que la perte de votre chère enfant ait été un avertissement d'en haut, il ne m'appartient pas de vous le dire. Encore moins cette affirmation sied-elle à des personnes bien intentionnées certes, mais à qui leur piété ne confère sur ce point ni autorité ni lumières. Et qu'avez-vous affaire de rechercher cela? Que vous servirait-il d'en être assurée? Il ne nous est pas permis de scruter les intentions de Dieu. Il est la sagesse, il est la justice. Ce qu'il fait est bien fait, sa volonté doit être votre loi en toutes choses. Les croix qu'il nous envoie, nous les devons porter d'un cœur humble et soumis. Et si ce cœur saigne, nous devons nous rappeler les plaies de son Divin Fils qui ont saigné pour notre rédemption. Mais ne songez pas tant, madame, à la colère du Seigneur. Songez plutôt que, si sa droite est terrible, infinie est sa miséricorde. Parce que vous avez cessé de marcher dans ses voies, il ne vous connaîtrait plus? Ce serait oublier que le bon pasteur ouvre ses bras à la brebis égarée. Ayez confiance en lui, madame: la confiance le touche plus encore que la prière. Qui n'a jamais douté de sa bonté peut beaucoup attendre de sa clémence. Ce serait tomber dans le péché d'orgueil que se croire l'objet d'une réprobation implacable. L'Écriture le dit: «Dieu ne se met pas en colère chaque jour.» Remettez entre ses mains votre esprit troublé: il l'éclairera. Mettez à ses pieds votre contrition parfaite... Vous avez lu les psaumes de la pénitence: Cor contritum et humilitatum Deus non despiciet. Cela dépend de vous d'obtenir qu'il se tourne vers votre péché et délivre votre âme. Priez, madame: la prière est douce. Mais les œuvres sont efficaces. Si cela est bien d'implorer la grâce divine, cela est mieux encore de la mériter. A ces fins le Seigneur a pour agréable les oblations et les holocaustes... mais les holocaustes de soi-même, faites-y bien attention. En immolant votre conscience à votre passion, vous avez péché gravement; ne croyez pas vous en laver par l'immolation de votre devoir à votre rédemption. Le Créateur veut qu'on l'aime et qu'on le serve; il permet aussi et il ordonne qu'on serve et qu'on aime ses créatures. Vous êtes mère, madame... le sacrifice d'Isaac n'est pas demandé à tous, et d'ailleurs ce ne fut pas la volonté d'en haut qu'il s'accomplisse? Le chemin qui conduit l'âme vers son salut n'est point aussi étroit que d'aucuns le pensent. Trois routes y donnent accès, qui sont larges et qui sont belles: celles que jalonnent les actes de foi, de charité et d'amour.»

Si ferme, si consolant pourtant, ce langage avait apaisé Élisabeth. Mais que pouvait-elle faire? La foi, elle la possédait. Émoussée à présent l'acuité première de la douleur, elle était sans révolte contre le cruel décret qui lui avait arraché la chair de sa chair. Et depuis que ce prêtre lui avait ouvert la porte de l'espérance, la confiance était entrée en elle avec la soumission. La charité? Par ce mot, elle le savait, l'abbé Aldebert n'entendait point seulement cette action si peu méritoire de consacrer au soulagement des pauvres quelques heures de son loisir et une partie de son superflu. Mais, sans émuler le Philistin se glorifiant de ses vertus devant l'Éternel, elle se connaissait douce à autrui, pitoyable au prochain, charitable en ses jugements, sans haine pour ceux qui lui avaient fait du mal. L'amour? Ah! c'était là sans doute les œuvres attendues d'elle pour que Dieu la reçût en sa grâce. Mais comment? Prisonnière de ses si faciles devoirs de mère et d'épouse, où trouver l'occasion d'élever son cœur à l'héroïsme? C'est ce que chaque jour se demandait Élisabeth. Et une tristesse nouvelle l'envahissait de ce que, prête au sacrifice, le sacrifice ne se présentât point.

Eh bien! voilà qu'aujourd'hui il était venu à elle. Que ce sacrifice dût être tenu pour agréable, elle n'en pouvait douter. A peine avait-il surgi en son cœur, imprécis encore, qu'aussitôt elle en ressentait la volupté douloureuse. Et à présent qu'il se formulait dans sa précision cruelle, nulle hésitation ne la troublait. Elle, timorée plutôt, et faible, une certitude la pénétrait, cette assurance qui déjà l'avait conduite à faire une démarche aussi hasardée. Cela n'était-il point une indication d'en haut? N'y fallait-il pas voir un signe que la main du Tout-Puissant l'avait touchée pour lui montrer son chemin? Et y obéir, ne serait-ce point un témoignage de foi en même temps qu'une œuvre d'amour?

Cette âme en peine désormais voyait clair devant soi. Un instant plus tard, Élisabeth entrait dans l'église Saint-Augustin. Là, au pied de l'autel même où elle avait été liée pour la vie par le lien que, dans son orgueil, dans sa faiblesse aussi, elle avait cru pouvoir rompre—là, elle s'abîma en une prière ardente. Du cœur le plus sincère, le plus fervent, Élisabeth Rogerin demandait à Dieu que fussent épargnés les jours de cet homme, dont la mort l'eût soulagée du poids de son péché.

Et quand après un long recueillement elle se leva, elle se sentit purifiée, elle se sentit forte.

Rentrée au logis à une heure plus tardive qu'elle n'avait accoutumé, elle y trouva son mari. Libéré plus tôt au contraire des visites qu'à la fin du jour il recevait dans son cabinet, André était auprès du feu, parcourant les journaux du soir. Souriant, il lui dit:

«Je te croyais perdue. Tu as fait l'école buissonnière?

—Oui... beaucoup de courses... Je me suis attardée...

—Que m'a raconté Gabriel? continua-t-il gaiement... Une dame est venue te chercher et t'a emmenée dans une belle voiture?...»

Son visage enfoui dans les cheveux du petit garçon, qui s'était jeté à son cou, Élisabeth put rougir. Comment s'y prennent donc, pensait-elle, les femmes qui ont à se cacher de leur mari? Toute confuse d'avoir aussi vite trouvé un mensonge, elle répondit vaguement:

«Ah! oui... Mme Laurent-Janin... Elle était venue me parler pour sa vente de charité au profit de la Croix-Rouge, et nous sommes sorties ensemble... Elle m'a menée au Bois.

—Tu as très bien fait. Mais je ne savais pas que les Laurent-Janin fussent si fastueusement attelés. Bon métier que dépecer son prochain... Cela mène plus loin que la classique guimbarde du médecin d'antan.

—Oh! Gabriel a un peu exagéré, j'imagine.»

L'enfant, qui, comme souvent il faisait, avait suivi des yeux sa mère par la fenêtre, savait très bien que cette visiteuse n'était pas Mme Laurent-Janin et que la voiture était bien plus belle, avec les deux grands chevaux et un valet de pied tout fourré. Comme habituellement les petits infirmes, il était très observateur. Mais, comme eux aussi, il avait de la finesse, et une intuition l'avertit qu'il devait se taire.

«Vois, ma chérie, combien la distraction te réussit, reprit André. Depuis longtemps je ne t'avais vu aussi belle mine.»

Un regard dans la glace montra à Élisabeth ses yeux brillants d'une flamme singulière. Le sourire qui errait sur ses lèvres, allant très loin, très haut, là où était monté son cœur, s'accentua. Et, se penchant vers son mari, elle lui donna un baiser.

VI

Hélène Percheron avait fini par s'apercevoir que sa situation diminuée n'équivalait pas à la ruine. Au début cela lui avait été de peu de conserver l'aisance; dès qu'elle ne pouvait plus éblouir le prochain, autant être tout à fait pannée, pensait-elle. Néanmoins, on ne saurait indéfiniment bouder contre soi-même. Sans être réconciliée avec son nouveau destin, elle s'était arrangée pour en tirer le meilleur parti possible. Deux fois l'an, au changement de saison, elle faisait à Paris un séjour fort économique, l'appartement de l'avenue de Messine étant assez vaste désormais pour que ses parents l'y pussent hospitaliser. Son véritable objet était le renouvellement de ses toilettes; son prétexte, assez motivé, amuser sa fille, la marier surtout, entreprise qui n'allait pas sans peine. Cette grande Antoinette à qui son ample corsage, sa lourde structure, son imposant maintien, ses traits massifs, sa physionomie immuable avaient valu d'être surnommée par les intimes «la statue de Strasbourg» était insuffisamment pourvue d'attraits pour compenser la pénurie de dot, n'ayant en cela à compter que sur la générosité de son grand-père.

Ce printemps-là, sa mère avait fait précéder le voyage à Paris d'un mois à Nice pour le carnaval. Dînant chez les Rogerin peu de jours après son arrivée, elle leur en narrait les élégances, encore que cela ne les intéressât guère. Mais la laisser parler ne coûtait aucun effort, tant elle se chargeait bien de faire elle-même la réponse avec la demande. C'était une pluie qui tombait, une grêle plutôt, étant fort bruyante, sous laquelle il n'y avait qu'à courber le dos avec résignation. Sa fille en revanche—renonçant à la lutte sans doute—gardait habituellement le silence, et tout portait à croire qu'elle n'en pensait pas davantage.

«Oh! et figure-toi, Élisabeth, s'interrompit tout d'un coup Hélène, qui j'ai rencontré là-bas? Ton «ex» en personne, ma chère.»

Cette expression d'un goût médiocre étant en usage dans son milieu, où n'étaient pas rares les femmes divorcées, elle l'employait sans songer que cela risquait de déplaire à la délicatesse de sa cousine. Et cette fois, par aggravation, c'était en présence d'André, qui fronça légèrement le sourcil. S'en étant aperçue elle appuya lourdement sur son impair.

«Oh! pardon... cela ne vous est pas agréable qu'on parle de lui. Je comprends cela. Quoique à présent il n'y ait plus lieu de prendre la mouche. Si vous vous doutiez de l'état dans lequel je l'ai trouvé!... Depuis près d'un an il est très malade de la moelle épinière... Le savais-tu?

—Eh! comment Élisabeth l'aurait-elle su? fit André avec impatience.

—Voici quelques mois il était même condamné. Puis tout d'un coup s'est manifesté un mieux vraiment miraculeux. Est-ce le Midi qui l'a retapé ou quoi? Toujours est-il qu'il a repris du poil de la bête. La mauvaise herbe est la plus tenace. Tout de même il n'est pas destiné à faire de vieux os. Il te doit bien cela, Élisabeth... Car alors tu pourras régulariser ta situation.»

Très sec, de nouveau le mari répondit au lieu de la femme:

«Quelle irrégularité, ma chère cousine, voyez-vous donc dans notre situation?

—A mon point de vue, aucune. Évidemment c'est toujours mieux d'être mariés avec toutes les herbes de la Saint-Jean. Mais ce n'est pas moi qui trouve rien à reprendre dans un mariage civil, quand on ne peut pas faire autrement. Dernièrement il avait été question pour Antoinette d'un homme divorcé, à son profit... Cela n'aurait même pas été une cause d'hésitation, si sa fortune m'avait paru suffisante. Non: ce que j'en dis, c'est pour Élisabeth. Sans doute ne serait-elle pas fâchée de passer par l'église. Il est toujours temps, vous savez.

—Quel que puisse être mon sentiment à ce sujet, Hélène... et jamais je ne te l'ai fait connaître... en aucun cas je ne fonderais sur la mort de personne la réalisation du plus cher de mes désirs.

—Oh! la mort de celui-là serait une si petite perte, même pour lui... T'imagines-tu, pour un viveur, pour un sportsman, ce que ce doit être que se trouver réduit à l'état de cadavre ambulant? Le monsieur n'est guère intéressant, et pourtant c'est pitié de voir ce décartonnage. Des amis chez qui nous nous sommes trouvés ensemble... tu les as bien connus autrefois: les Caverois, les grands meuniers... les Paul, ceux qui ont un si beau yacht... ils ont racheté l'écurie de courses de Lambertier... Eh bien! ils me le disaient: la vie lui est tellement à charge qu'il parle souvent de se faire sauter le caisson. A la vérité, ce sont choses qu'on dit... cela ne coûte guère. Mais on ne les fait pas.»

Très calme et très grave, Élisabeth répliqua:

«J'espère bien que Dieu écartera de lui une tentation aussi coupable.

—D'autant qu'en définitive l'existence a encore du bon pour un homme tellement riche. Sa mère vit auprès de lui à présent. Dame, il n'est guère mariable... Quoique avec son argent, il trouverait bien quand même... Il a eu le tact de ne pas me parler de toi.

—Et je vous serai obligé, ma cousine, d'imiter sa réserve, intervint de nouveau André. Ce thème de conversation n'est point des plus plaisants.

—Je puis bien encore dire à Élisabeth que Mme Lambertier m'a tourné un joli compliment à son endroit. Elle trouve que depuis douze ans tu n'as pas pris un jour. Pourtant elle t'avait vue en deuil cet hiver, et le noir n'est guère avantageux aux brunes. De l'avoir quitté, tu es vraiment rajeunie. Et cela n'ôte rien à ton chagrin pour la pauvre petite, n'est-ce pas?»

Puis, par une de ces sautes d'esprit qui n'avaient d'égales chez Hélène que sa prolixité sur un même sujet:

«A propos, s'écria-t-elle... il n'y a d'ailleurs aucun rapport, mais puisque André veut qu'on parle d'autre chose... savez-vous ce que j'ai appris aujourd'hui? C'était chez Marescot, où se coiffe aussi la femme du procureur général. Nous nous y sommes trouvées ensemble, et elle m'a confié dans le tuyau que Gaston est compromis dans l'affaire des chemins de fer de Madagascar... Il serait un des 62, et non des moindres. Cela expliquerait comment il peut soutenir son train. La pauvre Jeanne ne se doute de rien. Il lui conte qu'il fait des affaires à la Bourse, et elle le croit, dur comme fer. Pensez donc, pour entretenir deux ménages... Un véritable collage à présent avec cette danseuse...»

Un regard machinalement jeté par Élisabeth vers «la statue de Strasbourg» rappela à sa mère qu'il serait séant d'abréger ces révélations peu faites pour des oreilles virginales. Au vrai, la placidité toute bovine d'Antoinette n'en semblait ni troublée ni intéressée.

«Encore pour papa un coup terrible, continua Mme Percheron ayant repris du souffle. Heureusement il est au mieux avec le garde des sceaux, son collègue de la Somme. Ils ont été camarades au collège, au quartier Latin... On pourra sans doute étouffer l'affaire en ce qui concerne Gaston.

—Ne vous inquiétez pas, dit André. On l'étouffera bien pour tous les chéquards. Ce n'en sera pas moins triste pour mon oncle. Mais la conscience publique aujourd'hui est plus indulgente que la sienne, et la prochaine crise ministérielle, je le parierais, fera de son gendre un sous-secrétaire d'État. Rien de tel que d'être pris la main dans le sac. On en rit, comme les nègres, et l'opinion est désarmée. Le tout est d'avoir de l'estomac. Or, à défaut de mérite plus saillant, de celui-là du moins votre beau-frère est copieusement pourvu.

—Vous pensez? Eh bien! tant mieux pour Jeanne. Et pour moi aussi: il pourra attacher Fred à son cabinet et en quittant le pouvoir lui refiler une bonne petite sous-préfecture. Eh! que voulez-vous, André?... A chacun de tirer son épingle du jeu. Autant mon fils qu'un autre... Il ne fera ni mieux ni plus mal. Sur ce, mes bons amis, vous me permettrez de vous souhaiter le bonsoir? J'en ai tant fait tantôt que je ne tiens plus ensemble. Mes essayages m'ont tuée. Ah! au fait, j'ai pour demain la loge du préfet pour la Comédie-Française. Tu ne voudrais pas venir, Élisabeth? Une belle seconde... Bartet y est, dit-on, excellente, et des toilettes délicieuses. Non?... C'est une baignoire, tu sais... et la pièce est tout à fait sérieuse. Je t'assure, ma chère, que tu devrais te distraire un peu. Non, vraiment? Et vous, André, vous ne voulez pas une place? J'en ai trois à offrir parce que ce n'est pas un spectacle pour Antoinette, et je vais demander à Georges et Cécile... Non?... Je regrette... Autrefois, j'avais horreur des places de théâtre données. Jamais on ne les a pour le jour qu'on voudrait. Ainsi demain cela dérange tous mes plans... Mais aujourd'hui je suis bien heureuse de profiter des aubaines...

—Et vous avez raison, ma chère cousine. On trouve de meilleures occasions de placer sa dignité... Oh! s'écria-t-il en revenant de l'accompagner jusqu'à la porte, l'insupportable crécelle...

—Cela lui fait plaisir de parler, et on n'est pas tenu de l'écouter.

—Bon gré, mal gré, on l'entend. Cela suffit pour que les dents en grincent. Si encore son parlottage était inoffensif...

—Elle n'a pas de mauvaises intentions.

—Les sots font plus de mal que les méchants.»

Sa femme ne répondit que par un sourire, et elle sortit pour aller voir si son fils dormait. Dans l'après-midi, l'enfant avait eu un petit mouvement de fièvre.

Souvent il revenait maintenant, le joli sourire d'autrefois. L'abbé Aldebert le lui avait dit:

«Soyez aimable à ceux qui vous entourent et à vous-même. Il ne faut pas confondre la contrition avec ce qu'en théologie nous appelons la délectation morose. Dieu aime qu'on tourne vers lui un visage riant. Il y voit une marque de la confiance qu'on met en sa miséricorde, et la prière lui arrive plus agréable.»

C'est presque sans effort aujourd'hui qu'elle obéissait à cette direction. Si la plaie demeurait ouverte, un baume du moins la rafraîchissait, en calmait les élancements douloureux. Le sentiment de sa faute ne s'était point affaibli; mais elle avait conscience d'avoir fait un pas vers son rachat. Et chaque jour elle répétait la généreuse supplique où elle mettait toute sa sincérité avec toute sa ferveur. Son mari sentait en elle, entre eux, la détente. Il en attribuait tout le mérite à cette intervention sacerdotale qu'il avait provoquée.

«Augustin, pensait-il, lui aura parlé raison. Il lui aura dit sensiblement les mêmes choses que moi, mais dans ces formes ecclésiastiques qui savent joindre l'onction à l'autorité. Élisabeth est une douce créature, mais une âme molle. Elle suit l'impulsion donnée, sans rien mettre de son effort personnel. Le tout était de la soustraire à des influences désastreuses. C'est fait... le temps se chargera du reste.»

Et il se réjouissait que fût conjuré le mal.

Ce soir pourtant, c'était le front d'André qui s'assombrissait d'un nuage. Quand sa femme fut rentrée dans le salon, où avant de se retirer pour la nuit elle remettait en ordre avec une exactitude un peu méticuleuse livres entr'ouverts, journaux dépliés, bibelots dérangés, brusquement il lui dit:

«Je voudrais, Élisabeth, te demander une chose. D'après ce que vient de dire Hélène, je crois comprendre que tu as vu Mme Lambertier cet hiver?

—Je l'ai vue.

—Et où cela?

—Ici.

—Tu ne m'en as jamais parlé.

—Il me semblait que ce nom n'est pas fait pour être prononcé devant toi.»

C'était donc là le petit mystère qui, voici quelques mois, lui avait trotté en cervelle. Cette explication, si naturelle pourtant, de certaine visite reçue par sa femme, lui était apparue inexacte. Incident de telle insignifiance qu'il n'y aurait plus songé néanmoins, si peu après, promenant son fils au Bois un dimanche matin, à la vue d'un grand coupé bas, attelé de deux beaux carrossiers normands, cocher et valet de pied engoncés dans le collet de vison, le petit garçon ne s'était écrié:

«Tiens! la voiture qui est venue l'autre jour chercher maman.»

Derrière la glace il avait aperçu une haute et sèche silhouette à cheveux blancs. Ce n'était pas la débordante Mme Laurent-Janin, de qui, en outre, il avait su depuis qu'elle s'était ralliée à l'automobilisme. Pourquoi ce petit mensonge? Puis il s'était dit que les femmes, les meilleures, sont enclines parfois à des cachotteries. Et nulle ne saurait être plus innocente que celle-ci, où se trouvait mêlée une vieille dame. C'était donc cela... Mais comment Élisabeth était-elle sortie avec Mme Lambertier, et pourquoi?

«Je ne suis pas curieux, reprit-il. Cependant, puisque l'indiscrétion de cette caillette me fait connaître une visite assez étrange, tu en conviendras...

—L'indiscrétion n'en est pas une. Je suis bien aise au contraire que tu saches la seule chose depuis notre mariage qu'à tort ou à raison j'avais cru devoir te laisser ignorer.

—Alors tu me conteras ce que venait faire chez nous ton ancienne belle-mère.

—En deux mots ce sera dit: elle venait de la part de son fils, gravement malade, solliciter le pardon des torts qu'il a eus envers moi.

—Honorable scrupule. Mais je n'aurais pas cru ce noceur croisé de maquignon si accessible à la peur du diable.»

L'ironie d'André était fort acerbe. Doucement, sa femme l'en reprit:

«Pourquoi parler ainsi d'un homme qui est malheureux?... tandis que nous ne le sommes point, que t'en semble?»

Le vaillant sourire reparut sur les lèvres, elle lui tendit une main où brillait l'anneau de leur union. Machinalement, il la prit, et presque aussitôt la laissa retomber. Y avait-il donc vu l'alliance qui, à ce doigt, avait précédé la sienne? Et sur le même ton il continua:

«Requête qui, d'ailleurs, fleure ridiculement la littérature.

—Un quasi mourant qu'il était alors?... Et la littérature jamais n'avait été son fait... Mais si nous quittions un sujet qui m'est pénible et ne t'est point agréable?...»

André s'entêta.

«Et tu lui as octroyé son absolution?

—Aurais-tu voulu me voir la lui refuser? Un jour, t'en souvient-il, c'est toi qui m'as rappelé les enseignements du Pater: pour que Dieu nous pardonne nos offenses, nous devons pardonner les offenses d'autrui... Quoiqu'en cette occasion j'aie eu bien peu de mérite...»

Et dans un mouvement de gracieuse coquetterie dont elle voilait son héroïque mensonge:

«Car je lui devrais même de la gratitude. S'il s'était un peu moins mal conduit avec moi, serais-je ici, monsieur, pour faire votre bonheur, comme je m'en flatte... sans compter le mien?

—Vrai, ma chérie, tu es heureuse?... tout à fait heureuse?»

Il la regardait jusqu'au fond des yeux. Élisabeth détourna légèrement son visage où montait un peu de rougeur.

«Tout à fait?... puis-je l'être, avec le souvenir toujours saignant de notre cher petit trésor?»

André eut le sentiment qu'elle s'évadait de la question. Sa réplique cependant était inattaquable. Pourquoi, en la forçant dans ses retranchements, risquer de troubler la douceur revenue entre eux? Et avec une gaieté un peu voulue:

«Malgré tout le gré, dit-il, que je lui sais pour t'avoir donnée à moi, je ne nourris pas à son endroit autant de mansuétude. Mais tu es meilleure...

—Je suis chrétienne, simplement.

—Et puisque tu as administré à ce vilain monsieur son viatique pour l'autre monde, qu'il s'y rende donc à bref délai. Ce sera un soulagement pour lui, un débarras pour l'humanité... unique parole sensée proférée tout à l'heure par ta linotte de cousine... Et pendant que c'est chaud, il courra meilleure chance que Dieu le reçoive en grâce sous tes auspices.

—Ne parle pas aussi légèrement, mon ami... C'est mal.»

De nouveau le visage d'André se rembrunit, et l'irritation, un moment détournée, s'accentua.

«Allons, Élisabeth, n'exagère point. Que tu aies bien agi en ceci, j'y consens. Mais à pousser trop loin ta magnanimité, elle prendrait un caractère désobligeant pour moi. A t'entendre, on croirait vraiment que tu portes au personnage une manière d'intérêt...

—Tu ne crois rien de pareil, et ce n'est pas bien de soulever même une idée aussi absurde.

—Il ne fallait pas me la suggérer par un excès de charité très chrétienne, sans doute, mais fort malplaisante pour un mari. Jamais, cela va de soi, je ne prononçais ce nom; jamais je ne pensais à celui qui le porte... presque jamais. Et puisque nous nous trouvons dans des milieux très différents, j'ai la bonne chance de ne pas même connaître son visage. Je ne serais pas un homme cependant, et je ne t'aimerais pas, si son existence n'était une épine qui parfois me blesse. Le jour où j'apprendrais sa mort, il serait légitime que j'en ressentisse de la satisfaction...

—André!...

—Et si, comme le professe la philosophie occultiste, je croyais que le désir est une force, qui porte en soi sa puissance de réalisation, je souhaiterais de tout mon cœur la disparition de cet être malfaisant. A tout hasard, tiens, je la souhaite... Cela servira peut-être.»

Avec une véhémence dont elle ne fut pas maîtresse, Élisabeth se récria:

«Non, non, mon chéri, il ne faut pas... c'est un souhait impie... Je t'en prie, ne fais pas cela... Non, non...»

Un flot de sang empourpra le visage d'André.

«En vérité, Élisabeth, tout à l'heure je plaisantais... Mais à présent, je me demande... Allons, ce n'est pas possible... je suis fou...

—Un peu...»

Et reprenant son sang-froid comme il perdait le sien:

«André, continua-t-elle, mon cher mari, ne me force pas à t'expliquer... car oui, cela est vrai, je souhaite, moi, que M. Lambertier vive... Ne me contrains pas à te dire pourquoi.»

Mais lui, sa colère montant:

«Je le prétends, au contraire. Que me disais-tu donc, tout à l'heure, n'avoir jamais rien eu à me cacher?... Et voici un mystère entre nous... un mystère offensant pour moi. Que signifie tout cela, Élisabeth?... J'ai le droit de le savoir.

—C'est une chose qui regarde uniquement ma conscience. Et toi-même me l'as déclaré un jour: même pour l'époux le plus tendrement chéri, ce terrain-là est sacré.

—Qu'est-ce que ta conscience peut avoir affaire avec la vie ou la mort de cet homme?

—Ne me demande pas cela, André, je t'en conjure. C'est puéril peut-être, c'est absurde... mais tu ne peux savoir combien tu m'affliges en insistant.

—Et pourquoi donc, si, comme je n'en veux pas douter, ton motif est avouable?

—Il est des choses avouables et même louables qu'une pudeur retient de révéler.

—Une pudeur, Élisabeth!...

—Une délicatesse, si tu préfères. André, sois généreux. N'abuse pas pour forcer un petit secret... et un secret bien innocent, tu en es certain, de l'imprudente protestation que m'a arrachée ton souhait malséant.

—Tu as même dit impie, rien que cela... Il est impie de souhaiter que M. Lambertier meure!

—Il est impie de souhaiter la mort de qui que ce soit.

—Eh! sais-je si celui-là ne t'inspire pas un intérêt particulier?

—André... oh! André...»

Il eut honte un peu de cette parole. Mais pour s'en excuser, son irritation était trop vive. Cette femme d'apparence frêle et de nature timide possédait des réserves inattendues de fermeté. Aussitôt elle se ressaisit.

«Mon pauvre ami, je ne te ferai pas l'injure de prendre sérieusement tes paroles. M'attribuer à moi l'ombre même d'un intérêt pour l'homme qui depuis douze ans est sorti, non de mon cœur, où jamais il n'était entré, mais de ma vie... de ma vie qu'il aurait ruinée si tu ne m'avais, toi, reconstruit le plus doux des foyers!... je me refuse à discuter semblable aberration.»

Fâché contre elle, plus encore mécontent de lui, André se taisait, tordant nerveusement la pointe de sa barbe.

«Si j'y consentais, poursuivit Élisabeth, je n'aurais qu'à en appeler au simple sens commun. Serait-ce lui vouloir du bien que désirer qu'il vive, quand lui-même appelle la mort et au besoin la hâterait de sa main?

—Tu raisonnes très bien, Élisabeth... trop bien... Je serais mieux convaincu si tu me dévoilais tout bonnement cet abîme d'iniquité. Peut-être ai-je eu tort de te presser là-dessus... mais à présent nous ne saurions rester sur une équivoque pénible. Pour toi, pour moi, il faut m'expliquer ce cri de tout à l'heure... un cri parti du cœur, quoi que tu en dises.

—Il est parti du cœur, cela est vrai. Je souhaite que M. Lambertier ne meure point, parce que j'aurais peur d'en éprouver trop de joie.

—C'est tout?... Cela ne valait pas une telle résistance à m'avouer un sentiment qui t'honore... encore qu'il me paraisse bien alambiqué.

—Non, ce n'est pas tout... Tu le veux?... Mets-toi ici, André, tout près de moi... Tu vas savoir le reste. Mais à cette condition que tu m'écouteras sans colère, sans humeur, sans m'interrompre même. Tu promets?»

Il promit. Et, la main dans la main de son mari, très simplement, Élisabeth lui dit tout: la démarche de Mme Lambertier, sa visite avenue d'Iéna,—ici elle dut, par une tendre pression des doigts, calmer le frémissement irrité de ceux qu'elle tenait entre les siens,—enfin cette résolution prise, ayant valeur de vœu, qui quotidiennement la faisait prier pour la vie de celui dont la mort eût délivré son âme. Fidèle à l'engagement pris, André gardait le silence.

«Tu vois, cher ami, dit-elle en finissant, il ne faut pas que ton souhait aille contre le mien.»

Mais lui, levant les épaules:

«Des souhaits, fit-il... des mots!

—Peut-être. Mais si dans ces mots je puise la consolation et l'espoir?... Oh! André, n'empêche pas Dieu de m'exaucer.

—Eh! ma chère, qu'empêcherais-je? Il t'écoute mieux que moi, assurément.

—Je le voudrais. André, ne sois pas ironique. Songe bien que, pour valoir un peu, ma prière doit partir d'un cœur sincère. Songe que, si elle recélait aucune arrière-pensée, elle ne serait qu'un honteux marché avec le ciel. Les sceptiques, je le sais, s'imaginent ces choses... ils s'imaginent que nous offrons un sacrifice en échange d'une grâce. Oui, cela semble ainsi. Il n'en est rien pourtant. Je sens cela si bien... Comment me faire comprendre?... Oui, je souffre amèrement de vivre avec toi en infraction aux lois de l'Église... oui, ce me serait une joie infinie de pouvoir être ta femme devant Dieu comme je le suis devant les hommes. Mais ayant péché si gravement, sans doute dois-je souffrir encore afin de mieux expier. Il faut donc que l'obstacle demeure, et mon vœu pour le conserver doit être ardent, et ma prière doit être fervente. Des mots, André, crois-tu?... Il va mieux cependant, un mieux miraculeux... Ce sont les propres paroles d'Hélène. Simple coïncidence, vas-tu me dire. Pense-le à ton gré, mais respecte mon illusion si c'en est une. Ce qui importe, c'est que mon intention soit tenue pour méritoire. Tout est dans l'intention, vois-tu. Quand on allume un cierge devant un autel, est-ce ce morceau de cire dont on fait offrande? Non: il n'est qu'un témoignage. Pratique puérile si tu veux, que peuvent dédaigner les esprits raisonneurs, et qui pourtant, venant d'un cœur plein de ferveur, touche celui de Dieu. La volonté du sacrifice m'appartient... Puisse-t-elle être acceptée miséricordieusement comme humblement je l'offre. Je donne tout ce que je puis dans ma faiblesse... le souverain juge fera de moi ce qu'il voudra.»

Une flamme incendiait les clairs yeux de pervenche, la voix douce vibrait d'un accent inconnu, et c'est sans exaltation pourtant qu'elle parlait, sans emphase. Vaincu par cette simple foi, André se taisait. Dans un élan de cette grâce mutine que parfois elle avait, avec un sourire, Élisabeth reprit:

«Toi d'ailleurs, incroyant, puisque tu ne reconnais pas l'efficacité de la prière, tu n'as pas à craindre qu'en soit influencé ce que tu appelles le cours logique et normal des événements. A ton sens, toute vie est mesurée au livre du destin... Ah! ne te dédis point, tu me l'as dit un jour. De deux choses l'une, André: ou tu admets l'intervention divine dans les choses d'ici-bas, et alors tu comprends le sens de la supplique que j'adresse là-haut... ou tu la méconnais, et en ce cas quel mal te semble-t-il que je puisse faire avec mes paroles vaines?... Et pourquoi, toi, émettre un souhait contraire au mien, puisque à tes yeux tous souhaits ne sont que des mots?

—Oh! sophiste... Mais tu as raison en ceci: que cet homme vive ou bien qu'il meure, cela ne m'est de rien, puisque nous nous aimons.»

Raisonnablement en effet, avait-il donc sujet de se plaindre? Illusion peut-être, superstition, conception puérile du divin... Peut-être... Mais en remettant à un prêtre le soin de cette âme malade, il avait bien dû prévoir que les remèdes employés ne seraient pas ceux suggérés par son esprit de logicien. L'essentiel était qu'Élisabeth fût soulagée, puisqu'elle ne pouvait guérir. Ce but atteint, allait-il discuter les chemins qui l'y avaient conduite?

Ainsi d'abord raisonna André. Puis il pensa plus loin et plus haut. Il pensa tellement que, parlant de cela au presbytère Saint-Jacques-Saint-Christophe, il fut amené à faire cette remarque:

«La religion jusqu'à présent m'était apparue comme relevant du sentiment... sans nier d'ailleurs que le sentiment n'ait ses droits.

—Fort bien, dit l'abbé Aldebert... Et à présent?

—A présent, un scrupule me trouble. Pour que dans cette douce petite âme, que je jugeais passive, une résolution soit entrée, dont, la valeur réelle en fût-elle nulle, l'héroïsme ne subsiste pas moins... pour qu'Élisabeth la tienne en y apportant une sincérité profonde, une ardente ferveur, une fermeté inébranlable... pour expliquer pareil phénomène, il faut, me semble-t-il, que la religion soit quelque chose de plus grand.»

Le prêtre sourit.

«Es-tu sûr, André, de n'avoir jamais auparavant pensé cela, dans le tréfonds de toi-même?

—Non, je n'en suis pas sûr. Lorsque, fugitivement, ma réflexion se fixait sur ces problèmes, un argument m'était apparu, probant, en faveur de la puissance de l'idée religieuse. C'était le spectacle de tout ce qu'elle a engendré de sacrifice et d'héroïsme. Preuve empirique, à la vérité, et remontant de l'effet à la cause, méthode de raisonnement des plus défectueuses. Mais, dans tout ce qui est du domaine moral, une démonstration scientifique est-elle possible? Je me disais donc qu'on ne souffre pas pour une non-entité, qu'on ne meurt pas pour une chimère. Ma femme assurément n'émule que de très loin les martyres dans le cirque. A deux mille ans de distance, cependant, son acte émane du même principe. Et ce principe ne serait qu'un mirage, fait de la faiblesse d'esprit de l'homme? Et pour lui faire enfin entrevoir la raison, pour lui montrer le néant de cette foi qui a transporté des montagnes, il aurait fallu que cent générations vécussent dans pareille erreur... cent générations ayant, d'autre part, opéré cette œuvre immense de conduire l'humanité du point où elle était alors à celui où elle se trouve aujourd'hui?... Et c'est en vain qu'auraient été manifestées tant de fidélités, tant d'immolations consenties, tant de sang versé avec enthousiasme?...»

André s'animait, les idées surgissaient, pressées, dans son cerveau.

«Cela confond la raison, poursuivit-il... le rationalisme si tu préfères, de considérer pour quelles infiniment petites divergences dogmatiques tant d'hommes ont donné leur vie. Tiens, je me souviens de ceci... Nous avons fait en Écosse notre voyage de noces. Race forte et énergique, positive même entre toutes, et pays entre tous déchiré par les luttes confessionnelles. Le catholicisme y fut persécuté; mais cela ne suffisait point à la violence des passions religieuses. Dans le vieux cimetière des Frères-Gris, à Édimbourg, je suis demeuré tout pensif devant le monument—fort laid d'ailleurs, ces puritains n'ayant aucun sentiment de l'esthétique—érigé à la mémoire de dix-huit mille martyrs covenantaires. Hors les érudits en cette spécialité, qui de nous sait aujourd'hui ce qu'était ce Covenant armant ainsi des protestants les uns contre les autres? C'est oublié, c'est enfoui sous les cendres de ceux qui sont morts pour ce morceau de parchemin. Et ailleurs, pour le signe de croix fait de gauche à droite ou de droite à gauche, combien de chrétiens se sont entr'égorgés? On sourirait de cela?... Des sots. C'est chose sérieuse que mourir volontairement, pour une idée... c'est chose sainte. Ah! pour un esprit de bonne foi, Augustin, que cela est donc troublant!»

Très attentif, l'abbé Aldebert écoutait.

«Veux-tu, André, lui dit-il simplement, me faire un plaisir? Viens dimanche à dix heures: c'est ma messe paroissiale. En chaire, tu m'entendras débuter par ces paroles: «Aujourd'hui, mes frères, pour texte je prendrai les pensées, très belles, d'un incroyant.»

Ce fut au tour de l'autre de sourire. Et le prêtre ajouta:

«Voyons-nous quelquefois, ami... nous causerons. Et qui sait?...»

André a hoché la tête. Mais il n'a pas dit non. Souvent il se rencontre avec le curé de Saint-Jacques-Saint-Christophe, et tous deux s'entretiennent longuement. Qui sait, en effet?...

A en croire Alcide Biscaras, il y aurait déjà de grands pas accomplis. L'autre jour, en l'honneur du docteur Georges, fraîchement décoré, un dîner réunissait, avenue de Messine, avec la famille et les intimes, quelques-uns des camarades du père et des maîtres du fils. La conversation ayant aiguillé sur la laïcisation des hôpitaux, un débat assez vif s'engagea entre le haut fonctionnaire de l'Assistance publique et certain membre de l'Académie de médecine, connu pour s'être érigé en champion des Sœurs. De la prétendue pression exercée par elle sur la conscience des malades, on vint à parler de l'ingérence du confesseur dans les ménages. Et le vieux jacobin s'en donna à cœur joie, jusqu'au moment où André finit par entrer en lice.

«Le besoin de confier ses difficultés, ses peines, voire ses fautes, est assez humain et très féminin. Si ce n'est un prêtre qu'une femme met dans ses secrets, c'est une amie souvent, par qui il sera moins bien gardé. Quel avantage y trouvez-vous?

—Qu'elle connaît les passions. Un prêtre les ignore.

—Vous croyez? Il ne les vit pas, soit, mais il les voit défiler à son confessionnal, où elles palpitent sous sa main, dans toute leur vérité. Et un confesseur intelligent—il y en a, je vous l'affirme—exercera toujours sur une âme en détresse une action plus salutaire que la plupart des confidentes. En tant qu'une robe doive se trouver en tiers entre sa femme et lui, un mari a tout intérêt, soyez-en sûr, à ce que ce soit une soutane au lieu d'un cotillon.»

Son interlocuteur demeurant quelque peu interloqué par une profession de foi aussi inattendue, avec cet accent de conviction profonde qui intimide la contradiction André ajouta:

«Croyant ou non à ce que détient le prêtre, on ne saurait douter, monsieur, que ce soit quelque chose de très grand.

—Voilà donc ton neveu Rogerin qui s'encapucine comme l'autre,» dit un instant plus tard Biscaras à son vieil ami.

Celui-ci haussa les épaules. A quelle adresse allait ce geste de dédain ou d'impatience? il ne s'en est point expliqué. La remarque cependant a fixé son attention sur ce que parmi les siens, groupés ce soir autour du patriarche et ayant respiré pourtant l'atmosphère de son athéisme, la religion conserve encore d'empire.

Le grand chirurgien mourra sans cesser de croire qu'il n'y a rien. Mais dans ses songeries de vieillard à présent, parfois il s'émerveille de la puissance de ce quelque chose à quoi tant d'autres croient.

Achevé d'imprimer
le vingt-huit janvier mil neuf cent huit
PAR
ALPHONSE LEMERRE
6, RUE DES BERGERS, 6
A PARIS

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