Archipel
The Project Gutenberg eBook of Archipel
Title: Archipel
Author: Pierre Louÿs
Release date: July 30, 2011 [eBook #36900]
Most recently updated: January 25, 2021
Language: French
Credits: Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images available at the Bibliothèque
nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)
PIERRE LOUŸS
ARCHIPEL
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11—
1906
| TABLE |
Extrait du Catalogue de la BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
à 3 fr. 50 le volume
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE
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ARCHIPEL
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR, 11, RUE DE GRENELLE
PARIS
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PIERRE LOUŸS
A R C H I P E L
————
PARIS
BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
11, RUE DE GRENELLE, 11
——
1906
Tous droits réservés.
A
M. LE PROFESSEUR LANDOUZY
Hommage de reconnaissance
et d'affection profondes.
P. L.
PREMIÈRE PARTIE
LA NUIT DE PRINTEMPS
————
Assise dans son manteau léger, derrière la porte du jardin, Néphélis parée attendait.
La nuit sous les arbres était si profonde, que les yeux ne voyaient pas la main, et que seule la senteur des feuilles révélait leur présence obscure. Tout dormait, les hommes lointains, les oiseaux cachés, les ramures invisibles. Le silence de la terre était pur comme le noir de l'ombre. Néphélis immobile se tenait les doigts unis sous le genou, et la tête droite.
Elle ne voulait pas bouger. En épouse inaccoutumée aux artifices des séductions, elle ne remuait pas un pli de son manteau, de peur que les parfums de son corps ne se perdissent au souffle du geste. Et sachant bien qu'elle était venue trop tôt, elle attendait avec patience, satisfaite d'être là, enivrée d'espoir.
Doucement, un doigt frappa la porte au dehors.
—Déjà!
Sans bruit, elle ôta la lourde barre et fit tourner la porte sur ses gonds huilés. Elle entendit un pas sur la grève, mais ne vit rien, que la nuit noire.
—Ne me cherche pas, murmura-t-elle, je suis là. Je te précède, viens vite, j'ai peur des esclaves et qu'on ne nous épie. Suis-moi. Au sortir des fourrés, tu verras un peu mon ombre.
Elle marcha sur la pointe du pied. Ses petites sandales se posaient à peine sur le sable ou la mosaïque. Une branche qu'elle effleura la fit frémir; ce ne fut qu'un bruissement furtif entre deux vastes silences, et les fleurs remuées secouèrent leur parfum.
La première, elle entra dans la chambre, courut jusqu'à la niche où elle avait mis un rhyton sur la lampe de terre pour la voiler sans l'étouffer et dès qu'elle eut un peu de lumière, elle se retourna:
—Dieux! fit-elle. Dieux! Dieux! Dieux! ce n'est pas lui!
L'homme s'était avancé jusqu'au milieu de la pièce. Elle recula vers le mur que son dos frappa brusquement et ses mains retournées errèrent sur la paroi.
—Qui es-tu?
—Je ne suis pas lui, tu viens de le dire. N'es-tu pas assez renseignée? Il y a lui, n'est-ce pas, et le reste du monde. Moi, je suis le reste, l'humanité, la foule, ce dont on ne veut pas.
Néphélis le regardait, presque défaillante. C'était un homme osseux, hirsute et barbu, et d'autant plus barbu qu'il était maigre. Sa tête semblait faite de poils. Quatre grandes dents manquaient à sa mâchoire supérieure, si bien que sa barbe avalait sa moustache et ce détail était horrible. Son cou étroit sortait d'un manteau de bonne laine, assez malpropre et bizarrement drapé. Ses jambes paraissaient plus courtes que le torse. Il n'était ni grand, ni petit, mais la lampe posée sur le sol doublait son corps d'une ombre immense, dont la moitié couvrait la muraille et l'autre le plafond.
Il se croisa les bras violemment, en fourrant les mains sous les aisselles.
—Ha! dit-il, le lit parfumé! des pétales de roses! une amphore de vin frais! On attendait quelqu'un, si l'on ne m'attendait pas! Quand le mari fait la guerre, la femme fait la débauche... Ha! ha! Des couronnes fleuries!... Mais je sens une odeur de myrrhe qui est à donner la nausée.... Et cette lampe qui a fumé noir... Cela sent la prostitution chez toi, m'entends-tu?... Holà! quille ta robe et fais ton métier! Voilà une drachme.
Lancée a travers la chambre, la pièce d'arpent frappa Néphélis au ventre. Elle étouffa un cri.
—Misérable! dit-elle d'une voix blanche. Tu sauras ce qu'il en coûte de me parler ainsi: Oui, j'ai un mari, et j'ai un amant; mais la porte du jardin s'est rouverte, mon amant est là, dans l'allée, il vient, il approche, et s'il te trouve ici, tu seras tué comme un ver.
—Il me tuera? fit l'inconnu. Qu'est-ce que cela me fait? Je suis mort depuis cent ans. Tu me demandais mon nom? Je suis le Roi d'Égypte, embaumé.
Néphélis se passa lentement la main sur le visage comme pour y sentir le long froid de la Peur...
—Je suis perdue, se dit-elle. C'est un fou.
*
* *
L'homme, la voyant pâlir, reprit en souriant:
—Ne crie pas, belle amie, où je te tue toi-même; et pour toi qui n'es pas morte, ce sera bien autre chose que pour un cadavre comme le mien. Regarde ma chair de momie.
D'un mouvement brusque, il détacha, tous ses vêtements, et se dressa nu.
—Tu disais tout à l'heure, que la porte s'était rouverte. C'est impossible. La barre est mise. Personne n'est dans le jardin, personne dans l'allée. Fais ton métier, ma fille, je t'ai donné une drachme. Et ne crie pas, ou, par Dzeus! je te tue immédiatement.
La mort, Néphélis l'eût acceptée en cet instant. Son effroi dépassait de beaucoup celui qu'éveille chez les mourants la vision de l'éternel Léthé... Mais la mort par cet homme, oh! c'était pire que tout!
Elle ne cria pas.
Dans un effort de tout son être, et se souvenant qu'il ne fallait pas contrarier les insensés, elle exhala quelques phrases, à peine articulées par sa langue sèche et froide:
—Oui, tu es le Roi d'Égypte... tu es couvert de bandelettes... Mais il n'est pas digne de toi, Seigneur, de t'arrêter chez ta servante... Veux-tu que je te montre la route?... Tes reines, plus belles que des femmes, chantent aux portes du jardin.
Le fou bondit:
—Roi! Roi! Billevesée! Roi! Qui a dit que j'étais Roi? Est-ce que je ressemble à un homme? Ne voit-on pas que je suis dieu? Et comment serais-je entré ici, pauvre sotte, si je n'étais pas dieu? La porte est fermée, je te l'ai dit, la barre est dans les crochets. Je ne suis pas entré par la porte. Je suis l'émanation de cette amphore noire. Je suis Bakkhos! Bakkhos! Bakkhos!
Il campa sur sa tête la couronne de roses et se mit à danser avec frénésie.
Insensiblement Néphélis se glissait le long de la muraille, essayait de gagner l'endroit où elle pourrait s'enfuir. Le fou ne la voyait plus, il tournait sur lui-même en s'étourdissant dans l'ivresse de sa bacchanale; mais, comme elle se penchait vers la serrure, elle sentit la main osseuse qui s'abattait sur son épaule. Pour la première fois il la touchait. Elle recula de nouveau jusqu'au fond de la chambre.
—Hé! dit-il en s'arrêtant. Ta peau est fraîche, ma fille. Comment n'es-tu pas encore dévêtue? Quitte ta robe! Je t'ai payée.
Il marcha vers elle, et de la robe lâche et fine il dégagea un sein.
Néphélis s'acculait au mur. Elle voulait parler, mais pas un mot ne sortait du tremblement de ses lèvres épouvantées... Le fou prit en ses doigts l'admirable sein, et pressa: quelques minces fusées de lait jaillirent.
A cette vue, il pâlit. Sa voix s'altéra et devint celle d'un petit enfant.
—Maman! s'écria-t-il. Maman! Pourquoi depuis cent ans ne m'as-tu pas nourri? Que t'ai-je fait pour que tu donnes ton sein à un autre, à un autre que tu attends dans un lit de roses et d'aromates? Est-ce parce que je n'ai plus de dents que tu ne veux plus nourrir ma bouche? Maman! pourquoi m'as-tu quitté?
Et, paralysant des deux mains les bras de Néphélis éperdue, il jeta ses lèvres sur le mamelon, il suça comme un altéré.
Un sursaut d'horreur souleva la poitrine de la jeune femme:
—Monstre! c'est à mon enfant, ce lait que tu bois!
Elle se dégagea et prit l'homme à la gorge; mais, en un instant, elle fut domptée.
—Hé! hé! dit-il. Je t'avais prévenue qu'on ne pouvait pas tuer un mort. Au contraire tu vas voir comme il est facile de faire mourir une femme vivante... Ha! ha! Non! ne crie pas. Je ne te tuerai point. C'est un jeu, c'est une fête. Donne-moi ton bandeau.
Il arracha, en effet, le bandeau de la longue chevelure qui tomba silencieusement, et saisissant en arrière les deux poignets de Néphélis, il les garrotta fortement sur les reins.
La jeune femme claquait des dents. Encore une fois, elle aurait voulu crier, mais un dernier espoir la soutenait... La porte du jardin n'était pas bien fermée... Il allait venir, l'amant, le sauveur; il la délivrerait... Ah! comme elle l'attendait! Dans quel élan désespéré toutes les énergies de son désir faisaient-elles effort vers lui!
Cependant le fou avait dénoué la ceinture et détaché sur l'épaule droite l'agrafe de la boucle d'argent. Le vêtement s'affaissa. En vain, Néphélis serrait les genoux. L'homme arracha la robe, et empoignant l'infortunée par le milieu du corps, il la jeta de loin sur le lit où elle tomba en gémissant.
Une bouffée de parfums monta de la couche remuée.
—Ah! cette odeur de myrrhe! dit encore le fou. Ta loge est empestée, fille de joie! Ha! chasse la myrrhe! A bas! A bas!... Je suis Psammétique, fils du Soleil. La myrrhe est l'odeur de la Nuit. Je suis le Roi vainqueur, le Très-Haut, le Roi! le Roi! La myrrhe est l'odeur des bouges... Chasse la myrrhe, fille de la Nuit! Par les cornes d'Hathor et par la gueule de Pascht! A bas! A bas! A bas! A bas!
Il s'affaissa, la tête renversée.
Néphélis, blottie à l'extrémité de la couche, le regardait avec des yeux immenses.
Un grand calme suivit. L'homme s'était tu. Au dehors, la même paix nocturne planait sur le jardin désert. Il ne viendrait donc pas! Dieux! peut-être il était venu, il avait frappé, il n'avait pas franchi la porte, il était parti... parti... Une angoisse atroce étreignit la poitrine de Néphélis.
Et le fou s'était relevé.
—Tu es belle, dit-il doucement. Depuis quand es-tu ma femme? Tu n'étais pas ainsi du temps que j'étais roi. Tes cheveux blonds sont devenus noirs. Tes flancs étroits se sont élargis... Et tes jambes... Oh! que tes jambes sont grandes!... Ouvre-les!...
De plus près encore, il lui parla, en posant la main sur une tablette de marbre où il y avaient des fioles de parfums.
—Ne crains rien, dit-il, je suis vieux. Tu vois, ma fille; je suis un vieux... Je suis mort depuis cent ans! Ne te détourne pas d'une momie. Je ne veux que baiser ta bouche, et dormir, dormir sur ton sein, ô mère!
Il avança ses mains maigres, lentement, comme pour implorer. Mais une secousse nerveuse l'ébranla tout entier, des pieds à la tête. Il sauta sur le lit, par-dessus la jeune femme et retomba de l'autre côté.
—Aaaah!
Enfin elle avait crié! un cri long comme une agonie, un déchirement de toute son âme, une plainte désespèrée vers le secours, les dieux, le miracle, la vie!
—A moi! A moi! glapissait le fou. Ne lutte pas, fille de la Nuit! Ne serre pas ainsi les dents, mon baiser te pénétrera! Ha! la myrrhe! la myrrhe! la myrrhe! Tu concevras, sache-le bien! Les étoiles sortiront de ton sein comme les abeilles de la ruche! Ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! ha! Car je veux...
Néphélis avait dégagé sa main droite et, d'un geste si prompt que le fou n'en vit rien, elle l'avait assommé à la tempe avec un objet lourd, pris sur la tablette.
Elle se dressa tout debout sur le lit, la bouche ouverte, les deux mains en avant de la face, avec une sorte de rire plus affreux qu'un gémissement. L'homme était tombé sur le coup, mais pour elle il n'était pas mort. Elle saisit vivement dans un vase à col fin ses longues épingles de coiffure, dix ou douze pointes acérées dont chacune était mortelle, et vingt fois elle les plongea toutes dans la poitrine maigre, entre les côtes saillantes, dans l'estomac, le ventre, les yeux et les joues; et quand les esclaves éveillés accoururent à ses hurlements, ils la trouvèrent foulant aux pieds le cadavre, pleine de sang, toute nue et les mains vers le ciel, comme une Andromède inouïe, qui marcherait sur le Monstre.
27 décembre 1905.
L'ILE MYSTÉRIEUSE
————
Les dernières fouilles exécutées en Orient par les savants occidentaux ont amené des découvertes d'un intérêt tout à fait neuf, inattendu, et singulier.
Jusqu'ici, les patients coups de pioche donnés dans les terres antiques avaient eu pour objet et pour résultat de confirmer nos connaissances livresques sur les personnages dont l'histoire nous parle, ou sur leurs contemporains. On avait exhumé le palais des Césars, celui des Xerxès, celui des prêtres d'Ammon et, si les travaux accomplis avaient été féconds en trouvailles, du moins ils ne transportaient pas les esprits on dehors ni au delà de l'histoire authentique. Ils creusaient dans le réel et cherchaient dans le connu.
Maintenant, on entre dans la fable.
Sur tous les points à la fois, en Troade, en Crète, en Égypte, en Argolide, à Rome même, les êtres et les pierres légendaires apparaissent à ceux qui niaient leur existence et reviennent à la lumière dans leurs tombeaux véritables, dans leurs murs encore debout. Pendant vingt-cinq ans, l'Iliade fut seule à nous livrer ses personnages et ses décors: on retrouva le palais de Priam et celui d'Agamemnon. Mais depuis quelques années les civilisations fabuleuses sortent du sol toutes ensemble comme si l'heure de la résurrection venait de sonner sur leurs mystères.
La première dynastie de l'Égypte était regardée comme apocryphe et comme n'ayant jamais vécu que dans l'imagination des prêtres: on a déterré aujourd'hui presque tous ses rois dans leurs cercueils individuels marqués de leurs noms exacts.
Bien plus: on retrouve des rois antérieurs, dont les Égyptiens eux-mêmes avaient perdu la mémoire. Nous sommes mieux renseignés sur leurs origines qu'ils ne le furent jamais, et nous savons aujourd'hui que, loin de placer des souverains fictifs au début je leurs annales, comme on les en accusait, ils méconnaissaient, au contraire, l'extrême antiquité de leurs monarchies.
Et voici maintenant, que les fouilles de Crète nous entraînent définitivement dans des siècles chimériques. Le palais de Minos et de Pasiphaë, le labyrinthe construit par Dédale, la terrasse d'Icare, l'appartement de Phèdre, l'antre monumental du Minotaure viennent d'être déblayés, mesurés et parcourus: toute la mythologie redescend dans l'histoire.
Quelle légende, en effet, quelle vieille fable humaine était plus que celle-ci fantastique et surnaturelle? Minos est fils de Zeus et d'Europe; il est le demi-frère de Pallas, d'Hercule, d'Hélène et de Persée. Il s'entretient avec les dieux, il ressuscite les morts, il est juge aux enfers. Qu'il aime l'étonnante Procris, qu'il fasse la guerre à Nisos ou qu'il soit trompé par sa femme, c'est toujours au milieu de circonstances magiques dont la variété est immense. Les Mille et une Nuits, ne nous rapportent rien qui témoigne d'une imagination mythique aussi riche que celle d'où est née la légende crétoise. Et désormais, le roi Minos est dépouillé de sa légende mieux encore que Charlemagne. Nous respirons où il a vécu, nos pas sonnent sur les dalles où fut son trône royal, nous possédons quatre-vingts inscriptions relatives à son époque: c'est la lumière. Bientôt, nous pourrons reconstituer sa figure, son règne et son temps. Nous verrons Minos tel qu'il fut: roi de Cnosse, ennemi d'Athènes et grand constructeur de palais. Sans doute, la découverte intéresse d'abord l'historien; mais le peintre et le poète pourront imaginer, d'autre part, qu'elle fait tout aussi bien revivre le vieux conte si cher à leurs maîtres anciens.
Ainsi, les demi-dieux et les héros grecs sortent l'un après l'autre de leurs linceuls de songe pour nous apparaître au delà des âges, au delà des temps explorés.
Cependant, la plupart demeurent mystérieux. Même parmi les héros d'Homère, si Hélène, Pâris et Agamemnon sont faciles à entrevoir sur leurs murs délivrés de la terre, on ne saurait en dire autant de celui qui est sans doute le principal personnage des épopées archaïques, celui qui, dans l'Iliade, joue le rôle le plus fin, celui qui remplit l'Odyssée de son intelligente figure: le roi d'Ithaque, Ulysse le Prudent.
Plus la lumière se répand sur les premiers âges de la Grèce, plus le vieil Ulysse se dérobe aux chasseurs de tombes. Il nous cache son palais comme il cachait aux siens le fond de sa pensée; il reste impénétrable; il sera peut-être le dernier à livrer le secret dont nous sommes si curieux. On le poursuit depuis plus d'un an. On ne trouve rien. Et bien des esprits commencent à se passionner autour de cette lutte engagée.
A l'heure actuelle, on cherche non seulement le roi lui-même, sa tombe, son palais, sa ville capitale, mais la petite île d'Ithaque qui a, paraît-il, disparu.
Nous avons appris en classe qu'Ithaque était un modeste îlot entre Céphalonie et Sainte-Maure, un rocher portant quelques herbes, quelques maisons, quelques pêcheurs. Je l'ai longé, il y a six mois, d'un bout à l'autre, à bord d'un paquebot qui revenait d'Égypte, et j'imaginerais difficilement un plus petit royaume sous le ciel. Or, nous nous trompions tous; Ithaque n'est pas Ithaque. On n'y a pas retrouvé le palais d'Ulysse pour la raison bien naturelle qu'il n'y fut jamais construit; c'est du moins ce que soutient M. Dœrpfeld, le directeur de l'Institut allemand d'Athènes, et sa théorie suscite des discussions de plus en plus animées.
Sans développer ici dans tous leurs détails les arguments de M. Dœrpfeld, disons simplement que plusieurs vers de l'Odyssée paraissent incompréhensibles si l'île d'Ulysse n'était pas toute proche du continent et réunie a lui par un gué praticable. Ainsi, Télémaque demande à Mentor s'il est venu à pied ou sur un bateau. Une partie des troupeaux d'Ulysse paît sur la rive de l'île et l'autre sur un promontoire du continent. On ne comprendrait guère un berger breton qui garderait ses bêtes à Dinard et enverrait vingt-cinq brebis brouter de l'herbe à Guernesey...
De ces remarques et de plusieurs autres que je n'exposerai pas ici, M. Dœrpfeld a conclu que la seule des îles Ioniennes qui répondît aux descriptions d'Homère était la grande île de Leucade, aujourd'hui Santa-Maura. Et non content d'affirmer son opinion, il a voulu en avoir le cœur net: il a commencé des fouilles.
C'était là qu'on l'attendait. Du côté de l'École française, on ne croyait guère à sa réussite. M. Reinach n'affirmait rien. M. Victor Bérard niait absolument. M. Migeon exprimait son scepticisme d'une façon presque irrévérencieuse. Jusqu'ici, les résultats des travaux semblent leur donner raison, car on n'a rien trouvé du tout, pas plus à Leucade qu'à Ithaque, et M. Dœrpfeld revient les mains vides, de sa première tentative.
Aussitôt, chacun l'abandonne, même ses collaborateurs et ses partisans du début, et, lorsqu'il émet l'hypothèse que le palais du roi Ulysse pouvait bien être construit en bois et n'avoir laissé aucune trace, on pense généralement que c'est là une façon spirituelle de se tirer d'affaire. Néanmoins, la question a intéressé quelques riches amateurs qui font les frais des travaux. M. Dœrpfeld à Leucade et M. Preuner à Ithaque vont reprendre cet hiver des recherches concurrentes, et nous saurons peut-être bientôt dans quelle île encore mystérieuse, Pénélope espéra dix ans, fidèle et seule, le retour de celui que retenait Calypso[1].
Que ces nouvelles directions de la curiosité humaine sont donc significatives! Pendant des siècles, les voyageurs ont parcouru la terre, à la recherche des Eldorados, des vallées paradisiaques et des îles fortunées. Maintenant, la terre habitable est connue; la carte en est faite. On a résolu tous les grands problèmes. Le dernier grand fleuve, le dernier grand lac ont été découverts, et gravés à leur place sur nos atlas désormais suffisants. Mais l'activité de l'homme a besoin d'un prétexte, et voici que les explorateurs s'avancent dans les glaces polaires avec l'ardeur et l'émotion de leurs pères devant les merveilles équatoriales.
De même, pendant quatre cents ans, nous avons parcouru l'histoire. Comme l'espace terrestre, le temps passé est sorti de l'inconnu, pierre à pierre, année par année. Sauf peut-être celle de l'Inde antique, il n'y a plus de grande civilisation morte que nous ne puissions reconstituer sur des données historiques et certaines. Presque partout, le détail est encore livré au zèle des chercheurs; mais les grands siècles ne nous réservent plus de surprises extraordinaires. Et alors, comme les voyageurs vers les pôles, les historiens se rejettent sur les origines.
C'est là, dans cette nuit des temps où leurs prédécesseurs ne s'aventuraient point, c'est là que les historiens nouveaux attaquent les derniers mystères. Ils sont entrés jusque dans la fable. Ils ont été même au delà: une petite plaque de schiste trouvée en Égypte et quelques tombes au bord du Nil les ont transportés par-dessus les traditions les plus lointaines. Il n'est pas interdit de penser qu'ils atteindront un jour le pôle de leur domaine, l'origine exacte de l'histoire, c'est-à-dire l'endroit du monde où jadis, pour la première fois, un homme dessina son nom sur la pierre.
Octobre 1901.
LES
CHERCHEURS DE TRÉSORS
————
A deux lieues de Séville, une vaste colline verte recouvre de sa terre et de ses prairies les ruines d'Italica, ville considérable. C'est de là que partirent jadis Trajan, puis Hadrien, tous deux nés dans ces murs d'une province lointaine, et qui devaient posséder le monde.
Il y a quelque temps, comme j'étais là-bas, un laboureur de la colline verte ébrécha le soc de sa petite charrue contre une pierre trop lourde pour être soulevée. Le soir il revint avec deux amis, bêcha tout autour de l'obstacle, déterra la pierre pesante, qui se trouva être taillée de main d'homme, parfaitement rectangulaire et propre à servir de table. Il la fit transporter chez lui.
En la nettoyant, il découvrit que sa face la plus lisse portait une inscription: il allait donc être obligé de la faire polir par un maçon avant de la monter sur pattes: et cela n'irait pas sans frais. Aussi accepta-t-il gaîment de céder sa trouvaille pour cinq pesetas à l'instituteur du village, qui savait quelque peu de latin.
Peu de jours après, un voyageur, moitié touriste, moitié marchand, vit l'inscription, la déchiffra, et, après des pourparlers qui durèrent pendant plusieurs heures, il en devint propriétaire, en échange d'une bonne somme: cent francs.
Je vous laisse à penser si le maître d'école se vanta de son bénéfice et plus encore de sa science. Pendant une semaine, il fut l'homme le plus respecté du canton. Les journaux de la ville s'occupèrent de lui. Et puis, ce fut à son tour de porter l'oreille un peu basse lorsque le bruit courut que son acheteur avait vendu la fameuse table vingt-sept mille francs au musée de Madrid.
A cette nouvelle, une émotion générale s'empara des villageois. C'était donc une table magique? Une relique de la Sainte Vierge? Non: c'était tout simplement le premier document connu sur les courses de taureaux en terre espagnole, un décret romain organisant des tauromachies à Italica. Le musée de Madrid n'avait pas voulu abandonner aux collectionneurs une inscription désormais célèbre sur l'origine antique du jeu national.
Je ne jurerais pas que tous les paysans comprirent quel intérêt trouvait l'État à posséder un pareil trésor, ni que l'un d'eux eût donné vingt-sept mille francs de sa poche (à supposer qu'il les comptât) pour conserver cette table dans la maison de ses pères. Mais dès qu'ils surent qu'on trouvait, dans le pays, des pierres qui valaient leurs poids d'or, bon nombre d'entre eux renoncèrent brusquement à l'agriculture, bâtirent un petit mur autour de leur champ, et se mirent à fouiller le sol en mettant soigneusement tous les cailloux de côté.
Trouvèrent-ils quelque chose? Oui, sans doute: des colonnes, des bustes, des statues brisées, des fragments de poteries. Au moment où je quittai Séville, on venait de mettre à jour, et presque au ras du sol, une mosaïque à personnages, peut-être sans grande beauté, mais remarquable par ses dimensions et par son état de fraîcheur conservée.—Cependant on ne pourra pas dire que cette ville immense et mystérieuse, avec toutes ses merveilles que nous ne connaissons pas, soit vraiment sur le point de nous être révélée, tant que des archéologues intelligents n'auront pas pris en main le travail des fouilles.
Pour creuser une terre antique et en tirer ce qu'elle renferme, il faut un peu de science et beaucoup de flair. L'un sans l'autre ne sert de rien. C'est pourquoi l'on ne peut conseiller, ni d'une part à tous les propriétaires de retourner leur petit enclos, ni d'autre part à tous les professeurs d'appliquer sur le terrain leur expérience des bibliothèques. Il n'est pas donné, même aux plus savants, d'être un J. de Morgan ou un Flinders Petrie, et de ressusciter un monde en tombant sur la bonne cachette. On le verra curieusement par l'anecdote que voici; elle est tout à fait récente et je ne la crois connue que par les gens du métier:
Un petit champ inculte, dans la plaine de Pompéi, avait été choisi par la direction des fouilles pour recevoir l'amas des terres provenant des excavations; car il faut bien qu'on jette cela quelque part, et la mer est un peu trop loin pour qu'on puisse le lui porter. Certain jour, un savant italien, M. Sogliano, se promenant dans la campagne du Vésuve, vit ce petit champ, et ce qu'on en faisait. Il examina le site et les lieux, le tracé de la route antique, la conformation du terrain; puis il se rendit auprès de ses confrères qui dirigeaient les travaux, leur dit qu'ils agissaient au rebours du sens commun et qu'au lieu d'apporter des terres en cet endroit du paysage ils devraient fouiller précisément là.
On lui fit observer qu'on était en pleine campagne, qu'il n'y avait pas de raison pour supposer qu'un Pompéien eût bâti jadis une villa solitaire sur cet emplacement; que d'ailleurs le terrain n'appartenait pas à l'État et qu'il faudrait mille démarches pour en obtenir l'acquisition.
Les démarches, il les fit, ou les fit faire, je ne sais. Toujours est-il que le terrain fut acquis. On cessa de l'ensevelir. On le fouilla: M. Sogliano, outre son flair et sa science, possède encore sans doute le don de la persuasion.—Et si l'on eut raison de porter la pioche dans cette prairie, c'est ce dont personne ne douta plus des qu'on eut touché le sol ancien; il y avait là les murs, les salles et les fours d'une fonderie gréco-romaine, et dans les cendres une merveilleuse statue de bronze et d'argent: un éphèbe nu, intact jusqu'aux extrémités des doigts, ouvrant ses yeux d'émail au milieu d'un visage admirablement pur.
J'ai vu à Naples, le mois dernier, ce chef-d'œuvre inconnu qui allait être enfoui dans une tombe éternelle quand, par un instinct supérieur, un passant l'a senti vivant sous la terre et l'a sauvé pour notre joie. Athènes n'a rien enfanté de plus charmant que sa forme simple et calme. Est-ce un dieu? est-ce un portrait? nul n'ose encore se prononcer. Il est debout, si complètement nu qu'il a les mains vides. Pas un ornement. Pas un attribut. Il a quinze ans et il se montre, la bouche entr'ouverte et l'œil grave, comme s'il avait le sentiment que sa contemplation est sacrée.
Quels que soient les efforts, les sommes dépensées, les existences humaines usées à la tâche, jamais ou ne saura trop faire pour retrouver de pareils modèles. L'art de tous les pays du monde attend chacune de ces découvertes pour s'instruire à son enseignement, se purifier aux grands exemples et s'élever peu à peu jusqu'à cette perfection antique que nous atteindrons peut-être un jour.
Il semble qu'en Italie même, on commence à le comprendre depuis que M. Baccelli a été deux fois ministre. Les fouilles de Pompéi, qui depuis cent cinquante ans n'ont encore déblayé que la moitié de la ville, sont reprises avec une activité toute nouvelle. On explore cette année la cinquième région, dans la direction de la porte de Nola, et chaque pas en avant est une précieuse conquête. L'an dernier on mettait à jour la maison dite «du Gladiateur», suite de pièces entourant un grand jardin central où le parterre intérieur est bordé d'un petit mur peint à fresque représentant une chasse fantastique. Cette année même la maison de Marcus Lucretius Fronto était exhumée à son tour: celle-là tout à fait remarquable, et la plus belle qu'on ait ouverte depuis celle des Vettii. Outre un jardin où l'on admire, comme dans le domaine précédent, une vaste peinture de chasse, l'édifice nouveau possède de nombreuses chambres ornées de tableaux mythologiques et de paysages d'une conservation parfaite. Quatre vues représentent des villas romaines et des palais à vol d'oiseau, d'une exactitude architecturale minutieuse; elles seront, pour les archéologues, d'inestimables documents.
Ce n'est pas tout. A Rome même, un homme énergique et intelligent, M. Boni, a obtenu qu'on lui livrât le Forum avec les fonds nécessaires pour le fouiller méthodiquement. Et là, non seulement sous les maisons voisines, sous les vieilles églises en bordure, qu'on lui permettait de démolir, il a retrouvé des palais et des temples, des colonnes et des statues, mais au milieu même de la place, devant l'arc de triomphe de Septime Sévère, sous une poussière foulée par des millions de touristes, il a découvert la Pierre Noire elle-même, le dallage sacré que Rome vénérait comme la tombe de son fondateur.—Romulus fut-il vraiment mis en terre à cet endroit? La tradition seule le prétend. Et pourtant M. Boni a soulevé le marbre; il a regardé ce qu'il cachait. Un sépulcre de douze pieds carrés apparut, entouré de cendres, d'ex-voto et d'ossements de victimes. On en tira des vases très anciens, des statuettes archaïques, une tête de Gorgone. Et plus loin on déblaya une petite pyramide ornée d'une inscription que personne ne put comprendre. La seule chose que l'on sache sur elle, c'est qu'elle nous donne incontestablement le plus ancien texte connu de la langue latine; mais M. Maspero me disait récemment qu'on avait proposé déjà soixante-quatre lectures différentes de cette page écrite sur le tuf, et qu'il ne se hasardait pas à donner la clef du mystère.
Un peu plus loin, devant la maison des Vestales, M. Boni trouva encore, sous la pioche de ses ouvriers, la fontaine sainte de Juturne où l'on dit que les chevaux de Castor et Pollux, un jour, se sont abreuvés. La fontaine était demeurée là, dans sa cuve de marbre blanc, étouffée par la terre depuis plus de mille années, mais toujours ornée de ses charmants bas-reliefs, et si parfaitement revenue à la vie des sources, qu'à peine affranchie de la sépulture elle recommença de couler.
UNE FÊTE A ALEXANDRIE
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La fête au milieu de laquelle se déroulera dans quelques heures le triomphe d'un souverain oriental[2] est, dit-on, la plus somptueuse que Paris se soit donnée depuis quatre-vingt-dix ans. Celles même de 1867 et de 1889 n'avaient pas à ce point inondé ses rues de fleurs, d'étoffes, de clartés en guirlande et d'architectures éphémères, toutes choses qui enchantent le grand enfant populaire et déplaisent aux parcimonieux.
Il est clair que nous manquons de points de comparaison. De siècle en siècle, le sens des fêtes se perd chez les nations modernes. On suppute le prix d'une colonne, on marchande l'épaisseur des dorures, bientôt, il ne sera plus permis d'allumer une rampe au fronton de l'Élysée, sans entendre crier quelque part qu'un mètre de gaz coûte vingt centimes, et que vingt centimes donnés à un pauvre eussent été de meilleur emploi.
Jadis, on comprenait les besoins de la foule, sa soif de lumières, d'or, de rouge, et de clairons. On lui donnait moins chichement ce pain de joie et ce souvenir. Peut-être serait-il intéressant de comparer ici à la fête actuelle dont on blâme déjà l'éclat, la Fête telle qu'elle pourrait être si on lui accordait vraiment des «crédits illimités». Nous remonterons au delà de vingt et un siècles pour en trouver l'exemple, mais celui-là du moins mérite d'être conté.
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Voici quoi fut le cortège, qui traversa la ville d'Alexandrie, soixante ans après sa fondation, cortège si considérable que la Bannière de l'Étoile du Matin en ouvrit la marche au lever de cet astre et que la Bannière de l'Étoile du Soir la ferma au soleil couchant.
On observera qu'il ne s'agit pas là d'un conte, ni d'une rêverie, mais que nous possédons sur cette fête un document historique[3] qui a tous les caractères d'une relation officielle.
En outre, on notera qu'elle ne fut pas ordonnée par un prince de décadence, épris de faste et de débauches, mais par le plus sage, le plus pacifique et le plus éclairé des souverains de l'antiquité, par Ptolémée Philadelphe, celui-là même qui fit traduire la Bible par les Septante, et qui attira dans sa capitale tout ce que le monde comptait d'artistes, de philosophes, de poètes et de savants.
Le pavillon d'où partit le défilé triomphal, et où le banquet fut servi, était assez grand pour contenir cent trente lits de table rangés en cercle. Quatorze colonnes de bois, hautes de vingt-trois mètres, tendaient au-dessus de la salle un ciel d'étoffe écarlate; quatre de ces colonnes simulaient des palmiers; les autres étaient sculptées en thyrses. On avait suspendu, dans les intervalles, des peaux de monstrueux fauves; cent animaux de marbre soutenaient les piliers.—Au-dessus, des boucliers d'or, des tissus à sujets, des tableaux de grands peintres se succédaient ornementalement, parfois embrumés par les parfums qui brûlaient dans les trépieds d'or, tandis que la voûte semblait borner le vol de huit aigles d'or hauts de sept mètres. Les cent trente lits étaient d'or, couverts de tapis de Perse et d'étoffes de pourpre.
La vaisselle et les vases étaient d'or comme le reste, et, dit l'historien, enrichis de pierreries d'un travail admirable. Autour du pavillon qu'on avait entièrement jonché de fleurs rares, une forêt d'arbres plantés en une nuit rafraîchissait la terre d'une ombre continue.
Après la Bannière de l'Étoile, celles des Rois et celles des Dieux formaient la tête du cortège. La Pompe Dionysiaque suivait: c'étaient des Silènes ventrus, les uns couverts de pourpre sombre et les autres de pourpre claire; puis des Satyres élevant des torches ornées de feuilles de lierre d'or; des Victoires aux ailes dorées portant des lances de trois mètres, au bout desquelles s'arrondissaient des cassolettes de parfums; un autel d'or suivi de cent vingt enfants qui tenaient des plats d'or chargés de myrrhe, de crocos et d'encens en fumées.
Ensuite, un char long de sept mètres sur quatre, traîné par cent quatre-vingts hommes, supportait la statue de Dionysos faisant une libation avec un vase d'or. Cette statue était haute de cinq mètres. Devant elle, un autre vase d'or, colossal, contenait six cents litres de vin. Des pampres, du lierre, des couronnes, des guirlandes, des thyrses, des bandelettes, des masques, des tambourins, s'ordonnaient avec symétrie sur les quatre parois du char; et derrière, marchait en criant la troupe des Bacchantes aux cheveux défaits, couronnées de serpents et de branches verdoyantes.
Un autre char, traîné par soixante hommes, portait la statue de Nisa, ornée de raisins d'or et de pierres précieuses.
Un troisième char, roulé par trois cents hommes, long de neuf mètres et large de sept, représentait un pressoir élevé de onze mètres au-dessus de la plate-forme, et où soixante Satyres foulaient le raisin en chantant au son de la flûte la chanson du pressoir. Et le vin doux ruisselait sur toute la route.
Un quatrième char, tiré par soixante hommes et long de douze mètres, portait une outre faite de peaux de panthères cousues, qui contenait cent vingt mille litres de vin, et qu'on vidait peu à peu en fontaine.
Un cinquième char figurait un antre envahi par les lierres, d'où s'échappèrent, tout le jour, des tourterelles et des pigeons qui avaient de longs rubans aux pattes, pour que la foule pût les saisir au vol. Cinq cents hommes traînaient cette montagne.
J'en passe...
Seize cents enfants portaient des fruits d'or. Six cents esclaves traînaient un prodigieux kratêr d'argent, sculpté d'animaux en relief.
Puis, ce fut un char de Bakkhos, monté sur un éléphant harnaché d'or, suivi de cinq cents petites filles et de cent vingt Satyres. Puis, cinq troupes d'ânes aux frontaux d'or, vingt-quatre chars d'éléphants, soixante de boucs, d'autres de bœufs, d'autruches, de chameaux. Ceux-ci portaient l'encens, le safran, l'iris et le cinnamome. Puis, des Indiennes vêtues en captives, six cent défenses d'éléphants, deux mille troncs d'ébène, deux mille quatre cents chiens, cent cinquante hommes portant des arbres, d'où pendaient des perroquets, des paons, des pintades, des faisans dorés. Puis, quatre cent cinquante moutons exotiques, vingt-six bœufs blancs des Indes, vingt-quatre lions, un ours blanc, quatorze léopards, seize panthères, quatre lynx, trois petits ours, une girafe et un rhinocéros!
J'en passe encore; il faudrait un volume. Ce furent les statues de Priape, de la Vertu, de Héra, d'Alexandre, de Ptolémée et de la ville de Corinthe, toutes décorées d'or et de pourpre. Puis trois chariots, dont le premier traînait un thyrse d'or de quarante et un mètres; le second, une lance d'argent de vingt-sept mètres; le troisième (j'en demande pardon à mes lectrices), un phallos d'or, long de cinquante-cinq mètres, et qui portait un astre à son extrémité.
Six cents choristes suivaient, avec trois cents joueurs de cithare; puis deux mille taureaux aux cornes dorées et portant des frontaux d'or. Parmi les autres objets d'or, et pour ne citer que ceux-là, on vit une couronne colossale, trois mille deux cents couronnes plus petites, dix-huit trépieds, sept palmiers de quatre mètres, un caducée et une foudre l'un et l'autre de dix-huit mètres, des aigles, une égide, une cuirasse, vingt boucliers, soixante-quatre armures, douze bassins, douze urnes, cinquante corbeilles, cinq buffets, une corne d'Abondance haute de quatorze mètres; puis quatre cents chariots portant des plats d'or, et huit cents portant des parfums.
Le long de ce cortège, la haie fut faite par cinquante-sept mille six cents fantassins, et par vingt-trois mille deux cents cavaliers: en tout, plus de quatre-vingt mille hommes.
Telle fut donc cette fête antique. Si nous en connaissons les détails, nous savons aussi le prix qu'elle coûta. Bien que la plupart des richesses qui y furent montrées au peuple eussent été données par les pays tributaires ou par les nations alliées, le roi paya néanmoins pour l'organisation du cortège et la décoration générale, quatre-vingt-un mille kilogrammes d'argent, somme qui, en tenant compte de la dépréciation du métal[4], équivaut à quatre cents millions de notre monnaie.
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Je ne pense pas que la fête d'aujourd'hui grève le budget d'une pareille somme. A côté de cet amoncellement d'or, nos fleurs en papier, nos globes de gaz et nos treillages de bois vert sont d'un luxe moins véritable. Sans atteindre, même de loin, le faste des fêtes antiques, peut-être pourrait-on laisser à ceux qui dirigent les cérémonies nationales une liberté plus grande, et des ressources moins comptées.
On s'imagine que l'argent ainsi dépensé serait ravi aux besoins du peuple. Il y répondrait, au contraire. Le peuple, qui n'est pas seul à payer les fêtes, est seul à y prendre plaisir, et il le sait bien.
SPORTS ANTIQUES
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Les Grecs vivaient au grand air. Ils ne connaissaient ni le Salon ni le Cercle, et bien qu'ils eussent élevé au rang des déesses la personnification du Foyer, ils se trouvaient bien partout, excepté chez eux.
Leurs lieux de réunion, cela est assez connu, étaient des places publiques, généralement voisines de portiques ou colonnades où l'on se réfugiait en cas de pluie. Même dans les maisons particulières, il n'y avait pas de pièce destinée aux réceptions, à part la salle à manger. Ce qui est pour nous le fumoir, ou ce qui était pour nos pères la bibliothèque, n'a pas d'équivalent dans l'antiquité. On recevait ses amis dans l'atrium, ou plus souvent encore au jardin, entre les arbres et les statues.
Ainsi, pas de représentations privées, hors quelques danses ou pantomimes devant un festin; peu ou point de jeux dans l'appartement; aucun prétexte pour réunir les éléments de ce qu'on appelle aujourd'hui une «matinée» ou une «soirée».
Cependant, l'homme a besoin de distractions et les Grecs goûtaient comme nous ces plaisirs en commun qui sont une des nécessités de la vie; mais ils les prenaient au dehors, et comme les spectacles au grand soleil s'accommodent des proportions les plus variées, ils étaient quatre autour d'un flûtiste, cent mille autour d'un discobole. Telles étaient leurs «matinées».
Il est singulier que, dans notre langue où les inventions les plus modernes portent des noms grecs, nous ayons pris un mot anglais pour désigner ce qui est essentiellement hellénique: le Sport.
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L'Athlétique (ainsi le nommait-on) était jadis un des Beaux-Arts, et non le moindre. On élevait des statues aux athlètes vivants. Ils étaient comblés d'honneurs et de richesses, non par des entrepreneurs de spectacles, mais par l'État et la Cité. Si nous suivions scrupuleusement la tradition antique en matière de goût, on enseignerait la gymnastique à la Villa Médicis, et qui sait si les quatre arts ne trouveraient pas un réel profit à considérer ce nouveau venu?
L'athlète, en effet, et sans paradoxe, est un artiste. Il modèle son corps comme le chanteur forme sa voix. Il est sa propre statue.
Lui seul a reçu le don des attitudes souples et droites, des mouvements puissants et doux. Lui seul réalise ce tour de force qui est la légèreté dans l'énergie. Notre admiration pour l'artiste augmente devant l'aisance incompréhensible avec laquelle il résout des problèmes de beauté qui seraient, pour nous, extraordinaires; mais l'athlète a le même secret. Méditons la gloire que lui décernaient si respectueusement les Athéniens.
A vrai dire, ils comprenaient l'athlète dans un sens qui n'est pas tout à fait le nôtre. Détenir un record n'était nullement leur idéal sportif. Sans doute, le vainqueur au javelot était l'homme qui lançait son projectile le plus loin, et le vainqueur à la course était toujours le premier; mais tout au contraire de nous, les Grecs n'estimaient qu'à demi les spécialistes de la force. L'athlète, pour eux, était l'être invincible par quelque moyen que ce fût. Ils auraient hué un coureur, si les muscles de ses bras n'avaient été aussi robustes que ceux de ses jarrets, et si, au lendemain de sa victoire, le premier venu parmi les lutteurs eût pu lui faire toucher les épaules. Aussi, en disant que le Sport est essentiellement hellénique, je ne prétends pas que Périclès eût été saisi d'admiration à l'aspect d'un de nos jockeys. Les Grecs ne séparaient pas à ce point l'idée Force et l'idée Beauté. Ils pensaient que les peintres et les sculpteurs cherchent le Beau à leur manière, et que les athlètes le réalisent en eux-mêmes: leur Esthétique admettait donc parmi les arts l'exercice physique; mais ici, elle ne pouvait distinguer l'homme de l'œuvre, puisque le résultat du sport est le développement du sportsman: c'est pourquoi elle formait l'athlète selon les mêmes lois d'harmonie et de proportion que Phidias imposait à ses cavaliers nus.
Dans ce but, ils avaient institué le fameux concours du pentathle, qui n'était pas autre chose qu'un vaste championnat en cinq manches.
Tous les concurrents se mettaient d'abord en ligne pour le saut: épreuve éliminatoire pour laquelle l'espace à franchir était réglé d'avance. Ceux qui réussissaient prenaient part à un deuxième concours: le lancement du javelot, et cette fois les quatre meilleurs «lanciers» étaient seuls retenus pour les épreuves suivantes. La course éliminait le quatrième concurrent. Le disque éliminait le troisième...
Comme on le voit, les premières épreuves et les demi-finales se répétaient symétriquement: le saut et la course prouvant la vigueur des jambes, le javelot et le disque, celle des bras.
Les deux vainqueurs s'avançaient alors l'un vers l'autre et entraient en lutte, corps à corps.
Mais tandis que chez nous, et chez les Turcs (comme autrefois chez les japonais), les lutteurs sont des colosses obèses qui écrasent l'adversaire sous leur masse, jamais, chez les Grecs, un lutteur de foire n'eût été admis aux Jeux Olympiques. L'épreuve du saut l'eût écarté dès le début. Est-ce à dire que les plus agiles étaient seuls admis à lutter? Non pas. La course à pied ne départageait que les vainqueurs du saut et du javelot: épreuves de force par excellence. Les deux derniers concurrents étaient donc les plus agiles parmi les plus vigoureux: c'étaient des athlètes complets. On ne saurait trop admirer avec quelle intelligence étaient graduées les séries du «Grand Prix» antique. Le triomphateur de la finale était digne d'avoir sa statue dans le bois sacré d'Olympie, car on pouvait dire de lui à coup sûr qu'il était le premier guerrier de la Grèce.
Par la suite, ces jeux admirables dégénérèrent. Athènes avait tous les ans des courses de chars et de cavaliers à l'époque des Panathénées. Olympie à son tour eut un hippodrome célèbre. Quand Rome et Byzance recueillirent la succession d'Hellas à la tête des peuples, le Cirque finit par absorber en lui tous les jeux et toutes les fêtes. Les chars des cochers hurlants chassèrent les athlètes de l'arène.
Dès lors, il serait puéril de le nier, le sport antique devient moins intéressant pour nous, d'abord parce qu'il rappelle de loin les courses auxquelles nous sommes habitués, ensuite parce que, sur un pareil terrain, nous n'avons rien à lui envier. De nombreux documents figurés nous apprennent que la haute école était connue des anciens dans toutes ses subtilités: mais il n'est pas vrai qu'à Rome les courses, attelées ou non, aient jamais égalé la perfection des nôtres. Celles-là étaient des cohues galopantes, mal réglées, presque barbares,—dignes, en un mot, de cette longue décadence artistique où Rome fit sombrer l'héritage athénien. On y courait la charge, comme en guerre. Nulle discipline entre les conducteurs. Il fallait arriver à tout prix, fût-ce en crevant ses chevaux ou en versant le char du rival. Plaisirs de sauvages, que Longchamps ou Vincennes laissent loin derrière eux.
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Reposons-nous plutôt devant la magnifique image qui était l'idéal de l'athlétique grecque. Notre sport gagnerait à s'inspirer d'elle. Nos coureurs, attirés par l'appât des prix, s'entraînent constamment au même exercice. Ils deviennent semblables à des ténors qui donneraient sans cesse l'ut de poitrine et qui ne sauraient pas chanter «Au clair de la Lune» dans le médium.
Le sport ainsi compris est tout le contraire d'un art.
Puisque nous avons en France des sociétés puissantes qui règlent à leur gré l'ordre des fêtes et la nature des récompenses, pourquoi ne s'uniraient-elles pas pour offrir le plus grand prix de l'année au champion général des «cinq arts athlétiques»? Je sais qu'on a tenté l'expérience dans notre pays et que les premiers résultats n'ont pas été satisfaisants. Ils ne pouvaient l'être si tôt. On ne réforme pas ainsi l'entraînement de toute une génération. A une formule nouvelle, il faut des hommes nouveaux. Ceux-ci viendraient en foule s'ils étaient prévenus que leurs efforts dussent être récompensés plus que ceux de leurs rivaux spécialistes. Il semble bien que ce soit surtout une question d'argent. Créons l'émulation par la prime et nous aurons, peu à peu, un concours national annuel qui, sans éclipser les autres réunions sportives, tiendra néanmoins parmi elles le premier rang, et le plus digne.
C'est en formant des athlètes complets que nous servirons le mieux le développement de la vigueur adolescente et l'intérêt supérieur de la beauté française.
LESBOS D'AUJOURD'HUI
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La terre de Daphnis et de la petite Chloé, la vieille île éolienne devant laquelle l'amiral Caillard va mettre en batterie ses monstrueux canons, Lesbos est aussi mal connue qu'elle est célèbre.
Des paquebots européens la contournent sans y faire relâche. Les touristes visitent Chio, Smyrne et les grands souvenirs de la Troade. Très peu de voyageurs récents peuvent compter, parmi leurs excursions, un séjour à Mytilène. L'un d'eux est un Français, M. de Launay, chargé de mission par le gouvernement. Avant lui, deux Allemands, Conze[5] et Koldewey, ont reconnu les ruines antiques échappées aux ravages des Turcs et aux boulets des Vénitiens. Enfin, un habitant de l'île, M. Georgeakîs, a recueilli les traditions, les contes, les chansons populaires de son pays dans un intéressant travail auquel l'un de nos plus savants folk-loristes, M. Pineau, collabora[6]. Mais ces études n'ont pas dépassé le cercle restreint des hellénistes et nos curiosités d'aujourd'hui leur donnent inopinément un intérêt général qu'elles ne prétendaient pas éveiller.
L'heure est venue de leur demander une causerie familière sur la vie intime de ces paisibles gens auxquels nos cuirassés vont rendre visite avec le cérémonial de la guerre.
Une montagne de marbre blanc, un Olympe devenu Saint-Elie, que l'hiver couvre parfois d'une neige éblouissante; quelques collines rocheuses; des golfes d'azur sombre, unis comme des lacs; un paysage d'un vert très frais, analogue, dit M. de Launay, à celui des montagnes de France: des chênes, des peupliers longs, des noyers çà et là, des haies de mûriers sauvages, des forêts dont le sol est couvert par un tapis d'anémones rouges; puis, en descendant vers la mer, des fleurs de toutes les nuances, des épis, des pâturages et d'innombrables oliviers: tel est le pays de Sapho. Sur les plages, on trouve le murex, le coquillage de la pourpre.
Le costume des femmes est d'un éclat tout asiatique; il se compose d'une culotte bouffante, serrée à la cheville, d'une chemisette blanche à raies roses, et d'un boléro très ouvert qui laisse la poitrine libre dans la mince étoffe. Les cheveux sont ornés d'un mouchoir de couleur qui fait parfois le tour du visage; on y pique des aigrettes, des fleurs, des mousselines transparentes ou des rubans multicolores, selon les villages. Les jeunes filles sont très fières de leurs cheveux noirs, qu'elles portent en nattes tombantes. Plus les nattes sont longues, plus les filles se disent belles, et une vieille superstition veut que la veille du premier mai elles frappent leurs dos nus avec des orties pour faire pousser leur chevelure.
Chaque année, ce jour-là aussi, elles s'en vont, par groupes d'amies, le soir, en chantant, dans la campagne nocturne. Elles cueillent autant de fleurs qu'elles en peuvent rapporter, et celle qui la première entend le coucou est dite avoir reçu le plus heureux présage. Elles rentrent dans leurs maisons quand le village est endormi, et là elles tressent des couronnes, des guirlandes, des gerbes fleuries, qu'elles suspendent aux fenêtres et aux portes fermées. Le lendemain, quand le soleil se lève, tout le printemps de la terre est venu, entre leurs doigts, envahir les cités de ses corolles et de ses parfums.
C'est la première aube de mai; le village s'éveille avec elle, et chacun s'habille en hâte. Toutes les femmes ont des anémones dans les cheveux en signe de joie. Tous les hommes sont en habit de fête, portant le gilet noir boutonné en losange, la ceinture écarlate et le bonnet cassé neuf. Une vieille dame, dans chaque quartier, parcourt les rues, portant une coupe de miel où elle trempe son doigt, et elle touche de ce doigt les vierges au front pour les faire paraître douces comme le miel aux yeux de leurs fiancés.
A douze ans, les filles se marient, si toutefois elles ont un trousseau complet; autrement, les partis ne se présenteraient pas. Ce trousseau, il faut qu'elles le fassent elles-mêmes; la plus habile est la mieux ornée. Toutes les pièces du linge et des vêtements sont tissées au métier par la candidate: chemises, chemisettes, pantalons bouffants, draps, serviettes, nappes et torchons, étoffe à trame lâche ou serrée, unies ou rayée de couleurs pâles, sortent peu à peu de tous ces petits doigts si pressés de s'unir à ceux d'un mari. Après cela, il faut couper, ourler, broder, que sais-je? Les mois et mois passent dans ce long travail d'enfant, qui porte sa récompense au terme de sa tâche.
Les accordailles se font toujours entre le jeune homme et la jeune fille, les parents n'étant consultés que par la suite. S'ils ne refusent pas leur consentement, les deux familles se réunissent, et le prêtre a mission de rédiger le contrat, afin que la félicité matérielle des époux reçoive par là une sorte de bénédiction religieuse, comme leur bonheur intime et leur union chrétienne.
A la veille du mariage, toutes les amies de la fiancée se donnent rendez-vous dans sa chambre, et font elles-mêmes la toilette de noces. Le trousseau est déployé, exposé sur les murailles. La jeune fille est lavée par ses petites voisines, qui lui teignent les ongles en rouge.
C'est pour elle, en effet, que la fête se donne. C'est elle qui épouse et elle qui possède; le mari ne vient qu'au second plan. Une très ancienne coutume qui remonte au delà des Grecs, jusqu'aux premiers temps de la civilisation égéenne, veut qu'à Lesbos, la femme soit chef de la famille, la fille seule héritière au détriment des fils. Elle hérite même du vivant de ses parents, car, en dehors de la dot qu'elle reçoit, et du trousseau qu'elle s'est tissé, la fille aînée prend possession de la maison paternelle le jour de son mariage, et le père va porter son foyer autre part.
Après la cérémonie à l'église, les assistants se réunissent chez les nouveaux mariés. Une jeune fille se tient à la porte, et chaque fois qu'un invité se présente, elle lui met dans la bouche une cuillerée de confitures, en symbole des douces pensées qu'il lui faut apporter en passant le seuil nuptial.
N'est-ce pas que les petits détails de ces coutumes populaires éveillent l'idée d'une république heureuse, où tout serait inconnu de ce qui assombrit les peuples d'Europe? Et réellement Lesbos est une île fortunée. Personne n'y est très riche, ni très pauvre non plus. La terre, partagée entre les familles, offre un morcellement à peu près régulier. Nul homme qui n'ait là son bout de champ, ses oliviers précieux et son pain sur la planche. Un climat d'une égalité paradisiaque y rend les cultures faciles et les repos délicieux. Sous leurs toits couverts de roseaux, les maisons peintes de couleurs diverses présentent des pièces vastes où s'étendent des tapis en poil de chèvre tissés par les femmes. Le long des murs blanchis à la chaux, quelques divans sont allongés, et l'on y fait asseoir les hôtes en leur donnant du café turc, des sucreries roses et des fruits confits.
Mytilène, la capitale de l'île, est construite dans une position qui rappelle exactement celle d'Alexandrie moderne. Elle s'étageait autrefois en amphithéâtre sur une presqu'île à demi détachée, qui n'était reliée à la terre que par des ponts de pierre blanche. De chaque côté de ces ponts, deux ports symétriques se creusaient, ainsi que le Vieux-Port et l'Eunoste à gauche et à droite de l'Heptastade. Puis leur fond bas s'est ensablé. Un isthme lentement émergé s'est élargi entre les anses et la ville nouvelle y est descendue. Il ne reste rien de la cité antique.
C'est aujourd'hui une petite ville propre et tortueuse, coupée d'une quantité de ruelles et d'impasses, bariolée, grouillante et cosmopolite comme les moindres ports de la Méditerranée. Ses maisons bleu clair, rose pâle et jaune léger couvrent des teintes les plus tendres les premières pentes de la citadelle, et une forêt d'oliviers la coiffe de sa chevelure sombre. Les paysans de l'intérieur apportent là et vendent aux marchands étrangers l'huile de leurs olives et le vin de leurs vignes, ce vin de Lesbos jadis si fameux et toujours si recherché des Grecs. D'autres y vendent de la soie, des figues, des peaux tannées, du miel, des moutons descendants des troupeaux qui entourèrent Daphnis, des brebis filles de celle qui allaita Chloé. Ces modestes échanges suffisent à la vie pastorale du pays, et, n'imaginant pas d'autre superflu que les richesses des bois et des plaines, les Mytiléniens n'amassent pour trésors que le miel de leur abeilles: ils en ont fait le symbole du bonheur.
Soyons doux pour ce peuple innocent et simple que les Turcs laissent en paix depuis soixante-dix ans. Si mous débarquons dans ses ports merveilleux, s'il nous faut quelque temps nous substituer à ses maîtres, et surtout si notre établissement dans l'île doit se prolonger au delà de nos ambitions, montrons-nous discrets et faciles à l'égard de ces villageois qui ne sont pas responsables des fautes du sultan. Ils ignorent la question des quais et les écoles de Syrie. La créance Lorando n'est pas à leur compte. Allons chez eux comme des amis. Notre cause est déjà gagnée auprès d'eux puisque leurs aversions et nos hostilités s'adressent pour l'instant au même personnage.
Enfin, soyons respectueux pour le sol où reposent leurs glorieux ancêtres. C'est là, c'est dans l'île de Lesbos que les premiers lyriques ont chanté leurs premiers vers dans une langue européenne. C'est de là qu'ont jailli les sources de l'ode et les larmes de l'élégie. Tous ceux qui ont trouvé dans les strophes d'un poète le rythme de leurs enthousiasmes où la consolation de leurs désespoirs doivent regarder cette île comme le lieu privilégié de leur pèlerinage intime: elle est sacrée pour toujours. Le sang ne peut plus être répandu sur les rives où la légende veut que les vagues aient un soir jeté, avec leur écume divine, la tête et la lyre d'Orphée.
5 novembre 1901.
[Le jour où cet article paraissait, l'escadre de la Méditerranée venait de quitter Toulon pour une destination inconnue, après la rupture des relations diplomatiques entre la France et la Turquie. On pensait qu'elle se dirigeait vers Lesbos et elle y aborda en effet quelques jours plus tard. Cet événement est encore trop près de nous pour qu'on ait oublié comment l'amiral Caillard leva l'ancre après une courte démonstration navale qui ne souffrit aucune résistance.]
LA FEMME
DANS LA POÉSIE ARABE
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Si l'on demandait à un lecteur occidental comment il se représente l'héroïne d'un poème arabe où il est parlé d'amour, j'imagine que le lecteur serait d'abord surpris de s'entendre interroger sur le cours élémentaire de ses connaissances générales; qu'ensuite, et pressé de répondre, il décrirait sommairement la silhouette d'une jeune femme âgée de vingt-cinq ans, vêtue de huit robes impénétrables, recluse dans un harem aussi fortifié qu'une prison et traitée comme une esclave.
Or ce portrait serait justement à l'opposé de l'exactitude, et presque le plus faux que l'on pût offrir: on premier lieu, parce qu'à vingt-cinq uns une femme arabe est plusieurs fois grand'mère, et ne saurait plus (du moins physiquement) inspirer les poètes lyriques... Arrêtons-nous dès le début sur cette question d'âge où nous trouverons la clef de toute poésie orientale.
I
La jeune fille arabe a de dix à douze ans.
Ceci est capital.
Elle a douze ans comme la jeune fille grecque. C'est la δωδεχἑτιϛ νὑμφη des poètes de l'Anthologie. Nubile depuis plusieurs années, elle est femme par le corps et par la beauté; mais les transformations de sa poitrine et de ses hanches ne sauraient faire qu'elle ne soit restée, cérébralement, une petite fille. A Corinthe ainsi qu'à Bagdad elle joue encore aux osselets, une heure avant de suivre son premier amant; il n'y a pas de transition pour elle entre les jeux de la chambre et ceux du lit, rien de ce que nous appelons en Europe la «jeunesse», qui sépare l'enfance de la maternité. La jeune fille arabe est toujours un enfant, et c'est par là qu'elle donne le ton (de même que la vierge Hellène) à la poésie amoureuse toute naïve qui refleurit depuis trois mille ans autour des mers levantines.
Volontairement naïve est cette poésie, et sincèrement, et à propos. Que de sottises critiques n'avons-nous pas lues sur la «fausse naïveté», sur la «mièvrerie» de Daphnis et Chloé,—pour prendre cet exemple d'amours orientales. Mais Chloé a treize ans![7] et comment une petite bergère éolienne de treize ans s'exprimerait-elle selon la vraisemblance, si elle ne montrait pas ses façons puériles de sentir, de pleurer, de parler ou de se taire?
Les amantes qui sont nées dans nos pays froids, où tous les printemps sont en retard, même celui de la jeunesse humaine, éprouvent leurs premières passions à l'âge où leur éducation intellectuelle est terminée. Il est tout naturel qu'elles mêlent le monde abstrait au nouveau monde physique dont l'éveil bouleverse leurs âmes déjà grandes. Qu'une Mecklembourgeoise de vingt-quatre ans réponde «Infini» à qui lui dit «Amour», et personne ne s'en étonnera; elle peut disserter comme il lui plaît sur les affinités mystérieuses des êtres et même établir une corrélation raisonnable entre le mouvement circulaire des planètes et le manège du lieutenant qui gravite autour de sa blonde personne. Elle a eu tout le temps d'apprendre sa philosophie. Souvent même elle a fait le tour des vanités psychologiques et, vierge comme la Rosalinde de Shakespeare, elle pourrait dire comme celle-ci, lisant son premier billet doux: «Love is merely a madness.»
Mais une enfant de douze ans! A quoi peut-elle comparer les premières voluptés de son corps si ce n'est aux premières joies matérielles et simples qu'elle a pu goûter? Dira-t-elle que le désir est plus amer que le regret? non, mais «doux comme le miel» parce qu'elle est à l'âge où l'on aime le miel, et parce que la douceur des lèvres sur les lèvres, sensualité mal connue d'elle encore, ne lui rappelle guère que sa gourmandise.
Et voilà pourquoi le Cantique des Cantiques chante ainsi le bonheur d'aimer: «Il y a, sous ta langue, du miel et du lait[8].» Voilà comment, dans la plupart des poèmes arabes que l'on va lire, les métaphores même les plus complexes ne quitteront jamais le champ des réalités pour celui des abstractions. Ce n'est point que les poètes orientaux ne puissent briser le cercle des images visuelles; c'est que, lorsqu'ils parlent d'amour, ils doivent se refaire une âme d'enfant, par la nécessité même du sujet.
II
Cette très jeune amante, cette femme-enfant, où et comment le poète la rencontre-t-il?
Est-ce à travers tous les dangers, au moyen de tous les artifices, ruses, fourberies et stratagèmes, dont la légende accréditée chez nous charge les mœurs orientales? est-ce dans cette forêt de mystères et d'embûches que les aventures d'amour poursuivent là-bas leurs fins naturelles?
Non; ceci n'est vrai que d'Alger, du Caire ou de Bagdad, cités exceptionnelles de ce grand peuple errant et libre qui est la famille arabe. Et même là, tant de secrets et de luttes insidieuses autour de la femme ne sont ordinairement que les péripéties, de l'adultère: sujet de contes et non de poèmes. L'innombrable littérature musulmane[9] où les complexités de l'adultère forment si souvent la trame du récit, excuse l'erreur où nous tombons lorsque nous nous imaginons volontiers l'amant arabe à cheval en pleine nuit sur un mur de harem avec un coutelas entre les dents et deux pistolets à la ceinture. Une telle posture n'est pas habituelle aux poètes, et si elle est encore ici romantique et byronienne elle ne pourrait pas servir d'illustration aux mœurs pastorales de la vieille Arabie.
Pastoral est en effet, essentiellement, le peuple arabe. Les Maures et les Mauresques des villes forment un rameau si différent de la souche originelle qu'il en semble presque étranger. Si les poètes terminent souvent leur vie chargée de gloire à la cour du Khalife, la plupart sont nés dans les plaines où la vie antique reste simple et à peu près immuable depuis les origines. Si quelques-uns, comme Abou-Nouas, célèbrent sur commande les maîtresses du souverain, la plupart continuent de chanter, avec le frisson de leur jeunesse lointaine, les jeunes filles de leur patrie, Yémen tout en fleurs, Liban couronné d'ombres, bords du Nil éblouissant et silencieux.
Là, et surtout en Arabie, si la femme mariée est sévèrement tenue, la jeune fille l'est beaucoup moins; non pas qu'on lui pardonne une faute éventuelle, mais parce qu'on la croit moins capable de la commettre et parce que le mariage précoce ne lui permet pas souvent d'égarer ses premiers désirs.
Ce n'est pas pour elle sans doute que le Koran édicte son fameux verset sur la décence des femmes[10], car elle est à peine vêtue d'une chemise, et dans bien des contrées, jusqu'au XIXe siècle, cette chemisé même ne lui est pas donnée avant son mariage.
Gabriel Sionite, savant religieux des Maronites du Liban, qui devint, en 1614, professeur d'arabe au Collège de France, nous dit son étonnement d'avoir rencontré dans les rues du Caire «des jeunes filles de 14 à 15 ans qui n'éprouvaient pas de pudeur à se promener sans aucune chemise, sans aucun voile, absolument nues»[11]. Il ajoute qu'aux environs du Caire et surtout sur la route de Jérusalem, cette nudité était la tenue ordinaire des jeunes filles au-dessous de quinze ans. Les caravanes chrétiennes voyaient sortir des villages cinquante jeunes personnes extrêmement honnêtes, mais toutes dans le costume d'Ashtoret, et comme il fallait bien s'adresser à elles pour acheter des provisions, cela n'allait pas sans péril de faiblesse pour les bons Maronites pèlerins.
Deux siècles plus tard, le grand ethnographe de l'Égypte, E. W. Lane, fait la même observation. «J'ai vu maintes fois dans ce pays, écrit-il, des femmes dans toute la fleur de la jeunesse et d'autres d'un âge plus avancé, n'avoir rien sur le corps qu'une étroite bande d'étoffe autour des hanches[12].»
Si même nous quittons l'Égypte pour l'Arabie propre, où la race est pure, nous trouvons çà et là une simplicité de costume qui n'est plus individuelle, mais ethnique. Le témoignage de Bruce est net. Entre l'Hedjaz et l'Yémen, au berceau même de la poésie arabe, il note en ces termes ce qu'il a vu: «Les femmes vont nues, comme les hommes. Celles qui sont mariées portent pour la plupart une espèce de pagne qui leur ceint les reins; mais quelques-unes n'ont rien du tout. Les filles de tout âge sont entièrement sans habits[13].»
Gardons-nous de généraliser: nudité de la femme en pays arabe signifie presque toujours indigence[14]. J'insiste néanmoins sur ce détail parce qu'il pose dans une familiarité singulièrement «pastorale» en effet les rapports entre jeunes gens.
Nue, ou à peine couverte d'une chemise flottante, c'est tout un, la jeune fille des tribus arabes proprement dites n'a guère de secrets à cacher devant les hommes même qui ne la courtisent point. Le seul respect de sa virginité la protège, avec la crainte de son père, et celle de Dieu.
Elle n'a pas, comme la mauresque, autour de sa personne précieuse, le triple voile, les pantalons lacés, les robes abondantes, l'enceinte des murailles et les ferrures des portes. Dès qu'on la touche elle est prise, si l'on ose la toucher, et si elle le permet.
Elle marche avec ses sœurs par les sentiers des champs, elle parle aux hommes qui passent, elle sait très bien entendre les vers d'amour et elle sait aussi leur répondre.
Un orientaliste a écrit que l'Arabie Heureuse était le seul pays où l'on pût mettre convenablement en scène la poésie bucolique[15].
III
Le type arabe est le chef-d'œuvre de la grande famille sémitique, et par certaines excellences de beauté, il passe, même le type grec, orgueil de la famille rivale.
Incomparable par l'élégance de la stature, la force délicate et fine des attaches, la souplesse, la grâce et la vigueur du torse, la noblesse de la main, la lumière du regard, il se présente avec une majesté si naturellement royale, qu'il semble seul créé pour se draper dans la pourpre, apparaître à cheval et tirer l'épée.
Tel est l'homme de la race.
La femme, nous ne voulons pas la décrire ici avec ce que nous apprennent nos yeux européens. D'ailleurs, que nous apprendraient-ils? Les vierges arabes nous sont inconnues comme les femmes antiques, et le voile qui les recouvre vaut la pierre du tombeau. Sur quelques visages entrevus dans l'éclair de la surprise nous n'entreprendrons pas de juger ceux qui sont restés cachés. Les poètes seuls sauront nous peindre ce qu'ils ont pu seuls voir et chérir[16].
La première des beautés qui les attirent est la chevelure qu'ils décrivent somptueusement.
Les tresses de ses longs cheveux descendant jusqu'à sa taille et ressemblent à des grappes noires.
Ou bien:
Dans les boucles de ses cheveux, le peigne disparaît. Elle laisse tomber ses cheveux, ils roulent dans la poussière.
Le Khalife Yâzid dit mieux encore:
Est-ce la nuit qui tombe, ou vos cheveux lisses et noirs?
Le visage est souvent représenté comme une apparition au milieu des cheveux ou des voiles. Voici un vers magnifique de Tharafa:
Son visage est enveloppé par le manteau du soleil.
On la compare aussi à la lune, sur laquelle le voile passe comme un nuage léger.
Les yeux sont découverts même quand le voile est posé. Leurs paupières sont noires, poudrées de khôl; les sourcils peints étendent au-dessus du regard leur ligne allongée; plus les yeux sont obscurs et plus ils sont beaux.
J'ai vu des violettes dans un jardin; leurs feuilles étaient brillantes de rosée. Et chacune était belle comme une jeune fille aux yeux noirs qui a des larmes sur les paupières.
Ce regard humide est celui que les poètes rappellent le plus volontiers:
Elle m'a regardé langoureusement avec les paupières d'une femme qui s'est mis de l'eau sur les yeux.
Et les yeux sont toujours «de gazelle» est-il besoin de la dire? Les joues «de jeune gazelle brune» se rencontrent aussi, mais elles sont le plus souvent roses et parfois même très colorées.
Rouge sombre, presque noire nous est peinte la bouche par antithèse avec la blancheur des dents.
Elle rit de sa bouche sombre et montre des dents blanches comme des fleur d'anthémis arrosées de soleil, et ses gencives sont poudrées de khôl.
Quand les poètes parlent de bouche ils ne se bornent pas à la décrire de loin. Nabiga dit d'une jeune femme:
Elle désaltère celui qui couche avec elle, par sa bouche aux dents tranchantes, sa bouche délicieuse et fraîche comme le vin après le sommeil.
Le cou est droit comme le cou d'un jeune animal, et il est ferme sous la main. C'est là que le baiser commence:
Les parfums sont plus odorants sur la nuque d'une belle fille aux joues éclatantes.
Mais la beauté du visage ne serait que peu de chose si celle du corps ne se révélait par un triple caractère que tous les poètes arabes s'accordent à louer: fermeté des seins, finesse de la taille, ampleur de la croupe.
Les jeunes filles:
Elles cherchent à cacher leurs seins gonflés qui ressemblent aux grenades.
Une chanteuse:
Par la fente large de sa robe elle montre à l'amant qui la touche une mamelle grasse et toute blanche.
Une maîtresse:
Elle a pris mon cœur avec ses yeux... avec ses seins magnifiques où se pose un collier de corail.
Pour faire en quelque sorte équilibre avec la puberté triomphante de la poitrine, le poète admire
Une croupe faite pour se poser sur un coussin.
Il est fier de son amie, parce que:
Sa croupe ressemble à une dune de sable et la naissance de ses cuisses est grassement plissée.
Ces poésies s'adressent, il est vrai, à des amoureuses de douze à quinze ans, mais qui sont, comme on le voit, des fillettes assez dodues.
Enfin, s'il faut aller jusqu'où les écrivains orientaux achèvent leurs descriptions, un court fragment pourra suffire à compléter ce tableau sommaire:
Si tu la touches, tu prends à pleine main un sexe solide et saillant qui remplit presque toute la paume[17].
Parfois le poète est plus concis, et au lieu de décrire une à une les beautés de sa maîtresse, il la peint en une seule phrase, mais avec quelle intense et profonde poésie:
Je charme les jours de pluie (bien que la pluie à elle seule me soit agréable) sous une tente soutenue par des pieux, avec une fille délicate qui porte des anneaux et des bracelets suspendus à ses membres comme des fruits.
Les métaphores ont presque toujours une extrême simplicité de termes dans leur magnification même. Elles sont prises de la nature, du ciel et du sable, des fleurs et des eaux. Elles n'ont pas, ou rarement, la complexité précieuse et pénible des métaphores persanes qui seraient souvent incompréhensibles sans les traités de rhétorique par lesquels les Persans expliquent leurs poètes[18]. Si l'on n'emploie guère en arabe que cinq métaphores courantes pour désigner les sourcils, les Persans se vantent d'en former treize[19]. Si le visage est symbolisé de huit manières en arabe, les Persans prétendent pouvoir le comparer à quarante-cinq objets[20]. Ce n'est pas que leur langue soit plus riche, au contraire; mais leur poésie plus cérébrale que réellement passionnée, s'abandonne aux divertissements.
L'Arabe, lui, pourrait se passer de la métaphore, puisqu'il a le synonyme, grâce à l'immensité de son vocabulaire. Chaque mot qu'il emploie fait image et néglige son épithète comme un vêtement inutile à sa splendeur; mais parfois il la ramasse, l'accumule, s'en pare et s'en glorifie, et revêt en passant la métaphore classique avec une sorte de respect pour ce très ancien costume consacré par les âges.
Tel décrit simplement:
Ses cheveux bouclent... Au milieu des tresses roulées, ou flottantes disparaissent les peignes.
Tel autre qualifie avec exubérance:
Je connais une dame au ventre étroit: elle a des cheveux embaumés d'ambre, noirs comme les corbeaux, abondants, nattés.
S'ils reprennent indéfiniment les figures traditionnelles, ils savent à merveille renouveler leur charme. Après avoir cent fois comparé à des perles les dents de son amie, Abi-Ouardi nous enchante par cette simple tournure de phrase:
Ton collier le plus beau est celui de tes dents.
S'ils inventent c'est avec prudence et logique. El Ançari compare deux yeux à des lacs languissants bordés par la rive noire de la paupière; et, dans sa langue, la métaphore est toute naturelle puisque le mot عين signifie à la fois «œil» et «source». Abi Ouardi parle de «paupières en larmes, gonflées comme des mamelles pleines»—et nous ne songeons pas à trouver l'image hyperbolique, tant elle est juste.
Moins voluptueux (ou d'autre façon) que les Hindous, ils s'attardent moins qu'eux à peindre la femme transfigurée par le plaisir passé, abattue par la lassitude des sens. C'est debout et prête à les vaincre, c'est fière et vierge qu'ils l'admirent, comme si leur amour était un combat où le plaisir de lutter est à plus haut prix que la victoire elle-même.
Ils aiment à figurer l'héroïne de leurs poèmes tantôt comme une «gazelle» qu'on poursuit à la chasse, tantôt sous la forme d'une «lance» que l'on saisit, flexible et fine.
Ses yeux belliqueux menacent ceux qu'ils regardent sous les «petites épées noires» qui sont les cils; et les longues mèches de sa chevelure sont les «serpents» qui la défendent: les serpents protecteurs de sa virginité.
IV
Telle est, fleurie de métaphores et d'hyperboles, la beauté de la femme arabe vue par son poète; mais nous n'aurions même pas esquissé le groupe formé par les deux amants si nous n'admirions pas, en terminant, la vénération que la femme inspire et qu'on ne le lui dénie jamais,—du moins dans le style poétique.
Nous parlions plus haut de la familiarité patriarcale qui rapproche nécessairement les jeunes gens d'une même tribu. Elle s'arrête au premier amour.
Quel que soit le rang du poète, fils d'esclave comme Antar, ou Khalife comme Yazid, et quelle que soit la femme dont il se dise épris, l'amour monte de l'un à l'autre; il reste un hymne même lorsqu'il est une chanson.
L'amant respecte cet amour. Il l'honore et d'abord il le cache.
Presque jamais nous ne savons quelle est la jeune fille aimée. On ne nous dit rien qui la désigne. A partir d'une certaine époque, on la travestit sous un nom d'homme; et entendez bien que cela est par pudeur, non du tout par perversité. Dans les premiers âges de la poésie arabe, l'auteur déroutait les curiosités en disant toujours: c'est une veuve. Entendez bien aussi que cela n'était jamais vrai.
Mille délicatesses de sentiments naissent de cette passion qui connaît le secret. On ne lira pas sans étonnement l'un des plus sensuels poètes de l'école d'Ebn-el-Farid écrire ce vers pétrarquisant:
On admirera cette très jolie expression d'une jalousie qui ne veut pas douter:
Donne-moi ta fidélité, puisque tu ne peux pas me donner ta présence[22].
On lira pour la première fois, chez un poète du VIIe siècle, cet enfantillage charmant et qui semble du XIXe:
J'aime le nom de Leila. J'aime les noms qui ressemblent au sien[23].
On verra partout la passion se hausser jusqu'à la tendresse, jusqu'à l'avènement du baiser: «L'étreinte rapproche-t-elle vraiment davantage?» dit Ebn-el-Roumi[24].
Partout enfin on reconnaîtra ce respect de la vierge et de l'amante, sous la forme à la fois pompeuse et discrète, ardente et chaste, qui est restée celle de nos mœurs françaises et que nous appelons d'un mot inconnu des anciens: la galanterie.
En effet, qu'on y prenne garde; il ne s'agit pas ici d'un rapprochement; il y a filiation entre cet esprit et le nôtre.
La plus belle époque de la littérature arabe est celle qui précède le siècle des croisades. Nos premiers chevaliers sont entrés en Orient au milieu de la splendeur dont elle témoignait, car la littérature est le miroir des temps. Haroun-el-Raschid était mort depuis plusieurs siècles déjà. La civilisation musulmane s'affinait à son apogée. Feros victores cepit. Si l'on ne fait pas remonter plus avant dans l'histoire la noblesse française, c'est qu'en vérité elle n'existait point avant que la noblesse arabe ne lui eût donné sa forme, son incomparable modèle. Le caractère français dans sa forme actuelle date de cette Renaissance suscitée par les croisés. Beaucoup des qualités dont nous sommes le plus fiers sont dues à l'influence durable des mécréants vaincus sur ces victorieux. Il est certain qu'en particulier si le mot «galanterie» est presque intraduisible dans les langues germaniques, s'il exprime une nuance d'égards qui est purement française ou espagnole, c'est que les deux grands peuples à l'Occident du Rhin se sont trouvés encore presque barbares, sous le resplendissement de la civilisation sarrasine. Dans cette longue marche à travers le monde, du foyer de Hunding aux palais de Saladin, nous avons changé d'exemples et de vertus traditionnelles: il y a cette distance entre le nom de Frank et celui de Français.
DEUXIÈME PARTIE
LA DÉSESPÉRÉE
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Ce logement d'ouvriers comprenait deux pièces et une toute petite cuisine, mais aucune des chambres n'était assez large pour contenir à la fois les deux lits de la famille. Dans la première couchaient les parents avec le dernier-né. Dans la seconde était l'autre lit, pour le fils et les petites filles: Julien, dix-huit ans; Berthe, quatorze, et Sylvanie, neuf ou dix.
Depuis plus d'une heure tous étaient couchés. Dix heures venaient de sonner à l'église de Grenelle. L'air lumineux et doux de la lune et de la nuit descendait par la fenêtre ouverte, dans la chambre des «enfants». Tous trois reposaient sur le côté, Julien tournant le dos à la petite qui dormait au bord du matelas; et Berthe s'allongeait en face de son frère, la joue sur le bras, les yeux grands ouverts.
Julien lui toucha la jambe:
—Tu ne dors pas?
Elle fit nerveusement:
—Et toi?
Il fixa quelque temps ses yeux sur les siens et reprit en lui serrant le genou dans sa main affectueuse:
—Tu penses à lui?
Elle ricana:
—Et toi, tu penses à elle?
Soulevé sur un coude, il secoua très doucement la tête avec un regard plein de pitié aimante, un regard de grand frère qui a déjà vécu et qui sait ce que c'est qu'un premier amour. Berthe, serrant les dents pour ne plus parler, avait pris le bout de sa natte entre ses doigts et elle ajustait machinalement le petit nœud, fait d'une ganse noire, qui étranglait la mèche blonde.
—Pauvre gosse, reprit-il, pauvre petite gosse, sais-tu comme tu as changé depuis l'autre mois? Tu ne dors plus de la nuit, tu ne manges plus, tu n'as plus de couleurs ni de santé. Est-ce que ça va durer longtemps, cette vie-là?
Elle répondit avec tranquillité:
—Probable que non. Je me suicide demain.
D'un seul mouvement, il l'empoigna par les épaules et la maintint en tremblant des deux bras:
—Tu te... Qu'est-ce que tu dis? Qu'est-ce que tu as dit? Es-tu folle?
D'abord, elle se blottit la tête, comme si elle craignait d'être giflée, puis, perdant soudain toute contenance, elle ne put retenir ses joues de se contracter, ses larmes de jaillir, et ce fut en sanglotant qu'elle répéta tout bas dans le silence de la chambre:
—Oui, je me tue, Julien; oui, je me tue... On n'entendra plus parler de moi... Ça sera fini de Berthe une bonne fois et maman sera contente, puisque je suis si vicieuse, qu'elle dit, si potée à mal tourner... Le bon Dieu sait pourtant que c'est pas vrai, que j'ai rien fait de mal avec personne, même avec mon petit ami... Je me tue comme ça, je ne peux plus durer, j'ai trop de malheurs dans la vie... Depuis que je suis au monde, j'ai eu que des coups, tout le temps des coups, et des mots comme à la dernière des dernières... Je travaille mes douze heures par jour, je fais tout ce que je peux d'ouvrage, et le samedi, quand je rapporte mes quatre francs cinquante de ma semaine, maman ne rate pas de me dire que ça ne paie pas ma nourriture et les bottines que j'use en courses... Eh bien! voilà, quand je serai noyée, je ne coûterai plus rien à personne et ça sera tout débarras. J'irai demain à l'île des Cygnes, on n'a qu'à se faisser glisser, j'aurai plus de courage qu'à me jeter d'un pont. C'est bien décidé, va, Julien, on peut se dire adieu jusqu'à demain la Morgue.
*
* *
Julien comprit que cette grande douleur devait avoir une autre cause. Il prit sa petite sœur dans ses bras, et quand sa propre émotion lui permit d'articuler deux mots, il lui dit à l'oreille:
—Et Jean?
Alors les sanglots redoublèrent.
Mon petit Jeannot, mon petit Jean, pleurait-elle; mon beau petit Jean!
—Voyons, raconte-moi, Berthe, il faut dire tout, maintenant; depuis quand vous connaissez-vous?
—Depuis le 14 de l'autre mois.
—Où est-ce que tu l'as rencontré?
—Boulevard Montparnasse.
—Comment ça?
—Sur un banc.
Et, de question en question, il parvint à savoir, mais lentement et à grand effort, tout le secret de cette pauvre petite existence qui voulait déjà s'anéantir.
«Jean» était un ouvrier de seize ans, à peine sorti de l'apprentissage et bon ouvrier autant qu'on pouvait croire celle qui parlait de lui. (Il avait toutes les qualités.) Lui et elle s'étaient rencontrés par un de ces hasards de Paris, qui, parmi trois millions d'hommes, réunissent deux amoureux. Il l'avait trouvée gentille, elle était devenue folle de lui et tout de suite ils étaient montés jusqu'à ces grandes passions sentimentales, qui transforment si vite deux enfants en personnages de tragédie.
Le jeune homme n'avait nullement essayé de séduire cette modiste de quatorze ans à la façon d'un bourgeois qui l'eût suivie sur le trottoir. Très honnêtement il lui avait demandé sa main, comme on la demande dans le peuple de Paris, entre fiancés qui ont déjà l'âge du travail indépendant, sans avoir atteint l'âge des noces. C'est-à-dire qu'il lui avait offert la vie commune, l'entrée en ménage et le serment de s'aimer toujours. Plusieurs soirs de suite il vint la prendre à la sortie de l'atelier pour causer avec elle tout le long du chemin sans trop retarder l'heure de son retour, et tout fut décidé entre eux, jusqu'à la chambre qu'ils loueraient, jusqu'au budget de leur avenir. Il gagnait quatre francs par jour, elle soixante-quinze centimes; c'était assez pour vivre tranquillement, et même pour avoir un bébé. Une fois ou deux ils s'attardèrent dans les squares écartés, derrière les massifs, sans échanger d'autres voluptés que celles du bras autour de la taille et de la bouche sur la bouche; mais cela seul suffisait bien à les empêcher de dormir la nuit suivante.
Ils en étaient là, quand la petite Berthe commit l'imprudence de se laisser surprendre par une voisine, à la limite de son quartier. La mère en fut vite avertie; la scène qui suivit, je la laisse à penser. La pauvre fillette fut battue pendant vingt minutes, et, à chaque coup, sa mère lui criait un des innombrables mots qui désignent les prostituées, ou une des phrases qui expriment le plus crûment l'emploi de leur temps. A dater de là, elle alla chaque soir prendre sa fille à l'atelier, quitte à lui reprocher le long de la route l'heure que cela lui faisait perdre; et ce fut, entre Berthe et Jean, la séparation brutale.
*
* *
Julien écoutait la petite désespérée qui pleurait à chaque mot, à chaque souvenir, et frémissait de la bouche comme une agonisante. Il y avait des larmes partout, sur le traversin, sur la chemise, au bord du drap, tout le long du bras et des mains.
Gronder les fillettes qui parlent de suicide, les traiter de sottes et les intimider par la menace ou la violence, c'est la première idée qui vient à l'esprit. Mais Julien connaissait bien le caractère de sa petite sœur; il savait qu'elle ferait comme elle avait dit et qu'il n'y avait pas deux moyens de lui rendre le goût à la vie.
—Tu le reverras, dit-il, je m'en charge. Tu le reverras demain, et pas pour un moment. File avec lui, ma Berthe, ils ne vous trouveront pas quand vous serez montés a Belleville...
De nouveaux sanglots l'interrompirent:
—On se reverra plus... Il part, demain, au matin... Il m'a écrit à l'atelier... Il s'est mis dans l'idée que j'ai un autre amoureux, parce que j'ai pas trouvé moyen qu'on soit ensemble depuis quinze jours... Il me dit qu'il m'attendra ce soir à l'île des Cygnes jusqu'à minuit, sous le pont du chemin de fer en cas qu'il pleuvrait, et que si je n'arrive pas, qu'il part à Saint-Étienne où que son oncle l'emploiera... Je peux pas sortir d'ici la nuit, mais j'irai demain à la même place et je serai contente de mourir juste à l'endroit qu'il m'attendait.
Julien sauta du lit:
—Veux-tu bien t'habiller tout de suite! En voilà des histoires de l'autre monde pour une nuit de plus ou de moins que tu resteras chez nous! Les onze heures ne sont pas sonnées. Tu vas te nipper en cinq minutes, et, comme je ne veux pas te laisser seule faire la rue de Javel à cette heure-ci, je descends avec toi, ma gosse, on ne te dira pas de boniments.
Berthe, égarée de surprise et soulevée de joie, se laissa glisser du lit, courut vers la chaise, prit ses bas, ses jarretières, sa chemise... Elle ne quittait pas son frère du regard, et se frottait les yeux, l'un après l'autre, un peu pour essuyer ses larmes, mais surtout pour être sûre qu'elle avait bien vu, bien compris, que son Julien ne se moquait pas d'elle, qu'elle allait sortir, partir, ne plus se tuer, ne plus avoir de peines et entrer de toutes ses forces dans tous les bonheurs de la vie.
Elle était haletante et légère; un sourire continuel lui laissait la bouche ouverte dans un épanouissement de joie. Elle ne savait plus bien ce qu'elle faisait; après avoir mis ses bas, elle les jeta, en prit d'autres, atteignit dans l'armoire sa belle chemise, avec un petit pantalon neuf qu'elle s'était festonné elle-même. Avant de s'habiller, elle empoigna une éponge humide, la frotta sur son corps, de la tête aux pieds, et s'essuya d'un torchon propre. Elle avait caché au fond d'un tiroir pour un sou de poudre de riz; elle s'en mit sur le bout du nez, sur le front et sur les joues. Se coiffer, maintenant! elle avait oublié. En trois tours de doigta sa tresse fut dénattée, peignée d'un coup de peigne si hâtif qu'elle arracha quarante cheveux; les épingles de fer et de celluloïd étaient là au coin de la cheminée; bien vite, tout fut relevé, fixé, bouffé, lustré, arrondi. Elle attrapa sa jupe du dimanche, sa chemisette à pois rouges toute fraîche empesée, sa ceinture de cuir et sa cravate rose, puis son unique paire de bottines, son canotier, son parapluie, tout ce qu'elle possédait enfin.
—Tu n'es pas prêt encore! dit-elle à Julien.
Il ne s'en fallait que d'un instant.
Comme ils allaient franchir la porte, elle aperçut, dormant toujours au bord du matelas, sa petite sœur Sylvanie que rien n'avait éveillée.
—Pauvre Ninie, dit Berthe en penchant la tête. Il n'y a qu'elle que je regrette le jour que je pars d'ici. Toi, tu viendras me voir, dis, Julien? On s'écrira, poste restante?... Mais qu'est-ce que maman va te dire, quand elle verra que suis filée? Tu n'as pas fini d'en entendre!
—Je ne rentrerai pas non plus, fit Julien plus tristement. Tu avais raison, tout à l'heure. Si tu penses à Lui, je pense a Elle.
LIBERTÉ POUR L'AMOUR
ET POUR LE MARIAGE
C'est une des superstitions de
l'esprit humain d'avoir imaginé
que la virginité pouvait être une
vertu.
VOLTAIRE.
————
I
LIBERTÉ POUR L'AMOUR ET POUR LE MARIAGE
Ou vient de publier la statistique de la natalité française pendant l'année dernière. Les chiffres baissent d'année en année. La dépopulation suit sa marche avec une constance désormais certaine. Depuis treize ans, il naît en France 800,000 enfants par an. Il en naît 1,600,000 en Allemagne. M. Bertillon, par une opération mathématique du genre le plus simple, en conclut que dans sept ans d'ici chacun de nos soldats aura deux adversaires. Le présage est à retenir.
Pendant quelques jours, comme tous les ans à pareille époque, nous allons entendre une lamentation bruyante dans la presse et à la tribune. Des gens ouvriront de larges bras, baisseront la barbe et secoueront le front. On soupirera: «Pauvre France!» On dira aussi: «Décadence des mœurs!» Et la Chambre, par l'organe d'un orateur complaisant, accusera l'imprévoyance et l'égoïsme de chaque citoyen en particulier, sans se demander si elle n'a pas une part de responsabilité dans la situation qu'elle déplore.
Le mal est simple et net: les naissances baissent. Le programme de combat est simple également: influer de telle sorte sur les mœurs publiques que le nombre des naissances s'accroisse. Jamais vous n'obtiendrez un résultat sérieux avec des mesures latérales comme la levée d'un impôt sur les célibataires et autres balivernes d'opéra bouffe. Vous savez bien qu'ainsi vous frapperez M. N., qui a donné au pays, par voie de bâtardise, quatre soldats vigoureux, et qu'en même temps vous exempterez M. X., avec sa femme légitime qui pourrait être féconde mais qui préfère ne l'être point.
Vous ne réussirez pas davantage en promettant 45 fr. par an aux ouvrières qui voudront bien mettre sept enfants au monde, et elles vous diront pourquoi, si vous les interrogez.
Enfin, je reconnais que le droit de vote est un droit important, bien que je n'en use guère; mais il me semble que si j'étais mineur, terrassier ou maçon, et si je n'avais pas d'autres raisons de créer sept enfants misérables dans une petite chambre basse, l'honneur de voter deux fois pour mon conseiller municipal ne m'éblouirait pus au point de me rendre sept fois père.
Non. Agir sur la situation démographique d'un peuple, faire monter le chiffre des naissances annuelles grâce à des mesures législatives aidées de propagandes morales, ce n'est pas d'abord une question de primes, de petits impôts, ni de vote plural, c'est, avant tout, en bonne raison:
1º Délivrer les jeunes gens de tout les entraves que la société apporte au rapprochement des sexes;
2º Faire en sorte que la femme, âpres avoir conçu, ne soit pas amenée bientôt à s'en repentir et à s'en cacher.
Or, s'il est vrai que le législateur et les classes dirigeantes exercent une influence quelconque sur la natalité en France, ils l'exercent, on le sait assez, précisément dans le sens contraire à celui-ci.
En effet, que se passe-t-il? On parle de propagande; quelle propagande fait-on dans la campagne et dans les faubourgs? Celle de la virginité.
Chaque année, de vieilles personnes animées d'un esprit qu'elles croient excellent, et confondant la vertu avec la continence selon l'équivoque traditionnelle, lèguent des titres de rente aux communes rurales, à charge pour les municipalités de couronner solennellement la jeune fille la plus «vertueuse». Et de toutes les vertus, quelle est la plus illustre aux yeux du donateur? Pourquoi le conseil municipal, la fabrique et les pompiers vont-ils entourer sur la Grand'Place cette jeune fille à glorifier comme une statue vivante? Est-ce parce qu'elle a sauvé la vie de quelqu'un? Non. Est-ce parce qu'elle nourrit de son travail ses petits frères ou ses vieux parents? Non; elle est seule et orpheline. Est-ce parce qu'elle a donné des fils à la patrie? C'est justement parce qu'elle lui en refuse! Si on l'acclame, si on l'embrasse, si le préfet la montre au peuple, si on lui joue la «Marseillaise», c'est parce que, belle, robuste et saine, elle s'opiniâtre contre tous dans la stérilité volontaire.
On reproche aux Carmélites d'être célibataires et vierges, mais quand ce même célibat, cette même virginité sont le fait d'une blanchisseuse, il n'y a pas assez d'orphéons, de quinquets et de pétards pour annoncer aux citoyens qu'on va leur présenter une fille dont la vie est un exemple.
Exemple qu'on peut suivre ou ne pas suivre, dira-t-on. Non pas!
En province, c'est-à-dire parmi 35 millions de Français sur 38, toute fille qui devient amante «fait une faute»; le terme est significatif. Les commères ne la reçoivent plus. On la fuit. Parfois on l'insulte. Si elle est domestique, on la chasse. Si elle est institutrice, on la dénonce, car la fornication est un péché mortel, même chez les anticléricaux. Vous vous rappelez qu'il y a quatre ans on a décapité sur la place de Rennes un petit vicaire de campagne, non parce qu'il avait tué son curé (cela n'était nullement prouvé), mais parce qu'on l'avait vu l'année précédente sortir d'un mauvais lieu avec un complet à carreaux qui fut retrouvé dans sa chambre. Le jury a décidé que quand on connaissait une fille de plaisir, on était par cela même capable de jeter un octogénaire au fond d'un puits, et le ministère de la justice a rejeté le recours en grâce, ce qui indiquait son assentiment.
Pour les autorités comme pour les commères, rien ne recommande mieux un homme ou une femme que la modestie des mœurs, c'est-à-dire la stérilité. «Ce garçon-là est si rangé! Cette fille n'a jamais fauté!» Quand on a dit cela on a tout dit; les portes s'ouvrent, les salaires montent; la confiance se donne et l'avenir est sûr. Dans le cas contraire, la jeune fille voit se fermer devant elle à peu près toutes les maisons, sauf les maisons de tolérance où la police la conduit par la main. Veut-elle être maîtresse d'école? buraliste? télégraphiste? Les administrations exigent d'elle au préalable un certificat de bonne vie et mœurs, et, comme elle ne peut en produire, on biffe sa candidature.
Encore lui pardonnera-t-on quelquefois si sa vie intime est discrète et, dans tous les cas, inféconde. Mais dès que sa conduite aboutit à sa conséquence naturelle, qui est la grossesse, alors tout est perdu.
Il n'y a pas un ménage sur cent, capable de supporter le service d'une bonne enceinte. Voilà cette fille dans la rue. Presque toujours son amant l'abandonne. Elle n'a pas de gîte, pas de ressources. Si elle demande du travail on la traite de gueuse et si elle mendie on la flanque en prison.
Oui, je sais bien, l'Assistance Publique la recueille. Savez-vous quand? Trois jours avant son accouchement. Et savez-vous quand on la met dehors? Le huitième jour si elle n'a pas de fièvre. Elle ne peut pas marcher? Qu'elle se couche! Il y a des bancs dans les avenues.
Maintenant, mettons les choses au mieux. Elle guérit à la belle étoile; par miracle son enfant ne meurt pas, et par miracle aussi, elle trouve un moyen d'existence, dans l'extrême faiblesse où elle est. Ce métier lui permettra-t-il de transporter du matin au soir un bébé à la mamelle? Presque jamais. Que fera l'État de cet enfant? A Paris, la mère peut se présenter aux Enfants Assistés; si elle n'a pas dix mois de séjour on la mettra simplement à la porte en lui promettant un pied de terre au cimetière de Bagneux dès que son petit sera mort de faim; si elle a dix mois de séjour, on examinera sa demande: il y a une chance pour qu'on l'admette, quatre ou cinq pour qu'on la repousse, et dans ces derniers cas, c'est toujours Bagneux qui reste l'unique assistance.
Mais en province, dans une population qui comprend les onze douzièmes des Français, le soin d'assister les femmes en couches est presque partout laissé à l'initiative des voisines, qui s'en délivrent bien souvent quand elles peuvent donner pour prétexte que l'accouchée n'est pas mariée. Elle est malheureuse, mais c'est une gourgandine, puisqu'elle a un enfant, et les commères ajoutent: «C'est bien fait! Elle n'avait qu'à se mieux conduire!»
Se mieux conduire, vous l'entendez bien, c'est toujours vivre stérile.
On me répond: «Non. C'est se marier.» Vraiment? Dites donc cela aux innombrables filles qui n'ont jamais trouvé de mari! Voilà qui paraît tout simple: se marier. Mariez-vous, c'est votre affaire. Mais les laides, les pauvres, les filles de condamnés, toutes celles dont personne ne demande la main, et qui trouveraient peut-être encore une heure d'amour, mais non pas une vie d'affection, pourquoi les condamnez-vous, vous l'État, a cette stérilité dont vous souffrez le premier? Pourquoi, le jour où elles conçoivent, ne les protégez-vous contre aucune avanie, aucun renvoi, aucune misère? Elles avaient rêvé le mariage; on ne le leur a pas accordé; elles vous donnent des fils quand même et le jour où elles sollicitent une modeste place dans un bureau de poste, vous les refusez sans examen?
On me dit encore: «Nous donnons des privilèges au mariage, dans l'intérêt même de la natalité, parce que la famille organisée est le milieu le plus favorable aux naissances nombreuses». C'est une erreur absolue. Le chiffre des naissances est en raison directe du degré de promiscuité: très faible dans les ménages bourgeois, très élevé dans les quartiers pauvres, et considérable chez les vagabonds. Loin de favoriser la conception des femmes, le mariage n'est souvent qu'une école mutuelle de stérilité volontaire. Mais j'admets que cette école soit en même temps une occasion quotidienne d'heureuses méprises, fût-ce au besoin par l'adultère furtif qui nous donne une bonne part des naissances légitimes. J'admets aussi qu'on puisse trouver d'autres raisons sociales de conseiller l'union régulière, bien que, sur ce point même, il y ait beaucoup à dire.—Vous souhaitez, que les jeunes gens se marient?
Pourquoi faites-vous tout ce qu'il faut pour qu'ils ne se marient pas?
Avant d'établir un impôt sur le célibat, on pourrait commencer par supprimer l'impôt sur le mariage: tous les frais d'actes, de timbre, d'enregistrement et de légalisation qui précèdent l'union civile. Déclarer que le pays a un intérêt capital à multiplier ses familles, et d'abord refuser d'unir tous les malheureux qui ne peuvent pas payer, ce n'est peut-être pas très intelligent. Le total des frais est peu élevé, sans doute, mais il n'y a pas de petites dépenses pour les bourses vides. Trente francs versés à l'État, cela ait cent pains de moins sur la planche: trois mois de nourriture, pour beaucoup. Comment s'étonner que le peuple s'abstienne?
Et non seulement ces actes sont coûteux, mais leur nombre est si grand, les démarches indispensables à leur réunion sont si compliquées et si diverses qu'on ne peut songer à posséder la liasse complète avant six semaines de patients efforts. L'État réclame en effet:
Les deux actes de naissance des futurs époux, ou, à leur défaut, des actes de notoriété dressés devant le juge de paix et homologués par le tribunal du lieu où sera célébré le mariage. S'ils sont nés à l'étranger: une double légalisation par les autorités du pays et par le ministre des affaires étrangères; la traduction de la pièce par un traducteur juré; le timbre du bureau d'enregistrement de l'arrondissement.—Deux certificats établissant le temps du dernier domicile des futurs époux.—La légalisation de ces deux pièces par le commissaire de police de chaque quartier.—Les consentements notariés des quatre parents s'ils sont absents.—Les deux enregistrements de ces deux consentements.—Si les parents n'existent plus, leurs actes de décès, ceux des aïeuls décédés, et les consentements des aïeuls survivants qui donnent lieu aux mêmes formalités d'enregistrement.—Le livret militaire du futur époux.—Le certificat de contrat délivré par le notaire.—Enfin (et je ne compte pas la permission de l'autorité militaire si le fiancé fait partie l'armée, ni s'il est veuf l'acte de décès de sa première femme, ni, s'il est divorcé, la copie de la transcription du jugement qui a prononcé le divorce), enfin, un délai de onze jours au moins et parfois de dix-sept jours pour les publications, et le certificat de non-opposition délivré par la mairie qui n'est pas celle du mariage!
Quand on pense que l'intérêt de l'État est de voir les mariages se multiplier, on se demande ce que l'administration pourrait inventer de plus si elle préférait qu'on ne se mariât point.
Parmi les dispositions qui précèdent, certaines brillent par une absurdité remarquable. Entre autres, celle qui concerne le livret militaire. J'entends bien qu'on espère ainsi aider à la recherche des insoumis; mais on serait naïf d'escompter, n'est-ce pas, leur dénonciation personnelle. En demandant un livret à ceux qui n'en ont point, on les met dans l'alternative, ou de rester célibataires, ou d'aller fonder une famille à l'étranger. Dans l'un et l'autre cas l'État se prive d'un foyer; il est sa propre victime, et loin de retrouver un soldat, il perd par-dessus le marché toute une escouade de marmots.
Certaines pièces ont pour but d'établir l'identité des fiancés et de prévenir par là les bigamies éventuelles, comme si la menace des travaux forcés qui punissent encore chez nous cette variété rare de l'adultère, ne suffisait pas à faire réfléchir les maris trop ambitieux. Toutes ces protections naissent d'un bon sentiment; on pourrait peut-être ne pas les rendre obligatoires, admettre que dans la plupart des cas elles sont parfaitement inutiles[25], qu'elles peuvent être inefficaces, et que d'ailleurs la bigamie est un crime moins grave que jadis depuis que le divorce a fait du mariage civil un engagement transitoire où l'erreur est prévue et toujours réparable.
Enfin la Loi, opposant avec une insistance maniaque des obstacles toujours nouveaux à des maternités possibles, interdit pendant un laps de temps considérable les mariages les plus jeunes, les plus sains, les plus féconds si le consentement paternel fait défaut à l'un des fiancés.
Ainsi nous avons, dans les campagnes du Midi et dans toutes les populations urbaines du Nord, des jeunes filles qui deviennent nubiles à l'âge de douze ou treize ans et qui ne peuvent à dix-huit ans fonder une famille où il leur semble bon, si leur père prétend avoir ses raisons de leur interdire le mariage. Personne n'a le droit de discuter les motifs de l'opposition. Le père invoque des raisons d'argent: c'est fort bien. Il se croit d'une meilleure famille que celle du prétendant: il n'y a rien à dire. Il préfère garder sa fille malgré elle, sans autres raisons à l'appui: c'est encore parfait. La jeune fille, si elle est amoureuse, peut choisir ce qu'elle aime le mieux, ou de s'enfuir ou de se suicider. Très souvent elle fait l'un ou l'autre. Et ici, comme tout à l'heure, je ne distingue pas très bien l'intérêt de l'État.
Mieux encore: le jeune homme n'est libre qu'à vingt-cinq ans. Nous touchons aux limites de l'absurde. On estime qu'à vingt-deux ans, un homme est assez mûr pour porter les galons de lieutenant. On lui confie quatre-vingt-quinze hommes avec la permission de les envoyer—sans le consentement de son père—se faire massacrer. Et sans ce même consentement on ne lui confie pas une femme qui l'aime assez pour le suivre? Il peut fonder une maison de commerce, une usine, une société, une colonie, mais non une famille? Il peut être médecin, professeur, architecte, chef de mission ou diplomate, mais on lui interdit d'être «mari» si tel est le caprice de ses ascendants?
Il est trop clair que les lois en vigueur n'ont pas été conçues spécialement pour favoriser la croissance de la natalité publique. On ne saurait s'en étonner. Ceux qui les ont codifiées au commencement de ce siècle n'avaient pas les mêmes raisons que nous de regarder l'avenir avec appréhension. En outre, l'organisation de la famille française s'est achevée sous l'influence du droit canon et du droit romain qui revêtaient hier encore un aspect d'éternité et qui nous surprennent aujourd'hui par l'imminence de leur déclin.
L'avenir est à ceux qui savent le prédire. Se réformer, c'est se conformer à l'évolution irrésistible et lente des sociétés en marche vers le but inconnu. Au milieu du siècle dernier, on traitait de songe-creux et de lunatiques ceux qui prétendaient aplanir les hiérarchies traditionnelles et renverser même la personne du Roi. Cependant la jeune Amérique n'a pas eu besoin d'un chef héréditaire pour dépasser en quelques années vingt nations vieilles de quinze siècles. Ainsi peut-être on reconnaîtra bientôt que la famille elle-même, telle qu'elle est ordonnée aujourd'hui n'est pas la base intangible qu'on ne puisse alléger sans que tout s'écroule sur elle. On admettra qu'une nation vit par le nombre de ses nationaux plutôt que par l'équilibre de ses coutumes: c'est une pépinière, ce n'est pas un édifice. On saura qu'il vaut mieux pour elle créer des fils bâtards que de mourir stérile. On proclamera que nul, pas même l'État, pas même un père, n'a le droit de séparer deux êtres jeunes et sains lorsqu'ils ont exprimé la volonté de s'unir.
Si j'ose prévoir (et souhaiter) les mesures qu'on adoptera un jour dans cet esprit de justice et de liberté féconde, j'imagine qu'elles sont contenues dans les propositions du programme suivant:
I.—Combattre par l'enseignement moral l'opinion abominable qui représente la maternité comme pouvant être, dans une circonstance quelconque, une faute contre l'honneur, un état illégitime et infamant.
II.—Garantir pendant le temps de la grossesse et trois mois après l'accouchement les ouvrières et les servantes à gages contre toute possibilité de renvoi, à moins de faits délictueux ou criminels dûment constatés.
III.—Décréter que le certificat de bonne vie et mœurs, dans le sens où l'on entend généralement cette expression, ne pourra être en aucun cas exigé à côté de l'extrait du casier judiciaire qui est déclaré suffisant.
IV.—Créer, sur toute l'étendue du territoire, des Nourriceries d'Enfants Assistés où l'on recueillera jusqu'à la deuxième année tout enfant nouveau-né qui, par l'indigence de sa mère, se trouverait en danger de mort.
V.—Accorder les droits du mariage à tout couple qui exprimera librement la volonté de s'unir devant l'officier d'état civil, sans frais, sans délai, sans production de pièces, et sans aucune soumission au consentement d'un tiers.
24 novembre 1900.
II
HISTOIRE D'UN FIANCÉ
Célibataires, le Sénat vous menace d'un impôt égal au quinzième du principal de vos contributions. C'est-à-dire qu'un ouvrier qui verse trente francs par an à la recette de son quartier, sans compter les centimes additionnels, devra désormais donner quarante sous de plus, si la loi est votée.—Bien.
Votre voisin nourrit et habille six enfants. Vous, vous payerez deux francs par an le droit de vous nourrir tout seul. Le Sénat appelle cela «égaliser les charges» et conseiller le mariage aux citoyens français. Je ne discute pas.
Lisez maintenant ce qu'il en a coûté à l'un de vos camarades pour avoir voulu se marier dans notre doux pays.
L'histoire est typique; elle est complète; et, par-dessus le marché, elle est vraie. Il ne lui manque rien pour servir d'exemple.
Au mois de juin dernier, M. D..., ouvrier mécanicien, ancien sous-officier d'artillerie, rencontra Mme X..., qui accepta de devenir sa femme.—Il avait trente ans; c'est un âge où l'on est, je crois, majeur. D'ailleurs ses parents l'approuvaient. Quant à la jeune femme elle était orpheline et divorcée, c'est-à-dire civilement aussi libre que possible. Rarement un projet de mariage se présente dans des conditions aussi favorables.
M. D... réunit les papiers nécessaires, prit son acte de naissance dans son tiroir, son certificat de résidence chez sa concierge, il courut chez le commissaire de police pour obtenir la légalisation de cette dernière pièce, il se procura, mais à grands frais, les actes de décès des parents de sa fiancée; les fit dûment enregistrer, enfin, n'oubliant pas même son livret militaire, il se présenta, sûr de lui, à la mairie de l'arrondissement.
«Monsieur, fit l'employé, votre acte de naissante est périmé. Depuis la loi de 1897, aucun acte de l'état civil ne doit avoir plus de trois mois de date. Faites-en faire un autre, et payez.
—Mais... l'État me demande quel jour je suis né. Je le lui dis. Je ne peux pas le lui dire plus clairement une seconde fois. Le nouvel acte que je vous apporterai sera identique au premier, puisqu'ils seront tous les deux copiés sur la même page du même registre....
—Monsieur, la loi est la loi. Faites une pétition à la Chambre si vous n'êtes pas content.»
L'ouvrier se retire docilement. Rentré chez lui, il écrit au maire de son village natal, fait queue à la poste le lendemain matin pendant vingt minutes pour expédier un mandat de 2 fr. 55, rogne son dîner comme son déjeuner, et attend la réponse du maire.
Deux jours plus tard, coup de théâtre. Un événement imprévu, une lettre, un cri de joie: ses parents sont devenus riches. Et alors, d'une heure à l'autre, ces mêmes parents qui trouvaient Mme X... charmante tant qu'ils étaient pauvres, s'opposent brusquement à son entrée dans la famille. Un billet de loterie a fait le miracle. Ils n'ont rien à lui reprocher que d'être restée, ce qu'ils étaient, mais c'est assez pour qu'ils la refusent, comme une honteuse mésalliance. Supplications du fils, discussions, arguments, scènes violentes, rien n'y fait. Il a donné sa promesse: cela n'a aucune importance. Il aime: cela n'est pas sérieux. Elle aime aussi: on s'en moque bien.
Le héros de cette histoire, un brave homme décidément, n'hésita pas. Non seulement il n'alla point chercher ailleurs la belle dot que son père voulait lui faire toucher, mais il renonça même à l'héritage promis: il fit les sommations.
Savez-vous ce qu'il en coûte à un malheureux ouvrier pour faire établir, qu'il est majeur à trente ans, et qu'il a le droit de se marier où il aime? Soixante-quinze francs.
M. D... épuisa ce jour-là ses dernières économies, mais il paya. Il y eut d'abord un mois de luttes, puis un mois de formalités. Sur ces entrefaites, une convocation à passer vingt-huit jours sous l'uniforme vint encore retarder le mariage.
Lorsqu'il fut de retour à Paris, notre mécanicien se crut sauvé. Enfin tous ses actes étaient en règle, les sommations avaient touché: la voie était libre, en un mot.
Il se rendit à la mairie avec sa liasse de papiers et exprima timidement le désir de voir les publications affichées le dimanche suivant.
«Monsieur, répondit l'employé avec un gracieux sourire, si vous étiez venu il y a huit jours, c'eût été parfait; mais ces pièces sont du mois de juin, nous voici le 7 octobre, tous vos actes sont périmés.
—Comment, une seconde fois?
—Une seconde fois. Veuillez faire refaire tous les actes, ceux de naissance comme ceux de décès, tous les certificats et toutes les légalisations. Inutile d'ajouter que les formalités d'enregistrement sont redevenues nécessaires comme en juin dernier.
—Et il faut tout payer encore?
—Bien entendu.»
Pour la troisième fois, l'ouvrier fit les quinze démarches et paya les quinze additions. Je me demande comment il s'en est tiré; mais le législateur ne se le demande pas, soyez-en sûrs. Partout où il se présentait, on le saluait comme une vieille connaissance. «C'est encore vous? Enchanté de vous revoir. Entrez donc.» Il n'avait plus que des amis dans tous les greffes et dans tous les bureaux de Paris, et quand il s'en allait on lui disait: «A bientôt!»
Un pâle jour de novembre, ce Juif-Errant de l'État-civil, qui n'avait plus même en poche les cinq sous d'Ahasvérus, remonta lentement l'escalier de la mairie où il avait toutes ses habitudes, et en entrant dans le bureau des mariages, il demanda d'une voix résignée désormais à tout:
«Voici mes papiers. Cette fois-ci, pourquoi ne sont-ils pas en règle?
—Mais il me semble qu'ils le sont.
—Ce n'est pas possible.
—Si fait. Nous allons procéder aux publications. Vous épousez donc mademoiselle...
—Non: «Madame»... Elle est divorcée.
—Alors il manque une pièce, en effet: la copie de la transcription de l'acte qui a prononcé le divorce. Courez au greffe du tribunal civil et rapportez-moi cela.
—Ah! je vous le disais bien» soupira le malheureux.
Une heure après, il était au greffe, où on lui répondait qu'on serait enchanté de copier pour lui la pièce dont il avait besoin, et que cela coûterait une vétille: cent quatre-vingt-dix francs avec quelques centimes.
«Cent quatre-vingt-dix francs! mais où voulez-vous que je les prenne!»
C'était le dernier coup.
Tout mariage devenait matériellement inaccessible.
Le sympathique ouvrier qui m'écrit cette longue histoire, «si triste et si burlesque à la fois», comme il le dit lui-même, termine sa lettre par ces mots: