Au Coeur Frais de la Forêt: Roman
AU CŒUR FRAIS
DE LA FORÊT
Je ne savais pas exactement quel âge j’avais : personne ne m’avait appris à compter les années ; et elle-même ne parvenait pas à dépasser le chiffre dix quand on lui demandait le sien.
Je lui dis donc : « Quel âge as-tu ? » C’était la première fois. Elle me répondit comme à tout le monde :
— J’ai dix ans.
La terre, pour elle, avait dix ans comme sa propre vie et la vie de toutes les choses autour d’elle. Une mère n’avait pas marqué sur le mur par de petites lignes le degré de sa croissance en comptant : Un, trois, cinq, sept, et ainsi de suite jusqu’à l’âge qu’elle avait maintenant. Il n’y avait à l’horizon de ses jours que d’horribles visages de misère et personne ne lui avait donné le nom familial.
Elle me dit : « Dix ans » ; et je me mis à rire, car moi, du moins, je pouvais compter jusqu’à cent. Il m’était arrivé de posséder cent cerises ou cent noix, au temps de mes maraudes dans les vergers. Ensuite, toujours il était venu un homme armé d’une fourche ou un gros chien qui m’avait mis en fuite.
Je l’appuyai contre le tronc d’un arbre et avec une pierre tranchante, je marquai l’endroit qu’atteignait la plus grande hauteur de sa tête. Puis je lui passai la pierre et à mon tour je me plaçai contre l’arbre en lui disant :
— Fais pour moi une marque dans l’écorce comme je l’ai fait pour toi.
Alors seulement je me retournai et je vis qu’elle était plus petite que moi de près d’une main. J’étais content qu’il y eût entre nous cette différence.
— Vois, lui dis-je, tu ne vas que jusque-là et moi j’atteins presque à cette branche. Je suis aussi plus fort que toi, j’ai des doigts plus durs. Je suis donc ton aîné de plusieurs années.
Et nous nous parlions comme un frère et une sœur. Elle me regarda de côté avec ses yeux gris, des yeux de petit animal défiant.
— Si c’est pour me battre comme les autres que tu parles ainsi, fit-elle, j’aurais préféré ne pas aller avec toi contre l’arbre.
Encore une fois je me mis à rire, je riais sans méchanceté.
— Mais non, petite fille, ce n’est pas pour ce que tu crois. Puisque je suis le plus grand, c’est moi qui les battrai quand ils viendront.
Les autres jamais ne lui avaient parlé aussi doucement. Son regard s’éclaira à travers l’emmêlement de ses cheveux couleur de lin roui. Elle vint plus près de moi et me dit :
— Oh ! tu ferais cela ?
Personne non plus ne m’avait parlé avant ce temps avec cette confiance. Une onde passa, une chose inconnue et grave comme quand le matin descend sur la plaine ; et je ne disais rien, je n’aurais pu trouver de mot pour exprimer le sentiment étrange qui tout à coup liait ma force à sa faiblesse. Je remuai seulement la tête à petites fois un peu de temps, répondant ainsi à sa question ; et c’était elle à présent qui riait. J’ignorais ce qui la faisait rire.
— Ecoute, fit-elle en fouillant dans la poche de sa jupe, si tu as faim, partage avec moi cette tranche de pain. Je l’ai trouvée à la porte d’une maison, là-bas.
Elle me montrait avec le doigt la ville au loin. Je ne sais pas comment, ce matin-là, presque en même temps que moi, elle était descendue vers la campagne, si bien que nous nous étions trouvés l’un près de l’autre sous le vieil arbre. Il n’y avait pas encore de cerises dans les vergers ; le fruit à peine commençait à se nouer ; c’était le temps de l’année où la nature et nous semblions avoir le même âge d’enfance.
Nous nous assîmes au pied de l’arbre ; elle m’avait attiré par la main et maintenant elle rompait la tranche de pain : elle m’en donna la moitié. Ce fut la première cène, comme une petite Pâque des pauvres qui n’ont rien et qui se donnent tout. Nous enfonçâmes donc nos dents dans cette miche qui autrefois avait été une mousse légère et fraîche et que nous dûmes casser comme un caillou. Il nous vint ainsi avec les restes dédaignés d’une desserte, un festin. Nous étions comme des moineaux de la ville picorant dans un tas la joyeuse provende du hasard. Quand il n’y eut plus que quelques miettes au creux de sa jupe, elle les roula dans sa main et me dit :
— Prends encore ceci, puisque tu es le plus grand.
Mais moi, déjà, je pensais qu’en raison de ma taille, il était juste qu’à mon tour je lui offrisse quelque chose. Mes yeux tournèrent dans la plaine ; elle était sèche et nue ; des monceaux de gravats et d’escarbilles la boursouflaient de petits dômes ; à une assez grande distance un chien famélique rongeait un os qu’il serrait entre ses pattes. Lui aussi était semblable à nous ; il n’éprouvait pas de dégoût pour le résidu misérable qui apaisait sa faim.
— Vois-tu, dis-je à cette fille, il nous faut aller plus loin. Là où nous verrons des mouches, il y aura sûrement de quoi manger.
Nous longeâmes des décombres ; un nuage crayeux se levait de nos pas ; elle n’avait aux pieds qu’un lambeau d’espadrilles ; quelquefois elle se détournait pour ne point se blesser aux tessons de bouteilles. Moi, j’allais sur mes plantaires ; il y avait près d’une semaine que mes dernières bribes de semelles s’étaient détachées : c’était une vieille couple de bottines dépariées ayant chaussé, l’une un pied délicat de femme, l’autre, les orteils puissants d’un roulier. Avec ménagement je les avais portées pendant une partie de l’hiver. Nous marchâmes ainsi près d’une heure ; et à la fin il passa de grosses mouches dorées ; toutes se dirigeaient d’un vol alerte vers les zones cultivées. Il y avait longtemps que la ville avait disparu derrière nous.
D’abord nous avions cessé de voir l’arbre sous lequel nous avions rompu le pain et puis à leur tour les hautes cheminées s’enfoncèrent dans le brouillard des fumées. Maintenant nous avions la sensation d’être plus libres, comme si un poids nous eût été enlevé des épaules. Là où nous allions, la terre était à nous et il n’y avait plus que nous deux sur la terre. Cependant les paroles nous manquaient pour exprimer ce sentiment ou un autre ; et nous ne savions pas si ce que nous ressentions était de la joie. Nous n’aurions pu dire non plus de quelles peines avant ce moment nous avions été tristes. Elle avait apparu dans cette banlieue pelée, avec ses cheveux roux et ses petites jambes maigres sous son loqueton de jupe ; elle était venue vers l’arbre ; nous ne nous connaissions pas et nous nous étions reconnus ; moi aussi, en la voyant, j’avais fait un pas vers le vieil arbre solitaire. Il n’y en avait point d’autre à une grande distance : il avait poussé dans ces confins hasardeux comme un pauvre, comme un ancêtre qui a vu mourir autour de lui les arbres d’une forêt et leur survit. Nous avions levé comme lui dans un désert d’hommes. Il était selon l’ordre que nous nous rencontrions un jour, elle et moi, sous son feuillage, reverdi par le printemps.
Vieil arbre à jamais inoublié ! la grêle et les rafales t’avaient battu tout l’hiver et à présent tu avais une jeune chevelure de soleil. Tu étendis de l’ombre sur notre chemin de petits enfants errants, toi qui n’avais nulle ombre amie sur ton écorce. Oh ! elle était venue si pâle, si lasse avec sa petite mine crispée, avec la fièvre de son petit corps qui n’avait pas été veillé par une mère ! Elle et moi étions malades de la grande ville fumeuse et cependant nous ignorions de quoi l’un et l’autre nous étions malades. Nous avions un estomac et un cœur comme les autres hommes : nous n’avions jamais ri et nous avions toujours eu faim. Maintenant cette petite frappait fortement la terre avec ses talons comme si déjà le monde lui appartenait. Elle avait, en balançant son petit jupon gras de boue et de suie, un rythme léger de danse. Et elle riait, oui, elle riait librement en montrant ses dents aiguës sous sa lèvre haute comme si elle eût mordu dans un pain de joie.
Elle me dit étrangement :
— Est-ce qu’il n’y avait pas là-bas autrefois une ville ? Est-ce qu’il n’y avait pas un garçon et une fille qui un jour s’en allèrent l’un vers l’autre par la campagne ?
A peine la ville s’était effacée à l’horizon et cependant elle parlait de cela comme d’un événement lointain. C’était déjà autour de notre marche à petits bonds par la plaine comme l’air en désuétude sur lequel se chante une antique légende. Il y avait si longtemps que la ville n’était plus derrière nous, si longtemps que nous ne savions plus qui étaient ce jeune garçon et cette petite fille ! Et à présent nous avancions dans une terre verte et riche. Une armée de mouches était nos ambassadeurs comme quand il vient un roi et une reine. Elles allaient par grands vols ; des oiseaux nous souhaitaient la bienvenue dans notre royaume nouveau.
— Oh ! vois, dis-je, il y a tant d’arbres et on ne sait pas ce qu’il y a derrière !
Elle mouilla son doigt et le tendit dans le vent, puis le porta à sa bouche.
— C’est sucré, fit-elle, c’est doux comme le lait.
Ni elle ni moi n’étions jamais allés si loin ; les vergers aux cerises étaient de l’autre côté de la ville. Nos pieds légers coururent, laissant dans la poussière des milliers d’empreintes, comme les pas d’un peuple venu à la file avant nous dans cette contrée de hauts feuillages. Et enfin nous foulâmes les prés de velours ; un ruisseau sinua ; je n’eus qu’à me pencher pour cueillir à poignées un cresson gras et poivré. Elle vint s’asseoir auprès de moi ; elle défit les cordes qui retenaient les espadrilles à ses orteils ; et ensuite, avec un frisson de plaisir, elle laissa couler ses pieds au fil de l’eau. Quelquefois, en riant, j’agitais avec mes talons le courant : des remous bouillonnaient, brouillant le reflet de ses jambes.
Comme nous restions penchés sur le ruisseau, une grande clarté monta du fond de cette onde limpide ; et nous reconnûmes nos visages. Il nous parut alors que nous nous voyions pour la première fois.
— Tu es bien plus beau que je ne croyais, fit-elle.
Et je lui dis :
— Tu as tout le ciel dans tes cheveux.
Nous n’étions pourtant que de pauvres petites vies de carrefour, sœurs des laborieux chiens errants. Mais voilà, nous avions jusqu’alors trempé nos pieds dans la bourbe fétide des rigoles, gueusant à la limite des mornes faubourgs peuplés de logis délabrés et pustuleux. Tous nos jours avaient été des dimanches sans messe dans une paroisse de crimes et de misère, habitée par de lamentables foules aux bouches puant le juron et l’alcool. Et maintenant nous respirions librement sous le grand ciel sans limites, loin des hommes. Un flot bleu lavait nos pieds frais ; nous n’avions pas encore goûté la douceur d’une telle trêve.
Ah ! il y avait tant d’années déjà que nous étions en marche ! Il nous semblait que nous avions toujours marché avec nos pieds las d’enfants et aucun de nous ne savait d’où il venait : une main nous avait poussés et ensuite nous ne nous étions plus arrêtés. C’est pourquoi, sentant sous nous la terre molle et fraîche, nous demeurions émerveillés et heureux. Nous étions dans l’espace bleu un autre garçon et une autre fille qui ne connaissaient pas encore la joie du monde ; et avant ce temps non plus nous n’avions pas connu la couleur du ciel.
Il nous ondoya dans ses plis de soie comme la petite rivière baignait nos pieds : il éploya sur notre nudité les tentures somptueuses d’un palais. Le vent à nos oreilles ressemblait à une musique. Les paroles nous manquaient pour nous dire l’un à l’autre la beauté des prodiges. Pourtant, comme c’est toujours au ciel que l’homme vierge rapporte ses élans, j’avais dit ingénument : « Tu as tout le ciel dans tes cheveux. »
Ce fut l’après-midi. Le soleil brûlait nos peaux rousses : il coulait de l’or dans notre sang. Nous étions repartis, suivant notre ombre sur le chemin. Elle sautait à cloche-pied, poussant du bout du pied une pierre devant elle. Une fois, elle se mit à courir si loin que je voulus crier après elle. Alors seulement je pensai que je ne savais pas même le nom dont on l’appelait. Je lui dis :
— Vois un peu : tu es venue et j’ignore encore ton nom.
Elle me montra ses petits bras maigres.
— Je tremblais toujours quand j’étais petite. Mama une fois m’a appelée « Frilotte » et alors tous m’ont appelée ainsi. Voilà, je n’ai jamais su ce que c’était d’avoir chaud.
Elle parla de cette part de sa vie comme d’une très ancienne chose. Je riais ; je ne sentis pas dans le moment combien il était triste qu’elle n’eût connu qu’un nom si peu humain.
— Toi, tu es Frilotte, lui dis-je, et moi je suis Petit Vieux.
Je ne sais plus qui une fois m’avait affublé de ce sobriquet par dérision de mon humeur taciturne et solitaire. Je n’en éprouvais ni honte ni peine. Cela m’était indifférent, après tout, comme la vie, comme l’idée qu’une créature m’eût mis au monde en me maudissant. Elle eût pu rire comme moi-même j’avais ri ; son nom n’était pas plus ridicule que le mien ; une même ironie pesait sur nos existences. Elle me regarda sérieusement.
— Oh ! fit-elle, on t’appelle Petit Vieux, toi qui as des yeux comme un enfant !
Je haussai les épaules et elle pensa à autre chose. Nous n’avions pas encore appris à nous étonner sur nous-mêmes. Nous étions des épaves roulées par le flot des âges ; les foules avaient été notre famille.
Cependant elle commença de bâiller et me dit :
— J’ai faim.
C’était la première fois et c’était le mot de toute notre vie. A chaque heure du jour, notre corps nous criait : « Je te porte, je cède à tes volontés et tu ne fais rien pour réparer l’usure de mes forces. Une meule tourne à vide en moi. Des chiens furieux me rongent. Nourris-moi ou je te refuse le service de tes membres. » C’était le même cri qui sans trêve relançait par les rues de la ville la détresse affolée des meutes humaines. Nous l’avions toujours entendu : il nous réveillait sur les dalles où s’étiraient nos sommeils accablés ; et voilà, il montait de nous, à présent, dans l’heure divine.
Alors moi, inconsciemment je subis le sentiment d’un devoir envers cette enfant venue sur mes pas. Je n’étais pas triste ; la tristesse est si bien l’état naturel des dénués qu’elle demeure au fond de la vie comme une eau trouble qui ne déborde pas. Je dis à Frilotte de m’attendre. Je partis en courant, je suivis les mouches sous les arbres, toujours plus loin. Elles entrèrent dans une étable, et à côté j’aperçus une maison. Je savais par quelles paroles évoquer la charité ; il m’était arrivé çà et là de tendre la main du fond d’un porche quand la chance ne m’aidait pas dans mes petits métiers précaires. L’été, j’allais cueillir des graminées et des bluets aux alentours des vergers ; je revenais ensuite les proposer aux passants. Ou bien j’ouvrais la portière des voitures devant les restaurants de nuit ; mais de grands voyous violents et d’agiles vieillards sournois me disputaient ce poste convoité. Je me rabattais aussi vers les halles et m’employais à balayer le carreau suintant de marée ou juteux de fruits avariés. C’étaient là mes meilleurs profits.
Je heurtai au seuil ; une femme âgée arriva en traînant ses sabots.
— Frilotte a faim, lui dis-je avec décision. Si vous aviez un petit morceau de pain ?
L’aïeule était d’humeur gaie ; elle se tourna vers une jeune mère qui, dans le fond de la pièce, berçait un enfant.
— Frilotte ! fit-elle. Celle-là sûrement doit être aussi drôle que lui !
Toutes deux riaient sans méchanceté. La pitoyable vieille prit dans la huche un quart de pain bis, le coupa par moitié, puis entre les parts écrasa une coulée de beurre. Je ne sais pas si auparavant j’avais jamais éprouvé une telle joie. Je volai vers mon amie ; je lui mis le pain dans les mains, disant :
— As-tu déjà mangé du beurre ?
Ses yeux luisaient ; le vieil instinct de la défiance reparut ; elle me regarda de côté comme si elle redoutait qu’après lui avoir donné le pain, je ne le reprisse. Je secouais la tête.
— Il est à toi, tu m’en donneras ce que tu voudras.
Elle eut un petit cri de bête sauvage, comme les êtres qui ont mal appris à parler. Ouah ! Ouah ! fit-elle, exprimant ainsi une joie très franche. Elle aspira longuement l’odeur aigre du seigle ; et ensuite, comme elle avait fait la première fois sous l’arbre, elle divisa le pain de ses petites mains brunes. Nous étions allés vers de hauts peupliers ; nous nous assîmes à leur ombre. Elle ne finissait pas de lécher le beurre ; il avait une couleur de soleil. Quand la belle couche jaune eut toute fondu à sa bouche, elle commença seulement de mordre à dents profondes dans l’épaisseur du quignon. Oui, la ville était loin.
Une fraîcheur monta comme nous achevions ce repas savoureux. Aucun de nous n’avait eu la pensée qu’il viendrait un moment où il nous faudrait nous décider à reprendre le chemin du vieil arbre. La plaine s’empourpra de rais obliques : je tendis le doigt vers la cité fumeuse.
— Dis, Frilotte, retournerons-nous là-bas ?
Elle me répondit :
— Si tu y retournes, j’irai avec toi.
Je portais toujours un caillou dans ma poche. Quand il me fallait décider si la chance viendrait du chemin de droite ou du chemin de gauche, je tirais le caillou et le lançais en l’air. Ce caillou, en outre, me donnait l’illusion de posséder, comme les riches, quelque chose qui pesait le poids de l’argent. Les humbles petits pauvres ont vis-à-vis d’eux-mêmes de secourables ingéniosités. J’aurais pu prendre cette fois encore le caillou : le jetant devant moi, j’aurais par pile ou face fixé notre destinée. La décision tranquille de Frilotte me donna la confiance en moi-même. D’un esprit résolu, je dis :
— Nous irons par là.
Je lui montrais la route en avant de nous. Maintenant nous étions tous deux pleins de haine pour la ville.
Oh ! la gueuse ! la gueuse ! l’horrible marâtre qui toujours nous avait retiré le pain des dents, qui avait bouché nos soifs avec sa mamelle sans lait ! Nous y avions grelotté l’hiver et rôti l’été, nus, sans abri, trompant notre faim avec des rebuts que nous disputions aux chiens. Mais ceux-là se levaient plus matinalement que nous : presque toujours, quand nous arrivions fureter dans les tas, ils avaient déjà passé. J’étais, moi, le Petit Vieux qui, depuis les jours de la petite enfance, traînait après lui la misère du monde. Je n’aurais pu dire quel sentiment me rendait à moi-même si vieux qu’il me semblait n’avoir jamais été jeune. J’étais le prolongement peut-être d’antiques races qui avaient souffert la faim et le froid avant moi. Elle aussi, cette petite fleur de pavé qui ne pouvait compter que jusqu’à dix, eût été incapable de faire le total de ses détresses. Mais celle-là était une essence vive ; elle avait une gaîté de matin dans ses ailes légères d’oiseau. Elle riait comme rit le vent dans une chambre de malade quand les fenêtres sont ouvertes. Son mobile esprit de petite femme dansait devant elle sur le chemin. Elle se tourna une dernière fois vers l’endroit de l’horizon où avaient disparu les tours et cracha au loin avec une moue de colère. Et puis tout de suite elle ne pensa plus qu’à s’amuser de sa vie nouvelle.
— Dis, Petit Vieux, il y aura là des cerises à l’été ? Il y aura des meules de foin tiède où dormir ? Il y aura des tartines de beau pain beurré quand nous voudrons manger ?
Ses mains battirent avec un bruit clair. Elle aspirait la senteur des herbages, le nez au vent, comme une petite génisse. L’âme de la terre entra en elle. Je pensais : « Là-bas il n’y aura pas de chiens levés avant le jour. »
Le soleil se coucha paisiblement ; le ciel sur notre marche semait des roses ; le vent avait gardé un peu de la chaleur du jour. Il apparut des fermes, des toits de chaume, des clôtures fleuries. Les herbes et le sable rafraîchissaient nos pieds. Nous longeâmes ensuite un grand bois et tout le soir n’était pas tombé. Un peu de clarté pâlissait nos visages ; nous étions l’un près de l’autre comme de petites ombres ; de nouveau nous croyions ne nous être pas connus encore. Puis ce reste de jour s’éteignit, la nuit bleue nous enveloppa. Elle me dit singulièrement :
— Est-ce bien toi, Petit Vieux, qui es là près de moi ?
Je disais :
— Est-ce bien toi, petite Frilotte ?
Nos noms nous étaient très doux comme le beurre de la tartine et nous n’apercevions plus les bouches qui les disaient. Elle coula sa main dans la mienne. Je n’avais pas encore senti la tiédeur de la chair chez les autres filles. D’affreuses petites guenons m’avaient mordu jusqu’au sang ; moi-même je leur avais tiré les cheveux à poignées. La sensation n’avait pas été différente de mes rixes avec les garçons.
Ce fut donc une chose nouvelle et profonde, la douceur de sa main dans ma main. Les cerises seules avaient la moiteur de cette petite peau tiède. Nous serions allés comme cela jusqu’au bout du monde. Un grand silence tomba : des voix d’enfants très loin s’étaient tues ; l’aboi d’un chien un peu de temps aussi avait traîné ; il n’y eut plus sur nous que la nuit du bois aux petites feuilles remuées, aux légers craquements de brindilles comme un peu plus de silence. Une apparence irréelle duvetait les formes, de fraîches soies d’ombre fluide coulaient. Nous ne nous parlions plus, nous n’avions plus pour nous entendre que la chaleur de nos mains l’une dans l’autre.
Nous n’avions pas peur : les nuits de la ville avec leurs réverbères clignotants et leurs râles d’ivrognes, les lourdes ténèbres comme des morgues après des crépuscules livides, le noir humide des rues battues par les rafales hurlantes et sillonnées de guets rôdeurs avaient épuisé en nous les frissons de l’effroi. C’était plutôt un sentiment de confiance et de sécurité comme si nous nous en remettions à une vigilance inconnue du soin de nous préserver. Quelqu’un doucement sembla parler dans la nuit, quelqu’un qui peut-être avait fermé les paupières du jour et berçait les arbres ; et personne ne nous avait appris Dieu. Nous arrivâmes ainsi au bord d’une clairière.
Là elle me dit :
— Je suis lasse, Petit Vieux.
Sa main depuis un peu de temps pesait à mon bras. Ses pieds aussi râpaient sans courage le chemin. Mes plus belles nuits là-bas étaient celles que je passais, gîté aux poutrelles des grands ponts de fer, par-dessus le sombre fleuve tranquille. Il coulait de son flot éternel et sans bruit. Vers le matin de pesants chariots passaient ; toute l’armature trépidait ; j’étais bercé comme dans une tempête. Frilotte, elle, couchait dans l’odeur brûlante et fétide des taudis où s’entassait un remous humain. Quelquefois elle s’abattait derrière un remblai, contre une porte, près d’un soupirail de cave. Ni l’un ni l’autre ne connaissions encore la tendre nuit des bois.
Dans le soir de la clairière, un chêne comme une église se dressa. Son pied se renflait de monstrueux orteils, feutrés de mousse. Je riais en tâtant la douceur de ce lit, moelleux comme un duvet de petit oiseau.
— Vois un peu, Frilotte, si tu ne serais pas bien ici, disais-je.
Elle répondit quelque chose que je ne pouvais comprendre, et elle s’était laissée tomber entre les grosses nervures de l’arbre. Cependant moi, regardant le ciel splendide au-dessus d’elle, je dis encore tout bas :
— Ils ont allumé toutes les chandelles là-haut.
Je ne savais pas de qui je parlais ; il monte du fond des ignorants des paroles obscures qui cependant ont un sens. Des milliers d’étoiles criblaient le feuillage léger du chêne ; tous les trous du ciel, à travers le jeune printemps des feuilles, avaient une pâleur tranquille de veilleuses. Les nuits de Noël, il y avait comme cela des arbres éclairés aux vitrines. Mais Frilotte ne faisait plus un mouvement. Elle avait replié ses jambes nues sous son jupon ; ses paupières étaient retombées. Un souffle passa.
— Bonsoir, Petit Vieux.
Un petit pauvre une fois m’avait aussi dit cela. Celui-là toussait toujours. Il était venu coucher auprès de moi dans une cave près du fleuve. Je m’y coulais en glissant entre les soupiraux. Ce soir-là il m’avait dit tendrement bonsoir. Et puis plus jamais il ne s’était réveillé.
J’étais couché au pied du chêne, dans le duvet frais de la terre avec une vie étrange en moi. Mes mains caressaient des tissus tendres et animés, comme une chair. Les arbres aussi vivaient, et les étoiles, et toute la profondeur du bois. J’eus là pour la première fois le pressentiment d’un mystère autour de la créature. Ce n’était qu’une idée venue de la beauté de la nuit et descendue au cours de mon sang. Et à peine je connaissais mon sang pour l’avoir vu s’égoutter de mes membres blessés. Je connaissais bien moins les rapports de ma vie avec le sens éternel des choses. Qui jamais m’aurait parlé de Dieu et de l’univers ? Mais la terre sous moi avait une pulsation ; d’infinies rumeurs montaient de la clairière ; la sève bruissait aux artérioles comme la salive à mes lèvres, comme le sang dans mes veines.
J’avais collé mon oreille contre le chêne ; il vibrait dans toute sa hauteur et une onde sonore courait sous son écorce. Mon ouïe subtile de petit sauvage croyait reconnaître le bruit de la ville quand de loin on l’entend dans les soirs, avec ses roulements de chars sur les dalles, ses musiques de cuivres et de tambours, son bourdonnement comme une ruche.
Ma peur tout à coup trembla comme devant un prodige. J’aurais voulu réveiller Frilotte, lui crier :
— Petite fille ! la terre a un cœur comme toi et moi !
Les premiers hommes entrés aux forêts durent éprouver ce sentiment de terreur religieuse.
Je couchai ma tête près de celle de Frilotte ; je n’eus plus un mouvement ; et un bruit léger, profond montait aussi de sa vie, son sommeil faisait une musique comme une grosse mouche, comme la respiration de cette terre nocturne. Un flot tranquille toujours s’élevait, s’abaissait ; je regardais sous les étoiles sa bouche tendrement palpiter. Comme la mienne elle avait crié des injures ; elle avait répété les paroles exécrables qui, sur des lèvres d’enfant, ont la rougeur déchirée d’une blessure. A présent elle frémissait doucement comme le cœur d’une rose. Un engourdissement me prit : je me sentis m’évanouir tièdement dans la chaleur de son sang.
Et puis ce fut notre premier matin. Presque en même temps nous ouvrîmes les yeux. Des gouttes de clarté pleuvaient des branches, roulaient sur nos visages. Notre chair était mouillée d’aube. Quel étonnement pour tous deux ! Elle me regardait avec de claires prunelles émerveillées. Il me sembla que c’était une autre fille qui était près de moi. Elle n’avait plus dans l’heure fraîche le même front pâle qui la veille était venu vers l’arbre. Sa bouche aussi était une autre fleur de sang, ardente et mobile. Et encore une fois, dans le paysage vierge, ce fut comme si nous ne nous étions point encore vus. Elle reposait sur le lit de mousse comme un esprit de l’air, comme une forme subtile de rêve. Je la considérais avec des yeux jeunes, lavés de lumière.
— C’est bien toi, Frilotte ?
Et auparavant je n’avais jamais souri.
— Oui, fit-elle, c’est bien moi, mais est-ce toi, Petit Vieux, qui me touches avec ta main ?
Un vent léger souffla sur nos yeux. La clairière fumait ; une ombre bleue tombait des arbres et coupait comme une proue le lac argenté des vapeurs. Le soleil crépitait, brillant et gras. Un coucou, dans les lointains du bois, chanta trois fois.
— Oh ! dit-elle, quelqu’un nous a appelés.
— Non, c’est un oiseau, petite fille.
Cependant je ne savais pas quel était cet oiseau. Elle et moi ne connaissions que les moineaux des rues ; et nous étions à présent nous-mêmes pareils à des moineaux qui ont quitté la ville et sont venus vers les grands arbres. Mille sources sourdaient du sol, continues, profondes. Le cœur de la terre à grands coups battit. La vie de moment en moment montait ; elle roula comme une mer ; et la même main qui avait fait glisser les gonds de la nuit rouvrait les écluses du jour.
Encore une fois j’appuyai l’oreille à l’écorce du chêne. Il ronflait comme une meule ; tout le bois sembla tressaillir dans sa vie magnifique comme, dans la poitrine d’un roi, l’âme entière d’un peuple. Je n’étais plus le même enfant craintif qui avait tremblé dans le mystère des ombres.
— Ecoute, Frilotte, m’écriai-je. Lui aussi vit comme nous.
Elle ignorait ce que je voulais dire. Et alors une joie ivre passa en moi. En criant, j’étreignis le grand arbre comme un ami, comme un frère. Une nuée d’oiseaux s’envola, un pivert au loin hennit. Chaque bruit de la forêt était un prodige ; mais surtout le coucou nous charmait. De nouveau il frappa trois coups. Là-bas chez l’horloger nous avions vu un oiseau noir s’avancer au bord d’une porte en poussant trois hoquets saccadés. Elle me dit :
— Allons là où crie cet oiseau.
Nous marchâmes quelque temps dans le thym humide. Chaque pas dont nous foulions le sol moelleux faisait effluer des senteurs vertes. Nous appelions : Coucou ! Coucou ! Et à trois reprises encore l’oiseau répondit, mais chaque fois sa voix semblait se reculer dans la profondeur du bois.
Les taillis s’épaissirent : une mêlée sauvage s’ouvrait et se refermait sur notre passage, et d’autres oiseaux maintenant arrivaient nous saluer à la pointe des branches. Il y en avait qui du bout de leur bec semblaient égoutter une eau de cristal ; chaque goutte tintait claire et fraîche. Des pinsons ressemblaient aux petits musiciens qui, le dimanche, s’en vont jouer du violon devant les guinguettes. Et puis le loriot siffla ; il n’avait que quatre notes, toujours les mêmes ; c’était mouillé, moqueur et tendre. Il y avait aussi à la ville un joueur de flageolet qui, avec ses doigts sur les trous du bois sonore, faisait ce bruit mélodieux. Quelquefois des geais aigrement criaient.
— Oh ! disait Frilotte, je crois entendre la vieille femme se chamailler avec Mama.
La joie du bois passa en nous. Avec patience j’essayais de moduler les quatre notes du loriot. Notre rire était une chanson d’oiseau à nos bouches : il montait de nous comme l’odeur du thym montait du sol foulé par nos pieds. Il était l’analogie de nos petites âmes élémentaires avec la gaîté du matin. Autrefois nous avions ri d’un rire plutôt méchant, à la pointe des dents, comme on mord pour se défendre. Nous étions alors les petites bêtes du hallier humain ; nous n’avions pas entendu encore le rire du vent dans les arbres.
Cependant Frilotte tout à coup commença de claquer des dents et de nouveau la faim était revenue. Comme le loup elle était sortie du bois et maintenant elle se jetait sur nous. C’était le même aboi que les autres matins, que tous les jours de notre vie. Nous prîmes une poignée d’herbes vertes ; leur suc âcre nous crispa ; nous essayâmes vainement de mâcher des écorces. Alors, avec des yeux pâles, elle se mit à parler du beau pain beurré de l’aïeule.
— Ah ! dis-je, si seulement nous pouvions retrouver le chemin de cette maison !
Nous n’avions pas perdu le courage ; nous étions accoutumés à mériter par de patients labeurs notre aléatoire subsistance quotidienne. Nous tâchâmes de nous orienter. Nos pieds nus ne cessaient pas de frapper rapidement la terre. A la fin Frilotte se laissa tomber.
— Va seul, Petit Vieux, dit-elle faiblement. Moi je resterai ici.
Mais tout de suite après, se cramponnant à mes mains :
— Non, non, Petit Vieux, porte-moi. Qu’est-ce que je ferais seule ici sans toi ? Je ne veux pas mourir dans cet horrible bois.
Je la pris donc dans mes bras et la portai un peu de temps ; mais à mon tour je sentis mes forces s’épuiser. J’éprouvais un grand accablement. Quelle ironie ce soleil et toute cette joie des arbres et des oiseaux par-dessus notre agonie ! Nous étions là l’un près de l’autre, pressant notre estomac avec nos mains. Ensuite, en l’écrasant de tout le poids de notre corps sur le sol, nous tâchions d’étouffer la bête affamée qui criait en nous. A la ville du moins, les chiens quelquefois n’avaient pas tout mangé quand nous passions. La nature était plus terrible que les hommes.
Comme encore une fois je me retournais sur le ventre, je vis s’avancer une file de gros insectes noirs et brillants. Ils ramaient sous les herbes avec lenteur et semblaient se diriger vers un carnage, vers un pays de riches proies. Ayant fait quelques pas, j’aperçus au pied d’un arbre un ramier mort, se mouvant sous l’assaut de leurs légions noires. Une vie rythmique palpitait sous les ailes ; le duvet des plumes mollement ondulait par lentes et larges secousses continues. Cependant personne n’avait dit à ces insectes voraces qu’il y avait là un débris savoureux : leur sûr instinct les avait guidés et à présent par centaines ils se repaissaient du ramier.
Un petit pauvre, un être primitif lie ses idées avec plus de spontanéité que le civilisé des villes. Je dis à Frilotte :
— Il y a des nids dans les arbres. Si je reste un peu de temps sans revenir, crie trois fois comme l’oiseau.
Comme le chat au guet, je me glissai sous bois, écoutant la rumeur qui partait des hauts feuillages. J’évitais le craquement des brindilles, le froissement des feuilles sèches et toujours je regardais au-dessus de moi dans l’épaisseur verte des branches. Une force meurtrière bandait mes nerfs. Mon cœur battait à se rompre. Je vécus certainement là une longue durée de vie. A la fin une cime s’agita ; un émoi de maternité apeurée traîna un instant et puis retomba sur un frémissement de jeunes ailes. L’instinct du fauve, le goût forcené de la proie aussitôt darda. Pour jouir d’un cortège ou voir défiler un régiment, j’avais maintes fois grimpé aux candélabres, noué mes genoux aux platanes lisses, d’une souplesse agile de singe. Mais l’arbre, rugueux et vaste, cette fois défia l’embrassement de mes membres trop courts. Un jeune hêtre heureusement par la cime joignait l’une des grosses branches de cet ancêtre du bois. Je l’enserrai dans mes bras, mes jarrets s’agrippèrent et à la force des reins je commençai à me hisser. Bientôt j’atteignis les hautes ramures ; elles ployèrent, frêles et tendres ; leur extrémité seulement frôlait les nervures puissantes du chêne. A présent l’effroi du nid grondait ; le mâle gonflait la plume ; la femelle largement avait blotti la couvée sous ses ailes éployées. J’apercevais nettement sous son ventre les becs aigus et jaunes des petits en tumulte.
Alors une décision froide noua ma volonté. Un sûr élan pouvait seul avoir raison de l’espace qui me séparait du nid. J’imprimai au hêtre des oscillations à mesure plus fortes et enfin me lançai. Je crus tomber de la hauteur d’un ciel. Un fracas de rameaux craqua ; la lumière et l’ombre se déchirèrent, d’un long bruit de soies fendues. Tout le chêne fut secoué comme par une rafale violente ; et moi, élastique et souple, les yeux clairs dans ce bond prodigieux, je roulai parmi une mer de feuillages. Une branche, torsée comme un câble, m’arrêta, je m’accrochai ; et un vol maintenant tourbillonnait ; les ramiers me perçaient de coups de becs. Mais déjà, avec une clameur sauvage, j’avais arraché le nid et le coulais contre ma chair.
Je me laissai tomber de branche en branche ; et puis, visant le jeune hêtre prochain, j’ouvris les mains et d’un saut hardi de nouveau plongeai dans l’abîme vert. Des feuillages amortirent la chute ; je roulai, sans trop de mal, sur l’humus moussu. Des écorchures bruinaient à mes mains ; une large entaille m’éraflait la joue ; le sang des petits ramiers me barbouillait la poitrine.
Il y eut là un sentiment d’orgueil farouche tel que durent l’éprouver les anciens hommes des bois. J’avais joué ma vie dans un acte héroïque. Je m’étais égalé à ma volonté ; je crois bien que l’instinct parla ainsi en moi, car mes sensations ne pouvaient encore s’exprimer. Je criai par trois fois, mais je ne savais plus comment chantait le coucou : je poussais la clameur furieuse d’un roi. Et là-bas, une voix faible me répondait.
— Vois, dis-je en jetant le nid à ses pieds, ces bêtes tout à l’heure vivaient.
Elle les mania, tièdes encore et palpitantes. Des roses vives fleurissaient ses joues ; ses narines battaient. Elle fut contre moi les yeux brillants, d’une joie de vie féroce et tendre, poussant son cri sauvage.
Bientôt la plume légère vola sous ses doigts. J’amassai du bois, des feuilles sèches ; je pris mon caillou ; j’en fis jaillir l’étincelle. Le feu pétilla clair et rose : il monta sous les chênes comme la petite âme de la couvée. Et entre les pattes nouées des ramiers, j’avais glissé un scion que nous écartions ou rapprochions selon l’intensité de la flamme. Les chairs se dorèrent. Un fumet de grillade se mêla à l’odeur d’encens du bois brûlé. Avec de longues salives nous regardions s’achever la cuisson. Comment un jeune garçon comme moi eût-il pu soupçonner la raison de l’exécrable attrait qui pour l’homme se dégage de la senteur d’une viande grésillante au feu ? Le sang d’une vie sur le gril est plus délectable que la saveur d’un fruit généreux, que le parfum d’un pain fraîchement pétri. A peine, pour l’avoir reniflé au seuil des rôtisseries, je connaissais l’âcre relent poivré du charnage. Et maintenant à l’odeur de cette petite chair qui avait palpité et saignait un jus rose, mes lèvres d’elles-mêmes s’allongeaient.
L’instinct des carnassiers nous domina : nous lacérâmes les tendres filandres à la pointe des canines. Nous broyâmes entre nos molaires les jeunes os des fils du vieux chêne. Il nous en resta comme une griserie accablée qui nous fit dormir, heureux et repus, une longue heure de sommeil.
Au réveil, la soif à son tour nous tortura ; cette viande flambée rendait nos gorges brûlantes. Mais l’herbe était chaude ; nous sucions des feuilles ; elles ne nous procurèrent qu’un rafraîchissement momentané. Nous regrettâmes le clair ruisseau : nous en avions pour jamais perdu le chemin. Entre lui et nous, comme une roue les grands arbres tournaient.
Une forge écarlate s’alluma dans les fonds : le soleil roula comme une tête sous des marteaux. Nous étions dans un hallier épais, au cœur même du bois immense. Une illusion nous avait lancés parmi les ronces et les épines rougies par le couchant ; de loin nous avions cru voir des fruits pourprés. Des échardes meurtrissaient nos jambes ; un morceau de la jupe de Frilotte resta pris aux griffes du fourré. Elle jurait comme une vieille femme ivre ; j’allais, tapant avec un bâton devant moi, prudemment. Des formes agiles et longues soudain s’élancèrent, un émoi effarouché et gracieux de vies légères, presque volantes, dans la sveltesse de leur fuite. Quelle bête ainsi pouvait tenir du flexible lévrier, du cheval ardent et sensible ? Il y avait bien à la ville un jardin d’animaux ; leurs fureurs emplissaient les soirs du quartier. Ceux-là du moins avaient un nom dans ma mémoire, un nom qui quelquefois venait à la bouche des plus ignorants, lion, tigre, loup. Et une fois, hissé à la crête d’un mur, j’avais pu voir, par delà la clôture, des toisons massives et des pas saccadés. Mais personne jamais ne nous avait parlé des innocents chevreuils.
— Oh ! me dit-elle tout bas, j’ai peur, Petit Vieux.
Je fis mouliner le bâton. L’orgueil du carnage était en moi pour avoir goûté au sang.
— S’il en vient encore une, criai-je, je la tuerai.
— Le ferais-tu vraiment ? dit-elle.
Ses narines comme l’autre fois battaient.
Le roncier un peu plus loin se creusa ; une aire moelleuse et verte ondula aux pentes d’un vallon où déjà tombait la nuit. Nous eûmes un cri. Un clair rivulet ruisselait d’une source et serpentait à travers les fonds. Nous puisâmes avec nos paumes cette eau miraculeuse ; elle filtrait de nos doigts en filets d’argent ; nous n’avions jamais fini de boire, et une douceur profonde coulait avec elle dans nos poitrines altérées. Nous serions restés là des heures, divinement rafraîchis par le délicieux paysage.
Nous suivîmes le léger courant ; les arbres se reculèrent ; une mare, un sommeil d’eau immobile se velouta d’une ombre violette. Doucement le ciel se mit à pâlir ; des clartés d’étoiles, comme des gouttes de lait, ruisselèrent des mamelles de la nuit. Alors deux enfants, en se tenant par la main, remontèrent les pentes et ils ne riaient ni ne se parlaient, très purs et heureux dans la bonté de l’ombre. Ils étaient venus de la ville horrible, avec leurs boyaux crevant de faim ; ils s’étaient pris par la main et ils avaient marché devant eux. Une vie libre déjà les payait de leurs longues détresses exténuées. Et ni l’un ni l’autre n’avaient appris à joindre les doigts ; une âme religieuse pourtant était sur leurs bouches.
Elle se serra contre moi.
— Petit Vieux, dit-elle, il y avait une fois comme cela une église.
Voilà, elle disait vrai : c’était bien là comme cette église dont elle parlait, mais toujours à la ville, au bout d’un peu de temps, un homme solennel nous chassait en faisant sonner sa hallebarde sur les dalles.
La nuit entra dans nos âmes sauvages comme un duvet, comme l’eau fraîche de la source. Un souffle lent montait, le vent d’une haleine comme un frôlement de plumes et de soies. Il y avait si longtemps que nous avions cessé de souffrir de l’autre vie mauvaise, moi couchant sous le tablier ronflant des ponts, toi dans des taudis fétides qu’empestait une odeur d’égout et d’alcool ! Un arome de sèves et de gommes nous sucrait les lèvres. A chaque coup nous croyions aspirer l’énorme âme verte du bois. Nous avions les sens vierges de deux petits faunes aux écoutes du mystère.
L’ombre trembla sur des randonnées agiles, de lents glissements furtifs. Des poursuites fuyaient par les sentes. Dans l’épaisseur des chênes couraient des traques enamourées d’écureuils. Et des cris légers, quelquefois la plainte plus longue d’une bête blessée se mêlaient au craquement des branches, au froissis des feuillages, à de sourds battements d’ailes. Une rumeur continue traînait, la palpitation des vies proches ou lointaines rôdant sous bois. Un vol ouaté de hibou tout à coup s’étouffa, suivi d’un petit râle d’agonie et des palombes soupiraient comme des amants heureux. Presque aussitôt un galop fendit la nuit ; des sabots précipités rebondirent vers la mare. Je revis la grâce svelte et frémissante des longs animaux aux yeux de femme.
Frilotte frissonna, se blottit dans mes bras.
— Je t’assure, Petit Vieux, ce ne sont pas des bêtes comme les autres.
L’air mou retomba au silence ; la grande nuit du bois s’assoupit ; il y eut comme un doigt de velours qui frôla nos paupières. Nous nous endormîmes dans l’âme fraîche de la terre. Et encore une fois ensuite le matin s’éveilla. Nous frissonnâmes sous la hauteur des arbres. Nous ne cessions pas d’admirer le prodige de leurs troncs énormes au-dessus de nous, si petits.
Des jours s’écoulèrent. Nous comptions les heures par la courbe du soleil. Six fois il s’était levé dans un ciel clair, fleuri de roses. Aussitôt montait la vie ; le coucou, avec ses petits coups, donnait le signal. Celui-là était le chanteur matinal, posté derrière les portes du jour. Puis le loriot jouait son petit air ; la plainte pâmée des palombes traînait ; le pivert s’ébrouait avec un hennissement de poulain ; l’aigre clameur des geais graillait ; et nous reconnaissions aussi le foret strident de la pie et le rauque coup de rabot des corneilles. Nous inventâmes des noms pour les distinguer l’un de l’autre et quelques-uns nous charmaient, les autres stimulaient en nous le goût de la chasse et du combat.
En nous glissant dans le vallon vert, nous allions regarder les chevreuils boire à la mare. Par petits bonds ils remontaient les pentes et à notre tour nous descendions vers la source pour y boire et y tremper nos pieds. Je ne pensais plus au meurtre ; ils étaient semblables à nous, d’âme douce et confiante, dans la paix de la nature. Ils s’habituèrent à nos visages ; nous pouvions les approcher à une petite distance ; leurs frais yeux lumineux nous suivaient et n’étaient plus inquiets.
L’heure de la faim me relançait vers les hauts feuillages. La chair du ramier nous était précieuse, d’un fumet moins âcre que la pie et le geai. L’instinct m’enseigna comment, en tordant mon lambeau de veste et en le jetant à mesure devant moi le long de l’arbre, je pouvais sûrement me hisser jusqu’aux nids. Ouah ! Ouah ! criait-elle. Ensuite le feu s’allumait, nous mangions innocemment de la vie ailée. Je n’osais pas encore toucher aux autres êtres du bois. Et c’était le mois d’amour ; des gouttes de sève pleuvaient des feuilles ; aux écorces se coagulait la sueur chaude des résines. Quelques essences suintaient une gomme poivrée qui brûlait nos lèvres ; le cœur des chênes, nourri de sang vierge, sonnait comme un tambour. Cependant nous ignorions encore l’émoi de notre chair ; nous ne nous étions pas aperçus d’un sexe différent.
Vers la dixième nuit, la lune changea. Une fine pluie mouilla notre réveil ; elle grésillait sur les mousses, elle ruisselait des feuillages avec une musique claire qui d’abord nous amusa. Le coucou, ce matin-là, sonna d’une voix enrouée et nous n’entendîmes plus les oiseaux joyeux du bois. Seuls les geais et les corneilles continuaient à se quereller durement dans le silence attristé. Vers le midi, la pluie s’épaissit : son bruit sourd et continu ressembla à la marche lointaine d’une foule. Toutes les autres rumeurs s’étaient étouffées. Un air pesant et gris étamait le jour. Comme les oiseaux, nous avions perdu la gaîté.
Nous dûmes varier nos stations sous les chênes ; l’ondée à mesure visitait nos abris. Alors la nécessité me rendit industrieux. J’allai dans le taillis couper les branches les plus droites. Je les juxtaposai, les serrant ensemble avec des brins de coudrier. Ce clayonnage nous procura un simulacre de toit ; je le fixai sur deux piquets en lui gardant une déclivité pour l’écoulement de l’eau. De menues branches tressées ensuite formèrent les parois. Comme le froid nous avait pris, j’allumai un feu de brindilles près de la hutte. Nous eûmes ainsi au cœur du bois un campement, comme les fondations d’une jeune cité. Et il plut de l’aube à la nuit pendant cinq jours.
Les arbres, sous la grande pluie féconde, se lustrèrent d’un vert ample et riche. Des germes s’épanouirent, une grâce frileuse de petites corolles pâles étoila les couches profondes. Les aromes aussi plus subtilement montaient des terreaux drainés. Un matin les oiseaux se remirent à chanter. Des jours de clarté fraîche dorèrent les feuillages. Nous quittâmes notre hutte ; nous marchâmes longtemps à travers le bois.
Un soir elle me dit :
— Pense donc à cela. Mama quelquefois me prenait dans ses genoux et m’embrassait.
Moi, croyant qu’elle regrettait l’autre vie, j’eus le cœur serré de dépit.
— Eh bien, lui dis-je, si tu veux, nous retournerons à la ville. Tu iras retrouver cette Mama.
Ma voix tremblait : je l’aurais battue si elle avait dit oui.
— Non, fit-elle, ce n’est pas ce que tu crois, Petit Vieux. Mama toujours revenait avec des hommes. Quand elle était soûle, il n’y avait plus rien de bon à attendre d’elle, mais ensuite elle redevenait très tendre ; elle pleurait en me demandant pardon. Si seulement tu voulais un peu caresser mes cheveux comme elle faisait !
Je ne pensais pas qu’elle m’aurait demandé cette chose un jour. Elle s’était pelotonnée contre moi et maintenant elle prenait mes mains, elle les appuyait doucement à son front.
— Oh ! c’est si bon, tes mains, Petit Vieux !
Je me prêtai un peu de temps à ce jeu et puis je m’en allai par le bois. Je n’étais pas fâché, c’était quelque chose de singulier en moi que je ne connaissais pas. Quand je revins, elle dormait tranquillement, les bras croisés sur sa poitrine.
Une autre fois, nous étions partis au matin. Nous allions la main dans la main en balançant nos bras. Des pensées sourdes m’agitaient et je lui dis :
— Pense un peu à ceci. Il y a des hommes qui travaillent aux champs. Ils retournent la terre, ils sèment le blé. Ils vont avec les bœufs et les chevaux. Ceux-là valent mieux que moi et toi.
Elle fronça le sourcil et cria :
— Ils ne sont pas libres comme nous !
Oh ! elle disait là une chose vraie et cependant je ne pouvais lui donner raison. L’insecte, l’arbre et la source travaillent à leur manière ; ils accomplissent une œuvre nécessaire comme le laboureur et le semeur. Moi j’avais des bras et des mains et ils m’étaient inutiles. Ainsi la loi reparut, la destinée qui voue l’homme au travail ; et je ne raisonnais pas, c’était un instinct confus qui me donnait le regret d’une chose que j’aurais pu faire. Un cœur de petit pauvre est plus près de l’humanité que les autres.
Je marchais donc à côté de Frilotte sans rien dire, remué par des choses sans mots, tandis qu’elle follement riait et dansait sous les arbres. Tout à coup je m’arrêtai et criai sauvagement :
— Ils mangent du pain, ceux qui travaillent !
Voilà, les idées s’étaient nouées et maintenant elles éclataient dans ce cri qui était celui des races, le vœu même de la vie. Oui, ceux-là ensemençaient la terre ; le seigle et le froment levaient de leurs sueurs, et ensuite ils pétrissaient la claire mouture : le pain les payait de leurs peines.
Elle me regarda toute pâle, les yeux malades.
— Oh ! fit-elle, casser avec les dents une croûte de pain !
Nous aurions donné notre hutte pour être semblables à eux et savourer l’odeur aigre du seigle chaud. Il passa une tristesse sous les arbres, les thyms foulés cessèrent de nous réjouir. Nos salives avaient le goût amer du désir.
C’était un midi de vent d’est, sec et brusque. La faim nous avait fait chercher au loin notre pâture ; les nids commençaient à nous manquer. Bientôt les taillis se clairsemèrent ; il n’y eut plus que des hêtres ; leur colonnade montait et s’abaissait sur des pentes.
— Oh ! dit-elle, serait-ce enfin la limite de ce bois ?
Nous n’osions nous regarder ; toute la joie libre de notre vie fut oubliée ; il n’exista plus que l’angoisse de l’inconnu du monde qui était par delà les hêtres. Maintenant soufflait vers nous une senteur âcre de vase et de houille. Je reconnus l’odeur de la brique cuite : elle demeurait aux bâtisses fraîches, aux maisons en construction où si souvent, dans le sable et le mortier, avaient gîté mes rudes nuits d’hiver.
— Crois-moi, dis-je, n’allons pas plus loin. Il y avait aussi cette odeur à la ville.
Elle se lança sans m’entendre et à mon tour je me mis à courir, poussé par une force. Bientôt une fumée bleuâtre nous enveloppa de flocons légers. Des arbres dardèrent en fûts d’or des lisières brumeuses. Une plaine immense s’étendit. Avec un étonnement muet, nous regardions près des fours ardents, les paillotes d’un campement de briquetiers.
Le soleil plombait droit, c’était midi. Des hommes dormaient, presque nus, le ventre à plat contre l’aire. Quelques-uns, accroupis sur les reins, taillaient avec le couteau de larges quartiers de pain et les portaient à leurs dents.
Ceux-là continuellement remuaient leurs mâchoires comme des meules. Ils fermaient à demi les yeux dans la joie de savourer la lourde miche parfumée. Il nous parut qu’un long temps de notre vie s’était écoulé depuis que nous avions cessé de voir des êtres faits à notre image. Des femmes ensuite sortirent des huttes et apportèrent des jarres pleines d’un breuvage noir. Il y avait aussi des enfants ; les plus jeunes déjà aidaient au travail commun : la glaise gluait à leurs peaux et ils avaient les pieds agiles des chevreuils sous bois. Ensemble ils étaient la tribu des pétrisseurs de glèbes qui rase les campagnes et va devant le pas prochain des bâtisseurs de villes.
Un chien nous aperçut et aboya ; nous redevînmes les petites essences farouches que relance la peur des hommes en société. Une fuite rapide nous rejeta vers le bois. Mais de nouveau, au bout de quelque temps, une étrange sympathie nous ramenait. Une partie de l’équipe gâchait l’argile blonde que les femmes trempaient avec l’eau des seilles. Un va-et-vient de brouettes charriait la substance ainsi préparée, mollie à point pour la mise en formes. Et debout devant la table, le chef, un vieillard souple et nerveux, recevait la pâte, l’insérait dans des moules pareils à des gaufriers, égalisait les cases d’un coup adroit de plane, puis les passait à de lestes enfants qui les déversaient sur le sol poudré d’un sable d’or. Nous regardions sans nous parler la beauté harmonieuse de ce travail qui nous était encore inconnu.
L’attrait mystérieux nous ramena le lendemain. J’aurais souhaité courir à leurs côtés, traîner des charges de glaise, sentir contre la mienne la chaleur de leur peau. Et encore une fois nous étions là, le corps avancé sur nos poings, regardant la plaine.
— Oh ! fit-elle, des pains !
Une des cabanes béait, et du doigt elle me montrait un rang de gros pains au mur. Ses dents aiguës tremblaient ; moi aussi je considérais avec envie les puissantes croûtes dorées. Je ne songeais pas que ce pain avait été péniblement gagné par un travail sacré. Je la regardais et puis je regardais les grandes roues vermeilles. Son rire malade et saccadé m’encourageait.
Avec prudence je rampai hors du bois, je me coulai jusqu’au seuil. Une pénombre tomba des solives et je ne voyais que la tache claire des pains. J’étendis la main ; un bras s’abattit ; je n’avais pas remarqué qu’un homme était couché sur une litière de paille, près de la porte. Il se dressa, me traîna par le camp et là-bas cette fille méchante à présent fuyait derrière les arbres. La tribu accourut aux cris de l’homme ; il y eut un ameutement, des gestes forcenés ; tous m’injuriaient. Mais soudain un des briquetiers poussa un cri de douleur et de colère. Comme une petite louve, une fille était sortie du bois et lui plantait ses canines dans la main. Du sang à la bouche, Frilotte les bravait en poussant son cri de guerre. Ouah ! Ouah ! Sa petite âme lâche s’était réveillée, intrépide et violente.
Le chef à grands pas arriva, le vieillard agile et souple qui là-bas manœuvrait le gaufrier. Il fendit le groupe, me saisit la nuque, l’attira elle-même par le bras. Et il avait le regard droit dans un visage dur.
— Qui es-tu, toi qui voles les pains ?
Je le regardai franchement dans les yeux en haussant les épaules.
— Je ne sais pas.
— D’où viens-tu ?
J’indiquai un point de l’espace derrière moi.
— Et celle-là, dis, est-elle ta sœur ?
Je ne pensais pas qu’il m’eût fait cette question. J’ouvris la bouche et puis serrai les dents, ne sachant plus que répondre. Mais soudain Frilotte bizarrement cria :
— Je suis sa femme.
Ces gens se mirent à rire ; le chef seul, sous son sourcil froncé, ne riait pas et la regardait au fond des yeux. Elle lui avait parlé avec la fierté farouche d’une petite sauvage des villes qui ne fait pas de distinction entre la vie fraternelle et l’autre. Doucement il lui demanda :
— Quel âge as-tu ?
— J’ai quatre tailles dans l’arbre de moins que Petit Vieux.
A présent je riais avec les hommes qui étaient là. Cependant la femme de celui qui avait été mordu à la main tout à coup s’approcha, une pierre dans la main.
— Crois-moi, lui dit le chef, prends plutôt un pain et coupe-le par moitié. Ce garçon et cette fille n’ont commis d’autre crime que d’avoir faim.
La femme laissa donc rouler la pierre ; elle pénétra sous le chaume et ensuite elle revint, apportant la moitié d’un des grands pains. Il avait ôté sa large main de dessus mon épaule, il prit le pain ; et maintenant il s’adressait à moi comme à un des siens, avec un visage paternel et grave.
— Les petits que tu vois autour de moi sont les fils de mes fils. Il y en a qui n’ont pas dix ans. Pourtant ils travaillent déjà et ils nous aident à gagner le pain que nous mangeons. Toi, tu préfères entrer dans les maisons et dérober le pain que tu n’as pas mérité. Eh bien, si elle et toi vous avez faim, emportez ceci. Il se peut qu’ensuite tu veuilles travailler à ton tour comme nous. Dans ce cas, reviens demain. Il n’y a jamais assez de bras pour cuire la brique et activer les fours.
Sans doute celui-là connaissait la versatilité féminine. C’est pourquoi il ne se tourna pas vers cette petite fille ; et il était devant moi comme un homme parlant à un homme. Je l’écoutais, remué d’un grand mouvement intérieur.
— Maintenant, allez, fit-il.
Les femmes nous poussèrent hors du campement et à pas rapides il s’en retourna vers la table.
— Vois, fit-elle en riant, ceux-là se donnent du mal et nous sommes libres. Ce pain nous en paraîtra bien meilleur.
La miche était fraîche et odorait le champ mûr ; nous y enfoncions les dents furieusement. C’était encore de la vie, bien que ce ne fût plus du sang et des os, comme les proies que je dérobais aux arbres, et elle moussait à nos bouches, légère et dorée. Une chaleur me gonflait le cœur ; je pensais au vieillard : aucun homme encore ne m’avait parlé avec cette bonté sévère. Si j’avais été seul, je serais retourné au camp. Cependant je me méfiais de Frilotte. Je sifflai entre mes dents et puis lui dis avec indifférence :
— Est-ce que toi aussi, tu n’aurais pas voulu avoir un père comme cet homme ?
Elle cessa de manger, me regarda sous le nez en secouant ses crins roux :
— Tous les hommes, c’est toi à présent pour moi, Petit Vieux, cria-t-elle avec une vraie joie de possession, avec un élan de vie personnelle et sauvage.
Où donc cette petite fille animale prenait-elle de si étranges idées ? Notre chair nous demeurait encore obscure et déjà elle me parlait comme une femme, avec une tendresse impérieuse dans le pli de ses sourcils. La force mâle aussitôt se rebella, l’instinct vierge de la défense, comme si elle avait attenté à la libre disposition de ma vie.
Après tout, elle faisait pour moi partie du bois, avec les arbres et les œufs des nids. J’aurais pu lui tordre les cheveux dans mes poings et la tenir sous moi comme une ennemie terrassée. Elle se serait mise à pleurer sans pouvoir se défendre. Et ensuite j’aurais marché à travers le bois, elle serait retournée à la ville par un autre chemin. C’était là un sentiment qui peut-être me vint de ma louche hérédité. Il me sembla que cette petite était, par rapport à ma conscience d’homme, une humanité inférieure. Voilà, cette chose était en moi comme le caillou dans la terre.
J’éprouvai le besoin de montrer de la décision. Je ramassai une motte de terre et la jetai devant moi, disant :
— Aussi sûrement que j’ai jeté cette terre, j’irai demain travailler avec eux.
Du bout de son pied, elle repoussa la motte et cria aigrement :
— Toi, tu l’as mise ici et vois, maintenant elle est là-bas.
Je m’en allai avec colère sous les arbres. Je sentais bien que si seulement j’avais fait un pas vers elle, elle aurait pensé : — Il en fera un second qui me le ramènera.
Je sifflais comme les oiseaux par dérision de sa révolte inutile ; et j’étais déjà loin, j’aurais voulu ne l’avoir pas quittée.
— Coucou ! coucou ! cria-t-elle. J’entendis ses pieds frapper nerveusement la terre derrière moi. Je tournai la tête et elle était là, soumise et sournoise.
— Pourquoi t’es-tu fâché ? dit-elle. J’irai demain avec toi chez les hommes.
Ses yeux luisaient ironiquement à travers ses cheveux.
Ce fut notre dernière nuit dans la hutte du bois : à pointe d’aube, dans la sueur fraîche de la terre, d’un cœur libre je partis avec elle. J’allais vers le travail et le pain. Je fis là mon premier acte conscient d’homme.
Le vent matinal tordait comme de légères chevelures les fumées au-dessus des paillotes. Sitôt que nous fûmes arrivés devant la table, le chef au visage dur appela une de ses brus et dit :
— Tu les prendras sous ton toit, comme tes enfants.
Cette femme alors nous mena vers la cabane et coupa deux larges tranches de pain. Et ensuite elle emplit d’une décoction de café un bol que nous nous passâmes de la bouche à la bouche. Puis de nouveau le vieillard vint et ils l’appelaient entre eux le Père. Et il dit :
— Voilà, toi et elle d’abord puiserez l’eau à la mare et avec cette eau vous tremperez l’argile.
Cet homme ne s’occupa pas autrement de nous. Il parlait peu et ne disait que les paroles nécessaires, comme un roi. Frilotte, à mesure, les pieds dans la flaque, emplit donc les tines, et je les charriais vers les hommes chargés de pétrir la terre. Sa patience, sa bonne volonté maintenant s’égalaient à mon courage. Elle haïssait ces gens comme des maîtres, elle était encore trop près de la vie libre du bois, et cependant un étrange respect la rendait craintive : elle leur obéissait avec humilité.
Elle vint près de moi sous la paillote, à la pause du midi. Nous rompîmes ensemble le premier pain du travail. La femme nous enveloppait de regards défiants et pourtant n’osait s’opposer à la volonté du Père. Elle nous dit :
— Mangez et buvez.
Le pain était aigre et dur ; les petits pauvres comme nous ne sont pas difficiles. Mais l’aîné des fils, plus grand que moi d’une tête, par jeu ou rancune, jeta vers nous une poignée de sable qui fit craquer les bouchées sous nos dents. Celui-là agissait méchamment, car nous avions mérité de manger le pain pur aussi bien que lui. Avec une force de chat sauvage, je lui sautai à la gorge ; il roula ; je frappais son visage avec mes poings. Le Père au bruit de la rixe arriva.
— Petit Vieux a raison, dit-il quand il connut le motif pour lequel nous en étions venus aux mains.
Il réprimanda la femme pour nous avoir donné de la miche moisie et le garçon pour l’avoir poudrée de sable. Et ensuite elle et moi nous dormîmes l’un près de l’autre, sous le midi brûlant. Maintenant aussi la mère donnait tort à son fils.
Jusqu’au soir Frilotte puisa l’eau à la mare et puis moi, je roulais cette eau vers l’aire où les hommes gâchaient. La lune monta ; un tourbillon léger de fumée dansait à la crête des fours comme une ronde de petites filles en tuniques blanches. Dans la nuit pâle les hauts cônes braséèrent ; ils ressemblaient à des palais en feu dont les rouges soupiraux inquiétaient la plaine. Une lassitude heureuse courbait nos membres. Nous avions pris notre part du repas en commun : le pain et la pomme de terre avaient comblé notre faim. A présent nous étions assis au seuil de la cabane et nous écoutions crépiter les houilles. La femme nous appela et dit :
— Le garçon couchera avec les garçons et la fille avec les filles.
Derrière les portes fermées, des ronflements puissants montaient. Frilotte, avec un sentiment fier, avança le front comme une vraie petite femme :
— Embrasse-moi, Petit Vieux, dit-elle.
Là-bas, nous dormions sous les arbres l’un à côté de l’autre et elle ni moi n’avions encore échangé le baiser.
— Fais ce qu’elle te demande, puisque aussi bien elle est ta femme.
Quelqu’un ainsi parla de qui nous ne voyions pas remuer la bouche dans cette nuit d’été. Et je l’embrassai dans les cheveux sans honte.
C’était le mois des nuits brèves. Une clarté passait, le frisson du petit jour comme derrière une porte un flambeau. Aussitôt les lits étaient remués de réveil. Dans l’aube pâle des formes se levaient et se répandaient à travers le camp comme des ombres, comme des parts attardées de la nuit. Et nous aussi, dans le petit jour gris, nous étions pareils à des ombres. Une fraîcheur coulait de la hêtraie jusqu’à ce sol brûlé et aride. La senteur verte nous rappelait la hutte solitaire, au cœur du taillis.
Avec les jours, le regret s’émoussa : nous parlions de la petite maison du bois sans douleur, comme d’un souvenir lointain. Les grands chênes rouges furent pour nous comme des parents restés en arrière tandis que la caravane s’enfonce à travers le vaste monde. On les aperçoit encore un peu de temps et puis ils s’effacent à l’horizon. Frilotte maintenant allait et venait, des bannes de sable fin dans les mains ; elle passait ce sable au tamis et ensuite elle me l’apportait. Je sablais de poudre d’or l’aire où à mesure les autres enfants mettaient sécher les haies de briques avant de les porter aux fours. La joie résida en nos gestes alertes et précis. Le pain aussi avait une saveur plus tonique depuis qu’il nous payait de notre labeur. Le soir et le matin, une des filles de la cabane disait à haute voix la prière ; les autres se signaient quand elle avait fini : et à notre tour nous faisions le signe de croix comme des chrétiens vers l’orient.
Quand la nuit tombait, nous allions regarder flamber les fours ; ils dominaient la plaine nue. Cependant très loin, vers l’orient, les lumières d’une ville brûlaient comme des lampadaires. C’était une ville toute jeune : peut-être il y avait là déjà des malheureux, de petits pauvres comme nous sans gîte et sans pain ; elle lignait de feux tout l’horizon. Et la campagne, l’arène dévastée et sans végétations toujours un peu plus diminuait à mesure qu’elle avançait. C’est pour cette ville que de l’aube à la nuit, le camp travaillait, moulant l’argile dans les formes et les portant cuire ensuite aux fours. Inépuisablement les briques sortaient de la terre, montaient, se dressaient en tours rouges par simulacre des maisons qu’elles serviraient bientôt à bâtir.
Partout où passaient les briquetiers, le sol se vidait de ses sèves, un désert naissait. Il y avait des années qu’ils étaient en marche ; ils arrivaient toujours après les moissons et ensuite les moissons ne repoussaient plus. Ils étaient maigres et desséchés comme la terre ; leurs yeux étaient consumés de feux noirs comme les fours. Ils ne connaissaient pas le repos des dimanches. Quelquefois entre eux, avec des faces nostalgiques, ils se parlaient du village natal. Et nous étions, nous, deux petites graines d’humanité, germées du passé des cités. Nous avions renoncé à la vie libre pour prendre notre part de la sueur des hommes qui travaillent. Avec les autres nous marchions par la plaine du pas d’une tribu. Vers le soir il nous arrivait de demeurer tristes sans cause.
Un jour la vieille femme du chef, étant à la table avec les autres hommes, passa la main sur le front de Frilotte et dit :
— N’est-ce pas une chose étrange ? Notre petite Iule avait le même regard que celle-ci.
Et Iule était une fille qu’ils avaient eue autrefois et qui dormait sous un tertre, dans le cimetière.
— Voilà, oui, mère ! tu as dit la vérité, s’écrièrent les hommes. C’est là une chose étrange.
Elle prit donc l’habitude de l’appeler de ce nom léger et musical ; et moi aussi je finis par ne plus l’appeler autrement. Iule, c’était comme le vent dans les chênes, comme le cri d’un jeune oiseau, comme la petite eau d’une source sous bois. Cela ressemblait aussi à la chanson qu’une nourrice chante près d’une enfant. Elle fut très fière de porter un nom que la fille des maîtres avait porté. Elle me disait :
— Pense un peu à cela. Hier j’étais Frilotte et maintenant je suis Iule. Est-ce que tu ne me trouves pas changée ?
Comme on lui mettait plus de beurre qu’à moi sur ses tartines, Iule le raclait avec le couteau et l’étendait sur mon pain. Moi, je ne cessais pas de m’appeler le Petit Vieux. Même en changeant de nom, je serais demeuré celui qui traîne un faix de vieille humanité.
Une fois elle commença à me reparler du bois comme, au temps de nos famines, elle me parlait du pain. Elle tourna vers les arbres des yeux aigus qui semblaient regarder la hutte. Elle avait aussi une autre voix ardente et fiévreuse. Mais je vivais maintenant de la vie de la tribu ; je ne pris pas attention à sa plainte. Lui montrant les cônes dans la plaine, je dis :
— Ils ont mis le feu au troisième four.
Elle ne m’entendit pas : son âme était partie vers la petite maison verte.
Or, à quelques jours de là j’appelai en vain Iule : elle ne vint pas avec les bannes de sable ; et alors je me mis à la chercher du côté des paillotes. Elle n’était pas sous les paillotes.
— Elle est là-bas au bois, me dit mon cœur triste.
Je m’en allai vers le bois, je me mis à courir sous les arbres. Des branches cassées m’indiquèrent le chemin par lequel elle avait fui. L’ancienne senteur subtile, l’arome des serpolets montait de ses foulées et tous les oiseaux chantaient. Dans les ramures profondes cria le coucou. Comme un hoquet, comme un sanglot passa son cri dans la haute vie verte : je n’avais pas encore entendu pleurer ainsi l’oiseau. Le bois m’apparut une jeune éternité, un mystère vierge ; je le considérais avec des yeux frais et nouveaux. O quelles rivières d’ombre ruisselaient sur ma chair calcinée à l’haleine ardente des fours ! Quelles sources divines de paix s’égouttaient des arbres légèrement frissonnants ! Une voix au loin appela.
Ma chère Iule, me voilà maintenant près de toi ! Tu reposes sur l’ancien lit de feuilles de notre hutte, tu tiens tes pieds dans tes mains et rien n’est changé, la hutte est toujours là comme si seulement je venais d’en unir les branches.
— Je savais que tu serais venu, dit-elle en riant franchement.
Elle me mena vers la source, m’offrit l’eau claire entre ses mains et ensuite se mit à lisser ses cheveux. Elle avait repris sa grâce de gentil animal sauvage, sa vie onduleuse et souple. Et moi, en riant comme elle, par folie j’embrassais à présent les arbres en les entourant de mes bras. Je faisais là une chose obscure et spontanée qu’avaient dû faire les hommes des âges en regagnant la forêt après l’exil des villes. Le midi tomba et tout à coup je pensai à la tribu qui nous attendait près des fours.
— Iule, dis-je, je suis venu te chercher. L’ouvrage pressait.
Je parlais avec décision, comme un homme qui a la conscience de son devoir.
— Eh bien, fit-elle, tu repartiras seul. Iule n’ira pas avec toi.
— O Iule ! les femmes mettaient cuire du beau pain doré sur la cendre.
Ce fut à cause de cela qu’elle me suivit docilement vers la lisière. Le Père avec les aides manœuvrait près de la table. Il m’aperçut et de loin me cria :
— Tu as fait sagement de revenir, Petit Vieux. Maintenant, tu n’ignores plus ce qui est bien et ce qui est mal.
Iule avait un autre visage en écoutant cette simple parole.
Il tomba des pluies ; le venteux automne arrivait par la futaie. Les paillassons coururent comme un camp en marche ; les hommes rentrèrent réparer les outils. Un jour brouillé et bas glissait à travers les vitres ; à peine on voyait les mains battre sur l’enclumette le fer ébréché. Maintenant aussi les arbres du bois commençaient à s’empourprer.
Puis des éclaircies bleuirent, une tiédeur de soleil sécha l’arène ; les petites ombres dans la pâleur de l’aube se reprirent à faire leurs gestes rythmés. Une suprême ardeur régna. Iule, ma chère Iule ! avec quel entrain tes petites jambes blondes d’argile couraient sous la charge des briques fraîches ! Toi et moi, avec le temps, étions devenus d’habiles ouvriers.
La sieste du midi s’accourcit. On ne fumait plus sa pipe qu’à la nuit, autour des feux de bois. Alors ces hommes taciturnes se parlaient du village ; leurs faces étaient moins sombres, comme si déjà ils voyaient se lever derrière les fours le clocher natal.
Un jour l’aïeule partit pour la ville. La nuit était tombée quand elle rentra. A la clarté des lampes, des étoffes s’éployèrent ; les femmes les palpaient entre leurs doigts. Il y eut des vêtements moelleux pour les enfants. Pour la première fois de notre vie nous sentîmes la douceur d’un tissu envelopper chaudement nos membres. La laine vêtit nos peaux nues qui avaient grelotté sous la bise et brûlé sous le soleil. Nous n’osions faire un mouvement, de peur de froisser la trame unie. Et moi, ce soir-là, je regardai avec une gaucherie timide cette sauvage fille des bois habillée comme une petite Vierge des chapelles et qui tournait sur elle-même, en cambrant sa taille. D’un cri tout à coup elle bondit vers le grand coquemar de cuivre qui chauffait sur le poêle.
— Petit Vieux, est-ce bien moi ? Me reconnais-tu encore ? Jamais je ne me serais crue si belle.
Ensuite sa pensée glissa, elle fut là-bas avec Mama, la prostituée secourable, le pauvre bon cœur chargé de péchés.
— Petit Vieux !… Si elle pouvait me voir !
D’intimes et heureuses sensations jaillirent, s’accordèrent à la joie de l’heure. Elle eut l’éveil du sentiment de la dignité, s’éprouva grandie, dans l’importance d’une croissance sociale.
Ce fut là la fin du travail ; sous de bas ciels nébuleux, la lumière s’éteignit ; on sentit peser la stagnation prochaine du solstice. Des attelages maintenant roulaient dans la plaine ravinée, de longues charrettes qui se comblaient d’empilements de briques et ensuite prenaient le chemin de la ville. Dans le désert rouge, parmi les flaques rouilleuses, il ne resta plus debout que les grands pilones entamés, la brèche déchiquetée des cuissons de l’été.
D’abord les femmes partirent, les mères, l’aïeule, fléchies sous le poids des hardes : au petit matin on vit leurs silhouettes décroître dans l’air pluvieux. Elles marchaient sur un rang, à pas rapides, reprises par le désir de l’abri sûr, de la petite maison au village, dans la tranquillité engourdie de l’hiver. Nous demeurâmes un jour encore avec les hommes, rentrant les pailles, les tables, les moules.
— Hé ! Petit Vieux, disait Iule, le dimanche on va à l’église. Je mettrai ma belle robe. S’il y a des boutiques, tu m’achèteras des boucles d’oreilles.
Le Père retira les clefs. Le silence, la mort régnèrent dans l’ancienne animation du camp. Et à présent, avec la charge des bêches aux épaules, nous relayant pour pousser les brouettes où s’entassaient les ustensiles et les literies, les mâles de la tribu, à leur tour, dans la clarté brouillée du matin, fendaient la plaine.
Nous traversâmes des villages ; les fermes blanches à toits de tuiles rouges, les étables effumant un suint chaud se groupaient en rond autour des clochers pointus. Des chevaux tiraient la charrue ; il y avait des enfants qui mangeaient d’épaisses miches beurrées sur le pas des portes.
La nuit tomba : moyennant le denier du pauvre, nous fûmes hébergés dans une grange. La chaude senteur des pailles nous enveloppa ; et, avec ses petits pieds las, Iule était près de moi, sa tête rousse dans ma poitrine.
L’aube filtra par les joints des vantaux, le Père donna le signal et, encore une fois, les routes s’allongèrent. Vers le midi, des gens sur des seuils commencèrent à nous saluer : les faces étaient cordiales, comme pour un retour attendu.
Nous marchâmes ainsi jusqu’à la tombée du jour. Et puis des fumées volèrent, l’odeur des feux de bois nous arriva du hameau. Toutes les portes étaient ouvertes. Des femmes avec des nourrissons dans les bras s’avançaient et embrassaient les hommes.
C’était là, aux confins de la lande, une centaine de maisons badigeonnées au lait de chaux, parmi des emblavures et des vergers. Des fils, des pères en étaient sortis au temps de l’exode : et maintenant les barrières étaient levées, chacun rentrait dans les maisons où des petits étaient nés, où des vieux avaient été cloués dans leur bière. La mort et la vie avaient passé pendant leur absence et à leur tour ils arrivaient, maigres et errenés, ayant gagné le pain de l’hiver.
Le Père poussa une porte et dit :
— Voici. Toi et Iule à présent vous vivrez dans cette maison avec nos enfants et nous-mêmes.
Nos pieds enfin goûtèrent la fraîcheur du carreau, après la longue marche harassée. La nappe de serge fut tendue, les étains résonnèrent ; une garbure épaisse fuma sous la lampe claire. Aux siestes brèves du campement, nous n’avions pas connu un si grave et si naturel plaisir.
Des voisins, de coriaces campagnards, de menues commères entrèrent, se pressèrent près de l’âtre. Ceux-là étaient loquaces : ils dirent les humbles fastes, les obscures destinées. L’histoire du hameau, tandis qu’au désert là-bas les autres peinaient, se déroula, la moisson, les labours, les semailles. Le charron avait remis un toit de tuiles à sa maison ; la femme du messager avait eu deux jumeaux ; des jeunes gens avaient échangé les promesses.
Quelle chose nouvelle pour Iule et pour moi ! A la ville comme à la forêt, nous avions vécu en sauvages, ignorant les solidarités. Et voilà, ce hameau nous révélait le rudiment de la cité selon la vraie vie, chacun bêchant et ensemençant pour soi, mais tous associés de peine et d’intérêts, avec une communion de misère et de courage.
Iule écoutait, bouche bée, avertie soudain qu’il existait des âmes simples, différentes des haineux et sournois maraîchers peuplant l’abord des villes. Ah ! nous les connaissions bien, ceux-là, embusqués derrière la haie avec leurs chiens et leurs fourches, donnant la chasse aux petits pillards affamés qui maraudaient un navet à la limite de leur champ ! La famille, la collectivité sociale vaguement s’éveillèrent, eurent un sens. Au campement déjà, dans les parlotes des soirs, on nous avait dit qu’il n’y avait pas de pauvres au hameau. Personne n’était riche, mais tout le monde travaillait ; le pain jamais ne manquait à la faim des petits.
La tribu reprit racine. Les ouvriers roux du feu furent, aux grasses matrices de la terre, un autre peuple redevenu laboureur. Des bêches fouissaient les courtils ; les champs s’emplirent de brusques silhouettes qui traînaient la herse. On rentra les derniers fruits pour les réserves de l’hiver ; je montai au verger cueillir la pomme pourprée d’automne. Iule avec prudence rassemblait la récolte dans les bannes. Quelle joie de palper et de croquer librement les belles pulpes vermeilles qui, autrefois, par delà les clos murés, excitaient si cruellement nos convoitises ! Nos mains et nos habits étaient parfumés de sève verte. Nous vivions là dans l’abondance des biens de la terre, au cœur inépuisable des fructifications.
— Vois un peu, Petit Vieux, disait Iule, une fois tu es venu dans la plaine avec moi. A présent nous avons un verger et une maison. Nous mangeons du bon pain frais. Si cependant toi et moi n’étions pas allés vers l’arbre, cela ne serait jamais arrivé.
Avec son front court, elle exprimait là une idée juste de destinée ; nous ne pouvions encore la comprendre et néanmoins elle remuait quelque chose de profond en nous. C’était comme une main qui était sortie d’un nuage et nous avait menés vers la vie.
Les pommiers se dénudèrent : nous rentrâmes les dernières cueillettes ; d’humbles richesses s’accumulèrent aux greniers. Les maisons ressemblèrent à de petites arches combles qui tranquillement attendaient l’hiver. Iule maintenant trempait la soupe, aidait l’aïeule à enfourner le pain. Ses mains sentirent l’oignon, le poireau, les bonnes herbes qui parfument le repas. On lui confiait aussi la vache ; elle sut manier les aiguilles d’un tricot, et en tricotant, elle menait la bête pâturer au long de la route. Moi, avec les hommes, un jour je partis couper les osiers, dans la région des marais.
Je connus l’alternance des travaux qui partageaient ces humbles existences. Le printemps venu, le hameau partait cuire la brique aux confins des villes. Il ne restait aux maisons que les vieillards, les jeunes mères et les infirmes. Ceux-là prenaient soin de la vache, du mouton et du porc ; ils entretenaient l’habitation et le courtil ; ils regardaient l’épeautre, le seigle et la pomme de terre pousser au soleil de l’été, dans l’étendue solitaire. On s’entendait ensuite pour faire ensemble la moisson. Au retour, la grange était remplie : activement, silencieusement la maison s’était préparée à recevoir la tribu revenue de l’exil. Et puis arrivait l’hiver : avec des gestes souples on courbait l’osier, on maillait les corbeilles et les paniers. L’ardent briquetier de l’été, le hâtif ouvrier des derniers labours devenait le vannier aux mains agiles, derrière les vitres étamées par le givre.
Le fléau battit sous l’auvent des granges. Je portais le grain au moulin ; j’en poussais devant moi une pleine brouettée. J’avais de bons moments parmi les fariniers aux masques blancs, dans la maison pâle où neigeait la farine. Le ronflement des ailes virant sur leurs axes me rappelait avec douceur le tonnerre sourd des ponts par-dessus mes sommeils blottis aux nervures du fer.
Le petit pauvre est observateur : il saisit les analogies. Sa tête travaille comme le moulin broie la pulpe grasse du grain. Au coup de vent du hasard, elle aussi, dans l’immense aventure quotidienne de la vie, fait sa farine de tout ce qui passe à sa trémie. Moi, je regardais le geste lent des fariniers sous les hautes solives poudrées déverser aux conduits le sac de grain, arrêter ou mettre en mouvement le taquet. Ils étaient silencieux et patients, comme tous ceux qui s’aident des forces de la nature. Quand le vent cessait de souffler, le moulin chômait ; et en sifflant doucement des airs mélancoliques, ils attendaient que le vent reprît. Je sifflais comme eux.
Ma vie se haussa. J’éprouvai le sentiment que moi aussi, en rapportant le grain moulu à la maison, je faisais une chose utile. Le moulin moud le blé et ensuite, au creux de la maie, des poings activement pétrissent la farine. J’étais l’intermédiaire entre la maie et le moulin. Quand enfin le pain levait, j’avais la conscience d’avoir pris ma part de l’œuvre. C’était une chaleur de joie et d’orgueil, comme de faire le bien et de mériter la vie. A présent que la réflexion m’est venue, j’admire quelles forces secourables, quelles réserves de courage et de sagesse reposent au fond de l’être le plus dénué. Il n’y avait qu’un peu de temps que j’avais cessé d’être un petit vagabond, mêlé aux lamentables épaves que charrie le fleuve fangeux des villes ; et déjà, par la puissance de l’exemple, aux approches d’une humanité simple et cordiale, je sentais en moi les mouvements d’une conscience. Cependant là-bas, torturé par la faim, il aurait pu m’arriver un jour de voler sur le comptoir du boulanger un pain. Tout l’appareil social se fût ébranlé pour me mener au juge. Celui-ci aurait établi sans peine que j’étais un précoce criminel parce que, dans une société hypocrite et lâche, la faim, plus encore que le vol d’un pain, est un attentat à la moralité publique. Moi qui étais un enfant mis bas dans l’ombre d’un porche et à qui personne n’avait appris à travailler, moi qui avais poussé à la vie comme l’ivraie du bord des fossés, je serais devenu, dans les corrosifs dortoirs d’une maison de correction, un être perverti, aux yeux cauteleux, au cœur fermenté de haine et de révolte.
La première neige floconna : les vergers, les toits de feurre et de tuiles sombrèrent dans un silence blanc. L’intimité alors se retira au cœur des maisons, une quiète vie feutrée de silence et d’attente près des bêtes domestiques. L’horloge, au chaud des âtres, scanda les heures actives, le rythme des mains tressant l’osier, les molles et muettes détentes de la veillée au feu des crassets. Tout le hameau, derrière les vitres, façonnait des bannes, des paniers à égoutter le fromage et de délicates corbeilles. On entendait au fond des étables le ruminement pesant des vaches, le barbotement des porcs dans l’auge ; et les routes étaient vides, il n’y avait point d’autre bruit. Toute attache sembla coupée avec le monde du dehors. Cependant au matin un clapotement de sabots d’enfants traînait, filles et garçons en petites bandes, le nez bleu et les mains dans les moufles. C’était la classe du cordonnier Jean. Les sabots un peu de temps méandraient le long des haies et puis heurtaient le seuil d’une porte basse. Nous allions avec les autres. Dans une chambre aux vitres brouillées, un vieil homme, des bésicles au nez, piquait l’alène et tirait le fil avec ses grosses mains noires de poix.
Trois bancs s’alignaient près du poêle de fonte. Il y avait au mur d’antiques images et des livres dans le bahut : ils aidaient le vieil homme à méditer sur les choses de l’univers. Depuis bientôt soixante ans qu’il était au hameau, sa vie se passait à aimer le prochain et à ressemeler le pays, dans cet humble coin du monde. Il n’avait pas eu d’autre ambition, laissant venir à lui les petits enfants, leur enseignant ce qu’à grand effort de cerveau, sans l’aide d’aucun maître, il avait appris lui-même dans ses images et dans ses livres. Mon Dieu ! ses livres ! D’anciens almanachs, des Mathieu Laensberg de l’an quinze aux feuillets déchiquetés et racornis, comme grignotés par les souris, maculés par le coup de pouce mouillé dont il les tournait, jaunis et chinés à l’égal de la peau de ses mains ! Il possédait aussi quelques fragments des Evangiles. Quand il nous parlait de Christ, c’était vraiment comme une figure de lumière qui se levait devant nous, un homme infiniment bon d’aujourd’hui disant de douces paroles.
— Christ est passé ce matin, disait Jean gravement. Il est entré ici, il s’est assis ici, il m’a dit de belles choses que je vais vous dire à mon tour.
Tous ne le croyaient pas, mais moi je regardais la chaise qu’il me montrait du doigt. J’étais sûr que la chose était arrivée comme il disait et que Christ s’était assis sur la chaise. Il me semblait qu’il devait lui ressembler.
Avec le tremblement de ses gros verres sur son nez picoté de trous noirs, il partait de là pour nous expliquer qu’il fallait aimer les autres comme soi-même, partager avec le pauvre sa misère et ne point faire de mal aux bêtes.
Je pense avec émotion au bonhomme Jean. Il ressuscite du passé de ma vie comme un humble saint de village. Si j’arrivai plus tard à démêler le bien du mal, moi le petit vagabond à l’âme obscure, c’est à lui, à la grande lumière qui tombait de ses mains ouvertes que je le dois. Cependant à peine il passa dans ma vie et il ne s’en est jamais allé.
Assis parmi nous, ses mains cordées courant le long des lignes, il nous lisait les textes, nous expliquait les vieux symboles. C’était l’astrologue au chapeau pointu, à la robe constellée de lunes et d’étoiles ; c’étaient les mois et les saisons, les solstices, les équinoxes ; c’étaient les fables, les proverbes et les sentences. Je connus les Jours d’or du calendrier ; les grands Béatifiés m’apparurent des ancêtres, des grands-pères nimbés et glorifiés pour avoir fait leur devoir sur la terre.
Il nous apprenait aussi à épeler et à écrire. D’une grosse écriture à la craie il traçait sur le bahut des lettres qu’ensuite il nous fallait recopier jusqu’à ce que les deux côtés de nos ardoises en fussent remplis. La touche grinçait, mal conduite par les doigts gourds ; tandis que nous nous appliquions à nos jambages, lui un peu de temps s’en allait battre un pan pan à sa table. D’autres fois, en vidant un sac de châtaignes sur le carreau, il nous enseignait l’arithmétique. Deux et deux font quatre et quatre font huit, et quatre fois huit… Qui aurait dit jamais, petite Iule, qu’un jour toi aussi pourrais compter jusqu’à cent ?
Quand le bonhomme disait : « Regardez-moi bien. C’est moi qui suis Dieu et je pousse la terre comme ceci et la lune comme cela, » je croyais véritablement que Dieu était devant moi et me révélait le grand mystère.
La petite école finissait à midi. Alors, comme au matin, les sabots se remettaient à battre le long des haies. Parfois une rixe s’élevait. Les grands fonçaient sur les petits. Iule et moi tapions avec les poings : on la redoutait. Quand nous rentrions, la pomme de terre fumait sur la table. Il y avait là le père et trois de ses fils, assis autour de l’âtre sur des escabeaux bas, avec les outils et les osiers frais. Ils ne s’interrompaient de remuer les mains que pour manger et ensuite travaillaient jusqu’au soir. Iule avait pris goût à ce travail ; j’y étais moins habile qu’elle. Les osiers sous ses doigts précis se déroulaient comme de minces couleuvres. Elle les tordait, les maillait en délicats corbillons. Dans le taciturne hiver de la maison, l’horloge battait d’un pouls lent, la lampe s’allumait, le chaudron à petits bouillons cuisait à la crémaillère.
Cette vie monotone doucement nous engourdissait. L’autre hiver j’avais gelé sous les ponts, Iule une nuit avait manqué ne plus jamais s’éveiller : c’était Mama qui l’avait ramenée à la vie en la couchant près d’elle dans sa chaleur d’amour. Qu’était-elle devenue, celle-là, en sa pauvre vie de misère et d’abjection ? Ah oui ! qu’était devenue la pauvre Mama avec ses vieilles loques bariolées, avec le châle à trous sous lequel, comme une image de la mort galante, elle se pavanait dans le soir impur des rues, chuchotant des invites cajoleuses aux passants ? Elle toussait déjà en ce temps d’un si affreux râle d’alcool et de phtisie !
Oui, ce fut là un heureux temps. Il faut que la maison, l’antique tradition familiale soit bien profondément incrustée au cœur des races pour ressusciter si vite l’instinct de la sociabilité. Comme de libres bêtes farouches, nous avions vécu, aux confins de l’humanité, l’aventure des jours. Et déjà nos fibres se reprenaient à la chaleur vive des contacts.
Une filialité obscure palpita, m’assouplit à la vie commune près de l’ancêtre et de l’aïeule. Iule aussi sembla changée. Elle ne jurait plus par les saints noms. Des mots, des rappels de choses ordurières s’éliminèrent. Ses fonds de nature rusés et sournois furent comme limés à la probité de ce peuple loyal et doux.
Voilà oui, je fus dupe comme tout le monde de sa petite comédie de dissimulation. Je ne savais pas pourquoi quelquefois elle tirait la langue derrière le dos des gens qui étaient là et ensuite étrangement me regardait en riant. Quand je commençai à voir clair en elle, il me parut qu’elle avait instinctivement deux âmes, son âme des dimanches qu’elle passait avec sa belle robe, une âme franche et amusée avec laquelle elle se regardait au miroir et partait entendre la messe au village à une lieue du hameau, et puis l’autre, clandestine et butée, sa petite âme de misère et de vice là-bas dans la ville.
Un jour les arbres bourgeonnèrent et le temps des paniers fut fini. Il vint des oiseaux ; la sève verte monta. On prépara la terre pour les semis. Toutes les maisons étaient vides et Iule commença à me reparler de la forêt. Moi, je l’écoutai distraitement d’abord. Ma vie était plutôt avec ces hommes qui se courbaient dans la campagne rose. La petite classe avait pris fin avec la neige et l’hiver. Les sabots ne cognaient plus à la porte du doux maître ingénu : par les chemins verts ils partaient pour une autre école très loin où un vrai maître enseignait d’après les principes. Le dernier jour, Jean gravement avait pris un de ses antiques almanachs et me l’avait mis dans les mains, disant :
— Toi, tu n’es pas comme les autres. Je lis des choses dans tes yeux. Si un jour tu es malheureux ou si tu as besoin d’un conseil, ouvre le livre, tu y trouveras la bonne leçon.
Ce fut pour moi comme un legs de vie, comme un don religieux ; le livre palpita près de ma chair sous ma chemise.
Un matin de ciel couvert, les portes battirent : c’était le lundi de la semaine de Pâques. Les hommes, chargés de pelles et de bissacs, partirent comme ils étaient revenus. Tous les ans, au même jour, pluie ou soleil, on émigrait avec les hardes en tas dans les brouettes. Le Père allait devant et les fils suivaient. Les femmes ensuite arrivaient, trouvaient le campement installé. Quelques vieilles gens demeuraient seules dans les maisons pour les semailles et les berceaux. Nous traversâmes les villages ; sur les seuils, comme au temps du retour, des enfants mangeaient du pain beurré ; et les haies verdoyaient. J’avais un couteau, de bonnes chaussures, un bâton à la main. Je me sentais un homme et toute la vie devant moi.
Iule, dans le soir, eut des yeux étranges.
— Pense donc, Petit Vieux, fit-elle, si la petite maison était toujours là ?
Mon cœur battit fortement ; tout le bois vert passa. O Iule ! la petite hutte sous la jeune pousse des feuilles ! Le vent comme le souffle d’une bouche endormie ! La pluie comme des pas légers qui s’approchent ! Je n’étais plus avec les hommes. Elle se mit à rire et chuchota dans mon cou :
— La maison pense à nous comme nous pensons à elle, Petit Vieux.
Elle ne dit pas autre chose, et moi, voyant ses yeux rusés, je tremblai comme si déjà elle m’avait pris par la main et me menait vers la hutte. Si j’avais fait un pas vers le bois, peut-être je ne serais plus jamais revenu. Je secouai la tête.
— Vois-tu, Iule, il y a eu les pluies et les neiges.
Et ensuite je fus devant elle, la bouche vide de paroles. Je n’osais plus aller au bout de ma pensée.
Tout de suite la vie du campement reprit, elle sembla avoir été interrompue la veille seulement. Les paillassons au dos des hommes coururent brandis, debout comme des tentes en marche. Les feux de bois fumerolèrent sous la marmite. A coups de talons nus, Iule et moi arpentâmes l’aire où une pauvre herbe maigre comme le poil d’une bête galeuse par places avait repoussé. Maintenant l’équipe avec ses huttes s’avançait aux terres vierges. L’ancienne dévastation du désert demeura derrière nous. On défonça des champs encore verts, gras de la sève des récentes cultures. Le Père lui-même avec les maîtres du fonds en avait fixé les limites. Voilà bientôt trente ans qu’un matin il était venu pour la première fois et chaque année la campagne reculait, entamée par les brèches, mangée par la cuisson des fours tandis qu’à l’opposé, dans l’horizon déchiqueté, la bâtisse comme une armée toujours plus loin avançait.
La forêt, de toute sa masse légère et reverdie, maintenant était là, dans les jeunes pluies d’avril. Iule quelquefois rôdait autour de moi, me regardait avec des yeux sournois. Quand le soir tombait, elle disparaissait dans le bois. Une fois, je la guettai. La petite ombre, dans la nuit des arbres, ardemment fouissait sous les mousses, à la base d’un chêne. Mon souffle haleta : elle me vit près d’elle et aussitôt, d’un cri de colère, elle se laissa tomber, s’aplatit toute raide sur le trou qu’elle creusait. J’étais très doux et cauteleux. Elle se rassura ; elle riait avec des yeux dissimulés et hardis :
— Petit Vieux, tu ne le diras à personne ?
— Non.
— Eh bien, j’ai trouvé quelque chose et l’ai caché là. Vois !
Elle gratta dans le trou et en retira une petite boîte où il y avait une boucle d’oreille.
— Iule, tu mens ! m’écriai-je. Tu as volé cette boucle à la vieille femme.
Je marchai sur elle et voulus lui arracher la boîte ; mais elle la tenait dans sa main crispée, ses ongles me griffaient le visage.
— Donne-la moi, donne-la moi ! criais-je toujours.
Nous luttâmes. D’un bond elle s’échappa et, à une petite distance, avec une joie méchante, elle me défiait et sourdement disait :
— Elle est à moi ! Je l’ai volée ! je l’ai volée ! Elle est à moi !
Je me mis à siffler tranquillement entre mes dents, et puis, après un peu de temps, je lui dis :
— Vois maintenant : cette femme t’a aimée comme une fille et tu l’as volée.
Elle cria encore une fois en faisant tinter l’or de la pendeloque :
— Elle est à moi. Je percerai un petit trou à mon oreille, je la passerai dans le trou. Si quelqu’un dit que cette chose n’est pas à moi, il en a menti.
Je lui répondis doucement :
— Il n’y a là qu’une boucle et tu as deux oreilles. Comment feras-tu pour en mettre un morceau à toutes les deux ?
— Oh ! fit-elle, je n’avais pas encore pensé à ce que tu dis là. La boucle était dans le tiroir là-bas : il n’y en avait qu’une et je l’ai prise. Je ne les aurais pas prises toutes les deux.
— Si j’étais toi, Iule, je la rapporterais à la vieille femme, puisqu’aussi bien tu as deux oreilles et que tu n’as qu’une boucle. Je lui dirais : J’ai pris cette boucle dans le coffre et à présent je te la remets. Elle se fâchera et puis elle oubliera que tu es allée au coffre. Je t’assure, c’est cela qui est le mieux.
— Oui, s’écria-t-elle joyeusement, c’est cela qui est le mieux.
Je fis un pas, je croyais qu’elle me rendrait la boucle. Mais elle se recula derrière un arbre et se mit à rire.
— Après tout, n’est-elle pas à moi, puisque je l’ai ? Dans le coffre, elle n’était à personne et maintenant je la tiens dans mes mains. Pourquoi l’un aurait-il une chose que l’autre n’a pas ?
Voilà, cette petite fille, dans sa cervelle obtuse, disait là une vérité effrayante. Si l’un a un morceau de pain qui est refusé à la faim d’autrui, c’est celui-là qui est le voleur. Tout devrait être partagé entre les hommes, et qui a deux boucles d’oreilles peut bien en donner une à qui n’en a pas. Cependant je dis à Iule :
— Pense à ceci : la vieille femme a payé la boucle avec son argent, et si elle te demandait le prix qu’elle en a donné, tu ne pourrais pas le lui rendre.
— Eh bien, fit-elle, va toi-même la remettre dans le coffre. Quand elle l’ouvrira, elle verra la boucle et elle ne songera pas à autre chose.
Ses paupières battirent ; elle eut une petite douleur sèche qui lui crispait la bouche.
— Je l’avais tenue cachée sur ma peau tout un temps. Elle brillait si gentiment au soleil ! Si tu l’avais vue pendue à mon oreille, tu aurais cru voir une autre fille. Oh ! je la déteste, cette vieille femme ! Pourquoi a-t-elle eu de douces paroles pour moi ?
Je lui ouvris les doigts, elle m’abandonna enfin la boucle et alors moi, avec le cri de la force et de la ruse, je partis en courant vers le camp.
— Elle est à moi, Iule ! Si tu dis que c’est moi qui l’ai volée, je t’étranglerai.
La Mère était dans la cabane avec les hommes : c’était la fin d’une journée de travail. Personne ne s’aperçut que je tenais quelque chose dans les mains. J’étais venu avec le ferme propos de rendre la boucle à la vieille femme, et maintenant j’étais là, bouche close, éprouvant à mon tour une joie singulière à tenir ce petit trésor entre mes doigts. Je pensais : puisqu’elle ne sait rien, il vaut autant garder cela pour moi seul. Dans le fond de la chambre était l’appentis où couchaient les deux vieux ; je savais que le coffre était près de la porte. Les hommes maintenant, avec des gestes lourds de sommeil, se dirigeaient vers les lits. Je me coulai jusqu’à la porte. Je me disais qu’une fois dans l’appentis, j’ouvrirais très vite le coffre et y jetterais la boucle. Mais la Mère me dit :
— Où vas-tu par là, Petit Vieux ?
J’aurais pu lui répondre que je devais pénétrer dans l’appentis pour une chose qui ne la concernait pas ou bien lui remettre simplement la boucle en lui disant : « Voilà, Iule l’avait prise et je la reporte dans le coffre. » Mais tout à coup je songeai que si je le disais ainsi, il y aurait dans la maison une grande colère contre Iule. J’étais là devant la porte, les yeux bas, ne sachant quelle histoire imaginer. Et puis encore une fois je sentis le charme étrange de l’or à mes doigts. Mes dents se serrèrent ; je n’aurais pu en tirer un son. Ce sera pour demain, pensai-je, quand personne ne sera plus dans la maison. Iule en ce moment rentra ; j’entendis le battement de ses petits pieds nus, près de moi. D’un souffle dans mon cou, elle me demanda :
— L’as-tu vraiment jetée au fond du coffre ?
Et je lui dis :
— Je l’ai fait.
Cependant je tenais toujours la boucle dans mes mains.
Le lendemain je passai la journée à tremper les argiles. Iule ne travaillait jamais loin de moi : elle allait et venait avec l’eau de la tine. De la rancune couvait dans son œil oblique. A plusieurs reprises elle me demanda si c’était vraiment vrai que j’eusse remis la boucle dans le coffre. Je remuais simplement la tête sans dire ni oui ni non. Il n’y avait pas la moindre honnêteté en tout cela ; je n’éprouvais plus le même sentiment de bonne conscience que la veille. Elle, du moins, avait cédé à l’instinct, au plaisir naturel de dérober un bijou pour s’en parer. Les mains du pauvre sont tentaculaires ; mais moi, en différant de restituer la boucle d’or, je paraissais me donner le temps d’user les mouvements de ma probité.
Iule, pendant le repos du midi, vint se coucher près de moi. Elle tenait ses pieds dans ses mains, ce qui était chez elle le signe de la réflexion, et elle me regardait franchement.
— C’est que, vois-tu, Petit Vieux, me dit-elle, si tu ne l’avais pas fait, cette boucle serait maintenant à toi. Jamais je ne te l’aurais redemandée.
— Eh bien, voilà, lui répondis-je. Hier, la Mère m’a empêché d’aller jusqu’au coffre. Je l’ai cachée entre les planches.
Elle me dit tranquillement :
— Tu ne l’as pas cachée entre les planches. La boucle est dans ta poche. Si tu m’en crois, maintenant que tu t’y es habitué, tu la garderas pour nous deux.
C’était là la chose terrible, je commençais à m’habituer, comme elle disait, à l’idée d’avoir toujours le poids léger de cet or près de ma chair vive. Je n’aurais plus eu le même courage s’il m’avait fallu dans le moment aller vers le coffre. Ce n’est pas l’affaire d’un jour, pensai-je, puisque aussi bien la vieille femme ne s’est aperçue de rien.
Alors elle coula son bras sous ma nuque ; et elle ne me demandait rien, elle me caressait d’une affection câline.
— Je suis malade du bois, fit-elle. Sens comme mes mains brûlent. Pourquoi sommes-nous venus chez ces hommes ? Là-bas nous aurions vécu ensemble sans avoir de comptes à rendre à personne. Toi et moi aurions travaillé librement pour nous. Petit Vieux, je t’assure, cela eût mieux valu pour tous deux.
Sa voix doucement chuchotait près de mon oreille ; et maintenant, appuyé sur le coude, je regardais la ligne verte de la forêt dans le ciel clair. Je tenais mes dents serrées, comme pour arrêter mon cœur près de sortir. Mais elle toujours suivait son idée et plus bas elle disait :
— Nous partirions le soir quand les hommes sont dans la maison. Personne ne saurait où nous sommes allés et chacun de nous à son tour porterait un peu de temps cette chose. Pense à cela : il n’y aurait jamais personne pour nous la réclamer.
Une chaleur monta de ma vie. J’aurais voulu pleurer, avec mon cœur gonflé comme une fève entre mes mains. Il existait déjà de si solides liens entre moi et cette famille de hasard ! Et cependant la forêt parfumée aussi m’appelait. La voix de Iule à mon oreille était comme le frôlement du vent venu de dessous les arbres. Je me retournai pour ne plus voir les cimes et dans ce mouvement je sentis tout à coup qu’elle tâchait d’entrer sa main dans ma poche. Elle se vit surprise et aussitôt elle se mit à crier d’horribles jurons ; toute la lie de la ville remonta ; et maintenant elle se sentait à jamais vaincue, livrée à moi.
Le Père, du seuil de la maison, battit des mains ; les hommes l’un après l’autre se levèrent pour reprendre le travail et jusqu’au soir Iule, avec sa passion noire, resta muette. Moi, par moment je tâtais la boucle au fond de ma poche. Je n’avais plus la même joie, comprenant que ce serait perpétuellement entre nous un sujet d’irritation et de rancune. Je pensais : Qu’est-ce que tu vas devenir avec cela qu’il te faudra toujours cacher ? Si tu ne le rends pas, on se doutera tout de même à la fin que c’est Iule ou toi qui l’as volé. La tentation du bois revint, persista, l’impunité après la mauvaise action, le sûr mystère des cachettes où personne n’irait nous découvrir. Le soir tomba et elle vint gentiment à moi. Elle me dit :
— Que tu la gardes ou que tu la rendes, à présent ça m’est égal. Fais comme tu voudras. Jamais plus je ne t’en parlerai.
— Iule ! Iule ! m’écriai-je, pourquoi l’avais-tu prise ? Tout le mal est venu de là. Maintenant il ne nous reste plus qu’à nous cacher dans le bois. Nous ne pourrions plus vivre auprès de ces gens.
Iule doucement riait, suivait son idée. Elle me dit :
— Une fois que nous serons dans le bois, nous ne nous occuperons plus de ce qu’ils peuvent penser de nous.
Je n’aurais pu expliquer comment il se fit que tout à coup je crus sentir battre l’almanach dans ma poitrine.
Je le portais toujours sur moi, l’ouvrant quelquefois et, un doigt sur les lettres, m’efforçant d’aller jusqu’au bout des lignes. Il semblait me dire : Fais-le ! Fais-le ! Mais le Père nous appela ; les autres hommes déjà dormaient.
— Demain, petite Iule ! Demain…
Elle se coucha sur la botte de paille : la porte fut refermée ; et par-dessus le ronflement de la chambrée, sa voix doucement monta.
— Bonsoir, Petit Vieux… Demain, demain…
A l’aube la maison se vida et moi, à pas prudents, écoutant au loin les voix dans le camp, j’allai vers le coffre. Il était fermé, la Mère en avait enlevé la clef ; et la boucle entre mes doigts, je regardais à présent le coffre avec un grand serrement de cœur. Iule, venue sur mes talons, me dit bravement :
— Puisque aussi bien cela est, mets-la sur le lit. Nous n’avons plus rien à cacher à présent. Elle la trouvera là en rentrant et elle comprendra pourquoi nous sommes partis.
Je jetai la boucle sur le lit. Aussitôt nos pieds coururent ; la forêt s’ouvrit : nous ne cessâmes de courir que lorsque le souffle nous manqua.
Nous roulâmes au lit tiède de la terre et Iule cachait quelque chose derrière elle. Nous fûmes là tout un temps comme évanouis à la vie, avec le halètement de nos poitrines. Aucune rumeur ne s’éveillait du camp ; le silence, la grande paix fraîche des feuillages nous enveloppait. J’étais heureux, je n’avais pas de rancune contre Iule. Elle avait fait le mal : je ne m’étais pas séparé d’elle dans les conséquences de la mauvaise action : j’avais pris fraternellement ma part de la faute. Si elle avait dû être menée en prison, j’aurais voulu y être mené avec elle. C’étaient là des pensées bien subtiles pour un jeune garçon. Et pourtant cela fut profondément en moi, dans l’inexprimé de ma vie, comme un éveil de mon intime beauté encore obscure.
O ma chère Iule, j’avais porté ta faute comme une peine lourde et maintenant, ayant accepté d’être séparé des autres hommes à cause d’elle, je sentais au-dessus de moi une chose très douce, confusément montée du fond de ma vie, et qui se mêlait à la bonté de la nature. J’ai pris alors tes mains dans les miennes ; je t’ai regardée dans les yeux et je ne pouvais rien te dire. Jamais je ne m’étais senti plus près de toi qu’à travers la faute partagée qui si intimement confondait nos deux destinées. Toi non plus tu ne me parlais pas, mais une clarté passa dans tes yeux, ta poitrine fut secouée, et à présent peut-être tu te rendais compte que je t’avais donné ma vie.
Les mouches vibrèrent vermeilles ; l’ondée d’or du midi filtra sous les feuillages ; et l’ancienne faim des pauvres recommença. Iule disparut un peu de temps derrière les arbres et ensuite je la vis revenir, chargée d’un vieux sac. Je compris que c’était cela qu’elle avait tenu caché derrière elle.
Maintenant, sans rien dire, d’une activité nerveuse de fourmi, elle ouvrait le sac et en retirait du pain, des pruneaux, des noix, des quartiers de pommes séchées, une bouteille, une assiette ébréchée. A chaque objet qu’elle étalait devant moi, elle me regardait en riant avec son petit ouah joyeux. Elle avait emporté aussi les souliers et les vêtements qu’elle et moi nous portions là-bas le dimanche. Ah ! ceux-là, nous les avions mérités par notre travail de l’autre été ; ils avaient été le salaire de la peine prise en commun. Mon Dieu ! c’était une chose vraiment amusante qu’elle eût pensé à tout cela ! Nous avions une assiette comme si nous devions manger encore l’appétissante garbure que préparait la vieille femme.
Moi aussi je poussais des cris de plaisir. Cependant je ne pouvais comprendre comment elle s’était procuré les pruneaux et les quartiers de pommes : depuis la fin de l’hiver la réserve en était épuisée. Toute sa merveilleuse dissimulation se révéla : elle me dit qu’en prévision de notre retour à la forêt, elle les avait épargnés sur ses repas, les cachant à mesure dans le vieux sac.
Elle s’éleva ainsi très haut au-dessus des autres filles, de celles qui à la ville couraient pieds nus dans le ruisseau, de celles aussi qui, avec de petites mines sages, allaient écouter la messe au village. Elle fut devant mes yeux comme une Iule que je ne connaissais pas encore. O Iule ! moi là-bas j’avais oublié l’heureuse vie sous les arbres, content d’être bien nourri ; mais toi, tu avais gardé tes énergies sauvages ; tu étais toujours la petite bête libre qui aspirait au giron velu de la forêt.
Avec ma tête plus haute et mon couteau dans ma poche, il me vint une honte de me sentir inférieur à cette petite fille qui résolument avait arrangé dans sa tête le plan de notre évasion. Elle prit huit pruneaux, n’en garda que deux pour elle ; et puis elle cassa le pain et m’en donna la plus forte part. Elle faisait là ce qu’eût fait une sœur aînée. Nous étions riches et libres ; nous ne songions pas que les pommes et les pruneaux prendraient fin un jour. Nous avions la vie devant nous.
Une fraîcheur monta : c’était l’heure où l’or des derniers rayons là-bas enveloppait le camp ; nos ombres longues la veille encore avaient couru sur le désert d’argile, dans la hâte du labeur final. Je n’éprouvai plus que du mépris pour ces hommes qui avaient été ma famille. La folie sauvage du bois me grisait. Si l’un d’eux était venu pour nous reprendre, j’aurais tiré mon couteau. Après tout, nous étions les maîtres de nos peaux. Le bien volé avait été restitué : nous ne devions plus rien à personne.
— Petit Vieux ! fit-elle comme la première fois qu’elle vint avec moi sous les arbres, je n’en peux plus. Mets-toi là, je coucherai ma tête sur ton épaule.
Il y avait si longtemps que nous n’avions plus dormi ainsi. Iule, avec sa vie contre ma vie, redevint la petite enfant confiante qui avait laissé derrière elle la ville pour me suivre. Nous ne fûmes plus qu’une même destinée dans la molle nuit claire du bois, comme si jamais aucun homme encore ne nous avait dit : « Toi tu es un garçon et toi une fille. » Je tenais sa tête lourde dans mon bras.
Nous nous éveillâmes avec du ciel bleu dans les yeux, et comme la veille elle tira le pain du sac, elle en fit deux parts ; et la plus grande fut pour moi. Et puis, la main dans la main, nous partîmes à la découverte de la hutte. Mais les branches s’étaient emmêlées sur nos anciens sentiers ; les foulées de nos pas avaient disparu, perdues sous les hautes pousses vertes. Quand midi tomba, Iule comme au matin me donna six pruneaux et elle en prit deux pour elle. Nous ne finissions pas d’écouter le bourdonnement des mouches autour de nous. Parfois elle en attrapait une au vol et doucement elle lui arrachait les ailes. Encore une fois les arbres recommencèrent de palpiter dans le soir ; j’eus sa vie fraîche dans ma poitrine.
— Est-ce que jamais nous ne retrouverons la petite maison verte ? disait-elle.
Et elle s’endormit. Mais le lendemain, ayant marché devant nous, un cri nous vint en même temps. La hutte !
Les brins de frêne que j’avais entremêlés aux branches de chêne maintenant remuaient d’une vie de petites feuilles autour du bois mort. Petite maison primitive, tu avais continué de vivre là comme une part de nous, nous laissant le mal doux de quelque chose qui était comme nos fibres arrachées, demeurées accrochées à une autre vie perdue. Elle avait été faite d’une de nos pensées et elle avait grandi toute seule ; elle s’était, au mystère du bois profond, fleurie de jeune printemps. Quelle surprise inouïe ! Nous faisions le tour de l’humble abri, Iule poussant ses petits cris de bête, moi muet et grave, comme le Petit Vieux dont je portais le nom.
J’étais fier et étonné de l’avoir bâti. Oui, j’étais là, devant la hutte, comme une créature humaine qui, après une longue absence, revoit sa maison. Il ne faut qu’un peu de bonne volonté à l’homme pour s’assurer une demeure et ensuite la nature travaille à la lui conserver. Des mousses duvetaient l’abri, les feuilles s’ombrageaient d’une vie mobile ; le toit seulement, sous le poids des neiges, avait fléchi.
Mon cœur doucement levait, remué par des choses profondes que je n’aurais pu dire. Peut-être c’était la silencieuse action de grâces pour la beauté de la vie et toute l’éternité de la vie qu’il y a dans une branche qui à chaque printemps reverdit. On ne sait pas ce qui se passe au fond d’une âme qui n’a rien appris et qui vit de ses propres puissances. Et Iule non plus n’aurait pu dire pour quelle cause tout à coup, après m’avoir regardé avec sa main dans la mienne, elle la retira et se mit à sangloter, se cachant de moi pour pleurer entre ses doigts.
Un chêne non loin avait une large fissure : il devint notre grenier d’abondance. En sage ménagère, elle y mit nos réserves de pommes et de pruneaux ; et il nous restait un peu de pain. Elle me dit tranquillement :
— C’est encore une fois le temps des nids. Quand nous aurons mangé tout le pain, tu monteras aux arbres et tu prendras les œufs.
Elle parlait là comme une enfant qui a confiance dans la vie.
Je repassai mon couteau sur une pierre et, ayant gagné le cœur du bois, j’en revins avec de grosses branches. Je les assemblai et les liai au moyen de flexibles rameaux. Elles recouvrirent la hutte d’une voûte légère et solide. Tandis que j’achevais ce travail, Iule vint à moi et, appuyant sa main sur mon bras, me dit doucement :
— Entends-tu là-bas chanter l’oiseau ?
Sa voix avait un autre son que chez les hommes. Je ne savais pas de quel oiseau elle me parlait. Mais, étant sorti de la hutte, à mon tour je prêtai l’oreille et alors très loin j’entendis le coucou. Il chanta trois fois et de nouveau ensuite, après un peu de temps, il recommença à chanter. Il sembla nous souhaiter la bienvenue comme au premier jour. Celui-là, parmi les autres oiseaux, était la petite âme bienveillante et solitaire de la forêt. Iule et moi, l’écoutant chanter, nous ne parlions plus ; c’était comme si en nous quelque chose avait remué qui nous était encore inconnu. Et puis il se tut et alors nous nous mîmes à crier coucou ! avec folie.
Mon Dieu ! Cette nuit-là, sous l’abri vert ! Cette nuit où pour la première fois, avec la chaleur de sa vie innocente contre la mienne, il me vint l’angoisse de la savoir autrement faite que moi ! Un feu inconnu me consuma. Je brûlais et mes membres étaient glacés ; je me sentais affreusement triste comme pour une chose survenue qui allait nous changer l’un devers l’autre. Ma main timidement essaya le contour de sa poitrine. Mes doigts avaient des caresses qui auraient voulu lui faire tendrement mal. J’étais comme quelqu’un qui est entré dans un jardin plein de fruits d’or et qui, avec ces beaux fruits dans la main, est dévoré d’une soif qu’il ne peut apaiser. J’aurais fui de peur si subitement elle ne s’était éveillée et ne m’avait regardé dans la nuit. Non, je n’avais pas encore éprouvé une peine aussi âcre. L’aube commença de filtrer à travers les branchages du toit et alors seulement je trouvai le sommeil. Quand j’ouvris les yeux, Iule était penchée sur moi et me lissait les cheveux.
— Tu as crié cette nuit, me dit-elle. Je dormais encore et tes cris m’ont réveillée. Je croyais que tu avais de la peine : tu ne m’as pas répondu. Alors doucement j’ai pris ta tête contre moi.
— Voilà, oui, j’ai rêvé, Iule.
— Oh ! fit-elle, moi aussi j’ai fait un rêve. J’étais près de toi et tu me mordais avec ta bouche. C’était très bon. Tu avais des yeux comme je ne t’en ai jamais vus. Tes mains ne me lâchaient pas : je pleurais et j’avais du bonheur.
En sanglotant, je me mis à crier Iule ! Iule ! et ensuite je ne trouvai plus rien à lui dire. Toute ma peine était revenue et cependant j’étais heureux qu’elle eût souffert à cause de moi. C’était une chose profonde et obscure au fond de ma vie comme si, dans la même minute, nous avions délicieusement saigné d’une pareille blessure fraternelle. Et tendrement Iule, avec des paroles chuchoteuses, me consolait.
— Qu’est-ce que tu as, Petit Vieux ? Je ne t’ai rien fait pourtant. Mais si tu es triste à cause de cette autre chose, tu aurais bien tort, je t’assure. C’était doux comme quand Mama me faisait boire un petit coup de trop. Elle buvait toujours une chose sucrée dont j’ai oublié le nom. Les jours où il était venu des hommes, elle en buvait une bouteille entière ; et cependant il y avait toujours trois ou quatre verres pour moi. Alors tout tournait et j’étais contente. Crois-moi, je voudrais recommencer tout de suite à dormir pour sentir encore cela.
Mais voilà ! j’avais mis les mains sur sa chair comme un voleur. Il me resta un grand trouble. J’allai dans le bois, j’éprouvais le besoin d’être un peu de temps seul avec moi-même. Je marchai donc devant moi en sifflant. Je lui avais dit : « Je monterai aux arbres s’il y a des nids. » Mais à présent je ne pensais plus aux nids. Je me laissai tomber, mon cœur battait entre mes mains et je ne savais pas de quel mal je souffrais ; je savais seulement que Iule était une femme comme cette Mama qui rentrait dans son misérable galetas avec des hommes. Je n’avais jamais songé que je la détesterais un jour à cause de cela. O Iule ! tu n’étais plus la petite sœur sauvage qui courait avec un lambeau de jupe sur les cuisses et dont le sein n’avait pas encore levé. C’était un étrange mélange de peur et d’aversion que tu m’inspirais. Et j’étais là criant et jurant, me roulant sur la mousse avec une chaleur d’entrailles. Si tu étais venue dans ce moment, je t’aurais prise par les cheveux, je t’aurais traînée à terre. Tes pleurs m’auraient fait plaisir.
Et puis tout à coup je cessai de la haïr ; je n’aspirai plus qu’à me retrouver auprès d’elle. Mes fibres se détendirent ; la sèche fureur s’amollit. D’un élan je courus, je fendis les rameaux verts et de loin, avec la bonne fraternité revenue, je l’appelais.
— Iule ! Iule !
La hutte était vide. Mon appel se perdit dans les hautes branches et je n’avais plus de colère. J’étais triste, avec une grande peine lâche, comme si une moitié de ma vie n’était plus là. L’absence se prolongea. Je redoutai une ruse, la mobilité de son cœur furtif et clandestin. Je crois bien que si elle n’était plus revenue, je me serais cassé la tête contre un tronc d’arbre. Je restai longtemps l’oreille tendue, écoutant les rumeurs du bois. Le vent s’était levé, une onde large et sonore qui froissait les cimes et faisait le bruit continu d’un fleuve : il y avait un fleuve qui traversait la ville. Elle fut soudain près de moi dans cette houle verte, sans que je l’eusse entendue venir, et les yeux bas, elle riait. Moi non plus, je n’osais la regarder franchement.
— As-tu trouvé des nids ? dit-elle.
— Il n’y avait pas de nids où j’ai passé.
Elle battit joyeusement des mains.
— Oh ! Petit Vieux, ne dis pas cela. Le bois est plein de nids. Mais voilà, tu t’es couché sous un arbre.
— Eh bien, oui. Il faisait chaud, répondis-je. Toi aussi, Iule, tu as de la mousse dans les cheveux.
Elle regardait par-dessus son épaule vers les arbres, très loin.
— Si tu crois que moi aussi j’ai dormi, fit-elle, ce n’est pas vrai. Ah ! Petit Vieux !
Elle soupira : elle aurait voulu me dire quelque chose et elle se tut. Peut-être elle ne savait pas elle-même ce qu’elle voulait me dire. Et maintenant elle tordait doucement ses mains l’une dans l’autre, d’un geste las d’ennui.
— Je t’assure, dit-elle, je ne sais pas ce que tu as contre moi. Tu n’es plus le même garçon qu’autrefois.
Mon cœur monta ; cependant je ne trouvais rien à lui dire. Elle prit ses cheveux dans ses mains, les déploya et elle riait au travers, disant par moquerie :
— Toi, tu cries la nuit ; et le jour, tu tiens tes dents serrées.
Encore une fois je l’aurais battue, je n’aurais pu dire pourquoi.
Ce soir-là, elle ne me donna que trois pruneaux ; et nous entamâmes la réserve des pommes. Nous avions mangé au matin le dernier morceau de pain. Aucun de nous n’avait d’inquiétudes pour l’avenir. Quelque chose était survenu qui nous tourmentait plus que la faim. L’ombre s’étendit, la nuit remuée des feuilles. Les arbres balançaient comme les navires dans le port. Elle me prit la main et me dit :
— Viens dans la maison. Le vent me fait peur. Je ne l’entendrai plus quand tu m’auras pris la tête dans tes bras.
Elle avait coupé des fougères fraîches ; leur épaisseur mollement recouvrait le sol ; et maintenant, blottie dans ma poitrine, elle riait.
— Oh ! comme ce vent est bon ! Toute la terre tremble et je n’ai plus peur.
Les genoux au menton, tenant les mains en croix entre ses petits seins, presque aussitôt elle s’endormit de son grand sommeil d’enfant. Mais moi, dans la secousse terrible des rafales, je restai longtemps à veiller. Des chocs brusques battaient le toit léger. Une grosse branche craqua, fracassa de petits arbres près de nous. Toute la forêt ronflait comme une meule. Avec la palpitation chaude de cette petite vie de Iule dans mon épaule, j’éprouvais une grande douceur. Le bruit du vent, l’odeur assoupissante des fougères à la fin m’endormirent. Et puis au matin la pluie tomba. Nous nous réveillâmes au tintinement de l’eau ruisselant des hauts feuillages. Le bois était jonché de débris.
Des jours passèrent : le temps cessa d’exister. Je montais aux arbres ; je dérobais des nids. Iule aimait voir l’agonie des petites bêtes sous ses doigts ; il y avait dans sa nature un fond de cruauté tranquille et moi non plus je n’avais pas encore appris à respecter la vie.
C’était la saison d’amour : il volait de petites plumes grises dans l’air et les mères elles-mêmes avec leurs cris nous signalaient la place des couvées. Elle apprit à grimper aux branches ; quelquefois elle m’apportait des œufs frais au goût sauvage. Nous mettions rôtir les petits à des feux de bois que j’allumais en battant le silex. L’eau de la source près de la mare ensuite nous désaltérait. Il nous vint de petites industries : je taillai au couteau des disques ; ils nous servirent d’assiettes. A la pointe de la lame, j’avais gravé des formes de bêtes sur le houx noueux que je brandissais comme un sceptre. J’avais aussi creusé une racine de buis : elle prit le dessin d’une pipe. J’y fumais des feuilles sèches de châtaignier. Iule de son côté tressait des nattes qui recouvrirent le toit et arrêtaient la pluie. Avec des ronces pelées elle façonna des corbeilles pour ses cueillettes.
Il nous arrivait de marcher pendant des jours entiers, poussant devant nous à l’aventure et cassant des branches aux taillis pour retrouver notre chemin. Quand le soir tombait, Iule étendait une couche de fougères et puis au matin nous nous remettions en marche : il nous semblait découvrir le monde. Des essences nouvelles nous furent révélées ; des arbres se pommelaient de fruits inconnus au jus vert délicieux. Nous laissions fondre lentement sur la langue le suc rose des premières fraises. A chaque trouvaille, elle avait son cri. Ouah ! Ouah ! Nous étions les jeunes rois de la silve ; il nous paraissait que jamais nous n’aurions fini d’en faire le tour. Ainsi nous allions, portant sagement nos souliers sur le dos pour en ménager les semelles. Au retour, la petite maison verte vivant au soleil sa vie frémissante de claires feuilles nous causait une joie. Oui, c’était un grand bonheur pour deux rebuts d’humanité comme nous, n’avoir point de maîtres et vivre librement au cœur de la nature.
Un jour, rentrant d’avoir fait ma chasse aux nids, je cherchai en vain Iule. Le midi lourd brûlait. Je pensai qu’elle avait pris le chemin frais de la mare. Et, comme à mon tour je m’approchais, je l’aperçus se baignant derrière les feuillages. Autrefois, avec de l’eau jusqu’au-dessus des genoux, nous étions entrés dans cette grande flaque verte : je n’avais point encore ressenti la peur de son corps. Et à présent elle était là dans sa nudité, comme une petite Eve. Sa chair claire avait la beauté d’une fleur de vie dans le paysage innocent. Elle puisait l’eau au creux de ses mains et la laissait ruisseler entre les pointes de sa gorge ; ou bien elle plongeait sous les lentilles qui duvetaient la mare, demeurait tout un temps perdue au frisson froid du bain.
Dans l’ardent silence, le feuillage s’agita : elle leva la tête, poussa un cri et moi déjà j’avais fui. Avec le mystère de sa vie dans les yeux, je m’enfonçai sous bois. Si elle m’avait appelé, je ne serais pas revenu : j’étais malade d’une peine très douce et farouche, comme si moi-même devant elle j’avais été tout à coup nu. J’aurais voulu vivre longtemps seul au plus profond de l’ombre, regardant bouger toujours la petite tache lumineuse qu’elle faisait dans l’eau. Je ne l’aimais ni ne la détestais ; mais maintenant je savais qu’une chose en moi m’était encore inconnue, une chose terrible et délicieuse qui demandait à vivre du reste de ma vie. L’être nubile et originel tressaillit de se désirer avant de désirer la substance complémentaire. Je me roulai sur le sol, je mordis la terre ; à la douleur de la blessure, je me sentis devenir un homme. Et comme j’étais là, me déchirant avec mes mains, tout à coup le vieil almanach, la leçon du bon maître roula. Je le portais toujours sur moi, comme une petite relique, comme un talisman ; il battait près de mon cœur ; je n’avais passé aucun jour sans épeler ses fables naïves. O monsieur Jean ! monsieur Jean !
Il y avait une histoire surtout, un vieil homme vivant dans un désert, parmi les pierres et les bêtes malfaisantes. Il était venu en ces lieux redoutés à l’âge trouble du sang. Il avait tué, il avait volé, il avait fait le mal de toutes les manières. La bonne conscience tardive enfin avait paru et alors le désert s’était changé en un jardin d’abondance et de joie. Les pierres, arrosées de ses larmes repentantes, avaient fleuri : les tigres et les lions furent d’innocentes ouailles ; et parce que lui-même était revenu à la bonté, toutes choses autour de lui devinrent bonnes à son image. Je l’avais lu cent fois, cet aimable conte, et il me semblait toujours nouveau, avec un sens parabolique et universel. Un petit pauvre contemplatif entend la chanson des oiseaux et il saisit les rapports secrets des choses : il est plus près de la nature et de lui-même. Le doux maître m’avait dit :
— Ne cesse pas de réfléchir à cette histoire du méchant homme au désert. Penses-y surtout quand tu seras sur le point de manquer à ta conscience. Tu verras qu’elle s’applique à tous les hommes et il ne faut que de la bonne volonté pour changer les cailloux en froment et les pires animaux en douces brebis. Un petit livre comme celui-là contient tout le savoir humain : mais le meilleur savoir est encore celui qui nous vient de regarder au fond de nous.
Oui, un simple cordonnier de hameau, avec ses lunettes sur le nez, ainsi me dit la vraie parole. Et à présent, l’écoutant dans ma vie, je savais que moi aussi j’étais un homme vivant au désert parmi les bêtes sauvages.
Cette nuit et les nuits qui suivirent, je pris sa tête dans mes bras, comme elle aimait s’endormir ; et ensuite doucement, quand le sommeil était venu, je la couchais sur les fougères et j’allais dormir dans le bois. Il y avait là pour moi un âcre plaisir comme si, en faisant cela, j’étais un homme qui déjà tient au creux de sa main ses puissances de volonté. Si le vieux au désert ne les avait pas eues, il n’eût pas changé les tigres en brebis. Mais la dixième nuit, le tonnerre gronda, l’horreur fut sur la forêt et Iule me dit :
— Vois un peu, si maintenant j’étais tuée qu’est-ce que tu deviendrais ?
Elle aurait pu dire tout aussi bien le contraire et alors elle n’aurait songé qu’à sa propre vie ; mais avec son cœur tendre, elle prit la mort pour elle et me vit à jamais malheureux. Ce fut une si douce chose de l’entendre ainsi me parler. Oui, pensai-je, cela vaut mieux comme elle dit. Qu’est-ce que je deviendrais tout seul dans la forêt ? Mais aussitôt je criai :
— Ne dis pas cela, petite Iule. Vois, je me mets au-dessus de toi, je te cache avec mon corps. Je t’assure, c’est moi qui mourrai le premier.
Elle s’endormit et moi je veillai tendrement sur cette vie qu’elle m’avait abandonnée en pensée. Elle était comme une petite enfant craintive entre mes mains et j’avais oublié qu’elle avait été nue devant mes yeux. Au matin, tous les oiseaux chantèrent.
Maintenant, quand le vent s’élevait, nous montions aux arbres, je grimpais aux plus hautes ramures. Nous aimions nous balancer au roulis des cimes : il nous en restait la sensation d’une vie d’écureuils et d’oiseaux mêlée aux forces et à l’espace. La tourmente sous nous tournoyait en remous verts. Accrochés étroitement au craquement des branches, nous plongions dans le vide, de la hauteur d’un ciel, et puis de nouveau nous volions, nous étions emportés aux courants. Une horreur délicieuse nous pinçait les nerfs. Elle poussait ses ouah sauvages et moi je riais, dans une folie d’héroïsme. Le vent nous secouait, nous jetait l’un vers l’autre. Quelquefois je guettais le passage de la rafale, je lâchais prise tout à coup, je me lançais les mains en avant dans l’énorme vague furieuse : elle me portait jusqu’à Iule. Et cette musique de la tempête, comme là-bas le ronflement des eaux sous les grands ponts de fer, nous charmait, tous deux soudain immobiles, arcboutés aux nervures du tronc, un peu épouvantés tout de même.
Il nous vint l’idée de passer là nos nuits. Un antique hêtre, d’une sève tourmentée, se bifurquait à mi-hauteur, comme fendu d’un coup de hache. Un chêneau tout près nous aidait à nous hisser jusqu’au fourchon. Je la tirais par les poignets et d’une petite secousse des reins à son tour elle s’enlevait. La vaste nuit onduleuse de la forêt faisait sur nous sa rumeur : nous nous endormions dans des clartés d’étoiles, bercés de souffles légers, comme sur un radeau. Quelle chose profonde montée des races, nous donna le goût de cette vie ailée où à la fois nous goûtions la joie de l’aventure et la sécurité dans le péril ? La substance primaire à notre insu s’agitait dans notre sang revenu à la sauvagerie de l’homme des bois.
Nos provisions depuis longtemps s’étaient épuisées : nous étions forcés constamment de varier nos plans. Il n’y eut plus d’œufs dans les nids : les oisillons avaient pris leur vol. Pour apaiser notre faim, quelquefois, après des guets infinis au bord d’une clairière, j’abattais un lapin, d’une pierre sûrement lancée. Nous devions marcher pendant des heures avant de gagner la région des fraises et des myrtilles. Cependant nous étions bien plus heureux que chez les hommes. Ils nous avaient été secourables et bons ; ils m’avaient appris la vertu du pain honnêtement gagné ; nous avions connu sous leur toit une trêve à la dure existence. Et voilà, la folle sève de nature avait été plus forte.
Une fois je reparlais à Iule de notre ancienne vie au camp : elle se mit à ronger ses ongles et ensuite aigrement elle regretta la boucle d’or. Elle jurait comme une païenne, comme à la ville cette Mama quand les hommes l’avaient mal payée. Petit Vieux ! pensai-je, il vaut mieux désormais garder tes idées pour toi seul. Il n’est pas bon de tout dire aux filles. Cette fois-là donc, comme toutes les fois où il valait mieux pour moi être seul, j’allai fumer ma pipe à une petite distance de la hutte comme un vieil homme ; j’ouvris le vieil almanach et il me sembla que le bonhomme Jean était là, penché sur mon épaule et faisant glisser son gros doigt noir de poils le long des lignes. C’était très doux, un peu émoussé déjà par le temps. J’aurais voulu un soir aller frapper à sa porte.
Notre vie était plutôt une vie de petites bêtes sauvages. Nous passions des heures sans parler. Il m’était poussé des cheveux si longs qu’ils me tombaient en crinière dans le dos. Elle torsait les siens et les piquait d’une épine pour les maintenir à sa nuque. Elle aimait s’attacher des pendeloques de petites fraises aux oreilles. Elle se parait aussi de feuillages : ils l’enveloppaient comme une tunique. Moi, sous mes hardes fil à fil effrangées, j’avais la maigreur d’un loup. Nous aurions fait peur aux petits riches si nous avions été ramenés à la ville. Mais j’avais un couteau et il n’y avait personne pour nous dire que le bois après tout était à quelqu’un.
D’anciens petits mendigots comme nous ont une autre notion de la vie que les enfants qui ont été à l’école. Il nous semblait que nous aurions toujours pu vivre comme cela. Ton père peut-être, Iule, et le mien avaient fait comme nous, ou bien ils étaient morts dans un pays lointain, marchant devant eux, farouches et libres. Ou bien ils avaient fini sur un échafaud. Qui encore aurait pu nous dire de quoi toi et moi étions sortis ? Le vent là-dessus était muet : les petites essences de la forêt poussent à la lumière et ne savent pas non plus de quel arbre elles sont tombées. Notre confiance dans la vie était courageuse et ingénue. Personne ne nous l’avait apprise que la force même de la vie en nous. Je sens bien que s’il fallait recommencer le monde, c’est avec de la graine de misère comme nous qu’on le recommencerait.
Il y avait dans le livre une figure du Zodiaque qui étrangement représentait un homme à cheval, appuyant une flèche à la courbe de son arc. Jamais nous n’avions vu un pareil homme : il nous eût épouvantés s’il avait apparu entre les arbres, rué comme une bête aux pieds cornés. De son bras musclé, il tendait l’arc, cabré en arrière : il faisait ainsi une chose qu’à la ville j’avais vu faire à ceux qui, moyennant un petit denier, pouvaient s’acheter un arc aux boutiques. La forme de l’arme aussitôt s’appropria à la pensée de nos chasses. Je choisis un rameau flexible et dur, et en ayant pelé l’écorce, je fixai aux deux bouts une corde tressée avec les fils de chanvre que j’avais pris au tissu du sac. Ensuite je taillai des flèches ; et maintenant j’étais comme cet archer terrible, avec le destin dans mes mains. Iule poussa sa clameur : tout le bois retentit de ses ouah forcenés. Elle voulut porter les traits, je tenais l’arc dans mes poings ; et nous descendîmes au cœur de la forêt.
Iule dans l’ombre avait des yeux effrayants : elle marchait près de moi à la pointe des orteils avec un rire bas. Nos oreilles étaient subtiles et recueillaient les moindres rumeurs. Tout à coup elle fit un signe : un écureuil, accroupi sur une branche, croquait des pommes de pin. Je bandai l’arc ; la minute fut anxieuse ; et enfin la flèche partait, culbutait le gentil animal qui un instant essayait de se raccrocher aux rameaux et puis s’abattait, la pointe droit au gésier.
Iule eut son cri sauvage. La petite agonie à nos pieds se crispait dans un battement de la belle queue rouge. Elle le crut mort, mais comme elle avançait la main, d’un spasme dernier l’écureuil lui mordit le doigt. Et ensuite la vie s’en alla. Moi qui par ma volonté avais tué cette bête, je ne prenais pas attention à la colère de Iule : je demeurais penché sur cette petite chose qui fut la vie et avait joué dans les arbres. Mais elle dansait à l’entour, cherchant à lui écraser la tête avec ses talons.
Je lui dis :
— Pourquoi fais-tu du mal à cette bête puisqu’elle est morte ?
Les dents à peine étaient entrées dans sa chair et cependant elle criait comme si elle aussi allait mourir. Je retirai la flèche et ce jour-là avec l’arc je tuai encore deux oiseaux. Nous fûmes assurés ainsi de ne jamais manquer de nourriture. Iule cessa de se lamenter ; elle portait fièrement le trophée comme la femme d’un chef de tribu guerrière après un combat.
— Si seulement, dit-elle, tu avais une casquette avec un cordon d’argent comme les hommes du tram à la ville, il n’y aurait personne de plus beau que toi.
Elle me parlait comme à un héros ; mon sang courait joyeusement.
Je pris goût au carnage ; je devins le petit tueur des bois. Quelquefois aussi, en jetant le couteau, je pouvais abattre un rat ou un lapin. Je m’étais fait longtemps la main en m’exerçant sur les arbres. A la fin je trouvai la bonne manière : je tenais le manche dans ma paume et d’un coup de bras je lançais le couteau : la lame entrait profondément. Nous mettions ensuite sécher les peaux sur les branches. C’était une idée qui nous était venue en pensant à l’hiver. Et un jour elle me dit :
— Vois cependant, si tu pouvais tuer une des grandes bêtes qui descendent boire à la mare, je t’en ferais un bel habit de peau comme on en voit là-bas chez les marchands.
Mais celles-là étaient pour moi comme les hôtes sacrés de la forêt. Chaque fois que de loin je les voyais s’élancer par petits bonds gracieux, j’éprouvais la sensation religieuse d’une vie associée au mystère des solitudes. Après tant de temps, je ne puis encore exprimer cela. Ils vivaient en troupeau avec des femelles aux yeux de vie profonde, avec d’aimables faons joueurs. Et Iule avec son rire dangereux, à voix basse toujours me reparlait de leur fourrure.
Je m’étais taillé une nouvelle pipe dans un nœud de merisier. Je l’emportais avec moi dans mes chasses. Je fumais là dedans des feuilles séchées, j’en savourais le goût d’amadou. A la ville, de puants déchets de tabac faisaient les délices des petits miséreux. C’était pour moi une joie de tirer de grosses bouffées, assis au pied d’un arbre comme un vrai chasseur. J’usais le temps du guet à dessiner, à la pointe du couteau, des figures sur mon arc. Cela aussi, les premiers hommes l’avaient fait comme moi. Un hérisson, aux heures fraîches, doucement passait, comme un léger esprit de la terre. Il y avait beaucoup de pies et de geais. Les petites corneilles étaient tendres à manger. Je tuai une fois un coq des bois : jamais nous n’avions fait pareil festin et elle garda les plumes qu’elle porta sur sa tête.
Iule quelquefois allait seule dans le bois. Je la suivis, je la vis se mirer dans la mare. Appuyée sur les poings, elle avançait son buste par-dessus l’eau et avec ses lèvres tâchait de baiser son image. Elle m’entendit rire, bondit vers moi et elle avait des yeux de fièvre.
— Sens comme mon cœur bat, fit-elle.
Elle avait pris ma main et l’appuyait entre ses petits seins. Je ne savais pas ce qu’elle voulait dire. Et tout à coup, sous la chaleur de mes doigts, elle se mit à trembler : la nature tourmentait son jeune sang sauvage.
En luttant, nous roulions sur la mousse et elle me mordait le cou. Il m’arrivait alors de la serrer un peu trop rudement : elle fuyait aux taillis d’un cri blessé. Un jour je l’appelai vainement : elle ne rentra pas à la hutte. Elle aimait rouler sa tête dans ma poitrine et écouter longuement battre ma vie. C’était pour nous un si profond mystère, la petite source qui goutte à goutte stillait avec son bruit d’éternité.
Nous ne savions plus depuis combien de temps nous avions quitté les hommes. Nous avions à présent d’autres visages et d’autres gestes. Nous recommencions l’humanité selon nos humbles forces. Notre vie était violente et contemplative. Je connus les heures du jour où la sève travaillait : c’était le temps du déclin solaire. Alors les odeurs montaient ; la terre tressaillait ; tous les arbres palpitaient comme des cœurs gonflés, et au matin il venait des pousses nouvelles.
Je vis croître le rameau et monter l’herbe. Le vieil almanach m’annonça les lunes et les saisons ; il m’initia aux pronostics qui avertissent l’homme de la nature. J’étais le petit solitaire attentif et émerveillé qui écoute chanter les oiseaux. J’appris à imiter en sifflant leur chant ; et avec les jours d’autres oiseaux arrivaient avec d’autres voix inconnues.
Iule près de moi m’écoutait : elle trouvait mes sons bien plus beaux que leur chanson. Et je n’avais point encore taillé les pipeaux où plus tard je devins un musicien habile. Elle me disait :
— Chante comme celui qui fait fouit fouit ou comme celui-là qui fait di di di.
Nous leur donnions des noms naïfs qui correspondaient à leur chant.
Il nous vint des sensations subtiles. Nous ouvrions nos bras au vent ; il fut comme une chose amie que nous pressions amoureusement contre nous. J’ignorais pourquoi si tendrement j’étreignais les arbres. Je croyais respirer tout le ciel en aspirant fortement l’air. Et à terre avec nos mains nous tâchions de saisir l’or mobile des clartés : elles étaient pareilles à de grands lézards vermeils, aux bêtes rapides et furtives qui glissaient sous bois. Quelquefois Iule défaisait ses cheveux couleur de lin roui ; à pleins poings elle les tordait au soleil et disait :
— Vois, n’est-ce pas du soleil que je tords avec mes cheveux ?
J’aimais tant regarder la vie verte de l’ombre sur sa peau quand elle dansait, tenant son bout de jupe dans ses doigts. C’était une fille déjà rusée et lascive qui semblait connaître son empire. Sa jupe se levait toujours plus haut et elle avait un rire muet. Moi aussi je riais, d’un autre rire, car je me souvenais qu’elle avait été nue dans la mare. Je croyais qu’elle avait une idée qu’elle ne me disait pas.
Un jour, assis près de la maison, je lisais dans le livre. Le chemin craqua sous ses pas, je levai les yeux ; elle était là devant moi, tournant en rond, sa jupe dans ses mains, avec des grâces maniérées. Qui donc lui avait appris cela ? A travers ses paupières plissées, elle me jetait un regard pointu.
— Vois un peu comme je danse, fit-elle.
Je pensai à une autre petite qui, dans un faubourg de la ville, une fois dansait au son d’une clarinette et d’un tambour. Celle-là aussi avait une belle robe, oh ! une robe très courte, plutôt une jupe de vieille gaze sale et défraîchie, mais passequillée de fils d’or. Tandis qu’elle pivotait sur ses escarpins éculés avec son maillot d’un rouge violet, sa noire petite main crispée prenait à sa bouche des baisers qu’elle jetait à l’assistance, des gens du peuple, de grands et de petits voyous comme moi. Je n’oublierai jamais l’émerveillement que me laissa cette pitoyable marionnette humaine. Je dis à Iule :
— Il y avait une fois une petite fille qui dansait. Je n’en avais pas encore vue de plus belle.
J’éprouvais un singulier plaisir à lui parler ainsi. Iule s’arrêta tout à coup de tourner ; elle vint sur moi, ses poings levés, et me demanda si j’avais aussi aimé celle-là. Moi alors, par défi à cause de la colère de ses yeux, je dis en riant que je serais volontiers venu à la forêt avec elle. Je m’amusais de sa peine jalouse par un sentiment d’indépendance, exprimant ainsi qu’après tout j’étais maître de suivre mon goût. Aussitôt elle tira ses cheveux et cria que si jamais j’amenais une autre fille au bois, elle la tuerait.
— Oui, voilà, je l’écraserai à coups de talons. Je lui arracherai le cœur avec les dents.
Ensuite elle se jeta à mon cou et maintenant elle pleurait, d’un petit cœur farouche et tendre.
— Non, vois-tu, il ne faut pas faire cela. Dis, Petit Vieux, ferais-tu vraiment cela un jour ? Je t’assure, moi aussi tu me tuerais.
J’éprouvai une fierté mauvaise qu’elle fût à moi soudain si humblement comme une proie, comme une petite bête à bec et à ongles que ma valeur eût domptée. Je me sentis le maître de sa vie. Je n’aurais eu qu’à la prendre sous les aisselles et à la jeter sur l’herbe.
Un feu me mangea les entrailles ; je la regardai si furieusement qu’elle prit peur et s’écria :
— Petit Vieux ! comme tu as l’air terrible !
Est-ce qu’elle tremblait véritablement ? Elle cacha sa tête dans ses mains et me dit gentiment :
— Fais de moi ce que tu voudras.
Et moi, la voyant douce et soumise, je haussai les épaules sans lui répondre comme si à présent je ne savais plus ce qu’elle me voulait. Je tirai mon almanach ; j’épelai, avec mon doigt sur les lettres, la parabole du vieil homme au désert. J’étais heureux d’une joie triste, sentant sa petite main à mon épaule tandis que je lisais. Chaque fois que j’ouvrais les pages, il me venait la sensation que le livre aussi était une force comme le vent et le tonnerre, mais une force bienfaisante. Quelque chose de bon et de divin en émanait comme lorsque, à l’école du bon maître, je croyais voir Dieu se lever du geste dont il faisait tourner la boule devant la chandelle en nous disant : Ceci est la terre et cela le soleil. Je ne songeais pas à me demander par quel miracle les idées étaient descendues se figer là en lettres. J’aurais été bien étonné si quelqu’un m’avait parlé de l’homme qui avec une petite pince les prenait dans un casier et les mettait l’une à la suite de l’autre comme les pièces d’un jeu de patience. Peut-être en moi j’avais un peu le sentiment que c’était là une chose de vie naturelle comme il nous vient des ongles aux doigts et des poils à la peau.
La forêt fut rouge : il passa un froid à travers les arbres éclaircis. Iule ne descendait plus au cœur de la forêt avec moi. Je partais seul en chasse, tuant çà et là un écureuil à coups de flèches. Je rentrais mouillé, ma chair mi-nue toute froide sous mes haillons. Même aux jours de soleil, l’ombre restait humide. Alors elle imagina de coudre ensemble les peaux de bêtes qu’à mesure nous mettions sécher sur des branches. Avec la pointe du couteau je les perçais de petits trous ; elle y passait des cordes enlevées à la trame du sac et qu’elle tressait solidement. Nous ne cessâmes pas de rire la première fois que nous endossâmes cet étrange vêtement. Nous nous apparaissions à nous-mêmes comme des bêtes sorties du hallier et à présent, sous la chaude pelisse sauvage, nous ne redoutions plus ni le froid ni la pluie.
Patiemment je me mis à tailler dans de grosses branches des sabots pour Iule ; nous en avions porté de pareils au hameau. Mais tandis que j’achevais de creuser le second des sabots, la lame de mon couteau s’épointa : j’aurais préféré me couper un doigt. Toute notre vie était dans ce couteau : il était l’outil essentiel sans lequel je n’aurais pu ni reconstruire la hutte ni me refaire un arc. Et, avec la lame éclatée entre mes doigts, j’étais là tout pâle, songeant à ce qu’il adviendrait de nous si une nouvelle ébréchure devait l’entamer. Je ne m’en servis plus qu’avec une prudence extrême.
Etant descendus ce jour-là vers la mare, nous perçûmes un bruit qui ne nous était pas encore connu. Des coups sonores à intervalles réguliers battaient dans le grand silence de la forêt. Iule me dit :
— C’est comme quand je mets ma tête sur ta poitrine et que j’entends battre ton cœur.
Le cœur de la forêt aussi semblait bondir dans ces secousses profondes. C’était effrayant et lointain comme si, à une grande distance, des hommes se battaient avec la forêt. Dans l’air humide et lourd, le son s’émoussait et par moment semblait monter de dessous la terre. Il ne se prolongeait pas, il était étouffé comme les pulsations d’un cœur sous un drap épais et cependant il était terrible.
Il nous remplit d’effroi ; nous ne pouvions douter que des hommes étaient venus dans la forêt et faisaient là une chose mystérieuse et redoutable. Les coups durèrent jusqu’à la nuit et ensuite ils recommencèrent dans le matin brumeux. Il nous paraissait que tout le bois tremblait. Je dis à Iule :
— S’ils viennent pour nous prendre, j’ai mon couteau.
Pourtant c’était là plutôt une bravoure affectée. Maintenant que l’homme encore une fois se rapprochait de nous, d’autant plus dangereux qu’il nous restait caché, j’avais moins confiance. Iule, elle, dans son simple courage, fut admirable.
— Tu les tueras avec ton couteau, me dit-elle farouchement, et moi je tirerai des flèches. Et puis avec mes pieds nus je danserai sur leur cœur comme après que l’écureuil m’a mordue.
Elle parlait comme une vraie guerrière, comme une fille des tribus sauvages. Nous descendîmes ensemble dans la forêt ; j’allais devant, tenant mon couteau dans mes mains ; elle me suivait, portant l’arc. Les coups dans le jour pluvieux s’étaient assourdis : parfois nous cessions tout à fait de les entendre ; et ils étaient très loin, de l’autre côté de la forêt. Nous cherchions vainement à nous orienter quand ils reprenaient. Nous marchions avec une grande prudence comme si à présent c’était nous le gibier.
Un jour de l’autre année, allant à petit pas, nous avions découvert le campement : il y avait derrière les paillotes des hommes velus et qui se mouvaient avec des rythmes subtils qu’avant ce temps nous avions ignorés. Ceux-là après tout étaient des êtres bienveillants sous leurs grands visages muets. Et nous nous demandions quel autre ouvrier inconnu si furieusement faisait gémir le cœur de la forêt. Tout à coup Iule eut des yeux pâles dans l’ombre du taillis :
— Dis, Petit Vieux. Si ce n’étaient pas des hommes ? Si c’était une bête comme celle qui une fois est passée dans la rue et qui était haute comme une maison ?
Elle m’avait parlé souvent d’une bête qu’on menait jouer comme un acteur dans un cirque. Je crois bien que c’était un éléphant ; mais alors ni elle ni moi n’en connaissions encore le nom. L’idée qu’un animal aussi terrible vécût dans la forêt nous fit, ce soir-là, déserter la hutte : nous grimpâmes au hêtre et nous tenant enlacés au chaud de nos peaux d’écureuils, nous dormîmes dans l’abri où nos nuits avaient été si souvent bercées au vent de l’été.
A l’aube, la forêt de nouveau tressaillit, et maintenant il semblait que les coups s’étaient rapprochés. Notre vie resta troublée de la crainte d’un ennemi secret qui toujours sûrement avançait et attaquait le bois par tous les côtés. Vers le midi du jour, les profondeurs mugirent ; l’air fut déchiré d’un fracas horrible après lequel il régna un grand silence ; et à présent je ne croyais plus que c’était une bête qui fît un tel bruit.
— Je t’assure, Iule, ce sont bien les hommes et ils abattent la forêt. Quand la grosse branche une nuit est tombée, c’était aussi comme un coup de tonnerre.
Elle me regarda en riant :
— Oh ! fit-elle, il y a peut-être parmi eux des garçons comme toi, Petit Vieux.
Pourquoi me dit-elle cela ainsi ? Ses narines battaient. Elle ne parlait plus de danser sur leur cœur avec ses talons nus. J’aurais voulu lui mordre le cou. Je dis :
— S’il y a là un garçon comme moi…
Et voilà, je demeurai muet ensuite, avec une chose en moi que je n’aurais pu exprimer ; et peut-être aussi Iule avait pensé à cette chose.
Le lendemain elle me dit tranquillement :
— Nous irons devant nous tant que nous aurons vu.
Elle a raison, songeais-je ; tu sauras alors ce qu’il te reste à faire. Nous étions venus avec l’arc et le couteau dans les mains : cependant si dans ce moment une forme humaine avait apparu, j’aurais jeté mon couteau à terre.
Nous marchâmes longtemps : les coups retentirent plus distinctement et à chaque coup la forêt gémissait. Nous étions légers, confiants ; nous chantions, nous tenant par la main. Mais un coq des bois, au plumage de cuivre et de feu, avec un cri bruyamment s’éleva d’un fourré. Je tirai une flèche ; elle s’égara, et presque aussitôt un lapin piqua dans sa rabouillère. Nous oubliâmes les hommes.
Le souffle court, nous guettions si le lapin n’allait pas sortir par un autre passage à une petite distance. Il ne vint qu’un écureuil qui pour nous regarder s’avança jusqu’au bout d’une branche. Encore une fois je brandis l’arc et visai. La bestiole rusée tournait autour du tronc et moi aussi, avec mon arc tendu, je me mis à tourner, attendant le moment. Enfin la flèche partit, l’écureuil roula. Dans notre joie, nous dansâmes autour de sa mort. Avec nos peaux de bête, nous avions l’air vraiment terrible ; elle poussait ses ouah ouah ; mes cris faisaient envoler les oiseaux. Notre folie remua tout le bois. Il nous parut que des voix au loin répondaient à nos clameurs.
— Crois-moi, dit-elle, c’est par là qu’il faut aller.
Elle me montrait l’occident.
Nous écoutâmes : les voix s’étaient tues et encore une fois le cœur des arbres sonnait sous les coups.
Il y avait des mois que nous vivions dans la solitude de cette forêt ; je ne savais plus comment était fait le visage d’un homme. Mes yeux regardaient ardemment devant moi. Nos sabots dans les mains, nous courûmes dans la direction des voix. J’avais mis le petit corps tiède de l’écureuil sous un lit de feuilles ; j’avais planté une branche à côté afin de reconnaître l’endroit quand nous reviendrions pour le reprendre. Et maintenant une force secrète nous attirait, détendait sous nous les ressorts de la course. Je pensais : il y a là peut-être des filles comme Iule ; mais je ne le disais pas à Iule. Une odeur de bois brûlé efflua ; les fonds se vaporisèrent de spirales bleues que doucement le vent portait. C’était une fumée comme celle qui un jour nous avait attirés vers les paillotes de la tribu. Elle sentait l’abri, le repas familial après la journée de travail ; elle nous caressait si mollement le cœur quand, à la tombée du soir, elle venait vers nous, aux limites du désert d’argile où toute une journée pleine, sous l’ardent soleil, nous avions peiné ! Nous l’aspirions comme après une longue faim on mange le pain. Ni l’un ni l’autre ne pensions plus à notre petite hutte au cœur de la forêt.
Une jeune voix d’homme chanta et j’avais pris les mains de Iule ; elle serrait les miennes ; nous avions envie de pleurer. Un vaste découvert ajoura la forêt vers les fonds. Nous avions peur qu’un chien aboyât. Nous rampions sous les arbres, moi tenant le couteau dans les mains. J’aurais tué le chien. Et puis tout à coup à une petite distance, le chant recommença. Des hommes sous les arbres parlaient : leurs voix, dans le silence lourd, avec le poids de la forêt sur elles, étaient inouïes, comme si elles montaient de la profondeur d’un puits. Elles nous faisaient mal délicieusement.
Couchés dans les végétations basses, nous nous dressâmes sur nos poings, regardant fumer des huttes dans la clairière. Il y en avait deux, moitié faites de planches aboutées, moitié hourdées avec des mottes de terre ; et elles n’avaient d’autre ouverture que la porte. Elles étaient bien plus primitives que la maison des briquetiers.
Mon Dieu ! comme soudain ma sympathie s’éveilla pour ces hommes qui s’étaient fait un toit semblable à notre toit ! Sans doute eux aussi vivaient de proies libres et sauvages comme nous. Combien étaient-ils ? Avaient-ils leurs femmes avec eux ? Mon cœur battait contre la terre. Quelque chose parfois bougeait dans l’une des huttes, une forme vague que nous ne pouvions reconnaître. Un vieux, très grand, avec la cognée frappait le pied d’un hêtre. A chaque coup, il se baissait, lançait de toute sa taille le fer dans l’entaille déjà profonde ; et ensuite d’un effort de bras il la retirait et recommençait à frapper. On n’entendait pas tout de suite le han. J’enviais la force tranquille de cet homme. Sans doute les autres étaient plus loin : on entendait les coups de leurs cognées et on ne les voyait pas.
Encore une fois la voix joyeuse s’éleva. Elle venait du fond de la hutte et puis elle s’avança jusqu’au seuil. Et maintenant un jeune homme était là, les bras croisés, dans l’attitude du repos entre deux besognes, regardant avec ses prunelles claires vers la forêt. Il portait des guêtres de cuir aux jambes ; sa tête bouclée s’attachait fortement à ses larges épaules. Iule, droite sur ses poings, le considérait avec des yeux de petite louve.
— Celui-là est plus beau que toi ! souffla-t-elle dans mon cou.
— Eh bien ! va avec lui. Je retournerai seul au bois.
Si elle l’eût fait, peut-être j’aurais levé sur elle mon couteau. J’étais très doux et triste. Moi aussi j’admirais ce jeune garçon : j’aurais aimé l’avoir pour frère.
Sans doute il entendit nos voix. Il eut le regard fixe et dur des hommes habitués à regarder dans la nuit du bois ; et il tendait un peu le cou, curieux, étonné. Nous nous vîmes découverts : cependant nous n’avions pas la force de fuir, cloués sur place par ces yeux qui ne nous quittaient pas.
Un autre, après tout, eût éprouvé la même surprise en voyant surgir de terre deux créatures vêtues de peaux saigneuses et dont les visages seuls avaient gardé une apparence humaine. D’un bond il s’élança, fendit la clairière ; son rire sonnait comme un aboi ; et nos sabots dans les mains, maintenant aussi nous courions comme des bêtes traquées. Nous avions de l’avance ; nos pieds nus nous donnaient plus d’agilité. Il perdit notre piste.
La lune monta. Ni Iule ni moi ne parlions plus : peut-être elle songeait à ce jeune homme magnifique. Dans la nuit pâle, des soies d’argent glissaient en longues traînées mouillées. Toute la forêt sembla un rêve dans une paix de sommeil immense. Enfin l’abri s’aperçut : nous fûmes là au cœur même du silence. Et Iule, avec sa tête contre mon épaule, était une petite chose doucement évanouie et palpitante. Les heures n’existèrent plus.
Des voix. Des rires. Un tumulte étouffé. Nos yeux se rouvrirent et c’était le matin venu à petits pas avec une troupe d’hommes qui étrangement se penchaient et nous regardaient nous éveiller. Il y en avait trois, déjà vieux, très droits sous les ans, et le quatrième était ce garçon qui, du fond de la clairière, s’était élancé vers nous. Iule, avec un cri, se ramassa sous les feuilles. J’étais debout, je tâtai mon couteau dans ma poche.
Les vieux nous considéraient d’un air peu rassurant. Mais le jeune homme riait en leur montrant nos peaux de bêtes.
— Voilà. Ils étaient assis au bord de la clairière quand je leur ai donné la chasse. J’ai pensé qu’il était venu des singes dans la forêt.
Iule s’agita sous les feuilles, amusée de l’idée. Elle se mit à rire et me dit :
— Oh ! Petit Vieux, tu entends ? Ils nous ont pris pour des singes.
Quelquefois des hommes s’installaient aux carrefours : ils possédaient de petits ouistitis aux yeux malades, affublés d’épaulettes de troupier ou de falbalas de marquise. Elle et moi souvent avions pris plaisir à les voir danser à la corde ou manœuvrer un fusil. Je dis fièrement à ce garçon :
— Nous sommes des hommes comme toi.
— Oui, ma foi ! s’écria-t-il. Ils ont des bras et des visages comme nous.
Et il ne cessait pas de regarder Iule. Un des vieux aperçut nos réserves de bois, les peaux séchant aux branches, les pierres sur lesquelles nous mettions cuire nos proies. Il montra la forêt d’un large geste et dit rudement :
— C’est eux qui cassent les jeunes arbres. Ils tuent les bêtes.
J’appuyai sur lui des yeux résolus et répondis tranquillement :
— La forêt est à nous. Il n’y avait personne ici quand nous sommes venus.
Alors ce vieil homme se mit à rire aussi.
— Ils disent que la forêt est à eux !… Il y a cent ans que les miens et moi abattons les arbres et pas même une feuille ne nous appartient.
Le jeune homme se penchait sur moi et me demandait avec douceur qui était cette fille aux cheveux rouges. Je crus qu’elle allait lui répondre comme aux briquetiers :
— Celui-là est Petit Vieux et moi je suis sa femme.
Elle me dit seulement :
— Parle-lui, toi, comme tu croiras devoir parler.
La ruse, la défiance s’éveillèrent. Après tout, de quel droit nous interrogeaient ces gens ?
— C’est Iule, dis-je, et moi, on m’appelle Petit Vieux. Je n’en dirai pas davantage.
Ils échangèrent encore quelques mots entre eux ; puis le plus vieux fit un pas.
— Voilà. Il y a du pain chez nous. Si tu as du cœur, tu viendras travailler. On s’arrangera pour le reste.
Du pain ! La tentation encore une fois monta. Celui-là avait parlé comme le vieil homme chez les briquetiers. Je me tournai vers Iule et ensuite toute la vie libre de la forêt fut devant moi : je n’osai plus la regarder. Elle palpita contre ma poitrine. Elle me chuchota dans l’oreille : « Du pain, Petit Vieux ! Pense à cela ! »
Je lui dis :
— Ce sera comme tu voudras. Dis, toi.
J’aurais voulu qu’elle me montrât la forêt en secouant la tête ; mais elle se leva, elle mit la main sur le bras du jeune garçon en riant.
— J’irai avec toi, puisqu’il le veut, fit-elle.
Ce cœur de Iule était plein de détours. Elle parla comme si j’avais décidé que nous suivrions ces hommes inconnus. Quand j’étais un petit pauvre des villes, je lançais en l’air un caillou. Selon qu’il tombait, je faisais une chose ou l’autre. Et à présent c’était elle qui était ma destinée.
Nous quittâmes donc la hutte. Des palombes amoureusement sanglotaient. Un brouillard bleu fumait sur la forêt. Toutes les herbes scintillaient. Jamais le matin ne m’avait paru plus beau. Et j’avais fixé mes souliers par une liane à mon cou, Iule portait sa belle robe roulée dans le sac. C’est ainsi que nous gagnâmes le campement des bûcherons.
Le jeune homme poussa la porte de la maison de planches. Il dit joyeusement à Iule :
— Il n’y a que toi de femme ici. Les autres sont dans la forêt plus loin.
Ensuite il nous coupa du pain. Mon Dieu ! le goût nous en était toujours resté aux dents ; cependant nous croyions, elle et moi, en manger pour la première fois.
Ce fut le recommencement de notre ancienne vie chez les hommes. L’instinct d’humanité encore une fois prévalut, nous fit accepter le vague lien social dont demeurait unie cette tribu au fond des bois. Elle se composait d’âmes simples et rudes qui avaient les silences, la vie dormante des petites mares de soleil au creux des ravines. Ils vivaient parmi les arbres, ligneux et indestructibles, avec une sève sauvage et de tendres moelles. Un durable compagnonnage au cœur vert des solitudes les unissait d’une affection tenace sans paroles. Ils n’éprouvaient pas le besoin de se rien dire, ayant tous les mêmes idées et dépourvus de mots pour les exprimer. Lequel d’entre eux le premier était venu à la forêt avec sa hache, ils l’ignoraient : c’était une ancienne tradition qui se perdait dans l’âge même de la silve. Leurs générations s’étaient épuisées à toujours frapper au cœur les grands chênes : là où ils passaient, des fleuves de sèves coulaient et ne diminuaient pas les intarissables fontaines de la vie. Comme les briquetiers, ils marchaient devant eux, faisant une œuvre obscure, frappant en tous sens des coups qui retentissaient aux matrices de la terre. Ils ne raisonnaient pas la destinée qui les poussait à travailler sans trêve pour les villes.
La plupart n’avaient pas dépassé la limite des hameaux. Quelquefois ils allaient y chercher des femmes et s’y mariaient. Les noces étaient brèves et s’achevaient sous les arches bleues de la forêt, dans la nuit des huttes. Quand l’un des leurs mourait, on le clouait entre des planches fraîchement sciées et ensemble, en se relayant, on le portait au cimetière, très loin. C’étaient les seules corvées qui les rattachaient à la vie des autres hommes. Ils étaient doux et dissimulés, un peu tristes.
Iacq était le nom du garçon. Il m’apprit à manier la cognée. Après que l’arbre était tombé, il fallait abattre les branches ; les grosses passaient à la scie ; on bottelait les moyennes en falourdes ; les brindilles formaient des fagots et des balais. Les maîtres bûcherons seulement frappaient l’arbre au pied.
Iacq me dit :
— Je t’apprendrai à abattre les chênes.
Ce jeune homme était une grande force de vie. Quand celui-là riait, les oiseaux se taisaient, tout le silence de la forêt était rompu. C’était un vrai fils des bois, et pourtant il n’avait pas la taciturnité des autres enfants de la tribu. Sa gaîté d’homme sain et robuste tranchait sur leur vie sourde et renfermée. J’admirais sa vigueur calme tandis qu’il jetait la cognée, cambré sur les reins, le torse tordu de côté. Le fer s’abattait, faisait une large blessure, mousse et mouillé d’avoir frappé dans le sang vert. Iacq semblait cogner dans l’ivresse joyeuse de sa force, les muscles câblés à l’égal des nervures puissantes du hêtre. Sa cognée vibrait, avec un ronflement de grosse mouche quand on l’entendait de loin. Quelquefois il coupait son rude labeur d’une chanson chantée à tue-tête, ou bien il sifflait, imitant les oiseaux.
Je ne connaissais pas encore la souffrance des arbres : les coups de la cognée me donnaient envie de frapper à mon tour. Un jour, comme il me défiait en plaisantant, je ramassai la lourde masse ; je la lançai à la volée ; elle s’abattit à côté de l’entaille, s’enraîna aux moelles profondes. J’eus le vertige d’avoir entré le fer dans un torse humain, dans une vie d’or et de sang. L’arbre frémit de tout son feuillage : un fracas sourd se perdit aux silences de la forêt. Et à présent je n’ignorais plus ma force. Iacq cessa de rire et dit :
— Toi, tu seras un bûcheron.
Nous étions là, dans la coupe, huit hommes et Iule. Le reste de la tribu s’éparsait de clairière en clairière. Ils avaient des huttes comme les nôtres : ils étaient plus nombreux et des femmes préparaient leurs repas. Ce fut Iule qui fut chargée du ménage dans notre camp. Elle allumait le feu, passait l’eau ensuite sur la cafetière. Une décoction de chicorée trempait notre pain bis pendant le jour. La fumée montait sous les arbres, se ouatait en légers flocons bleus qui ne se dissipaient que lentement, roulaient au vent jusque dans les combes. Le soir, la flamme dardait plus haute : Iule alors mettait cuire les pommes de terre. C’était, avec de la couenne de porc, notre habituelle nourriture. Ces gens de forêt n’en connaissaient pas d’autre. Iule et moi demeurions surpris qu’ayant les fruits et les bêtes du bois, ils se contentassent de ces simples aliments. Leur probité était farouche : ils vivaient d’une pauvreté volontaire, dans la large abondance de la terre. Aucun d’eux ne pensait qu’après tout celle-ci est aux hommes qui peinent et ahannent à son flanc. Ils respectaient les antiques défenses, soumis à leur destin, vaillants et nus. Une fois je tuai d’un coup de bâton un jeune lapin et le rapportai à la hutte. Iacq à grandes dents en mangea. Les vieux, eux, n’étaient pas contents. Je compris que nous seuls, Iule et moi, avions connu la vie libre.
Dès l’aube, le travail commençait. Le premier frisson du jour glissait aux cimes, une vapeur glauque duvetait l’ombre humide. Et puis la clarté descendait, fraîche, trouble encore comme une grande onde après les vannes levées. Les profondeurs restaient longtemps brumeuses ; un brouillard violet de proche en proche s’irisait aux filtrées du soleil, obliques et mobiles comme des colonnes oscillantes. La cognée bondissait comme un palet d’or. Les coups faisaient trembler le ciel au-dessus des arbres.
Midi amenait une trêve : un lourd sommeil pesait ; le bourdonnement des grosses mouches planait ; et les hommes, couchés au frais des mousses, avec leurs larges torses écroulés, eux-mêmes ressemblaient à des troncs abattus. Un des vieux ensuite frappait dans les mains : on abattait jusqu’au déclin du jour. Puis l’ombre fraîchissait, bleue comme au matin ; le mystère descendait. Mon Dieu ! c’étaient là des sensations que nous connaissions depuis longtemps ; et pourtant, mêlés à cette vie de la tribu, elles nous semblaient toujours nouvelles. Iule, entre le temps des repas, liait avec des hardes les falourdes et moi quelquefois je laissais reposer la hache, écoutant rire les pies ou hennir le pivert.
Iacq un jour me donna une pipe et du tabac. Il me plaisait à cause de sa gaîté et de sa force et cependant je me défiais de lui, je n’aurais pu dire pourquoi. Peut-être il avait pour Iule un regard qui n’était plus le même quand il le tournait vers moi. Je ne songeais pas à m’expliquer ce sentiment. Le don de la pipe nous lia. J’éprouvais un réel bonheur à fumer comme les vieux qui m’entouraient.
— Vois comme il est bien, ce garçon, me disait Iule. Il partage avec toi ce qu’il possède et toi, c’est à peine si tu lui parles.
J’aurais voulu lui répondre qu’elle prenait trop attention à lui ; souvent ils s’en allaient ensemble rire derrière les huttes. Et puis, tirant sur la pipe, je haussai les épaules comme si c’était là un secret qui ne me regardait pas. Je n’éprouvais pas de jalousie : il me semblait naturel qu’elle le trouvât plus beau que moi, le Petit Vieux.
Iacq, d’ailleurs, n’eût pas mis un pas devant l’autre pour lui faire plaisir. Il la traitait comme une petite bête singulière qui criait et pleurait sans cause. Une fois, comme il la plaisantait sur ses maigres jambes, elle lui mordit la main et courut se cacher dans le bois.
Son dépit dura deux jours ; elle me dit qu’elle le détestait ; elle voulait retourner à la hutte chez nous. Et ensuite elle se remit à rire avec lui. Il semblait bien plus cordial quand elle n’était pas là. Je crois que dans l’esprit de ce Iacq, il y avait l’idée que Iule était un peu un jouet vivant. Il avait été la chercher au cœur du bois ; il n’avait pas fait autrement qu’un homme sauvage à la chasse des femelles. Elle était pour lui comme une jeune proie de laquelle il aimait rire et s’amuser, une proie avec une autre âme que la sienne. Oui, je pense, c’était là son idée.
Je pris goût au métier. Quand l’arbre était très haut et qu’en s’écroulant il eût fracassé les arbres à l’entour, je passais mes crocs et montais à la tête. A grands tours de cognée, je sapais les branches. J’étais là-haut comme le pivert qui donne des coups dans l’aubier et fait sortir les insectes. Moi je faisais envoler les oiseaux. Je dominais les silences de la forêt.
C’était là encore, après tout, une vie sauvage : j’avais pour compagnons les ramiers et les geais. Et un sentiment que j’avais connu chez les briquetiers m’était revenu, la fierté de n’être pas inutile et de gagner mon pain, comme il était dit dans le vieil almanach. Le soir, après le repas, en fumant ma pipe sur le pas de la maison, j’avais vraiment la conscience d’être devenu un homme.
Maintenant aussi nous connaissions le repos du dimanche. Ce jour-là, les cognées et les scies demeuraient inactives. Les bûcherons remontaient vers les hauts campements ; quelquefois ils marchaient jusqu’aux hameaux.
Une fois Iacq me dit :
— Toi qui sais lire, lis dans le livre.
Aucun des hommes de la tribu n’avait appris à épeler les lettres. Les mères, en croisant leurs mains, leur avaient enseigné la prière, au temps de leur petite enfance. C’était la simple oraison du pain : ils la récitaient avant et après les repas. Le bonhomme Jean aussi la disait à voix haute avant de commencer la classe et ensemble les petits la répétaient, dans un bourdonnement bas qui traînait un instant sous les solives enfumées. Iule et moi l’avions oubliée depuis notre retour à la forêt.
La futaie, sous le vent et les pluies, se dépouilla. Au matin la terre craquait sous le givre et maintenant chaque dimanche je lisais à voix haute dans le livre pour Iacq et les vieux. J’épelais d’abord, un doigt sur les lettres, comme faisait le vieux maître. Il y avait des mots desquels je ne venais jamais à bout ; mais je tâchais d’en saisir le sens et ensuite, ligne par ligne, je lisais. Cette petite maison où un humble garçon ignorant élevait la voix et disait les choses éternelles dans la solitude nue, avait sa beauté. Je ne l’ai compris que plus tard. Si d’autres, selon leurs forces, s’en allaient, comme je le faisais là, répandre la bonne parole chez les hommes des hameaux et des bois, l’humanité y gagnerait des âmes nouvelles.
On travailla jusqu’aux grosses neiges. Le gel n’arrêtait pas les cognées : elles frappaient au cœur des grands arbres dans la mort des sèves. Un silence plombait l’air dur ; il n’était déchiré que par le graillement des geais et la clameur rauque des corbeaux. Les hommes de la nature ne sentent pas le froid : leur sang demeure jeune et chaud sous les glaçons. Sitôt que mes mains avaient touché la cognée, une force de vie coulait en elles, je frappais droit mes coups, réchauffé jusqu’aux moelles. Ah ! Iule ! quelle joie c’était pour nous maintenant, la grande forêt d’hiver avec ses cristallisations qui filigranaient les moindres branches à l’égal des orfèvreries scintillant là-bas à l’étalage des marchands ! Ni toi ni moi jamais n’avions rien vu de plus beau. Il nous semblait que notre cœur battait plus sonore près du cœur rigide de la nature, dans toute cette immobilité figée des anciens frissons de l’été. Nous étions la chaleur des anciennes humanités survivant aux cataclysmes du monde. Les races criaient la vie en nous quand autour de nous régnaient les apparences de la mort.
Ensuite les grandes neiges tourbillonnèrent : il fallut se frayer un chemin à travers l’avalanche, se rabattre sur les hauts campements. La tribu, la grande famille disséminée dans les coupes, se reforma sous des toits plus solides que le précaire abri des huttes. Il y avait six vastes cases, avec les fours à pain, l’étable aux chèvres, la soue aux porcs. Une sorte de noyau humain vivait là d’une vie commune à la limite des triages. Des mères allaitaient leurs enfants près des grands feux de bois. Les aïeules aidaient à pétrir le seigle ou réparaient les hardes. De vieux hommes, d’anciens bûcherons, perclus d’ans et de maux, desséchés jusqu’à l’os, expiaient les immémoriaux outrages de la forêt. Ceux-là traînaient d’étranges infirmités qui faisaient penser aux ganglions des arbres tourmentés dans leur croissance.
L’alcool était leur grande tentation à tous : il était proscrit au camp ; ils se dédommageaient dans les villages. Iacq lui-même, cet honnête garçon, une fois rentra ivre-mort : il avait rencontré d’autres gars avec lesquels il s’était battu jusqu’au sang. Il eût péri dans les neiges si un des vieux, qui était allé boire aux cantines avec lui, ne l’avait ramené sur ses épaules. Iule l’admira. Elle me dit étrangement :
— Toi, Petit Vieux, tu n’aurais pas fait cela pour moi.
Elle parlait là comme si une fille eût été le motif de la rixe.
Les cases, d’ailleurs, ne chômaient pas dans l’hiver de la forêt. Avec les genêts on faisait des balais. De menus branchages servaient à tresser des corbeilles et des jardinières que, vers le printemps, des marchands venaient acheter. C’était la même industrie que chez les hommes du désert ; mais ceux-là employaient l’osier.
On réparait aussi les outils. Dans le soir, les crassets s’allumaient. J’ouvrais le livre ; le doigt sur les lignes, je lisais. Une lumière était dans les yeux tandis qu’à petites fois, en me reprenant, je développais naïvement les maximes ou commentais à ma façon les histoires. Quel bel auditoire c’était, ces rugueux visages tannés par les hâles, ces âmes de simples montées au pli des fronts, tendues dans l’effort de comprendre ! Je croyais que toute la forêt m’écoutait.
Cependant un malentendu subsistait entre ces gens des cases et nous. Ils avaient la vie régulière d’une tribu fixée dans la forêt. Iule et moi étions pour eux des êtres suspects, échappés des villes et venus se terrer dans les bois. Ils éprouvaient la défiance sourde des créatures résignées au servage à l’égard des libres enfants de la vie. Etait-ce moi qui leur étais inférieur, avec mon instinct farouche ?
J’avais aussi une âme à la fois plus sauvage et plus tendre, une âme qui ne voyait pas tout de suite le mal autour de moi. J’avais cru détester les hommes : je ne ressentais contre eux nulle rancune profonde ; cependant il y avait entre l’humanité et moi notre ancienne vie martyrisée.
Iacq était l’unique homme des camps que j’aimais réellement : je serais parti avec lui au bout de la forêt. Si seulement il avait voulu appeler moins souvent Iule pour rire avec elle derrière les cases, j’aurais été tout à fait son ami. Elle avait toujours le sang aux joues ensuite ; le rire la laissait toute frémissante.
— Oh ! disait-elle, ce Iacq est un si étrange garçon… Tu ne peux te douter de ce qu’il me dit !
Elle me regardait, recommençait à rire et je ne savais jamais ce que Iacq avait pu lui dire. Je n’aimai plus ce jeune homme d’un même cœur confiant, bien qu’après tout, avec cette folle de Iule, les torts peut-être n’étaient pas entièrement de son côté. Il riait d’ailleurs avec toutes les femmes. Celles-ci entre elles parlaient d’une fille qu’il connaissait dans les hameaux.
Un jour un des hommes revint de la forêt et dit :
— Les neiges ont fondu.
On rassembla les hardes, on noua les pains dans les draps. La petite troupe un matin reprit le chemin des cabanes.
Avec les jours il vint des oiseaux, les premiers chants timides de l’année. Les ciels furent hauts ; un jeune et mâle soleil éclaira la repousse des feuilles. Ma joie était vierge et fraîche comme le réveil de la nature. Toute la forêt chantait en moi et Iacq sous les arbres chantait avec sa gaîté de jeune géant. A présent, quand ils se regardaient, Iule et lui, c’était pour rire ensemble avec des voix étouffées comme si moi je ne comptais plus pour eux. Ou bien il lui faisait signe et ils allaient à deux derrière la hutte. Il me parlait doucement ; il me donnait plus souvent du tabac ; et Iule aussi se frottait contre moi avec plus de tendresse. Tous deux parurent s’entendre pour endormir mes défiances à propos d’une chose qui devait me rester ignorée. Jamais elle n’avait été aussi caressante ; elle avait des frôlements de petite chatte joueuse. J’étais troublé de l’entendre quelquefois soupirer auprès de moi.
Pourquoi me dit-elle un jour qu’elle m’aimait mieux que Iacq ? Son élan fut spontané et sincère, bien que je ne lui eusse rien demandé. Si elle m’avait dit au contraire qu’elle me préférait ce garçon, je l’aurais traînée par les cheveux. Je commençai seulement alors à me douter qu’ils me cachaient quelque chose. Je ne croyais à rien de mal, c’était plutôt le sentiment qu’entre elle et lui régnait une entente pour s’abandonner librement à leur humeur enjouée. Iule aimait le plaisir et je n’étais, moi, que le maussade Petit Vieux. Si j’avais pu soupçonner de quoi toujours ils riaient ensemble, je n’aurais pas éprouvé d’ennui. Mais voilà, quand j’étais là, tous deux se pinçaient les lèvres et cessaient de rire.
Il arriva plusieurs fois que Iule elle-même allât prendre le tabac et en bourrât ma pipe. Je ne savais pas si c’était Iacq qui l’envoyait ou si elle l’avait fait d’elle-même, et alors quel droit avait-elle sur le tabac de Iacq ?
— Non, vois-tu, lui dis-je une fois, je ne fumerai plus de son tabac. C’est une idée que j’ai. Tu peux le lui dire de ma part.
Iule aussitôt se mit à crier aigrement que le tabac de Iacq était le mien, que tout d’ailleurs dans la hutte était en commun.
— Il ne me plaît pas, répondis-je. C’est mon idée. Je n’ai pas autre chose à te dire.
— Iacq est un si étrange garçon. Il pourrait se fâcher et tu n’es pas le plus fort.
— J’ai planté la cognée droit au cœur du chêne. Il peut venir, je ne le crains pas.
Sans doute elle rapporta mes paroles à Iacq, car il vint le lendemain m’offrir lui-même du tabac, et comme j’écartais sa main, il me dit sans colère :
— Pourquoi me fais-tu cette injure ? Je t’assure, je te l’offrais de bon cœur.
J’aurais dû lui tourner le dos, puisque c’était mon idée de ne rien accepter de lui et que je l’avais dit à Iule. Mais il paraissait sincère et me parlait comme un homme déterminé à ne pas garder rancune. Le courage me manqua ; j’avançai la main, il la pressa dans la sienne. Et à présent encore une fois tous deux riaient.
Un matin avec Iacq j’avais gagné une coupe reculée. J’étais là dans un arbre, travaillant de la cognée dans les hautes branches. Lui aussi, à une petite distance, frappait au cœur d’un hêtre. Le fer sonnait après le fer, les coups se répondaient comme des voix dans la jeune vie de la forêt. Depuis deux jours, il cessait de me parler ; il avait dans les sourcils un pli de volonté. Je ne savais pas encore quel projet mûrissait chez ce garçon fourbe. Nous étions donc venus ensemble à la coupe, sans rien nous dire ; et puis nous avions joué de nos cognées. La sève nouvelle me grisait, mon sang courait rapide dans mes artères. Chacun de mes coups retentissait en moi et m’étourdissait comme si ma vie adhérait à celle de l’arbre, comme si moi-même j’étais une des branches gonflées du flux vert qui charriait le printemps. Je cessai tout à coup d’entendre la cognée de Iacq et, ayant regardé à travers les feuillages, je le vis qui courait sous bois du côté des huttes.
Ma force tomba, je serais roulé à bas du chêne, dans la peine d’angoisse qui m’étranglait. Il est allé rejoindre Iule, pensai-je. Et un tel mouvement de douleur et de jalousie, je ne l’avais pas encore ressenti. Je me laissai glisser, l’écorce dure me râpait les membres ; et avec ma cognée dans les mains, à mon tour je courus devant moi. Il entra dans la maison de planches, appela Iule, et elle n’était pas là. Alors du seuil il cria plusieurs fois Iule ! Iule ! doucement, en se tournant vers les limites de la clairière. Elle apparut derrière les arbres avec une charge de bois ; de loin elle lui souriait. Maintenant moi je me tenais caché, écrasant mon cœur contre la terre.
— Vois, dit-il, je te cherchais. J’ai quitté la forêt pour te dire quelque chose.
Et encore une fois il s’élançait, un rire sauvage aux dents. Elle avait laissé tomber la bourrée de bois qu’elle portait et se tenait assise, pleurant mollement dans ses mains.
— Non, fit-elle, cela, je ne veux pas l’entendre. Tu me l’as déjà dit trop de fois. Et cependant, je t’assure, quand tu me le dis, j’en meurs de plaisir.
L’air était léger et une petite distance nous séparait : j’entendais nettement leurs paroles. Iacq à présent haussait les épaules et la regardait avec des yeux froids sous ses sourcils levés. Je pensais : « S’il porte seulement la main sur elle, je bondirai, je le tuerai avec la cognée. » Je ne savais pas ce que je ferais ensuite de Iule. Je demeurai ainsi un peu de temps tendu comme la corde de l’arc, mordant mes mains jusqu’au sang pour ne pas crier. Toute ma force m’était revenue, une énergie froide et bandée, dans l’attente sournoise de l’événement. Je voulais savoir enfin pourquoi toujours à deux ils riaient. Et c’était aussi un autre sentiment torturant et mauvais, une joie trouble de saigner là ma vie, dans une soif de souffrance impure.
Iacq un instant s’assit auprès d’elle, sifflant dans ses dents et balançant la tête. Quelquefois, avant d’abattre la hache, il s’attardait ainsi à siffler, mesurant à la puissance de l’arbre la force de l’effort. Le coup n’en était que plus terrible après. Mais Iule soudain retira sa main de dessus ses yeux et le regarda d’un air de défi : elle m’avait aussi regardé comme cela autrefois. Et maintenant, avec une clameur de bête il la poussait par les épaules, lui mangeait goulûment la bouche, couché sur elle de toute sa masse de géant.
— Petit Vieux ! cria Iule.
Voilà oui, cette chose aurait pu arriver. J’aurais tué cet homme sans défense, écoutant l’instinct originel, et ensuite plus jamais je n’aurais touché à une hache sans le voir étendu à terre dans son sang. Je courus donc sur Iacq en brandissant la cognée : s’il avait eu un couteau, nous nous serions battus jusqu’à la nuit. Mais, s’étant relevé, il avait croisé les bras et me disait tranquillement :
— Eh bien, tu l’as vu. Frappe, puisque c’est toi qui as la chance.
Iule aussi, dans sa lâcheté de femme, criait :
— Oui, oui, frappe-le, ce n’est pas moi qui t’en empêcherai.
Ce fut le premier mouvement trouble de la nature. Elle trembla devant mon bras armé. Elle me sentit vainqueur et se tourna contre le vaincu. D’autres femmes ainsi l’avaient fait avant elle. Cependant cet homme l’avait désirée d’une chaude passion de sang et de jeunesse. O Iule ! étrange cœur violent et mobile, il t’avait dit les mots d’amour ! Elle le vit dans sa beauté calme, s’offrant fièrement à la mort et sans doute elle l’admira, car tout à coup, me saisissant le bras :
— Je ne veux pas. Si tu le manquais, il ne te manquerait pas, lui.
Moi alors, de toute ma force, je jetai ma cognée. Elle s’enfonça profondément dans la terre, devant Iacq. Et je dis à Iule :
— Ce n’est pas tant à cause de toi que parce qu’il est venu sans sa cognée.
Il me regarda, les yeux droits.
— Je n’aime pas te devoir la vie, à toi le plus jeune. Et cependant je le dis : Si tu aimes cette fille, prends-la ; je ne mettrai pas un pas devant l’autre pour te la disputer.
Si comme moi, il eût conquis Iule sur la misère et la douleur, il eût préféré la mort. Mais sa chair seule hennissait : Iule n’avait été pour ses convoitises de mâle qu’un butin de chasse, la tentation et la poursuite d’un gibier dans l’odeur âcre de la forêt. Il s’éloigna en sifflant ; je le vis reprendre le chemin de la coupe ; et, à mesure, la petite chanson, douce comme le flûtet du vent, s’enfonçait avec lui sous les arbres. Maintenant je sanglotais, la tête dans les poings, écroulé parmi les fougères, sans orgueil et faible comme un enfant. Toute ma colère était tombée, je n’en voulais ni à Iule ni à ce garçon sauvage. C’était une peine molle, un mal sourd de mes fibres, avec un même cri qui revenait toujours :
— Pourquoi as-tu fait cela, Iule ?
Cependant je n’aurais pu dire quelle chose mauvaise avait faite Iule. Elle me caressa les cheveux : elle s’était assise près de moi et me tenait la tête dans ses genoux.
— Si tu veux dire que j’ai ri avec ce garçon, oui, j’ai eu tort, fit-elle. Il m’appelait constamment derrière la hutte et là il me serrait de toute sa force contre lui. Il voulait toujours m’embrasser. Moi, je me défendais comme je pouvais et je riais. Une fois il m’a dit une chose étrange que toi, Petit Vieux, tu ne m’avais pas dite encore. Vois-tu, cela, je ne te le répéterai pas.
Elle me parla loyalement : elle avait l’innocence d’une fille que le baiser de l’homme a seulement effleurée. Je n’osais lui demander s’il lui avait pris la bouche dans ses lèvres. Mon cœur encore une fois fut blessé mortellement. Et puis doucement, cachant mon jeu pour mieux capter sa confiance, je me mis à rire.
— Iule, dis-le moi, comment faisait-il ? Comme il le faisait, moi aussi je le ferai.
— L’autre matin, il m’a renversé la tête comme ça. J’ai cru qu’il voulait me mordre.
— Comme cela, dis-tu ?
Je m’étais dressé sur les poings et avec fureur je lui prenais la bouche entre mes dents. Elle cria, toute pâle :
— Tu m’as fait mal ! Je t’en prie, si tu recommences, fais-le moins fort.
Mais à présent je la roulais sous moi, je cognais sa nuque contre le sol, je disais sourdement dans ma folie jalouse :
— Vois tu, toi aussi je pourrais te tuer, horrible Iule !
Elle se raidit, les yeux agrandis d’épouvante et charmés :
— Va, tu le peux si c’est ton plaisir : je ne crierai plus.
Et elle était là comme une petite martyre, les bras retombés le long de son corps, avec un visage heureux, ayant l’air d’attendre la sainte mort. Je ne sais plus comment il se fit que tout à coup mes mains se détendirent. Je pleurais, je riais, je tétais tendrement ses lèvres, disant :
— Te fais-je encore mal ainsi ?
Je n’avais jamais connu un tel bonheur. Sa bouche avait le goût d’un fruit chaud. J’aurais voulu mourir en buvant son jus frais. Iule avait fermé les yeux et poussait des cris légers. Si cependant Iacq, ce jour-là, n’était pas revenu vers la hutte, j’aurais ignoré longtemps encore que j’aimais Iule d’un cœur d’homme. La nature enfin avait jeté son cri en moi.
Elle me disait gentiment à présent :
— Pourquoi ne le faisais-tu pas avant lui ? Je t’ai attendu si longtemps, j’étais toujours malade d’une chose que tu ne voulais pas comprendre.
Moi aussi, Iule, j’avais crié et sangloté dans le bois, je touchais ma chair, je croyais la toucher avec tes mains. Une lumière nous inonda : la nuit fut déchirée, et je ne me cachais plus d’elle. Je lui disais naïvement de quel mal moi aussi j’avais souffert. Ce fut un moment très pur au bord de la connaissance, avec le tremblement de la virginité entre nous, comme une dernière défense. Elle me rendait mes baisers et soupirait.
— Crois-moi. Il y a encore autre chose dont toujours me parlait le garçon.
Dans son tourment ingénu, elle fut pareille à Eve rougissante d’un feu inconnu tandis qu’en riant elle montrait à Adam l’ombre de l’arbre comme un doigt à son flanc. Le bon maître nous avait conté cette histoire.
En ce moment un des vieux hucha en nous injuriant. Nous fûmes troublés de nous apercevoir au grand jour de la clairière, avec nos âmes nues sur nos visages.
O Iule ! Cet homme était là ! Il nous a vus nous embrassant !
Il me semblait qu’il nous avait volé une part de notre secret. Je le détestai, je détestai soudain encore une fois tous les hommes. Mais elle m’attirait en riant, dans son libre instinct d’amour.
— Laisse-le crier. Est-ce que je ne suis vraiment pas ta femme à présent ? S’il vient, je lui dirai qu’il ne dépasse pas l’endroit où tu as planté la cognée.
La sauvage passion du bois se déchaîna. Je dis à Iule :
— Ecoute. C’est fini entre les hommes et nous. Toi et moi nous irons jusqu’à ce qu’il n’y aura plus autour de nous que la nuit verte du bois. J’ai sommeil de toi. Il y a si longtemps que tu n’as plus dormi près de moi, avec ta tête contre ma poitrine.
L’homme s’en alla. Et puis Iule, en se coulant derrière les arbres, entra dans la maison. Elle noua dans le sac ses hardes et les miennes. Moi, j’avais ramassé la cognée et la portais sur mon épaule. Ainsi nous quittâmes le camp.
Comme la graine poussée par le vent, nous allâmes devant nous. Iacq souvent m’avait parlé de la grande forêt qui s’étendait vers l’ouest. Celle-là, Iule et moi ne la connaissions pas encore. « Vois-tu, me disait-il, en marchant tous les jours de l’aube à la nuit, il faudrait des semaines pour en faire le tour. Aucun homme vivant, y étant entré, n’en est sorti. » C’était déjà l’après-midi ; nous nous orientions vers la courbe du soleil. Aux limites de la futaie, des essences touffues apparurent, la vie végétale nous enveloppa comme une mer, et maintenant une lassitude, une langueur infinie nous avait saisis. Nous faisions quelques pas et puis nos bouches se cherchaient. Un feu très doux nous consumait. La terre autour de nous aussi entrait en amour.
— Je n’irai pas plus loin, dit-elle. Vois comme mon cœur bat.
Mon Dieu ! quelle folie ! Je laissai tomber la cognée et j’étais là, baisant sa petite gorge avec un grand tremblement froid. Notre chair cria l’une vers l’autre, palpitante, blessée, le divin tourment de la substance, toute la durée des races en nous depuis les origines.
Je dis une dernière fois faiblement :
— Te fais-je mal ainsi ?
Un vent léger bruissait, agitait sur nous les feuilles. Il n’y eut plus que deux créatures qui avaient échangé le don sacré de la vie.
O petite Iule ! C’était pour cela que toi et moi, le premier jour, nous étions venus vers l’arbre, du fond de la misère horrible des villes. La destinée avait commencé pour nous par l’échange d’un morceau de pain et à présent nous nous étions donné la vie à travers le temps sans limites. Je pleure doucement à évoquer l’heure inouïe.
Iule ! Iule !
Cette nuit dans la forêt où tout entière avec ta chère vie chaude, tu fus dans ma main ! Cette nuit d’étoiles et de frissons sous le chêne, avec des draps de rosée à notre lit, avec la bouche fraîche du vent buvant nos soupirs à nos bouches ! L’ombre d’or et d’azur palpitait, tendre et farouche ; et nous étions à présent, toi et moi, une même chose de vie. Nous ne savions plus où l’un commençait à devenir l’autre. Je te donnai pour la première fois le nom de femme. Je ne cessais pas de t’appeler : Ma femme, et toi tu me disais : Petit Vieux, avec une voix que je n’avais pas encore entendue. Et puis le matin se leva : tu mis ta main devant ton visage.
Nous n’allâmes pas loin dans la forêt, ce jour-là, ni le jour suivant. Nous faisions quelques pas et nous tombions l’un près de l’autre. Il me semblait que nous n’aurions jamais fini de nous connaître. Je buvais sa vie à ses lèvres comme une source, et ensuite j’étais plus altéré. Mon sang tournait comme une meule ardente. J’avais le vertige de tout l’inconnu de son amour : un pli léger à sa peau et les fins cheveux de ses aisselles étaient comme autant de petites sœurs d’elle qu’elle me donnait après s’être donnée elle-même. Elle ne cessait pas de se donner et elle était une Iule nouvelle dans chaque part de sa vie que touchaient ma bouche et mes mains. Elle fut bien plus vierge qu’au temps où sa gorge pour la première fois gonfla, où elle appuyait innocemment sa nuque à mon épaule, dans la nuit de la hutte.
Mon Dieu ! une telle chose se pouvait elle ? Tu étais maintenant ma vie même comme la sève et l’écorce ne se séparent pas et font une même rumeur vivante. Tu prenais ma tête dans tes mains, tu la pressais contre tes seins et j’écoutais vivre ma vie aux ondes profondes de la tienne. Elles stillaient goutte à goutte comme des eaux jumelles dans un même bassin et elles faisaient le bruit d’une mer. Mes yeux s’enivraient de voir palpiter la petite fossette d’ombre qui était la pulsation de ton cœur. Toi à ton tour tu collais l’oreille à la place où battait ma peau. Doucement tu la pinçais entre tes lèvres, tu l’aspirais comme un fruit.
— Vois, je mange ton cœur, disais-tu.
Ce n’était qu’une chatouille et il me paraissait que ton cœur tout entier venait à tes lèvres, qu’il montait du fond de moi sucé par ce mouvement de bouche dont tu aurais vidé le jus d’une prune mûre. Quelquefois toi ni moi ne parlions plus, accablés sous un poids lourd et délicieux ; et nous cessions de vivre de longs instants. Nous nous arrêtions là comme évanouis, submergés dans le flot de l’être, avec tout notre sang sonore remonté au cœur.
Iule disait :
— Une fois j’ai pris ta main pendant que tu dormais. Je l’ai mise contre ma gorge. J’aurais voulu mourir comme cela.
— Moi, petite Iule, j’allais pleurer dans le bois. Je ne sais pas pourquoi je pleurais.
Aucun de nous ne disait le mot d’amour. Personne ne nous l’avait appris, mais la nature nous avait appris une chose plus belle que tous les noms et qui était l’amour même. Sa jeune vie nerveuse toujours frémissait quand j’approchais. Nous ne finissions pas de nous jeter nos lèvres.
Les aromes avec les jours furent plus subtils. Le vent charria les effluves puissants de l’été. La terre eut l’âge des premiers matins du monde. Toute la forêt bruissait, frémissait d’une âme de sèves et d’oiseaux. Chaque seconde était une naissance, toutes les secondes ensemble tissaient de l’éternité. Il y avait là des arbres immenses musclés de siècles et ils se rajeunissaient de feuilles et de nids : le brin d’herbe poussé pendant la nuit n’était pas plus jeune. Le vent et la clarté aussi vivaient. Nous buvions le silence comme une eau profonde au bord d’un puits. Iule ! est-ce que toi et moi avions vécu avant ce temps divin ? Nous étions nés l’un de l’autre avec le premier baiser et à chaque baiser nouveau nous renaissions. Notre vie était comme la continue éclosion des petites lentilles d’un étang. Je regardais remuer ton ombre à terre et la terre, avec le dessin mobile de ton corps, s’animait, devenait elle-même une petite Iule vivante.
Nous avançâmes ainsi au cœur inconnu de la forêt, cherchant notre nourriture aux arbres et sur le sol. Elle s’appuyait à mon épaule, j’entourais de mes bras sa ceinture, et moi je sifflais comme les oiseaux, elle chantait. Tout à coup elle se laissait tomber, avec son désir mûr comme un fruit, et nous ne marchions pas plus avant. Le soir, j’abattais des branches ; je les réunissais en toit ; j’étendais une litière de feuilles. Il m’était venu une molle tendresse pour les aises de son corps, un goût de la tenir bercée voluptueusement dans ma force d’homme. Quand elle était lasse, je la portais entre mes bras. Je lui avais dit :
— Si un jour tu trouves dans cette forêt un endroit qui te plaise plus que les autres, là je bâtirai pour nous une maison.
Des combes ravinèrent l’ondulation légère des futaies. Le roc comme un os déchira la terre spongieuse, l’humus antique des végétations géantes. Des blocs moussus, de profondes nervures de pierre perpétuaient un primitif chaos. Cet aspect nouveau de l’univers charma et épouvanta nos sens vierges. Dans notre ignorance, nous nous imaginions qu’une ville autrefois avait été bâtie là, attestée par des ruines. Les ressacs persistèrent, brusques, violents, les apophyses et les vertèbres d’une anatomie de bête monstrueuse, surgie des âges farouches du monde. Iule avec des cris s’aventurait ; mais moi étrangement je palpitais, pris d’un obscur sentiment religieux. Les pentes ensuite s’escarpèrent : il n’y eut plus, dans une débâcle de grès, que le tremblement d’argent des bouleaux. Et à présent je voyais bien que c’était là une des formes de la terre, comme la plaine et le lit des rivières et les courbes légères qui seules nous étaient connues encore.
L’âpre paysage de nouveau s’abaissa, dessina l’échancrure d’un vallon sauvage, comble d’une mêlée d’arbres et d’arbustes. Sous des éboulis de roches tigrées de rouille, un ruisseau courut, un filet d’eau claire et froide qui moussait et bouillonnait à petits remous d’or et d’émeraude. Depuis que nous vivions dans la forêt, nous n’avions point éprouvé une pareille joie. Nous écartâmes les rameaux ; ils se recourbaient en voûte sur notre passage ; et les jambes nues, avec la fraîcheur du flot à nos peaux brûlantes, nous remontâmes le courant. Des bagues lumineuses nous cerclaient les chevilles et les genoux, selon la profondeur : nous étions obligés de nous retenir aux rives pour ne pas glisser sur les cailloux gras de fucus. Et quelquefois Iule ou moi, penchés sur le ruisseau, nous en puisions l’onde au creux de la main et la portions à nos lèvres. Il y avait si longtemps que nos soifs ne s’apaisaient qu’aux petites mares des sous-bois ! Un sang frais coula en nous avec cette eau brillante comme le givre. Il nous sembla que nous étions vraiment là au tabernacle du mystère et de la solitude, avec cette petite musique de silence qui glougloutait contre les pierres. Elle appuyait son doigt à ma bouche et me disait :
— Ecoute, on n’entend plus rien que la petite chose.
Et il n’y avait, en effet, dans cette grande paix du cœur de la forêt, que le bruit sourd, continu de notre vie.
L’eau lentement se brouilla : nous vîmes que le soir était venu. Et ce jour-là, à peine nous avions pensé à la faim : des fruits sauvages, l’amande des pommes de pin à présent suffisaient à nous alimenter. Les riches ne savent pas combien peu il faut à l’homme pour se nourrir. Elle coucha sa tête dans mon épaule et nous nous endormîmes près du ruisseau.
Le lendemain je dis à Iule :
— Si tu veux, c’est ici que je construirai la maison.
J’allai donc dans la forêt avec ma cognée, ayant mon plan. Je choisis de jeunes arbres sveltes et droits. Le premier jour j’en ébranchai deux, je les abattis ensuite, et les jours suivants, j’en abattis encore trois. Je les divisai en parts égales, je les fendis, en outre, dans le sens de leur longueur, comme le bûcheron fend ses bûches ; et à l’un des bouts de chacun de ces tronçons à mesure je donnai la forme d’un pieu. Je taillai une large mortaise à l’autre bout.
Ensuite à mi-pente nous cherchâmes un sol ferme et profond. Je traçai les limites de la demeure en sorte qu’elle fût abritée par les arbres du côté de l’ouest. Et puis, ayant creusé la terre avec la cognée, je commençai à abouter les bois en les enfonçant dans la tranchée. Un pâlis ainsi se dressa, la primitive clôture des hommes vivant en forêt. Et seulement, quand je fus venu à bout de ce travail, je me mis à équarrir la charpente du toit. Iule battit des mains, car à présent l’extrémité des pièces, taillées en tenons, s’insérait au creux des mortaises ; et toutes avaient une inclinaison légère pour l’écoulement des eaux. Une étroite ouverture servit d’entrée et s’orienta au levant. Je comblai ensuite les joints avec de la fougère. Voilà, avec ma seule cognée pour outil, je m’étais égalé à l’art naïf du premier constructeur.
Le labeur fut patient et difficile. A peine j’eus dressé le toit, il s’écroula ; et des semaines peut-être s’étaient passées ; il fallut recommencer avec un courage nouveau. Mais nous qui avions perdu la notion du temps, nous ne mesurions pas la longueur de l’effort à la brièveté des jours. Chacun amenait sa tâche, et sans le savoir, nous étions à notre manière d’humbles ouvriers d’éternité : nous avions édifié la maison comme la fourmi élève ses dômes légers, comme l’abeille bâtit ses cellules. Un antique instinct, venu du lointain des races, avait présidé à notre industrie. J’ignorais encore que l’homme ne fait que répéter le geste qu’un autre homme fit naïvement avant lui. Dans l’orgueil de l’œuvre accompli, je criais sous les arbres : je ne voyais pas que pendant que j’étais là, combinant les formes et la pesanteur, un pensif ancêtre doucement était sorti de la forêt et me conseillait. Iule, viens à présent, étends un lit de fougères fraîches pour notre amour. Nos paisibles nuits se riront de l’averse et de l’ouragan. Et voilà le ruisseau, voici la pierre sur laquelle, devant la porte, tu allumeras le feu.
Je partais en chasse. J’avais fabriqué un arc souple et terrible ; des figures gravées au couteau le décoraient, et il était très grand. Mes flèches atteignaient aux plus hauts feuillages. Iule disait :
— Voilà. Tu es à présent le premier des hommes. Tu es plus beau que celui qui, avec une grande canne et des plumes sur la tête, marchait là-bas devant le régiment. Tu as bâti la maison et quand tu pars avec tes flèches, tu es terrible.
Cependant j’étais toujours le même Petit Vieux ; mais l’amour était venu et un jour nous nous étions fait l’un à l’autre, avec la pointe du couteau, une blessure. Et nous avions bu notre sang. C’était là une idée de Iule. Avec mon sang rouge à ses lèvres, elle cria :
— Maintenant, j’ai ta vie en moi et je t’ai donné la mienne.
Les bois regardaient cette petite femme tendre et furieuse, dont la bouche baisait comme elle eût mordu.
Tous les soirs, Iule partait ramasser des cônes dans la pinède. Or, une fois, elle rentra soudain, le souffle court, et me dit :
— Petit Vieux, un visage d’homme était là derrière les arbres et me regardait.
Je m’élançai, j’étais armé de la cognée. J’aurais vengé au prix de ma vie notre chère solitude violée. Les ombres s’étendirent et je n’avais pas vu l’humain redoutable entré dans notre royaume. Je revins vers la maison et dis à Iule :
— Vois, le fer est humide de sang.
Elle vit que je me moquais : elle n’était plus aussi assurée qu’elle eût aperçu réellement un homme.
— Je t’assure cependant, fit-elle, il avait une bouche et des yeux comme toi.
— C’était un arbre, petite Iule, rien qu’un arbre.
Mon rire joyeusement sonnait sous le ciel pâle.
Je n’aimais pas qu’elle me parlât de Iacq. Un levain jaloux toujours fermentait à l’idée que ce garçon avait porté la main sur sa chair vierge. C’était aussi un regret pénible qu’il ne fût plus là pour me donner du tabac. Voilà oui, j’étais obligé de fumer maintenant des feuilles sèches : son tabac à lui avait un goût plus délicat. Je ne pouvais oublier cela, je m’en voulais de ne pouvoir penser à Iacq sans rancune à la fois et sans gratitude. Mais un jour qu’assis avec Iule sous les bouleaux parmi les roches, nous admirions notre toit, elle me dit :
— Songe donc à la figure que ferait Iacq s’il pouvait se douter que toi seul avec tes mains as bâti cette maison ! Il n’aurait plus envie de rire.
Oh ! elle put ce jour-là me parler de lui tant qu’elle voulut. Elle me procura ainsi le plaisir de mépriser Iacq comme un homme grossier et vain, comme un homme que j’avais le droit de considérer avec des yeux froids du haut de ma fierté. Si seulement cette petite folle de Iule ne l’avait pas rejoint si souvent derrière la porte pour rire ensemble de cette chose qu’il disait toujours !
— Vois-tu, fit-elle, il est beau. Toutes les filles l’aiment à cause de cela. Mais toi, tu sais lire dans les livres et voici que tu as bâti cette maison.
Alors je la regardai dans les yeux.
— Iule, parle-moi franchement. N’as-tu jamais senti autrefois remuer ta vie en toi en pensant à lui ?
Et elle me répondit :
— Une fois j’allai dans le bois ; je me roulais à terre comme si j’avais été piquée d’une abeille. Je ne sais pas ce qui serait arrivé si en ce moment il était venu.
Elle me fit cet aveu si simplement que je n’éprouvai pas de colère, car depuis qu’elle m’avait donné son amour, elle ne mentait plus et encore une fois elle avait parlé selon la nature. Moi-même, avec cette vie fraîche de la première femme près de la mienne, j’étais devenu un autre Petit Vieux plus jeune. Il ne faut qu’un toit d’abord et tout change : l’homme a déjà conscience d’une destinée. Il peut dire : ma maison, et en disant ainsi, il pense à celle qui est près de lui et aux enfants qu’il aura d’elle.
Iule avec des rameaux flexibles tressa des nattes. Elle mailla des corbeilles. Je taillais dans des racines les humbles ustensiles qui servaient à nos repas. Une souche devint notre table. Ce fut, avec plus d’expérience, la petite industrie des premiers temps que nous avions passés dans la forêt. Et j’avais imaginé d’assurer avec de souples liens de coudrier tordu une porte faite de branchages et qui nous clôtura dans notre mystère d’amour. Il vint des pommes sûres aux branches des aigrins ; nous mangions aussi des mûres, des prunelles et des cornouilles. Chaque jour des fruits nouveaux nous étaient révélés : sous les châtaigniers le sol était jonché des châtaignes de l’autre automne ; et il y eut de petites noisettes sauvages, les baies rouges de l’églantier, l’amande huileuse des fênes ; le cône laiteux de la pomme de pin abondait. Ou bien j’allais dans la forêt, j’abattais une chair vivante et Iule ensuite, en heurtant le caillou, allumait le feu. Un hérisson quelquefois, comme au temps de la hutte, s’avançait jusque près de la maison : nous ne lui faisions point de mal.