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Au Coeur Frais de la Forêt: Roman

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Nous vivions innocents et charmés. Un sens nous inclina vers le mystère, vers la beauté du ciel et des heures, une sensibilité émerveillée d’enfants devant un prodige. C’était si gentil, cette Iule cueillant la rosée à ses cheveux et l’égouttant en arc-en-ciel dans le matin frais, avec des yeux éblouis ! Couchée sur le ventre près de moi, elle regardait glisser à ma peau les filées de soleil comme des scarabées vermeils et elle criait de plaisir. Elle sentait bon le jour qui se lève, l’écorce humide, le brouillard monté de l’eau, le vent venu de loin avec ses corbeilles d’aromes. Elle avait l’odeur du froment mûr et du pain. Elle était pour ma douce folie la petite chair au goût sauvage qui déjà vivait dans le sein de toutes les mères de sa race et qui un jour était venue vers moi du fond des âges par le chemin de la douleur et de la mort. Cela, petite Iule, je ne te le disais pas encore ; c’était une idée qui remuait obscurément en moi et ne s’élucida qu’avec le temps. Et néanmoins, quand avec le doigt j’effleurais le grain doré de tes épaules comme j’épelais les lettres du vieux livre, elle glissait déjà au bord de ma pensée. O Iule ! une chose toujours dérive d’une autre ; toutes plongent leurs racines dans la forêt profonde des origines. Un enfant sort de la ville et il voit venir à lui une autre enfant et tous deux sont partis à l’heure dite : ils n’ont pas cessé de marcher l’un vers l’autre à travers la durée des siècles. Ta vie, chère Iule, me fut dédiée de toute éternité. Et à présent, dans cette solitude verte, apaisant nos faims avec les fruits de la forêt, buvant les sèves et les frissons de la terre aux sources du matin, nous étions pareils au premier homme et à la première femme et nous recommencions l’humanité. Cependant si quelqu’un des cités était entré dans la forêt et nous avait vus près du ruisseau avec les trous clairs de notre peau sous nos haillons, il nous aurait dénié une âme humaine.

Or voici : un jour Iule revint encore une fois du bois toute pâle, me disant qu’elle avait aperçu le même visage qui lui avait apparu un soir.

— Je t’assure, Petit Vieux, ce n’est pas une idée. Il y a un autre homme dans la forêt. Il était là vivant comme toi devant moi. Il me regardait, je n’osais faire un mouvement. Et puis il a disparu comme il était venu.

Je pris ma cognée comme la première fois et ensemble, en nous parlant à voix basse, nous allions sous les arbres, du côté où elle l’avait vu. J’entendais les coups de nos cœurs dans le silence, je n’entendais que cela. L’homme avait une barbe grise et des yeux rusés ; Iule l’affirmait ; et il marchait à quatre pattes, il courait comme une bête. Dans sa peur, elle l’imaginait terrible. Moi-même je n’étais plus aussi assuré que la cognée ne me tomberait pas des mains si tout à coup il se dressait derrière un chêne. Le sol s’abaissa : une flaque rouilleuse, une stagnation d’eau et de feuilles croupies trempait le pli de la ravine. Je restai saisi, sans souffle : l’empreinte fraîche d’un large pas s’enfonçait dans l’humus spongieux. Un homme avait passé là ; les foulées ensuite froissaient la mousse à mi-pente. Elles se perdirent dans un éboulis de pierrailles. La solitude, le mystère se refermait sur ce passage d’un être humain fait comme nous.

Nos battues s’étendirent les jours suivants. Des sentes filaient sous bois, étroites, coupées par les dents des lapins, frayées quelquefois par les hautes faunes. La forêt n’avait point d’autres chemins. Nous nous coulions, aux aguets, épiant les pistes. D’anciennes traces avaient séché, des pas qui toujours s’enfonçaient plus loin et ensuite cessaient d’être visibles. Une fois Iule ramassa des champignons fraîchement cueillis et que l’homme sans doute avait laissé tomber. Puis, les pas un matin reparurent au bord d’une zone fleurie, une combe étoilée comme un ciel d’août, touffue comme la mosaïque d’un jardin : quelqu’un était venu et avait coupé les tiges par larges gerbes. Et ce jour-là, ayant dilaté fortement mes narines, je crus humer un lointain arome délicieux dans l’air et je demandai à Iule :

— Ne sens-tu pas une odeur de tabac venir de là-bas ?

— Oui, dit-elle. Si c’était Iacq !

Cette idée me fit rire. Pourquoi le garçon serait-il venu dans cette forêt ? Il disait que personne jamais n’en aurait pu sortir, y étant une fois entré. Et puis, avec une étrange douceur, je pensai profondément que peut-être un autre homme un jour partagerait avec moi un tabac parfumé comme celui de Iacq. Non, songeai-je ensuite, qu’un arbre l’écrase plutôt, celui-là ! Et je n’avais rien dit à Iule.

Des jours passèrent ; les empreintes s’étaient effacées ; la subtile odeur ne perça plus à travers l’âcre évent vert des sèves. Mais comme un soir nous étions assis devant la porte, mangeant des châtaignes, il me sembla soudain à mon tour qu’un visage se tenait caché derrière les troncs rouges des pins.

— Crois-moi, c’est bien cet homme, souffla Iule. Demain il entrera dans cette maison, si tu le laisses faire.

Je courus vers la pinède ; il avait disparu ; mais au loin quelqu’un toussa. Je dormis cette nuit avec la cognée entre mes poings.

Voilà, oui, je n’en pouvais plus douter : la forêt avait un habitant. Un solitaire farouche et sournois rôdait aux limites de notre domaine. Peut-être il était venu là avant nous : il semblait connaître les fuites mystérieuses des taillis mieux que nous-mêmes. O quelle ironie, Iule ! Nous avions cru fuir à jamais les hommes et un homme était là, avec un cœur comme notre cœur, vivant là la vie libre des bois. Tu pleuras de dépit ; je n’osais pas encore te dire quelle chose nouvelle et profonde s’était levée en moi. Je pensais : quelles misères plus grandes que les nôtres ont poussé cet homme à se réfugier dans cette forêt ? Je restai tressaillant à la pensée de le savoir plus malheureux que nous, d’une douleur qui nous était ignorée. Je n’éprouvais plus de rancune contre l’humain inconnu. Qu’il partageât avec nous la forêt, cela petit à petit finit par me paraître naturel, puisque nous aussi nous y étions venus, chassés par notre haine des hommes. Je ne savais pas qu’au fond des cœurs les plus dépris subsiste encore l’antique lien fraternel. J’avais fui les tribus et ma solidarité déjà s’éveillait, aspirait à ce passant triste des solitudes. C’était un sentiment que je n’aurais pas connu dans la sanglante mêlée des villes. Il me gonfla le cœur ; mon cœur un jour me monta aux lèvres. Je dis à Iule :

— Vois cependant, si celui-là n’avait ni femme ni enfant ! Toi, tu m’as comme moi je t’ai. Peut-être il souffre d’être seul, lui qui déjà avait souffert chez les hommes.

Elle me répondit justement :

— Autrefois, Petit Vieux, tu serais parti à sa rencontre avec la cognée. Tu n’aurais pas pensé si loin.

Une querelle de geais aigrement cria dans les arbres. Nous vîmes les plumes voler sous les coups de bec dont ils se déchiraient.

— Le geai était là seul aussi, dis-je, et puis un second est venu. Maintenant c’est à qui tuera l’autre. Crois-moi, l’homme n’est pas fait pour ressembler aux bêtes.

Le vieil almanach encore une fois battit dans ma poitrine. Il frémissait de chaude humanité comme si tout le cœur des hommes palpitait dans ses tendres apologues.

— Eh bien, fit Iule, tu es le maître de suivre ton idée.

Des soleils encore coururent et les traces de l’homme semblèrent s’être définitivement perdues dans la vaste solitude. Il n’y eut plus que le silence des arbres sur le sillage furtif de cette vie d’une créature. Et moi, je croyais sentir qu’il allait me manquer quelque chose. Une âme encore élémentaire ne peut s’expliquer : elle a des mouvements qu’elle ignore et qui déjà sont la haute vie des êtres. Quand les briquetiers et les bûcherons étaient venus, je n’avais pensé qu’au pain. Ceux-là vivaient en commun, ils n’étaient pas malheureux. Ce frère errant des bois, avec son mal solitaire, était bien plus de ma famille.

— Il a vu ta cognée, il aura tremblé, disait Iule.

Je secouai la tête.

— Non, ce n’est pas cela. Un homme ne craint pas un autre homme.

Maintenant je ne partais plus avec la cognée. Si l’homme avait reparu, j’aurais crié vers lui, je lui aurais montré mes mains désarmées.

Une fois, ayant suivi le cours de l’eau, nous fûmes tout à coup très loin de la maison ; nous étions partis au matin, avec le désir d’aller jusqu’où irait cette eau. Quelquefois elle s’encaissait entre de hauts pans de roches : nous descendions alors dans son lit, mouillés jusqu’à la ceinture. Nous goûtions là une petite horreur charmée ; et ensuite les parois s’abaissaient ; le défilé se terminait en ressacs lentement aplanis. Nous reprenions notre route au fil de la rive, sous les voûtes vertes. L’air était lourd et laiteux ; un brouillard léger embrumait les taillis ; les grosses mouches dormaient, collées aux feuilles. Et puis vers midi le ciel se déchira, une fine ondée de soleil dora les vapeurs qui remontaient ; la forêt fuma dans la chaleur vermeille.

J’allais devant Iule, lui frayant un passage entre les rameaux. Mais bientôt la fatigue l’accabla ; elle voulut se reposer près du ruisseau, et à peine elle se fut étendue, ses yeux se fermèrent, elle s’endormit. Je continuai à marcher seul un peu de temps. Je ne pensais plus à l’homme, j’écoutais se réveiller la forêt dans la claire lumière. Son énorme vie me grisait, l’odeur de safran et de tanin efflué des écorces tièdes, l’infini bruissement des artérioles resuant tardivement au soleil les humidités de la nuit. J’étais, moi aussi, avec le bourdonnement sonore du sang à mes tempes, une part de cette vie. Et j’avançais doucement, regardant bouger les feuilles, courir un insecte, trembler sous bois un silence de clarté.

Les arbres s’éclaircirent ; je demeurai saisi, mon cœur entre mes mains, voyant là tout à coup, sous le ciel nu, l’homme assis près d’un étrange abri et triant des herbes. Le site était farouche et délicieux, des blocs de rocs, une petite forêt de digitales, de seneçons, de doradilles, une sauvagerie de nature roulant à grandes ondes diaprées dans l’échancrure d’une clairière. Une chape de lierres recouvrait les parois de l’habitation. C’était une voiture sans roues enfoncée de guingois dans le sol, une de ces maringotes de forains comme il en venait près des carrousels, aux fêtes des banlieues. Et je ne voyais pas les yeux de l’homme ; il avait une longue barbe grise qui lui descendait sur la poitrine.

Je n’aurais pas cru que la vue d’une créature m’eût fait tant de plaisir. Je n’osais avancer de peur qu’il ne m’aperçût. Je tenais les branches écartées avec les mains et je demeurais là sans respirer. Ce que je pensais exactement en ce moment, je n’aurais pu le dire. C’était sans doute une chose confuse comme toutes les perceptions de ma sensibilité encore vierge et cependant il me semble aujourd’hui qu’elle eût pu s’expliquer ainsi : un homme et moi étions venus de deux points opposés du monde pour nous joindre un jour. L’almanach n’en disait rien, mais une grande lumière était en moi qui éclairait devant moi la Vie. Une chose après une chose était venue et toutes étaient venues à leur heure : aucun mouvement de notre volonté n’avait été nécessaire pour les susciter. Iule et moi simplement avions obéi au geste d’une main qui nous avait conduits l’un vers l’autre et ensuite avait conduit les hommes vers nous. Un ordre admirable ainsi avait présidé à chacun de nos pas dans les chemins du monde. Nous suivions notre vie : elle ne nous suivait pas ; et personne n’a appris au ruisseau à chercher son niveau ni au chardon à carder son étoupe ni à l’écureuil à grimper dans les arbres. Cependant on n’a jamais vu l’eau remonter sa pente ni aucune chose terrestre s’opposer à la loi qui originellement lui fut assignée. Quand mes tempes élargies eurent pris mesure sur l’effort de ma pensée, ce fut cette petite source de vérité qui en recula les parois comme il suffit d’un léger filet d’eau pour frayer à la longue le lit où passera le torrent. Nous ne cessâmes jamais de nous confier à la vie : elle seule n’ignore pas par quelles voies tout s’achemine à son but.

Je restai un peu de temps à regarder l’homme et la maison ; et puis, comme chacun des battements de mon cœur se prolongeait dans le cœur de Iule, à pas étouffés je m’en allai la réveiller.

— Chut ! ne dis rien et lève-toi.

Elle vint alors avec moi et maintenant à son tour elle était là, muette, à la limite des arbres, avec ses sourcils hauts. Un mystère doucement enveloppait cette vie d’homme sans défense et qui avec confiance s’abandonnait à la garde de la nature. Aucune chose au monde n’était plus tendre et plus belle que la paix fleurie, la palpitation du silence autour du tranquille solitaire, comme si d’invisibles providences faisaient le cercle et veillaient sur sa rêverie. Il était toujours assis sur le seuil : il avait fini de trier les herbes et il se tenait immobile, les mains sur ses genoux. Le front vers le ciel, il paraissait contempler la beauté du jour. La barbe avait mangé son visage jusqu’aux sourcils ; ses cheveux descendaient sur ses épaules comme le feuillage d’un chêne ; il avait de clairs yeux d’enfant.

Sans doute la vie en forêt avait subtilisé ses sens ; il subodora une présence insolite, tendit sa grosse tête velue.

— Parle-lui, me souffla Iule.

Mais qu’aurais-je dit à cet homme, moi, un si jeune garçon ? J’aurais voulu seulement caresser ses longs cheveux comme un fils.

— Vois-tu, Iule, il vaut mieux que ce soit toi.

Alors hardiment elle fit un pas, toussa et le vieillard à présent nous regardait avec des yeux irrités.

— Qui êtes-vous ? N’entrez pas ici ! Allez-vous-en ! cria-t-il.

Il parlait comme si la forêt lui eût appartenu. J’avais pris la main de Iule et nous n’osions ni avancer ni reculer. Nous ne savions que lui répondre, sortis tout à coup de l’ombre verte, avec nos visages craintifs dans la haute lumière. Il se leva, marcha violemment à travers la clairière. Je regrettai de n’avoir pas emporté la cognée, mais Iule déjà était tombée à genoux et disait :

— Père ! ne nous fais pas de mal.

Personne ne lui avait appris ce mouvement, et elle disait là une chose tendre et filiale, montée du fond de sa vie. L’homme s’arrêta, passa la main sur son grand visage.

— Aucune autre que toi ne m’a appelé par ce nom, dit-il.

Et il nous regardait à présent sans colère. Sa barbe s’agita au vent des paroles qu’il se disait à lui même :

— Ce sont les petits de la forêt. A leur âge ! Qu’est-ce qu’ils ont bien pu faire aux autres hommes ?

Il appuya la main à mon épaule.

— Dis-moi d’où tu viens.

— De là-bas, je ne sais plus.

J’avais répondu ainsi aux briquetiers.

Iule se mit à rire.

— Celui-là n’aime pas parler, dit-elle. Mais voilà. Une fois il y avait un arbre dans la campagne, près de la ville. Il est venu vers l’arbre au moment où moi aussi je venais. Jamais nous ne nous étions vus. Nous avons partagé ensemble un morceau de pain. Et puis il m’a prise par la main, nous ne nous sommes plus quittés. C’est comme ça que nous sommes arrivés dans cette forêt.

Maintenant moi aussi je riais, l’entendant ainsi parler comme si vraiment il n’y avait eu que cela dans notre vie.

Cependant elle était plus près de la vérité que si elle eût dit par le détail l’aventure quotidienne de nos famines et de nos caravanes. La vie se limite en quelques lignes essentielles et une petite vague d’un grand fleuve suffit à donner aux rives le goût du sel ou du miel. Mais le vieillard, nous voyant rire tous deux, entra en défiance. La solitude n’avait pas encore exprimé toute l’âcreté de ses anciennes blessures.

— Qui m’assure, fit-il, que c’est là la vérité ?

Et il était triste, un nuage l’isola de nous. Je levai mes yeux droits, je lui dis avec franchise :

— Elle a dit ce qui est. Petit Vieux n’a jamais trompé personne. Une fois il a manqué tuer avec sa cognée un homme qui l’avait trompé et puis il lui a donné la vie.

— Iacq, oui ! cria Iule.

Voilà, je parlais comme un petit sauvage des bois dont les idées n’ont pas de suite et tourbillonnent d’un vol errant de feuilles au vent de l’automne. Nous disions souvent, Iule et moi, des choses comprises de nous seuls dans l’unité simple de notre vie comme un grand chemin en forêt.

L’homme était petit, craintif, rapide dans ses élans, comme toute créature qui a désappris la dissimulation chez les arbres. Il posa la main sur mon épaule, enfonça dans mes tempes ses claires prunelles, buvant ainsi ma sincérité à sa source. La minute fut solennelle, nos vies l’une devant l’autre balancèrent en suspens. Et enfin doucement il dit :

— Il y a donc des êtres qui ne mentent pas ! Sois le bienvenu dans ma pauvre cabane, toi qui as les yeux limpides comme le jour.

Il nous mena vers la maison verte. Des torsades de lierre pendaient en travers du seuil : l’hiver seulement il tirait sur lui la porte ; et la nuit et le jour entraient librement. Il y avait près de dix ans, étant venu dans la forêt, il avait trouvé là cette roulotte abandonnée. Peut-être ses habitants étaient morts : il n’avait jamais su comment elle avait pu arriver en cet endroit sauvage, loin des routes. Déjà les ronces et les orties l’avaient recouverte : elle avait perdu ses roues, toute vide comme la carcasse d’une barque après un naufrage. Et à présent nous étions dans cette ancienne chose de vie comme au cœur même de la destinée du vieil homme. Avec des arbres abattus par le vent il s’était fait une table, une cahière, un cadre étroit qu’il emplissait de fougères et qui lui servait de couchette. Des tablettes supportaient les ustensiles nécessaires à ses repas. Une lucarne aux vitres maillées de toiles d’araignée versait un jour vert sur des bottelées d’herbes sèches accrochées aux cloisons. Il y avait aussi, pendu au-dessus du lit, dans une bordure de cuivre, un petit portrait de femme et un vieux calendrier barré de ratures. Pourquoi, voyant que Iule regardait le portrait, cria-t-il tout à coup avec emportement :

— Ferme les yeux : il y a là-dessus du sang.

Il prit le portrait et le jeta sous les fougères. Ses mains tremblaient : il demeura un peu de temps perdu dans une idée, oubliant notre présence. Et puis il nous dit :

— Un pauvre homme comme moi a une longue vie derrière lui et toutes les heures ne sont pas bonnes. La pluie, la neige et le vent n’ont rien effacé.

Il m’apparut concentré et farouche, avec le mal triste d’une chose inconnue enfoncée dans ses jours. Je n’osais l’interroger, sentant sur lui le poids lourd d’une peine. Il alla sur le seuil, aspira fortement l’air et ensuite revint nous offrir du miel et du pain qu’il cassait avec un marteau et qu’il mit tremper dans de l’eau.

— Tous les mois, dit-il, je vais au couvent des Pères à six lieues de marche d’ici. Je connais les dates par le calendrier. Les lunes et les mois y sont marqués. Je me figure que rien n’a changé depuis le temps où il réglait les heures de ma vie. Et, après tout, un jour n’est qu’un jour dans la durée du temps. Je porte aux bons Pères des herbes qu’ils distillent et ils me donnent en échange du pain, du sel, un peu d’élixir et les fruits qui ne mûrissent pas dans la forêt. Il ne m’en faut pas plus pour vivre.

Ses paroles souvent demeuraient mystérieuses pour moi. Il parlait moins simplement que le bonhomme Jean. Quelquefois il semblait se parler à lui-même d’une voix basse. Toi, chère Iule, tu prenais moins attention à ce qu’il disait qu’aux nourritures qu’il avançait sur la table. Le pain a beau être moisi, c’est toujours le pain : tu étais un peu gênée de le manger à la cuillère, tu ne t’étais servie jusqu’alors que de tes dents et de tes doigts. Mon Dieu ! qu’il y avait encore une fois de temps que le goût nous en était passé ! Il paraissait prendre plaisir à étudier sur nos visages la franchise de nos sensations. Je ne pus réprimer un rire sauvage quand, ayant froissé entre son pouce et son index des feuilles couleur d’amadou, il m’en donna ma part en disant que c’était du tabac qu’il avait planté près de la cabane. Si quelqu’un était venu heurter à notre hutte, nous n’aurions pu lui donner que les fruits âcres de la forêt. Sa pauvreté était riche à côté de notre dénûment.

— Père, lui dit Iule, par quel nom faut-il que nous t’appelions au loin si, venant vers toi, nous trouvons la maison vide ?

Ses yeux parurent interroger le petit portrait sous les fougères et il demeura un instant muet. Enfin remuant son front chevelu, il répondit :

— Je suis celui qui n’a plus de nom. Mais il me sera très doux que tu continues à m’appeler Père.

— Moi, autrefois j’étais Frilotte, fit-elle. A présent on m’appelle Iule.

— Frilotte… Petit Vieux…

Il riait doucement.

— Toi et lui cependant aviez un père, une mère.

Iule haussa les épaules.

— Voilà, ils nous ont tous demandé la même chose. Mon père, peut-être on lui a coupé le cou. Quant à ma mère, celle-là sans doute buvait et causait avec les hommes comme Mama. Petit Vieux, lui, tout petit couchait sous les ponts. Nous ne savons pas autre chose.

Les paupières du vieillard battirent ; son regard se mouilla. Aucune larme encore n’avait pleuré sur notre enfance. Et maintenant il tenait nos têtes rapprochées dans ses larges paumes et nous caressait.

— Petits… petits… O misère !

Nous étions là tendrement devant sa grande vie comme des enfants. Nous avions chaud au battement de son cœur. Il regarda un point du ciel, eut l’air d’interroger quelqu’un dans l’espace. Un souffle faiblement expira dans sa barbe.

— Pourquoi faut-il qu’une telle chose soit ?

Je n’aurais pu trouver une parole ; mais Iule, plus près de la nature, eut un élan délicieux.

— Nous ne voulions pas te faire de la peine, dit-elle.

Il sécha ses yeux avec le doigt et sourit, disant :

— Vous qui n’avez point désespéré de la vie, vous êtes plus hauts devant elle que moi, le vieil arbre. Cœurs de bon courage, je croyais n’avoir plus rien à apprendre et vous m’apportez la bonne leçon.

Nous ne comprenions qu’à demi ce qu’il voulait dire et cependant nous étions remués d’une chose profonde en nous, comme si notre race et tous ceux de la vieille humanité palpitaient dans la longue peine de cet homme. Iule se mit à jouer avec sa barbe et dit :

— Toi, tu n’es pas heureux, Père.

— Je tâche d’oublier le mal que m’ont fait les hommes et celui que je leur ai fait moi-même, répondit-il en secouant la tête.

La communion s’étendit, la chaleur fraternelle sur l’humble famille réunie au cœur de la vie par une destinée pareille. Un chêne immense au-dessus de nous bourdonnait de mouches et d’abeilles. Nous fûmes ensemble sous ses arceaux comme une petite humanité détachée de la grande et qui sent repousser les anciennes fibres. Et l’homme et l’arbre faisaient une même ombre profonde. Il nous dit qu’un jour il avait entendu le choc de la cognée ; c’était le temps où je commençais de construire la maison ; toute la forêt avait saigné de sa propre angoisse ; et puis, se dirigeant au bruit, il était venu, il avait vu rôder deux êtres humains dans le silence outragé des solitudes. Ce jour-là il était reparti pour la cabane, sanglotant comme un enfant. Lui qui pour jamais croyait avoir fui les hommes, il les retrouvait dans la forêt qu’il avait élue pour y mourir d’une mort ignorée, rendue à la nature. Et de nouveau ensuite une invincible sympathie l’avait attiré. Une fois il nous avait appelés : personne n’ayant répondu, il s’était glissé sous le toit, il avait vu le lit, les nattes, nos jeunes industries.

— O Petit Vieux, s’écria Iule, un homme a vu le lit !

Pourquoi me parlait-elle ainsi, elle qui n’avait pas caché ses jambes pour Iacq ? Je ne compris pas tout de suite que le lit aussi était une part de sa nudité et que la pudeur lui était venue avec l’amour. Les fibres de l’homme tressaillent de désir et d’héroïsme et après l’amour il s’en va au combat, à la chasse, laissant à la maison la femme, gardienne fidèle des choses nuptiales et secrètes.

Le vieillard souriait et répondit :

— Ton lit était alors pour moi le lit d’une ennemie. Maintenant que tu m’as appelé du nom paternel, il sera le lit d’une fille.

Le silence bruissa léger comme une pluie de mai. Iule sans honte m’attira par la tête et me baisa sur la bouche.

Il nous mena voir ses abeilles. Vers le temps qu’il était venu, il avait capturé l’essaim à une grande distance et l’avait transporté près d’un tronc d’arbre creux, aux limites d’une étendue de bruyères. D’anciens hommes avaient abattu les pins qui y poussèrent autrefois. Une friche vaste à présent se déroulait, une terre cendreuse bouquetée de touffes violettes à l’arome doucement amer. Les abeilles avaient élu l’arbre pour y bâtir la ruche ; mais avec le temps à leur tour elles avaient essaimé. De la cité primitive d’autres cités étaient sorties qui également s’étaient fixées dans le voisinage des bruyères. Ensemble elles lui donnaient en abondance le miel et la cire : il ne gardait que le miel, il portait la cire au couvent des Pères. Elles connaissaient leur maître : il s’avança jusqu’au seuil de la ruche et aucune ne lui faisait de mal. Leur vol l’effleurait et ensuite se repliait au bord de l’ouverture ou se dispersait par-dessus les jardins fleuris de la friche. Un long frisson vermeil vibrait dans l’air, un vent d’or comme l’été aux portes d’une ville. Par multitudes, du flot d’un fleuve elles entraient, sortaient, ronflaient. Autour de son grand front d’ancêtre elles avaient l’air d’être le tourbillon de ses pensées. Et nous étions là, moi muet et frémissant, Iule poussant de petits cris, tous deux secoués d’une joie intérieure devant cette image de la vie.

Nous connaissions le gîte des lapins, les galeries de la taupe, le dédale des fourmilières ; nous ignorions encore la maison des abeilles, les porches blonds, le miracle des sucs de la terre changés en gâteaux parfumés. Un peuple infiniment travaillait derrière les cloisons, distillait les essences, faisant là à petites fois une chose d’éternité. Et j’étais saisi de respect comme devant un mystère, une force plus grande que celle qui était en moi. Toute la forêt bruissait d’un vol subtil d’esprits, cependant que le vieillard expliquait les cellules, les mâles et les reines, la ponte des œufs, le drame d’amour et de mort duquel sans fin renaissait la ruche bourdonnante. Iule alors eut la question naïve de l’enfant :

— Dis-nous, père, qui leur apprit tout cela ?

Voilà, c’était la même chose qu’elle et moi avions dite devant le ruisseau, l’arbre, le fruit et l’aurore. Elle nous revenait toujours aux lèvres et personne encore ne nous avait répondu. Notre âme en nous se tourmentait comme un aveugle dans une maison sans portes. Nous ne savions pas que cette même question, les hommes des âges l’avaient faite avant nous ; et à ceux-là non plus l’eau ni le vent ni les autres prodiges du monde n’avaient répondu.

Le vieillard dit simplement :

— La vie peut-être, la vie qui à vous-mêmes, petits, vous apprit à vous nourrir des fruits du bois et à vous préserver de la pluie en vous construisant un toit.

Le petit oiseau qui fait son nid avec des brins d’herbe aussi eût dit cela, s’il avait pu parler. La vie infiniment sort de la vie et toute chose était déjà dans la substance à ses origines. Je le pense ainsi à présent, après être resté longtemps penché sur l’obscur mystère. Mais alors c’était encore une chose nouvelle qu’une bouche humaine exprimât cette conjecture. Je ne savais pas que moi qui avais fait œuvre de vie en bâtissant la maison, j’étais moi-même une part de la vie dans la durée.

Le jour s’inclina, une fraîcheur monta des fonds. Ce fut le vieil homme qui nous avertit de l’heure : nous serions demeurés jusqu’à la nuit à regarder la ruche. Il nous combla de miel et marchant devant nous, il nous fit suivre une sente que lui-même avait frayée et qui accourcissait la distance entre son toit et le nôtre. La forêt maintenant se peuplait des pas que depuis des ans il avait mis l’un devant l’autre, finissant par être l’âme partout visible des taillis. D’autres sentes croisaient celle qui sinuait vers notre hutte ; et à peine elles traçaient une ride légère dans la grande vie mystérieuse de la silve. Nous les aurions longtemps ignorées, nous qui vivions près du ruisseau.

Le vent s’était levé avec la pleine lune, un vent clair et limpide comme le bruit d’une eau. Elle semblait couler d’entre les arbres, s’étendre avec les mares de lumière dormante sur les mousses et les fougères. Un brouillard bleu noyait les éclaircies : nous ne pouvions voir la lune entière dans la masse lourde des cimes. Elle glissait entre les feuilles, filtrait en gouttes lentes comme des jets de lait. Une pâleur de jour mort traînait aux transparences froides de l’ombre. La nuit de clair de lune entra avec nous dans la maison. Je disais à Iule :

— La vie ! La vie ! O Iule ! Pense à cela !

Elle s’était tue une partie du chemin, nourrissant une envie secrète dans son cœur sauvage ; et maintenant elle desserrait les dents et suivait son idée sans me répondre.

— Vois-tu, Petit Vieux, il n’est pas juste qu’un homme ait à lui seul tant de ruches. Si tu m’en crois, un jour qu’il sera dans la forêt, tu emporteras un essaim.

— Cela, non, ni maintenant ni jamais. Toi et moi lui avons donné le nom de Père.

Elle me sauta au cou et cria avec une fureur d’amour :

— Toi seul, Petit Vieux, es pour moi tous les hommes. Il n’y a ni père ni frère pour Iule.

Elle exprimait là un sentiment selon le cœur même de la vie et une fois elle l’avait dit déjà, au temps de notre passage chez les briquetiers. Toute sa vie, la femme la donne en une fois à celui qui lui est arrivé le premier et ensuite les autres hommes peuvent venir ou passer leur chemin : son amour n’a saigné qu’une fois. Si j’avais dit : « Je repartirai au matin, je frapperai entre les tempes cet homme que la première tu appelas père et qui a des abeilles, » elle-même m’eût passé la cognée. Je ne l’aurais pas moins aimée pour cela.

Nous retournâmes voir le vieillard. Deux fois la terre avait tourné et ce jour-là la pluie tombait doucement. J’avais tué un écureuil près de la maison. Je me figurais la joie du solitaire quand je lui dirais :

— Il était tout frais de vie. Vois, c’est pour toi que je l’ai tué.

Mais sitôt qu’il aperçut le sang, il repoussa ma main et dit rudement :

— Tu as immolé une chair vivante. Maintenant ta main à jamais sera rouge. Comment veux-tu qu’entre toi et moi, il n’y ait pas la pensée de cette mort ?

Et ensuite il contempla l’écureuil.

— C’était la gaîté de la forêt. Sa femelle le cherchera dans l’ombre et ne le trouvera plus. Peut-être il avait des petits.

Iule riait.

— Ce n’est là qu’une bête et tu en parles comme si c’était un de nous.

— La vie est la vie ! cria-t-il en secouant son front chevelu. Il n’y a pas plus de vie en Petit Vieux et toi qu’il n’y en avait dans cet animal. Et toute chose qui vit est sacrée. Il a suffi d’un geste pour lui enlever la vie ; et nulle force au monde ne pourrait la lui rendre. Cependant il avait un cœur et des poumons et une chair comme vous deux. Il avait une petite âme farouche et tendre qui criait de plaisir et de douleur.

Iule cessa de rire et elle regarda l’écureuil avec des yeux étonnés. Son souffle courait rapide. Elle se serra contre moi.

— Vois donc ! Si cette bête avait eu réellement un cœur comme il le dit ! Jamais ni toi ni moi nous n’aurions pensé à cela.

Moi aussi je tenais mon regard fixé sur cette pauvre chose de vie raidie à terre. Je n’éprouvais plus l’ancien orgueil de l’homme qui a abattu une proie. Je pensais : « Voilà, il a raison. Je l’ai tuée et je ne pourrais lui rendre la vie. » Je n’aurais pu dire pourquoi je cachais mes mains derrière mon dos.

Il me vit triste et pensif. Son visage s’éclaira ; il avait les sensations mobiles et fraîches des jeunes hommes de l’humanité.

— Je lis dans tes yeux, me dit-il joyeusement. Maintenant cette bête morte tressaillira en toi chaque fois que te reviendra la mauvaise tentation. Tu ne frapperas plus aucun animal en vie, ayant reçu toi-même la mesure de vie. Vois cependant : si toi et moi avions mangé de sa chair, nous n’aurions point fait autre chose que si nous avions mangé l’un de l’autre puisque la vie est la même chez tous les êtres. Autrefois, quand j’habitais chez les hommes, je n’éprouvais pas de répugnance à me nourrir de viandes : tous le faisaient ainsi par un instinct sauvage. Et puis un jour, étant venu avec mon fusil dans cette forêt, je tuai un ramier. Ma faim était ardente : je le dévorai chaud encore, dans le dernier frisson de la vie ; je déchirai ses fibres avec des dents rouges, comme une bête carnassière. Mais tout à coup le goût du sang frais me tourna le cœur. Je regardai profondément en moi et j’eus horreur. Crois-moi, il en sera de même pour toi si tu veux écouter la nature.

Il se baissa, pieusement prit entre ses mains l’écureuil, et m’ayant montré la bêche, il me dit d’aller devant, en dehors des limites de l’enclos. C’est ainsi qu’il appelait le coin de la forêt où il vivait.

— La mort n’est pas encore entrée ici, fit-il, mais va là-bas vers le taillis et creuse une petite fosse.

Je fis comme il disait et la bête maintenant reposait dans la terre légère. L’humide feuillage pleura sur ses esprits pacifiés. Et nous restâmes là un peu de temps sans parler. Ensuite la barbe blanche trembla.

— Si un jour, en venant par la forêt, tu me trouves couché sans vie sur le seuil, ne m’éveille pas. Je veux dormir près de mes abeilles. Le temps se chargera du reste. Il m’est doux de penser que le soleil et la pluie auront bientôt fait de consumer mes os. Et de la vie qu’il y eut en moi naîtront des fleurs et des feuillages où à l’infini continuera de bourdonner la rumeur des ruches.

Il parlait avec sérénité de la mort : il ne la désirait pas et il l’attendait. Mais nous, avec notre jeune force de vie, nous étions remués à l’idée qu’il nous faudrait voir cet homme étendu raide sur le sol. Une ombre plana ; les sources de la sensibilité tressaillirent. Et Iule me tenait dans ses bras en pleurant.

— Est-ce que toi aussi, Petit Vieux, tu mourras un jour ? Qu’est-ce que je deviendrai après que tu auras fermé les yeux ? Je t’en prie, ne me fais jamais cette peine.

Le vieil homme haussa les épaules :

— Penses-en ce que tu veux, toi qui as un cœur viril. Elle ont toutes dit la même chose. Et ensuite quelqu’un vient et boit les larmes sur leur bouche.

Les veines de son front se cordèrent : il soufflait dans sa barbe avec colère ; et il regardait hors de la forêt. Et puis, pressant sa poitrine avec ses mains, il cria, la bouche béante, comme une bête qui aboie :

— Vieille souffrance ! Ne te tairas-tu jamais ?

Iule porta le doigt à son front et me dit à l’oreille :

— Mama aussi quelquefois comme une folle criait contre les hommes…

Il nous vit, demeura saisi comme s’il avait parlé dans un moment d’égarement et d’un geste de la main devant ses yeux, il parut chasser une vision pénible.

— Enfants… enfants. Est-ce bien vous qui êtes là ? Venez plus près, défendez-moi contre moi-même. Je suis un si pauvre homme.

Il caressa doucement Iule.

— Vois-tu, ce n’est pas vrai, toi, tu n’es pas comme les filles des villes. Celles-là mentent avec des bouches peintes ; et ensuite il y a un homme qui fait une chose mauvaise et s’en va expier sa faute dans une forêt. Ne cherche pas à comprendre : c’est là une histoire dont moi seul je me souviens encore.

Les images funestes se dispersèrent. Il attira nos mains dans les siennes et à présent il fermait les yeux, il avait l’air de se parler à lui-même.

— Ceux-ci sont la vie innocente et libre. Ils ont l’âge charmé des matins du monde. Qu’est-ce qu’il peut y avoir de commun entre eux et moi ?

Il nous fit entrer dans la maison et comme la première fois nous donna des fruits et du pain. Il nous dit sa vie dans la forêt : il n’avait commencé à vivre que le jour où il s’était séparé des hommes. Quand il revenait de porter ses herbes aux Pères, une chaleur d’humanité lui demeurait et suffisait à peupler sa solitude. Cependant le dieu qu’ils vénéraient n’était pas le sien ; mais ils étaient bienveillants et priaient pour son salut. Et les hivers avaient succédé aux étés ; son corps s’était accoutumé aux intempéries. Matin et soir, il descendait se baigner dans le ruisseau. Lui-même, avec les hardes et les outils que lui passaient les moines, s’était fait ses vêtements et ses instruments de travail. Ses veillées, au temps des longues nuits, s’éclairaient de flambeaux de résine : à leur clarté il rêvait ou lisait dans de vieux livres. Il connaissait les essences de la forêt : toutes étaient belles, étant la vie ; et chacune avait ses vertus spéciales. Les fruits aussi lui étaient familiers : il savait leurs propriétés ; un petit nombre recélait des poisons. Et même les oiseaux les plus défiants ne redoutent pas l’homme s’il est sans méchanceté. Du seuil il siffla : des pies descendirent à la pointe des branches et ensuite à petits sauts s’avancèrent vers la maison.

Iule cria tout à coup :

— Petit Vieux aussi sait lire dans les livres !

Elle avait mis la main sur ma tête et elle me regardait fièrement dans les yeux. Mais je me sentais si humble près de cet homme de grande vie qui savait les secrets ! Je baissai la tête.

— Voilà, oui. Une fois un vieil homme comme toi m’apprit à lire dans le livre.

J’en parlais comme d’une Bible. Comment aurais-je soupçonné qu’une pauvre chose des âges comme celle-là, écrite pour les laboureurs, n’était qu’une foliole sans importance dans la grande sève inépuisable de l’arbre du savoir humain ?

— L’as-tu là ? fit-il.

Je le tirai de ma poitrine. Depuis un peu de temps, je le portais roulé dans un morceau de la belle robe de Iule. La robe s’était usée : elle n’était plus qu’une loque à ses épaules ; toute sa chair passait au travers et elle et moi allions presque nus dans la forêt. Mais un pauvre lambeau contient encore assez de richesse pour faire la charité d’une couverture à un livre qui s’en va d’avoir été trop manié. Iule avait taillé une pièce dans le tissu et elle en avait protégé les fibres tordues du papier. Elle n’aurait pas fait autrement pour un talisman, pour les cendres sacrées d’un ancêtre de sa race.

Il s’émut, tenant à présent le livre ouvert dans ses mains. Ses narines battirent : il me regardait avec un étrange attendrissement.

— Oh ! dit-il, tu en sais plus que moi si tu as saisi toute la beauté qui est cachée ici. Il y a plus de vraie sagesse dans un petit livre comme celui-là que dans tous les livres de la terre. N’en lis jamais d’autre. Celui-là sûrement était un saint qui te le donna.

L’air pluvieux s’éclaircit : un air léger courut, une lumière tiède et blonde qui fumait aux feuilles. Toutes les herbes scintillaient de joyaux. Les artères du sol, trempé profondément, buvaient les eaux. La forêt s’égouttait, chantait dans un bruissement de fontaines. Nous allâmes revoir les abeilles : elles montaient à la chaleur, ivres de soleil après la pluie, les ailes frémissantes. Il nous montra comment elles faisaient le miel, leurs brosses duvetées de pollen, les corbeilles qu’elles ont aux pattes et qui leur servent à amasser leur cueillette. Voyant ainsi s’empresser les agiles ouvrières, ma pensée fit un retour sur elle-même. La parabole jaillie d’un point de la conjecture, s’acheva dans le bégaiement du jeune homme ivre d’inconnu.

— Si la vie leur apprit ce qu’elles font là, qui leur apprit la vie ?

Ma question monta ardente, inquiète, comme si tout à coup quelqu’un avait crié en moi, dans le mystère. Lui, le front courbé, regardait à terre son ombre.

— Si tu me demandes pourquoi cette ombre est là, je me tournerai vers le soleil : mais je ne puis te dire quelles mains ont lancé ce soleil à travers l’espace ni s’il n’existait pas avant toutes les mains. Aucun homme ne l’a jamais su et tous parlent d’un dieu qui était à l’origine des choses. Moi aussi, étant enfant, j’ai bégayé son nom en tremblant. A présent je ne le sépare plus de la vie : elle était de tout temps avec lui. Je les adore ensemble à travers la beauté du monde. Ne m’en demande pas davantage.

Mes yeux suivirent le geste de sa main vers l’ombre et puis se perdirent dans l’orbe dont il marquait la courbe du soleil. J’étais comme le premier homme devant les prodiges. L’abîme dans un sillon de feux s’ouvrit, se referma et je demeurais au bord de la grande ténèbre, muet, saisi de vertige. Qu’est-ce qu’un enfant sauvage comme moi aurait pu comprendre à ces grandes images sublimes ? S’il avait simplement évoqué le dieu terrible de la Bible, je me serais tu épouvanté, sentant entre lui et moi une morne barrière infranchissable. Un poids lourd pesa sur mes tempes.

— Je ne sais pas ce que tu veux dire, balbutiai-je.

Il caressa mon front et lentement, comme perdu dans un rêve, il parlait.

— Ouvre les yeux et tu verras, toi qui apparais vierge devant le mystère. L’obscur encore est plein de clartés si on l’aborde d’une âme ingénue. Le tout est de ne rien savoir. Celui-là seul comprend qui n’a rien appris et regarde avec des yeux frais la nature. N’écoute donc pas ce que je te dis : je suis un vieil homme qui a cherché à tâtons la lumière, tandis que toi, n’ayant pas connu le mensonge, tu tiens la vérité au creux de ta main. J’envie ta jeune âme qui n’a rien à oublier. Ouvre donc les yeux, jaillis de ta propre force vers les évidences. Crois sans raisonner avec la foi émerveillée de la vie devant la vie. Tu entendras le vrai dieu éternel te répondre du fond des choses. Il est dans le brin de mousse aussi bien que dans le chêne et dans toute la forêt. Il est dans le tonnerre et il est dans le bruit léger du vent. C’est lui qui bat dans le battement de ton cœur et il tourne avec ton ombre à tes pieds. Quand Iule te baise sur la bouche, il est entre vos lèvres. Cherche-le partout dans ta vie et aux limites de ta vie ; tu le trouveras encore dans ce que les hommes appellent la mort et qui n’est que le recommencement de la vie.

Moi, j’étais secoué par une force intérieure. Je pensais :

— Peut-être celui-là aussi est un dieu.

Et il était là, dans une grande lumière, comme les apôtres, comme les saints, comme ceux qui avec la main levée marchent devant les autres hommes. Les idées sont des graines qui tombent en terre et ne germent pas aussitôt ; et un jour elles cassent le dur caillou et le champ entier est levé. Quand plus tard, les ayant mûries, je pus les rapporter à l’ensemble des choses, le monde divinement s’éclaira devant moi. Mais alors je ne voyais encore que l’arbre, le brin d’herbe, le ruisseau là où il fallait voir tout l’univers. La vie entra au dedans de mon être comme l’eau qui filtre d’une petite source et à présent elle comble mes citernes.

Le vieillard encore une fois nous donna un gâteau de miel : il partagea avec nous ce qui lui restait de pain. Et en nous en retournant tous deux avec nos mains enlacées par la forêt, je dis à Iule :

— Ne croyais-tu pas entendre quelquefois parler le bon maître Jean ?

— Oui, fit-elle. Mais toujours il nous parlait d’un dieu qui était mort sur la croix. Je ne sais plus son nom.

— Celui-là, dis-je, était un dieu triste.

Elle eut faim et soif d’amour et prit ma bouche entre ses lèvres. Une douce folie passa dans mon sang : je tombai avec elle dans les feuilles. Je ne finissais pas de lui dire :

— O Iule ! pense à cela, tu es la vie !

Ce fut ce jour-là que pour la première fois elle porta la main à son flanc. Elle était très pâle, les yeux évanouis, et elle gémissait doucement :

— Quelque chose est venu, Petit Vieux.

Et voilà, l’enfant avait crié en elle. Je la portai dans mes bras jusqu’à la cabane ; et ensuite elle se mit à rire elle-même comme un petit enfant qui ne sait pas pourquoi elle rit. O Iule ! petite Iule, aimée à mains jointes ! toi qui étais arrivée vers moi du bout du monde m’apporter ta vie, à présent tu avais reçu la Sainte Visitation et une autre vie, faite de nous deux, palpitait dans ton sein. Mais aucun de nous ne se doutait que ton mal était la vie qui frappait à la porte. Si quelqu’un avait dit : C’est l’enfant ! nous nous serions regardés sans comprendre.

La grive se pendit aux sorbes mûres dans la forêt empourprée. Nous connûmes ainsi que c’était l’automne. Il coula des jours gracieux et frais, dans un moût ardent de sèves. Toujours j’allais devant moi, disant comme une prière qu’on épèle :

— Vie ! O Vie ! O Vie ! O Vie !

Je levais ma main vers le soleil ; une onde vermeille courait aux contours, la diaphane et lourde chaleur de mon sang. Vie ! O Iule ! Vie ! Je prenais les cheveux de Iule, je les étendais dans leur longueur au bout de mes doigts ; chacun était comme une fibre de sa vie, comme une petite chose vivante dans le cours sonore de sa vie. J’avais une joie sacrée à regarder les fines arborescences des veines à sa peau : elles ressemblaient aux ramuscules d’une feuille, au réseau délicat d’une chair de fruit. Je l’avais fait ainsi autrefois et alors j’ignorais ce qu’était la vie. Il ne faut d’abord que la petite ouverture par où un peu d’eau sourd de terre et ensuite passe tout le fleuve. Mes tempes bourdonnaient comme une ruche où sont captives les abeilles. Je criais : Vie ! Vie ! n’ayant pas d’autre parole à dire. Mon cri se perdait dans la vie rouge de la forêt.

Le père arrivait par le chemin des arbres. Il s’asseyait devant notre seuil auprès du ruisseau. Il tirait sur sa pipe, secouait sa tête entre ses épaules, demeurait longtemps muet, comme un homme qui était déjà en marche avant le jour. Le silence ne nous pesait pas : nous aussi, pendant des jours entiers, n’échangions que les paroles nécessaires. Elle avait son petit cri de bête, dans la joie et la surprise. Ouah ! Ouah ! Moi, je sifflais, avec le piaulis du vent léger à mes oreilles comme une flûte. J’étais devenu habile à imiter le chant des oiseaux nouveaux qu’amenait chaque saison. Nous n’éprouvions pas le besoin de rien nous dire pour nous comprendre.

Quand il parlait, il disait de belles choses. Avec le tremblement de sa barbe blanche, il était comme un vieux cerisier en fleurs. Il avait l’air de se parler tout bas.

— Voilà oui, disait-il, c’est la vérité. Il faut tirer de soi le toit et les outils, il faut que la maison soit un acte de volonté et d’amour. Votre maison sauvage, petits, est plus belle que les palais des villes, ayant été faite à la mesure de votre vie. Un jour les hommes comprendront cela. Chacun aux lisières des bois aura sa demeure et son champ selon son rêve.

Il semblait regarder toujours vers le fond de la forêt et il disait :

— Les temps viendront.

Nous ne savions pas de quels temps il voulait parler.

Il nous révéla les racines, les champignons et les herbes ; toute la table du riche croît à l’état sauvage dans la forêt. Nous mettions cuire au feu nos cueillettes ou bien nous les mangions crues, toutes parfumées de l’odeur de la terre. C’était aussi le temps des derniers fruits : la pomme de l’églantier et de l’épine-vinette, la nèfle et la cornouille ne manquaient jamais. La nature nous comblait comme un grenier d’abondance. Et une fois il commença à nous parler de la terre, de la lune et du soleil. A la ville tout le monde disait : le soleil se lève et se couche. Le vieil almanach là-dessus était de l’avis du commun des gens. Nous comme les autres, en regardant son disque rouge plonger au bas du ciel, nous avions cru qu’il disparaissait chaque soir. Et voilà ; maintenant il nous était révélé que la terre seule s’enfonçait dans l’espace. Deux créatures des bois ont bien alors le droit de prendre leur tête avec leurs mains, comme si elles sentaient l’espace vaciller.

L’univers s’étendit : nos humbles vies pantelèrent dans le vertige. Oui, c’était là un grand miracle. Un pas que nous faisions après un autre chaque fois reculait les limites du monde. Est-ce que cela seul, tourner sur ses pieds comme tournait la terre, n’était pas déjà une chose merveilleuse ? Nous ne cessions pas d’être étonnés sur nous-mêmes et ce qui nous entourait.

De grands vents tourbillonnèrent comme des meules rouges ; toute la forêt fut nue. Nous allumions des feux de bois devant la hutte. Avec de la fougère sèche j’avais bouché les joints des cloisons.

— Vois-tu, disait Iule, si seulement il te laissait tuer les bêtes, nous aurions des peaux qui nous réchaufferaient.

Les pauvres hommes d’autrefois, dans leur industrie naïve, avaient tiré l’étoupe des fibres ligneuses pour s’en vêtir ou s’étaient fait des manteaux avec les feuilles sèches. Mais nous étions, nous, les rejetons des vieilles souches pourries : peut-être nos pères inconnus avaient couché dans de bons draps moelleux. Iule tendrement attirait ma tête vers sa poitrine et moi, au cœur de sa vie, entre ses deux bras repliés, j’avais chaud comme aux jours de l’été. Maintenant aussi, il lui arrivait de lever jusqu’à mes mains ses seins épais et blessés. C’était un grand poids qui lui tirait son corps en avant comme se courbe un arbre sous le fruit. Elle disait :

— Quand tu les portes ainsi avec moi, je souffre moins.

Elle traînait un mal sourd, continu ; quelquefois, comme un fruit blet, elle tombait sur le sol en gémissant et criait :

— Petit Vieux, je crois que je vais mourir.

Déjà c’était la fin de l’hiver : de petites neiges étaient tombées comme si avec les mains nous avions secoué des pommiers fleuris. Jamais nous n’avions autant dormi ; nous dormîmes un long songe d’oubli et de repos. Et une à une les petites mains des feuilles se déplièrent au vent doux. L’herbe s’étoila d’anémones, comme des gouttes de lait tombées des mamelles de la nuit. Nous savions que c’était encore une fois le printemps.

Je traversai la forêt. J’allai devant moi jusqu’à la maison du vieil homme et je lui dis :

— Père, Iule souffre d’un mal que nous ne savons pas. N’as-tu pas une herbe qui puisse la secourir ?

Il riait :

— C’est la vie, petit, c’est la vie.

J’étais là triste et penchant la tête.

— Pourquoi alors ne nous appris-tu pas à craindre la vie ?

Il souffla sur mon front et dit :

— Ouvre les yeux et tu comprendras.

Avec une grande secousse au fond de mes os, je le regardai.

— Père, est-ce que le temps serait venu ?

Une grande lumière était sur moi et j’avais le cœur mou d’un homme qui a été frappé sur le chemin. Il me tint un peu de temps serré entre ses bras, d’une pression paternelle, et lui-même ne pouvait plus parler. Et enfin sa barbe remua :

— C’est à cause de l’enfant, fit-il.

Un enfant ! un petit enfant ! Le petit enfant de Iule ! Toute ma vie fut morte, passa dans un cri d’agonie délicieuse. Nous pleurions tous les deux. Et puis, tenant dans mes mains le poids lourd de mon cœur, je retraversai la forêt en courant.

Je criais de loin :

— Iule ! Iule !

Elle vint sur le seuil et je tombai sur les genoux, l’appelant toujours de son cher nom sans oser lui dire que l’enfant était là. Comme elle était debout, elle leva ma tête vers elle et toute pâle, elle m’interrogeait, entrant ses yeux loin dans les miens. Son souffle rapide courait comme le vent du matin. Elle n’avait plus le même visage ; elle avait plutôt le visage de la petite Iule qui vint le premier jour avec moi dans la forêt. Elle ressemblait à une Iule enfant et aussi à quelqu’un d’autre qui ne m’était pas encore connu. Voilà, elle avait déjà un peu dans ses yeux brumeux de la vie de l’enfant qu’elle portait. Doucement, en tremblant, elle appuya une main à son flanc et l’autre, elle la tenait ouverte sous sa gorge, là où battait fortement son cœur. Toute la forêt se tut, et avec une voix montée des sources jeunes de son être, elle dit la première :

— Ne sois pas fâché. Je crois que c’est une petite chose de vie.

Elle se laissa glisser près de moi sur la terre ; elle me baisait tendrement comme pour me consoler. Elle ne l’eût pas fait autrement si elle m’avait été infidèle ; et elle ne me parlait plus. Sa bouche me chatouillait de légers baisers chauds dans la nuque. Et moi, de joie je sanglotais entre ses genoux. Ainsi j’étais venu en courant comme un messager d’annonciation ; et c’était elle qui, avertie par la nature, tout à coup me parlait de l’enfant tandis que je tenais encore mes dents fermées sur le secret divin.

Le printemps s’avança. Maintenant comme le Vieux, elle se tournait toujours vers un côté de la forêt et elle regardait devant elle. Une femme ainsi dans les maisons tient les yeux fixés sur la porte par laquelle doit venir celui qui est attendu. Elle riait en voyant l’ombre que faisait à terre la courbe de son ventre. Elle eut l’humeur mobile, les grâces mièvres et irritées des jeunes animaux à l’époque des dents. Quelquefois elle pleurait, disant :

— Que ferons-nous de l’enfant quand il sera venu ? Pense un peu ; à la ville elles ont toutes des poupées qu’elles habillent et qu’elles bercent dans leurs bras. Ça les habitue doucement à avoir des petits. Moi je n’ai jamais eu de poupée. Une fois, Mama m’avait donné un fichu de soie qu’elle ne portait plus. Elle demeurait près d’un ancien cimetière, un ancien cimetière où un homme toujours retournait la terre. A chaque coup de la bêche, c’étaient des os qui venaient. Vois un peu s’il n’y a pas de quoi rire ! J’avais ramassé un de ces os, je l’ai cousu dans le fichu et je le baisais comme une vraie poupée. Crois-moi, le mieux serait de mettre le doigt dans la bouche de l’enfant. Toi, tu irais creuser une petite fosse.

Le vent ensuite tournait ; une folie la prenait à l’idée de l’avoir tout nu entre ses petites mamelles. Avec le balancement de ses hanches, elle imita le bercement qui invite au sommeil. Une fois elle dit :

— C’est à mourir de joie quand ils commencent à vous appeler avec leur petite bouche comme une fraise.

Or, un jour, sentant ses seins se tendre, elle gémit et porta la main à leurs bouts gonflés. Et le lait avait monté : une goutte claire trembla à ses doigts et lourdement roula sur l’herbe. Voyant ainsi sa vie couler, je lui dis :

— Je t’en prie, donne-m’en un peu, puisque aussi bien le petit n’est pas venu encore.

Elle pressa gravement les pointes roses et moi qui n’avais pas connu le lait d’une mère, je bus pour la première fois le lait d’amour dans mon âge d’homme. Il avait un goût aigre et sucré : j’aurais voulu être son petit enfant.

J’allais à présent sans elle à travers la forêt. J’aidais le Vieux à faire ses cueillettes de plantes ; les moines en distillaient les sucs pour des dictames et des collyres. Il m’apprit leurs vertus, la plupart lui étaient connues par leurs noms. Ensemble aussi nous récoltions la fraise et l’airelle pour Iule. Elle aimait manger la jeune ortie et le pissenlit. Je battais la pierre et les mettais bouillir dans des jarres. Celles-ci, je les avais pétries avec de la terre grasse et séchées ensuite au feu. Il y avait dans l’almanach une histoire d’homme naufragé perdu en une île inhabitée et qui petit à petit était devenu un habile potier. Je l’avais lue cent fois ; elle correspondait à notre vie. Chaque feuillet du vieux livre ainsi était une leçon. Je n’en avais encore épelé que la moitié : il me semblait que je n’arriverais jamais à bout de le lire jusqu’à la dernière page. Le Vieux riait, disait toujours :

— Crois-moi, le cordonnier avait raison. Il y a là plus de sagesse que dans tous les livres qu’on a à la ville.

Après tout, nous ne manquions de rien dans notre dénûment. Nous possédions une cabane, une table, un lit ; le ruisseau jamais ne tarissait ; la terre nous procurait en abondance des herbes et des fruits. Quand le vieil ami s’en revenait du couvent, il partageait avec nous le pain. Lui et nous, dans cette vie fraternelle, étions comme une famille échappée d’un désastre, comme une petite tribu qui s’est retrouvée après de lointaines caravanes. Voilà, nous ressemblions à cet homme naufragé qui avait fini par se faire à lui seul une ville dans l’île solitaire.

Une fois, étant à cueillir à deux des herbes près du ruisseau, je lui dis :

— Père, l’enfant veut sortir et nous ne savons encore quel nom lui donner. Un arbre s’appelle un arbre, mais un enfant a besoin d’un nom comme elle est Iule et moi le Petit Vieux. Si tu voulais nous dire quel nom on te donnait chez les hommes, nous l’appellerions comme toi.

Il tenait en main une petite pelle en forme de truelle avec laquelle il soulevait délicatement les racines. Il la planta en terre, se releva, me répondit d’abord durement :

— Autrefois il y avait là-bas un homme qui avait un visage semblable aux autres hommes. Celui-là, on l’appelait…

Il se laissa tomber, essuya son front bouillant de sueur ; et un souffle ardent lui sortait des narines.

— Ne me demande pas cela, fit-il, je te l’ai dit, je suis celui qui n’a plus de nom.

— Iule l’aurait désiré, dis-je doucement.

Alors un nuage ternit ses yeux et il pleurait sans larmes, la tête basse, regardant loin en lui-même.

— Bien, c’est bien. Voilà, oui, c’est bien que tu me demandes cela, dit-il enfin.

Et tout à coup sa voix baissa, comme s’il avait honte de se rappeler son nom.

— Je m’appelle Jean. A présent fais selon ton désir.

Je n’aurais pas été plus remué si dans ce moment le vieux maître était sorti du bois, disant : « Lui et moi nous sommes le même homme. » Mes dents claquaient.

— Vois un peu, m’écriai-je, l’autre aussi s’appelait Jean.

L’almanach battait sur mon cœur ; ce fut un des bons moments de ma vie. Je revins vers Iule et je lui dis :

— Il sera deux fois Jean, car voilà, le Père a le même nom que le vieux maître. N’est-ce pas là une chose heureuse ?

— Bon ! fit-elle en riant, si l’enfant pisse droit comme un garçon.

Je n’avais pas encore pensé que ce pût être une fille. Elle ouvrit plusieurs fois de suite la bouche et elle soufflait doucement le nom devant elle comme un air de chanson. A mesure il perdait sa rudesse un peu brusque. Il devint Yan et comme cela il ressembla un peu à Iacq ; et ensuite ce fut plus doux encore. Elle l’appela Yantje. Il traîna ainsi dans l’air comme un petit cri blessé d’oiseau ; il prit son vol et palpita haut et joyeux comme le vent de l’été. Moi, je l’aurais plutôt crié comme les geais avec l’orgueil de mes poumons. Puis elle se tut, elle sembla, avec ses yeux fixes devant elle, regarder le nom vivre et devenir un petit homme. Je cessai d’exister ; il n’y eut plus que l’enfant ; et elle était avec lui du fond de sa vie, avec un grand songe dans les prunelles. Elle lui parlait comme s’il était là derrière la porte, remuant ses claires petites mains. Follement elle lui disait :

— Ah ! ah ! tu sais rire, toi, quand je dis Yantje ! C’est qu’il connaît déjà son nom !

Je cessai tout à coup d’aimer ce petit.

La grande douleur arriva avec la lune d’été. Elle languit un jour entier et puis encore la nuit, pressant son flanc avec ses deux mains. Et enfin ses cris montèrent, si horribles que j’aurais donné mon sang pour ne plus les entendre.

Elle criait toujours :

— Prends la cognée, tue-moi.

Pourquoi le Vieux m’avait-il appris à aimer la vie ? A présent j’allais sur le seuil et je tendais mon poing vers le ciel, j’injuriais quelqu’un là-haut ; celui-là aussi à la ville était constamment blasphémé par la douleur des hommes. Et ensuite il arriva cette chose : moi, l’enfant vomi du genre humain, le Petit Vieux mis bas au coin d’une borne, je pensai pitoyablement aux souffrances de la femme inconnue qui m’avait porté. Dans la nuit terrible, pour la première fois mon cœur tout à coup cria vers celle qui m’avait maudit. Une mère naquit de ma pitié très tendre et profonde : l’orphelin, le rejeton exécré enfanta sa mère.

Il y a de si puissants mouvements dans la nature et qui n’ont pas de nom ! Peut-être cela eût pu s’appeler le pardon, et elle ne l’a jamais su.

L’aube passa avec son frisson crispé ; un jour nouveau monta ; et une petite chose roula dans le lit de fougères. J’étais à genoux, penché sur l’enfant, tremblant de tout mon corps, avec le saisissement et la peur de cette vie qui maintenant s’agitait là et était sortie de moi. Il poussa son petit glapissement sauvage ; les arbres reconnurent le fils de l’homme ; et l’agonie de Iule fut déliée. Elle soupira faiblement :

— Va au ruisseau, prends de l’eau : nous le laverons ensemble.

Il y avait si longtemps que cette voix de la femme ne m’avait plus parlé !

— O chère Iule ! il me semble que toi aussi tu viens de renaître, m’écriai-je.

Je riais et pleurais avec le visage convulsé d’un homme en délire. Et à peine j’osais la toucher avec mes mains : elle m’était bien plus sacrée avec sa blessure qu’au jour où pour la première fois les roses avaient saigné. Et voilà, à présent elles avaient fructifié comme la fleur de l’églantier.

J’allai au ruisseau, j’en rapportai une pleine écuelle d’eau. Elle-même de ses mains avait délivré l’enfant et elle le tenait appuyé à sa mamelle, buvant le lait gloutonnement. Cela, personne ne le leur avait appris ; sitôt qu’un petit est venu à une mère chez les bêtes, elle se couche et il lui prend le pis ; et la vie est partout la même. L’enfant vida le sein et ensuite, le tenant dans les genoux, elle l’ondoya d’eau fraîche. Moi, j’allai dehors, à bout de force, éprouvant l’impérieux désir d’étreindre un être vivant contre ma poitrine. J’aurais voulu crier comme l’enfant. Et, comme il n’y avait là que des arbres, j’ouvris les bras. Je restai longtemps sanglotant, mon visage collé à la râpeuse écorce d’un orme ; je croyais embrasser toute la forêt. Alors une voix de loin m’appela. Un pas rapidement traversait les taillis. Et je dis :

— Père ! père ! l’enfant est venu !

Il fallait que la terre entière l’entendît : mon cœur était trop petit pour contenir une telle joie. Et il était près de moi, avec sa barbe grise sur mon épaule, pleurant aussi doucement :

— Voilà, oui, le temps est venu : son cri a passé plus haut que les cris des geais. Je l’ai entendu du fond de la forêt. Et à présent tu as un fils, toi qui n’eus pas de père.

Nous marchâmes sous le jour montant. Il prit l’enfant dans ses grandes mains, le haussa à la lumière du ciel, et ensuite il se mit à souffler sur ses yeux comme un jour il l’avait fait pour moi. Et religieusement, par trois fois dans le silence de la forêt, il dit :

— Sois Jean ! Sois un homme ! Sois la vie !

Un mystère plana, une pause d’éternité sur la petite chair nue qui voulait prendre sa part d’humanité. Il sembla que l’âme des anciens hommes aussi fût venue de partout à ce rendez-vous de la vie. Et moi, avec ma bouche muette, j’étais remué dans mes fibres d’un trouble profond, pensant que ma race et la race de Iule s’étaient fondues dans le sang jeune de l’enfant.

Il n’avait jamais fini de se gorger de lait ; sa bouche était un anneau à la mamelle de Iule. Celui-là était mon petit poulain dans la forêt sauvage de ma jeune force. Quand il criait, mon cœur hennissait de joie ; toute ma vie ruait avec ses petits pieds frappant le vide. Il était roux comme les renards. Iule le coulait au ruisseau et puis elle l’étendait nu sur la mousse : le vent chaud séchait la mouillure de sa peau. L’aventure à travers la forêt, les matins errants et émerveillés recommencèrent. Elle le porta suspendu par des fibres tressées à son épaule ; il dormit dans son dos ses sommeils secoués ; et comme la famille des premiers hommes, nous allions devant nous, chantant et sifflant avec les oiseaux. Le soir elle le couchait près d’elle au lit de ses cheveux.

Sa substance prolongea la nôtre et elle ne différait pas de la libre pousse des essences autour de nous : elle fut le plus haut point de la vie parmi les formes élémentaires nourries de sève verte. Il eut des gestes nouveaux ; à chacun, je sentais monter l’humanité ; tous ensemble étaient beaux comme la naissance d’une pensée. Je croyais, dans ma simplicité, qu’ils jouaient avec sa petite âme intérieure, descendue aux limites. Toi, ô Iule, tu regardais tourner la lune au bout de ses petites mains dans le soir, comme une boule.

Il joua avec ses pieds, il se traîna sur le ventre après son ombre. Le premier pas qu’il essaya recula les bornes de l’univers. Là-bas, à la ville, ils ont aussi des enfants et ils ne les voient pas grandir. Un jour et un jour ne se ressemblent pas. Chaque aube est une naissance pour le monde et un cheveu qui vient a la beauté pleine d’une vie.

Il y avait sur moi cette parole de l’ancêtre : « Ouvre les yeux et tu verras. » Voilà, je tâchais d’ouvrir les yeux comme l’enfant ouvrait ses mains au soleil, au vent, au frisson des feuilles.

Iule portant son faix léger entre ses épaules, nous allions avec le Père récolter les plantes officinales. Cet été-là, la moisson fut abondante ; le pain qu’on lui donnait en échange nous alimentait largement. C’était une grande douceur pour nous de penser que le pain ne nous manquerait jamais tant que l’été ferait reverdir les pousses nouvelles. Le sens sacré de l’éternité de la terre ainsi nous fut révélé et s’associa à nos destinées. La terre ! ce n’était là qu’un mot, et il nous remuait, il faisait autour de nous du vent comme une porte qui s’ouvre sur quelque chose d’infini. Rien qu’à le prononcer, j’en demeurais tout pâle, avec un frisson.

Un jour il nous dit :

— Cette forêt est grande ; en marchant pendant des jours, on en touche seulement les limites ; et ensuite c’est la mer et par-dessus la mer, il n’y a plus que le ciel.

— De quoi veut-il parler ? fit Iule, cessant d’allaiter l’enfant.

A mon tour je dis :

— Je t’assure, Père, nous ne te comprenons pas. C’est là une chose de laquelle jamais personne ne nous a parlé. Elle n’était pas dans l’almanach.

Avec une pierre il dessina sur le sol la forme des continents ; les grandes eaux formaient autour un anneau liquide ; et la terre et les mers se mouvaient dans l’espace. Cependant elles n’étaient ensemble qu’un point infiniment petit de l’univers et les planètes qui brillaient dans la nuit étaient aussi des mondes où sans doute vivaient d’autres hommes. Iule, avec le petit dans ses bras, avait fléchi les genoux et se tenait penchée sur les signes qu’il traçait. Elle secoua la tête.

— Quand tu me dirais cela cent fois, fit-elle, il y a là quelque chose que je ne comprendrai jamais.

Elle embrassa l’enfant et ensuite se mit à rire.

— Vois-tu, petit homme, un jour tu seras grand ; je prendrai alors aussi une pierre comme il fait et puis je te dirai : ceci est la mer et ceci est la terre, et ceci est le ciel. Je verrai bien ce que tu en penseras.

Mais moi, avec mes yeux profonds, je ne pouvais me détacher de la vue des cercles. Mon cœur battait à me faire mal. Un poids lourd m’accablait comme si tout l’univers m’eût pesé aux épaules. Et je ne trouvais rien à dire, avec une force enchaînée au fond de moi.

— Répète encore la leçon, demandai-je.

Il ramassa le caillou et alors seulement une chose dans ma vie se délia ; je pris ma tête dans mes mains et pleurai comme un petit enfant.

Les jours suivants, j’allai seul dans la forêt et avec un bâton entre les doigts, je dessinais les trois cercles de la terre, des eaux, de l’espace. Je n’étais plus heureux.

— Voilà, dis-je à cet homme, à présent il faut que j’aille devant moi par le monde. Si Iule veut rester ici avec le petit, elle le peut. Je partirai seul.

Sa voix trembla : il eut la défaillance des vieillards.

— Je t’ai aimé comme mon fils. Tu ne trouveras ailleurs ni un meilleur pain ni plus de fruits. Réfléchis aussi que tu rencontreras les hommes sur ton chemin.

— Je prendrai ma cognée.

Alors il haussa doucement les épaules.

— Eh bien, va, dit-il. On n’arrête pas la vie.

J’appelai Iule : elle avait mis l’enfant sur la mousse et cueillait des mûres dans le roncier, car encore une fois on touchait à la fin de l’été. Et quand elle fut venue, je lui dis :

— Voilà ; on n’arrête pas la vie. J’irai jusqu’à la mer, là-bas. Si tu préfères demeurer ici avec le petit, tu le peux.

Elle fut sous ses crins jaunes comme un son ardent. Et elle criait :

— Je ne te laisserai pas partir seul. J’irai avec toi, portant l’enfant. Tu ne feras pas un pas que je n’en fasse un autre auprès de toi.

M’étant tourné vers le vieillard, je le vis penché vers la terre et triant les semences qu’il avait récoltées. Avec son front calme et ses yeux clairs, il avait l’air d’un sage qui se retire des actions humaines. Mon cœur mollit, je lui mis la main sur l’épaule et lui dis tristement :

— Tu resteras donc seul dans la forêt ?

Il me répondit tranquillement :

— J’y vivais seul avant toi.

Nous restâmes silencieux, comme deux hommes qui se regardent d’une rive opposée. Il ramassa les semences, se redressa, fit quelques pas, et puis s’arrêtant, il me cria :

— Nous ferons route ensemble par la forêt ; tandis que je m’arrêterai au couvent, vous continuerez seuls votre chemin.

Le lendemain, au petit jour, nous quittâmes la maison ; il nous attendait près des ruches ; il avait noué pour nous dans son sac des gâteaux de miel et du pain. Il donna aussi à Iule quelques hardes, disant :

— Il ne faut pas que les hommes rient de ta nudité.

La forêt se referma sur nous. Quand l’enfant criait, Iule lui mettait son sein dans la bouche ; et ensuite il s’endormait, elle le portait suspendu entre ses épaules par des lianes. Le Vieux allait devant, frayant le passage ; Iule marchait entre nous. Je la suivais, la cognée passée dans ma ceinture.

D’abord des courbes légères ondulèrent. Le jour tomba comme nous atteignions une roche puissante, ouverte en arche à sa base.

— Ici, dit le Père, d’anciens hommes vécurent.

Jamais mon cœur n’avait battu aussi fortement. A mon tour, comme ils avaient fait, je voulus pénétrer dans la roche ; la cavité s’espaçait ; une clarté à mesure affaiblie en dessina les parois et puis mourut. Il me sembla que j’étais moi-même à jamais séparé des vivants. J’appelai Iule en criant ; sa voix me guida vers la sortie. J’apparus au jour, tout pâle d’avoir vu la vieille humanité dans la nuit des origines.

Nous étendîmes une litière de feuilles. Nos voix profondes grondaient sous la voûte comme un bruit de siècles. L’air était mort et glacé : j’allai ramasser des branches sèches ; je battis le silex. Nos ombres avec la flamme s’allongeaient jusqu’aux limites de l’antre. Quelquefois le Vieux s’avançait vers le fond : ses pas semblaient s’enfoncer aux spirales d’un puits. Quand il revenait, sa taille avait l’air de se dresser hors des temps.

Nous dormîmes toute cette nuit près du cœur d’une humanité tendre et farouche. Elle aussi, dans sa marche sans trêve, connut là l’étape et elle attendait venir le jour. Des renards aigrement glapissaient au dehors ; des chats sauvages se battaient ; le râle dur des grands oiseaux nocturnes ne cessait pas.

Et puis des vols de freux croassèrent : nous sûmes ainsi que le matin était descendu.

Des pentes nouvelles s’escarpèrent ; un aigle longtemps plana. Celui-là, je n’aurais pu l’abattre avec mes flèches. Cette terre volcanique ensuite petit à petit s’aplanit. La caravane s’enfonça dans la forêt des pins : elle s’étendait pendant des lieues ; leurs fibres nerveuses seules avaient pu pousser dans le sol léger et cendreux que les eaux salées de la mer autrefois avaient épuisé. On entendait toujours les cris amusés de l’enfant et Iule chantait ; ses chansons étaient douces et n’avaient pas de sens. Parfois aussi elle sifflait, imitant le chant des oiseaux. Le Père et moi à présent marchions devant sans rien dire, le cœur serré, car le temps de la séparation était proche.

Il m’embrassa et me dit :

— En avançant droit devant toi, tu ne peux manquer de rencontrer la mer. Quant à moi, mon chemin est à l’est. Adieu !

Il me serra une dernière fois dans sa poitrine ; et frappant de son bâton la terre molle, il allait à grands pas. Iule était restée en arrière avec l’enfant ; il parut l’avoir oubliée. Je le regardais s’avancer sous les arbres, pensant : Tant que tu pourras l’apercevoir, il sera vivant pour toi ; mais qui peut dire qu’ensuite tu le reverras jamais ?

Il ne fut plus qu’une ombre ; et maintenant Iule m’avait rejoint : elle lutinait avec l’enfant et à peine elle s’aperçut qu’il nous avait quittés.

— Vois, dis-je, cet homme est parti et de nouveau nous sommes seuls comme au premier jour.

— Pourquoi aussi, me répondit-elle aigrement, voulais-tu voir cette mer ? N’avais-tu pas assez du ruisseau ? Et es-tu sûr qu’une fois arrivés là, nous toucherons aux limites du monde et qu’ensuite il n’y aura plus rien que le vide ?

Le souci s’effaça ; je ne songeai plus qu’à rire de la conception qu’elle se faisait de la terre. Du manche de ma cognée figurant sur le sol un grand cercle, j’expliquai :

— Le monde est une boule, comprends donc. Et qui jamais est venu à bout de trouver la fin d’une boule ?

Elle secoua la tête et se reprit à chanter.

Au matin du troisième jour, nous entendîmes une vaste rumeur. Nous avancions péniblement dans le désert mou des sables ; des cônes coururent ; nous en atteignîmes la crête et je ne poussai pas de cri. J’étais là comme un homme pris de stupeur en considérant le balancement énorme des eaux. Je ne savais plus si je vivais ; je n’éprouvais nul sentiment de grandeur ni de beauté.

Iule auprès de moi riait, disait qu’après tout ce n’était là que de l’eau ; et elle l’avait crue plus grande.

Le flot courbe puissamment s’enflait, poussant des coquilles vers nos pieds. Iule les ramassait, les mirait à la lumière, et elle s’en faisait des pendeloques dont le bruit clair chatouillait ses oreilles.

Un voilier tout à coup laboura la haute mer. Moi qui étais resté jusque-là muet, je poussai alors un cri sauvage ; car à présent, avec cette petite tache claire des voiles dans le vide énorme, l’étendue m’était révélée. J’avais pareillement crié sous les hauts feuillages. Encore une fois mes tempes devant le prodige craquèrent. Toute la terre pesa d’un tel poids à mes épaules que je tombai sur mes genoux. Iule ramassait à poignées les coquilles et les laissait retomber en pluie pour amuser l’enfant. Son rire aussi avait l’air d’un coquillage à sa bouche.

Le voilier ne fut plus qu’un oiseau dans l’espace ; je pensais aux marins qui avec ce pont frêle sous eux, se risquaient par-dessus les gouffres. C’étaient là des hommes faits comme moi, avec une âme et des membres semblables aux miens ; mais moi, à peine je pouvais me dire encore un homme à côté de leur grand héroïsme tranquille. Peut-être ils partaient à la découverte d’un monde. Mon être s’exalta, humble et fraternel. J’aurais voulu les étreindre dans mes bras ou simplement toucher avec les mains leurs vêtements. A présent la mer était petite à côté de l’homme debout sur un navire.

Le point clair encore diminua : je courus le long de la plage, je montai sur la plus haute dune, avec la volonté de l’apercevoir plus longtemps. Il plongea dans l’horizon et de nouveau il n’y avait plus là que l’énormité des eaux. Mon cœur battait avec force. Je revins auprès de Iule, les dents serrées sur des choses obscures en moi. J’avais plutôt du dédain pour cette créature animale qui toujours riait avec l’enfant. Je les aimais tous deux de toutes mes fibres, mais voilà, j’étais là-bas avec le grand vaisseau qui labourait la mer et à peine je les apercevais encore, très petits, sur une pointe infime des terres.

Avec le bruit et le vertige de la mer dans ma tête, je ne voyais pas qu’une femme, en agitant seulement les mains, remue de la lumière et de la musique autour de la jeune vie charmée de son nourrisson. Elle fait une chose simple et nécessaire comme la mer elle-même en poussant ses coquilles le long de la plage.

Nous allâmes ensuite, dans l’après-midi d’or. Les sels de l’air brillaient comme des cristaux. Iule rompit un coin du gâteau de miel ; et nous n’avions pas épuisé tous les fruits cueillis dans la forêt. Mais tout à coup d’un large flot la mer monta, et elle se mit à courir en gémissant, le petit dans les bras. Moi aussi je criais dans ma colère, croyant que la mer allait nous atteindre. De loin nous la regardions venir ; elle bondissait comme un million de bêtes furieuses et elle était terrible. Si seulement elle escaladait les monts de sable, toute la terre eût été franchie d’une seule de ses lames ; et pas un arbre, la mort livide des sables, à l’infini.

D’angoisse le sein de Iule tarit ; elle se lamentait après la bonne forêt, vagissait comme une bête blessée et follement elle baisait la petite vie roulée dans ses cheveux.

Un grand vent souffla ; la nuit était tombée. Toute l’étendue fut noire comme si plus jamais le jour ne devait se lever. Et moi, dans cette épouvante, j’étais sans paroles, écoutant la mort aboyer. L’âme maternelle, l’âme héroïque et sauvage des races alors cria.

— Sauve l’enfant, fit-elle, cours devant toi jusqu’à la forêt, monte au plus haut d’un grand arbre.

Etant allé une dernière fois vers les eaux, je vis qu’elles s’étaient arrêtées.

Le vent de la forêt aussi quelquefois semblait rouler tout le ciel et ensuite il y avait toujours une barrière qui brisait sa force. Je touchai mon front avec mes doigts, comme un homme qui se réveille après un sommeil horrible. Un espoir immense m’attendrit, une confiance dans la bonté de la nature. J’étais là tremblant de tout mon corps, avec des paroles en moi comme les vagues de la mer. J’avais le sentiment infini d’une délivrance comme si à présent je me sentais dans les grandes mains qui à leur gré déchaînaient et refrénaient la mer épouvantable. Iule ! Iule ! Voilà bientôt le jour et la mer recule !

Pas à pas j’avançai, refoulant la meute des chiens pâles, entrant dans l’abîme avec ma poitrine nue, moi sans défense, presque l’égal des hommes qui de leur vaisseau fendaient l’abîme. Toujours un peu plus la terre libre sortait des eaux. Et Iule aussi de la dune regardait s’enfoncer la mer dans ses demeures hurlantes.

Je creusai avec la hache un trou profond. Le sable y était léger et doux comme un duvet. Elle s’y coucha, à bout de vaillance et d’agonie, appuyant l’enfant à la palpitation ardente de sa gorge. Ensuite je restai longtemps assis dans la nuit, les yeux fixés sur la barre toujours plus lointaine des eaux. J’étais sans idées : pourtant au fond de mon être quelque chose violemment s’agitait, la force sourde d’une pensée. Il y a une loi, Petit Vieux, il y a une harmonie qui règle tout et à quoi tout reste soumis. Voilà, oui, je crois que c’était cela qui montait et remuait en moi comme la mer elle-même. Et à la fin l’orient frémit sous les nuées claires, et le jour encore une fois était venu.

Nous dormîmes dans la fraîcheur salée de la dune. La paix, la sécurité furent sur nous. Une jeune humanité ainsi alla vers l’horreur inconnue et ayant vu redescendre la mer, s’endormit tranquillement au bercement des eaux. Nous étions revenus aux jours enfants du monde ; le pouls fiévreux de la tempête avait grondé en nous et à présent, près de la palpitation harmonieuse du flot, nous reposions sans effroi. Iule s’était couchée sur ma poitrine et sa poitrine à elle se recourbait en berceau autour du sommeil de l’enfant. Avec les mains, je les recouvrais tous les deux. Au-dessus de nous, il y avait la grande douceur bleue de l’air.

Quand je rouvris les yeux, les chiens livides de nouveau lentement montaient. Un orgueil fou me gonfla ; je descendis en criant vers la mer. Les eaux bondissaient à mes jarrets, elles rejaillissaient jusqu’à mes reins, et moi, un simple homme de la nature, déjà je jouais avec leur puissance mystérieuse. Je pris l’enfant, je le plongeai nu dans les sels ; toute la mer d’une fois passa, et ensuite, avec cette petite vie au-dessus de ma tête, j’étais là comme un homme dans une joie sacrée.

— Vois, criai-je, celui-là aussi est un homme. Lui et moi avons vaincu la mort.

La mer fut haute. J’entrai avec Iule dans les sables et la tins là sous mon amour. Je l’eus dans sa vie profonde comme si la mer et toute la beauté et toute l’horreur, je les embrassais à travers elle. Je n’avais pas connu cette sensation sublime dans le murmure doux de la source et du vent. Un cœur toujours s’égale à la mesure des choses qui l’entourent. Maintenant la mer violente avait monté sur moi ; j’étais un homme tout frémissant d’avoir affronté les Forces. Voilà, il passa dans cette minute d’amour l’éternité qu’il y a dans le silence et le fracas de la mer. Cependant alors je n’étais encore qu’une créature d’instinct sauvage.

Dans le soir, le soleil roula, rouge : il semblait plonger plus bas que l’horizon, attiré par l’abîme. Tout le ciel fumait comme une braise sous des loques humides. Et presque aussitôt la grande ténèbre régna, le vide hurlant des profondeurs. Nous étions montés sur la plus haute dune pour voir plus longtemps la lumière, debout par-dessus les houles d’or et de sang. Là-bas, la barre droite des eaux, dans un recul vertigineux, nous apparaissait cette fois la fin du monde. Oui, nous étions sur cette colline comme les premiers humains regardant pour jamais sombrer la mort du jour dans un cataclysme. Une angoisse jusqu’à la stupeur étreignait nos âmes muettes. La nuit nous fut une délivrance ; elle coula d’un flot plus énorme que la mer. Et à présent toute la plage à l’infini s’ourlait de petites lumières vivantes.

Iule et moi avec nos pieds nous remuions cette eau ardente. Notre ceinture ruissela d’une tunique de pierreries. Nous nous baisions avec des bouches comme des poissons enflammés. Et moi, innocemment, je lui disais :

— Petite Iule, ne crois-tu pas que ce sont là des morceaux de soleil tombés dans la mer ?

Le lendemain, nous marchâmes encore une partie du jour devant nous. Aucun être vivant sans doute n’avait passé par là. Nous perdîmes l’espoir de revoir jamais un visage humain. Nous n’étions pas tristes, nous éprouvions plutôt l’orgueil d’avoir découvert un coin du monde. C’était là aussi le sentiment avec lequel j’étais venu à la forêt : elle nous apparaissait à présent un point infime de l’univers à côté de la vaste mer. Quelquefois nous mangions la chair des coquillages ; leur goût nous laissait une fraîcheur brûlante. Bientôt la soif nous tortura : nos baisers étaient salés comme l’air et le vent. Tout le reste du jour nous errâmes, espérant un peu d’eau douce. Le soir fraîchit ; nous buvions à nos peaux la rosée nocturne. Mais le matin suivant, il plut : nous recueillîmes les gouttes précieuses dans nos mains. Iule toujours regrettait la hutte sous les arbres verts.

Un jour encore passa et à mon tour je commençai de pleurer en moi-même la forêt et le vieil ami. Je n’aimais plus la mer ; un poids effrayant de solitude m’écrasait. Cependant je ne pensais pas à retourner en arrière. Une force me poussait, le visage tendu vers les eaux, comme ma destinée. C’était là un grand mystère.

A la tombée du cinquième jour, comme nous étions assis dans la dune, le vent tout à coup charria des voix humaines. Mon cœur bondit : il avait bondi ainsi chaque fois que les hommes avaient apparu. Je pris ma hache et montai à la pointe des dunes. Ils étaient dix, le front farouche. Et Iule, près de moi, tenait l’enfant dans les bras. Nous voyant mi-nus sous nos haillons, ils nous crurent échoués sur la côte, après un naufrage. D’abord ils s’arrêtèrent, étonnés, défiants ; et puis ils se mirent à courir vers nous avec une grande clameur.

— Dites-nous où est l’argent, criaient-ils.

Leur langue était rude, aux consonnes sifflantes et brusques comme le vent. Je ne savais de quel argent ils voulaient parler.

Je pris Iule dans mes bras. Je n’avais pas peur. Si l’un d’eux avait porté la main sur elle ou sur Yantje, je l’aurais abattu avec ma hache. Je leur dis sans colère :

— Voyez, nous sommes des gens comme vous. Nous venons de la forêt. Il n’y avait là que des oiseaux, des arbres et des herbes. Nous n’avons fait de mal à personne.

Ils rôdèrent un peu de temps dans la dune, comme des chiens flaireurs. Et puis revenant vers nous encore une fois, ils criaient sauvagement :

— Cette terre est à nous !

— Voilà, leur dis-je, si quelqu’un vient trop près, je le frapperai entre les yeux avec la hache.

Ils se reculèrent à une petite distance et entre eux ils riaient de la nudité de Iule. Aussitôt je ressentis une grande honte à cause d’elle. Je n’avais pas éprouvé ce sentiment devant le vieillard. J’allai vers celui qui paraissait le plus âgé et doucement je dis :

— Donne-moi un morceau de tes habits pour couvrir celle-ci. Dans la forêt nous allions nus et personne ne nous regardait. Ensuite, si tu veux, je me battrai avec un de vous.

Je parlais là comme un ancien homme descendu des montagnes vers les fleuves. Celui-là aussi s’était confié à l’idée que la force seule décidait du rang des êtres.

L’homme me mesura des yeux et dédaigna mes bras moins musclés que les siens. Il ne savait pas que j’avais vu passer dans la nuée, au large de la mer, les grands marins au cœur enfant et héroïque. Il remua donc ses lourdes épaules et, se tournant vers les autres, il disait en riant :

— Le garçon a sa hache et nous n’avons que nos poings. Ce n’est pas cela non plus qui nous ferait peur.

Aussitôt je jetai la hache, disant :

— Va la ramasser.

Un d’eux alors se leva, vint mettre son épaule contre la mienne, et il me dépassait de la tête.

— Qui es-tu, toi si petit, fit-il, pour nous parler aussi hardiment ?

J’étais droit sur mes orteils, levant très haut mon front. Je dis :

— Iacq était plus grand que toi et je n’ai pas tremblé. Je connais les secrets de la vie.

De nouveau ils se regardèrent, ne comprenant pas ; et moi, soudain, j’éprouvai que je portais entre les tempes une chose qui me grandissait par-dessus eux tous. L’homme dit :

— Eh bien, allez votre chemin ensemble, toi et celle-là. Nous ne te ferons pas de mal. Personne encore ne nous a regardés droit dans les yeux comme tu le fais, nous qui sommes redoutés des hommes-qui-vont-sur-la-mer.

Ils s’enfoncèrent dans la dune et Iule maintenant tranquillement donnait le sein à l’enfant. Mais de loin ils continuaient à nous regarder et au bout d’un peu de temps ils revinrent.

— Ecoute, dit le vieil homme, il y a là-bas des femmes et des enfants malades dans nos maisons. Si tu veux, tu viendras vivre avec nous.

Leurs yeux étaient farouches et bienveillants, et il parlait avec sincérité. Le livre tout à coup battit contre ma poitrine ; il palpitait comme ma vie même. Je dis à Iule :

— Si tu m’en crois, nous suivrons ces hommes.

Autrefois j’aurais jeté le caillou en l’air.

Elle regarda en soupirant du côté où nous étions venus, avec le regret de la forêt laissée en arrière et elle dit :

— Là où tu iras, j’irai.

Nous marchâmes à travers la dune. J’avais donné la hache à l’un des hommes, il la portait sur l’épaule. Je me sentais bien plus fort les mains nues. Dans un repli des sables, un hameau misérable enfin apparut. Une petite fille nous jeta une pierre ; des femmes étaient tournées vers la mer et nous crièrent des injures.

Les hommes leur disaient simplement :

— Celui-là sait les secrets.

Qu’est ce qu’il y avait de commun entre ces gens et nous ? Nous étions venus par la forêt comme un roi et une reine, riches de sources et de vent et d’oiseaux, dans notre jeune nudité heureuse. Au contraire, une grande détresse était sur eux, tous rudes et chétifs, avec des yeux tristes, mangés par le sel. Ils amenèrent devant moi deux de leurs femmes qu’une maladie affreuse rongeait, et à présent tous m’entouraient, criant avec une grande pitié :

— Toi qui connais les secrets, guéris-les.

Mon cœur alors profondément fut remué, voyant qu’ils s’étaient mépris sur mes forces : je ne connaissais que les bonnes herbes de la forêt.

— Non, non, criai-je avec une vraie douleur, cela, je ne le peux. Les bêtes de la mer sont en elles. Il faudrait les porter là-bas où il y a des herbes et l’eau du ruisseau.

La révolte gronda. L’homme qui avait mesuré son épaule à la mienne fit un pas.

— Pourquoi nous parlais-tu des secrets si tu ne peux rien pour elles ?

Je répondis farouchement :

— Quand un arbre est pourri dans ses moelles, il n’y a plus qu’à le laisser tomber.

Une des mères vint à son tour, portant son fils, déjà presque un homme, dans ses bras.

— Oh ! gémit-elle, guéris-le moi. Il n’avait pas dix ans que déjà le mal était dans ses jambes et il ne marche plus. Pense à toutes les larmes que j’ai pleurées.

Des puissances aussitôt s’éveillèrent dans l’inconnu de ma vie. Il me vint un si grand élan d’amour que les eaux me jaillirent des yeux. On m’aurait dit : « Ce jeune homme jamais plus ne marchera ; » j’aurais répondu qu’il n’avait qu’à mettre un pied devant l’autre pour s’en aller par le chemin. Ma bouche trembla, avec cette parole à mes dents, et pourtant je restais là encore immobile et muet, bandé dans ma volonté.

Je vais dire une chose que quelques-uns seulement croiront : elle arriva si simplement que je n’en fus pas étonné moi-même. Je regardai ce garçon dans les yeux, je le serrai de toutes mes forces contre moi, et il était debout sur ses pieds. Je ne savais pas ce que je faisais. Mais cela, je le fis naturellement comme si de tout temps je l’avais fait. Je lui dis profondément :

— A présent je veux que tu marches.

Il fit trois pas sans l’aide de sa mère et dans le grand silence on entendait monter la mer vers la dune.

— Va, dis-je encore, puisque tu es guéri.

Et encore une fois, il allait comme j’avais dit.

Alors seulement les sanglots de la femme retentirent : elle le menait par le bras, toute secouée par des cris sans mots. Et avec son cœur à terre, elle marchait à côté et semblait lui aplanir les sables. Les autres maintenant me touchaient du bout de leurs mains. Tout le hameau vint à l’annonce du miracle : on regardait le garçon à petits pas s’avancer vers les eaux. La mère criait :

— Ne va pas trop loin, fils, tu pourrais ne plus revenir.

Moi, le petit pauvre des villes, avec ma seule volonté j’avais fait cette chose. Mon cœur s’était levé, j’avais dit à l’enfant paralysé : Marche ! Et il avait obéi à mon geste. J’étais pourtant simple et nu comme eux. Mais ceux-là étaient de ma race de misère à travers le temps et à cause de cela il m’était venu une grande force d’amour. Ces âmes rudes maintenant étaient douces et soumises entre mes mains. Nous eûmes un toit.

Tous les jours ils partaient recueillir le long des sables les épaves que le flot rejetait. Quand le ciel et la mer s’obscurcissaient, ils montaient au haut des dunes guetter les naufrages. Autrefois, ils avaient eu des barques. L’une après l’autre, elles avaient été emportées, avec ceux qui les montaient ; il leur en restait deux, qui leur servaient à pêcher le long des côtes. Le soir, devant les portes, le plus vieil homme récitait des histoires merveilleuses. Il y avait bien deux cents ans, ils étaient un peuple redouté. Ils avaient des maisons d’or où, autour des tables, on faisait bombance. La mer trois fois avait passé et deux fois ils rebâtirent de riches demeures. La troisième fois, il n’était plus resté que quelques hommes. Ceux-là étaient allés voler des femmes au loin. Mais les temps avaient pris fin : il n’y eut plus que de pauvres cabanes là où s’étaient dressées des tours.

Dans la ville d’où nous venions, on eût appelé ce hameau un ramassis de bandits. Ils ne semblaient pas faire plus de cas de la vie d’un homme que de leur vie à eux. Leurs pères avaient été des écumeurs de mer et, à leur tour, ils vivaient de rapines, au hasard de la tempête et des naufrages. Avec ma volonté droite entre mes tempes, je pensais : Si à ton commandement, celui qui ne pouvait marcher s’est mis à courir, il ne t’est pas plus difficile d’étendre ta main sur ces cœurs rudes et de les conduire là où ils doivent aller.

Le vieil almanach toujours battait sur ma poitrine. Je l’ouvrais à une page et puis, assis près d’eux dans la dune, j’allais jusqu’au bout de la page. J’étais étonné de tout ce qu’il renfermait de bon et d’éternel. Un seul homme peut-être l’avait écrit et il l’avait écrit pour tous les hommes. Un petit coin de terre, selon la pluie et le vent, suffit à faire pousser des essences hautes et durables.

Quand je refermais les feuillets jaunis, ils me disaient :

— Voilà oui, c’est bien ainsi, le livre a raison.

La hache restait pendue au mur, toute rouillée à cause de l’air de la mer.

Comme ils n’avaient ni arts ni industries, Iule leur apprit à tresser des paniers. Je les aidai à réparer leurs toits en ruines. Avec les bois échoués, ils se construisirent des clôtures. J’allais avec les jeunes hommes sur la dune, je leur disais :

— Un jour je vous mènerai vers la forêt. Elle est sortie d’un gland. Vous planterez un des glands et il vous viendra une forêt aussi.

Ayant frappé du pied le sol, je disais encore :

— Avec cette terre, vous ferez des maisons.

Je parlais comme un homme qui rêve de peupler un désert.

Un hiver ainsi passa : la mer entra dans la dune ; des barques échouèrent à la côte ; et ils étaient redevenus sauvages. Une fois, ils se ruèrent sur des naufragés : le meurtre plana ; et moi, avec le livre dans les mains, je les soumis : j’avais bien dit au paralytique de marcher devant lui. Et puis les matins légers bleuirent. Iule, en caressant ma jeune barbe, reparla de la forêt. Je cessai de regarder la mer et à mon tour j’éprouvais une peine infinie.

— Oui, dis-je comme en songe, les nouveaux essaims ont bâti des cités nouvelles.

Des vols d’abeilles tourbillonnèrent. Les âges étaient remplis de leur labeur et elles travaillaient pour les siècles. Mon âme nouvelle remua en moi : comme elles, j’étais venu aux limites de la mer vers des fleurs d’humanité rude et à présent je jetais les fondements d’une cité dans les sables jusque-là incultes. Je ne savais plus que Iule était là avec ses mains dans ma barbe et ses yeux pâles regardant vers la forêt.

— Crois-moi, fit-elle, nous irons avec l’enfant. Il y a si longtemps que nous n’avons bu l’eau claire du ruisseau.

Mon cœur orgueilleusement se leva et je répondis :

— Femme, vois ces hommes : ils ont mis leur confiance en moi. Puis-je les abandonner ?

Elle prit sa tête dans ses mains et doucement elle gémissait :

— Quand nous vivions à deux dans la forêt, il n’y avait personne entre toi et moi.

Alors je la repoussai, criant :

— Ne touche pas à ma force. Toi, tu danses avec l’enfant au soleil et tu crois que le monde entier tient dans la petite ombre qui tourne autour de toi.

Ses bras se déplièrent ; depuis un peu de temps son ventre comme le flot de nouveau avait monté ; et elle était très belle. Elle vint donc et s’appuya, les bras lourds à mon épaule.

— Le jour où tu m’as prise pour la première fois, tu ne m’aurais pas parlé ainsi, fit-elle.

Sentant peser son flanc, j’éprouvai que son amour avait des droits plus anciens que les autres ; car elle était venue la première avec moi par le chemin de la forêt. Elle tint ma vie au creux de ses mains et toute ma race à l’infini passa.

— Je serai toujours pour toi un homme que les autres n’auront pas connu, Iule. Cela, je te le dis sincèrement.

Elle riait à présent comme une petite chèvre avec sa lèvre haute.

Iule me donna vers la fin de l’été un second enfant mâle et déjà l’aîné courait droit parmi les sables. Ma vie monta, fut devant moi comme un peuple. Je tenais cette petite chair dans mes mains, et la terre entière était légère à côté. Je ressentais à la fois une grande force d’orgueil et de l’humilité. Est-ce que cela aussi n’était pas un miracle comme les saisons, comme l’arbre qui sort d’une faîne, comme le poids énorme de la mer ? Cependant il m’avait suffi d’une goutte de ma substance vive ; toute l’éternité avait crié dans le premier cri de l’enfant et ma volonté n’y était pour rien.

Au printemps suivant, nous partîmes avec les bêches. La terre se fendit, les fours brûlèrent ; ils commencèrent à bâtir des maisons. Entre eux toujours ils parlaient d’une grande tour. Un jour peut-être les marins passant au large verraient là des feux qui les mèneraient vers un port ; mais voilà, le bois manquait et eux aussi me parlaient de la forêt. Je disais :

— Toute la mer ne monte pas d’un flot.

Iule, dans le soir des dunes, doucement chantait. Elle chantait le cœur vert des solitudes et la chanson des eaux tièdes. Ses yeux étaient religieux, attendris par un mystère. Ils l’écoutaient émus et graves, avec une foi naïve. Le rêve, la douceur de la vie loin des rivages salés s’éveilla. Ils palpitèrent du désir de la terre aimable et fraîche sous des airs légers. Quand ils me demandaient si le temps n’était pas encore venu d’aller ramasser les glands, je m’en allais seul le long des eaux, pleurant comme un enfant. Cependant si quelqu’un, dans ce moment, avait tenté de souffler sur ma force, peut-être je l’aurais couché bas avec ma hache.

— S’ils connaissent trop tôt le repos sous les arbres, pensais-je, ils ne finiront jamais de bâtir la ville.

Il arriva que ces gens vivant au bord de la mer un jour jetèrent là les bêches et, ayant marché vers moi, me dirent avec des visages froncés :

— Voilà, nous irons là-bas sans toi.

— Hommes de peu de foi, leur répondis-je, depuis quand est-il écrit que le pasteur suivra son troupeau ? Lui seul connaît la route et il n’y a d’herbes que là où il passe.

Un des anciens faiblement se lamenta :

— Est-ce qu’il nous faudra mourir sans que nos yeux brûlés par le sel se soient rafraîchis à la lumière verte des arbres ?

Celui-là m’émut à cause de ses ans misérables. Sa voix venait à moi comme du fond d’une agonie.

Je touchai avec les doigts ses paupières et je dis :

— Voici mes mains sur tes veux, et mes mains sont la vie. Maintenant la vie ne t’abandonnera pas avant que tu aies vu les choses promises. Crois-en ce que je te dis, la vie est avec moi.

Une grande force montait du fond de mon être : je tins la vie de ce vieil homme dans mes mains et j’avais parlé sans imposture, croyant moi-même à ce que je lui disais.

— S’il en est ainsi, dirent les autres, qu’il en soit fait selon ta volonté. Il est juste que celui-là commande qui a un signe sur lui.

J’étais donc avec ce peuple comme quelqu’un venu du côté de l’orient. Ils regardaient profondément la vie dans mes yeux clairs. Pour l’avoir eue en moi, j’avais mérité d’être le berger qui va devant le bêlement du troupeau. Celui-là est le plus près de la vie qui, sans raisonner, met un pas devant l’autre, et tous rapprochent d’une chose qu’on ne sait pas et qui est la destinée. Je pensais : Un jour il viendra des hommes vierges et terribles selon le cœur de la vie et la terre leur appartiendra. Un pauvre homme comme moi qui avait été à l’école chez les arbres et les oiseaux, avait bien le droit de penser cela.

Le troisième été brûla et la ville montait. La forêt alors de nouveau tressaillit en moi. C’était le temps où mûrissaient les secourables vulnéraires, où les sauvages abeilles distillaient un miel abondant. Mon cœur se gonfla comme autrefois le cœur des fils libres de la terre à l’idée des proies chaudes. Aux limites parfumées, peut-être le Père écoutait si des pas ne venaient pas du côté de la mer.

Je dis aux hommes :

— Iule et moi irons devant, car à présent le temps est arrivé.

Dans le matin les eaux chantaient. Nous marchâmes tout un jour. Quand le soir tomba, nous avions atteint la zone des pins.

A l’aube, la tribu repartit ; l’air avait perdu son goût salé et se parfumait d’une odeur de résine. Ils ramassaient les cônes, ils en mangeaient les amandes laiteuses. Notre marche sous les arbres faisait le bruit d’une grosse pluie. Là où nous passions, les feuillages étaient agités comme par le vent et puis, sur nos pas, l’immense paix de l’été retombait.

Ils allaient à la file, muets, pleins de stupeur et quelquefois criaient tous ensemble dans une ivresse de vie. La hauteur des troncs les effraya ; ils croyaient entendre battre un cœur sous la terre ; le fracas de la mer n’était rien auprès du bruit d’éternité terrible qui montait du fond des silences lourds. Les vieux étaient redevenus enfants : ils collaient leur oreille aux écorces et jouaient avec le soleil sur le chemin comme avec de longs insectes d’or. La douceur de la vie rendait les yeux pâles. J’allais devant comme quand nous avions quitté la mer : ma main toujours devant eux levait des barrières. Et un jour encore s’écoula. Nous marchions avec l’été et le vent sans hâte, car maintenant nous approchions des jardins de vie. La jeunesse du monde palpitait en nous. J’étais moi-même un jour d’humanité, avec la tribu entrée aux hautes ramures, fendant derrière moi la puissante ombre végétale.

L’épais dédale s’éclaircit. Des porches vaporeux se dressèrent ; l’énorme frisson léger des siècles verts passa. Un soir des âges tomba sur la dernière étape. Alors toute la forêt nocturne remua en moi, la joie très pure des origines. Nous étions partis de là au matin de la vie et une destinée, après des choses accomplies, nous y ramenait, traînant après nous l’âme d’un peuple. Ma clameur monta : je redevins le chef sauvage qui souffle sa force par les naseaux.

O Iule ! à présent le rêve nous menait par la main. Nos visages se reconnaissaient avec mystère comme au premier jour : ils n’étaient plus les mêmes que ceux qui s’étaient regardés devant les sombres eaux. Tu eus vraiment l’âge du jeune hymen au temps de la halte dans la nuit printanière. Mon cœur sous ta main battit une éternité.

Un air humide et tiède parfuma le réveil. Je les conduisis vers l’eau douce au fond du ravin : ils la lapaient longuement dans le creux de leurs mains. Ils avaient oublié l’âcre sel de la mer. C’était là que s’ouvrait la caverne : j’y avais vu se lever au recul des âges, l’homme des races. Quelquefois tous ensemble poussaient une tendre clameur sauvage. Ils léchaient à leurs bouches les aromes sucrés. Et un nouveau jour de vie monta.

— Pense donc, dis-je à Iule, le même vent léger qui remue les feuilles au-dessus de nous passe en ce moment dans l’enclos du Père. Peut-être déjà il est parti visiter les ruches.

J’avais une âme fraîche et filiale ; ma voix tremblait.

Nous entrâmes dans la région des végétaux gras et des floraisons hautes comme des pâturages. Je leur révélai les essences, les graines, les herbes de vie comme à moi-même elles avaient été révélées. Ils commencèrent d’amasser d’abondantes récoltes, et ensuite je leur dis :

— Vous nous voyez ici, mais vous nous chercherez vainement tout à l’heure. Nous aurons disparu dans la forêt. Cependant ne perdez pas la confiance et continuez à amasser les bonnes herbes. Vous nous verrez revenir le quatrième jour après celui-ci.

Ils vinrent sur le bord de la rive et nous regardèrent gravir le versant jusqu’au moment où nous cessâmes d’être visibles à leurs yeux. La forêt s’ouvrit, l’enchantement du matin sous les arches vermeilles. Je tenais Iule par la main et elle portait le petit enfant ; celui qui s’appelait Yantje courait devant nous. Nous avancions doucement dans l’heure tendre : quelquefois, du bout des lèvres, je sifflais comme les oiseaux. Le lait puissamment gonflait les mamelles de la femme ; le rire de la sève et du vent bourdonnait dans mes tempes. J’appuyais le froid des feuillages à ma chair. Une folie me roulait dans les herbes. Cependant je n’étais plus le même homme furieux qui soufflait comme l’étalon. Mon cœur criait dans le silence vierge et ma bouche était muette. Tout mon sang bondissait et il ne faisait pas plus de bruit qu’une herbe sous le pas. Je marchais comme un homme dans le vertige, avec un poids lourd et délicieux sur moi : je n’aurais pu expliquer cela. Quand il m’arrivait de penser qu’avant le soir nous serions à la hutte du vieil ami, mon souffle un peu de temps s’arrêtait. Je tenais les yeux à terre, regardant s’il n’avait pas passé là avant nous. Nous frémissions à l’idée de prendre sa grande barbe dans nos mains : peut-être elle lui tombait jusqu’aux genoux.

Le coucou chanta dans la belle après-midi. Une roue d’or bourdonna. O Iule ! les abeilles ! Les abeilles ! Elles venaient à nous comme des avant-courrières et nous menaient. Tu voulus en prendre une : elle te piqua et nous nous aperçûmes qu’elles étaient redevenues sauvages. La forêt en était rousse.

Nos pieds coururent, légers ; nos cœurs volaient avec les mouches vermeilles. Je dus casser des branches pour passer : elles nous frappaient le visage. Une folie de vie avait poussé autour de l’enclos et ondulait comme la mer. La tendre paix du soir était sur la maison. Doucement je frappai dans mes mains en l’appelant par son nom de père et Iule avec des cris légers excitait l’enfant.

— Ris, petit homme ! S’il dort déjà, ton rire l’éveillera.

Il y avait là un si profond silence et les herbes étaient hautes comme des arbres.

Oh ! oh ! une telle chose était-elle possible ! Il dormait sur le seuil une éternité de sommeil : la clameur d’un peuple n’aurait pu le réveiller. Il dormait là comme un siècle tourné du côté où s’en va le soleil. La fin de la journée l’avait surpris dans sa haute chaise de branchages. Les poils lourds de sa barbe toujours pendaient au menton et cependant il n’y avait plus de visage : il n’y avait plus que le résidu fermenté de la vie. Les mâchoires étaient retombées et restaient ouvertes comme les portes par où était partie son âme.

Père ! ô Père ! très infiniment et uniquement notre Père ! Mon sang horriblement se figea. Mes sanglots étaient une herse sèche dans ma gorge et je demeurais sans cri, avec l’aboi sourd d’une bête dans mes racines. Je ne pouvais ni penser, ni pleurer, ni faire aucun geste, regardant toujours avec mes yeux morts verdir les os. O Père ! il n’y avait plus là que d’anciennes parcelles de substance retournées à la nature ! Toi, l’ancêtre de la forêt, tu étais à présent moins que le plus petit insecte vivant ; tu étais le moyeu inerte d’une meule tourbillonnante.

Iule à petits pas s’avançait dans la forêt touffue des herbes. Je sentis son souffle dans ma joue.

— Vois, fit-elle, ne croirais-tu pas qu’il vit ?

Je suivis le geste de sa main. Une lumière passa. Mes paupières furent comme déchirées avec des tenailles. Et à mon tour je voyais la chose effrayante et belle qu’une simple femme avait vue avant moi. La barbe tremblait, bougeait d’un tressaillement de vie comme une eau et comme un feuillage. De la mousse duvetait les os de la mâchoire. Une semence d’herbe avait germé aux trous des orbites. Et la tige mince d’un bouleau jaillissait du sol entre les pieds. Un lierre profond, de souples ronces s’étaient enroulés autour du corps et l’enchaînaient de liens chevelus à la chaise. Comme une des mains était restée sur les genoux, un liseron semblait un petit cierge dans cette main, avec sa fleur au bout comme une flamme.

La forêt sur les pas de la mort était entrée et il dormait là dans un linceul royal d’or et d’émeraudes. Voilà, oui, toute la vie, avec un doigt sur les lèvres, était venue. Elle avait regardé au fond des yeux vides et ensuite elle l’avait nettoyé des souillures de la mort, comme une ensevelisseuse. Elle lui avait tissé un manteau immortel de belles essences jeunes. A présent, la maison était verte, tout l’été riait par delà le seuil. Un frisson remuait dans la lucarne comme le geste d’un bras. Le cœur frais de la forêt palpitait à la place où un cœur d’homme s’était arrêté. Et puis encore je vis ceci : une abeille passa, entra dans le liseron, et dans l’angle de la porte, un nid vide pendait : l’oiseau l’avait fait avec les poils de la barbe.

Mes larmes mollement coulèrent : elles arrosaient la terre qui avait bu la vie et qui avait ressué la vie. Elles n’étaient pas amères : elles ressemblaient à celles que j’avais versées chaque fois que je m’étais senti en présence du grand mystère. La vie ! La vie ! Iule ! Mes tempes battaient, une confiance immense soulevait mon être : nous aussi étions une des vagues qui sans cesse charriaient l’âme du monde. Il fut debout devant nous, très doux, avec ses yeux d’enfant et il levait la main, il nous parlait comme le jour où il nous avait enseigné l’éternité de toute chose vivante. Son cœur à grands coups battait dans la forêt.

— Pense donc à cela, toi, disait Iule. Une fois il nous parla des fleurs et des feuilles qui sortiraient de lui. Vois : à présent, toutes les abeilles sont venues.

Les ruches, dans le soir, eurent une suprême rumeur, et elles tourbillonnaient sur le seuil comme son âme ancienne. Alors nous restâmes longtemps sans parler, nous tenant enlacés dans notre amour et continuant à regarder la beauté de la vie, plus belle au sortir de la mort. Un rire monta de la terre, près de nous : nous ne savions pas que le petit enfant était venu comme les abeilles et par jeu il tenait dans ses petites mains les pieds immenses de l’ancêtre. Cela aussi était un symbole, comme les abeilles et la maison verte et nous-mêmes avec la palpitation chaude de notre désir. Elle sourit.

— Viens à la hutte, chez nous, dit-elle.

Le ciel pâlit ; un vent léger souffla ; le jeune bouleau et le lierre frémirent, et la nuit était entrée : elle mit le verrou sur le seuil. Avec son secret mort, dans sa paix d’éternité, le Vieux toujours semblait garder les trous de ses yeux ouverts du côté de la vie. Un jour il avait quitté comme nous les villes ; déjà en ce temps il était mort pour les hommes, et nous ignorions quelle destinée l’avait rendu farouche et bienveillant.

Maintenant Yantje dormait. Je le couchai sur mon épaule et nous allions devant nous, marchant à travers les végétations hautes : elles avaient envahi les sentes par lesquelles le vieillard venait à notre rencontre. La lune s’épandit, mais nous ne pûmes retrouver notre maison de jeunes amants. Il sembla qu’elle aussi fût retournée à la nature. Et moi je compris que le dernier lien qui m’attachait à l’ancienne vie était ainsi rompu et que j’étais irrésistiblement emporté vers une vie nouvelle.

Iule me dit :

— N’allons pas plus loin. Il y a ici des fougères.

Puis le matin trembla. Elle mit ma main sur son ventre et me demanda si cette fois encore je ne sentais pas remuer la vie.

Je la tenais pressée contre moi dans le jour vierge, et elle était très grande, auguste comme le matin éternel. Voilà, ma race encore une fois avait tressailli. Elle était l’arbre de ma vie, avec des branches qui s’étendraient à travers le temps.

Le jour se levait. Je pensai à ceux qui m’attendaient de l’autre côté de la forêt. Le chemin nous ramena vers l’enclos ; toutes les ruches étaient éveillées ; un nuage bourdonnait autour de nos pas. Dans le matin léger la maison s’ouvrit. Le jeune été de la forêt était revenu ; tous les oiseaux chantaient. Une vie fraîche d’éternité frémissait dans le liseron et le bouleau.

Je restai un instant sur le seuil avec le tremblement de ma vie dans mes mains. Je ne dérangeai ni une branche ni une feuille. Je laissai la porte ouverte, et suivi de Iule, je m’en allai vers les hommes.

Ce fut le soir du quatrième jour. Le bois se referma sur nous comme un matin il s’était ouvert et tous accouraient, demandant ce que j’avais vu.

— La vie.

Je ne disais pas autre chose. J’étais comme un homme qui est sorti d’un nuage et qui a vu une chose secrète et éternelle. Mais eux me regardaient avec des yeux étonnés et soumis. « Sûrement, se disaient-ils, un miracle est arrivé. Il fait devant nous le geste de quelqu’un qui est au-dessus de lui. » Il n’y avait eu pourtant que le miracle du vent et des petites semences germées ; il y avait toute la forêt qui avait repoussé d’un peu d’os et de sang là où un fils de la vieille humanité s’était endormi. Mais Iule allait derrière les arbres mystérieusement ; je ne savais pas ce qu’elle disait ; ses paroles faisaient un bruit de petits cailloux qui tombent dans un puits.

Je levai mon bâton et les ramenai vers la mer. Voilà, pensais-je, tu étais nu et tu es bien plus nu à présent : tu n’as plus même l’ombre et la clarté de la forêt sur ta peau. Une tristesse lourde passa ; et puis le vieil almanach battit sur le cœur de ma vie. Va devant, homme ; l’humanité ne s’arrête pas. Etant avec ce peuple, tu es toi-même un peuple.

C’est ainsi que Iule et moi quittâmes pour jamais le cœur frais de la forêt. J’avais suivi ma vie : elle ne m’avait pas suivi ; et d’autres choses depuis sont advenues. J’ai été l’ouvrier levé avant le jour ; j’ai vécu un grand temps d’humanité et à présent il y a au bord de la mer une jeune ville et des hommes libres. Rien de tout cela ne serait arrivé si un matin je n’étais allé avec Iule vers la forêt. Il faut que chaque homme, avec une âme personnelle et ingénue, recommence toute la vie avant lui et j’ai mis mon pied là où le premier ancêtre avait mis le sien. J’ai demandé ma subsistance à la terre, j’ai vécu solitaire dans le meurtre et l’innocence. J’ai élevé de mes mains mon toit ; mes dieux, je les ai créés selon ma destinée. Et un jour les tribus ont apparu : j’ai dit à ceux qui avaient faim : voilà le pain ; à ceux qui mouraient : voilà la vie ; à ceux qui coulaient bas les barques : n’allez pas contre le vœu de la tempête. Je ne leur ai pas donné de lois : ainsi ils n’ont connu ni l’hypocrisie ni le servage. Mais je les ai aidés à se construire une cité ; ils ont eu des industries ; vivant entre la mer éternelle et la forêt, ils sont restés près des forces, au cœur même de la nature.

J’ai tourné le dernier feuillet du vieux livre ; ma journée est finie : je puis attendre tranquillement la mort. Je sais qu’elle est encore une des formes de la vie. Je vivrai donc dans les âges comme l’ancêtre dans les essences vives de la forêt. Une forêt humaine reverdira de mes bras ouverts sous la terre et mes os repousseront à travers les races.

FIN

Imprimerie Générale de Châtillon-sur-Seine. — A. Pichat.

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