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Au large de l'écueil: roman canadien

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The Project Gutenberg eBook of Au large de l'écueil: roman canadien

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Title: Au large de l'écueil: roman canadien

Author: Hector Bernier

Release date: February 18, 2006 [eBook #17791]

Language: French

Credits: Produced by Renald Levesque. This document was produced from a file made available by the the BNQ (Bibliothèque Nationale du Québec)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AU LARGE DE L'ÉCUEIL: ROMAN CANADIEN ***

Produced by Renald Levesque. This document was produced

from a file made available by the the BNQ (Bibliothèque Nationale du Québec).

AUX DÉFENSEURS DE LA LANGUE FRANÇAISE AU CANADA A L'OCCASION DU CONGRÈS DE 1912. HUMBLEMENT, L'AUTEUR.

HECTOR BERNIER

AU LARGE DE L'ÉCUEIL
ROMAN CANADIEN

                               QUÉBEC
                    Imprimerie du "L'Évènement".
                                1912

I

Le Laurentic, paquebot d'allure altière, remontait gracieusement le Saint-Laurent. Il creusait, dans le calme de l'eau, une entaille qui s'ouvrait de toute la largeur de son flanc. L'écume ruisselait et une vague énorme, courant sur la surface troublée dans un lourd sommeil, allait porter aux deux rives la plainte du fleuve blessé. La cloche du quart sonne allègrement l'heure de midi: une escouade nouvelle de marins accourt à la manoeuvre. Le soleil de juillet alanguit les passagers; les uns, accoudés au rebord, les autres, paresseux dans les chaises longues, subissent l'enchantement du paysage canadien. L'île d'Orléans étale à leurs regards la merveille de ses feuillages et de ses grèves. Le phare de Saint-Jean de l'Ile dresse une silhouette blanche sur un quai ancien, et on admire les érables, la coquetterie des maisons groupées autour de l'humble église. Le clocher de Saint-Michel, élancé, flamboyant, paraissait répandre des flots de lumière sur le plus charmant des villages, et, un peu plus loin, sur la hauteur, la flèche de Notre-Dame de Lourdes pointait vers le ciel. On apercevait, à l'arrière, la forme bleue, légèrement indécise de la Grosse-Ile et celle de l'Ile aux Grues, les rochers menaçants des Ilets de Bellechasse, la presqu'île élégante de Saint-Valier, la demeure solitaire tapie dans un nid de verdure de l'Ile Madame. Le transatlantique se hâte vers Québec; les rivages, toujours plus près l'un de l'autre, semblent se diriger vers un rendez-vous. Au loin, quelques voiles attendent la brise. Le pilote songe, avec une étrange volupté, que la machine frémissante est docile à ses ordres. On dirait que le quartier-maître, dont les yeux reflètent l'infini des mers, poursuit un rêve.

Seuls témoins du mystère que laissait entrevoir le visage hâlé de l'homme à la roue, deux passagers s'arrêtèrent, un moment, émus, silencieux, fascinés. Ce colosse revivait-il ses naufrages d'autrefois? Son imagination le transportait peut-être aux terres lointaines. La vision du village natal lui souriait-elle à travers l'espace? Se souvenait-il de la dernière caresse de son enfant ou de la dernière étreinte de sa femme? Était-ce un de ces poètes au coeur simple dont la magie de l'heure ensorcellait l'âme?

—Les traits de ce matelot sont étonnants, n'est-ce pas, Mademoiselle? dit Jules Hébert à celle qui l'accompagnait. Ce serait un passionnant modèle pour un sculpteur…

—En effet, nous avons la même impression… Il y a, dans son attitude, quelque chose de fier, d'un peu douloureux qui m'intrigue… Vous aviez raison, c'est un sujet digne de Rodin.

—Les sourcils trop fournis, les épaules trop massives, les mains trop rudes s'effacent: il pense, il sent, cela rayonne, c'est de la Beauté…

—Toujours de la Beauté… reprit-elle. Depuis le matin, c'est une ivresse de beauté. Ce voyage du Saint-Laurent m'enthousiasme. Vous redoutiez de m'avoir trop fait espérer, vous ne m'aviez pas assez promis. Votre fleuve canadien est un noble et grand seigneur et je l'aime…

Et, de nouveau repris par la griserie de la nature, ils se promenèrent. Bien souvent, depuis une semaine, ils avaient ainsi mêlé la cadence de leurs pas. Ignorant tout l'un de l'autre, la veille, Jules Hébert et Marguerite Delorme avaient été réunis par cette intimité spéciale, rapide, impulsive du bord. On dirait que l'Océan grandit les sympathies et les répulsions qui naissent du choc fortuit des êtres humains. Ils s'étaient racontés l'un à l'autre, et déjà, savaient presque tout de leur passé, de leur jeunesse, de leur mentalité, de leurs voyages, de leurs espérances. Elle avait, gravé à jamais dans sa mémoire, le rayon de joie intense qu'avait lancé l'oeil du jeune homme, lorsque les feux de Belle-Isle eurent soudain percé la nuit. Elle l'entendait encore murmurer avec passion: Que je suis heureux de te sentir, là, près de moi, mon Canada bien-aimé. Je vais donc te revoir, te contempler, te servir encore. Bientôt, nous vivrons ensemble: ma poitrine aspire déjà le souffle qui vient de ton golfe… Je vous demande pardon, Mademoiselle, je me suis oublié. J'éprouve une exaltation plus forte que ma volonté. Tout l'amour de mon pays me gonfle le coeur: c'est la première fois que j'y reviens de si loin. J'ai vécu, là-bas, dea heures profondes où le meilleur de moi-même a vibré, où j'ai connu la plénitude de l'existence. J'ai glissé sur l'onde immortelle, le soir, à travers Venise endormie; j'ai vu, des hauteurs du Pincio, le couchant inonder Rome de féerie et de splendeur, et, du sommet du Vésuve, la baie de Naples et la campagne italienne dérouler leur poésie empoignante, et j'ai vu, de la Tour Eiffel, le Paris gigantesque de mes rêves, et, à la Comédie-Française, où l'on jouait "Oedipe-Roi", la résurrection de la Grèce antique. Mais tout cela ne fut pas le sanglot qui m'a pris à la gorge il y a un instant. Il a fallu que je parle à la terre de mes aïeux comme un fils à sa mère qu'il retrouve. Elle est peut-être moins belle, moins divine que celles que j'ai parcourues, mais quelque chose en moi le nie, parce que je lui appartiens. Ce cri presque délirant l'avait rendue certaine qu'il ne lui mentait pas, que son patriotisme n'était pas de la parade. A plusieurs reprises, il l'avait initiée tour à tour, avec presque la même chaleur, presque la même puissance, à l'âme canadienne-française, héroïque, séculaire, ardente, inassimilable, et à l'âme canadienne, vivante, mais qui tâtonnait, se cherchait elle-même et, dans le conflit des races et le tourbillon des joutes politiques, faisait la conquête d'elle-même. Et suspendue aux tirades enflammées du jeune homme, Marguerite Delorme avait compris le drame émouvant du peuple qui se préparait. Elle avait conscience que nul autre mieux que Jules Hébert, parce que nul autre ne pouvait être plus sincère, plus éloquent, eût pu évoquer ce grand problème national. Elle admirait, en lui, le jugement lumineux, la saine intelligence, la culture large, l'ambition pure, l'enthousiasme viril, l'accent énergique, le visage fort, la stature vigoureuse. Dans son cerveau, elle ne découvrait rien d'avili, de maladif, de morbide; dans sa parole et son geste, elle pressentait un maître. Il lui avait dessiné les lignes pathétiques de l'histoire du Canada, chanté la poésie du Saint-Laurent. Il prenait, peu à peu, sur elle un ascendant qu'elle subissait, une autorité dont elle ignorait le chemin au fond de son être.

Jules Hébert ne posait pas, avec la jeune fille: il était lui, inconscient de l'influence que son magnétisme produisait sur elle. Aussi, fut-il étonné de la façon émue dont elle venait de lui dire sa tendresse pour le fleuve qu'il adorait. Bouleversé au point de ne pas trouver à répondre, il garda le silence, pendant que sa compagne suivait en elle le prolongement des paroles qu'elle avait prononcées. Puis, il eut un remords de ne pas lui avoir crié sa reconnaissance.

—Mademoiselle, fit-il subitement, d'une voix grave, je ne suis qu'un ingrat…

—Je ne vous comprends pas…

—C'est que je ne puis m'y tromper… Vous avez donné un peu de votre âme au Saint-Laurent…

—Beaucoup de mon âme, je vous l'assure…

==Alors le patriote aurait dû vous en remercier sur-le-champ, vous promettre de ne jamais oublier l'amie charmante que sa patrie vient de conquérir…

—Félicitez-en votre patrie, Monsieur, fit-elle, un peu moqueuse.

—Vous avez tort de railler, lui reprocha-t-il. Ma patrie n'aura jamais assez d'amis sincères… Vous le savez, l'admiration étrangère stimule un peuple en voie de se former… Un bon mot de vous, là-bas, peut finir par produire des miracles…

—J'inventerai des occasions de le dire, ce bon mot…

—Merci, à l'avance, pour chacune d'elles… reprit-il. Mais permettez-moi de badiner à mon tour. Aimer, c'est posséder, paraît-il: s'il contient tous les flots du Saint-Laurent, votre coeur est immense…

—On n'a jamais le coeur assez grand pour l'emplir de belles choses… Le mien est un écrin où déjà sont réunis les joyaux les plus précieux, et plus il en reçoit, plus il en veut avoir… Au gré de la rêverie qui me le fait ouvrir, j'y trouve les lacs de Côme et de Lugano, la Grotte d'Azur, l'Abbaye de Fiesole, la baie de Nice, la côte d'Émeraude, les étangs de Hampton Court, et tant d'antres… Je ne les échangerais pas pour toute la fortune du tyran de l'huile… Jusqu'ici, je les y avais placés de moi-même, sans le secours d'un artiste qui m'en expliquât la beauté… Je viens d'y joindre un diamant de la plus belle eau, le fleuve canadien. Vous m'en avez enseigné la grandeur: je remercie le hasard d'avoir mis sur ma route un tel professeur…

—Et moi, la Providence, une telle élève, murmura-t-il.

A ce mot de Providence dont s'était servi tout naturellement le jeune homme, une gêne glissa entre eux. Plusieurs fois, le cours de leurs causeries avait fait planer autour d'eux l'ombre de la Divinité, et alors, quelque chose de froid, un moment, glaçait l'attraction que l'un sur l'autre ils exerçaient. Marguerite Delorme, fille d'un père jacobin et d'une mère esclave de son époux, avait eu l'esprit façonné par l'école sans Dieu. Tandis qu'ensemencée par de vrais parents Canadiens-Français, pétrie définitivement par les prêtres du Séminaire de Québec, l'âme du jeune homme était profondément chrétienne. Au premier choc, ils s'en étaient fait l'aveu loyal. S'entretenaient-ils d'art, de littérature, d'histoire, de morale, toujours revenait, tôt ou tard, l'antagonisme entre le Hasard et la Providence, la laïque et la confessionnelle, les Loges et Borne, Renan et le Christ. La libre-penseuse et le croyant ne pouvaient s'y habituer, et quelques secondes leur étaient nécessaires pour franchir le mur qui les avait brusquement séparés.

Jules Hébert, le premier, triompha du malaise et voulut le dissiper.

—Je ne doute pas, Mademoiselle Delorme, que vous ayez réservé, dans votre écrin, une place au joyau le plus riche…, dit-il.

—A l'amour? C'est bien là votre pensée, n'estce pas? lui répondit-elle, encore triste. Oui, Monsieur, il y en a une qui attend, qui est même un peu lasse d'attendre… L'Amour me semble un capricieux personnage, aussi avare de ses dons que prodigue de ses mensonges… Mon rêve de seize an?, fait de soleil et de printemps, commence à languir. Il y a moins de sève dans les branches, quelques feuilles tombent. Hâtez-vous, Messire Amour, avant que l'arbre meure…

—Un jour, il vous rencontrera au bord d'une source, il se penchera sur elle, remplira le creux de sa main, et plus vous boirez, plus vous aurez soif… Mais est-il vrai que le papillon rose ne vous effleura jamais de son vol?…

—J'ai cru parfois entendre ses ailes tout près de mon front… Je le lui offrais pour qu'il s'y pose, et je n'entendais déjà plus rien…

—Je n'ai pas même connu ce sentimentalisme vague dont vous parlez si bien…, reprit-il. Le papillon rose n'égara jamais ses ailes entre les quatre murs du vieux collège où je fus pensionnaire, et l'été, je courais les bois du Saguenay, les lacs des Laurentides, les champs de la ferme patriarcale, ou je louvoyais dans l'Anse de Kamouraska. La grande nature était mon amoureuse… L'Université vint, et mes jeunes amies de Québec respectèrent la sérénité de mon coeur…

Il s'attendrit, lorsque je songe qu'une jolie Québecquoise est née pour moi…

—Peut-être, en votre absence, a-t-elle achevé de grandir pour vous…, fit-elle, songeuse.

—Oh! je la reconnaîtrai entre toutes, et ce sera alors l'idylle sans fin… C'est bien le moment d'y songer, d'ailleurs… Voyez-vous, ça et là, sur la berge, les chaloupes fines. Elles attendent la marée. Quand elle les aura rejointes, ce soir, les amoureux s'y embarqueront avec leurs belles. Les rames feront leur besogne sans bruit. Le grand silence sera plein de choses qu'on murmure. Tout-à-coup, une fusée de rires joyeux éclatera dans l'espace, une chanson canadienne montera vers les étoiles…

—Quel est donc ce village où séjourne le bonheur?… demanda
Marguerite. Je suis jalouse des femmes qui l'habitent…

—Saint-Laurent de l'Ile, une villégiature canadienne-française… Les villas s'échelonnent entre deux lignes d'érables… Les fleurs viennent bien dans les jardina… Avant longtemps, les voitures conduiront les heureux sur la colline que vous apercevez plus loin… Les enfante iront cueillir les cerises sauvages… Dans quelques heures, le quai se couvrira de robes claires et d'ombrelles légères, un vapeur de Québec accostera, rendra les maris à leurs épouses, les frères à leurs soeurs, les garçons à leurs jeunes filles… A table, l'appétit sera ferme… On causera, sous les arbres, jusqu'à la nuit…

—Que c'est joli, aussi, la rive opposée!… Est-ce un autre séjour de vacances?…

—Non, Mademoiselle, il n'y a là que les fermes» de Beaumont… Autrefois, c'était la forêt… La hache du colon l'a terrassée… Le sol était bon: voilà pourquoi, depuis longtemps, chaque année, une pareille moisson mûrit au soleil…

—J'éprouve une sympathie curieuse pour ces colons dont vous m'avez déjà vanté l'héroïsme…

—Permettez-moi de vous raconter un incident que me rappelle l'endroit où nous sommes, dit-il. J'avais quinze ans et j'étais venu voir un ami à Saint-Laurent… Un matin que le vent, assez fort, soufflait du bas de la rivière, nous sortîmes de la petite baie qui est là… Une bourrasque violente et lâche coucha la voile, et la chaloupe tourna…

—J'ai failli ne jamais vous connaître! s'écria-t-elle, devenue très pâle.

Cette émotion spontanée, vraie, inattendue troubla profondément le jeune homme. Une tristesse, inconnue jusqu'alors, lui tomba dans le coeur… Il lui fallait dire quelque chose. Expliquer comment ils s'étaient sauvés lui parut ridicule. Il comprit qu'il ne devait pas révéler à sa compagne le bouleversement qui le tenait. Il réalisa, confusément, dans une de ces secondes où le passé nous accourt à une allure vertigineuse, quelle place elle avait prise en lui, quel souvenir la Parisienne laisserait derrière elle. Tant de choses lui faisaient oublier qu'elle était Voltairienne: l'imprévu de son esprit, la richesse de son intelligence, l'honnêteté de son âme, la grâce de ses mouvements, la lumière de son sourire, le raffinement de son langage, la sympathie toujours sur le qui-vive, l'intérêt passionné qu'elle avait eu tout de suite pour la race canadienne-française. Elle avait ces grands yeux qui veulent tout comprendre… Et quand elle les dirigeait vers lui, avides de ses paroles, il sentait que celles-ci devenaient plus chaudes, plus vibrantes, souvent plus douces… Une chevelure sombre couronnait ai tête… Et quand la brise du large affolait les mèches brunes, il se croyait meilleur… Un jour que l'on frissonnait et que des couvertures de laine l'enveloppaient presque toute, il eût voulu garder le froid loin d'elle… il ne pouvait séparer son visage d'un portrait de jeune fille par Greuze qui l'avait touché, alors qu'il était plus jeune: c'était la même suavité du regard, la même finesse des détails, la même ardeur voilée sous le repos des traits… Et quand elle était silencieuse, il revoyait l'image de Greuze dans sa chambre… Le paquebot, insouciant, avait dévoré l'étendue… Jules eut la sensation que cela ne recommencerait plus jamais…

—Ainsi, Mademoiselle, vous n'en voulez pas au chef de service qui nous a donné, à table, les sièges voisins…, lui dit-il, avec douceur.

—Non, Monsieur, la destinée fait bien les choses, évidemment…

—Le voyage est fini, bien fini… Avant longtemps, nous serons en face de Québec…

—Le navire file à grande vitesse, ajouta-t-elle. Saint-Laurent fuit à l'arrière… C'est égal, il se dépêche trop…

—Je vous remercie d'avoir été aussi bonne pendant la traversée…

—Je le fus malgré moi…

—Cela ne s'oublie pas, je le devine, reprit-il. Je ne me comprends pas: mon père m'attend au port, et je serai bientôt dans les bras de ma mère et de ma soeur…

—Oh! qu'elle doit être gentille, votre soeur!…

—Avez-vous un frère? demanda-t-il, un peu taquin.

—Non, hélas!

—C'est dommage, il serait délicieux… Eh bien, oui! ma joie de les revoir est vive, et cependant, j'ai comme un regret qui m'attache à ce vaisseau…

—Allons! pourquoi ne pas jouir des derniers moments sans tristesse? g'écria-t-elle. Mes parents séjourneront quelques semaines à Québec… Nous nous reverrons, je l'espère, et prolongerons ensemble le charme de la traversée… Cela vous va-t-il?

—Comment vous refuser?… Tout de même, cela achève…

—Tout achève, murmura-t-elle. Tenez! nous ne pensons qu'à nous! Allons rejoindre mes parents sur le pont inférieur!

Rien, dans le visage plutôt mélancolique de Gilbert Delorme, ne trahissait le révolutionnaire extrême. Le masque du penseur dissimulait la violence de l'athée. Grand, la taille droite, la démarche alerte, le teint légèrement basané, l'oeil franc, la barbe aristocratique, il n'était pas un type banal. Il collaborait à la feuille la plus audacieuse du socialisme parisien, avait eu largement sa part des honneurs maçonniques, frayait dans les hautes sphères jacobines, traitait d'égal à égal avec Ferdinand Buisson, l'ennemi de l'enseignement libre, et Gustave Hervé, l'anti-patriote. C'est en face de ce qu'il appelait la superstition maudite que la fureur lui montait au cerveau, que l'insulte lui jaillissait des lèvres. C'était le sectaire gentilhomme dont les belles manières couvrent la haine irréductible, impitoyable.

Acharné dans la guerre à Dieu, il entourait sa femme d'une tendresse infinie. Frêle créature de volonté molle, elle avait été absorbée tout entière par la personnalité ferme de son mari. Et s'il l'aimait tellement, c'est qu'elle ne pensait, ne sentait et n'agissait que par lui. Elle s'habillait merveilleusement, avait le goût inné de ce qu'il fallait à sa beauté mignonne, et tous admiraient cette poupée vivante.

Gilbert Delorme était sensible à la poésie des paysages. Les rives du Saint-Laurent l'avaient ravi, et sa femme l'avait écouté, subjuguée à son tour. A ce moment, les émigrants, parqués sur l'entrepont, retenaient leur attention.

—Je me demande ce que ces gens pensent de leur nouvelle patrie, disait
Gilbert à sa compagne.

—Crois-tu que cela leur importe?… Ils me font l'effet d'être assez abrutis, lui répondit-elle, attendant ce qu'il en penserait.

—Parions que, vous aussi, mes chers parents, vous n'êtes pas descendus, que vous vous êtes nourris de soleil et de verdure, interrompit Marguerite qui, les séparant, s'accrochait à leurs bras.

Le père eut, pour elle, un regard d'adoration. Il avait un culte pour cette enfant de vingt ans. Elle était, dans son existence, l'incarnation de ce que pouvait créer la morale laïque, la preuve que la religion n'était pas nécessaire à l'éclosion de la vertu. Elle était son argument suprême contre ses adversaires. Il l'avait façonnée à l'image de son idéal, et l'empreinte resterait toujours. Sans doute, elle était lui, mais sans la haine.

—En effet, Monsieur, dit Gilbert, accueillant le jeune Canadien, de fleuve n'est pas un magicien ordinaire, il permet aux gens de vivre sans manger… Vous arrivez bien! Madame Delorme aimerait à savoir l'accueil que les émigrants font à leur nouvelle patrie…

—Dans les yeux tristes des uns, Madame, ce doit, être la vision de leur patrie qui demeure… Les autres entrevoient le Canada dans un mirage d'or… Il y a des familles entières, regardez celle-ci… des Slaves peut-être… N'est-ce pas un groupe touchant? Ils viennent à la conquête du pain… De ses petites mains, le bébé salue la rive… Ils s'attacheront au sol qui leur donnera le bonheur…

—Oh! l'apprivoisement de certaines races est douteux, dit Gilbert.

—Nous ne désespérons pas…, reprit Jules. L'âme canadienne grandit… Elle les pénétrera de sa force… Elle se résume en un mot: l'amour du pays dans l'autonomie des races…

Slaves au foyer, ils seront Canadiens dans la vie nationale…

—Ne croyez-vous pas que cela soit, irréalisable? Il faut que le plus tort absorbe le plus faible, c'est l'histoire, répondit Gilbert.

—Cela ne sera pas, si les chefs de partis ont le coeur assez haut pour étrangler les rancunes de races et respecter les libertés de chacune dans la contribution de chacune à l'essor de la patrie commune…

—Mais ces chefs?… interrompit le Français.

—Ils paraissent avoir été victimes, jusqu'ici, de la violence des passions, de l'incertitude de l'idéal… Aujourd'hui, un mouvement sourd se fait dans les profondeurs de la vie canadienne… La poussée en est venue jusqu'à eux… Ils verront bientôt clair dans l'action une qu'ils auront à poursuivre…

—Cela est intéressant, j'aurai désormais l'oeil sur l'évolution de votre pays, conclut Gilbert, un peu sceptique.

—Et il est ravissant, votre pays, Monsieur Hébert! s'écria Madame
Delorme: j'adore, surtout, un arbre superbe que vous devez connaître;
Cette île en foisonne; en voici, là.

Et, du geste, elle indiquait, dans le bois du Bout de l'Ile, une touffe d'érables. Près du rivage, les embarcations légères se miraient dans l'eau plus sombre. La jeune fille associait l'endroit à certains paysages enchanteurs du lac Majeur. A gauche, la pointe gracieuse de Saint-Joseph de Lévis masquait encore la ville. Un silence presque général se fit soudain parmi les passagers: ils attendaient, avec une émotion mystérieuse, la révélation de Québec.

—C'est l'érable, Madame, avait, répondu le jeune homme. Il est l'orgueil de nos forêts… La feuille d'érable est sacrée, chez nous… L'automne, elle se pare de mille couleurs avant, de mourir… La neige la recouvre, mais elle est toujours vivante dans nos coeurs…

—Maple leaf for ever, disent vos frères les Anglais, remarqua la jeune fille.

—Oui, Mademoiselle, le Canada toujours!…

—Le Canada n'aura donc jamais le sort de ce navire qui gît en deux tronçons?… Savez-vous comment il est là? demanda Marguerite.

—C'est le squelette du "Bavarian", un grand paquebot de la Compagnie Allan… Cela remonte à quelques années… Vous vous souvenez des Ilets de Bellechasse… Vu peu au-delà, alors que la neige tombait, un rocher sournois l'agrafa et l'éventra… La blessure était mortelle… Il est là pour l'anatomie!…

Lui coupant la parole, une acclamation gigantesque éclata. Les coiffures saluaient avec frénésie. Québec venait d'apparaître, et un fluide électrique avait empoigné millionnaires et pauvres diables. Jules Hébert, devint pale: une vague d'ivresse lui inonda le cerveau. Ses compagnons restaient saisis. Ce fut plus puissant que lui, il leur communiqua la vision qui le fascinait:

—Permettez-moi de vous présenter la ville où je suis né, leur dit-il d'un accent, qui les prit tout de suite. Elle est construite sur un roc immortel… Il y avait bien longtemps, disent les savants, que le fleuve coulait à ses pieds, que le vent modulait sa chanson volage dans les arbres dont il était couronné… Parfois, le Sauvage y venait allumer son feu du soir, croiser les pieux de sa hutte, danser la ronde primitive… Un jour, trois petits navires à voiles entrèrent dans la rivière que vous apercevez là… Jacques Cartier, l'envoyé de la civilisation, et Donnacona, le délégué de la forêt, se transmirent le message des deux mondes… Champlain vint et fit sortir du roc solitaire la ville que, depuis des siècles, celui-ci attendait… Dès lors, l'âme de Québec a vécu… Elle flotte autour de nous… Elle est faite de la hardiesse des mâles navigateurs, de la vaillance des premiers colons… Vieille de trois cents ans, elle est riche de deuils et de gloires… Elle garde les couleurs que portaient les beaux régiments de France… Elle traîne l'odeur de la poudre qui faisait tonner les canons de Frontenac… Elle se souvient de l'apôtre Laval et du génie de Talon… Elle sourit au front pâle de Wolfe et vibre au coeur indomptable de Montcalm… Elle respire encore le sang de Montgomery… Elle acclame l'embrassement de deux races autrefois ennemies… Aux grands anniversaires, au gré de la brise, elle chante ou repose dans les plis du tricolore et du drapeau britannique… Elle est sacrée au foyer où j'ai appris à l'aimer éternellement!…

Il avait parlé sobrement, sans gestes, mais la flamme du regard et la gravité de la voix trahissaient l'intensité du sentiment. Une conviction aussi profonde ébranla, dompta Gilbert, l'antipatriote. Sa femme trouvait, à ce langage, quelque chose d'un peu vague dont son ignorance de l'histoire de Québec était la cause. Marguerite plus habituée à l'enthousiasme du Canadien, fut moins surprise, mais, les yeux rivés sur le visage concentré du jeune homme, elle sentait pénétrer en elle la chaleur de cette âme ardente.

Jules Hébert se grisait de cette minute parfaite. Il reprenait possession des choses familières, du décor de sa jeunesse. Avec une joie d'enfant, il fit défiler, en une revue triomphale, les falaises grises de Lévis, le flot mouvant des Chutes Montmorency, les clochers gothiques de Beauport, les coteaux verdoyants de Charlesbourg, le profil solennel de l'Université Laval, la ligne sévère des Remparts, la silhouette aérienne de Champlain, la flèche austère de la Cathédrale Anglicane, l'orgueil écrasant du Château-Frontenac, l'attitude fière de la Citadelle, la demeure où bientôt pour lui s'ouvriraient les bras de sa mère et de Jeanne, la soeur adorée. Le bonheur de savoir les siens tout près s'empara de lui, lui fit presqu'oublier ses compagnons de la traversée. La jeune Française eut l'intuition qu'il lui échappait, qu'il était loin d'elle. Il lui avait dit que la religion et son patriotisme étaient indissolubles en lui. La fille de l'athée fut écrasée par la force de tout ce qui ressaisissait Jules, vit se creuser l'abîme qui le séparait d'elle. Et c'est avec une angoisse obscure qu'elle posa son joli pied sur la terre canadienne.

II

Augustin Hebert était un type superbe de Canadien-Français. On le remarquait toujours dans la foule qu'il dominait des six pieds de sa taille. Il marchait d'une grande allure militaire. Les cheveux noirs semés de fils gris encadraient de noblesse un visage énergique, un peu hautain dans sa pâleur. Son regard ne mentait jamais, allait droit à l'adversaire. Le dessin des lèvres, sous la moustache brune, était ferme et précis. Il fallait l'entendre, de sa belle voix de clairon sonnant la charge, évoquer les souvenirs épiques de l'histoire de sa race. Il avait, en effet, le culte d'un passé tragique. Il ne pouvait le rappeler, sans qn'il se transfigurât, et le sang qui lui brûlait, alors les veines était, celui de l'immortel Hébert, le premier colon qui ait cru au sol canadien. Il eut, fallu rouler sur son beau corps d'athlète avant de lui arracher un seul des ouvrages canadiens qui formaient sa collection sainte. Le spectacle était bien touchant de ce colosse maniant, avec des précautions infinies, les manuscrits fragiles et les relisant dans le sanctuaire où nul ne les avait jamais profanés.

C'est là que l'industriel patriote, au milieu des chers livres, avait connu la vraie douceur de vivre; là qu'aux retours du Premier de l'An, Jules courbait son front grave et que Jeanne inclinait ses boucles blondes sous le bénédiction pieuse et traditionnelle du père; là que celui-ci avait infusé à son fils l'amour des choses canadiennes; là que, dans le demi-jour de la lampe ancienne, sa femme venait lui sourire et que, dans ses bras de géant, sa fille venait nicher sa tête menue; là que Jules, au jour de son départ, avait regardé longuement les deux femmes en pleurs sur sa poitrine afin d'en rester dignes; là qu'avant de laisser, pour se rendre à la tâche quotidienne, la maison qu'il habitait rue des Remparts, Augustin ne manquait jamais de contempler le Saint-Laurent. Il avait vu tous les caprices de la lumière sur le fleuve et ne se lassait pas de les revoir. Il connaissait la succession des feux de l'aurore sur l'onde au repos, la magie rose du couchant sur le flot du soir, les eaux cuivrées à la veille des orages, mélancoliques sous la brume, ivres de soleil le midi, lourdes sous les nuages de plomb, les vagues méchantes allant, aux jours de tempêtes, se briser sur la grève où devaient revenir parfois les héros de Montmorency. Ses yeux parcouraient la ligne harmonieuse des Laurentides et, franchissant le Mont Saint-Anne, rejoignaient la croupe altière du Cap Tourmente, descendaient vers la côte pittoresque de Beaupré, traversaient à la ravissante île d'Orléans pour aller cueillir, enfin, sur la colline de Saint-Joseph de Lévis, la vision du village riant qui la domine.

Ce tableau grandiose, dont Madame Hébert faisait ses délices habituelles, ne l'enlevait pas à la fascination que le Bout de l'Ile paraissait avoir pour elle, cet après-midi là. Immobile à la fenêtre, on l'eût crue pétrifiée, sans le rayonnement du regard fixe. Le "Laurentic" allait poindre.

La mère attendait son fils. Enfin, il revenait, vivant, plus beau, sans doute. Il y avait si longtemps qu'elle n'avait entendu la voix caressante, étreint la forme chérie. Que n'avait-elle des ailes pour aller jusqu'à lui!

La clarté du jour la nimbait d'une auréole. Elle était belle de cette beauté sereine qui donne à certaines femmes un charme d'exception. La blancheur de lys de sa chevelure rendait saisissants l'éclat du teint, le modelé classique des traits. Il émanait de sa personne tant de bonté qu'elle devait n'avoir jamais fait souffrir. Assez grande, elle portait noblement la tête à la façon d'autrefois. Les professionnels de la séduction n'avaient jamais essayé leurs manoeuvres louches autour d'elle: ils devinaient qu'elle les aurait cloués sur place.

—Ce paquebot retarde… Il me vole des minutes…, dit-elle, impatiente, à la jeune fille qu'aurait pu loger, trois fois au moins, le fauteuil où elle s'était blottie.

—Mais! chère mère, il est encore en temps… Le cadran ne marque pas une heure…Vous vous faites trop de mal…

—On dirait que tu es un peu indifférente au retour de ton frère… fit la mère, avec un peu d'amertume.

—Oh! ma mère! que vous me faites de la peine! s'écria Jeanne qui, d'un bond, fut près d'elle. Si Jules n'était jamais revenu, j'en serais morte… S'il avait différé son retour, si ce vaisseau ne nous le redonnait pas, je crois que je deviendrais folle… Dans ce fauteuil, je l'étranglais déjà de mes bras… Ce n'est pas toi, si bonne, qui parlais!…

—Tu as raison, ma chérie, ce n'était pas moi… Mes nerfs seuls ont parlé… Mon coeur ne le voulait pas… Mon coeur te demande pardon. Tu sais bien que je t'adore, que, sans toi, je n'aurais pas supporté l'absence… Allons, c'est fini, ta peine…

Et, de sa main parfaite, la mère essuyait les larmes sur les joues roses de Jeanne. Oh! qu'elle était jolie, la soeur de Jules! C'était le soleil autour d'elle… Le ciel le plus morose se déridait, quand elle souriait. Au coin des lèvres si fines, deux fossettes adorables, à la moindre joie se creusaient et charmaient. Puis, les ailes frémissantes du nez mignon vous attiraient, les yeux pétillants de franchise pure éblouissaient, les cheveux d'or vous donnaient l'envie folle de les lui ravir. A peine plus haute que les fées de la légende, elle faisait songer aux frêles princesses des contes. On pensait, d'abord, que le bonheur sans ombres l'avait choisie pour nid, mais elle avait une âme de sensitive et des pleurs pour le moindre chagrin. Les oiseaux prisonniers dans les cages, les insectes qui venaient de mourir sous le talon des passants, le pauvre aveugle debout tout le jour à la Porte Saint-Jean, bien des choses lui mettaient le coeur en deuil. La griserie d'être joyeuse la reprenait vite, et l'enfant de dix-huit ans continuait sa mission de lumière à répandre.

Bien des fois, le sourire de Jeanne avait endormi les ennuis du père, dispersé les tristesses de la mère et reposé le cerveau las de Jules. Elle avait, pour le grand frère, une admiration presque religieuse, une tendresse presqu'idolâtre. Quand il partit pour le long voyage, elle pleura tout le jour et toute la nuit. Elle fut moins rieuse qu'à l'ordinaire, cette année-là. Ce n'est que depuis une semaine que le lutin de jadis était vraiment revenu à la vie. Sa peine de tout-à-l'heure avait bientôt fondu sous les caresses de la mère.

—J'ai eu tort, petite mère, dit-elle, badine. J'aurais dû te comprendre… Je ne suis qu'une enfant, vois-tu… Il ne faut pas que Jules me trouve les yeux rouges… Ai-je embelli, au moins?…

—La vilaine coquette!…

—Est-ce un crime de l'être pour un tel frère?

Je ne serai jamais assez belle pour lui… J'aurais tant voulu grandir un peu pour lui!… Je suis encore la toute petite fille… son petit Jean…

—Je t'envie, moi, dit la mère. Tu n'as presque pas besoin de te pencher pour appuyer ton oreille sur les battements de son coeur… Si tu étais plus grande, il t'aimerait moins peut-être!…

—Oh oui! quand mon oreille écoute son coeur il me dit, souvent qu'il battra toujours pour moi!…

—Jules! cria soudain Madame Hébert avec un sanglot de bonheur dans la voix.

—Jules! répéta Jeanne de toute son âme.

Le paquebot venait de surgir. Il avançait dans toute sa grâce et sa majesté. Souvent déjà, il avait lancé le défi orgueilleux de sa puissance à l'Océan: il était vainqueur, une fois encore. Le cri passionné des deux femmes avait éveillé bien des souvenirs qui sommeillaient dans la bibliothèque où elles attendaient le retour du voyageur. Les choses se rappelaient celui qu'elles n'avaient pas revu depuis longtemps. Les livres tressaillirent d'aise, les tapis se firent plus discrets, les fauteuils plus moelleux, les tapisseries plus gaies, les tentures plus accueillantes. Les potiches à fleurs ordonnèrent aux oeillets d'exhaler leurs plus doux parfums; la vieille horloge songea à précipiter les minutes; la lampe ancienne promit d'être exquise le soir. Les yeux de Lafontaine et Cartier brillèrent dans leurs orbites de plâtre. Philo, un grand Terreneuve, daigna faire luire, dans son regard de philosophe, une émotion assez vive.

Depuis un quart-d'heure, le "Laurentic" était immobile au long quai de pierre. Le sang frappait avec violence aux tempes de Jeanne et de sa mère, silencieuses. D'un instant à l'autre, Jules et son père seraient là. Soudain, elles furent debout. Elles crurent que leur coeur allait éclater.

Une voiture s'arrêtait. Trop émues, elles ne bougèrent pas. La sonnerie électrique vibra dans tout leur être. Des pas se hâtèrent dans l'escalier tournant. Et Jules tint longuement sur la sienne les deux poitrines haletantes.

—Mon Jules! divaguait presque la mère. On dirait que tu as grandi!… Que je suis heureuse!… Es-tu fatigué?… Dis que tu es content de nous revenir!…

—Oh! ma mère! que c'est bon, te regarder, te parler! Comment ai-je pu rester si longtemps loin de ton visage, loin de ta voix, loin de ton amour, loin de vous tous?

Pendant tout ce temps, Jeanne dévorait de ses prunelles encore humides le frère que la magie des pays lointains auréolait. La force intellectuelle émanait de la tête mince que couronnaient de longs cheveux bruns. Il avait presque la taille du père, il en avait les yeux noirs, mais plus doux, plus souvent remplis d'éclairs. La moustache très sobre donnait du relief aux lèvres nerveuses. La pratique des sports lui valait la souplesse du corps bien charpenté. Son front, un peu étroit, s'imposait par le rayonnement de la pensée toujours à la besogne: une énergie presque tyrannique animait le visage plutôt intéressant que régulier. Le voyage avait mûri ces traits virils. Jeanne, en présence de ce qu'elle croyait un autre Jules, n'intervenait pas dans les effusions de la mère et de son fila.

—Tu es bien sage, mon petit Jean! lui dît son frère qui s'en étonna. Que tu es jolie!… Tu as bien fait de ne pas grandir!… Ce ne serait plus toi, si tu étais plus grande!…

—Tu dis ça, mais je ne sais pas si tu le penses encore, reprit Jeanne, presque timide. Il y a quelque chose qui t'enveloppe, et cela m'effarouche… Je trouve cela étrange de te dire "toi"… Il me semble que tu n'es plus le même… Je dois te paraître bien simple, bien ordinaire… Tu as vu de si belles choses!…

—Mais! tu n'as pas ta pareille, petite soeur!…

—Bien vrai, toujours!…

—Plus que jamais! lui dit-il.

—Tu ne le croiras peut-être pas? reprit-elle, déjà rassurée. Eh bien! très-souvent, tu m'aurais surprise à jongler, si tu avais pu me voir à travers l'espace… C'était comme si la joie eût été morte eu moi, à certains jours… Je riais pour ton père, pour ta mère… Je sentais qu'ils avaient besoin de ma gaîté… Je faisais mon devoir, mais quelque chose au fond de moi saignait. J'ai couvert de baisers l'image que j'ai de toi dans ma chambre: elle en aurait reçu bien davantage, si je n'avais eu peur de l'effacer!…

—Chère petite soeur, si la chose est possible, je t'aimerai deux fois pour ta souffrance!… Et tu ne me l'écrivais pas!… Je n'oublierai jamais combien ton âme fut généreuse!… Je te demande pardon d'un caprice qui te fut si cruel…

—Je ne regrette pas ma peine, si elle me vaut deux fois ton amour!…

—Tu es toujours la même petite fée gentille!… Bien souvent, Jeanne, j'aurais voulu t'avoir près de moi: il est, là-bas, tant de choses qui auraient fait briller dans tes yeux la flamme que j'y adore!…

—Dis que tu me les raconteras, et nous aurons l'illusion de les voir ensemble!… Quel beau voyage nous allons faire!… Je te promets que mes yeux flamberont!… fit-elle, coquette.

—Combien de fois nous avons tremblé pour toi! dit Madame Hébert, qui n'avait pas importuné ses deux enfants dans la reprise de leur tendresse. Dans ce gouffre de Paris, nous voyions, sans cesse, des apaches à tes talons… Lorsque tu te rendis à Naples, le couteau des bandits nous donna le cauchemar… Lorsque tu vins à Londres, nous nous figurions qu'on t'assommait sur le White Chapel Road… Tu es si imprudent avec ta façon de n'avoir peur de rien!…

—Je n'allai pas me jeter dans leurs bras! dit-il. Il y avait beaucoup plus intéressant qu'eux, je vous l'assure…

—Nous voulons savoir ce qu'il y avait de si intéressant, interrompit Augustin, qui venait les rejoindre et parut, aux deux femmes, rajeuni de plusieurs années.

—Et mes lettres, mon père?…

—Tu peux t'en glorifier! reprocha gentiment la mère. Il me fallait les relire plusieurs fois pour avoir l'illusion d'une longue lettre!…

—Et tes cartes postales, où il n'y avait guère que ta signature, tu peux en être également fier! railla Jeanne.

—Il y avait, tout de même, place pour les mille baisers que je leur connais, mon petit Jean!…

—Coquin, va!…

—Et tes aventures? Nous n'en saurons jamais rien, si vous vous querellez éternellement! dit le père. Allons! fais-nous le récit alléchant de tes idylles d'amour sur les lacs divins de la Suisse… Entr'ouvre, à nos yeux épouvantés, les précipices béants où ton regard plongeait du haut des cimes alpestres… évoque les foules grouillantes qui se jouaient de ta chétive personne comme le vent de la paille… Parle-nous des musées où les heures filaient comme des rêves, des théâtres où les virtuoses de la rampe ébranlèrent tout ce que tu avais d'âme et de nerfs!…

—Je le voudrais bien, mon père, mais, en ce moment, tout mon voyage se résume en un seul bonheur, celui de vous revoir tous. La vision des mois que je viens de vivre est confuse, et je ne vois plus que vos chers visages, je n'entends plus que la musique de vos voix, je ne sens plus que le renoûment d'amitié avec les choses bénies du foyer… Les souvenirs de cet appartement me reviennent avec tout leur charme… Il n'y a rien de changé dans le sanctuaire de vos livres canadiens, mon père… Ils y sont bien tous, vos amis reliés, vos manuscrits fidèles!… Je sens que tout m'accueille ici…

—Tu as raison, mon fils, ils sont tous heureux de ton retour! fit Augustin, que l'allusion délicate de Jules avait ému. Il nous arriva souvent, à mes chers livres et à moi, d'interrompre nos entretiens, pour ne plus songer qu'à toi!…

—Cela ne m'étonne pas, mon cher père, ils gardent, en leurs feuillets, une si bonne partie de vous-même!… A dire vrai, l'impression la plus vive que je rapporte est bien celle qui m'assaillit, lorsque je me trouvai soudain en face de Belle-Isle, vers dix heures, le soir. La lumière du phare venait de nous atteindre. Un frisson me saisit, me parcourut tout entier. J'oubliai la jeune Française avec qui je causais. Je ne pus retenir la déclaration d'amour à mon pays… Puis, je me rappelai qu'elle était là, que je devais lui sembler fou… Je m'excusai de mon enthousiasme… Elle ne l'avait, pas trouvé ridicule: elle était si intelligente, si sympathique au Canada, si ouverte à tout ce que je lui disais de notre histoire, de nos luttes, de nos espérances!…

—Qui était cette Française? interrogea le père, un peu défiant.

—La fille de deux Parisiens! répondit Jules que cette question, toute naturelle qu'elle fût, mit sur une défensive dont il ne s'expliqua pas, tout d'abord, la spontanéité. Le sort m'avait placé près d'eux, à table… Compagnons de la traversée, ils me la rendirent, fort agréable…

—Ton langage me prouve que vous êtes devenus assez intimes, reprit Augustin. Pourvu qu'ils ne fassent pas partie de la bande horrible!… Les derniers journaux annoncent que le gouvernement sectaire se prépare à expulser les Soeurs de Saint-Vincent de Paul… Les lâches!… Les brutes!… Il ne leur reste donc pas d'entrailles!… Que leur marotte de l'enseignement libre les pousse à disperser les Congrégations enseignantes, cela se comprend, mais qu'ils arrachent aux malades et aux pauvres ces héroïnes de douceur et de charité, cela me dépasse!… Ce ne sont plus des patriotes qui gouvernent, c'est la haine… C'est le régime des bourreaux despotes!… Oh! ce n'est pas un doute sur toi que j'exprime. Je m'indigne, parce que j'en éprouve le besoin… Les sachant de concert avec ces gredins, tu n'aurais pas fraternisé avec ces Français… Je te connais trop bien, tu es trop mon fils, trop Canadien-Français, pour avoir élevé au rang d'amie, ne fût-ce qu'un jour, la fille de l'un de ces gens-là!… Avec eux, on est courtois, mais on ne va pas plus loin!…

Augustin Hébert avait la colère prompte, la rancune tenace. Les francs-maçons de la France, qu'il appelait les assassins de l'Eglise, lui avaient toujours inspiré l'horreur la plus profonde. A chaque nouvel assaut contre l'édifice catholique, il sentait la fureur lui bouillonner dans les artères, et sa phrase, alors, se précipitait, mordante et sans merci. Jules avait hérité du même emportement contre eux. Il avait l'habitude d'activer le feu qui enflammait les lèvres de son père.

La charge violente qui lui martelait les oreilles n'était que semblable à celles dont sa mémoire gardait l'empreinte. Et cependant, les paroles qui lui étaient habituelles ne lui venaient pas.

Quelque chose le dominait, refoulait l'indignation coutumière. Il voulut réagir, faire aux siens l'aveu qu'il avait été coupable d'une trahison, que, connaissant l'athéisme militant du père, il était devenu l'ami de la fille, l'ami de toute une semaine. Jeanne seule avait aperçu la honte qui envahissait le front de Jules, le trouble qui lui travaillait les traits. Il comprenait qu'il devait aux êtres chers la franchise absolue, que tromper la confiance touchante de son père était indigne. Mais le visage de Marguerite se précisait dans son imagination, impérieux, saisissant, irrésistible. S'il déclarait tout, il savait qu'Augustin Hébert lui pardonnerait son imprudence, mais qu'il lui défendrait de retourner à cette fille de sectaire. Il sentit qu'il les voulait, ces quelques jours d'elle qu'il lui avait promis, ces quelques accents que sa voix harmonieuse aurait encore pour lui, ces quelques divins regards qu'elle attacherait sur lui. En serait-il plus criminel pour quelques sourires d'elle encore? Bien qu'il la crût lâche, une pensée l'accapara, le maîtrisa. Il tairait ce qu'il connaissait. Il ne mentirait pas, mais détournerait le coup. Il dirait tout, quand Marguerite ne serait plus là.

Et répondant avec le calme que faisait descendre en lui la force du souvenir magnétique, il entraîna, par une manoeuvre habile, son père loin du léger soupçon que celui-ci regrettait déjà d'avoir laissé entrevoir.

—Dans mes conversations avec Monsieur et Madame Delorme, fit-il, il ne fut jamais question de cela, mon père… Mes causeries avec la jeune fille s'alimentèrent des menus incidents du bord, du récit de nos voyages, et surtout, de son vif intérêt pour les destinées de notre race… Oh oui, elle comprenait que nous étions différents d'eux. C'est en France que je l'ai pleinement réalisé moi-même; nous ne sommes plus Français!…

—Que veux-tu dire? interrompit le père qui se prenait au piège qu'on lui tendait. Il y a des Français de nom, qui sont la honte de leur pays, mais il y a, Dieu merci, la majorité d'eux, chrétienne, fidèle aux ancêtres, gardienne des traditions, semblable à nous… Nous avons, avec elle, la même essence, la même langue, le même génie latin, les mêmes classiques, les mêmes caractères ethniques, les mêmes souvenirs d'antan, la même mentalité…

—Je suis fier d'avoir tout cela dans les veines, mon père, mais il y a quelque chose, dans notre mentalité, qui fait que nous ne sommes plus eux et qu'ils ne sont plus nous!… Le plus semblable à nous, le plus fraternel n'est pas nous!… Il y a, entre eux et nous, une différence tranchée, vitale… Elle est née, cette différence, le jour où les assiégés de 1759, se lassant d'attendre la voile du salut, remirent à leurs vieux fusils et à leurs bataillons décimés le sort de leur liberté qu'ils n'avaient plus qu'à défendre seuls. Cela est dans notre sang, ce n'est pas dans le leur… Elle a grandi, le jour où un roi sans coeur et, une marquise sans âme signèrent, avec un sourire, le traité qui nous lâchait… Cela n'est pas dans leur sang, c'est dans le nôtre… Elle a grandi encore, le jour où tant de Français, plutôt que d'avoir à lutter pour leurs droits, désertèrent le sol canadien… Gela est dans notre sang, ce n'est pas dans le leur… Elle s'est affermie par l'effort qu'il fallut pour accepter noblement la conquête… Cela n'est pas dans leur sang, c'est dans le nôtre… Elle s'est fortifiée, alors que nos aïeux, n'ayant pour arme que la liberté britannique, sauvèrent nos traditions… Cela est dans notre sang, ce n'est pas dans le leur… Elle éclate, cette différence, dans l'orgueil avec lequel nous opposons les beautés de notre pays à celles du leur, quand nous répondons par les Laurentides aux Cévennes, par les Montagnes Rocheuses aux Alpes, par le Saint-Laurent à toutes leurs rivières ensemble, par les Grands lacs aux étangs de Versailles, par nos forêts à leurs parcs, par les plaines de l'Ouest à celles de la Normandie, par les côtes de la Colombie Anglaise à celles de la Bretagne, par la Baie des Chaleurs à la Côte d'Azur, par la Beauce à la Provence… Cet orgueil n'est pas dans leur sang, il est dans le nôtre… Nous sommes des Français, mais autonomes, avec une âme spéciale, se greffant sans doute sur l'âme française, mais différente d'elle par tout ce qui fait notre essence propre, par des traditions nôtres, des combats nôtres, des victoires nôtres, des espérances nôtres, par l'ardent amour du Canada et de la liberté britannique!…

—Elle te tient donc encore, ta chimère de l'âme canadienne! reprit le père. Plus j'y songe, moins je la trouve possible… Les Anglais nous méprisent, tu le sais bien, nous traitent en race inférieure, ne voient en nous que les fils des vaincus… Souviens-toi de ces Anglaises qui nous appellent, dans leur suprême dédain, la race des "porteurs d'eau"!…

C'est un outrage qui se retourne contre elles, mon père… Elles ont raison: nous sommes les descendants des "porteurs d'eau", de ceux qui eurent à "porter" les sanglots de la défaite, les descendants dea femmes qui "portèrent" les pleurs qu'elles répandirent sur la tombe des fils et des époux dévorés par les Plaines d'Abraham!… C'est notre droit de relever l'insulte… Oui, nous sommes des "porteurs d'eau", mais nous n'avons pas à rougir… C'est parce qu'ils avaient du coeur que nos aïeux furent humiliés de la conquête, qu'elles avaient des entrailles que les femmes gémirent sur la mort des héros… Tous les Anglais de coeur, et, ils le sont presque tous, le savent, bien!… A la place des nôtres, auraient-ils, auraient-elles fait autrement? Seraient-ils, seraient-elles: Autre chose qu'une race de "porteurs d'eau"?…

—Les Anglais ont du coeur, mon fils, et j'en suis convaincu… Mais il est un problème que je ne puis résoudre… Ils apprennent nôtre histoire… La légitimité de notre cause devrait nous gagner leurs sens de la justice, la vaillance des nôtres émouvoir leur respect du courage malheureux… Eh bien! non, je te le répète, ils nous dédaignent, parfois même ils nous haïssent… Ils admirent les Japonais, alors qu'ils nous refusent Carillon et Montmorency!… Je sais qu'il s'agit, pour eux, de défaites!… Cela n'est pas une raison: est-il un Canadien-Français qui nie sa gloire au grand Wolfe?…

—Ils l'apprennent, notre histoire… reprit Jules. Mais vous savez ce que c'est, au collège, apprendre l'histoire… C'est la corvée des dates à retenir, le poids des faits à traîner dans le cerveau!… Ils n'essayent pas de s'assimiler l'âme canadienne-française, ne pénètrent-pas l'essence réelle de nos revendications… N'en est-il pas de même de nous, mon père? Nous apprenons l'histoire, nous nous indignons contre eux… C'est notre devoir, oublier serait lâche… Mais nous n'allons pas au-delà, nous ne fouillons pas assez les causes du ressentiment contre nous… Autrefois, l'assimilation du conquis par le vainqueur était fatale, la logique des choses… La résistance du vaincu fut, pour eux, quelque chose d'anormal, d'offensif, de menaçant, leur inspira des défiances presque nécessaires… Entre nous, les rancunes s'amoncelèrent… Oui, autrefois, le vainqueur absorbait le vaincu, ou c'était la haine éternelle!… Mais alors, la liberté britannique n'existait pas, ou, du moins, n'avait pas sa puissance d'aujourd'hui… Grâce à elle, il n'y avait pas d'absorption, ce ne sera pas non plus la haine éternelle, mais l'amour dans la liberté!…

—L'amour entre les deux races est une utopie, mon fils… Les Anglais croient qu'ils sont tout, que nous ne sommes rien… Et nous, nous voulons être quelque chose, bien que demeurant nous-mêmes… Ils le tolèrent, mais ils ne l'admettront jamais… Aussi longtemps que nous serons nous-mêmes, ton âme canadienne n'est qu'un rêve… Rappelle-toi ces assassins de la gloire dont le ciseau impie profana le nom de Lévis sur le Monument des Braves!… Il nous faut monter la garde auprès de nos héros: sinon, une main sacrilège les outrage!…

—Un fanatique outragea Lévis, mon père, un seul que la colère rendit fou… Te ne crois pas qu'il y ait eu deux Anglais capables de faire cela!… Vous n'êtes pas juste!… Un seul fit cela, les autres n'y ont pas applaudi… Ils sont magnanimes, ils comprennent la grandeur… C'est sacré, les héros! Ils lie peuvent nous enlever les nôtres!… Qu'ils se figurent ce que leur enlever les leurs serait pour eux!… L'amour de notre langue s'identifie avec l'amour des mères qui nous l'apprennent! Ils ne peuvent nous faire un crime de l'aimer, pas plus qu'ils ne peuvent, nous eu faire un d'aimer nos mères!… Qu'ils songent à la révolte de tout leur être, si on tentait, de leur arracher le doux parler de leurs mères!… La liberté britannique leur ordonne de respect de nos droits! N'est-ce pas leur orgueil, la merveilleuse liberté anglaise?… Nous naissons et grandissons dans la foi catholique: elle est celle de nos pionniers, de nos missionnaires, de nos martyrs, de nos ancêtres, de nos clochers! Ils ne peuvent y toucher, elle est inséparable de notre race!…

Qu'ils s'imaginent la façon dont ils accueilleraient l'attaque aux croyances de leur berceau!… Nous aimons le Canada: les souffrances et les joies de vivre y attachèrent nos aïeux, les nôtres nous le rendent plus cher, le rendront plus cher à nos fils! Ils ne peuvent nous refuser une part dans l'avenir canadien!… ils l'aiment eux aussi, la terre divine de Cartier! Elle est à eux, nous ne leur en voulons pas, mais qu'ils nous laissent, avec eux, la faire grande!… Non, mon père, l'âme canadienne n'est pas un rêve, c'est la réalité prochaine… Ce n'est pas notre ambition patriotique, nos droits, notre langue, notre religion que les Anglais abhorrent, c'est le défi qu'ils croient trouver dans chacune de nos revendications… Ils se trompent, il n'y a de défi que dans la mesure où ils le prennent ainsi!… Il n'y a pas de défi, quand nous réclamons!… Cela paraît, ainsi, parce qu'on se méfie de nous… Le jour arrive où ils comprendront que notre attitude ferme n'est pas une bravade, où, perdant de vue l'offense qu'ils y voient toujours et qui n'y est pas, ils se mettront à notre place et réaliseront, que, dans la situation qui nous est faite, ils défendraient aussi jalousement leurs droits que nous défendons les nôtres, si ce jour-là, mon père, l'âme canadienne prendra son essor triomphal… A l'heure actuelle, ell frémit dans notre vie nationale, elle s'épure, encore incertaine, emprisonnée dans la gangue de rancunes et des méfiances… Mais la liberté britannique est là qui travaille: elle a fait de grandes choses, elle fera celle-là, dégagera de ses langes l'âme canadienne… Sous son égide, les deux races vont se respecter, s'aimer, autonomes, entière, fraternelles, par-delà les passions, les haines, les jalousies, les mauvais souvenirs… Ou l'enseignera dans les foyers, dans les écoles, on l'écrira dans les lois!… Ce sera l'amour du pays dans l'autonomie des races, chacune d'elles étant fière de la liberté morale, du génie, du développement de l'autre dans la contribution de chacune à la prospérité, à l'immortalité de la patrie canadienne!

Jamais, dans leurs discussions amicales d'auparavant, Jules et Augustin n'avaient eu une vigueur telle, une telle clarté. Les deux femmes, bien que souvent, témoins de la marge d'opinion entre le père et le fils, se sentirent en présence de convictions mûries, plus ardentes, plus enracinée. Un intérêt palpitant les avaient suspendues à leurs lèvres. Si le père eût cru le rêve de Jules réalisable, il se serait rallié à l'âme canadienne, mais le passé faisait de lui un sceptique incorrigible. Toutefois, l'éloquence, l'énergie de pensée, dont son fils venait de lui donner la preuve entraînante, l'enorgueillissaient, le rendait sympathique à ce qu'il appelait une chimère de jeunesse. Il s rappela les élections fédérales prochaines.

—Mon fils, dit-il je comprends que le débat est clos pour l'instant… Mes doutes restent… Mais j'admire la noblesse de ton ambition, je lui offre même l'occasion de se donner cours… Les élections pour Ottawa auront lieu le premier Septembre… Les électeurs du comté de Salaberry me demandent… Vas-y, toi!…

—Oh! mon père! quelle joie! s'écria Jules, dont le visage s'illumima. C'est donc vrai!… Mais je ne suis qu'un égoïste!… J'oublie les services que vous rendriez à notre race!… Non, la chose vous appartient, mon père!…

—Voilà ta chance d'aller prêcher ta croisade pour l'allié canadienne!… Essaye, mon fils: qui sait l'avenir?…

—C'est bien là vous, votre bonté, votre coeur!… Vous ne croyez pas à mon rêve, mais vous m'aimez plus que vous-même!… Je sais que vous refuser vous ferait de la peine!… Eh bien, j'irai!… Je serai le candidat de l'âme canadienne!… Ils comprendront!… Que je auis heureux!…

—Vive Jules Hébert! Vive l'âme canadienne! cria Jeanne, folle d'enthousiasme.

—Vive la Canadienne! cria Jules, en l'embrassant.

Et ce fut, dans la maison ancienne des Remparts, le bonheur d'être ensemble et de s'aimer jusqu'au soir………… _____

Le soir, dans la chapelle du Séminaire que les verrières opaques de bonne heure assombrissent, deux âmes offrent l'encens de leurs prières. La poudre rose du couchant se brise sur les vitraux en couleurs, et la lumière se retire des arcades profondes et de la nef recueillie. Dans la niche du grand autel blanc, le mystère d'amour de la Sainte-Famille se voile de gris. Il faut deviner la forme émouvante du Christ que retient la Croix debout sur le tabernacle de marbre. Les tableaux géants, là-haut, ne sont plus que des taches d'ombre. Les apôtres, dont le buste médite, s'enveloppent des premières ténèbres. L'atmosphère est imprégnée de mille choses saintes: le parfum des retraites, la voix des prêtres, les chants sacrés, les invocations des philosophes et des petits écoliers, les accents de l'orgue, les appels du Sanctus reviennent dans le silence. Dans le choeur où la nuit commence à descendre, la bougie tremblante rappelle au frère et à la soeur l'éternelle Lumière.

—Mon Dieu, je vous remercie de m'avoir conservé les miens! disait l'âme forte de Jules.. Entourez-les de votre paix souveraine!… Donnez-moi le courage de ceux vous aiment!… Je vous confie le rêve patriotique auquel je consacre l'intelligence et la volonté que je vous dois!… Si vous le croyez juste, faites-le triompher!… Puis, s'attendrissant soudain, il ajouta: Soyez clément à Marguerite, cette amie d'un jour, quand vous l'appellerez à votre éternité!…

—Que vous êtes bon de m'avoir redonné mon frère! murmurait l'âme timide de Jeanne. Ne me le reprenez jamais!… Bénissez-le dans son ambition généreuse!… Écartez de sa route les défaillances et les lâchetés!… Protégez-le contre cette fille de France!…

Et ils sortirent de la chapelle où Jules avait voulu faire la prière du retour. Le soleil tombant versait la pourpre à flots dans l'espace. L'Hôtel-de-Ville prenait des airs de manoir enchanté. Muets d'extase, Jules et Jeanne passèrent devant la Basilique dont un rose de Bengale enflammait le frontispice. Des brasiers rouges flambaient dans les vitrines de la rue Buade. Une ivresse mystérieuse étreignait au coeur les passants transfigurés. Bientôt, Monseigneur de Laval, à leurs yeux éblouis, parut revivre dans son manteau de bronze et, de son visage en feu, lancer un défi suprême à l'impiété.

Ils allèrent, tous deux, sur un banc du Jardin Montmorency, se griser de la fin du jour.

—Que c'est beau! s'écria Jeanne.

—L'incendie dévore les montagnes! dit Jules.

—Le fleuve charrie du sang!

—Lévis est en flammes!

—L'Ile d'Orléans brûle!

—Ton coeur saigne sur ta robe de mousseline! dit Jules.

—Et le tien sur ta chemise blanche! lui répondit-elle.

—C'est l'apothéose du Château-Frontenac!

—Ou celle de l'Université Laval!

—Les bateaux-passeurs crachent de la fumée rose!

—Regarde les feux de joie sur la côte de Beaupré!

—C'est pour te fêter, Jules!

—Tout cela, Jeanne, ne vaut pas le carmin de tes lèvres!

—Ou de celles de la Parisienne! railla la jeune fille, qui s'en repentit aussitôt: Jules, d'une voix anxieuse, lui demandait avec une interrogation de tout son être:

—Que veux-tu dire, petite soeur?…

—Oh! presque rien!

—Femme, va! mais réponds-moi donc! la supplia-t-il. Tu ne m'échapperas pas!… Je la veux, l'explication que je demande… Je te connais si bien… Dans ta voix moqueuse, il y avait un soupçon, je ne sais quelle inquiétude, quelle angoisse même… Parle vite, mon petit Jean!…

—Puisque tu le prends au sérieux, ce n'est plus rien, c'est quelque chose, beaucoup même, fit-elle, inquiète.

—Pourquoi ces détours?… Tu as douté de moi, je le sens!… C'est mal, petite soeur! interrompit Jules, nerveux.

—Tu le vois, il vaut mieux que je me taise!…

—J'exige!… Ne pas savoir me serait plus pénible encore!…

—Eh bien, oui! j'ai douté de toi, mon frère, je doute encore… Je t'en demande pardon presqu'à genoux… Je ne voulais pas te dire… Une plaisanterie légère m'a trahie… Et maintenant, je tremble de parler… Promets-moi de ne pas m'en vouloir, si je me suis trompée!… C'est parce que je t'aime que je doute et que j'ai peur!…

—Tu sais bien qu'il est impossible de t'en vouloir!…

—Cet après-midi, alors que père s'indignait contre les persécuteurs des petites Soeurs de Saint-Vincent de Paul, je t'ai vu rougir… C'est comme si tu avais eu honte de toi-même!…

J'espérais ta réponse… Mais tu l'esquivas!… Alors j'ai pensé que tes compagnons de voyage étaient de la bande horrible que flagellait père, et que, le sachant, tu voulais tout de même revoir la jeune Française!… Me pardonnes-tu le soupçon que j'ai encore?… Il ne t'arrivait jamais de fuir la vérité!…

—Tu as compris cela, toi?… Seule, la petite fille aux boucles blondes a deviné la lutte épouvantable qui ravageait l'âme du grand frère… Je le redis tout de même, c'est mal de ne pas avoir confiance en moi, Jeanne!… J'aurais dû tout avouer, mais je ne fus pas lâche de ne pas l'avoir fait… Vois-tu, petite soeur, je le lui ai promis; il ne serait pas chevaleresque de lui manquer de parole… Cela m'a torturé de fuir la vérité, comme tu dis, mais je ne pouvais pas ne pas la revoir!

—J'avais bien raison d'avoir peur: tu l'aimes!…

—Tu es folle! s'écria Jules, qui était sincère. Tu penses que je l'aime?… Elle n'est pas de celles qu'on aime: elle est trop sévère, trop lointaine!… Je l'estime, je l'admire: elle a un grand coeur d'amie qu'on vénère… C'est tout, ma soeur!…

—Prends garde, mon frère: si l'amour t'empoigne, tu n'es pas de ceux qu'il épargne!…

—Tu parles du grand amour!… Qu'en sais-tu, mon petit Jean?…

—J'en sais que je mourrais, si tu m'étais arraché, dit-elle, avec passion; j'en sais que ma tendresse n'est rien auprès du grand amour qui terrasse!… Les femmes savent cela de bonne heure!…

—Alors, tu me juges frappé mortellement, répondit-il, vivement ému par le cri d'affection de Jeanne. La force des choses qui me défendent d'aimer la fille d'un athée ne te rassure donc pas!…

—L'amour défie les autres forces… Mais tu es fort, tu es un homme!…
Relève le défi: lutte contre elle, et triomphe!… Mais prends garde!…

—Prendre garde? Ai-je besoin d'y songer? Ne suis-je pas armé contre un tel amour? La solidité de ma foi est une muraille entre elle et moi! La loyauté que je dois aux miens est un viatique assuré contre la fille d'un sectaire! Ma carrière patriotique ouvre un gouffre entre l'incroyante et le Canadien-Français! Elle sera l'amie d'un jour, l'adversaire qu'on ne peut haïr! Mais elle ne me fera pas chanceler! Nul sourire de femme ne me fera faiblir, si ma patrie le condamne!…

—Prends garde!… Il y a des vaillants qui ont molli devant la femme!…

—Mais je vous aime trop, vous tous, pour qu'il faille prendre garde!… Allons retrouver nos parents et leur tendresse!… Les feux de joie se sont éteints sur la côte de Beaupré!… La nuit envahit les montagnes!… Je veux revoir ma chambrette où les souvenirs me cuirasseront contre cet amour! Viens, petite soeur!… _____

Le matin même, lorsqu'elles les a mises dans la chambre de Jules, la mère a demandé aux roaea de rester belles, jusqu'au retour de son fils. Fidèles à leur promesse, elles tardent à se faner dans le délicieux vase de Sèvres. Voici que le jeune homme entre, et leur âme parfumée l'accueille. Elle est au nombre des êtres chers, elle fait partie de sa substance intime, la chambrette rose, au plafond couleur d'ivoire, où tout lui parle de sa jeunesse de travail, de rêveries et d'enthousiasmes. Son voyage devient quelque chose d'irréel, de fantastique. Il écoute le langage aimé des choses familières. Il est là toujours, le bon lit où tant de fois la lumière l'éveilla par un rayon de soleil ou la tristesse d'un nuage gris. Il court aux livres préférés qui, sur la table de chêne antique, attendent le frôlement pieux de ses doigts. C'est ici qu'il a pris les résolutions fortes de l'avenir, qu'il a mûri son voeu de lui-même, à l'âme canadienne. Encore sous l'influence des mâles paroles par lesquelles il vient d'apaiser les terreurs de Jeanne, il se sent inébranlable, maître de sa pensée, de son énergie combative. Soudain, un coup lui frappe dans le coeur. Ses yeux se fixent éperdument sur le portrait de la jeune fille de Greuze. Elle lui sourit dans l'humble cadre. Est-ce l'amour, cet appel de tout son être vers la douce image, ces battements dans la poitrine, cette contemplation longue de chaque trait, chaque détail, chaque ligne du fin visage? Ce n'est plus le rêve sentimental de l'adolescent, la Princesse Lointaine du poète, le mirage d'idéal. C'est Marguerite et le charme de ses grands yeux pleins de caresses, et le dessin pur de ses lèvres, et la noblesse de son front méditatif, et les lueurs fauves de la chevelure brune. Il revit la semaine inoubliable avec elle. Est-ce l'amour, ce besoin aigu de la revoir, de l'entendre, d'être longtemps près d'elle? Son regard enfiévré, voulant s'arracher au portrait qui l'enivre, est saisi par le Crucifix blanc sur la muraille. Le Christ saignant le dégrise, le ramène à l'inspiration virile. Rien ne lui fera trahir le Christ de sa race et des siens. Il se rappelle que le Christ plane dans l'histoire canadienne, et que c'est par Lui, le Dieu sacrifié à la Fraternité féconde, que le Canada vaincra la haine. Gilbert Delorme est un briseur de crucifix, un disciple du Renan infâme qui se moqua des épines et des clous de la Croix. Jules reverra son adorable fille, l'image de Greuze vivante, mais il jure d'immoler son coeur au Christ, à sa race, à la patrie canadienne, si ce grand besoin d'elle est l'amour…

III

Il est, à Québec, une chose vieille dont la mort approche. C'est le dédain qui la tue lentement. Elle est jolie, pourtant, la calèche gaie, d'où l'on domine la rue. Ses couleurs vives flambent au soleil d'été. Elle a des caresses de mouvement pour les étrangers qui lui sont déjà moins fidèles. Si on éveillait les échos qu'elle garde, on entendrait les belles choses qu'on dit sur le Québec séculaire, les mots d'amour que les couples, venus de loin, se glissent à l'oreille du cocher sourd. Hélas! ses compatriotes ingrats se moquent d'elle, et voilà pourquoi elle agonise, elle finira par en mourir.

Une calèche roule sur le pavé dur qui vibre. Elle entre sous la Porte Saint-Louis, et la voûte en pierre tonne. Une note grave résonne: on dirait que les régiments de jadis, allant à la bataille, y laissèrent le claquement du sabot des chevaux, le bruit de la marche des fantassins, et que c'est encore là. La Grande-Allée s'ouvre, large et baignant dans la chaleur de l'après-midi morne, aux yeux de Marguerite et Jules, bercés par la voiture. La double rangée d'arbres s'allonge au loin: un frisson agite mollement les feuilles assoupies. Le cheval oblique à droite: il renifle maintenant la poussière brûlante de l'allée transversale. Dans les carrés verts, les balles du tennis affolent les robes blanches. Le jardinier, courbé sur les plate-bandes, assouvit la soif des fleurs. Le Parlement est lourd de sommeil. Les deux jeunes gens abandonnent le cocher à la somnolence qui le gagne. Ils gravissent déjà la pente rapide qui conduit à la porte d'honneur. Il fait bon entendre le murmure des gerbes d'eau fraîche égouttant leurs perles dans la fontaine ronde.

—Que c'est beau, votre Québec! s'écrie Marguerite. Je comprends que vous en soyez fou!…

—Je le trouve plus beau que jamais, Mademoiselle, fit-il, un peu songeur.

—Hier soir, au Château Frontenac, assise à la fenêtre de ma chambre qui regardait le Saint-Laurent rouge de flammes, j'ai reçu le coup de foudre… Décidément, je suis amoureuse!…

—Selon votre idéal de l'amour libre, je suppose, dit Jules, avec un sourire. Quand il vous plaira de rompre vos amours, vous vous quitterez…

—Vous raillez si bien que je vous le pardonne!… Mais il arrive qu'on s'aime, après s'être laissés… Dès maintenant, je sais que je n'oublierai pas la vieille cité canadienne!… Elle m'enchante… D'ici, le spectacle est admirable!… La Porte Saint-Louis me fait songer à l'entrée orgueilleuse de quelque forteresse invisible… Le contraste est joli des remparts lourds et des robes légères volant sur les carrés du tennis… Au-dessus de la muraille, les toits aux mille formes bizarres se chauffent au soleil… Les clochers dans l'azur impressionnent…

—Vous n'avez donc pas l'horreur des clochers? la remercie-t-il du regard et de la voix.

—Ils m'ont toujours émue, répond-elle, doucement. Parfois, la musique des cloches me donne envie de pleurer… Les clochers me font monter au ciel… En les regardant, je rêve à ce que peut être la douceur de croire…

—Vous avez un visage qui prierait bien, pourtant, lui dit-il, d'un accent qui la remue.

—Il ne prie jamais, mon visage, mais il a pitié!… Je désire que les clochers restent debout!.. Ils parlent d'idéal… Quelque chose rayonne autour d'eux: ce doit être l'amour de ceux qui croient et qui les aiment!…

—Pour nous, c'est la présence universelle du Dieu que nous adorons qui les entoure… Je respecte votre incroyance, Mademoiselle… Mais je suis heureux que vous réprouviez ceux qui font taire les cloches et crouler les clochers!…

—Vous allez trop loin… Il est vrai que mon père déteste les clochers… Le son des cloches l'exaspère… Cela me peine de le voir aussi impitoyable!… Je n'ose lui faire le reproche de mon coeur… Il ne comprendrait pas!… Songez donc, il m'adore, et ma pitié l'affligerait tant!… Et d'ailleurs, je j'admire!… Il est sincère: il est, si vous me permettez l'expression, un missionnaire de la libre-pensée!… Il veut abattre vos clochers, tout comme vos missionnaires mettaient les idoles en pièces!… Tout simplement, je voudrais plus d'amour dans son grand zèle!…

—Me ferez-vous un crime d'être franc? dit Jules, avec tristesse. Soyez certaine que je ne voulais pas vous offenser… Je crois avoir saisi la portée de vos paroles… Vous demandez qu'on étouffe la superstition, mais qu'on en conserve la poésie, les reliques d'art, qu'on l'étrangle avec un mouchoir brodé qui fera son oeuvre sans hâte et sans douleur… La différence, entre votre père et vous, n'est que dans les formes: il veut écraser, la femme en vous veut engourdir par un sourire… Mais tous deux, vous souhaitez; de toute votre âme l'avènement de la Libre-pensée, Reine de l'Univers!… Je vous préviens que, chez nous, dans le Canada chrétien, la foi est tenace; elle est solide comme le vieux roc de Québec: quelques parcelles en tombent, mais la masse en est là pour bien des siècles encore… Je m'étonne que Monsieur Delorme vous laisse en compagnie d'un Canadien-Français, de l'un de ces enfants terribles de la superstition, ajouta-t-il, avec un peu de malice.

—Mon père est sûr de ma foi en la matière intelligente, éternelle, murmura-t-elle, avec orgueil. Il m'a nourri l'esprit de ses doctrines d'humanitaire… Il me sait invulnérable!… C'est même sa fierté de me croire un autre lui-même!…

—Ainsi, s'écria Jules, avec la colère polie dn gentilhomme, je suis l'adversaire qu'on brave impunément, contre lequel on est tout-puissant! …Pour lui, vous êtes le défi qu'on me lance et que je ne puis relever!… Cela ne vaut vraiment pas la peine qu'on s'inquiète!…

—Et quand cela serait, Monsieur Hébert, lui dit-elle, avec l'émotion la plus vive, ne suffit-il pas que je ne songe pas à cela, moi?… Pourquoi ne pas oublier ce qui sépare pour vivre ensemble ce qui réunit? Tant de choses font de l'amitié entre nous!… Ne serait-ce que mon admiration sincère pour le Québec de votre berceau?… Tenez, je les connais déjà tous, le Cap Tourmente, pâlissant dans la buée lointaine, le dôme superbe du mont Sainte-Anne, les clochers frères de Beauport, la grande échancrure où gronde la Chute Montmorency, la pointe enchanteresse du Bout-de-l'Ile… Voyez, il n'y a pas de nuage dans l'espace: laissons fondre celui qu'il y a entre nous… Suivons, un moment, la course blanche des voiles qui glissent au loin sur le fleuve…

—J'ai eu tort de vous soupçonner, je le regrette infiniment, dit-il, grisé par les paroles de sa compagne. N'est-ce pas divin, en effet? Je me crois transporté aux lacs d'Italie!… Ne sont-elles pas charmantes, nos montagnes aux lignes douces, aux contours gracieux, aux fières envolées dans le ciel?… Regardez les jeux de lumière sur les villages de la côte, le bleu des sommets, le vert sombre des arbres que l'église de Beauport dérobe au soleil qui tombe… Ne logent-ils pas dans un pays sublime, les foyers de la vie canadienne-française?…

—C'est contre l'éclosion de cette vie, pourtant, qu'est dirigée la flèche de bronze du Jeune Indien, répondit-elle, songeuse, indiquant le groupe allégorique devant la porte d'honneur. Elle fut impuissante contre la civilisation plus forte.

—Oui, la forêt a reculé devant les affamés du sol… Un peuple l'a remplacée… Voyez, là-haut, dans les niches de la façade, les géants de notre histoire… Frontenac l'intrépide: c'est la Nouvelle-France héroïque d'autrefois!… Lévis le désespéré: c'est la Nouvelle-France agonisante en beauté!… Salaberry le victorieux: c'est la loyauté canadienne-française!…

Elgin le Père de la liberté britannique au Canada: c'est la naissance de l'âme canadienne!… Entendez-vous, au-dessus de Wolfe et Montcalm, voisins de gloire, claquer le drapeau anglais dans la brise qui s'élève. C'est le triomphe de l'âme canadienne qui s'annonce!…

—Je n'oublierai jamais la vision que j'emporte d'ici! murmura la Française, que le feu du jeune homme enthousiasmait. _____

La calèche roule sur le pavé dur qui vibre. La Grande-Allée file sous les pattes nerveuses de la bête vaillante. Les feuilles, éveillées du repos, fredonnent au gré des petites rafales. Les demeures des riches, où tour à tour la joie et le sanglot passèrent, déploient leur munificence. Il y a un coeur généreux, peut-être, sons les haillons en poussière du balayeur épuisé de fatigue. Les tourelles du "Manège" dressent leur pointe comme en ont les casques militaires. Les mamelons des Cove Fields sont gonflés de verdure. C'est la vie, frémissante, intense, qui palpite dans les fleurs humant l'air aux balcons, dans la chanson des érables, dans les rideaux qui battent, dans les coiffures aériennes des bonnes. Les Saintes prient devant l'Hostie perpétuelle des Franciscaines. Une clameur a retenti, se prolonge: on applaudit dans l'arène des sports voisine, les champions modernes comme on acclamait les chevaliers des tournois anciens. Les orphelins de Sainte-Brigitte font entendre le concert de leur allégresse d'enfants. C'est la vie ardente, universelle en Jules et Marguerite. La beauté du jour précipite le rapprochement de leurs êtres. Il échangent du bout des lèvres, des mots indifférents, presque banals, mais leurs voix ont des résonnances aux douceurs nouvelles, des profondeurs inconnues se creusent dans les regards qu'ils se donnent, des silences entre eux s'imposent qu'ils tardent volontiers à rompre. Ils oublient, elle, qu'il est l'esclave de croyances que rien ne peut déraciner, lui, qu'elle est la fille d'un persécuteur de l'Hostie des Franciscaines, pour laisser l'heure distiller en leurs âmes la magie de chaque minute enivrante.

Le cocher, se souvenant de l'ordre, fait tourner à gauche. Et, la colonne de Wolfe découpe sa ligne modeste sur un grand nuage blanc qui monte dans l'azur. Les souvenirs tragiques accourent de tous les coins des Plaines d'Abraham.

—C'est donc ici la grande plaine! murmure la jeune fille à voix basse.

—Oui, Mademoiselle, c'est le Waterloo de la Nouvelle-France! répond
Jules, avec recueillement.

—On s'est battu jusque là-bas? interroge Marguerite, et sa main désigne le petit bois d'où les Anglais vinrent.

—Oui, partout, le sol a bu le sang des braves… Il est presque sacrilège de fouler cette herbe aux pieds… Elle pousse en terre sacrée!…

—Cet édifice lugubre est une caserne, je suppose?…

—C'est la Prison… Espérait-on que l'âme des vaillants, portée sur la brise jusque dans les cellules, allait régénérer les criminels? Je l'ignore… Toujours est-il que le crime dort sur le champ d'honneur…

—Ces arbres, tout près de nous, sont jeunes: ils n'étaient pas là, quand la chose terrible eut lieu, remarque-t-elle.

—Ils n'y sont guère que depuis trois ans… C'est le Parc des Batailles qui grandit!… N'est-ce pas un nom qui sonne? En le prononçant, il nous vient une vision de gloire et d'exploits…

C'était bien tard!… Là même, les cirques grotesques ont longtemps pris leurs ébats… A l'endroit même où Wolfe et les siens virent se lever l'aube sur le Québec de leur ardente convoitise, des écuyères sans honneur se fardaient… Là même où vibrèrent dans la mêlée les commandements suprêmes, le fouet des dompteurs d'ânes claquait… Là même où les balles couchèrent les vaillants des Boyal Guards et du Roussillon, les bouffons hideux tombaient sous la gifle bête… Jusqu'à l'endroit même où Wolfe attendit la mort qui lui venait par la blessure définitive, arrivaient les trépignements des danseuses grossières… Et la foule, qui oublie toujours, quand on l'amuse, ne se souvenait plus… Il était temps!… Plaines d'Abraham! ce n'était pas assez pour le peuple ingrat! …Parc des Batailles! cela vous empoigne, évoque malgré soi, et il faudra bien se rappeler Wolfe et Montcalm expirant leurs lèvres collées au drapeau, Lévis donnant la preuve que les nôtres ne furent pas des lâches, mais qu'ils surent se relever pour faire un grand geste immortel avant de céder la place!…

—Vous avez raison, ce fut une profanation! dit la jeune fille, de plus en plus séduite par le patriotisme chaud du Canadien. Je comprends l'idée féconde… Il y aura des fleurs sur les tombes… Les amoureux cueilleront la pensée d'amour que laissèrent ici les héros dans leur dernier souffle… Dans le feuillage, ce sera la complainte des morts ou l'hymne à lu gloire!…

—Une Canadienne ne dirait pas mieux! s'écria Jules, que la pensée délicate de la Française avait impressionné.

—Il suffit de vous entendre pour qu'on le soit, par la sympathie, du moins… Mon père lui-même, bien qu'antipatriote avancé, fut ébloui par votre enthousiasme d'hier… Il m'a avoué que vous l'aviez ému… C'est un succès, je vous l'assure…

—Plus que celui d'hier encore, c'est l'endroit pour moi de ne pas accepter les opinions de votre père… Il n'est pas un vrai Canadien qui, après un pèlerinage aux Plaines d'Abraham, puisse devenir un antipatriote!…

—Je suis convaincu que vous ne le serez jamais! fit-elle, gentiment.

—Et moi, je suis certain que vous ne l'êtes pas!…

—Je suis Française! dit-elle, avec orgueil. Mon père est Français, mais autrement: il croit que c'est l'être davantage que de travailler à la patrie sans frontières!… L'illusion est généreuse, mais l'humanité n'est pas prête à cela!…

—Voici la Libre-Pensée qui revient! reprend Jules. Selon vous, elle fera des hommes, tous bons, des frères esclaves de la félicité commune… Alors même qu'elle deviendrait reine de tous les royaumes, elle ne pourrait arracher des coeurs les différences du sol!… En voulez-vous une preuve, de la puissance des attaches natales?… Cette fumée, là, qui noircit le ciel, nous arrive d'une fabrique: sur la grande plaine, on prépare les fusils avec lesquels Anglais et Canadiens-Français, désormais frères d'armes, défendront le Canada, s'il le faut, contre l'univers!…

—Contre la France même? demande Marguerite.

—Vous m'avez compris! dit-il.

—Vous ne l'aimez donc plus? interrompit-elle, avec effroi.

—Pardon, nous l'aimerons toujours, elle est un harmonieux souvenir coulant à jamais dans nos veines!… Mais plus qu'elle encore, nous aimons la patrie canadienne!… Vous veniez de nous lâcher, volontairement ou non!… Montcalm et Wolfe, dans la mort, se donnèrent l'accolade de la gloire… La fraternité des deux races est née d'elle!… Après des combats nécessaires, nous sommes libres!… Et maintenant, nous appartenons au Canada!… Chez vous, nous ne sommes plus chez nous, nous voulons revenir… C'est le chez nous dont je vous parle que nous défendrions contre la France!…

—Il y a, entre nous, les "arpents de neige" de Voltaire et de la
Pompadour! ajoute la jeune fille, pensive.

—Au collège, quand nous l'apprenons, nous nous sentons Canadiens!… Les deux races vont aimer d'un même amour les "arpents de neige" qu'elles ont rougis de leur sang… Vous parliez d'athéisme universel!… A l'heure même où le triomphe vous paraîtra certain, rappelez-vous que Wolfe et Montcalm ont prié avant de mourir, et que le Canada chrétien s'en souvient encore!…

—Toujours la prière entre nous! dit-elle, avec tristesse.

—Je vous demande pardon, je ne voulais pas être cruel, murmure-t-il… _____

La calèche roule sur l'avenue des Érables. Les branches lourdes plient et se tordent sous le vent plus fort. Les oiseaux, affolés d'air et de lumière, joignent leur note en un choeur étincelant. Sur une pelouse soignée, des bambins se poursuivent avec des éclats de rire. Enfouies mollement dans les bergères d'osier, les femmes offrent leur joli visage à la brise. Elle leur apporte l'arôme des foins coupés dans les prairies de Sainte-Foye. Le cocher revient à la réalité des choses, et ses yeux verts pétillent sous les sourcils en broussailles. La tristesse est encore au coeur de Jules et de son amie. Ils savent, dès lors, que plus i'abîme entre eux s'élargit, plus la peine qu'ils en ont les grise et les attache l'un à l'autre. Par une ouverture béante, à gauche de l'avenue, le soleil décoche, un rayonnement qui les aveugle. D'un geste rapide, ils protègent leurs yeux, et leurs regards se rencontrent, se gardent, se déprennent à regret pour demeurer aux profondeurs atteintes. Apercevant, sur un balcon où le lierre grimpe aux colonnes minces, deux enfants dont l'amour précoce unit les lèvres, ils n'osent railler l'innocente idylle.

La Croix de Notre-Dame-du-Chemin brille. Le cocher docile dirige la voiture dans la ruelle qui mène au bord de la falaise. Les grands bouleaux frissonnent. Devant l'humble monastère des Franciscains, les peupliers lombards élèvent des bras agités. Une scène grandiose éblouit la jeune fille.

—Encore des clochers! s'écrie-t-elle, après un silence. Parlez-moi de vos clochers!… Il ne faut pas m'en vouloir, si j'ai eu de la peine… Soyez sûr qu'ils m'intéressent… On ne m'a jamais parié d'eux comme cela, auparavant… J'admire la chaleur de votre foi… Parlez-moi d'elle!… Elle m'apparaît dans une auréole ignorée… Vous vous excusiez de votre enthousiasme… Eh bien! je le veux, moi, il est quelque chose de neuf, de sain, de fort!… Je veux apprendre le nom de vos clochers canadiens!… Quel est celui-là?

—La flèche aiguë de Saint-Jean-Baptiste! répond le jeune homme, étonné.

—Et celui-ci?…

—Le clocher normand de Saint-Sauveur! Oh, si vous saviez quelle vaillante masse populaire s'entasse en cette église! A certains jours, des milliers d'ouvriers. L'âme ardente sous la blouse noble, entonnent le cantique de leurs milliers de poitrines frémissantes, font mugir la sourde rumeur de leur prière colossale à l'Hostie baignant dans les lumières. Si vous les voyiez, si vous les entendiez, vous seriez touchée jusqu'aux larmes!…

—Je veux les voir, les entendre! dit-elle, vibrante.

—A gauche, à droite, depuis la falaise jusqu'à la rivière Saint-Charles, les toits par centaines abritent le foyer des travailleurs. Pendant que les panaches noirs s'élèvent des cheminées longues, que les mains durcissent, que les chairs fondent et que les visages pâlissent au son des machines qui ronflent, les femmes surveillent le bouillon du soir… Entendez-vous monter jusqu'à nous la vague des héroïsmes et des sublimes dévoûments?…

—J'entends aussi les soupirs las de la petite ouvrière qui, dans l'usine fétide, besogne tout le jour et dont le front se fane trop vite, alors que les jouisseurs exhibent au grand air leur peau d'inutiles! s'écrie la Française.

—La gaité du jouisseur n'a jamais le son clair et joyeux du rire de l'ouvrière, quand elle sort de l'usine: le travail lui met du soleil au coeur!…

—J'aime le peuple… Il est bon, il est terrible, il est puissant!…

—Il gonfle comme la marée montante, interrompt le jeune homme… Voyez, sur l'autre rive, le bourg compact, de Limoilou… C'est le peuple qui déborde… Il va inonder les prés verts de Charlesbourg, escalader les collines de Lorette… Depuis la falaise, à nos pieds, jusqu'à la montagne, ce sera le peuple grouillant, énorme, effrayant, sublime!…

On abattra les haies pour faire des rues grises, reprend la jeune fille. Il y aura des cours maussades là où les agneaux broutaient l'herbe… Les arbres tomberont sous la hache de l'entrepreneur brutal… Il n'y aura plus de fermes isolées dans la verdure… La clameur dn trafic fera taire le gazouillis des ruisseaux… Ce sera l'immolation de la campagne si douce à voir…

—Vous avez raison, mais il faut que le peuple passe et que son flot gagne le large, que le Canada grandisse et, qu'il étende ses ailes afin de planer d'un vol plus haut dans l'histoire! s'écrie Jules, s'animant de plus en plus. Je ne sais quelle passion cet endroit m'inspire… J'entrevois l'âme canadienne à travers une vision nouvelle: elle est extraordinaire, grandiose, émouvante… Elle a la profondeur et la largeur du Saint-Laurent, la hauteur des Rocheuses, la puissance de Niagara et de Montmorency, l'harmonie des forêts épaisses, le souffle des plaines de l'Ouest, la clarté de la Baie des Chaleurs, le génie de deux races géniales, la poésie des Laurentides et l'immortalité de la Croix de ce monastère!…

Et la jeune fille qui l'écoute est désormais certaine que ce Canadien lui est infiniment cher. _____

La calèche roule sur le pavé dur qui vibre. A la Porte Saint-Jean, où la foule est dense, un fluide irrésistible de joie remplit l'atmosphère. Tous ont secoué la torpeur du jour. On dirait que toutes les femmes sont belles dans les corsages clairs et sous les chapeaux fragiles. Jeunes gens et jeunes filles échangent des oeillades chaudes. Un mendiant tire un air boiteux d'un violon lamentable. Deux charroyeurs se décochent des traits populaires. Jules et Marguerite, électrisés par la vie exubérante de la rue, s'abandonnent à la détente de leurs âmes. Ils s'amusent comme des enfants, se fusillent de bons mots. Le cocher, devenu loquace, est en verve, et quand la circulation lui donne un instant de loisir, il jette à ses hôtes les gerbes de son esprit pittoresque. A l'encoignure du Palais, c'est la cohue fiévreuse, la bousculade étourdissante. Les petits négociants de journaux hurlent des noms connus. Le cocher foudroie un chauffeur trop pressé de son éloquence brève. Un policier grave attend le moment d'agir. La rue de la Fabrique est en liesse, l'Hôtel de Ville est radieux, la Basilique rajeunit dans le soleil qui baisse. Le vieux Séminaire parle d'immortalité. Monseigneur de Laval est gigantesque. Le Chien d'Or ronge. Le Château Frontenac a grand air et noble stature. Les gouttelettes ruissellent dans le bassin du petit parc où les flâneurs à l'ombre font de la paresse exquise. La Cathédrale Anglicane rappelle au Palais que la justice divine et celle des hommes doivent se voisiner sans cesse. Marguerite adore Québec. On renvoie le cocher, dont les yeux verts sont moins heureux du pourboire que d'avoir ébloui.

—Oh! le beau chevalier! dit la jeune fille, en s'adressant à Champlain, toujours prêt à s'envoler de son piédestal.

—Il était un jour un grand seigneur qui venait de Saintonge…, commence à raconter Jules.

—Et qui venait de souche antique, ajoute Marguerite, en souriant. Hier soir, il planait dans l'incendie rose… Son manteau se soulevait comme une aile… Il était merveilleux… Il ressuscitait dans ses atours de gentilhomme d'épée… Je l'ai regardé longtemps… J'aurais voulu qu'il me parle, qu'il me dise des choses extraordinaires…

—Il vous aurait parlé du berceau de la Nouvelle-France, des tempêtes et des misères qu'il fallut pour qu'elle ait pu vivre, dit Jules.

—Pourquoi ne pas avoir tourné son front génial vers la France qu'il aimait tant? demande-t-elle.

—Je regrette de le redire, c'est parce que la France abandonna la ville où il est mort…

—Il ne faut pas lui en garder rancune, si cette ingratitude vous a donné les combats et les victoires de la liberté!

—Oui, depuis le troisième centenaire de 1908, Champlain se découvre devant l'âme canadienne qui l'acclame…

—J'aime la grâce de son geste, reprend-elle. On devine qu'il le fit à la cour de France.

—Dans sa chevelure, les vents de l'Atlantique rugissent encore!…

—Sa botte puissante s'empare du rocher de Québec!…

—Il tient dans sa main la charte royale!…

—La trompette claironne ses prouesses dans l'âge futur!…

—L'histoire enregistre les paroles par lesquelles il remit à Dieu les destinées de la colonie si frêle encore, dit-il, songeur.

—Il est fier, il est épatant, s'écrie-t-elle. En le regardant, je me sens moins petite et meilleure… Eh bien, oui, je l'aime! Si j'avais été jeune fille au temps de Richelieu, j'en aurais été folle!…

—Et moi, je l'idolâtre!… Songez qu'il fut le compagnon de souffrances de mon ancêtre, le premier colon canadien… A travers le sang de mes aïeux, je cause avec lui de la Nouvelle-France au nid…

—Vraiment? fit-elle, surprise. Je ne m'étonne plus que vous soyez si amoureux de votre pays… C'est un amour dont la fidélité est séculaire… _____

La Terrasse Dufferin, promenade immense, est idéale. Elle arrache à ceux qui ont une âme un cri de ravissement. Elle domine un site aux beautés infinies. On se demande quel ébranlement des couches terrestres a creusé le lit où le Saint-Laurent se déroule en splendeur, quelle réaction géologique a taillé les falaises, durci les rocs, enflé les montagnes, aiguisé les récifs et soulevé l'Ile d'Orléans. On s'imagine ce que dut être la nature sauvage avant l'invasion des foyers durables. On pense au génie de celui que l'endroit fascina au point qu'il en fit l'artère des premiers héroïsmes. On sonde les échos pour qu'ils disent tout ce qu'ils savent d'un passé de légendes et d'imposants souvenirs. On revient au vaste paysage pour en laisser pénétrer la grandeur en nous, pour être entraîné, par delà les horizons franchis malgré nous, à suivre la course du fleuve ouvrant ses bras pour recevoir l'Atlantique, la ligne effleurant la cime des bois jusqu'au lointain Nord, le prolongement des provinces soeurs jusqu'au Pacifique, la grande route des vallées et des collines allant à la terre qui n'est plus canadienne.

C'est un peu de tout cela que se nuancent la causerie et l'impression de Marguerite et Jules, appuyés au rebord de la Terrasse. Un nuage cuivre gravit lentement l'azur au-dessus du Mont Sainte-Anne et du Cap Tourmente, et les sommets, les pentes, les villages ternissent dans l'ombre qu'il traîne. Plus il avance, plus il écrase de sa lourdeur. Une teinte d'orage envahit le fleuve entre Sainte-Famille-de-l'Ile et les grèves de Beaupré. Le vent s'affaisse, et les voiles pendent comme des ailes cassées. Un silence dans l'air fait peser sur les coeurs une sensation vaguement angoissante. Et le soleil, dont les rayons s'épanchent à torrents sur le Bout-de-l'Ile et Lévis, ne fait pas oublier le nuage qui vient. La nature prépare une de ses colères et l'homme est dompté.

Et cependant, la puissance de l'homme éclate de toutes parts: dans la masse de la Basse-Ville, où les ruches de labeur foisonnent, où les millions grouillent, où tant de cerveaux fermentent et se bandent chaque jour, où les entrepôts regorgent, où les mâts sont légion dans le port; dans les faubourgs de Lévis, où les foyers continuent l'histoire d'un peuple, où les clochers perpétuent l'oeuvre du Christ; dans le collège de Notre-Dame, on l'on façonne les couches supérieures de la société prochaine, où l'on outille les jeunes de science, d'honneur et de foi; dans l'Hospice de la Délivrance, où la pitié est organisée comme la discipline d'un régiment; dans le paquebot qui s'en va, dont le capitaine ne songe même pas aux fureurs probables de l'Océan; dans le sifflement d'une locomotive qui s'est raillée de la distance et dans la fumée des bateaux-passeurs qui bravent le courant impulsif; dans la Citadelle, où le canon menace, les murailles défient, l'étendard britannique règne; dans le Château Frontenac, où les subalternes à la douzaine travaillent, sous un chef tout-puissant, à multiplier les jouissances du dollar tyrannique. Et pourtant, l'homme se sent écrasé par le nuage qui s'avance.

Marguerite et Jules, qui prennent place à l'une des tables vertes du café, subissent le malaise de l'atmosphère. Leur conversation est moins souple. On abandonne les sièges autour d'eux. Là-bas, sur les bancs espacés devant le grillage de la balustrade, on ferme les ombrelles aux couleurs tendres ou aveuglantes. Les hommes du service, en petits groupes, s'inquiètent et craignent l'effet de l'orage moins loin sur le gain du soir. On apporte la vaisselle fine et le thé bienfaisant: Marguerite verse la liqueur brune où passent des reflets d'ambre et d'or.

—Les rayons reculent devant l'ombre, dit le jeune homme. Avant longtemps, la tourmente fondra sur nous…

—Je me sens comme oppressée… A la veille des orages, il doit y avoir du poison dans l'air…

—C'est plutôt la terreur que nous inspire la venue des forces brutales de la nature! répond Jules.

—Ce couple, auprès de nous, ne paraît guère s'en soucier, dit la jeune fille, à demi-voix.

—Quelle séduisante coquette! reprend son ami, sur le même ton. Elle minaude pour ce garçon dont elle se moque, assurément… Savez-vous à quoi me fait songer le coeur des coquettes?… L'amour qu'elles donnent fond comme le petit bloc de sucre que je laisse tomber dans ce breuvage… Leur coeur est un liquide bouillant qui dévore autant de pains de sucre qu'elles ont d'aventures…

—Vous voulez dire qu'elles ne savent pas aimer, dit-elle, après avoir ri de cette boutade. Il est banal de le dire; leur amour, c'est d'être aimées… Leur tactique est la plus simple au monde… Dans la phalange de ceux qui les adorent, elles cherchent à chacun d'eux celui dont celui-là prend le plus ombrage, et quand elles l'ont trouvé, le lui jettent sans cesse à la figure…

La vanité de l'homme est piquée… Elles les tiennent par elle, ne vous en déplaise… Et leur esprit s'amuse, pendant que leur coeur est vide…

—Elle doit être passionnante, la chasse au gibier mâle, remarque-fc-il, un peu ironique.

—Pardon, elle est dangereuse… Une femme éparpille son âme, et quand le bonheur se présente, elle essaye en vain de rassembler les miettes envolées… Pour toujours, elle a banni la joie parfaite…

—Il ne faut pas émietter son coeur, c'est là votre pensée?…

—Du moins, mon père m'a enseigné un autre idéal! s'écrie la jeune fille. Et la femme en moi le veut de toute son ardeur!…

—Celui de l'amour libre…

—Vous l'avez eu horreur, n'est-ce pas?…

—Je le regrette pour vous, tout simplement, répond Jules, en la regardant avec tristesse.

—Pourquoi vous alarmer ainsi?…

—Si je vous ai bien comprise, vous désirez la félicité complète… Vous avez rêvé, Mademoiselle: on se repent souvent d'avoir rêvé, d'avoir eu de grands espoirs…

—Eh bien, non, je ne serai pas déçue!… Je ne le veux pas, moi!… J'ai, dans le plus intime de mon être, la soif du bonheur!… Il viendra, il faut qu'il vienne, je sais, je suis certaine qu'il viendra, je vis pour qu'il vienne!…

—Je vous le souhaite avec toute la sincérité de mon âme! reprend son ami. Et bien que vous ne croyiez pas à la prière, je prierai pour qu'il vienne… Mais j'ai peur… L'amour libre, c'est l'instinct… Si votre instinct s'égare, si vous placez mal votre rêve, le coeur vous saignera toute la vie…

—Vous vous inquiétez inutilement, dit-elle. Quand je confierai à un homme le plus profond de moi-même, les plus douces de mes espérances, les plus délicates de mes pensées, les plus nobles de mes aspirations, le meilleur de ma sensibilité, je saurai à qui va ce don total de moi-même…

—Et si vous vous trompiez? Si vous vous donniez à un lâche qui blessera tous les raffinements de votre nature d'élite, flétrira la fleur au parfum pur?… L'amour libre vous ordonnera de tenter ailleurs la conquête de votre bel espoir, et, d'amertume en amertume, vous tomberez sur le chemin rude un jour, lasse de meurtrissures et d'idoles brisées…

—Vous avez une fausse conception de l'amour libre… Je l'entends autrement, Monsieur Hébert… Mon rêve est haut… Si je me trompe, je serai fidèle à l'ingrat… Je n'aurai qu'à marcher dans l'existence avec du plomb dans l'aile!…

—Et alors, interrompit Jules, malheureuse dans celui-ci, vous n'aurez même pas la consolation d'espérer l'autre monde avec sa promesse de rétribution souveraine…

—J'aurai, du moins, celle de me sacrifier au triomphe de l'humanité affranchie, qui sera bonne un jour, où iî n'y aura plus de lâches ni d'égoïstes où tous auront la joie parfaite dans le véritable, le saint amour libre!…

Il y a presque de la violence dans la façon dont elle profère ces paroles. Quelque chose d'obscur en elle entame sa foi en leur vérité: elle éprouve le besoin de la raffermir, de la retrouver toute entière. Une influence, ignorée jusqu'alors, lui fouille des recoins ignorés dans la conscience. Alors qu'elle ne s'en est pas rendu compte, l'ambiance religieuse, dans laquelle elle s'est mue depuis quelques heures, l'a imprégnée peu à peu, s'est logée impérieusement dans son esprit. La personnalité vigoureuse et inflexible du Canadien agit sur elle. Elle s'étonne d'être moins tranquille dans la paix de son incroyance. Le nuage, de plus eu plus noir, qui a chassé le soleil et verse dans l'air son ombre pesante, avive son inquiétude secrète. Les roulements du tonnerre s'accélèrent, et les rafales de l'ouragan qui s'apprête emportent au loin les chiffons affolés et tordus. Un éclair épouvantable déchire la masse noire, et la jeune fille est moins effrayée de sa menace que de la Présence nouvelle qu'elle croit sentir en elle-même et dans la puissance des choses…

IV

Presque seuls au bout de la jetée de Sainte-Anne-de-Beaupré, deux jeunes filles et un jeune homme attendent un bateau lourd de pèlerins. Les cloches de la Basilique éclatent dans le matin lumineux. Ils écoutent, avec un ravissement profond, le son large, enlevant, aux harmonies sans nombre. Il va répandre la joie saine dans les foyers des alentours, animer les échos de la montagne, éveiller le chasseur dans les camps de bois rond. Il vibre de mille accords émouvants: l'allégresse des naissances, la cantate des amours bénis, l'accueil enthousiaste des pèlerinages, l'hymne délirant des miracles se mêlent en une clameur immense qui fait palpiter l'espace, électrise les êtres et rejoint les cantiques enflammés sur le fleuve.

—C'est à rendre folle, ce chant, cette lumière et ces cloches! dit
Jeanne Hébert à ses compagnons.

—Tout cela m'empoigne, ajoute Marguerite

Delorme, et je voudrais unir ma voix à cette mélodie entraînante!…

—J'éprouve la même sensation, reprend la jeune Québécoise. Cela me torture de rester là, sans pouvoir crier mon transport au ciel!…

—C'est une de ces heures, remarque Jules Hébert, où l'on voudrait faire grand, exceller en quelque chose, s'envoler très-haut, loin de l'insignifiance banale et des médiocrités laides!… Pour un moment, on a l'illusion d'être un héros ou d'avoir du génie!…

—C'est comme si le meilleur de nous-mêmes jaillissait à la surface de nos êtres et plongeait dans le néant tout ce qu'il y a, chez nous, d'inférieur et de méprisable! dit la Française.

—Je sens que j'aime infiniment tout ce que j'aime! s'écrie Jeanne, ardente.

—Et moi, je sais que je vous aimerai toujours, ajoute Marguerite, avec un élan de tout son coeur.

Elles ne se sont encore vues que fort peu souvent. Mais, dès le choc de leur premier regard, elles ont senti leurs âmes accourir l'une à l'autre et se prendre. C'est qu'elles se complètent l'une et l'autre, la Française un peu grave, un peu hautaine, aux allures de grande noblesse et la petite Canadienne exubérante, dont le rire a la fraîcheur des sources et gazouille. Jeanne Hébert ne s'était jamais imaginée qu'une Voltairienne pouvait être aussi douce et bonne, et Marguerite Delorme, au contact de cette enfant blonde aux yeux pétillants de clartés limpides, avait été conquise, attirée par cette âme aux sensibilités fines, aux ivresses pures. Avant même de se parler, elles avaient deviné ce qu'il leur fallait se dire, et leur amitié s'était nouée, magique, instantanée, charmante.

La tendresse dont elles se prodiguaient le témoignage exquis, faisait les délices de Jules Hébert, et celui-ci n'intervenait que le moins possible dans leurs causeries pittoresques et dans l'échange de leur affection de jeunes filles. Il avait tout le loisir de savourer la présence de Marguerite, d'être ébloui par la merveille de cet esprit raffiné, de contempler la frémissante image de Greuze, de se laisser bercer par la voix paisible aux sonorités riches. Et plus elle aimait la soeur, plus elle entrait dans l'âme vive du frère.

—Je me demande ce qui me vaut cette admiration, avait aussitôt répondu Jeanne, étonnée par l'explosion de tendresse de son amie. Je n'ai rien fait pour vous plaire… Oh! j'y suis!… Ce doit être la même chose… Vous m'avez plu, sans que j'aie eu le temps d'y songer… Je vous ni admirée, malgré moi, comme si la chose eut été nécessaire!…

—C'est bien cela… On vous aime tout de suite… En vous voyant, j'ai compris que vous aviez une âme délicieuse, que vous ignoriez le mensonge, que vous ne pensiez qu'à semer du bonheur autour de vous, que vous étiez un ange de délicatesse…

—Mon frère me disait que vous n'avez jamais cru aux anges, dit la soeur de Jules, devenue très rouge, en badinant.

—C'est le premier qui apparut sur ma route. Il faut me pardonner de ne pas y avoir cru auparavant, reprend l'autre, gentiment. D'ailleurs, ne nous dirions-nous pas transportés dans le Paradis terrestre?… La scène est vraiment merveilleuse…

Et la Parisienne donne un long regard circulaire au paysage. Au-dessus de la colline où séjournent des maisons coquettes et des pommiers torses, la crête du Mont Sainte-Anne blottit dans la distance. Tout près, le Cap Tourmente allonge une forme de castor accroupi. Le Petit Cap, dans la plaine de Saint-Joachim, porte une couronne de sapins verts. La Grosse-Ile et l'Ile Patience baignent dans le fleuve dont la couleur autour d'elles hésite entre l'émeraude et l'azur. La rive Sud élève à l'horizon sa masse aux teintes indécises. L'Ile d'Orléans captive: la falaise, où dégringolent des saules épars et des cerisiers sauvages, descend droit à la grève que la marée délaisse, et, sur la hauteur, les prés verdoyants et les moissons dorées font cortège aux fermes radieuses et aux écuries vastes. Les clochers de Sainte-Famille et de Saint-Pierre apportent leur note discrète au concert de la Basilique et des pèlerins. Des petits nuages légers déploient leur dentelle en plein firmament. Québec étincelle au loin dans une orgie de soleil, et les rochers de la côte, mis à nu par le flot qui baisse, arrondissent leurs croupes grises dans l'onde calme. Parfois, le vent fait courir, à la surface, un frisson rapide. Un grand oiseau de mer, au vol imposant, décrit des courbes savantes. Le vapeur approche toujours: le battement des roues domine le chant des fidèles. Les bestioles fragiles, dont le gîte est quelque part dans les profondeurs du quai, s'enfuient, effrayées par la rumeur grandissante. Un marin, immobile sur le pont d'une goélette vieillotte, regarde venir le bateau sans émotion visible sur son visage criblé de rides.

—Je veux savoir d'où ils viennent! s'écria Jeanne.

—Mais tu le sais bien, petite soeur! répond Jules, que le spectacle impressionne. Regarde les habits noirs des hommes et les coiffures campagnardes des femmes! C'est "l'habitant" Canadien-Français qui vient implorer la grande sainte!… Peu importe d'où il vienne, de Lotbinière ou de l'Islet, des campagnes anciennes on des colonies nouvelles… Il a le teint fané: souvent, la terre l'a marqué d'une empreinte morne… Il a les mains balafrées, les ongles écrasés… Son épaule s'est tordue… C'est que, toute la semaine, il est l'esclave de la tâche dure et, noble du sol… Mais, le dimanche, il se transforme, il se couvre d'une chemise fleurant la lavande et d'une serge pimpante, attelle sa meilleure bête à sa plus belle voiture, court entendre pieusement la messe où il retrempe son courage et nourrit son âme d'idéal… L'épouse est lourde, assez souvent… Elle ignore les cosmétiques, les bains scientifiques et la dernière trouvaille des modes… Avant l'âge, elle courbe… Sa beauté des premiers jours s'envole aux heures du labeur… C'est que, toute la semaine, elle se gerce les mains, se brise les reins, cuisine au poêle rouge ou se plie jusqu'aux sillons… Mais le dimanche, elle rajeunit, tire de l'humble tiroir une robe longtemps neuve, agrafe un chapeau joli, puisqu'il n'est pas celui de tous les jours, et retrouve, aux pieds de l'autel, la force du devoir et la jeunesse du coeur… Les enfants feront connue eux, s'ils en sont dignes… C'est la campagne canadienne-française qui défile… Elle a l'écorce un peu rude, le langage un peu sans façons, mais voyez les yeux francs, les torses bombés, les épaules fermes, les gara solides, les filles puissantes… Eh bien, j'en suis fier, et je l'admire… Laissons-nous traîner par le peuple fort!…

Et les deux jeunes filles et le jeune homme se laissent rouler par la vague des pèlerins. Le quai frémit sous les pas qui se hâtent. Les cloches de la Basilique acclament avec frénésie les paysans dont le coeur se gonfle et le tympan bourdonne. Le cantique à Sainte-Anne rugit de mille poitrines. A travers la poussée des coudes et la houle des têtes, les trois amis aperçoivent, en un relief saisissant, le parapluie suranné d'un vieillard encore souple, les lunettes fumées d'une vieille qu'on bouscule, la grimace rose d'un bébé qui hurle sa frayeur dans les bras de sa mère, la voiture où tressaute le profil mélancolique d'une infirme enfant, la bannière où la Vierge d'or trône dans l'azur, le chapelet démesuré que laisse pendre à terre un mendiant vêtu de loques rapiécées, la haute silhouette du curé dont les cheveux blancs flottent comme un étendard à l'avant-garde.

Jules et Marguerite entendent vibrer, au fond d'eux-mêmes, la confidence que deux amoureux, leur marchant sur les talons, se murmurent au milieu du tumulte, et l'émotion qu'ils en éprouvent est violente, étrange et troublante.

—T'en souviens-tu, au pèlerinage de l'an dernier, ça commençait entre nous, disait l'inconnu.

—Nous n'osions pas encore nous le dire répondait l'inconnue.

—J'ai prié la bonne Sainte-Anne pour que tu m'aimes, reprit, l'autre.

—Et moi, je la priais pour que tu continues à m'aimer.

—Tu le savais donc, ma Pierrette?…

—C'était si facile à voir, mon Jean!

—Dis donc, nous allons offrir nos fiançailles à la Sainte, reprit Jean, après un silence.

—Oui, elles les bénira! dit Pierrette.

—Quand les choses iront mal, nous reviendrons la voir…

—Et nous serons toujours heureux…

Jules et Marguerite jalousent la tendresse des jeunes campagnards. Ils songent combien doit être suave à l'âme cet amour simple, ingénu, sans complications, sans analyse, sans obstacle, sans partage, éternel. Il fait revenir les heures où ils ont rêvé pareille douceur, pareille extase. Ils sentent la faim d'amour creuser leurs coeurs et le besoin de l'assouvir n'a jamais été aussi intense en eux. Ils savent que leurs regards s'appellent, mais quelque chose retient leurs visages loin l'un de l'autre. Marguerite commence à pénétrer tout ce qu'il y a de sève religieuse débordante en l'âme canadienne-française. Elle sent la foi de ces paysans l'imprégner de son effluve. Et celle-ci la paralyse, lui défend de retourner à l'ivresse qu'elle a déjà souvent puisée dans les yeux du Canadien-Français. Pendant qu'elle souffre ainsi, Jules, en face de ses compatriotes en prières, a honte de céder à la défaillance de son être. Et voilà pourquoi ils gardent un silence poignant, alors que Jeanne pleure sur la petite infirme prisonnière dans la voiture cahotante.

La vague des pèlerins, déferlant, toujours, approche du sanctuaire et se précipite. La fanfare des cloches devient étourdissante. Les saules de la grève et les ormes, dans le verger des Pères, balancent dans la brise. Là-haut, la statue de la Sainte, adorant Jésus tout jeune, aveugle d'éclairs. Dans le jardin tout près de la façade, les fleurs sont ivres de rayons, les peupliers lombards secouent leurs feuilles frêles et les grappes de cormiers rouges dansent avec rythme. Et, du centre, la grande figure blanche de Sainte-Anne accueille les rangs qui se pressent pour s'engouffrer dans la passe étroite de la barrière. Le sable menu crépite sous les centaines de pas qui le fouillent. Déjà, la porte d'honneur encadre les cheveux blancs du curé qui sont comme l'écume à la cime du flot bigarré qui les suit.

—Pourquoi pleurez-vous? demande soudain Marguerite, apercevant les larmes sur les joues roses de Jeanne.

—Regardez l'infirme captive dans la petite voiture roulante…
N'est-elle pas douloureuse à voir, sa cage de souffrances?…

—Je l'ai vue tout-à-l'heure, et cela m'a navrée, répond l'autre, avec attendrissement.

—Nous allons vous accompagner à l'hôtel, dit Jules, qui n'a pas entendu leur colloque de pitié.

—Pardon, Monsieur Hébert, suivons la foule, je veux voir la campagne canadienne-française à genoux devant son Dieu! dit-elle, vivement.

Et la Française, qui regarde Jules, est bouleversée par la façon dont les yeux de son ami lui parlent de reconnaissance…

La nef et les bas-côtés regorgent. Deux pèlerinages ont ajouté leurs phalanges aux mille pèlerins dont la vague a roulé les deux jeunes filles et le jeune homme jusqu'au sein de la Basilique. Ils sont tous des paysans. Depuis la grande porte béante jusqu'à la Sainte Table où l'on a sculpté l'Agneau Pascal et la vigne divine, et jusque dans les encoignures et l'entrée des chapelles latérales, agenouillés dans les bancs à la file brune et dans les allées sur les laques dures où leurs os font mal, ils ont entassé leurs rangs épais. La gravité religieuse plane au-dessus des chevelures peignées, au hasard, des crânes dépouillés, du bonnet noir ailé des vieilles, des chapeaux maladroits, des chignons primitifs et des vêtements sans art. Mais, sous les habits sans finesse et les échines sans grâce, l'âme humaine intense palpite. Elle idéalise la masse touffue des humbles prosternés. Elle brille dans les yeux agrandis que le Crucifix du Tabernacle attire ou que la Statue de la Guérisseuse canadienne garde rivés sur elle. Une auréole de flèches d'or s'échappe de la tête qu'un diadème royal hausse de rubis et de rayons. Une mansuétude infinie coule du regard dont elle contemple le Jésus dans ses bras d'aïeule. Le marbre veiné de son manteau antique s'anime dans la lueur des cierges que la foi des campagnards allume. Un faisceau de béquilles, autour d'elle, immortalise des douleurs qu'elle a vaincues et des larmes qu'elle a taries. Sur la poitrine, on a figuré, dans un bloc énorme, le coeur dont Sainte-Anne de Beaupré répand le fécond amour sur le Canada catholique. C'est que celui-ci est toujours fidèle aux apôtres vivant dans le Carrare immaculé de la chaire. Un Rédemptoriste, dont la voix tonnait dans les voûtes profondes, a parlé du Christ par lequel ils devinrent universels et dont la messe vingt fois séculaire prépare son mystère au grand autel. Les chasubles de pourpre et les surplis de neige évoluent selon la volonté des rites. Les volutes floconnent de l'encensoir que l'officiant manie en cadence, et on dirait que les anges, à genoux sur le baldaquin élevé qui s'efface, battent de l'aile sur un nuage radieux. En effet, le choeur est un éblouissement de feux électriques: ils courent au-dessus des stalles mordorées, jaillissent tout autour de l'autel où les ornements sacrés ont des éclairs de perles et les cheveux du curé la blancheur des lys au soleil. Les paysans ignorent que la féerie des lumières et le ronflements de l'orgue ne sont qu'une même substance à des degrés vibratoires divers. Il leur suffit de la sensation confuse que les unes versent la clarté dans leurs cerveaux simples et que l'autre empoigne leurs coeurs d'allégresse. L'âme des tuyaux sonores gronde, longe la corniche ciselée de choses fines, frappe aux profondeurs pâles de l'abside, revient par les murs dans la nef qu'elle inonde et va mourir quelque part dans les couloirs des chapelles. Une voix de stentor entonne un verset d'amour, et les invocations se taisant sur les lèvres qui les gesticulent. Elle est large et foudroyante, arrache du silence les échos les plus lointains de la Basilique. Elle ébranle tout sur sa route, et les pèlerins sentent qu'elle ramasse leurs fervents appels et leurs hommages pour les offrir tous à l'Eternel en une supplication une et toute-puissante. Elle cesse, et de nouveau la prière bruit de toutes parts, glisse dans les cannelures des colonnes altières, effleure l'entablement aux riches découpures et, pour s'élever jusqu'à l'au-delà, perce la voûte où l'azur est semé d'étoiles d'or et de trèfles sanglants.

Marguerite, debout près de Jules Hébert qui la domine, est fascinée par la campagne canadienne-française en prières. La fille de Gilbert l'athée ne trouve en son esprit sceptique aucun sarcasme, aucune boutade. Elle n'a que du respect devant la superstition maudite. Cette foi paysanne est, si vraie, si ardente et si vaste qu'elle en est saisie au vif. Les gerbes de feu, les chants passionnés de là-haut, la Statue des merveilles les accents pathétiques du prédicateur et l'harmonie prenante de l'orgue ont éveillé comme une rumeur qu'elle écoute au fond le plus intime d'elle-même. Kt souvent, elle se laisse attendrir par Jeanne courbée sur les laques sombres. Les boucles blondes reposent nonchalamment sur le tissu mauve du corsage. Et du profil mince et rose, il rayonne une transfiguration touchante.

—Que pensez-vous de la campagne canadienne-française à genoux devant son Dieu? demande Jules à la Parisienne, de façon à ne pas troubler la piété voisine.

—Elle est, belle, et je retrouve, à la contempler, la douce impression que les choses de votre paya m'ont inspirée dès le premier jour, dit-elle. Le sentiment est étrange: il est fait de charme et de vénération…

—Je vous remercie de ne pas railler la foi de mes compatriotes, murmure-t-il, reconnaissant.

—Depuis que je vous ai rencontré, je ne raille plus vos croyances… Le mépris ne m'est plus possible…

—Et moi, je n'ai plus de haine contre nos persécuteurs! répond le jeune homme, avec une émotion profonde.

—Vous les haïssiez donc? interrompit Marguerite, avec horreur.

—Oui, Mademoiselle, avant de vous avoir vue, dit-il, avec toute la mesure que lui commande le lieu saint.

—J'aurais dû le savoir!… Mon père n'a jamais assez de fureur contre les catholiques!…

—Si votre père était avec nous, il outragerait la campagne canadienne-française et la Patronne qu'elle implore, il insulterait Beaupré!… Beaupré! vous ne pouvez vous figurer la traînée magnétique de ce nom à travers le Canada catholique! On accourt à Beaupré de toutes parts, de Notre-Dame-des-Laurentides et de Montréal, du Témiscamingue et du Saguenay, des ranchs de l'Ouest et des rives de l'Acadie, du Labrador et des vallons de la Colombie-Anglaise… L'Amérique entière l'aime et vient à lui… Il n'est pas un foyer paysan canadien-français dont le feu, chantant dans l'âtre un soir, n'a pas entendu le récit émouvant de quelque miracle et vu luire, dans les yeux qu'il embrasait, le mirage lointain de Beaupré!… Il n'est pas un, vrai Canadien-Français dont l'âme, à ce nom seul, ne s'élargisse en une pensée d'amour!… Combien de fois les foules, comme celles d'aujourd'hui, ont lié leurs prières à la Sainte en une gerbe immense! Songez à tous les désespoirs qu'elle adoucit, aux souffrances qu'elle apaise, aux suicides qu'elle écarte, aux héroïsmes qu'elle fait jaillir!… Et votre père, devant cette foule à genoux, dirait que c'est la tourbe des crétins ignares et vils!…

—Et vous disiez que vous n'aviez plus de haine! reproche la fille de
Gilbert.

—Et je le répète… Mon indignation n'avait pas d'amertume, elle est triste au-delà de ce que je peux dire…

—Rappelez-vous que mon père ne sait pas qu'il outrage, reprend la jeune fille, à qui le chagrin de son ami fait éprouver le besoin d'une excuse. Il ne peut outrager les prières et la Sainte auxquelles il n'a jamais cru!…

—Et vous aussi, vous ne croyez pas à la foule qui prie, vous niez
Sainte-Anne de Beaupré! dit-il, avec beaucoup de tristesse.

—Autant que vous l'affirmez! répond-elle. Il ne faut pas m'en faire un crime… Tout me défend d'y croire…

—Ainsi, dans votre sentiment de tout-à-l'heure, il y avait plus de pitié que d'admiration!…

—Pardon, je sens que j'aime la campagne canadienne-française! dit-elle.

—Tout en niant le Dieu qu'elle adore!… Il n'y a donc rien, dans les sources de votre âme, qui vous parle de Lui!…

—Rien, Monsieur Hébert!…

—Et que pensez-vous du Christ dont les plaies saignent sur le Crucifix de l'autel?

—Il me rappelle tout ce que m'en a dit Renan!

—Et des paroles enflammées du prédicateur?

—Elles me font songer à tout ce que Voltaire m'a enseigné des prêtres!…

—Et de l'amour des chants sacrés?…

—Ils exaltent la puissance de la matière qui les apporte à mon coeur!…

—Et de la messe qu'on murmure?

—Elle évoque à mon souvenir les temples de jadis et la superstition grecque!…

—Et des miracles sans nombre?… A droite, à gauche, ils ont amoncelé leurs preuves…

Voyez le fouillis des béquilles innombrables!… Chacune d'elles représente un sanglot humain qui fut séché!… Voyez, sur la muraille, les dépouilles de la souffrance mise en déroute: les violons ternes des aveugles redisent les yeux que la Sainte ouvrit, les fusils rouillés parlent des blessures qu'elle a cicatrisées, les bandages lugubres éternisent les plaies qu'elle a domptées!… La vision de tout le bonheur que rappellent ces défroques du malheur, vous laisse-t-elle insensible à l'au-delà?…

—Tout eela me dit que l'auto-suggestion est une force admirable, dont l'inconnu m'épouvante et m'attire…

—Oh! que le gouffre entre nous est large et profond, Mademoiselle! ajoute le jeune homme, écrasé par l'incrédulité paisible de la Voltairienne. Il ne vous reste donc aucune trace de la foi de vos ancêtres!…

—Il n'en restait plus dans les veines de mon père!…

Alors même qu'elle a été si nette et presque brutale en ses réponses brèves, Marguerite n'a pas eu le calme et l'assurance intimes de ses paroles. Une angoisse indicible la mord au coeur, et des pulsations rapides violentent ses artères. Dès l'heure où son intelligence a pris contact à la croyance virile et saine de Jules Hébert, la jeune fille a senti poindre en elle un doute de son incroyance. Ce ne fut qu'un malaise, à l'origine, et quelque chose d'un peu vague; mais l'atmosphère de religion chaude au sein duquel elle a respiré le souffle de la foi canadienne-française, l'a pénétrée peu à peu de son ardeur, et la paix de sa conscience a sombré devant les assauts multiples. Elle sait bien que, des deux antagonismes en présence, un seul a faibli, et que ce n'est pas celui de Jules Hébert. Ce jour-ci, plus que tout autre antérieur, avive la crise de son âme. Devant le surnaturel que tout dans la Basilique lui impose, elle a voulu attribuer à l'extase poétique le silence grave que fait descendre en elle ce tableau de grandeur humaine, dresser contre lui toutes les résistances de la libre-pensée victorieuse. Mais la même sensation pénible revient toujours à la rescousse, attaque des régions encore inexplorées de son être. Est-ce, comme l'a dit le Canadien, la voix des aïeux qui crurent, cette rumeur aux profondeurs secrètes d'elle-même? L'au-delà qu'il lui avait toujours suffi d'une raillerie pour détourner comme un rêve puéril, apparaît avec des probabilités nouvelles. Elle essaye d'arracher l'obsession gênante, mais elle est impuissante à la terrasser. Tout-à-coup, elle tressaillit. L'appel aigu du Sanctus lui entre comme une lame dans la chair. Elle voit les chasubles de pourpre et les surplis de neige un instant se mouvoir, puis s'arrêter. L'orgue commence une mélodie sourde. Une attente mystérieuse est dans l'air. A la hauteur du coeur de Marguerite, la tête brune de Jules est en prières. Les boucles blondes ont bougé sur le corsage mauve, et le profil mince et rose incline plus bas. Va-t-elle insulter la foi paysanne et celle des Hébert? Une impulsion généreuse l'entraîne, et elle s'agenouille auprès de Jeanne. Les cheveux blancs du curé fléchissent, la clochette rend un son grêle et, pendant que les mille têtes des campagnards se courbent comme les blés de leurs prairies sous le vent d'Ouest, la jeune fille n'ignore plus que le doute est dans son âme pour toujours. _____

Une sourde angoisse les serre à la gorge, enveloppe leur âme d'ils ne savent quelle terreur indicible. Ils sont presque pétrifiés, tous trois, Jeanne, Marguerite et Jules, devant la Chute Montmorency géante, et leurs mains convulsives se cramponnent au garde-fou qui les sépare de l'abîme. La clameur des eaux, s'écrasant dans le vide et rugissant sur les rocs, fait trembler la gorge de la montagne, et, la vaste plainte aux gémissements sans nombre épouvante. L'écume, à gros bouillons immaculés, se précipite sur les rochers qu'elle gruge, galope sur les croupes arrondies, se tord dans les sillons creux, se déchire aux pointes aiguës, s'effondre en une vague colossale dans le gouffre hurlant sous terre. Elle asperge la falaise de gouttelettes infimes, et celles-ci, tout près d'atteindre la pierre tailladée que leurs devancières à travers les siècles ont noircie, portent, un moment la livrée de l'arc-en-ciel. Quelques herbes malingres achèvent de mourir sur les flancs de la faille qui ne peut plus les nourrir. Un éboulis dévalant vers la rivière, un peu plus loin, fait songer aux secousses formidables d'antan. A n'en pas douter, c'est un des repaires où la nature donne libre cours à sa rage féroce. D'abord vaincu, l'homme dont le regard qui s'élève aperçoit là-haut la nonchalance des arbres et le calme de l'azur, a déjà moins peur du tapage infernal et du torrent monstre.

—Tout-à-l'heure, à Sainte-Anne-de-Beaupré, c'était l'homme et la puissance des foules qui grondent; nous avons, maintenant, la nature; et la grandeur écrasante des forces qu'elle déchaîne et qui mugissent, disait la Française, au cours de leur entretien ému.

—Plus que jamais, vous croyez à l'âme des choses, à Dieu-matière…
Vous prenez votre revanche, dit Jules, finement.

—Et ma vengeance est terrible… Vous avez mal choisi le temps de vous avouer vaincu…

—Vous triomphez trop vite, Mademoiselle, ajouta-t-il, prolongeant leur plaisanterie légère. Peut-être mon Dieu est-il pour quelque chose dans toute cette grandeur!…

—Oui, Dieu a créé les torrents qui épouvantent l'homme, et leur puissance n'est rien devant la sienne qui a l'éternité pour abîme, interrompit Jeanne, comme se parlant à elle-même, et dont la voix fait moins impression sur Marguerite que le vacarme effroyable au milieu duquel elle a vibré, tremblante et convaincue. La Parisienne secoue en vain la sensation tyrannique de la Présence étrange qui n'est plus nouvelle, envahit son âme et se précise, surhumaine, toujours moins nébuleuse, plus réelle. C'est là, bien au fond d'elle-même, et c'est indéracinable.

—C'est une tombe magnifique pour le désespoir, fait remarquer Jules, après un long silence entre eux tous. On ne peut rêver plus beau suicide!…

—Qui saura combien de gens, las de souffrir, voulurent un moment rouler sur la vague qui leur promettait l'oubli? ajoute Marguerite. Les fleurs, là-haut, les empêchèrent de mourir…

—D'autres, sans doute, électrisés par la clameur grandiose, caressèrent ici de grandes espérances, mûrirent de grands desseins, conçurent de grands héroïsmes, dit Jules.

—Et moi, je songe aux amoureux qui se serrent tout près l'un de l'autre, pour ne pas laisser crouler leur bonheur avec les eaux qui tombent, murmure Jeanne.

—C'est, en effet, le jour des petites ouvrières et de leurs tendres amis, reprend son frère. Ils viennent ici, le dimanche, faire une provision de bon air pour toute la semaine accablante à l'usine…

—Au fait, vous apercevez là, tout près du fleuve, une fabrique immense, dit Jeanne. Bien souvent, les travailleuses regardent furtivement la Chute qu'elles aiment, et cela étanche leurs fronts que la sueur inonde…

—Plus loin, dans les prairies de l'Ile, ajoute Jules, les moissonneurs, assommés de rayons brûlants, regardent au loin le flot géant, et cela les repose et les rafraîchit…

—Cela nous bat, gens d'Europe, interrompit soudain Gilbert, dont la voix inattendue les fait tressaillir tous. Vraiment, nous n'avons rien de semblable!…

—Je vous en fais mes compliments, Monsieur le Canadien, ajoute Madame
Delorme, dont le costume et la coiffure en font une apparition de grâce
voltigeante. Les Chutes du Rhin ne valent pas les vôtres, n'est-ce pas,
Gilbert?…

—Puisque vous avez la gentillesse d'admirer les beautés de mon pays, Monsieur et Madame Delorme, voulez-vous joindre Jeanne, ma soeur, aux compliments que vous m'en faites? dit Jules.

—C'est donc là la soeur dont nous avons appris de si jolies choses, dit
Madame Delorme, gentiment.

—Je suis heureux de saluer en vous la Canadienne et son charme, fit
Gilbert, galamment.

—C'est un gros honneur que vous me faites, Monsieur Delorme, et je crains que mes épaules soient trop faibles pour un tel fardeau, répondit la petite Québécoise, et la conversation se noue, aimable et facile.

Marguerite éprouve, à revoir brusquement son père, une joie suprême. Tout l'amour qu'elle a pour Gilbert inonde son âme et détruit, pour le moment, les influences mystérieuses dont elle commençait à redouter la hantise en elle-même. Elle pousse un long soupir de délivrance, comme si le poids qui lui alourdissait la conscience, était enlevé pour toujours. N'est-ce pas avoir été infidèle, à ce père que d'avoir laissé, le doute s'infiltrer en elle? Oh non, elle ne le trahira pas. Elle est son idole, sa plus grande félicité, sa raison meilleure de vivre. Elle se rappelle toute la sollicitude et la tendresse avec lesquelles il lui déroula sa religion de libre-penseur enthousiaste. A la voir s'agenouiller devant le Dieu qu'il traque ainsi qu'on chasse la vermine, il en aurait une peine qui lui empoisonnerait le coeur. Et plus les souvenirs l'enflamment, plus elle contemple le visage pale et frémissant du père adoré, plus elle est ressaisie par la foi aux enseignements dont il l'a passionnément nourrie, saturée. Elle incarne son rêve de la jeune fille nature, aussi pure que les vierges de la superstition, mais libre, sans qu'elle s'avilisse aux pratiques humiliante. A Sainte-Anne-de-Beaupré, tout-à-l'heure, ce fut une crise de sentimentalisme aigu, l'intelligence est demeurée intacte. Cela est passé, ne reviendra plus, grâce au père dont la présence réchauffe et fortifie sa croyance en l'évolution féconde, éternelle. D'ailleurs, est-il endroit plus irrésistible pour déifier la Matière? Ce torrent exalte les forces de la nature, et c'est leur apothéose. L'homme n'est qu'une force, avec un pouvoir sublime qu'il appelle son intelligence, mais toutes les puissances prennent leur source dans la Matière sans commencement ni fin. Dans les eaux qui s'écroulent et leurs gémissements sans nombre, elle ne voit plus que le symbole du gouffre infranchissable entre l'âme de Jules Hébert et la sienne…

V

C'est la grande Terrasse, un soir d'août. Le Château-Frontenac étincelle à chacune de ses fenêtres, et l'on voit se profiler, en quelques-unes d'elles, la silhouette silencieuse de femmes qui paraissent enveloppées d'une auréole. Au café, près des verdures tendres, et sous un plafond verni que la lumière paillette de reflets un peu sombres, la foule des jouisseurs cause, déguste ou flâne autour des tables mignonnes: le thé fume dans les bols minces et la glace fond dans les liqueurs fines. Les habits noirs taillés des hommes du service attendent qu'on les appelle ou s'empressent. Les frêles abats-jour des bougies répandent une sensation vague de bien-être, et à regarder leurs feux roses épars, on a je ne sais quelle illusion, de bonheur. On a vidé les écrins: les perles ouvrent leurs yeux vifs dans la soie légère et dans les chevelures nouvelles. Des bouquets parfument les corsages, et les galants portent, à leur boutonnière, une fleur dont le sourire se mêle à celui de leur visage en gaîté. Il semble que tous oublient l'angoisse de vivre et, le chagrin du jour: on se laisse engourdir par le sortilège de l'heure capiteuse, ensoleiller par les éclats de rire voisins, griser par la jouissance facile et vide et, par la chanson de l'or, éblouir par la beauté jaillissant des toilettes radieuses, bercer par l'air alangui de l'orchestre invisible, soulever par le flot du peuple déroulant au loin sa masse en cadence.

La promenade est débordante. Les courants de ceux qui s'éloignent et de ceux qui reviennent se frayent un passage en des remous de chapeaux et de têtes. On a quitté les demeures où il a fait lourd jusqu'après la chute du soleil, et l'espoir de la brise a rassemblé les milliers de poitrines qui défilent. Le bruit de la populace en marche évoque tour à tour le roulement lointain de la foudre et, le mugissement des rapides encore dans la distance. Une seconde, on se représente avec effroi quelle hécatombe cela serait, si la Terrasse n'en pouvant plus, déversait la vague humaine dans la falaise profonde. Mais la joie de tous rassure: on s'amuse à la revue cinématographique des êtres en liesse. Enfin délivrées du comptoir monotone ou de la fabrique malodorante, les ouvrières ont arboré leurs nippes fraîches: leurs narines gonflées aspirent avec frénésie l'air du soir, pendant que leurs pieds inlassables vont et viennent, que leurs yeux luisent comme des escarboucles et que leurs lèvres allument les fusées de leur esprit gouailleur. Souvent, leur amoureux les escorte, et c'est alors la gamme intime des mots suaves, des oeillades en tapinois, des silences bavards, des frôlements imperceptibles dont tout l'être a conscience. Quand ils ne sont pas accouplés, jeunes gens et jeunes filles, de noblesse bourgeoise ou populaire, se font la chasse à l'amour. Il faut voir les minauderies à l'affût, les regards tendus comme des pièges, les flèches qu'on se darde et les blessures qu'on échange à la surface du coeur. C'est le tournoi de la jeunesse où les beaux garçons comptent les sourires qu'ils vainquent et les jolies filles, les chevaliers qu'elles terrassent! Oh, qu'elle est passionnante, ce soir-là, la foule épaisse, bruyante et pittoresque dont la houle fait trembler la vaste promenade! C'est la féerie presqu'affolante des minois étincelants, des frimousses piquantes et des laideurs irréparables, des Canadiennes-Françaises vives à foison, des Irlandaises savoureuses et des Anglaises aux traits classiques, des allures gracieuses et des échines pesantes, des fleurs infinies sur les chapeaux à grande envergure et des tulles qui flottent, des profils usés par l'âge et des quelques visages graves noyés dans l'insouciance et la joie des alentours, des fronts intelligente et des bouches stupides, des Américaines étalant leur faste au milieu des humbles parures, des gamins que rien ne lasse et n'arrête, des tissus clairs et des tons mal assortis, des bourgeois simples et des commis merveilleusement parés, des mains difformes et des doigts effilés, des grisettes souriant à travers les cosmétiques et des quelques anciens ménages dont la tendresse n'a pas vieilli, des pieds énormes et des talons menus, des colosses dans les airs et des nains sous terre, des bougies roses au café regorgeant de jouisseurs, des feux électriques dont la traînée rouge, verte et blanche ondule au-dessus de la longue balustrade.

Adossés mollement à l'un des bancs que les veinards monopolisent, Jules et Marguerite, oubliant la foule dont la rumeur leur semble vague et fuir au loin, laissent pénétrer en eux la paix du Saint-Laurent calme. On dirait qu'il songe.

Et l'onde muette, jusqu'à l'île d'Orléans rêveuse, baigne dans les rayons que la lune épanche des hauteurs de l'azur. C'est comme si la trace lumineuse, allant d'une rive à l'autre, écoulait son fluide argenté sur la surface immobile. Il y a quelque chose d'un peu mystérieux dans les bateaux-passeurs dont la course à la dérive est silencieuse. La clarté du ciel envahit les faubourgs de Lévis: les clochers pensifs coupent l'horizon serti d'étoiles, les maisons se recueillent, le collège médite, l'Hospice de la Délivrance et le monastère du Précieux-Sang reposent. L'amoncellement des choses de l'Intercolonial est un peu morne sous la falaise un peu triste. Aux pieds du roc légendaire, la Basse-Ville est presque léthargique; un galop de cheval résonne parfois dans la rue Champlain déserte et quelques ombres un instant glissent pour disparaître aux encoignures. Les deux jeunes amis causent de la nature assoupie: elle infiltre en leurs âmes ils ne savent quelle ivresse sentimentale.

—Ne croirait-on pas que les traversiers se joignent au repos du soir? demande la Française.

—Ils ne font qu'effleurer l'onde, répond Jules.

—Le grand silence me parle de la Nouvelle-France qui me revient toujours à la mémoire… Je vois Cartier remontant le fleuve, alors que la lune pareille inondait, l'espace et la nature sauvage… Quelle impression divine a dû le ravir!…

—Je ne sais pas si Cartier eut l'aubaine d'un tel spectacle, dit le jeune homme. Je devine, du moins, que Champlain contempla souvent, le fleuve qu'il aima jusqu'au dernier jour… Vous me pardonnerez une vision un peu fantaisiste… Il me semble que, si les eaux passent, l'âme du Saint-Laurent demeure… A de telles heures, il se peut qu'elle rêve et, se souvienne… Elle se souvient des héros qui la connurent et voguèrent en prononçant, son nom, des boulets qui la déchirèrent, du sang qui a rougi le flot d'alors… Ou bien, elle écoute la clameur des villes soeurs grandissant à travers les siècles… Il se peut qu'elle se rappelle Wolfe et la nuit fatale où ses vaisseaux se rendirent, à l'appel de Verger le traître… Ou bien, elle médite sur l'avenir de Québec et le voit, se déployer en splendeur…

—Vous devenez matérialiste! plaisante Marguerite.

—Dans la mesure où je prête à la matière la sensibilité de mes nerfs et la flamme de mon imagination! lui répond-il.

—Je ne discuterai pas… Ne serait-il pas criminel de nous quereller, ce soir, Monsieur Hébert?… Comme vous le disiez en face de Saint-Laurent-de-l'Ile, à bord du paquebot, cela achève.

—C'est vrai, dit-il, morose. Je l'oubliais!…

—C'est résolu, nous partons demain pour le Saguenay… Notre visite à Québec achève donc. Au retour de ce voyage, nous y passerons deux ou trois jours au plus… D'ici, nous irons visiter Montréal et parcourir l'Ouest Canadien!…

—J'attendais que vous partiez, reprend-il, avec douceur. Les élections pour Ottawa se tiendront le Premier Septembre… Demain, je rejoindrai mon père… Il a déjà commencé la campagne électorale dans un de nos comtés ruraux… Nous nous battrons ensemble!…

—Je parie qu'il sera élu, fit-elle, gentille et croyant deviner. Vous êtes éloquent, cela doit venir de lui… Vous pourfendrez l'adversaire: il sera écrasé… Voue alliez m'interrompre et dire non: je sais, moi, que vous serez superbe et qu'on ne pourra vous résister!…

—Je prends note de vos paroles, afin d'en être le moins indigne possible… Mais c'est dans la mienne, et non dans l'élection de mon père, que nous allons unir nos fers pour triompher..

—Vous ne m'aviez pas dit cela? lui reproche-t-elle.

—Nous avions tant de choses à nous dire! répond-il, en souriant.

—C'est vrai, il nous reste même beaucoup de choses à nous dire, ajoute Marguerite, avec un accent qui le bouleverse. Il y en a trop peut-être, il y en a que nous ne pourrons pas nous dire.

—Que nous ne pourrons jamais nous dire, alors, murmure-t-il.

-Et la même émotion surabondante étreint leurs coeurs…

—Vous allez me penser un peu curieuse, dit-elle, pour dissiper le malaise entre eux. Comment est-ce vous, et non votre père, qu'on a demandé?…

—On lui offrit la candidature… Il me la cède…

—Il est généreux, votre père!… Que j'aurais aimé le connaître!… Je me le figure noble et grand…

—Hélas! vous auriez été ennemis, répond Jules, que le conflit perpétuel entre la jeune fille et lui déprime. Il est de la vieille école canadienne-française… Il est catholique jusque dans la moelle… Vous n'auriez pas trouvé grâce à ses yeux: il aurait eu peur… A coup sûr, il m'aurait interdit la fille d'un athée!…

—Ainsi, il ignore tout, interrompit Marguerite, vivement émue. Pour moi, vous avez trompé celui que vous adorez tant!… Pour moi, vous avez fait ce qui vous a paru mesquin, lâche peut-être… Une pensée me trouble, j'hésite à parler… Mais il le faut, cela m'entraîne… Pour moi, vous avez tout caché peut-être à votre mère?…

—Oui, Mademoiselle, avoue-t-il, honteux.

—Et, Jeanne fut votre complice?…

—Jeanne vous aime…

—Mais elle sait que mon père est Gilbert Delorme, un sectaire, un persécuteur de son Christ! Votre mère, elle aussi, aurait compris que je n'ai pas de haine, moi, que j'aime le Canada-Français, que je respecte sa foi, qu'elle a creusé dans mon âme une empreinte saisissante!… Il me semble que, pour tout cela, elle aurait excusé mes origines révolutionnaires… N'aurait-il pas mieux valu que nous nous soyons connues?…

—Vous oubliez qu'elle n'aurait pas été complice, elle… Jeanne le fut: elle m'idolâtre, elle connaissait mon caractère qui ne bronche pas… Je lui ai promis d'être fidèle à mon père… Elle ne doutait pas que je ne le fusse… Voilà pourquoi elle ne m'a pas trahi… Maintenant, elle vous aime, elle ne parlera jamais… Ma mère aurait parlé… C'était son devoir: épouse canadienne-française à la façon traditionnelle, elle n'aurait pas été complice, même pour le fils, contre le père…

—Pour moi, tout, cela!…

—Mais je désirais tant vous revoir, dit-il avec passion. Je l'avoue, j'ai cru déchoir… Je n'ai réalisé ma défaillance que le jour où je me suis replongé dans l'atmosphère familial… J'aurais dû fuir les causeries intimes avec vous, dès la minute où j'appris que votre père était l'adversaire impitoyable de mes croyances… L'aurais-je pu, d'ailleurs?… Je ne songeai même pas à fuir… Vous êtes devenue si rapidement, si naturellement mon amie… Je parlai de vous, c'était fatal, et mon père eut un soupçon… Alors seulement, je compris… Mon père eut des paroles que je crus justes contre les amis du vôtre qu'il espérait ne pas être un des leurs, et cependant, je le trompai, j'éloignai la question brûlante… Sa confiance en moi est si profonde qu'il ne m'en a plus reparlé…

—Si vous lui aviez tout dit, je ne vous aurais jamais revu, n'est-ce pas? demande-t-elle, devenue très pale.

—Je le savais… Il fallait me décider tout de suite… Vous aviez été si bonne pour moi, je ne pus me résoudre au sacrifice qu'il exigerait. Vous paraissez m'en vouloir de cette trahison?…

—Vous vous trompez, les femmes ont beaucoup de peine à condamner les faiblesses que les hommes accomplissent pour elles! dit la jeune fille, avec un regard de tendresse.

—Vous ne faites que redire ce que j'ai pensé souvent moi-même… Ce fut une faiblesse… Pardonnez-moi d'être brutal: je me sentais fort, je savais que les craintes de mon père seraient vaines, que vous ne pouviez ébranler la moindre parcelle de ma foi!… Chacune des heures où vous fîtes de la traversée le souvenir le plus doux de mon voyage, me revint en une vision magique.

J'eus la certitude que cela ne recommencerait plus jamais… Je ne voulus pas vous perdre, avant d'avoir cueilli le plus possible de votre charme et de votre âme exquise…

—Oh! le vilain flatteur! je vous dois une petite malice…

—Je ne comprends pas, fit-il, étonné.

—Eh bien, oui, nous sommes quittes! J'étais le défi que vous lançait mon père à la face… Vous vous êtes cru un défi que vous pouviez me lancer impunément!… Ne vous défendez pas, je vous comprends, et je vous pardonne… Demain, vous allez vous battre, dites-vous… Vous serez élu, vous deviendrez le personnage qu'on adule, ce héros moderne qu'est le favori du peuple… Les jolies Québécoise ne le seront plus que pour vous, papillonneront autour de Jules Hébert devenu la personnalité du jour… A moi de vous braver, maintenant! Je vous défie bien de songer longtemps à la Parisienne à qui tant de beaux sourires feront mordre la poussière… Je serai le passé d'un jour qu'on daigne se rappeler, quand, parfois la pensée est, lasse de tout le reste…

—Votre badinage est plus cruel que je ne saurais vous le dire, reproche le Canadien. Mais vous n'êtes pas sincère, quand vous raillez de la sorte. Vous ne pouvez pas l'être!… Quelque chose doit vous rendre certaine que je ne vous ai pas menti, que, dès le premier jour, vous m'avez inspiré la sympathie la plus vive, que malgré moi je vous ai pardonné la libre-pensée que je réprouve chez tous les autres, qu'une fantaisie passagère ne m'aurait pas fait reculer devant la franchise que réclamait mon père… Vous parliez d'oubli: vous êtea trop femme pour ne pas savoir que je ne suis pas de ceux qui oublient des heures sacrées… Je ne vous accuse pas d'avoir une nature superficielle… Mais ce sera malgré vous; les voyages, en peuplant la mémoire d'impressions toujours nouvelles, atténuent, les souvenirs… Peut-être est-ce la Parisienne qui ne se souviendra pas longtemps du Canadien, qui n'aura été qu'un incident agréable au cours de pérégrinations sans nombre…

—Et voilà cette logique dont les hommes ont le monopole jaloux… S'il fallait vous prendre au mot, je ne serais qu'une superficielle et une étourdie, ne vous en déplaise… Mais vous m'avez déjà louée du contraire, et vous aviez raison, Monsieur Hébert… Le Canada-Français, dont vous m'avez si puissamment révélé la légende et le drame, la grandeur et la poésie, ne s'effacera jamais de mon esprit qu'il a charmé… Je lui ai donné, toute à lui seul, une place bien chaude en mon coeur… Et quand souvent les choses merveilleuses de Québec me souriront dans la distance, me permettez-vous de ne les revoir qu'à travers le visage énergique et fort de Jules Hébert, mon professeur d'histoire canadienne, mon guide patriote et charmant, l'héritier des traditions qu'apporta l'aïeul Hébert, le premier colon canadien?…

—Souvent et longtemps? demande-t-il, profondément ému.

—Souvent et toujours… Du meilleur de moi-même, je vous promets d'avoir toujours l'oeil aux aguets sur les destinées de votre race et l'évolution de l'âme canadienne… Je ne pourrai en suivre les phases, sans les identifier avec le fils vaillant de l'une et le champion de l'autre… C'est bien pour l'âme canadienne que vous partez en guerre, n'est-ce pas, mon beau chevalier?

—Vous devinez tout, belle princesse, reprend-il, en souriant. Je serai le candidat de l'âme canadienne… Pour elle, en champ clos, je croiserai mon épée… Du meilleur de moi-même aussi, je vous suis reconnaissant de la grande amitié dont vous m'assurez la longue existence… Elle sera un trésor dans ma vie d'homme, une des forces magnétiques avec lesquelles je vaincrai la dépression mauvaise… Pendant la lutte prochaine, j'évoquerai souvent votre image: je sens qu'elle me dictera des choses magnifiques et qu'elle est déjà la victoire!…

—Oh! que je vous la souhaite, cette victoire! Elle sera l'aube d'une carrière éblouissante et féconde… Vous vous distinguerez plus tard, les journaux apporteront jusqu'à moi l'écho de votre éloquence et le magnétisme de vos oeuvres… Alors, je serai bien orgueilleuse de vous avoir connu!…

—Votre espoir exagère, mais si jamais votre prédiction se réalise à un degré plus modeste, si du moins je deviens quelqu'un, soyez assurée que le jour où ma voix sera entendue, je me rappellerai l'entretien de ce soir et l'enthousiasme nouveau qu'il a créé dans mon âme…

—Tout simplement celui de ce soir? demande-t-elle, finement.

—Vous êtes méchante… Vous savez bien que je revivrai souvent les bonnes semaines qui achèvent… Je serai heureux, si je suis digne de votre souvenir…

—Une telle admiration me touche infiniment… Je n'ai pas d'expressions pour vous en remercier… Mais il ne faut pas me faire la part trop large… Vous oubliez qu'une autre vous attend, qu'elle sera toujours près de vous pour accrocher vos lauriers à la muraille, que je dois fatalement n'être que l'amie dont l'affection lointaine ne saurait égaler la tendresse de l'épouse éperdument chérie… C'est de celle-ci que, par l'action courageuse et le rêve sain, vous allez vous rendre digne!… C'est à elle que vous prodiguerez l'hommage de votre puissance et de votre gloire!…

—Oh oui, j'ai souvent rêvé à celle qui viendrait… J'ai toujours respecté ce rêve… La seule manière d'en avoir le culte, c'est de respecter toutes les femmes… Ceux qui ne le connurent pas, disent que c'est la folie sentimentale… Sans doute, on est fou d'espérer l'irréel, mais, dites-le-moi, est-ce impossible de trouver un coeur dont le vôtre est rempli comme un vase qui déborde?…

—Attendez, Monsieur Hébert… J'adore votre formule: un jour, il vous rencontrera au bord d'une source, il se penchera sur elle, remplira le creux de sa main, et plus vous boirez, plus vous aurez soif… Vous trouverez la source, et vous méritez d'y boire…

—Oh! regardez la gentille petite barque! a'écrie-t-il. Peut-être ceux qu'elle dirige boivent-ils à la source d'amour…

La chaloupe effilée coule sur l'onde blanche et rêveuse. Elle se laisse aller au caprice de la marée, pendant que lea rames sommeillent. Une silhouette d'homme, au centre, et celle d'une femme, à l'arrière, semblent goûter l'heure divine en silence. Est-ce des époux qui vivent sur le fleuve la douceur d'être ensemble? Est-ce des amoureux dont les regards ne se lassent pas de retrouver au fond d'eux-mêmes le recueillement de la nature? La barque file toujours de sa course égale et douce, effleure la traînée lumineuse où elle fait songer aux vaisseaux des contes merveilleux, glisse de nouveau sur la surface aux reflets d'argent. Marguerite et Jules ne se parlent plus, se demandent où elle va dans sa promenade insouciante et légère. Un désir aigu de s'embarquer sur elle et de la suivre toujours inonde leurs coeurs.

—C'est l'amour qui passe, murmure la jeune fille, après le long silence.

—Oui, c'est une heure d'amour… Tout, ce soir, parle d'amour…

—Vous voulez dire que les êtres et les choses échangent des propos d'amour!…

—Les clochers redisent le grand amour du Christ!…

—Les foyers, sur les collines, rayonnent de tendresse!…

—Le collège s'auréole du beau dévouement des prêtres!…

—Les Soeurs, dans l'Hospice, répandent la charité sublime autour d'elles!…

—Les bateaux-passeurs caressent l'onde!…

—La petite barque file toujours!…

Les chants d'actions de grâces flottent encore autour de la flèche de
Notre-Dame-des-Victoires!…

—La rumeur de la foule dit qu'il fait bon vivre et sentir l'air du soir dans la poitrine!…

—La fanfare Royale joue le grand air de Saint-Saens: "Mon coeur s'ouvre à ta voix"!…

—Et le peuple, eu rangs cordés, se presse autour de la chanson d'amour!…

—Les gamins, sur la pelouse, s'amusent comme des fous, s'étourdissent de liberté!…

—L'amour de leur pays jusqu'à la mort frémit dans la colonne fraternelle à Wolfe et Montcalm!…

—Regardez aller ces deux enfants du peuple… Ils ont lu, dans leurs yeux, l'ivresse au fond de leurs êtres!…

—Et ce vieux couple… Ils se ressemblent, à force de s'être aimés!…

—Là-haut, la sentinelle, incarne l'amour du drapeau!…

—La barque file toujours et s'éloigne, dit la jeune fille, revenant au
Saint-Laurent calme.

—Ta main me grise d'amour! songe le Canadien.

Elle est si près de son coeur. Elle pend avec grâce. Il a fallu des générations pour la rendre aussi belle, aussi parfaite. Il devine l'ossature fine sous le modelé pur. La paume a des courbes charmantes. Les phalangettes minuscules doivent effeuiller les roses à ravir. Elle n'a appris que les besognes délicates, effleuré les pages des livres, écrit des choses merveilleuses, guidé les pinceaux fragiles, esquissé d'harmonieux gestes, animé les claviers subtils, exécuté des caresses nobles. Elle est, à elle seule, presque toute la femme exquise. Et pendant que Jules Hébert la contemple et sent le besoin fou de poser le baiser de son âme sur la main qui pend tout près de son coeur, la jeune fille suit la course de l'amour sur l'onde rêveuse.

—La barque s'éloigne toujours… Où va-t-elle? demande soudain
Marguerite.

—Elle vogue vers le bonheur sans fin, murmure-t-il.

—Voici qu'elle tourne! s'écrie-t-elle, avec un regret de tout son être.

—Les rames s'agitent… Elle remonte… C'est déjà fini, leur joie souveraine de tout-à-l'heure… C'est bien là notre bonheur humain: un moment, l'extase nous berce au fil du courant, puis il nous faut ramer douloureusement contre elle…

—Il y a de la joie, même à souffrir…

—Et la joie surhumaine qu'on espère toujours, qui donc nous en rassasiera, Mademoiselle?… Je vous plains de ne pas même soupçonner la vie par delà les planètes et les étoiles… Oh! que je vous souhaite le grand amour dont la rosée vous rafraîchira les tempes jusqu'à la fin de vos jours!…

—Dieu, s'il existe, devrait me conduire à la source…

—Vous blasphémez, sans qu'un pli de votre visage tressaille!…

—Pardon, je ne blasphème pas Celui qui, pour moi n'est rien… Je vous fais de la peine, je le sens… Mais il faut que je me défende… Et c'est vrai, ce que je vous dis… Vous le savez bien que je ne veux pas vous faire de la peine!…

—Oui, c'est vrai, trop vrai… Vous me forcez à l'admettre: j'avais toujours cru qu'il ne pouvait y avoir d'athées sincères… Mais, logique avec vous-même, vous devriez me dédaigner, avoir pour un crétin des répugnances nécessaires!…

—Sans Dieu, vous ne seriez plus le Canadien-Français que vous êtes!… Et c'est le Canadien-Français que j'admire, patriote enflammé, noblement sincère, fièrement chrétien!… Que voulez-vous, c'est notre logique, à nous, les femmes…

—Vous me pardonnez la superstition comme je vous pardonnai l'athéisme…

—Voulez-vous dire que, si je n'étais pas libre-penseuse, je ne serais pas votre amie?…

—Vous avez plus de logique que vous ne le prétendez… Pour moi ou contre moi, vous deviez l'être: peut-on ne pas vous admirer?… Il n'y a pas de plus grands amis que ceux qui le sont malgré tout, dont la souffrance à lutter l'un contre l'autre n'a pu ravir les âmes l'une à l'autre…

—Vous avez donc souffert de nos antagonismes profonds?…

—A la veille de votre départ, Mademoiselle, j'en souffre plus que jamais…

—Je sais, moi, que j'en ai souffert plus que vous encore… C'est moi qui ai cédé constamment, qui ai sans cesse mis bas les armes, incliné la tête sous l'inflexibilité de votre foi… Rien de vous-même n'a lâché prise, tandis que, par vous, j'ai connu les affres du doute…

—Est-ce bien vrai? s'écrie Jules, qu'une espérance affole. Vous avez été ébranlée, vous n'êtes plus aussi certaine, vous commencez à entrevoir qu'il peut y avoir autre chose que la matière Unique, souverainement intelligente, éternellement créatrice… Dieu vous a agité la conscience!… Quel bonheur!…

—Égoïsme des hommes! Vous oubliez mon supplice et mes angoisses!… Vous méritez la déception qui vous arrive… Il est des croyants que le doute blesse à l'âme un jour et que, le lendemain, leur foi ressaisit avec une emprise plus tyrannique, plus indéracinable que jamais. Un instant, la mienne a subi le choc de la foi canadienne-française, mais elle n'a oscillé qu'un peu, l'équilibre est stable à jamais!…

—Vous ne l'oublierez jamais, ce doute, quoi que vous fassiez… Dieu ne se penche pas en vain sur un coeur pour l'attendrir… Dites, au moins, que vous serez neutre entre votre père et Lui…

—Impossible, je crois aux doctrines de mon père!…

—Alors, vous vous battrez pour elles et pour lui…

—Autant que le peut la fille d'un père!…

—Et si votre père déclare la guerre au Canada-Français?

—Il le fera, il le faut… Luttez, Monsieur Hébert!…

—Vous n'avez pas répondu, Mademoiselle… Vous aimez le Canada-Français, dites-vous… Voulez-vous qu'il périsse en perdant sa foi? Aiderez-vous votre père à l'écraser?…

—Non, Monsieur, aussi longtemps que je vivrai, dit-elle, confuse.

—Aurez-vous le secret espoir que l'athéisme ici triomphe?

—Je veux que Jules Hébert demeure Canadien-Français! cria-t-elle, avec passion.

—Merci, Mademoiselle…

L'aveu d'amour frémit au bord de leurs coeurs gonflés. Ils n'en peuvent plus de lutte et de ruse contre eux-mêmes. Leurs âmes sont tendues, sur le point de se rompre. L'image de Greuze rêve si près du jeune homme, qu'il y pourrait poser ses lèvres. Il évoque la promesse qu'il a faite au Christ de sa race et des siens, à Jeanne prophétique. Toutes les forces qu'il appelle au secours se rangent en bataille dans son imagination au désarroi, mais la vague d'amour avance au fond de lui-même, menace de tout renverser devant elle.

Une détonation formidable crève dans l'air. Le canon de la Citadelle annonce à la foule qu'il est neuf heures et demie. Jules se souvient. Il est sauvé.

—Mademoiselle, dit-il, je regrette de vous laisser… Il faut que je parte ce soir…

—Puisqu'il le faut, je vous suis, murmure-t-elle, avec un tel chagrin qu'ils en demeurent silencieux, tout le long de leur marche à travers la foule moins touffue. Rassasiés d'air et de bruit, beaucoup de promeneurs ont abandonné la Terrasse, et les rangs s'émiettent. Il y a moins de jouisseurs autour des bougies roses. Jules escorte la Parisienne jusqu'à la porte latérale; du Château-Frontenac.

—Au revoir, Monsieur le député, dit Marguerite, gentille.

—Au revoir, princesse, répond-il, avec un regard profond.

—A bientôt, beau chevalier, reprit-elle, en le regardant longuement, et Jules, pendant quelques secondes, a le coeur plein d'elle comme un vase qui déborde…

Et pendant, qu'elle gravit l'escalier de pierre, il reste là, frémissant, effaré, espérant que les yeux merveilleux auront encore une caresse à le rendre fou. Il lui semble qu'elle emporte avec elle quelque chose de substantiel et de nécessaire en lui. Une seconde, il a le vertige, il veut se précipiter vers elle, avouer le désespoir qu'il éprouve à la voir s'éloigner de lui pour deux longues semaines, murmurer longtemps le bonheur dont elle gonfle son âme, quand elle est là. Mais la robe de mousseline sans tache a déjà disparu. Un vide intolérable descend au fond de son être le plus vital. Il défaillit sous une douleur qui l'étreint au vif, mais plus la chose saigne, plus il se sent infiniment bon, capable d'il ne sait quel dévouement surhumain. Il en a la certitude écrasante, il aime cette femme au point qu'il a peur de lui-même, que son patriotisme relâche un moment sa poigne sur l'énergie virile. Il élève au ciel un regard d'âme aux abois. Alors, ses yeux sont hypnotisés par la statue de Champlain transfiguré. Qu'il est dominateur et fort, le chevalier de Saintonge, dans son allure de conquérant triomphal, auréolé de lune et de solitude! Il est bien seul au milieu de cette foule qui repasse indifférente à sa gloire, à sa grande ombre inspiratrice. Sur son piédestal d'immortalité, il est évocateur de souffrances et de renoncements. Il parle à Jules, qui l'écoute pieusement, de tempêtes impuissantes, de froids bravés, d'ennemis fuyards, de sacrifices amoncelés, de l'aïeul Hébert. Et le jeune homme sent les ambitions généreuses remonter en lui comme une marée calmante. Il a honte d'avoir succombé à un désir de lâche. Il jure d'être fidèle au Canada-Français pour lequel Champlain, défiant les orages et les siècles, montera désormais la garde.

VI

L'arôme âcre du tabac national imprègne tout l'air de la salle rectangulaire et basse. C'est ici le comité-chef de Jules Hébert, le candidat Patriote. Les volutes pâles que lea fumeurs exhalent des pipes noires ou "cernées", tournoient vers le plafond de bois nu sur lequel s'alignent des poutres lourdes, et la brise timide entame à peine le nuage de fumée toujours plus dense et violent à la gorge. Douze à quinze électeurs, en trois groupes étourdissants, flânent sur les madriers bruts dont on a fait des sièges, en les appuyant sur de vieilles chaises, tout le long de la muraille dont on n'a pas encore peint l'épinette brunie. Des noeuds enflent dans le plancher rude et s'y tordent. Au fond de la cheminée de briques ternies par les feux d'hiver, une bûche d'érable est restée depuis le printemps dernier. Près d'elle, un tisonnier chôme. Épars sur la cloison rustique, des clous rouillés attendent les portraits de famille ou les cadres pieux qu'on a délogés pendant la tourmente électorale. On n'y a laissé que la Croix des sobres, et les bras d'ébène s'estompent dans la fumée bleue du tabac canadien.

Immobile à la table de sapin verni sur laquelle on a éparpillé les listes fatidiques, Jules Hébert a les yeux rivés sur l'écriture gothique d'une lettre. Il leur paraît si absorbé dans sa rêverie, que les électeurs, dont les regards ne se lassent pas d'aller A lui, n'osent le tirer de son silence devant le petit papier mystérieux. Elles devinent, ces âmes frustes, qu'il faut laisser le jeune homme seul, mais leurs voix malgré eux s'enthousiasment déjà de la victoire prochaine. Il vibre, ce groupe de campagnards en verve. Une joie commune électrise la maigreur terreuse de l'un, le sourire narquois de l'autre, les joues couperosées de celui-ci, le visage grillé d'une "jeunesse", la couette solitaire folâtrant, sur le crâne poli du voisin, la crinière touffue de celui-là; un même amour bat dans les artères sous les dos pliés, les mains criblées de gerçures, les muscles d'acier, les vêtements marqués de l'empreinte dea sillons. Les gouailleries et les boutades se croisent en une fusillade intarissable.

—Va-t-il en prendre, une culbute, leur candidat!…

—Va-t-il en recevoir une raclée, l'autre aussi!…

—Avec cela qu'on se moque bien de leur gouvernement, à tous les deux!…

—On sait ce que c'est, leur gouvernement!… Il promet, ce n'est pas vrai, la plupart du temps! Si on a besoin de quelque chose, c'est son devoir de nous le donner!… Pourquoi s'aplatir devant lui?

—Ils ont eu beau se trémousser, ils vont faire "le saut"!

—Était-ce drôle, le jour de la nomination, de les voir se démener contre notre candidat!…

—Ils disaient qu'il n'avait pas de politique!…

—Il va leur montrer, ce soir, s'il n'a pas de politique! Il va leur montrer ce que c'est que le peuple!… Ils nous prennent pour des nigauds! Nous comprenons le bon sens, nous autres!… Et le programme de notre candidat, il a bien du bon sens, pas vrai, Jacques?

—Bien sûr, notre race doit se mettre à l'abri… Les Anglais se méfient de nous… Il faut leur montrer que nous ne leur en voulons pas, que nous sommes prêts à être des frères avec eux, pour faire un grand pays!…

A cet instant, un gars solide hors d'haleine fait irruption dans la salle, et les conversations tombent. C'est le chef de cabale. Le jour du poll, il est le roi de céans. Son visage commande, sa lèvre se plisse en une moue impérieuse, et le candidat lui-même doit courber la tête et recevoir tous ses conseils avec une bonhomie déférente. Celui-ci est un colosse à la peau tannée, à l'encolure massive, aux muscles terrifiants. Dans une bagarre, il règne. Aujourd'hui, c'est le personnage indiscutable: il secoue les tièdes, échauffe les enthousiastes, nargue les adversaires, donne le coup de grâce aux chancelants. C'est un roi, et tous les amis de la cause le traitent ainsi, ont devant lui des attitudes et des allures de vassaux craintifs et presque rampants.

—Monsieur Hébert, dit-il, à Jules, qui l'écoute volontiers. Tous nos amis ont voté!… Il n'y a que le bonhomme Jeannot qui ne veut pas bouger!… Il dit que vous serez élu "haut la main", que cela ne vaut pas la peine de se déranger!…

L'indignation éclate de toutes parts…

—Le vieux lâche!…

—Qu'est-ce qu'il lui faut, donc?…

—C'est toujours comme cela!…

—Il faut toujours des prières!…

—On n'a pas besoin de lui!…

—Qu'il reste!…

—Le savez-vous, si on n'a pas besoin de lui! dit le chef de cabale, autoritaire. Je prétends qu'il doit voter, moi!…

—Allons, mes amis, il ne faut pas être violents contre le père Jeannot, dit Jules. Vous savez qu'il est franc dans le collier!… Son âge le rend un peu paresseux, voilà tout… Vous avez raison, Robert, il vaut mieux qu'il vote… Allez lui dire, de ma part, que la victoire me fera moins plaisir sans son vote!…

Le chef de la cabale s'enfuit à tire d'aile, et la fusillade entre les chauds partisans recommence. Jules Hébert s'est replongé dans sa méditation. Il pressent le triomphe: il devrait n'entendre que les battements d'ailes de la victoire autour de son front. Mais l'écriture gothique de la lettre mignonne fascine presque toute sa pensée tendue. Le matin même, il a reçu le message touchant de Marguerite Delorme, et le cri passionné de la jeune fille a retenti au plus profond de lui-même. Non pas qu'elle ait avoué le bouleversement de son âme ou l'angoisse de l'absence. Mais Jules, au défilé des lignes vibrantes, a l'intuition qu'elle souffre au-delà de ce qu'elle déclare, au-delà de ce qu'elle peut dire. Un passage lui revient sans cesse au cerveau cuisant de fièvre: "Le Saguenay m'enchante, a-t-elle écrit, mais, sans vous, ce n'est plus le Canada pour moi!" Dans cette plainte discrète où filtre un sanglot, il comprend la détresse de la jeune fille. Et il en est triste d'un poids qui lui écrase le coeur. Il envie la gaîté tapageuse des campagnards. Quelque chose pleure en lui-même. Son secret l'étouffe, il sent qu'il a besoin d'air au fond de son âme, il voudrait crier à quelqu'un la douleur pénétrante. Il ne peut écrire à Jeanne, dont la prédiction de grand amour se réalise. Un éclair subit déchire le nuage de plomb; il songe au vieux curé de la paroisse, depuis si longtemps l'ami des bons et des mauvais jours de la famille Hébert. Il est déjà plus léger, moins souffrant, il est entraîné, il se lève. Les paysans, que le mutisme a frappés, le dévorent de leurs prunelles soumises, attendent un ordre, un mot d'Evangile.

—Mes amis, leur dit-il, il faut que je m'absente un peu… Vous n'ignorez pas que l'abbé Lavoie fut toujours l'ami de ma famille… Il faut que j'aille le voir!… Je vous demande pardon, j'aurais aimé à vivre au milieu de vous toutes les minutes qui nous séparent du triomphe… Je reviendrai!… A bientôt!…

—Vive Hébert! Vive le Patriote! crient les campagnards, dont les yeux chargés d'orgueil et d'amour le reconduisent. _____

Le coup de trois heures sonne allègre et sans hâte au cadran de l'horloge antique. Il semble que les fureurs de vivre et les violences de l'homme ne pénétrèrent jamais dans la bibliothèque du vieux presbytère. La paix la plus délicieuse et la plus intime se diffuse dans l'atmosphère, circule autour des livres dont les cases mordorées fourmillent, glisse le long des tapisseries vert mousse, enveloppe les scènes agrestes qu'une frange d'or encadre au mur, niche dans les profondeurs molles des fauteuils de chêne, plane au-dessus du tapis vert olive, flotte autour des menus objets disséminés sur la table aux veinures luisantes, le coupe-papier d'ambre, l'encrier d'argent que domine un aigle, la brochure ouverte et délaissée, la Madone minuscule et suave. D'où vient-elle ainsi, la paix des choses? Prend-elle sa source dans le coeur du prêtre dont la main repose sur le bras sculpté du plus grand des fauteuils sombres? Plus on regarde le vieillard, plus on pense qu'elle émane de lui. Elle semble couler à flots du visage classiquement fier et beau. Tout ce qu'il y a de plus noble et de meilleur en l'homme illumine les traits forts. La bouche frissonne d'une bonté sans limites. Des lueurs d'âme pure souvent passent dans les yeux de velours noir où les visions de l'au-delà ont semé une douceur infinie. Une abondante moisson pousse au front que des éclairs à tout moment sillonnent d'intelligence, et les tiges en ont blanchi au labeur sublime et aux amours sans tache. La courbe du nez seule trahit les colères qu'un sang trop vif allume parfois dans les veines, et ce visage alors doit se transfigurer d'une flamme terrible. Mais il est impossible d'en douter, la source, où les choses s'abreuvent de paix surabondante, est le coeur du vieillard pensif.

Les mains croisées sur sa poitrine encore puissante, il a l'air d'abandonner son âme à des choses exquises. La physionomie grave s'idéalise de bonheur. C'est que son imagination ressuscite quelques-uns des souvenirs les plus charmants de sa vie. Quand il lui arrive ainsi de repasser les heures savoureuses que lui a values l'amitié toujours accroissante de la famille Hébert, il a comme une sensation d'avoir été aimé, de l'être encore, de l'être à jamais. Augustin Hébert, presque chaque été, s'éloigne de la chaleur torride et vient, dans la ferme patriarcale, aspirer la brise nourricière des champs. A dix minutes du presbytère, ombragée d'ormes et de frênes, orgueilleuse du verger vaste où les plates-bandes embaument de fleurs et les pommiers grouillent de fruits plus mûrs chaque jour, elle entasse des pierres inégales sous des pignons anciens. Ils devaient fatalement se rencontrer sur la route un jour, le curé du village et le seigneur du manoir, et dès lors l'abbé Lavoie prit place au coeur de tous. Le Canadien-Français, profondément catholique, admira le prêtre simple et grandiose, et son épouse, qui ne s'y trompait guère en noblesse, avait compris la délicatesse extrême dont les chocs de la misère humaine affinaient cette nature d'apôtre sentimental. Il avait caressé les boucles blondes et soyeuses de Jeanne gamine: elle en était folle. Il connaissait la conscience de Jules jusqu'en ses replis les plus discrets: le jeune homme devait bien des choses au vieillard qui lui avait distillé la sève de l'Evangile à travers sa tendresse et son sourire.

Voici que l'abbé se rappelle précisément qu'on va bientôt, retirer des urnes le sort de celui qu'il nomme son fils. Toute la semaine, il a prié pour le triomphe de Jules. Le matin même, sa prière fut beaucoup plus longue qu'à l'ordinaire. Soudain ses yeux s'immobilisent d'une fixité étrange: il vient d'apercevoir, dans le rêve patriotique du jeune homme, un horizon plus large, une force d'action nouvelle, et la servante, dont la silhouette grêle a pénétré sans bruit jusqu'à la porte aux moulures blanches comme l'ivoire, est ébahie de stupeur.

—Qu'y a-t-il, Marie? demande-t-il, remarquant enfin sa présence.

—Il y a, Monsieur le curé, que Monsieur Jules est au village.

—Vraiment? dit-il, avec-un cri de joie. Que j'ai hâte de le voir!…

—Pauvre Monsieur Jules! gémit-elle.

—Parle! Qu'y a-t-il? s'inquiète l'abbé.

—Figurez-vous que j'ai rencontré, tout-à-l'heure, le bossu du troisième rang… C'est un malheur, pour sur!… Monsieur Jules va être battu!…

—Tu radotes!… Je te l'ai souvent dit de faire une bonne attisée des superstitions que tu charries dans ton tablier!…

—Pourtant…, commence à raconter la vieille fille.

Interrompant le récit, une vibration longue secoue le timbre de la porte centrale…

—C'est lui! s'écrie l'abbé.

—Je cours ouvrir! dit la servante, presque folle.

Et le bon curé, que la joie transporte, se lève de toute sa grande taille pour accueillir le fils de son âme..

—Je pensais à toi, mon fils, lui dit-il, lorsqu'il centre.

—J'aurais voulu venir auparavant… Quelque chose m'a empêché…

—Je ne te fais pas de reproches… Tu sais bien que je n'eus jamais de reproches à te faire…

—Et mes fredaines, alors que j'étais enfant, les oubliez-vous?…

—Un enfant qui ne fait pas de fredaines n'est pas adorable!… Et je t'ai adoré, mon fils: je te faisais de gros yeux, mais je voulais que tu recommences pour te les faire encore!…

—Oh! le temps béni d'alors! dit Jules, avec un regret profond.

—Tu m'étonnes!… Sans doute, à certains moments, nous voudrions revenir au passé dont le mirage nous attendrit… Mais il est des heures où l'avenir seul nous possède, et voici l'heure, pour toi, de ne songer qu'au lendemain souriant de promesses!… Dans quelques minutes, on t'acclamera, ta carrière déploie ses possibilités devant toi, la griserie de la victoire devrait te faire perdre un peu la tête… C'est la fatigue qui te rend morose, n'est-ce pas? Elle se lit sur ton visage pâle et dans tes yeux tristes…

—La bataille a été rude, Monsieur le Curé, mais il ne s'agit pas d'elle…

—Marie aurait-elle eu raison? Serait-ce un malheur? interrompt l'abbé, qu'une vague inquiétude épouvante.

—Je ne puis dire encore si c'est un malheur…

—Il faut que la chose soit grave pour qu'elle t'écrase, toi, si fort, si énergique, si indomptable!… Tu m'inquiètes: est-ce des tiens qu'il s'agit?…

—Non, mon père…

—De toi, alors, c'est de la logique brutale!…

—Je suis venu pour vous mettre à nu l'angoisse de mon âme… Je souffre comme il est trop douloureux de souffrir…

—Pauvre enfant! s'écrie le prêtre, à qui l'accent du jeune homme met presque des larmes dans la voix. Mais parle donc, ne me fais pas languir ainsi, parle que je te soulage, que je te guérisse!… Tu es venu à moi, c'est que tu m'as pensé bon à quelque chose dans ta peine… Tu le sens bien, je veux t'apaiser, te guérir!…

—Tout-à-l'heure, je souffrais tant!… Je pensai à vous, je souffris déjà moins… Et maintenant, je souffre beaucoup moins… Il faut que je vous parle… Je ne sais comment vous le dire, mon père, la chose est si étrange… Je veux éperdument la crier à quelqu'un, mais j'ai comme un besoin de la garder au fond de moi-même, comme une honte d'en parler tout haut… Il n'y a que vous seul à qui je pourrais la dévoiler, j'en suis sûr…

—Eh quoi! tu ne l'avouerais même pas à ton père? dit le curé, surpris.

—A lui moins qu'à tout autre…

—A ta mère?…

—Peut être, à ce degré de ma souffrance…

—Mais tu ne peux avoir commis une lâcheté!… Tu en es incapable: tu me le dirait on me le prouverait que je n'y croirais pas!…

—Oh oui! vous méritez que je vous parle!… Il s'agit… Je ne devinais pas que cela fut si pénible à dire, il s'agit d'une femme…

—J'aurais dû m'en douter, pourtant… Mais tu ne me parlas jamais des femmes!… Ma sottise n'en fut que plus grande: moins un homme en parle dans sa jeunesse, plus il en est bouleversé plus tard… Et c'est là ton chagrin, mon fils, et c'est tout?… Tu aimes une femme, et ton amour a tellement de force qu'il te brise!… C'est l'orgueil qui te fait souffrir, ton indépendance aux abois crie vengeance, tu ne veux pas admettre les chaînes autour de ton poignet libre hier!… Avoue que tu es vaincu, mon fils, et le bonheur t'inondera: cette faiblesse qui te fait rougir deviendra une puissance qui soulève les montagnes!…

—Je voudrais qu'il n'y eût que de l'orgueil à dompter… Votre confiance en moi vous inspire une psychologie trop subtile… Non, mon père, ce n'est pas cela, vous ne sauriez vous l'imaginer: c'est l'aveu d'une défaillance que je dois vous faire, et je n'en réalise toute la bassesse et l'énormité qu'au moment de vous le dire… Vous allez me condamner, vous ne pouvez pas ne pas me condamner… C'est la première fois que vos yeux si bons flamberont de colère contre moi… J'espérais ne jamais mériter cela, j'en ai un chagrin inexprimable: mais il me faut votre courroux contre cette femme, il faut qu'on me dise que je suis un lâche, parce que, seul avec mon coeur, je l'aime quand même!…

—Si j'en croyais ton langage, un amour coupable aurait poussé des racines dans ton coeur! Je le répète, je ne puis me résoudre à cela, je me révolte!… Rappelle-toi, mon fils, les jours déjà loin qui furent ceux d'hier, il semble… Quand, les mains pleines des cerises que tu venais de cueillir au verger du presbytère, tu dévorais le pulpe gras de tes petites dents blanches, je t'enseignai qu'il ne faut pas voler le fruit défendu!… Quand nous allions par la campagne joyeuse et que les papillons de neige esquivaient ton désir, tu me promis d'être pur!… Quand le vent, faisait danser tes mèches brunes et gonfler ta poitrine affamée d'air, je te disais que la force est une amie pour les triomphes de la bonté!… Tu n'as pas oublié cela, tu ne peux avoir commis une vilenie, donné ton âme à une créature indigne!…

—Oh! que je vous remercie de croire en moi! s'écrie Jules très-ému. Oui, mon amour est noble, il me grandit, me surhumanise, pour ainsi dire… Quand je me laisse attendrir par le visage béni, je me sens profondément bon, la paix la plus douce endort mon être, je voudrais faire pour cette femme quelque chose d'héroïque et de gigantesque… Elle est merveilleuse, mon père: si vous la voyiez, si vous l'entendiez, vous sauriez pourquoi je l'adore!… Vous souvenez-vous de l'image de Greuze au mur de ma chambre? Elle lui ressemble ligne pour ligne, et c'est la même grâce enchanteresse… Elle a des yeux pleins d'extase, une imagination exquise, une voix qui chante, une âme tissée de tous les charmes et de toutes les noblesses… Mon rêve de jeunesse prend vie en elle, et c'est, l'idéal espéré que j'aime dans son profil pur, alors qu'elle est silencieuse… Vous avez raison, je n'ai pas à rougir de mon vieux professeur d'honneur et de beauté, quand je pense à elle…

—Alors, pourquoi m'avoir alarmé de la sorte? Dis, mon fils, il ne s'agit que d'un obstacle entre vous, il ne peut être sérieux… L'amour se moque des empêchements futiles!… Sans épines, l'amour n'a pas de roses!…

—Hélas! je n'en suis que plus coupable d'avoir aimé, lorsque l'obstacle se dressait devant moi, m'interdisant l'amour! Un gouffre isole nos coeurs, et c'est pour la vie…

—Que veux-tu dire? Je ne comprends pas!… Les parents de la jeune fille auraient-ils des répugnances?… Qui ne serait fier d'unir sa fille à la noble lignée des Hébert?…

—Pas cela…

—Est-elle du peuple?… Ton père a l'âme trop belle pour mépriser la fille d'un ouvrier, si tu l'as jugée digne de toi!…

—Je le sais…

—Son père a-t-il des tares qui souillent?…

—Vous ne pouvez pas le deviner, c'est pour cela que je suis un lâche, mon père…

—Mais dis-le moi donc, mon enfant, tu ne vois pas que je souffre!…

—C'est la fille d'un athée, murmure le jeune homme, en courbant la tête sous l'orage qui viendrait.

Pendant quelques minutes, le silence est affreux pour Jules Hébert. Le prêtre le regarde avec une commisération tendre.

—Comment as-tu pu faire cela? demande enfin le curé, d'une voix concentrée par l'émotion qu'il éprouve.

—Je ne puis vous le dire, balbutie, le jeune homme, tremblant, mais si heureux d'avoir parlé.

—Tu ne le savais donc pas?…

—Oui, mon père, dès l'une des premières entrevues…

—Où l'as-tu connue?…

—Au retour, à bord du paquebot…

—Comment te l'a-t-elle dit?

—Elle m'a dit qu'elle ne croyait pas au Dieu dont j'adorais la puissance devant l'Océan vaste…

—Que lui as-tu dit, alors?…

—J'ai eu pitié d'elle…

—Et tu n'as rien dit!…

—Rien, je fus lâche…

—T'a-t-elle dit ce qu'était son père?…

—Gilbert Delorme, un socialiste effréné…

—Un sectaire! un de nos pires ennemis! et, tu n'as pas eu le courage de la fuir, dit-il, avec une douceur où tout son grand coeur d'apôtre vibre.

—Eh quoi! vous n'avez pas horreur de moi, vous n'avez pas de colère, pas même de reproches?…

—Tu ne songeas même pas à la fuir, comment veux-tu que j'aie des paroles vengeresses? Au moment même où elle te disait qu'elle était une jeune fille sans Dieu, tu ne l'as pas condamnée! Déjà, elle t'avait pris… Je serais un misérable de te faire de la peine, parce que je comprends… Un regard est souvent, tout, dans les choses de l'amour… Dès le premier regard, vos âmes se connurent, et s'aimèrent… Tu l'aimais depuis longtemps, cette femme, depuis le jour où tu suspendis à la muraille de ta chambre une image "délicieuse": et tu l'aimais déjà, quand elle versait le calme dans ton cerveau fatigué… Cette Française, en une minute, a emporté malgré vous deux tout ce que tu avais amassé de force d'amour… Est-elle criminelle d'être le fruit d'un amour sans Dieu?… Nul, autour de son berceau n'a fait couler peu à peu la prière dans la substance vive de son âme… Le génie des blasphémateurs a pétri le cerveau malléable… Elle est bonne, puisque tu l'aimes… J'ignore le dessein de la Providence qui l'a épargnée, qui lui a fait bouleverser ton être… Mais si tu l'as aimée, il fallait que vous vous aimiez, et tu ne fus pas lâche…

—Que vous me faites du bien, mon père! Oh oui, vous êtes un guérisseur merveilleux, je respire, je vis!… J'avais beau me flétrir, quelque chose en moi ne voulait, pas que je sois vil… Maintenant, je suis fier de l'aimer, je puis dire au ciel que je l'aime!…

—Prends garde, tu n'es pas lâche de l'aimer, tu le serais de ne pas immoler ton amour!… Tu vois l'écueil, navigue au large!… Il faut que tu sois un homme, un vaillant, un Canadien Français, quoi!… Si tu te laisses mordre au sang par l'amour sans espoir, cela pourrait devenir horrible… Il ne faut pas que la gangrène du désespoir te gruge l'âme et que tes nerfs sombrent… Tu entends, mon fila, ta race et ton pays ont besoin de ton épaule qui ne doit pas casser!… Ton coeur va connaître les affres du martyre, mais tu es l'homme pour en sortir trempé comme du fer!… Tu aimeras ta race et ton pays de tout l'amour que tu auras étranglé aux profondeurs de ton être!…

—Que vous êtes beau, quand vous parlez ainsi: En vous regardant, je me sens plus inébranlable… Non pas que j'aie faibli: pas un instant, je n'eus la pensée molle de sacrifier ma patrie et ma race au bonheur de l'individu chétif que je suis… Mais c'est bon, quand on souffre, d'avoir quelqu'un dont les larmes comprennent les vôtres, et quand on a besoin d'être invincible, d'entendre des mots dont la flamme vous soulève au-dessus de votre misère!… En vous écoutant, je sais que je serai fort, que rien ne me brisera!…

—En t'écoutant, je sais que tu seras fort, que rien ne te brisera!… Je ne veux pas t'enorgueillir, mais nous avons besoin de ton enthousiasme et de ta foi!… Le Canada, s'il veut devenir quelqu'un dans l'histoire, ne peut se passer de religion!… Sans elle, tu le sais, les foyers s'effondrent, les familles croulent, les races deviennent veules, les femmes n'ont plus l'héroïsme de l'enfantement, c'est la débâcle des jouissances… Il faut, au Canada, le respect de l'amour, les foyers saints, la natalité vigoureuse, l'entassement des moralités fécondes!… L'athéisme infailliblement mènerait au Canada sans amour, sans familles, sans enfants, sans moeurs, au Canada des jouisseurs, des mollesses et des prostituées!… Il faut opposer à l'athéisme destructeur des peuples forts une cuirasse imperméable!… L'âme canadienne sera le bouclier de bronze inflexible!… Elle sera faite d'amour, amour des races fraternelles, amour de la liberté, amour du sol, tous prenant leur source en l'amour de Dieu!… Tout autant que nous, les Canadiens-Français, les Anglais aiment le même Dieu… Va, mon fils, prêcher la croisade patriotique de Dieu contre l'invasion des sectaires malsains… On t'appellera le théoricien, le colporteur de songea creux… Mais va ta route, insensible aux sarcasmes et à l'insulte… C'est avec des théories qu'on révolutionne et qu'on réforme… Une théorie mit le paganisme en déroute… Une théorie déchaîna les croisades… Une théorie mit la France en sang… Une théorie donna la liberté britannique au monde… C'est avec une théorie qu'on chassera Dieu, petit à petit, du Canada, si les querelles nous empêchent de veiller… C'est avec une théorie qu'on fera mordre la poussière à l'athéisme, s'il essaye de s'infiltrer dans les artères de la nation canadienne… Va, mon fils, prêcher la théorie de l'âme canadienne!… Les choses même qui la retardent serviront à la rendre nécessaire, inévitable!… Ce que nous appelons le fanatisme des Orangistes et ce qu'ils appellent le fanatisme des Papistes est, en somme, un même amour des croyances du berceau, et nous retrouvons, à la base d'elles, un même Dieu que nous adorons du même amour!… Tu leur diras cela, tu leur diras qu'il faut oublier la haine pour ne songer qu'à l'amour, afin de former la sainte Ligue contre l'athéisme qui, moralement et physiquement, affaiblirait les races au moment même où elles ont besoin de force et de morale pour commencer la carrière d'un peuple immortel!… Prêche, le génie pratique anglais fera le reste…

Va, mon fils, n'aie peur de personne et de rien, fais aimer ta race par ta noblesse et ton courage, sois vainqueur à force d'éloquence et de clarté!

—Vos paroles font circuler dans mes veines je ne sais quel délire ardent!… Je suis trop faible pour la mission dont vous m'alourdissez les épaules, mais je mettrai tant, de constance et d'amour à semer la graine, que d'autres plus puissants que Jules Hébert, arroseront, le sol et la rendront féconde!…

—Avant tout, mon fils, il va te falloir lutter contre cette femme, contre le souvenir amollissant…

—Pauvre Marguerite! murmure le jeune homme, avec un abattement douloureux.

—C'est vrai, j'oubliais qu'elle t'aime aussi…

—Et qu'elle va souffrir… Ce n'est pas de la fatuité cela… Du moins, j'aurai l'action pour m'étourdir… Mais elle?… Peut-être les voyages apaiseront-ils sa douleur… Ah! pourquoi se rencontrer pour se broyer l'âme?…

—Parce que l'épreuve durcit… Ton énergie sera plus riche, aura plus de poigne!…

—Je verrai mon père tout-à-l'heure, je puis tout lui avouer maintenant… Oh! que cela me fera du bien!…

—Je te le défends! s'écrie l'abbé Lavoie, effrayé. Je t'ai excusé, moi… Coudoyer la misère humaine apprend bien des choses, élargit la vision de la pitié, multiplie le pardon… Ton père ne comprendrait pas cet amour… Il ne connut, jamais autre chose que le principe rigide… Implacable, il te condamnerait d'avoir une douceur où tout son grand coeur d'apôtre aime la fille d'un sectaire, il en aurait tant de peine… Ah non, prends bien garde, il ne faut pas qu'il sache, il te maudirait peut-être!…

—Pour lui, je serais un lâche…

—Oui, mon fils…

—Pauvre père!… Je comprends… La vie est bien étrange, parfois…

A ce moment, le timbre de la porte est agité de coups secs dont les harmoniques tranchants se répercutent dans l'âme du jeune homme et celle de l'abbé. Celui-ci va ouvrir: Augustin Hébert courbe sa longue taille pour franchir le seuil du presbytère.

—C'est, ton père, Jules! s'écrie l'abbé.

—On m'a dit, qu'il était ici, dit Augustin. Viens, mon fils, que je t'écrase les mains dans les miennes!… Un moment encore, on viendra t'annoncer la victoire!… J'arrive des paroisses du haut… Ta majorité sera grasse!… Que je suis fier de toi, mon fils!…

Les mains vigoureuses du fils et du père s'étreignent, les yeux d'Augustin scintillent d'orgueil, ceux de Jules sont brûlants de reconnaissance, le curé songe avec terreur à l'abîme qui séparerait les deux hommes, si l'un des deux savait.

—Que je vous remercie, mon père! Si je suis vainqueur, c'est à vous que je le dois!… On a moins voté pour le fils que pour le père… On vous adore partout…

—Ton âme canadienne avait de l'amorce… Je la redoutais un peu… Mais on a compris que tu étais sincère, qu'elle pouvait faire du bien à notre race… A force de l'entendre, je me suis un peu réconcilié avec ta chimère… Je vous demande pardon, Monsieur le Curé, me voici nerveux, affolé, presqu'un étourdi, je ne pense qu'à la joie du triomphe… Vos prières, que vous m'aviez promises, ont eu leur magnétisme…

—Mes prières…

—Une clameur grandissante paralyse la protestation du beau vieillard. Jules et son père écoutent avec un saisissement de tout leur être. Ils ne distinguent pas encore les cris dont le tumulte vibre, mais la brise leur apporte une vague d'enthousiasme. Un instant, le doute les empoigne au vif d'eux-mêmes, et Jules a peur. Le bruit s'approche, on va bientôt savoir quelle est la vocifération monstrueuse.

—J'ai compris, on t'acclame, Jules, dit l'abbé, que l'allégresse ramène aux délires de vingt ans. Augustin Hébert est remué jusqu'en ses entrailles profondes. Jules, une seconde, éprouve au cerveau comme une sensation de folie.

—Vive Hébert! Vive le Patriote! hurlent des centaines de poitrines glapissantes. D'abord masqués du presbytère, un pêle-mêle d'hommes et d'enfants débouchent de la rue principale. Des mains battent l'air, des chapeaux volent au ciel, des gamins se bousculent à l'avant-garde, des chiens jappent aux nues, et de la masse grouillante que le chef de cabale domine, un refrain, qui ne se calme que pour renaître avec une passion plus aiguë, rugit dans l'espace: "Vive Hébert! Vive le Patriote!"

Jules Hébert, haletant, se grise de l'acclamation exaltée. Une onde intense d'orgueil reflue de son coeur au cerveau. Ce n'est pas de lui qu'il est fier, mais du peuple qui est digne de l'âme canadienne. Dans son imagination vertigineuse, l'enthousiasme de cette foule retentit d'un prolongement vaste. Il déborde les alentours frémissants, ébranle des espaces infinis, vibre jusqu'aux plus lointains échos de la patrie. C'est avec un sanglot dans la poitrine qu'il remercie ces campagnards d'avoir applaudi son rêve de fraternité canadienne….

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