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Au large de l'écueil: roman canadien

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VII

—Philo, tu es bien heureux, toi, murmure Jules Hébert, en caressant le pelage fauve du grand terreneuve, dont les prunelles dardent sur le jeune homme un contentement profond. Tu ne connais pas la douleur qui brise… Tu coules une vie sereine et sans angoisse… Tes yeux luisent d'une paix inaltérable… Donne-m'en un peu, veux-tu… Ne va pas au-delà de ton bonheur, n'essaye pas de savoir la peine de ton maître: elle t'affligerait sans doute, et, vois-tu, il vaut mieux ne pas savoir comme il souffre…

La prédiction de l'abbé Lavoie se réalise brutalement. A la veille de perdre l'amie qu'il adore, le jeune homme a le coeur à la torture. Hier même, il a revu Marguerite, à son retour du Saguenay. Dans leur entretien vibrant, passionné, ils ont entrevu combien l'absence avait aiguisé leur peine, quelles douces rêveries avaient hanté leur pensée ravie, quelle extase ils avaient, au fond d'eux-mêmes, à se revoir, à se regarder longuement. Demain, ce sera la séparation décisive. Ils iront contempler le Saint-Laurent de la cime du Cap Tourmente, ils s'y feront l'adieu sans retour. Parfois, le jeune Canadien se révolte au souvenir qu'elle lui échappe à jamais, s'insurge contre la destinée qu'il accuse, demande au ciel pourquoi il a fait les âmes qui s'attirent et les abîmes qui les séparent. Mais la rébellion n'est, que passagère, et l'assaut des nerfs aigris succombe toujours à la volonté solide comme une forteresse imprenable. Jules entend vibrer, dans son cerveau brûlant, les paroles inspirées du beau vieillard qui lui parlait, de race et de patrie. Il ne songe pas une seconde à les sacrifier l'une et l'autre à la défaillance divine que la Parisienne verse dans son coeur. Il préfère l'atrocité qu'il endure au bonheur des lâches. Mais quelque chose déchire et fait mal au plus intime de son être sensible, et il est désespérément seul, infiniment triste.

Par les deux ouvertures où les rideaux en point d'Angleterre frissonnent, la fraîcheur du fleuve entre sur l'aile de la brise discrète. Les cloches du dimanche carillonnent aux alentours et, dans la distance, mais leurs harmoniques se joignent en une fanfare assourdie. Philo cligne de l'oeil et roupille, étendu languissamment aux pieds de son maître. Aucun bruit n'arrive de la maison ancienne jusqu'au sanctuaire des livres canadiens. On dirait que les choses comprennent le chagrin de celui qu'elles aiment. Les livres s'entourent de gravité, la lampe antique est un peu morose, la vieille horloge est mélancolique. Sur les piédestaux d'ocre brune, Lafontaine et Cartier se nimbent de mystère. C'est la conspiration du silence autour du jeune homme seul et triste.

Il n'a pas entendu venir la femme dont le regard inquiet, s'attache avec amour sur le profil rêveur et la silhouette affaissée. La mère a eu l'intuition qu'une chose terrible se passe derrière le visage qu'elle connaît si bien. Tout d'abord, elle en a été immobile de stupeur. Le fils ne l'entend pas venir tout près du fauteuil massif. Il tressaillit, quand elle pose une main tremblante sur son front que la fièvre consume.

—Ton front brûle… Es-tu malade, mon fils?

—Mais non, chère mère, je me sens très-bien…

—Tu as tremblé… C'est comme si j'avais interrompu quelque songerie très-captivante…

—Vous vous imaginez cela… Je flâne, tout simplement… Tout est calme ici, la brise est douce, je me laisse engourdir par la paresse la plus délicieuse…

—Es-tu déjà blasé de ta victoire?…

—Il ne faut pas que j'y songe trop, mère… A mon âge, la tête n'est pas encore bien stable, et elle me tournerait, si j'écoutais Messire Orgueil avec trop de complaisance…

—Tn vois bien que je me suis aperçue que tu me caches quelque chose, là, derrière ce front d'opiniâtre… Allons! tu as de la peine, et qui, mieux que ta mère, accueillera ta confidence avec amour?…

—Je n'ai pas de confidence à vous faire, dit-il, avec douceur. Je rêvais à des choses quelconques, à rien, si vous le préférez…

—J'ai lu l'angoisse sur ton visage… Tu ne peux me fuir, Jules, tu souffres, mon enfant… Mon coeur de mère en a la certitude… Tu te défendrais avec moins de mollesse que je n'en douterais pas davantage… Allons! dis-le moi vite, avant que ton père et Jeanne ne soient revenus de la messe… Tu as de la peine, n'est-ce pas?…

—Ce n'est pas de la peine, je vous l'assure…

—Qu'est-ce donc alors?…

—Si peu de chose, mère…

—Tu ne m'a pas encore regardé bien droit devant toi, selon ta charmante habitude… Pourquoi as-tu peur de me regarder? Ouvre tes yeux bien francs dans les miens, et je croirai que ce n'est rien, ta songerie profonde….

—Les voici, mes yeux…

—Oh! mon fils, tu me caches quelque chose, et c'est grave, douloureux même… Je t'interrogeais avec la secrète espérance d'avoir mal vu, mal pensé… Mon pressentiment n'a pas erré, tu souffres cruellement… Il faut que tu parles, vois-tu, je souffre déjà plus que toi!…

—Eh bien, oui, je souffre atrocement! s'écria Jules, n'en pouvant, plus de mensonges.

—Pauvre enfant!… Mais c'est d'hier, d'aujourd'hui, n'est-ce pas? Tu me l'aurais dit!… Il n'y eut jamais de mystère entre nous…

—Depuis si longtemps, mère, depuis quinze jours…

—Depuis deux semaines, et je ne le sais pas encore! lui reproche-t-elle, étonnée.

—Je devais ne pas vous le dire…

—Je m'en veux de hi pensée horrible qui m'a traversé l'esprit!… Il ne peut s'agir de honte!

—Il s'agit de mon coeur, avoue Jules, confus.

—Tu aimes! s'écrie la mère. Cela devait venir et cela devait t'assommer, te prendre tout entier… Comment pouvais-je le prévoir? C'est la première fois que tu me parles de cette femme…

—Je vous le redis, je devais ne pas vous en parler…

—J'oubliais… Mais pourquoi?… Est-ce un crime de l'aimer?…

—A quoi vous servirait-il de la connaître?… Elle partira bientôt, je ne la reverrai plus jamais…

—Avec quelle tristesse il a dit, cela!… Pauvre enfant, va!… Mais je comprends, ajoute la mère, dont une lueur soudaine éclaire la mémoire. C'est la Française du paquebot!.. J'y ai songé quelquefois, elle m'intriguait un peu, je voulais te demander ce qu'elle était devenue… Tu ne m'en parlais pas, je pensai qu'elle avait bientôt quitté la ville et que tu ne l'avais pas revue…

—Je la revis tous les jours…

—Et alors, interrompit la mère, dont les yeux s'agrandissaient d'étonnement, tu nous as trompés tous ici!… Tu disais que tu renouais les amitiés anciennes, alors que cette femme s'emparait de ton âme… Elle s'en va, tu n'oses lui faire l'aveu suprême, et la séparation te fait mal… Je ne t'en veux pus, tu n'es pas le premier fils à qui l'amour enseigne le premier mensonge à sa mère… Pourquoi ne pas m'avoir parlé d'elle?… Je l'aurais aimée, moi aussi… Tiens, je sens que je l'aime… Raconte-moi tout, je t'apprendrai ce qu'il faut lui dire… Je ne veux pas qu'elle laisse dans ton coeur la souffrance atroce dont la plainte m'a percée comme une lame aiguë…

—Vous me pardonnez de ne pas avoir eu confiance en vous… Si vous saviez tout, votre pardon serait moins facile peut-être… Je voudrais bien qu'il n'y eût que cela, je saurais bien ce qu'il faut lui dire, il me semble que cela déborderait, comme un torrent. J'ai tant de peine à refouler les mots d'amour qui me viennent, quand elle est près de moi!…

—Quelque chose t'arrête alors… Il y a un obstacle entre vous… Tu as peur de la nostalgie qui la rongerait? Elle aime tellement la France qu'elle ne pourrait vivre en Canada? La fleur de Paris mourrait en serre canadienne?… Appréhendes-tu les écarts de tempérament? Cela se nivelle, quand on aime… Elle ne peut être la fille d'un athée! Rappelle-toi la véhémence de ton père contre les sectaires, le jour du retour… Tu l'aurais avoué, tu n'aurais pas refusé la franchise à celui qui te la demandait d'une manière si délicate!…

—Eh bien, vous aviez trop de confiance en moi, vous tous, j'aime la fille d'un athée, j'adore une femme sans Dieu…

—Ah! mon fils, qu'as-tu fait? s'écrie la mère, avec un cri d'effroi.

—Vous me jugez bien misérable, n'est-ce pas? J'aurais dû tout vous dire, ma conscience depuis lors m'en a souvent fait le reproche amer, mais il faut avoir pitié… Vous êtes femme, vous savez comment cela vient, l'amour… C'était le soir, au premier dîner que nous prîmes à bord… J'avais devancé, à table, ceux que la destinée m'avait choisis comme voisins du passage… Voici qu'une robe de soie murmure tout près de moi… Je regardai la femme assise à ma gauche, et je ne sais quelle émotion violente me gonfla le coeur Devant moi, adorablement souriante, j'avais l'image de Greuze…

—Je comprends tout, interrompit, Madame Hébert, dont un sourire illumina le beau visage. Ton idéal prenait vie, tu aimas en elle ton grand espoir de jeunesse… Tout de suite, elle devint reine de ton âme…

—Oh! que vous dites bien cela, mère!…

—A table, il faut causer malgré soi… Vous fûtes ravis, l'un de l'autre, d'être Français… Bientôt, la chose devint grisante, irrémédiable, enchanteresse… Tu chancelas, tu perdis l'équilibre, tu ne vis plus rien… Elle te prit si bien que, la minute où tu n'ignoras plus qu'elle niait ton Dieu, cela te parut presque naturel de lui pardonner la chose… Elle te ligota si bien que tu n'as plus bougé… Les battements de ton coeur furent les courroies dont elle se servit… Oui, mon fils, tu es devenu prisonnier, sans le savoir… Le jour où tu sentis les fers au poignet, il était trop tard, tu étais enfermé à double tour, et la muraille de la prison était si épaisse que tu n'as pas entendu la voix de ton père qui venait au secours et qui t'aurait délivré peut-être…

—Je lui avais promis de la revoir… Il me l'aurait interdite, je le savais bien… Pauvre père, je l'ai trahi, et, quelques instants plus tard, il me cédait les honneurs qu'on venait de lui offrir… Alors, je sentis l'étreinte du remords, je faillis lui crier ma honte… Mais l'amour est une chose qui rend lâche…

—Non, mon fils, tu te frappes avec trop de rigueur… L'amour est venu sans t'avertir, comme un voleur… Il a trouvé ton coeur grand ouvert, il s'y est creusé un nid large et profond… Le jour où tu l'as senti à la besogne en toi-même, tu t'es battu contre lui, j'en suis certaine, tu l'as sommé de ne pas aller plus loin, et ce fut là ta noblesse… L'amour qui n'avance pas recule, tu le sais… Mais avant de céder la place, il se venge, il te mord, il te piétine, il te laboure… Ne l'oublie pas, tu es vainqueur, et c'est là ta beauté!… Ce fut une faiblesse d'écarter le soupçon de ton père, mais, sans elle, ce n'aurait pas été l'amour, et tu aurais vaincu sans gloire…

—L'indulgence des mères a toujours le mot qui sauve… Si j'ai trahi mon père, c'est qu'un sentiment plus fort que ma volonté d'alors me tyrannisait… Maintenant, elle est inattaquable, elle défie l'amour, elle en est maîtresse, elle lui a mis le talon sur la gorge!… C'est affreux, tout de même, ils ne mentirent donc pas, ceux qui me disaient, qne l'amour sans espérance déchire et torture!… Oh! qu'ils sont heureux, ceux qui, ne l'ayant jamais connu, raillent éternellement l'amour!…

—Courage, mon fils, ne sommes-nous pas là?… Nous te guérirons à force de tendresse… Fidèle à ta race, à ses traditions, c'est à nous que tu l'es. En nous aimant davantage encore, tu oublieras la chose douloureuse… Je te promets d'être meilleure que je ne le fus jamais, je te comblerai d'amour, je m'ingénierai à faire l'amertume plus douce, à répandre le calme en ton âme, à te donner l'illusion du bonheur… Tu guériras, mon fils, elle deviendra le souvenir tendre et lointain, la blessure que le temps cicatrise en l'entourant d'une auréole…

—Vous ne songez pas à l'action qui vous accapare, vous étourdit, vous endort!… Je travaillerai sans relâche, je donnerai au labeur tout ce que j'ai de force morale et physique, je tuerai le chagrin dans mon être à force d'enthousiasme et de vie intense!… L'abbé Lavoie me le disait: ta race et ta patrie ont besoin de ton courage… L'individu le plus intime, s'il donne le meilleur de son sang, accomplit parfois de belles choses!… Il ne faut pas que je sois un inutile, un mou, un dormeur, un assommé!… Je lutterai, je souffrirai, je tomberai, s'il le faut, pour l'âme canadienne!… Ainsi, je vivrai, je vaincrai cette femme, je me souviendrai toujours d'elle, mais debout, sans courber, sans crouler!… Ce n'est pas de l'orgueil, c'est le besoin de vivre!… Je dois racheter la faiblesse dont je me suis rendu coupable à l'égard de mon père… Vous m'entendez bien, mère, il ne faut pas qu'il sache, il me maudirait peut-être… Un père ne comprend pas toujours ce qu'une mère pardonne…

Des pas sourds gravissent l'escalier tournant. Ils font naître et grandir un silence épouvantable entre la mère et le fils, dont les poitrines halètent et les yeux sont effarés. Le pressentiment d'une chose effroyable les envahit, les maîtrise, les fait pâlir. Philo s'éloigne, vaguement inquiet. La vieille horloge martèle des secondes terribles.

Jeanne et son père entrent. Il semble qu'ils sont étrangers l'un à l'antre. Jules et sa mère n'ont pas eu le temps de mater leur angoisse. Augustin Hébert est sombre connue un nuage de tempête, le pli des mauvais jours menace entre les sourcils froncés, les veux repliés sur eux-mêmes se détournent, les lèvres s'écrasent l'une sur l'autre. Jeanne à qui son père n'a pas répondu, quand elle a essayé de lui parler tout le long du chemin, depuis l'église à la maison ancienne, est frémissante de peur. Soudain, le regard d'Augustin foudroie Jules trenblant qui devine.

—Je te défends de revoir cette Française, dit-il, avec une colère comprimée jusqu'à l'extrême.

Les deux femmes, pétrifiées, glacées d'effroi, s'enlacent pour avoir le courage d'entendre. Jules va combattre.

—Mais pourquoi, balbutie le jeune homme, un peu machinalement, qui se prépare à la lutte.

—Tu oses me demander pourquoi, s'écrie Augustin, presque violent.

—Mais, mon père…

—Hier encore, tu as passé toute la soirée avec la jeune fille, sur la
Terrasse… Vous vous êtes promenés, puis, vous êtes allés au café…
Nie-le, maintenant!…

—C'est vrai, mon père…

—Tu as accompagné souvent ces gens-là, mais plus souvent la jeune fille encore… Nie-le, si tu peux!…

—C'est vrai, mon père, dit Jules, soumis, très ferme cependant.

—Le docteur L… m'a dit que ces gens-là, pendant toutes les semaines qu'ils vécurent à Québec, n'allèrent pas à la messe une seule fois! Est-ce vrai?…

—Je crois que c'est vrai…

—Tu le savais donc!… Pourquoi ne vont-ila pas à la messe?…

—Parce qu'ils n'y croient pas…

—Ils sont donc athées!…

—Oui, mon père…

—Le savais-tu, qu'ils étaient des misérables?…

—Oui…

—Le savais-tu, le jour de ton retour, alors que je te l'ai demandé?

—Oui…

—Le savais-tu, quand tu devins leur ami de tous les jours à bord du navire?…

—Oui…

—Le savais-tu, quand tu fis leur connaissance?…

—Non, mon père…

—Quand l'as-tu appris?…

—Au troisième entretien que j'eus avec la jeune fille…

—Et tu n'as pas eu horreur d'elle, tu n'as pas fui ces misérables?…

—Hélas, non, mon père…

—Te proposais-tu de les revoir?…

—Oui…

—Eh bien, tu ne les reverras pas, je te l'ordonne!… Tu les as trop vus, c'est déjà trop de honte!… Tu savais bien que les potins circulent à tire-d'aile ici… Tout Québec sait qui ils sont, tout Québec en parle… On te pense amoureux de la jeune fille… Tu t'es compromis, tu t'es avili, tu m'as déshonoré!…

—Le reproche est bien cruel, mon père…

—Mais pourquoi as-tu fait cela?… Dès qu'elle a blasphémé le Dieu qui est le tien, qui est le nôtre et celui de ta race, comment n'as-tu pas rougi de rester près d'elle? A la fréquenter, tu aurais dû la haïr!… Mais non, au lieu de lui faire une bonne leçon de foi canadienne-française, tu lui pardonnes, tu l'excuses, tu en fais ton amie, tu t'affiches au milieu de tout Québec, tu laisses croire à tous que tu l'aimes!…

—Si vous vouliez m'écouter quelques instant», vous seriez moins sévère peut-être…

—Que peux-tu dire?… Je te défie d'avoir une excuse!… Tu as fraternisé avec les ennemis de notre foi!… Comment as-tu dégénéré à ce point?… Vos idées libérales d'aujourd'hui vous affaiblissent, vous préparent aux lâchetés!… Le Canadien-Français, au fond de toi-même, ne s'est donc pas révolté contre un pareil voisinage?… Tout ce que tu adores, ils l'exècrent; tout ce que tu veux défendre, ils travaillent à le mettre en pièces!… Ils viennent, au Canada, se moquer de nous, railler notre ignorantisme et nous outrager dans ce que nous avons de plus sacré!… Ils nous vilipendent, et toi, par je ne sais quelle mollesse, tu les admires, tu rampes devant eux, tu t'abaisses à leur plaire et à leur sourire!…

—Mon père! supplia Jules.

—Et pourtant, je croyais t'avoir façonné un autre moi-même, t'avoir inculqué ma haine des persécuteurs du Christ!… Ils sont horribles, impitoyables, répugnants, je les abhorre, je ne les abhorrai jamais autant qu'en ce jour où ils m'enfoncent dans le coeur la déchéance de mon fils!… Dès la minute où tu pus comprendre, je t'enseignai les leçons magnétiques de notre histoire!… Ils rougissent de toi, tous ceux dont le premier je t'appris les noms et l'épopée, Champlain, nos missionnaires, nos héros, Dollard, Bougainville, Iberville, Hélène de Verchères et tous ceux qui s'immortalisèrent pour la race et la Croix!… J'espérais t'avoir pétri l'âme de la moëlle de nos braves, t'avoir forgé une cuirasse éternelle!… Je me suis trompé, elle a plié d'une façon lamentable!… Et pourtant, le seul nom d'athée me remplit de colère!… Quand il m'arrive d'en coudoyer un sur ma route, je m'efforce d'être poli, de ne pas lui jeter à la face ma répugnance et mon dédain!… Ce sont, tous des poseurs, de vils orgueilleux, des gens qui étouffent leur conscience et qui ont peur d'avouer tout haut le Dieu qu'ils sentent palpiter dans leur âme!… Le jour où la mort les menace de sa griffe, ils changent de sourire, et c'est, à leur tour d'être crétins, de ramper devant l'au-delà!… Ce sont des hypocrites et des poltrons!… Ce que je dis là, tu le disais autrefois de ton indignation jeune et fougueuse… En t'entendant, je me retrouvais tout entier, c'était l'écho de ma passion vengeresse, tu étais mon fils, tu étais Canadien-Français, corps, âme et sang comme moi, je t'aimais éperdument, comme on ne doit pas aimer un fils peut-être!…

—Je suis encore tout cela, votre fils entier, je vous le jure…

—Tu ne l'es plus, te dis-je!.. Il y avait de la pâte molle en toi, de l'étoffe à compromis, de la tendance aux complaisances criminelles!… Songe donc, tu es devenu l'ami de sectaires maudits!… Et j'ai un pressentiment qu'ils sont de l'école la plus noire, de celle qui nous pourchasse, fait la guerre à nos autels et veut chasser Dieu des entrailles de l'humanité!… Comment oses-tu me regarder comme cela, de tes yeux qui ne cèdent pas?… Défends-toi, maintenant… Depuis que j'ai su la chose vilaine, je me suis creusé le cerveau toute la nuit, j'ai cherché comment tu serais moins coupable, et rien ne te justifie d'avoir fraternisé avec ces misérables, tu n'as pas respecté la foi qu'ils traînent, dans la fange, tu m'as renié, tu as renié ta mère et ta soeur, tu as lâché ta race, tu nous as lâchés tous!… Défends-toi, si tu le peux, je t'en défie!

—Vous parliez d'un poignard qu'on vous plonge dans le sein, mon père… Vous me demandiez pourquoi Je gardais les yeux fixes: je sentais vos paroles me pénétrer dans la chair comme des balles… Je n'ai qu'une excuse à donner… J'ai peur de vous, j'ai peur qu'elle ne suffise pas, qu'après l'avoir entendue, vous me pensiez lâche et criminel encore… Et cependant ma faute ne fut pas volontaire, je puis le crier, cela, je l'afffirme, je l'ai commise malgré moi, fatalement, muselé, aveugle, inconscient de la honte!…

—Tu plaides fatalité, est-ce bien là ton excuse? Elle serait pitoyable, interrompit le père, dont l'accent calme du jeune homme exaspérait les nerfs. Là on tu fus le plus coupable, ce fut de mentir le jour où tu nous revins!… Je me repentis d'avoir eu ce doute, je craignais de t'avoir insulté, je n'osai même pas te rappeler que tu ne m'avais pas répondu!… Tu m'as joué avec ton âme canadienne, tu m'as trahi, tu as versé des larmes fausses!… Comprends-tu quelle douleur c'est pour moi de songer qu'après une telle faiblesse, tu n'as pas eu le courage de l'avouer: tu as eu l'audace d'en prolonger, au lieu même de ton berceau, le cours et l'humiliation!… Ose dire que ce n'est pas vrai, que tu ne mérites pas le langage dont je te soufflète!…

—Je n'ai pas répondu, mon père, je n'ai donc pas menti… Certes, je vous ai caché la vérité, je devais le faire… Ce fut une puissance, en moi que je ne pus vaincre… Ne m'interrompez pas, votre indignation serait cruelle encore, vous m'avez assez broyé le coeur déjà!… Je le répète, j'ai peur de vous… Allez-vous me pardonner, quand je vous aurai tout dit? Oh oui, vous êtes bon, vous ne m'accablerez plus de vos reproches qui me fouettent au sang comme des lanières de plomb!… J'ai, dans les veines, la chaleur ardente que vous m'avez transmise, vous l'avez embrasée de votre enthousiasme pour tout ce qui est pur et beau, je l'ai surchauffée par une jeunesse que je consacrai toute aux fièvres nobles et au rêve sain, j'ai amoncelé l'idéal en mon âme. Un jour, une vision incarna toute la somme de pureté, de noblesse, d'idéal et de beauté que j'avais accumulée dans mes rêves… En une minute, cela se devine, cela vous perce le coeur!…

Marguerite, dès la première seconde, attendrit le meilleur et le plus profond de moi-même. Je l'aimai tout de suite, sans le savoir, avec l'inexpérience de l'amour, entièrement, d'un culte souverain, d'une passion merveilleuse… Et lorsque, de sa voix si douce, elle m'avoua son panthéisme abominable, la souffrance que j'en eus me fit avoir pitié d'elle, et j'oubliai qu'elle blasphémait Dieu pour l'adorer dans la créature si belle dont il illuminait un instant ma route. Près d'elle, je n'eus pas honte, je me sentais fier et capable de tous les héroïsmes, infiniment heureux… Je ne vous répondis pas, c'est vrai, mon père, je ne pouvais pas vous répondre… Vous m'auriez défendu de voir Marguerite, et elle m'était déjà chère au point que tout mon être voulait ne pas la perdre encore…

—Tu l'aimes! c'est donc là ta seule raison de m'avoir humilié, de m'avoir trahi, d'avoir lâché les tiens!… Selon toi, l'amour est immaculé, d'où il vienne et quoi qu'il fasse! Il a parlé, je dois me taire!… A quel degré de mollesse en es-tu rendu? Est-ce qu'on aime la fille d'un athée? N'est-elle pas inséparable de son paganisme, et puisqu'elle narguait ton Dieu, ne devais-tu pas la haïr, ne voir en elle que l'ennemie qu'on maudit?… Tu l'as aimée! Tu lui as donné le plus pur de ton enthousiasme et le meilleur de tes rêves! Tn as, pour cette femme le sentiment sacré que j'eus pour ta mère!… Eh bien, je ne pouvais jamais m'imaginer ta bassesse aussi grande!… Ne sens-tu pas qu'ils rougissent de toi, Lafontaine et Cartier, dont je t'enseignai la mâle histoire ici même? Ne sens-tu pas qu'ils te renient, les livres canadiens dont je te fis boire amoureusement la sève patriotique?… Et maintenant que mon indignation s'épuise, je ne ressens plus que la honte, et tu ne sauras jamais combien tu me fais mal, combien cet amour coupable terrasse et vieillit ton père!…

—Pauvre père!… Mais c'est pour éviter cette colère et cette peine que je ne parlai pas, le jour où je revins… Alors seulement, j'entrevis la profondeur de mon amour… Et si vous saviez combien je l'aimais déjà, vous comprendriez que j'aie pu faiblir… Hélas! nous sommes devenus des ennemis, nous nous battons, nous nous déchirons, le sang coule des blessures que nous nous donnons au coeur!… Pourquoi seriez-vous impitoyable? L'abbé Lavoie m'a pardonné, lui…

—Tu mens! s'écrie le père, furieux.

—Oh! quelle atroce parole, mon père, c'est votre tour à m'enfoncer un poignard!…

—Depuis que tu m'as caché ta honte, puis-je croire en toi? L'abbé Lavoie ne peut t'avoir pardonné, lui moins que tout autre!… Il aime trop bien son Christ pour avoir sanctionné ton amour d'une fille Renan!… L'apôtre a dû bondir sous l'outrage au Dieu qui a toute son âme et toute sa vie!… Tu ne lui as dit qu'une parcelle de la vérité!…

—Il faut que vous me croyiez, mon père, que vous regrettiez cette parole qui me torture, et la voix du jeune homme a une telle énergie que le père en est profondément remué. Je ne vous garde pas rancune de me flageller du nom de menteur, vous vous croyez le justicier de la race et de la foi… Mais entendez-moi bien, et il vous le dira lui-même, j'ai fait à l'abbé, le jour du poll, en un moment de souffrance aiguë, la narration que vous entendîtes… Je me préparais à sa colère, et voici ce qu'il me dit: "Tu ne fus pas lâche de l'aimer, tu le serais de ne pas immoler ton amour!"…

—Comment n'es-tu pas lâche d'aimer une femme que tu dois arracher de ton âme, parce qu'elle est l'ennemie de ton Dieu? interrompit Augustin, qui ne pouvait plus douter de la franchise de son fils.

—Oui, Augustin, il ne fut pas lâche, il ne fut pas coupable, intervint la mère, dont le visage était pâle comme celui d'une agonisante. Il faut que tu comprennes… Ton patriotisme rigide va trop loin, tu as puni cet enfant d'une façon qu'il n'oubliera jamais, que tu regretteras plus tard… Ta conception de l'honneur t'égare: calme ta souffrance et ta fureur un moment… Rappelle-toi ce que c'est, l'amour… Tu n'eus qu'à, m'aimer rien ne séparait nos deux âmes avides, il nous parut naturel, dès la première heure, de nous aimer toujours… Je fais appel à ton amour: n'est-ce pas une chose toute-puissante? Figure-toi qu'un gouffre nous eût empêchés d'aller l'un à l'autre, n'aurais-tu pas souffert de me perdre? J'ose espérer que tu ne m'aimas pas uniquement pour la prière… A Marguerite, il ne manque pas autre chose que la prière… Il l'aime, comme tu m's aimée, pour les mêmes raisons éternelles, pour le même bonheur dans tout son être… Tout-a-l'heure, si tu avais pu voir son martyre, entendre sa confidence émouvante, tu en aurais eu les larmes aux yeux, tu n'aurais pas eu des paroles aussi violentes, aussi meurtrières… Songe donc, il l'adore sans espoir… Dès la minute où lui vint la révélation de cet amour, il s'est battu comme un lion contre lui, comme ton fils, comme un Hébert, il a vaincu!… Ton fils est digne de toi: il préfère à l'amour qu'il tue l'honneur que tu lui as enseigné!… Rappelle-toi notre tendresse, et tu sauras quel tourment est le sien, ce qu'il lui faut de grandeur et de courage pour laisser partir à jamais la femme qu'il aime!…

—Toi aussi, ma femme, tu es contre moi, tu l'absous, dit Augustin, plus calme. Et c'est au nom des Hébert que tu implores la pitié!… Ne t'en déplaise, les Hébert n'ont jamais fraternisé, que je sache, avec les ennemis du Christ!… Jules est le premier qui déchoit!… Avant d'avoir aimé cette fille, il était de ma race, il n'en est plus!… L'abbé Lavoie n'est pas un Hébert, lui!… Jules a failli, te dis-je, il n'est pas digne du nom que nous lui avons donné!… Ton amour t'aveugle, tu pardonnes avec le coeur mou des mères!… Tous les Hébert, depuis le premier ancêtre canadien, le condamnent, le flétrissent, par ma noix chargée de toute leur fureur, l'accusent d'avoir souillé leur blason!…

—Eh bien, mon père, c'est trop! proteste vivement le jeune homme. Je refuse l'excommunication de ma race!… Non, je n'ai pas dégénéré, je me sens digne du nom que je porte!… J'aime la fille d'un athée, soit, je n'ai pas pu faire autrement!… Il m'a suffi de la voir: suis-je criminel de l'avoir vue?… Comme vous le disait ma mère, je n'ai pas cédé, j'ai réuni contre cet cet amour, toutes les forces capables de l'extirper de moi-même, j'ai fait le serment de vaincre et j'ai vaincu!… Je l'ai revue, fort bien, mais je n'ai jamais oublié, près d'elle, qu'elle ne serait jamais à moi!… Dieu, comme j'ai souffert, comme je souffre encore!… Oh! si vous saviez ce que j'ai là, ce que c'est le déracinement de l'amour en soi-même!… Je n'espère plus votre pardon, vos yeux ne bronchent pas!… Qu'importe? Un jour, vous admettrez, vous pardonnerez!… Si je n'avais pas mon rêve d'action patriotique, en face de moi, qui magnétise et promet des sensations grisantes et viriles, je ne sais à quel désespoir je m'abandonnerais; Dieu merci, dans quelques jours, à Ottawa, j'exalterai l'âme canadienne, je mettrai dans mes accents toute la passion que je réfrène, que j'égorge, et il faudra bien qu'on m'écoute Vous serez fier de moi, mon père, j'accomplirai de la grande besogne, je me réhabiliterai à vos yeux, les ancêtres seront orgueilleux de moi, m'applaudiront par votre voix grondant de tous leurs enthousiasme!…

—Comment veux-tu que je te pardonne, mon fils? répondit Augustin, implacable, que la chaleur et la véhémence du jeune homme avaient toutefois bouleversé. Tu parles bien, tu es superbe, et si l'éloquence était une excuse, il me faudrait oublier!… Mais, sous ton langage de flammes, je sens que tu l'ames à la folie, que tu veux la revoir encore!… N'est-il pas vrai que tu veux la revoir?…

—Oui, mon père, il faut que je la revoie… Demain, ce sera fini… Elle s'en ira sans retour… Ne soyez pas inexorable, laissez-moi tenir ma promesse et lui faire l'adieu pour la vie… Ayez pitié d'elle qui n'espère pas le rendez-vous du ciel!…

—Mais tu ne comprends donc pas ce que c'est pour moi, le spectacle du mon fils implorant grâce pour la fille d'un sectaire!… Quel est cet amour qui te fait te traîner à ses pieds?…

—Aie pitié, Augustin, je t'en supplie, sanglote la mère. Je te le répète, tu regretteras cela plus tard…

—Ayez pitié, mon père, balbutie Jeanne, dont les joues roses ne le sont presque plus. Ils s'aimèrent un jour, et c'est déjà fini, leur joie profonde… cela briserait leurs âmes de ne s'être pas revus… Elle n'est pas coupable de ne pas avoir connu Dieu… Comment est-ce elle, et non moi, dont le berceau ne fut pas entouré du ciel? On ne peut s'empêcher d'aimer Jules, est-il étonnant qu'elle l'ait aimé?… Cela fait moins de peine de s'être laissés, quand l'adieu s'échange dans un regard suprême… Ayez pitié d'elle que la destinée brise, permettez-lui d'emporter un souvenir plus doux…

—Toi aussi, ma Jeanne, dit le père, courbant ses épaules sous l'amertume. Eh bien, je resterai seul avec mon chagrin.. Va la voir, ta Française de malheur, puisque je suis seul à la haïr…Mais Je ne cède pas. Je n'accepte pas cet amour!… Il n'y a pas d'amour coupable nécessaire, quand on s'appelle un Hébert!… On n'aime pas, sans y mettre sa volonté molle, une fille impie… Son visage, fût-il une apparition de grâce, n'a jamais prié!… Ses yeux, fussent-ils merveilleusement beaux, ne pénétrèrent jamais dans le ciel!… Sa bouche, eût-elle un dessin irrésistible, avait blasphémé ton Dieu!… Tu devais prendre tous ses charmes en horreur!… Vous pensez tous contre moi, quelque chose d'inflexible m'assure que j'ai raison, et il me faudra bien des heures et bien des jours avant de penser comme vous tous, avant de pardonner.

VIII

Au moment même où Jules Hébert a le coeur à la torture dans le sanctuaire des livres canadiens de son père, Marguerite Delorme, immobile et pensive à l'une des fenêtres du Château-Frontenac, admire longuement le paysage dont elle veut garder le souvenir éternel. A la veille de s'en éloigner pour toujours, elle imprègne sa mémoire de chaque détail pittoresque, et le Saint-Laurent, désormais, fera partie de la substance vive de son âme. C'est une des journées paradisiaques du septembre québécois, où le soleil a des caresses de lumière plus douce et l'air des parfums plus subtils. On dirait que la nature, aux approches de l'automne maussade et frileux, se grise de chaleur afin d'oublier la bise qui bientôt, la rendra frissonneuse. Le fleuve déploie sa nappe limpide, aux miroirs d'émeraude et de bleu turquoise, le feuillage du Bout-de-l'Ile est alangui, la falaise grise de Lévis s'éclaire d'un sourire, les Laurentides échelonnent leurs croupes gracieuses dans la clarté bleue, les villages, au loin, s'auréolent de rayons tendres. Une allégresse vive miroite sur le visage des quelques promeneurs sur la Terrasse lumineuse. Champlain s'anime dans le bronze, et c'est peut-être la fanfare des cloches innombrables qui fait passer des souffles de vie dans sa chevelure.

Marguerite adore le son des cloches canadiennes. Elles lui arrivent de partout, ce matin-là. Une plainte mélancolique vient à elle de la côte de Beaupré lointaine, une rumeur plus joyeuse accourt de Saint-Picrre-de-l'lle et de Sainte-Pétronille, une harmonie enthousiaste s'élève des clochers fraternels de Beauport et des églises de Lévis, le carillon de Saint-Romuald murmure dans la distance, et les clochers de Québec unissent leurs voix prochaines en une salve éclatante. Elles sont, les cloches vivantes, l'emblème triomphal d'un pays de foi profonde. La jeune fille sait pourquoi le paysage magique et la mélodie grandiose répandent l'extase au fond de son être. Elle ne peut les séparer, l'une et l'autre, du jeune Canadien qui lui chanta l'une et lui dévoila le mystère de l'autre. C'est beaucoup moins le grand fleuve qu'elle regarde et les clochers des villages canadiens qu'elle entend, laisse pénétrer en elle et pleure d'abandonner, que le jeune homme énergique et fort qu'elle y retrouve et qu'elle aime. Elle n'en doute plus, la source d'amour a jailli sur sa route. Et plus elle y a bu, plus elle eut soif. Hélas! elle est presque tarie déjà. Demain, elle s'abreuvera de la dernière goutte. Et tous ignoreront le chagrin poignant, nul jamais ne saura la tendresse où le meilleur d'elle-même s'est donné, ne se reprendra jamais. Elle a conscience qu'un tel amour ne disparaît jamais de l'âme et que Jules Hébert trônera dans son rêve toujours. Mais la souffrance qu'elle éprouve est étrangement douce, et voilà pourquoi elle écoute, avec une émotion ravie, la fanfare des sons innombrables.

En les entendant, Gilbert Delorme, assis auprès d'une table fragile, à quelques pas de la jeune fille, fit courir vertigineusement sa plume sur les feuillets blancs qu'il couvre d'une écriture nerveuse et mesquine. Les cloches ne l'ont jamais énervé comme en ce jour, elles inspirent, à sa haine des invectives pleines de flamme. La pâleur de ses traits rayonne d'une passion farouche, des éclairs traversent les yeux noirs et tendus, un rictus amer contorsionne la bouche entr'ouverte. A coup sûr, il est la proie d'un sentiment qui l'enfièvre et le transporte. Un instant, la plume fébrile cesse d'aller et venir: il écoute, la fureur dans les veines, le bruit immense des cloches. Puis, sa pensée de nouveau se hâte sur les feuillets immaculés.

—"Jamais comme en cette minute, écrit-il à Paul Favart, un de ses compagnons d'armes dans la guerre à Dieu, je n'ai senti la rage devant la superstition que nous voulons déraciner de ce monde. Ce Canada-Français fourmille de crétins endurcis. Oh! comme il faudra de persévérance et de besogne pour déloger ici le surnaturel qui est comme la moëlle vitale de cette race! Mais nous y parviendrons, nous infiltrerons petit à petit l'humanitarisme vainqueur! Tiens, j'ai les oreilles cassées par le son des cloches maudites qui m'arrive de toutes parte, et je voudrais réduire en poussière tous ces clochers dont Québec foisonne!"…

Et, longtemps encore, les feuilleta blancs se noircissent de haine. Gilbert Delorme, enfin, s'arrête, les sueurs perlant du front livide. Son enfant chérie est toujours là, immobile à la fenêtre. Oh! comme il en est orgueilleux, de cette femme intelligente, idéale, qu'il a créée! Sonnez, cloches maudites, pense-t-il, avec une joie délirante, vous ne faites pas mieux, vous ne ferez jamais une créature comme celle-là!

Un désir incontrôlable de lui redire sa fierté dirige le père vers sa fille. Elle est si intense, la rêverie visage mince et parfait, qu'il en est frappé.

—Quelle songerie, ma fille!… Si j'ignorais que tu n'as aucune raison de l'être, je te croirais triste même…

—On est triste, parfois, sans trop savoir ce qui pleure en nous…

—C'est la souffrance des poètes, cela, railla-t-il. Les larmes qu'on verse alors ont une saveur infinie… C'est la douleur imaginaire, qui n'en est que plus douce, parce que nous la créons en nous-mêmes… Ce n'est qu'une forme de l'égoïsme; deviendrais-tu égoïste, mon enfant? La chose est, très-vilaine…

—La poésie m'a toujours ensoleillée de joie, mon père, dit la jeune fille, qui se demanda si, dans son amour, elle n'avait pas songé qu'à elle même. Je ne suis pas une égoïste, alors…

—La joie intense confine aux larmes ce n'est qu'une manière de dire ce que tu sais, n'est-ce pas?…

—Si vous le voulez absolument, il faut bien que je sois égoïste, badina
Marguerite.

—Tu railles, mon enfant, et bien que je n'y connaisse guère aux mystères des femmes, j'ai l'intuition que tu n'as pas envie d'être joyeuse, que tu préfères être seule…

—Mais non, je suis très heureuse de vous avoir auprès de moi, de regarder vos bons yeux tendres!…

—Dans les tiens, quoi que tu dises, je soupçonne une vague tristesse…

—C'est toujours après-demain que nous partons, c'est irrévocable, n'est-ce pas? interrompit vivement la jeune fille, pour esquiver l'interrogatoire troublant.

—Mais oui, n'en as-tu pas assez, de cette ville?… Elle est très belle, fort intéressante, j'en conviens, mais le Canada nous réserve beaucoup d'autres surprises tout aussi agréables, je t'assure… Est-ce le départ qui te bouleverse?…

—Sans me désespérer, il me chagrine, mon père…

—Eh quoi! tu m'étonnes là, vraiment, je ne comprends pas. On s'attendrit sur un endroit qu'on laisse avant d'en avoir épuisé tout le charme!… N'as-tu pas eu tout le loisir d'admirer Québec?… Un cicérone captivant ne t'a rien caché de la ville pittoresque, au cours des longues semaines qu'il a eu la délicatesse de nous consacrer… Il est fort bien, ce jeune homme, et c'est dommage qu'il prie!…

—Allons, mon père, n'est-ce pas admirable, le tableau qui se déroule d'ici? s'empressa-t-elle de dire, effrayée de la fièvre dont son visage brûlait. Plus je le contemple, plus je l'aime!…

—Je te le redis, les paysages qu'on abandonne, en les aimant encore, laissent dans Pâme un meilleur souvenir… A vivre plus longtemps à Québec, tu en deviendras lasse… Courons vers les sensations nouvelles! Montréal est superbe, m'a-t-on dit, la sorcellerie des plaines de l'Ouest nous attend!… Il ne faut pas avoir de la peine, tu es trop sentimentale, Marguerite…

—C'est la première fois que je regrette autant d'abandonner une terre étrangère, ne put s'empêcher de murmurer la Française.

—Combien de fois nous quittâmes des lieux qui me parurent plus merveilleux que celui-là, et tu n'eus jamais un chagrin pareil!… Aujourd'hui, tu es mélancolique à l'extrême, il faut chasser l'impression pénible, ne pas donner prise à la songerie maladive… On glisse vers elle sans trop le savoir!… Oh! je devine, ces cloches t'affligèrent sans doute!… Je l'écrivais à Favart, elles ne m'agacèrent jamais autant que tout-à-l'heure… Elles ont enfin calmé leurs transports!… Dis, c'est leur tapage qui t'a rendu triste… Elles nous narguaient, chantaient victoire!… Ah! si je pouvais les étouffer!…

—Pourquoi tant de haine, mon père? reproche-t-elle.

—Que veux-tu dire?…

—Oui, notre religion, c'est l'amour, et vous n'avez jamais pitié des catholiques, de leurs clochers…

—Quel étrange langage! interrompit brusquement Gilbert. Je ne l'entendis jamais sortir de tes lèvres, auparavant!… Ainsi, tu aimes les clochers, ton âme sensible est touchée par leurs appels, mais c'est notre ruine qu'ils annoncent à grande volée, c'est nous qu'ils bravent dans leur insolence, et tout-à-l'heure, on aurait dit, vraiment, qu'ils se donnaient le mot pour me lancer leurs sarcasmes à la figure!… Je connais les émotions poétiques, moi-même… Eh bien, ces cloches, je les hais, je les méprise, je donnerais mon sang pour les voir toutes joncher le sol, en morceaux, vaincues, muettes à jamais!… Je la condamne, ma fille, ta poésie qui s'attendrit jusque-là!…

—Pourquoi ne pas les aimer comme reliques d'art?… N'est-il pas inspirant de voir les clochers escalader l'azur ou rester debout quand la tempête gronde autour d'eux?… Ils me parlent de choses douces, ils devraient vous émouvoir comme symbole de l'âme humaine qui s'élève, aspire vers l'idéal et défie les ouragans de l'existence!…

—Mais tu sais bien qu'ils sont l'emblème de la foi exécrable de ces gens-là!… Aussi longtemps qu'ils seront debout, fiers, arrogants, despotiques, on les aimera!… En avoir pitié, c'est reculer indéfiniment le règne béni de la Libre-Pensée!… Non, il faut leur trancher la tête, les écraser sous nos talons frénétiques!… Ta tendresse pour eux m'agace énormément, j'avoue ne pas te comprendre… On cultive le cléricalisme en serre chaude ici, mais il ne peut t'avoir entamée!…

—Je suis tout aussi anti-cléricale que vous, mon père, mais autrement, voilà tout.

—Comment peux-tu l'être autrement que moi qui t'ai faite à ma ressemblance?…

—Je rêve plus de tolérance dans la guerre à ces gens-là, comme vous les appelez… Ils sont sincères, croyez-m'en… Dans leur sincérité, il y a de la grandeur… Vous les dédaignez, je crois qu'ils valent mieux que cela, qu'ils méritent notre amour même… Vous les traitez d'ignorants: il est des choses qu'ils n'ignorent pas, cependant, l'honneur, le devoir, la noblesse, les vertus sublimes… Quand vous vous battez contre eux, vous ne songez qu'à leur Dieu que vous haïssez… Vous avez la conviction que leur Dieu n'est pas, c'est donc eux-mêmes que vous haïssez!… Est-ce prêcher l'amour que d'être impitoyable et d'outrager sans cesse?…

—Ces idées sont nouvelles, inouïes, je crois rêver à les entendre jaillir de ton cerveau, une influence a opéré sur toi de vrais sortilèges!… Ignores-tu que tu les excuses, que tu les défends même, que tu leur permets de vivre?… C'est le laisser-aller que tu exaltes!… Mais laissons-les faire, et le crétinisme encroûtera la pensée humaine à jamais!… Non, ma fille, il faut traquer la superstition légendaire, ne pas lui faire quartier, l'assommer!… La foi de ces Canadiens-Français t'en impose, un moment… Cela passera, ne peut durer, c'est la femme en toi qui pleure sur l'ennemi blessé qu'on apporte dans sa maison!… Au fait, tu ne m'as pas encore dit pourquoi tu es si triste, ce ne peut être pour cela, assurément…

—C'est pour cela, mon père, je souffre, parce que les hommes ont à se haïr!…

—C'est vraiment curieux, fit-il, songeur. On ne pousse pas la sensibilité à un tel point!… Il ne s'agit que d'une idée: on ne verse pas de larmes sur une idée, et c'est comme s'il y avait eu des pleurs dans ta voix… Il y a autre chose que tu me dissimules… J'essaye de comprendre… Oh! si c'était cela!… Quelle pensée affreuse!… Mais c'est impossible!… Tu n'aurais pas fait cela!…

—Quoi, mon père! s'écrie la jeune fille, inquiète.

—Eh oui, ta peine… J'ai pensé, un instant, que… Mais non, je ne le dirai pas, ce serait déjà t'insulter, bien que je n'y aie pas cru… Ce serait violer la confiance que j'eus toujours en toi, introduire un mauvais souvenir entre nous qui ne connûmes jamais cela!… Décidément, non!…

—Je veux savoir, mon père, dit Marguerite, impulsive et cédant au besoin qu'on a toujours de fuir le mystère avec les êtres chers.

—Il vaut mieux que je me taise!…

—Un soupçon plane entre nous, je ne puis endurer cela!… Je préfère savoir!…

—Puisque cela t'intrigue, il faut bien le dire. Mais souviens-toi que je n'en crois rien… Je le dis, pour ne pas te déplaire, tout simplement… Ce Canadien-Français, eh bien, il est charmant, cause fort joliment, possède une intelligence assez vigoureuse, assez brillante même, une érudition des choses de son pays vraiment captivante… Depuis que vous vous êtes rencontrés, vous avez eu presque des relations d'amoureux… Si je ne t'avais pas connue la femme inflexible que je t'ai façonnée, je n'aurais jamais permis une pareille intimité!… Mais je ne pouvais m'y opposer sans douter de toi, et je t'aurais outragée, n'est-ce pas?… Tu es un autre moi-même, tu as la ferveur de mes idées, tu peux braver toute la séquelle des crétins ensemble, au besoin même tu leur donnerais une verte leçon de grande et saine philosophie!… A certains moments, quand une inquiétude passagère me traversait l'esprit, je songeais avec orgueil que ce brasier de superstition ardente que tu effleurais, ne pouvait te causer la moindre brûlure!… Non, Jules Hébert n'a pas eu l'audace de t'endoctriner!… Ce n'est pas la sienne, l'influence dont j'ai parié tout-à-l'heure!…

—Il est trop délicat, mon cher père, il n'y a pas même songé, vous pouvez en être sûr… C'est moi qui lui ai demandé de me parler de sa foi!… J'étais certaine de moi-même!…

—Et il t'en a parlé! avec son feu, son enthousiasme de fanatique enragé, n'est-ce pas?… Quelle imprudence, ma fille!… Il y a mis toute sa conviction diabolique, je suppose, il a fait de l'étalage, a déclamé des tirades pieuses!… Dans tout cela, il y a je ne sais quel magnétisme, et il faut être sur ses gardes!… Au moins, tu lui as répondu, tu l'as joliment muselé, tu l'as fait rougir de son ignorance et de sa lâcheté devant leur Dieu fantasmagorique!… Oh oui, tu as fait cela, tu as vengé ton père défié, tu lui as fait rengainer sa chimère de l'au-delà!… C'était, ton devoir, et tu n'y as pas failli, j'en suis certain!…

—Il ne m'imposait pas sa foi, pouvais-je lui imposer la mienne? D'ailleurs, tout ce que je pouvais lui en dire, il le connaissait déjà!…

—Comment! il aurait l'esprit assez large pour concevoir la Libre-Pensée émancipatrice, et il est, encore esclave des antiquailles du christianisme!… Oh non, je ne crois pas cela!… C'est mal d'avoir courbé la tête, Marguerite, et tu as faibli!… Tu eus, pour lui, la pitié que les clochers t'inspirent… Tu es trop généreuse, décidément: trop de bonté mène à la tiédeur et à la mollesse!… Vraiment, je te croyais plus forte que cela, tu me désappointes… Ce Canadien-Français se vantera désormais qu'il eut facilement raison de la fille de Gilbert Delorme!… Peut-être n'ignore-f-il pas qui je suis, et il n'en sera que plus fat!… Tu les connais, pourtant, ces catholiques arrogants, leur morgue n'a pas de bornes, et dès qu'ils ont sur nous le moindre avantage, ils le proclament à tous les vents du ciel!… Il nous comprend, dis-tu: c'est, de l'hypocrisie, te dis-je… S'il nous comprenait, il serait avec nous!…

—Vous me reprochez d'être généreuse, comment pouvais-je ne pas l'être avec lui? Il est si bon, ni magnanime lui-même!… Il n'a pas de haine contre nous, mon père…

—Impossible! il est un catholique enraciné, il doit nous haïr…

—Il nous méprisait avant de nous avoir rencontrés… Il croyait que nous étions tous des poseurs à l'indifférence, que nous n'étions pas sincères… Depuis qu'il est convaincu, par nous, qu'il y a des alliées francs, il nous aime, tout en nous combattant!…

—Alors, c'est depuis qu'il t'a vue, qu'il nous aime, répondit Gilbert, que son soupçon de tout-à-l'heure reprenait.

—Il n'a plus de rancune contre nous, mon père c'est tout ce que j'ai dit, balbutie Marguerite, épouvantée par le ton sévère de Gilbert, et craignant d'avoir laissé poindre son secret par mégarde.

—Et si c'était moins les sectaires et tes parents qu'il aime que toi, ma fille?…

—Il ne m'a rien dit de tel, répondit la jeune fille, trahissait une pâleur intense.

—Une femme devine toujours, quand il y a de l'amour autour d'elle!… Et maintenant, je veux réponse nette et libre!… Ce Canadien-Français t'aime-t-il?…

—Je ne saurais dire, murmure-t-elle.

—Tu doutes!… C'est un aveu, cela… Tu sais, tu as la certitude qu'il t'aime!… Il te l'a dit peut-être?…

—Oh! mon père; ce n'est pas vous, cela, vou» me tendez un piège, je viens de vous déclarer que je n'en sais rien…

—Je te demande pardon, ma fille, je ne voulais pas ceci… Mais, vois-tu, à la seule pensée qu'il peut t'aimer, je me révolte!… il ne peut avoir eu cette audace!… Il est ton ami, c'est très-bien, mais pas autre chose!… Et pourtant si c'était vrai!… Je me suis conduit comme un écervelé: laisse-t-on des jeunes gens se voir autant que je vous le permis?… Ce serait un rude hypocrite, alors, il nous aurait dépistés par ses faux airs de cicérone désintéressé!… Mais oui, je commence à le détester, à lire sur son visage du mensonge et de la fourberie… Il ne te l'a pas dit qu'il t'aime, mais s'il te l'a fait voir, c'est déjà trop de sans-gêne, trop d'insulte!… J'en ai le pressentiment horrible, il t'aime, et tu le sais!… Dis-moi qu'il t'aime, tu ne m'as jamais menti, petite fille…

—Je suppose qu'il m'aime… Y a-t-il de la honte à se sentir aimée par un jeune homme chevaleresque et noble?… Quelque chose me dit qu'il a pour moi la tendresse la plus loyale et la plus flatteuse, et que jamais homme aura pour moi le respect religieux dont il m'entoure… Sa délicatesse est impeccable, il ne m'a fait aucun reproche de mes idées païennes, il ne me parla de sa foi que le jour où je l'en priai… Il y mit une réserve admirable, dont vous l'auriez loué vous-même… Ah! si vous saviez comme il est fort et superbe, intelligent et sympathique, vous ne lui feriez pas un crime de m'avoir aimée!… La passion vous suggère un langage indigne de votre bon coeur!… S'il m'aime, j'en suis fière, et son amour me charme et m'enrichit!…

—Ainsi, tu sens papillonner autour de toi le désir intense d'un catholique maudit, s'écrie Gilbert, avec une rage contenue. Plus la chose s'envenime, plus tu persévères à me la cacher… Je pense que tu l'acceptes simplement comme tant d'autres amis qui, au cours de nos voyages, furent tes compagnons d'un jour, et tu te plais à conquérir son âme!… Quand la prudence la plus élémentaire te conseille d'écarter mon soupçon aux aguets, tu le défends malgré toi, tu en fais une idole, tu as pour lui des paroles chaudes, passionnées, qui me condamnent, qui me bravent!…

—Je n'ai pas voulu vous braver, mon père, proteste Marguerite, qui a peur et devine à quelle conclusion son père se précipite.

—Ce n'en est que pire alors, tu le fais dans une inconscience qui illumine tout!… Je sais d'où elles viennent, tes idées nouvelles et d'où il vient, ton sentimentalisme outré!… Je sais d'où elle t'est venue, l'affection pour les clochers!… Je n'ignore plus ce qui fermente derrière ton front rêveur et je connais la source où s'abreuve ton chagrin!… Ce n'est pas Québec et son paysage que tu pleures de laisser à jamais, c'est Jules Hébert que tu aimes!… N'essaye pas de le nier, cela est écrit sur ton visage pourpre et dans tes yeux qui sont injectés de honte!…

—Je n'essayais pas de nier, je voulais vous empêcher d'être impitoyable… Si c'est aimer, que d'admirer ce Canadien au-delà de ce que j'en peux dire, je l'aime… Si c'est, aimer, que de lui être profondément reconnaissante de la gentillesse et de la bonté qu'il eut pour moi, je l'adore… Si c'est de l'amour, cette joie indicible de le voir et de lui parler, je l'aime éperdument… Si c'est de l'amour, la peine que je sens là, indéracinable, étouffante, je l'aime désespérément… Je ne puis vous en dire qu'une chose, mon père, si c'est l'amour, tout cela, c'est la première fois que j'aime!…

—Et tu es orgueilleuse de cet amour?… C'est même l'orgueil de cet amour qui l'a trahi! Tu ne t'es pas aperçu que ton secret débordait!…

—Vous avez attaqué Jules… En dépit de moi-même, je l'ai défendu… Je lui devais cela, je le devais à mon coeur, au pur souvenir que j'aurai toujours de lui!… Vous m'avez enseigné la loyauté: malgré moi, je fus loyale à celui que je crois digne de mon amour!…

—Alors, entre les deux, ce n'est pas moi que tu préfères!… Il a le meilleur de toi-même!…

Pour lui, tu m'accuses, tu te bats contre moi, tu me blesse au coeur!…

—Oh! mon père, prenez garde, l'indignation va vous faire porter des coups dont la blessure ne guérira jamais!… Pourquoi cette fureur que je sens approcher? Vous savez bien que je vous adore, et plus que jamais, le jour où c'est l'amour de vous qui m'empêche de voler à la tendresse de Jules Hébert!… Il faut que je vous aime bien, que vous ayez une emprise bien forte sur mon âme, pour que je m'en aille ainsi pour toujours, brisant mon rêve et fuyant la joie ineffable de cet amour!…

—Mais je rêve, ce n'est pas vrai, tout ce que tu me dis là, s'écrie Gilbert, qui se cramponne à un suprême espoir. Tu ne l'aimes pas, c'est faux, c'est impossible!… Tu es ma vie, mon oeuvre, je t'ai pétrie à la ressemblance de mon idéal, je t'ai distillé goutte ù goutte la haine de leur Dieu fantoche, et quand je t'entendais railler la superstition avilissante, je croyais que ma colère contre elle était plus pure et meilleure!… J'espérais pour toi un fils de la libre-pensée, un champion de nos doctrines, quelqu'un digne de la jeune fille idéale que j'avais créée… A vous deux, vous auriez fait de la jolie besogne, et ma vieillesse en aurait été rajeunie sans cesse… Un catholique va enchaîner ton rêve désormais? Ah non, je me révolte à croire cela!… Tu as peur que je t'écrase de ma colère?… Mais non, petite fille, je ne songe plus à châtier!… C'est faux, tu ne l'aimes pas, te dis-je!… C'est une admiration à fleur de coeur pour un joli garçon!… Dis-moi, tu ne lui as pas donné ton âme de jeune fille!… Je comprends qu'il t'aime, lui!… Je lui en voudrai éternellement d'avoir osé t'aimer!… Je sens que je l'ai en horreur, maintenant, que je l'exècre!… N'est-ce pas que c'est faux, que tu as, maintenant, la répugnance d'un tel amoureux, que tu exagères l'impression qu'il t'a faite?… Demain, tu l'oublieras!… N'est-ce pas que tu commences à rougir de cet amour?

—Je n'ai pas, le droit de renier mon coeur!… Je sens, mon père, que je n'oublierai jamais cet homme!…

—Ah! malheureuse! je t'implore, je me traîne presqu'à genoux pour te supplier d'immoler cet amour, et tu n'hésites pas à briser mon espoir, à faire crouler l'idole que tu es dans mon âme de père et que je voulais sauver!… Tu l'aimes! et tellement, que tu n'en as pas même la honte!… Le lâche! l'hypocrite! le menteur! l'impudent! il s'est glissé entre nous comme une vipère, et ses odes brûlantes de patriote faisaient oublier la sournoiserie du larron d'amour!… Il t'a ensorcelée, t'a presque gagnée!… Ne dis rien, tu n'as rien à dire!… Il s'en est bien peu fallu qu'il ne te convertisse!… Marguerite Delorme, ma fille, une convertie, une catholique, à genoux, quelle humiliation!… Il était presque trop tard, tu glissais sur la pente visqueuse!… Ta poésie des clochers, le plaidoyer vibrant pour la foi de ces gens-là, c'est l'oeuvre du germe empoisonné, leur Dieu s'insinuait dans tes veines par l'amour!… Encore une semaine, et tu me reniais!… Inutile de parler, tu n'as rien à dire!… Quand on les défend, on est bien près de les suivre!… Et tu m'as soigneusement dérobé sa machination d'enfer, tu t'es caché avec lui, vous vous êtes moqués de moi tous les deux, tu es sa complice dans le soufflet dont il me cingle au visage!… Il t'a enseigné l'hypocrisie, la dissimulation, la révolte!… Oh! que je le hais, ce Canadien-Français fourbe qui t'a changée, t'a prise à moi, t'a presque fait engloutir par le gouffre hideux de son christianisme!…

—Vous l'outragez, mon père, et chacune de vos invectives me fait saigner le coeur autant que si vous me les adressiez!… Comprenez-vous, il m'est infiniment cher, et l'outrager, c'est m'outrager moi-même!… Vous n'êtes pas coupable de flageller, vous ne pouvez faire autrement!… Mais c'est à vous que je le dois, si je l'aime!…

—C'est, moi qui t'ai enseigné que les catholiques méritaient l'amour de ma fille! s'écria-t-il, d'une voix tranchante et, railleuse. C'est vraiment, trop fort!… Tu badines, et ce n'est pas le temps des mauvaises plaisanteries!… Tu te moques de moi que tu vénérais plus que tout au monde… Comme il t'a changée, mon enfant!…

—Non, mon père, j'ai pour vous le même amour et la même vénération!… Si vous pouviez lire dans mon coeur tout ce que je vous y sacrifie, vous ne douteriez plus que je vous adore plus que jamais!… Oui, il s'est emparé de mon âme de jeune fille, mais c'est autant votre faute et la mienne que la sienne, s'il en est maître aujourd'hui!… Vous m'avez prêché…

—Prêché? interrompit-il, furieux. Tu vois bien que leur langage te gagnait, que la gangrène s'était mise dans ton cerveau!…

—Écoutez-moi, cher père, votre esprit droit va se soumettre!… Vous m'avez enseigné l'amour libre, la loi de l'instinct, du choix volontaire… Je vous sais un gré infini d'avoir fait jaillir les bons instincts dans mon âme de femme et d'en avoir émondé les mauvais… Je me suis construit un palais de rêves, et j'ai attendu qu'on vienne l'habiter… Plus j'ai espéré, plus le besoin d'amour est devenu tyrannique en moi… J'ai connu Jules Hébert, et, dès nos premiers regards, tout ce qu'il y avait en moi d'instinct vibrant et supérieur accourut vers ce jeune homme énergique et fier… Je l'aimai de par l'amour libre, qui va toujours où le poussent les instincts dominateurs, sublimes ou laids!… Vous exigez que j'aie honte de cet amour: il me faudrait rougir de vous, mon père, qui m'avez inculqué la noblesse et l'idéal, il me faudrait renier votre amour libre!…

—Quand devins-tu certaine qu'il croyait? demanda Gilbert, singulièrement adouci par le plaidoyer sans réplique de son enfant.

—Après avoir commencé à l'aimer.

—Quand l'as-tu appris?…

—Le lendemain du jour où nous quittâmes Liverpool… Nous étions ravis devant l'infini bleu du ciel et, de la mer… "Dieu nous est plus tangible devant cet horizon sans bornes", dit-il soudain.. "Vous croyez donc?" fis-je, étonnée… "Vous ne croyez donc pas, vous. Mademoiselle?" répondit-il, avec tristesse. "Non, Monsieur", dis-je, et nos regards se pardonnèrent…

—Et tu n'éprouvas pas une répugnance de tout ton être?…

—Nous nous aimions déjà, mon père, je le sais maintenant. Je ne le trouvai pas odieux, pas plus qu'il ne me jugea méprisable… Nous ne songions qu'au bonheur de nous être vus, qu'à celui de nous voir le plus possible toujours…

—Que je le hais, ce Canadien!… Cet après-midi, au plus tôt, dans une heure, si la chose est possible, nous partons!… Tu m'entends bien, je ne veux plus que tu le revoies, il ne te reverra plus!…

—Ce n'est pas vrai, vous n'y songez paa sérieusement, mon père, s'écria Marguerite, affolée, dont les yeux se dilatèrent d'horreur et d'angoisse.

—Il ne te reverra pas, te dis-je!… Il t'a déjà fait assez de mal!…
Il m'a fait trop de mal!…

—Vous ne ferez pas cela!… Je vous étale mon coeur à nu, n'y voyez-vous pas le désespoir que vos paroles y répandent? Il faut que je le revoie!

—De ce pas, je vais prendre les informations nécessaires, et nous partons cet après-midi, je te le répète!…

—Pas cela, oui, pas cela! je vous en conjure, au nom de votre amour!

Et, de sa poitrine qu'il étreint, un sanglot morne qui éclate, déchirant, navrant. Gilbert, qui aime cette enfant plus que lui-même, souffre d'une torture cuisante.

—Ne pleure pas, petite fille, murmure-t-il, avec tendresse, c'est, pour ton bonheur que je suis cruel… A ne pas le revoir, tu l'oublieras plus vite… Si vous vous faites l'adieu pénible, tu en auras le coeur plus douloureux, moins facile à guérir… Ne pleure pas, mon enfant… Viens avec moi, nous n'en parlerons plus jamais, et quand je t'aurai reprise à lui, je te pardonnerai tout, nous vivrons heureux toujours, comme avant lui…

—Je ne puis vous promettre de l'oublier, mon père, je ne suis pas de celles qui, l'ayant juré, trahissent le serment du souvenir!… Demain, je devais lui jurer de ne jamais l'oublier… Il m'a dit que, des hauteurs du Cap Tourmente, on a le tableau le plus merveilleux… Nous irons là, nous échangerons l'adieu de nos âmes… Ma peine sera plus douce, et ce sera plus facile, tous les deux, père, d'être heureux comme toujours avant lui…

—Quel est donc cet art infernal avec lequel il a rivé ton âme à lui?…
J'essaye de ne pas le haïr, et c'est plus fort que moi, je l'abomine!…
Non, décidément, il ne te reverra pas! Je vais annoncer le départ à ta
mère!…

De nouveau, Marguerite est secouée par des sanglots violents, Gilbert, défaillant sous la plainte douloureuse, ferme son coeur pour qu'elle n'y pénètre pas.

—Enfin, me voilà prête, s'écria Madame Delorme qui faisait tout-a-coup irruption dans le petit salon. Apercevant, les traits décomposés de Gilbert et la forme prostrée de Marguerite en pleurs, elle courut à la jeune fille.

—Mais qu'as-tu donc, mon enfant? demanda-t-elle, bouleversée. Que s'est-il passé, Gilbert? Il y a quelque chose de grave pour un tel chagrin!… Elle n'a pas pleuré, depuis le jour que tu te rappelles, Gilbert… Dis, qu'y a-t-il?…

A ces mots de son épouse, les yeux de Gilbert deviennent hagards. Ivre de haine, il a oublié la chose épouvantable à laquelle il songe bien souvent, presque tous les jours, si cruel en fut le drame. Un souvenir de nuits éperdues au chevet de Marguerite jeune, sème l'effroi dans son âme, et il est là, immobile, pantelant. Elle se tordait, la petite fille mourante, sous les griffes d'une méningite atroce à la base du cerveau. En une seconde, il revit les insomnies d'appréhension folle. Il avait cru mourir d'angoisse. La maladie réagissant sur les yeux, avait, diminué l'acuité visuelle, au point qu'on avait, prédit la cécité absolue. Le médecin, qui avait terrassé la méningite brutale, avait dit que la vision, quoique sauvée, serait toujours à la merci d'une fatigue intellectuelle intense ou d'un chagrin vif et prolongé. Il ne fallait pas que Marguerite se livre à un effort cérébral aigu: ses yeux s'affaiblissaient alors, avaient besoin de calme afin de regagner leur énergie visuelle. Oh! la vigilance jalouse avec laquelle Gilbert avait écarté de son enfant les études trop ardues! Et, depuis les jours pathétiques, elle n'avait jamais pleuré.

—Oui, Geneviève, tu as raison, c'est la première fois, depuis lors, qu'elle pleure, finit-il par dire à sa femme anxieuse, assommé, dompté.

—Que s'est-il passé, Gilbert? lui demande encore celle-ci.

—Elle aime ce Canadien-Français!…

—Jules Hébert!…

—Oui!… Je voulais la lui arracher, partir tout de suite, avant qu'il ne l'ait revue… C'est pour cela qu'elle pleure… Marguerite, il faut cesser tes larmes, supplie-t-il, elles sont dangereuses!… Le médecin t'a défendu les larmes pour la vie!!!

—Je t'en conjure, ma fille, obéis à ton père…

—Je lui obéirai demain, j'en suis incapable aujourd'hui, sanglota la jeune fille.

—Dis, tu es encore ma véritable enfant, implore Gilbert, tu crois en mes doctrines!…

—Vous le savez bien, mon père…

—Tu ne faibliras pas, demain? Tu me reviendras?…

—C'est mal d'avoir douté de moi, mon père…

—Je t'en demande pardon, je me suis fourvoyé… Tu iras lui dire adieu, puisque c'est le seul moyeu de tarir le chagrin qui me met le coeur à sang…

—Oh! merci, mon père, et pardon de vous faire de la peine…

IX

—Courage, Marguerite, disait Jeanne à la Parisienne un peu hors d'haleine, quelques minutes encore, et nous arriverons… Là-haut, vous serez largement récompensée de votre fatigue!…

—Vous sentez-vous bien lasse? s'inquiète Jules, avec douceur.

—Vous êtes si gentils, tous les deux, que je ne sens guère ma fatigue, répond Marguerite, avec un sourire triste.

—La forêt est moins dense, la végétation se clairsème, ajoute le jeune homme. Il en est des plantes comme des hommes: il y en a moins qui vivent dans les hautes sphères!…

En effet, depuis quelque temps déjà, ils ont quitté la petite oseille écarlate et faraude, les convolvolus amoureux, les avoines folles et pimpantes, les mourons étoilés, les cotonniers pourpres, les sureaux de neige, les silènes ivres et lourds, les moutardes aveuglantes. Ils aperçoivent encore, ici et là, des fougères au dessin frêle et aux tiges menues. Tout-a-l'heure, ils étaient accueillis par les hêtres efflanqués, les bouleaux minces et les érables un peu mélancoliques dans leur feuillage qui sent venir plus tôt que les autres, l'automne et la mort. Il n'y guère maintenant, que la grande taille des épinettes et les bras ouverts des sapins qui les saluent au passage. A tout moment, ils entendaient gazouiller les sources dans les verdures attendries: plus ils gravissaient la montagne, plus elles sont devenues rares, et il leur semble qu'il ne doit plus y en avoir. La montée se prolonge, accidentée, pénible, un peu énervante. Les racines qui s'enlacent au ras du sentier, accrochent les pieds qu'elles taquinent. Il faut se heurter aux roches anguleuses, sentir la pointe des cailloux effilés déchirer les toiles d'araignée dont la trame colle au visage, franchir un arbre dont l'orage de l'année dernière a jonché la route. Parfois, ils s'arrêtent: un parfum de mille arômes apaise leur sang qui bat à grands coups martelés. Le vol sous bois d'un geai d'azur, tout près d'eux, leur donne des ailes, et ils reprennent le chemin tortueux, l'oeil ébloui par les "quatre-temps" vermillons qui jalonnent le sol tout le long de la lisière.

Soudain, l'ascension est facile et repose. La pente a cessé d'être escarpée, il n'y a plus de racines sournoises ni de pierres hostiles. Les trois amis foulent, avec ils ne savent quelle volupté, le tapis moelleux des aiguillettes brunes ou dorées que les conifères ont semées dans la forêt profonde. Marguerite pressent qu'ils arrivent, et sa lassitude l'abandonne.

—Bientôt, la grande Croix se dressera devant nous, s'écrie Jeanne, avec une joie dont pétille son visage plus rose qu'à l'ordinaire. Ce sera presque la fin… N'êtes-vous pas heureuse, Marguerite, que ce soit la fin?…

—Oui, je grille du désir de voir le spectacle dont vous m'avez promis la splendeur, dit-elle, s'efforçant de sourire, parce qu'elle pense A l'autre fin, celle de son amour.

—J'espère qu'on ne vous a pas trop promis, murmure Jeanne, qui comprend…

—Il vaut mieux ne pas trop promettre, si on veut, épargner la déception amère, ajoute Jules, dont le silence, tout le long de la montée, a suivi distraitement le colloque assez vif des jeunes filles.

—Vous vous y connaissez tellement bien en beaux paysages, que je ne crains rien, dit la Française, regrettant d'avoir laissé deviner son trouble.

—Je ne vous ai jamais déçue, alors, répond-il.

—Oui, vous ne m'avez jamais trompée, dit-elle, et Jules est confirmé dans l'assurance qu'elle n'a jamais eu d'espoir.

—La Croix! s'écrie Jeanne, et elle se met à courir, folle d'allégresse.

Marguerite et Jules restent seuls. Un malaise invincible les paralyse. Il leur est impossible d'échanger les impressions banales qu'ils cherchent en vain dans leurs âmes effrayées l'une de l'autre. Ils avancent, au milieu des fleurs sauvages, vers la Croix prochaine qui les fascine. Elle est géante sur un piédestal de rocs antiques, soulevé dans le firmament bleu sa tête dominatrice, et le bois nu de ses larges bras étendus remplit l'espace de grandeur et de souveraineté. En l'apercevant, la Voltairienne a été secouée d'un frisson puissant tout le long de son être, a eu le coeur noyé d'une émotion surabondante où la terreur et l'admiration se mêlaient étrangement. L'esprit discipliné à bannir le surnaturel a dompté sur-le-champ l'impression magnétique.

Refermant leur ligne sur la clairière où les jeunes gens réunis causent du paysage orgueilleux, les sapins austères se dérident sous le soleil palpitant des premiers jours de septembre. C'est un coin de nature primitive, rude et terrifiante. Les rochers du laurentien le plus pur étagent leurs plans torturés ou bossus en une colline terne et bizarre. Par-delà la cime fière, on voit le clocher grêle de Notre-Dame-des-Neiges gravir timidement l'azur, et la cloche rouillée paraît s'ennuyer d'être silencieuse. Le lichen, ça et là, sur la pierre millénaire, gonfle sa nappe argentée d'un jour. Des framboisiers presque rachitiques vivotent au milieu des airelles plus vigoureuses. Il est charmant de se reposer l'oeil sur les "quatre-temps" rouges et les campanules ouvrant leur âme bleue. Un émerillon affamé qui menaçait dans les airs, s'est dardé comme une flèche dans les arbres. Les trois amis reviennent souvent à la Croix dont l'ombre immense écrase les alentours sauvages et plane au-delà jusqu'aux horizons que la forêt dérobe encore.

—Tout-à-l'heure, nous vous parlions du Petit Cap et de ses écoliers en vacances, dirait Jules. Ils viennent souvent, par groupes en liesse, rendre visite à la cîme et à Notre-Dame-des-Neiges… Alors, la solitude s'anime de vie jeune et ardente… On cueille les fruits sauvages, les "bleuets" juteux, les framboises grasses, les "petites poires" qu'on s'arrache, parce qu'elles sont rares… On va tirer d'une source tapie dans la mousse, un peu plus loin, l'eau fraîche qui crève les rocs… On allume, là-haut, un petit feu qui crépite au sein des pierres dont on a construit la cheminée d'un soir… A table, c'est un engouffrement de choses qu'on dévore, une escarmouche de bons mots qui pétillent… Quand la nuit envahit la montagne, ils accourent se percher sur la roche où la grande Croix s'enfonce, murmurent ensemble une prière aux étoiles, puis, regardent longtemps les feux par myriades qui sont la féerie nocturne de Québec dans la distance… Le sommeil est lourd et bon dans les lits durs qui sont nichés derrière la chapelle… Les plus vaillants se lèvent, à trois heures du matin, pour voir les ténèbres se blanchir d'aurore et l'horizon s'embraser de soleil…

—Qu'ils sont heureux! crie Jeanne, enthousiaste. Ce n'est que la deuxième fois que je viens, moi, et je n'y verrai pas encore lever le soleil…

—Et moins heureuse encore, je n'y serai venue qu'une fois, murmure la
Française, que la pensée du départ hante. Vous y reviendrez, Jeanne…

—Pourquoi ne pas revenir au Canada, Marguerite? interrompt la petite
Canadienne, avec un élan de toute elle-même.

—C'est pour toujours que je pars, que je dois partir…

—Je ne veux pas, moi, s'écrie Jeanne, impulsive et se révoltant. Je veux vous revoir!…

—Venez en France, alors, Jeanne…

—Que j'aimerais à voir la France, à vous y revoir!… Mais qui viendra avec moi? dit-elle, songeant à l'abîme entre Jules et Marguerite qui ne trouvent pas de réponse.

—Ce n'est pas vrai que vous partez, que je ne vous reverrai plus! redit Jeanne. Je n'ai pas eu le temps d'apprendre à vous aimer comme vous le méritez!… Je n'aurai jamais d'amie pareille à vous, restez que je vous aime davantage!… Si vous saviez comme cela me désole de vous perdre!…

—Il vaut mieux que nous nous séparions tous, la Croix l'exige au-dessus, de nos têtes, répondit Marguerite, passionnée, presque farouche. Puis, voyant des larmes plein les yeux de Jeanne, elle dit: "Pardon d'avoir été cruelle, petite amie, vous vous trompiez sur mon coeur, il n'est pas digne de votre amour… Il faut me pardonner cette violence, elle ne fut pas méchante, j'ai tant de peine à vous quitter!… J'ai parfois des cris de révolte, et je regrette celui-là!… Tu as oublié, n'est-ce pas, Jeanne? Je t'aime et je ne t'oublierai jamais!… Il y a des choses brutales; qui sait pourquoi elles nous font saigner le coeur?"…

—Pour que nous devenions meilleurs, dit Jules, profondément ému.

—Vous avez raison, il est des souffrances qui rendent meilleure…

—Allons voir Notre-Dame-des-Neiges! interrompit brusquement Jules, que le regard de Marguerite bouleverse jusqu'aux plus sourdes profondeurs de lui-même.

Et les jeunes filles le suivent dans le sentier qui serpente à travers les airelles et les lichens argentés. Ils se hâtent, le coeur gros des choses pénibles entre eux. Voici déjà qu'ils escaladent les rochers abrupts du sommet, foulent aux pieds les noms qu'on a vulgairement sculptés dans leur flanc tenace, arrivent auprès du sanctuaire dont l'humble façade est sortie peu à peu de l'écran massif qui la dérobait à leurs regarda.

—Que c'est merveilleux! s'écrie la Française, en extase devant le tableau colossal que l'on aperçoit des hauteurs du Cap Tourmente, à Notre-Dames-des-Neiges.

Elle en est comme navrée. Elle en oublie sa douleur. Elle est muette de contemplation éperdue. Jeanne et son frère ont une vive jouissance d'orgueil à ne pas troubler l'extase de leur amie. A presque deux mille pieds d'une profondeur béante où le regard plonge comme dans un abîme, le Saint-Laurent élargit son onde où le soleil fait pâlir ici l'azur, étend là des nacres et des blancheurs qui étincellent. Des rafales éveillent des frissons qui courent en se tordant sur l'eau paisible qu'ils sillonnent d'ombre. L'Ile d'Orléans s'écrase sur le fleuve, et la verdure des feuillages, l'éclat des toits et des prairies s'estompent dans une buée d'or. L'Ile-aux-Grues, la Grosse-Ile et d'autres que la lumière nimbe de rayonnements doux, évoquent les îles des mythes et des légendes. Un paquebot, dont la carène semble minuscule, paraît immobile dans sa course libre et sereine. Les côtes de Bellechasse et de Montmagny dessinent, leurs méandres infinis dans une brume aux pâleurs d'encens qui fume sur les autels. Il jaillit, du tableau colossal, ue vaste impression de mystère apaisant, de bonheur sublime, de force éternelle et d'horizons immenses.

—Que je vous remercie de m'avoir conduite en ce lieu superbe! finit par dire Marguerite, enthousiaste et reconnaissante. J'en associe la noble et grande beauté aux souvenirs les plus empoignants qui enchantent ma mémoire… Vous souvenez-vous, Monsieur Hébert, du jour presque semblable où le "Laurentic", là même, nous emportait vers Québec?…

—Si je m'en souviens! répond-il, à voix basse. Ignorez-vous que je m'en souviendrai toujours?

—J'ai l'intuition que je me souviendrai toujours du Cap Tourmente, ajoute la Française. Plus que jamais, maintenant, j'adore le Saint-Laurent… Voici l'heure de lui jurer amour et fidélité…

—Il est un noble et grand seigneur, et je l'aime, disiez-vous…

—Vous n'avez donc rien oublié de tout ce que je vous ai dit?…

—Voulez-vous que je l'oublie?…

—Va-t-il oublier, Jeanne? interrogea-t-elle, finement, pour détourner la question embarrassante.

—Il y a un moyen très-sûr de vous en assurer, dit la petite Québécoise. Revenez par Québec, nous aurons la joie de vous revoir, et vous ferez subir un examen de conscience à Jules…

—Impossible, Jeanne, l'itinéraire est irrévocable, dit-elle, redevenue triste, au souvenir de la terrible joute d'armes avec son père, la veille même.

—Je voulais que vous gardiez un tel souvenir de mon fleuve, reprit le Canadien. Voilà pourquoi je vous ai conduite ici… C'est un des coins les plus enchanteurs de la patrie canadienne!…

—Il vous donne l'envie folle d'y vivre, répond Marguerite, bouleversée par l'allusion d'amour.

—Le souvenir, c'est presque vivre où l'on promène son rêve, dit-il.

—Alors, je vivrai souvent au Canada, plus souvent à Québec, j'en suis profondément certaine.

—Ce n'est pas tout-à-fait la cîme que nous avons sous les pieds, interrompit Jeanne, à qui ce prétexte parut en valoir d'autres. On la gravit, un peu plus loin dans le bois, sur un rocher d'où l'horizon se déroule… Hâtez-vous de m'y rejoindre, n'est-ce pas?…

-Et Jeanne, en quelques bonds souples qui font songer à des battements d'ailes, disparaît dans la montagne. La Française et le Canadien prolongent le silence plein d'angoisse entre eux.

—Est-ce vrai que vous partez? dit-il, enfin.

—Est-ce vrai que vous restez? murmure-t-elle.

—C'est donc fini, alors, irrémédiablement fini…

—Voulez-vous, nous allons tout recommencer?

—Si nous pouvions, Marguerite…

—Tenez, nous sommes à bord du "Laurentic", devant Saint-Jean-de-l'Ile… Nous entrevoyons de longues semaines pour nous, n'est-ce paa charmant?…

—Que sont-elles devenues, les semaines dont la vision'était si douce?…

—Elles me prodiguèrent un bonheur dont je les remercie de toute mon âme, répond-elle.

—Hélas! on ne ressuscite pas de telles heures qui ne revivront plus jamais!…

—Non, Jules, elles vivront toujours, aussi longtemps, du moins, que je vivrai moi-même!…

—Est-ce un doute que vous avez de moi, Marguerite?…

—Si je doutais de vous, je ne vous dirais pas de pareilles choses!…
Je suis trop orgueilleuse pour mendier un souvenir!…

—Votre confiance ne s'égare pas… Il suffit de vous avoir connue, pour vous donner largement le meilleur souvenir… Ce n'est pas une aumône qu'on vous jette, c'est un devoir qu'on vous rend!…

—Oh! que je voudrais vous écouter longtemps! L'heure est trop vertigineuse!… Comment s'y prirent-ils, autrefois, pour arrêter le soleil?…

—Il s'agissait d'une victoire à gagner… Inutile de commander au soleil, nous ne triompherons pas du destin…

—La Providence est plus forte que nous, Jules…

—Que voulez-vous dire, Marguerite?… Vous ne pouvez railler, vous m'avez promis de ne jamais insulter la Providence!…

—Et je garde ma promesse!… Je voulais vous témoigner que je n'en veux pas à votre Providence qui nous sépare…

—La Croix, là-bas, m'ordonne de vous laisser partir…

—Elle m'ordonne de partir… Mon père sait tout, Jules… Il a voulu quitter la ville dès hier.

—Que sait-il? balbutie le jeune homme, palpitant d'émotion.

—Il s'est aperçu que j'avais de la peine, en a exigé la cause… J'avais défendu les clochers canadiens qu'il maudissait, je l'avais supplié d'aimer un peu, ses adversaires… Il vous a soupçonné d'avoir semé le trouble en mon âme, il a eu de telles paroles contre vous, Jules, que malgré moi je vous ai défendu!…

—Vous avez fait cela, mon amie! s'écrie-t-il, avec un élan de tout lui-même.

—Ne vous le devais-je pas?… Vous avez été si loyal, si bon pour moi!…

—J'ai failli ne pas vous revoir!… Oh! le chagrin de vous perdre sans l'adieu dont j'avais hier le besoin exaspérant!… Que je vous remercie d'avoir eu pitié de moi!…

—Et croyez-vous que je n'eus pas pitié de moi-même?… Quand je l'ai su implacable, j'ai pleuré…

—Vous avez pleuré! interrompit, le Canadien, frémissant. Pour moi, vous avez pleuré!… Pour moi, vous souffrez!… Mais c'est affreux, cela!… Et moi qui vous désire tant de bonheur!… Je ne puis supporter votre chagrin, dites-moi qu'il s'agit de votre âme sensible que les départs bouleversent toujours, quand vous abandonnez les lieux que vous aimez!… Oui, ce n'est pas pour moi que vous souffrez jusqu'aux sanglots, je ne mérite pas cela!…

—Plus vous vous en croyez indigne, plus je suis heureuse d'être malheureuse!… Il n'y a que les femmes qui sachent bien ce qu'un homme vaut dans leur âme!

—Votre accent me transporte!… Je ne voulais pas vous dire la chose profonde et sainte au plus intime de moi-même… Dieu sait combien souvent j'ai refoulé cet aveu que je devais taire.. Je crains qu'il n'avive l'amertume de nous séparer… Non, je ne parlerai pas, j'en ai déjà trop dit!… Jeanne est bien près d'ici, nous allons vers elle, n'est-ce pas?…

—Et si je voulais tout entendre, Jules!… Quoiqu'il arrive, dusse-je en mourir, je veux que vous parliez, je veux être certaine!… Le souvenir sera meilleur…

—Promettex-moi que vous n'aurez jamais de rancune plus tard!… Non, il vaut mieux que je le garde en moi-même!…

—Jules! supplia-t-elle.

—Vous l'aurez voulu, Marguerite… Plus je regarde au fond de vos yeux si doux, plus je sens que vous me ravissez le plus profond de mon être… Je n'ai pas gaspillé mon rêve… Depuis que j'ai entrevu l'amour, je n'aimai qu'une femme, celle que mon imagination connaissait mieux chaque jour, en qui souvent, je plaçais des espoirs nouveaux, celle qui ne venait pas, mais qui viendrait… Je lui ai réservé toutes mes forces de tendresse… Il m'arriva de sentir des élans terribles vers la passion néant… Ce n'était pas cela que j'attendais, je passai au large… Il y eut des jours où mon coeur trop plein voulut déborder… On ne me donna pas ce qu'on m'avait promis, j'écartai le mirage… J'avais un talisman contre le mensonge et le dégoût, un portrait de jeune fille par Greuze que je garde suspendu au mur de ma chambre… Et sans avoir eu la folie d'aimer une image inerte et vaine, je m'abandonnai souvent à l'illusion que mon idéal palpitait dans la chevelure fauve et le visage ardent… Il rayonnait d'elle tant de flamme pure, d'âme fine et d'espoirs nobles, que j'espérai souvent la voir quitter le cadre glacial et s'en aller m'attendre sur la route… Oui, Marguerite, elle vit, l'image de Greuze, et je l'ai rencontrée… Toute mon âme l'a reconnue, le jour où, merveilleuse dans un vêtement de lys, elle vint prendre place tout près de mon coeur… Dès lors, j'ai vécu autrement, d'une vie plus large, plus complète, où frémissaient des émotions nouvelles… Ce ne fut pas la même façon de vivre, lorsque je reposais mes yeux dans le calme des vôtres… Qui, j'ai vécu autrement, d'une vie plus harmonieuse, depuis que j'ai entendu votre voix qui module et berce… Oh! la nouvelle et grisante façon de vivre, à recevoir la révélation de votre âme délicate et charmante!… Votre image est dans l'essence de ma vie!… Oh! l'ivresse de vivre, depuis que je vous aime!… Mon coeur ne combat plus, se livre à vos yeux qui l'appellent… Marguerite, je vous aime, regardez bien au fond de moi-même, n'est-il pas vrai que je vous aime religieusement, pour toujours? Ne sentez-vous pas que la totalité de mes rêves est à vous, que vous ne pourrez, jamais me redonner ce que vous emportez de mon être?…

—J'ai le coeur plein à se rompre!… Depuis que je le sais, votre amour est la vie même!… Il faut que je refuse, vous n'avez pas le droit de me faire une telle promesse!… La violence de l'adieu décuple la force de notre amour!… Plus tard, vous regretterez d'être allé si loin, vous saurez que vous ne donniez pas réellement tout ce que vous offrez!…

—Vous ne le voulez donc pas, le rêve entier de ma jeunesse? lui reproche-t-il, amèrement. Je vous l'offre pour la vie!… Je n'aimerai une autre femme que si elle vous ressemble, et ce sera vous toujours que j'adorerai!…

—Il faut que vous en aimiez une autre!… C'est un devoir de famille et de race!… Votre peine s'émoussera, s'atténuera de mirage et d'irréel… Alors, une autre cueillera les tendresses de votre âme…

—Vous ne m'aimez donc pas!… Ce serait vous oublier, cela!… Si vous m'aimiez, vous ne me demanderiez pas d'en aimer une qui ne serait pas une autre vous-même!…

—Vous le savez bien, que je vous adore, Jules!… Vous avez rêvé, disiez-vous… Que sont les rêveries d'un homme auprès de celles qui éclosent dans le coeur d'une jeune fille?… On dirait que nous ne sommes nées que pour espérer le bonheur!… Nous devenons femmes en l'espérant… Celles qui n'espèrent plus espèrent encore… Celles qui connurent l'extase un jour, la revivent à jamais!… Je serai de celles-là, je vous le jure!… Je vous fis la confidence d'un rêve fait de soleil et de printemps… Il commençait à perdre ses feuilles, lorsque soudain il rencontra la source… Si tant de femmes n'ont que des amours qui filent à tire-d'aile, c'est qu'elles aiment pour des motifs qui n'atteignent pas les profondeurs d'elles-mêmes!… Vous m'avez prise toute entière, vous avez répondu à tout le vibrant appel de mon être!… Votre fierté m'ennoblit, votre force me captive, votre éloquence m'exalte, votre bonté m'enchaîne!… Vous êtes mon idéal en toute sa plénitude!… Auprès de vous, je me sens infime et grande, faible et toute-puissante, moindre et supérieure!… On n'aime qu'une fois de la sorte, et il vaut mieux en souffrir que de ne pas avoir aimé!…

—Est-il bien vrai que tout soit irrémédiablement fini? dit Jules, avec un cri de révolte ardente. Je ne veux plus, moi!… J'ai besoin de vous pour vivre… N'y a-t-il rien pour nous sauver?… Je ne veux pas vous prêcher, mais rappelez-vous ce doute qui ébranla votre conscience!… Avez-vous bien entendu la voix de Celui qui vous parlait de Lui?… Vous L'avez chassé: n'en est-il rien demeuré?… Descendez bien au fond de votre âme, sondez-en les arcanes les plus sourds!… Le sang de vos veines, quand il circula dans celles de vos ancêtres, aima le Christ!… Je vous en supplie, Marguerite, interrogez bien votre âme, peut-être allez-vous y entendre les voix qui prièrent jadis!…

—Je vous pardonne cet égoïsme… Ce n'est pas le meilleur de Jules Hébert qui parle… Ce doute, je lui ai déjà prêté une oreille trop complaisante… Étais-je bien sincère? Étais-je bien loyale à mon père, quand je me suis précipitée follement dans l'atmosphère de votre foi brûlante?… Votre Dieu est un habile magnétiseur, il aurait pu me dompter!…

—Les magnétiseurs paralysent la volonté, Dieu frappe au coeur!…
Loyale à votre père, vous ne le fûtes pas à Lui peut-être!

—Non, je ne Le connais pas, je ne L'ai pas senti, Celui dont vous me parlez! s'écrie-t-elle, éprouvant le doute avec une acuité plus vive et troublante. La religion de mon père est l'unique vraie!… Dès que mon intelligence eut assez d'énergie pour comprendre, il me révéla le grand mystère de la nature éternellement créatrice!… Il transfusa son âme dans la mienne, et je ne suis qu'une autre lui-même!… Appelez-moi sectaire ou fille sans Dieu, je n'y puis rien faire, on m'a façonnée telle!… Peu importe que les aïeux prièrent, on n'a jamais prié autour de mon berceau!… On vous a saturé de prières dès l'aube de votre âme, y fûtes-vous pour quelque chose?… On m'a esquissé Dieu comme un personnage fabuleux, fantastique, une lubie engendrée par la terreur dans l'ignorance, un mannequin sans vie!… Non, décidément, je suis l'enfant de la Matière qui épancha les mondes et fit jaillir d'elle-même les cellules vivantes de l'homme!… Pardon de vous faire souffrir, je souffre encore plus que vous, je vous l'affirme… Allons, c'est fini, oublions tout cela, revenons à tout-à-l'heure, où nos âmes s'aimèrent sans torture…

—Non, c'est bien fini, Marguerite, nous ne retrouverons jamais l'ivresse de tout-à-l'heure… Nous ue l'avons connue que pour mieux savoir ce que nous perdons… Et pourtant, le vaste silence est si éloquent, de Celui que vous refusez d'entendre!… La puissance du paysage ne vous soulève-t-elle pas jusqu'à Lui?… L'horizon mystérieux ne vous conduit-il pas jusqu'à Lui?… La lumière si douce épandue sur le fleuve ne vous fait-elle pas pressentir une Bonté insondable?… L'amour dont nos coeurs vont saigner toujours ne vous fait-il pas espérer l'Amour sans larmes et sans fin?… Quelque chose en vous ne se rebelle donc pas contre le déchirement, irrévocable, sans la promesse d'une rendez-vous d'Amour suprême, au-delà de ce monde où tant d'âmes qui s'aiment doivent souffrir pour demeurer digues l'une de l'autre?…

—Pourquoi vous insurger? dit-elle, se hâtant d'éluder la question angoissante. Demain, vous serez accaparé par la besogne virile, enthousiasmé par votre beau rêve de patriote… L'âme canadienne vous sourit, attend de vous des choses magnifiques!… Le labeur engourdira votre peine!… En avant, pour la patrie!… Il faut, moi que je retourne à mon père… Il a tant de chagrin, depuis qu'il sait mon amour… Peu s'en est fallu qu'il ne m'accuse de trahison… Il faut que je lui fasse oublier… Je suis la joie lumineuse de sa vie, la femme en qui s'incarnent tout son rêve de foi humanitaire et tout son orgueil de libre-penseur!… Si Dieu me prenait à lui, je lui verserais du poison dans l'âme… Oui, je dois aller à lui, je l'entourerai comme toujours de calme et d'adoration… Il a besoin de ma croyance en lui… Allez servir la patrie canadienne, j'irai servir mon père, et nous souffrirons moins, nous aimant mieux de nous aimer sans espoir.

—Que c'est dur!… Nous aurions été si heureux!…

—Oh! que je vous aime, au moment, même où je dois vous sacrifier à mon père!… Mon amour en est plus grand, plus éternel!… Mais il me semble que mon coeur va éclater!… Voyez-vous il est temps que cela finisse, je n'en peux plus de lutte, je crains de faiblir, et, je dois être vaillante!…

—Pauvre amie! s'écrie le jeune homme, avec une tendresse où vibre le meilleur de lui-même. Je comprends… Il n'y a plus qu'à nous dire adieu…

—Ce sera notre dernier mot d'amour… Adieu, Jules!…

—Adieu, Marguerite, je vous aime pour la vie et pour l'éternité!…

—Je vous aime pour ma vie et pour votre éternité, Jules, murmure-t-elle, chancelante, et pendant qu'il accumule toute sa tendresse dans le baiser qu'il pose sur la main si belle de Marguerite, le coeur de la jeune fille se brise en un sanglot soudain gonflé de toutes les larmes qu'elle avait domptées.

—Ne pleurez pas, Marguerite, supplia-t-il, je ne puis vous voir souffrir davantage, j'en ai le coeur si triste… Vous étiez courageuse, il y a un instant… Laissez-moi vous regarder, nous oublierons tout dans un regard si bon qu'il nous guérira!… Je voudrais vous apaiser par ma tendresse!… Oui, revenons à, tout-à-l'heure, causons de nos âmes sans désespoir, sans vos larmes qui font mal… Je vous défends de pleurer: au nom de notre amour, ayez pitié de mon coeur oppressé qu'elles étouffent…

—Vous le disiez vous-même, il est impossible de revenir à tout-à-l'heure, dit-elle.

—Ne pleurez pas, Marguerite, implora Jeanne, qu'ils n'avaient pas entendu revenir et dont ils n'avaient pas entendu les larmes filtrant sur les joues pâlissantes. Votre peine me fait trop de mal!…

—Pardon, si je suis lâche devant la douleur, si je vous fais du mal à tous les deux…

—Ah! Marguerite! s'écrie Jules, en un cri passionné de révolte.

—Ah! que nous vous aimons tous les deux! cria Jeanne, ardente.

—Vous m'aimerez toujours, n'est-ce pas? demanda la Voltairienne, et le regard si long, si douloureux, si navré, dont elle enveloppa Jules Hébert, lui arracha des sanglots terribles…

Plus tard, ils reprirent le chemin rude qui serpente à travers les airelles et les lichens argentés, ne trouvant rien à se dire, l'âme en détresse, le coeur tendu de noir…

X

La poitrine haletante, Marguerite Delorme est prisonnière dans une chaise longue. On a fermé la fenêtre, on a peur que la bise mauvaise d'octobre ne soit brutale au corps si faible. Il y a un désespoir aigu sous le visage maigre et morne à vous arracher des larmes. Trois spécialistes de renommée certaine ont précisément terminé l'examen décisif et, délibèrent à l'écart. De ses grands yeux qui n'y voient guère plus, la jeune fille essaye en vain d'épier, sur la physionomie grave des savants qui s'embrume, la sentence qu'ils préparent. Gilbert Delorme, courbé, vieilli, pitoyable, couve son enfant, d'un regard de commisération poignante où flambe un éclair de haine parfois. Et la mère, oubliant d'être frivole, a le coeur lourd comme elle ne l'a jamais eu.

—Monsieur Delorme, nous voudrions vous parler, dit soudain l'un des oculistes. Aurez-vous l'obligeance de nous suivre?…

Et, sans attendre qu'il vienne, ils quittent la chambre où la voix fatidique du médecin a répandu quelque chose de lugubre. Gilbert est transi d'effroi. Une minute sombre passe, avant qu'il ne bouge. Enfin, comme écrasé par la menace de ce qu'il appréhende, il sort à pas lents, moins rapides, lorsqu'il approche du seuil.

Marguerite a beaucoup souffert et beaucoup songé depuis un mois. Cette âme de jeune fille éprise de noblesse et saturée d'idéal, était mûre pour le grand amour dont elle était digne. Toute elle-même a vibré, lorsque, subitement mise en face de Jules Hébert, elle a eu l'intuition profonde qu'il remuait son coeur de battements inconnus. Tout son être, peu à peu, a chancelé, puis défailli sous la révélation que lui fit le jeune homme d'une personnalité ardente et généreuse, magnétique et robuste. Et plus la tendresse grandissante du Canadien a gravité autour d'elle, plus la Française a sombré dans l'amour. Le sentiment, bien qu'impulsif et fatal, à base d'affinités réelles, n'avait rien de superficiel et d'exalté, mais creusait aux profondeurs les plus vives d'elle-même. L'émotion chaleureuse avec laquelle Jules, la première fois qu'il trahit sa religion, s'éleva de l'Océan vaste à Dieu roi des espaces, la conquit tout de suite, et elle lui fut presque reconnaissante de croire avec un tel orgueil, avec une franchise aussi totale. Cédant à un besoin impérieux de femme qui adore, elle voulut s'enivrer bel enthousiasme du jeune homme, le pria de lui ouvrir largement son coeur de chrétien. Le catholicisme vigoureux et traditionnel du Canada-Français l'émerveilla étrangement, au point qu'elle regretta d'avoir laissé pénétrer en elle autant de flamme religieuse. Elle eut beau faire sentinelle contre elle-même, nier l'ébranlement de ses convictions d'athée, le trouble n'en fouilla que plus loin les abîmes de sa conscience, et il y eut des heures de crise où elle eut peur de croire. An cours de l'adieu pathétique sur le cap Tourmente, à l'instant même où elle a si violemment défendu l'athéisme de son père, une voix au fond d'elle-même dominait, le tumulte de son âme, et plus elle repoussait Dieu, plus Il s'y dressait, vivant, nécessaire, débordant, tenace, inéluctable.

Alors même que son doute imposait ce qu'il affirmait si énergiquement, la jeune fille, méfiante du surnaturel par habitude et par tempérament, identifiait son trouble avec la puissance de l'amour. La séparation, atténuant les violences du coeur, apaiserait les tourmentes de l'âme. Ce n'est qu'au regard suprême de son ami que Marguerite éprouva un déchirement si vif qu'elle en crut tomber sur place. Elle n'eut que le temps de se hâter vers sa chambre, et là, un spasme, creva au plus intime d'elle-même et lui secoua rudement la poitrine. Elle pleura toute la nuit, le rêve qui s'effondrait en elle. Ils essayèrent vainement, le père et la mère aux abois, d'enrayer ce délire de sanglots. Cette insomnie de nerfs douloureux lui mit la tête à feu et à sang, et, le lendemain, une telle névralgie martelait son crâne qu'il fallut ne pas laisser Québec. Il y avait des moments de calmes affreux, suivis de larmes plaintives ou mouvementées. On lui redit souvent quel péril menaçait les yeux fragiles: le désespoir du père et l'angoisse de la mère se heurtèrent sans cesse au chagrin tyrannique, et cela dura plusieurs jours lamentables.

Un soir où la crise nerveuse paraissait lâcher prise, la malade se plaignit que son regard se voilait de noir. Gilbert fut affolé. Il déchaîna sa rage contré Jules Hébert le lâche. Marguerite, si déprimée qu'un rien l'assommait, ouvrit de grands yeux hagards sur le père qui outrageait l'être qu'elle aimait de tout le martyre enduré pour lui. Et quand il eut fini toute sa colère, une détente se fit dans l'âme de son enfant qui se tordit longtemps sous des sanglots saccadés. Gilbert, effaré, la supplia de refouler ses pleurs, se demanda avec horreur pourquoi il n'avait pas songé à l'épouvantail salutaire du médecin. "Tu vas te briser les yeux, mon enfant", redisait-il, mais la volonté frêle était moins puissante que la douleur. Il n'est pas ridicule d'aimer de la sorte, il suffit d'avoir le coeur altier. Le rire des persifleurs d'amour sonne mal, il est fêlé d'égoïsme ou de lâchetés. Il est bien facile de se reprendre, quand on n'a rien donné de soi-même. Elle avait donné le meilleur d'elle-même, voilà pourquoi l'agonie de son rêve était si longue et si atroce.

Gilbert comprit qu'il avait trop retardé. Un spécialiste de Québec s'empressa. Le verdict fit planer un doute formidable. Les lésions anciennes de l'oeil s'étaient de nouveau ouvertes, l'acuité visuelle s'écoulait par les blessures. Il serait bien difficile de les cicatriser. Des médicaments et des bandages furent tentés. Ils ne furent pas efficaces. On fit accourir un praticien largement connu de Montréal. Il fut catégorique, déclara la chose inévitable. Déjà beaucoup vieilli, Gilbert, en quelque secondes, courba de plusieurs années. La mère ne songea plus à se faire divinement belle. Marguerite ne chercha pas à savoir, la souffrance au visage de ses parents disait tout. Les deux confrères résolurent d'appeler à l'aide un prodigieux oculiste de New-York. Il venait, précisément, il y a quelques minutes de scruter les yeux d'où la lumière s'enfuyait de jour en jour.

—Nous sommes unanimes, dit à Gilbert, qui les rejoignait, l'un des trois savants, celui de Québec, plus familier, connaissant mieux le chagrin du Français.

—Je devine tout, balbutie le père.

—Notre confrère de New-York est positif, le cas est incurable…

—Est-ce bien vrai que mon enfant va devenir aveugle? s'écrie Gilbert. J'en avais le pressentiment, la certitude même, et pourtant, je ne puis le croire!… Elle avait des yeux ai profonds et si beaux!…

—C'est, au mieux, une question de jours, dit en anglais l'oculiste américain. Je le regrette pour vous et pour elle, il n'y a rien à faire…

—Que dit-il? demanda machinalement le père.

—Dans quelques jours, demain peut-être, elle ne verra plus, explique le médecin de Québec. Comme je vous le disais tout d'abord, les lésions trop envenimées ne peuvent être cicatrisées…

—Je vous en supplie, laissez-moi une espérance quelconque, gémit le Français. Il ne faut pas que cela vienne, il y a encore une ressource, un moyen d'écarter la chose horrible!… Nous allons retourner vers elle, vous trouverex l'opération salutaire!… Oui, venez la sauver!… Que ne suis-je à Paris!…

—Paria même serait impuissant, Monsieur Delorme, dit, le praticien de
Montréal. On ne fait pas de miracle à Paris…

—Il n'y a donc alors que le miracle, ricana Gilbert, haineux, mordant. S'il n'y a plus que Dieu pour guérisseur, nous allons attendre longtemps…

—Qu'en savez-vous, Monsieur Delorme? interrompit le médecin de Québec.

—Comment! Vous êtes un homme de science et vous croyez encore à cela, vous?…

—J'ai déjà condamné des yeux que Sainte-Anne de Beaupré sauva…

—Et moi aussi, ajoute celui de Montréal.

—C'est que la nature a des ressources dont le mystère échappe encore à votre science, Messieurs!…

—Je regrette que notre science nous ordonne de n'avoir plus d'espoir à vous donner, se contente de dire le praticien de Québec.

—Je vous demande pardon d'avoir insulté votre foi. Messieurs, la douleur me fait perdre la tête…

—Permettez-nous de partager votre peine, Monsieur Delorme, conclut le médecin de Montréal au nom de ses confrères.

—Merci de votre pitié, murmure Gilbert aux trois savants qui s'esquivent…

Longtemps, il est pétrifié par la douleur. Il chancelle à la pensée de transmettre te message horrible à son enfant. _____

Pendant le colloque précipité de Gilbert et des oculistes, la jeune fille traverse une crise atroce. Elle a eu de longues heures, seule à ses rêveries de malade inerte, pour s'angoisser du problème de la vie humaine. Et, les germes que la foi canadienne-française avait inoculés dans son âme y ont gonflé des racines lointaines, magnifié le doute envahisseur. Il ne pouvait plus s'agir de la passion courbant la volonté sous le joug, puisqu'elle avait fait le sacrifice de toute elle-même à l'idéal de son père. Malgré le combat incessant de l'athéisme pour demeurer tyran de son intelligence, malgré la persistance à rayer le surnaturel de la pensée aux prises avec l'obsession divine, elle s'épouvanta, un jour, du relief dominateur avec lequel Dieu logeait au plus profond de sa conscience. Avant même d'avoir subi le choc de Jules Hébert et de sa mentalité chrétienne, il lui arrivait parfois de se demander si les générations n'étaient vraiment que des étapes vers le bonheur absolu dans la Libre-Pensée universelle, triomphe du principe intelligent et bon palpitant dans la Matière. Ainsi, elle pourrait ignorer toujours ce bonheur éperdument convoité jusqu'au dernier souffle, et rien n'en serait venu étancher la soif. Depuis qu'elle avait été broyée par ce malheureux amour, maintenant que la lame s'émoussait, tranchait moins dans la chair vive de son coeur, elle éprouvait des aspirations plus brûlantes encore vers la grande joie nécessaire que le plus intime de nous-même réclame et veut. Ce n'était plus l'amour qui travaillait son âme, il était immolé. Quelle était cette attente d'allégresse hors l'amour? Si c'était vrai, l'au-delà, gouffre d'extase, apaisement de l'être, nourriture d'éternel Amour? L'humanité devenait-elle meilleure sous le sceptre de la Libre-Pensée? Parmi ses fidèles, y avait-il moins de haine, moins de vilenie, moins de traquenards, mois de bestialités, plus d'essor vers les cimes? L'immolation au bonheur de tous ne serait-elle qu'une supercherie leurrant un petit nombre, débordé par la masse des brutes et des égoïstes?

Tout d'abord violentée par l'agonie de son rêve, elle s'effraya peu de la menace de devenir aveugle. Quand on lui ceignit les yeux d'un bandeau écrasant, elle espéra qu'elle allait guérir. Mais au cours de ces ténèbres denses, elle écouta plus volontiers les murmures divins plus impérieux dans le silence en elle-même, et Dieu s'empara plus rapidement de l'âme plus solitaire. Elle devina que le spécialiste de Montréal n'avait pas laissé d'espoir. A la perspective d'être plongée dans une sans relâche, elle sentit des tenailles refermer leurs griffes sur le cerveau à la dérive et l'étreindre. Ce fut, pendant quelques minutes, un supplice inexprimable. Tout son être se cabra, en une révolte rageuse, contre le martyre qui s'approchait. Quelque chose, du fond d'elle-même, cria follement au secours vers un libérateur, et la vision de Dieu, plus précise que jamais, se dressa tout-à-coup lumineuse et pacifiante. C'est ainsi que Marguerite connut la prière. Elle y revint souvent malgré elle et la trouva douce et rafraîchissante. Et bien qu'elle tremble si fort, craignant le retour de Gilbert, elle entrevoit qu'une espérance merveilleuse adoucira le désespoir.

—Sois bien courageuse, mon enfant, murmure soudain la mère que le silence oppresse.

—Il n'est pas facile d'avoir du courage contre le désespoir…

—Vous ne pouvez me cacher vos inquiétudes… Père tarde beaucoup à venir… Je suis jugée maintenant, on m'a condamnée…

—Non, cee serait trop barbare, s'écrie la mère, avec un élan d'affection débordante. Si tu deviens aveugle, il n'y a plus de joie pour nous!… Gilbert apportera des nouvelles calmantes… Une allégresse trop vive fait sourdre les larmes, il ne faut pas que tu pleures… Sois raisonnable, là est le salut, je le devine.

—Depuis longtemps, je suis fort sage, ma mère.

—Depuis une semaine, depuis dix jours, mais avant cela, tu nous a trompés, tu sanglotais à la sourdine, alors que nous te croyions guérie de cette blessure au coeur… C'est même le chagrin qui t'a affaiblie de la sorte.

—Pardonnez-moi tout cela, mère, je ne pouvais faire autrement… Il y avait, au fond de moi-même, une source inépuisable de souffrance. Plus j'ai pleuré, plus j'avais le besoin de pleurer toujours…

—C'est plutôt nous qui devrions réclamer ton pardon… Nous espérions sans cesse que ta douleur ne serait qu'une passade, nous aurions dû voler au médecin plus tôt…

—Le médecin aurait échoué… Ils n'ont jamais guéri les coeurs qui saignent d'amour, vous le gavez bien, mère… Il n'y a, pour cela, d'autre remède que soi-même…

—Et s'il t'avait menacé du malheur que tu redoutes?…

—Je crois que cela eut été la même chose, vraiment… Il fallait que la crise, amassée comme un nuage trop lourd dans mon âme, crève et fonde… Enfant naïve que j'étais, j'ai cru qu'une larme d'adieu suffirait à la vengeance de la passion étranglée en moi-même…

—Il n'est donc pas fini, cet amour néfaste?…

—Il ne finira jamais, mère…

—Comment l'aimes-tu encore, après tant de mal?…

—Je l'aime davantage, parce que je l'aime plus profondément, plus saintement… Je penserai à lui, désormais, sans amertume et sans violences… Au fait, vous n'avez pas oublié mon message à Jeanne Hébert, n'est-ce pas? Vous a-t-elle répondu?…

—Pas encore, mon enfant…

—Oh! Que j'ai hâte de la voir!… Il faut qu'elle ne tarde pas. Mère, je distingue à peine votre charmant visage… Je perds mes yeux à chaque instant, goutte à goutte… Mon père ne vient pas encore: c'est bien cela, demain, je ne vous verrai plus, je ne verrai que des souvenirs…

—Le voici! murmure Geneviève, effrayée par le visage décomposé de
Gilbert.

—Approchez, mon père… Vous avez bien tardé… Plus vite que cela…
Vous paraissez ne pas vous empresser de me communiquer la sentence…
Parlez sans crainte, je suis prête…

—Pourquoi désespères-tu ma fille? dit Gilbert, s'efforçant de maintenir sa voix calme et plutôt rassurante.

—Cela flotte dans l'air que vous traînez… Il faut bien que je devine, je distingue si peu votre visage que je n'y puis lire ma condamnation… Approchez-vous plus près encore, tout près de mes yeux, que je puisse vous voir… C'est le dernier jour, n'est-ce pas?…

—Il est impossible que tu ne puisses pas me voir, je suis tout près de loi, je ne puis l'être davantage, proteste Gilbert, avec presque des sanglots dans la voix. C'est une ruse pour me forcer à déclarer ce que tu appréhendes…

—Inutile de feindre, reprend vivement la jeune fille… Si c'était le contraire, je n'aurais pas besoin de recourir à la ruse pour le savoir… Vous m'auriez déjà préparée à la nouvelle du salut, vous m'auriez déjà tout dit… Vous vous êtes trahi, je suis aveugle!… Mais dites-le moi donc, afin que je pleure à loisir!…

—Hélas, pauvre enfant! sanglote le père, étreignant la tête brune sur sa poitrine.

—Courage, ma fille, gémit la mère…

—Aveugle! Je suis aveugle!… Quelle horreur!… Mais je ne veux pas, je proteste contre le sort!… Malgré tout, j'espérais toujours!… Fermés à toujours, à la clarté, à la vie immense, à la poésie des espaces, aux livres adorés, aux chers visages, à la France!… C'est la nuit, lugubre, épaisse, inflexible, jusqu'au dernier souffle de ma poitrine!… On m'abandonnera seule à mon martyre!… Oh non, c'est trop cruel!… Je ne veux pas, moi!… Elle est barbare, elle est monstrueuse, cette Matière!… Non, mon Dieu, si Vous êtes, Vous ne voudrez pas cela!…

—Que dis-tu, Marguerite? interrompt Gilbert, atterré.

—Ce n'est pas moi qui ai dit cela, répondit-elle, se rappelant que son père doit ne jamais le savoir, le désespoir m'a entraînée, mon âme a voulu se cramponner à je ne sais quelle illusion de salut!… J'ai crié vers un Être quelconque, vers celui qui me délivrera… Le nom de Dieu m'est venu malgré moi, comme tout autre aurait pu venir!… Sauvez-moi, quelqu'un, Lui ou un autre, vous ou un médecin, Jules Hébert ou son Christ, venez à mon secours, quelqu'un!… Les hommes n'ont donc rien trouvé pour guérir le désespoir!…

—Dis, mon enfant, tu ne crois pas à Lui? implore Gilbert.

—Le sais-je, moi?… Donnez-moi, je vous en conjure, une espérance de vous revoir tous, un jour, tous ceux que j'aime!… Qu avez-vous à m'offrir, s'il faut endurer le supplice des yeux vides jusqu'à la fin des jours?… Non, c'est trop douloureux, ce que je sens là!… On doit éprouver cela, quand on nous entre un poignard dans la chair, quand la soif nous étrangle, quand l'agonie nous empoigne au cerveau!… Il faut qu'on déchire ces ombres, là, qui envahissent, qui tuent!…

—Mais que pourrait-il t'offrir, Lui?…

—Sa Lumière, la vision éternelle, le regard plongeant dans les abîmes de l'infini…

—Ah! ce Jules Hébert que j'abhorre, ce canadien-français abject! Voilà donc ce qu'il t'a enseigné, le misérable hypocrite, il t'a fait le catéchisme, inoculé le virus de la superstition!… Connue lui, comme les siens, tu as la bouche pleine de Dieu, d'éternité, de Lumière des choses… Mais c'est lui, ce lâche, qui t'a valu la souffrance et t'a brisé les yeux en te broyant le coeur!… Tu ne le hais donc pas?… Faut-il qu'il joigne la honte à tous les maux dont il a jonché ton âme?… Quel est cet art diabolique avec lequel il t'a ligotée de chaînes?… Il enveloppe ton existence d'un deuil effroyable, et tu l'aimes toujours!… Une semaine encore, et tu abjurais la Libre-Pensée, tu m'apostasiais… Je l'exècre, je le maudis!… S'il était devant moi, je me jetterais sur lui, j'en ferais de la charpie!…

—Je vous supplie, de ne pas frapper Jules Hébert, c'est moi-même que vous brisez… Je vous en conjure, mon père, calmez votre fureur… Peut-être est-ce le dernier jour où je pourrai vous entrevoir… Laissez-moi deviner, sur vos traita, toute leur douceur pour que j'en garde l'empreinte au fond de mon être… Je veux sentir, dans vos yeux, tout votre amour pour moi… Approchez-vous aussi, mère, que je vous sache tout près de mon coeur… Oh, comme cela, je distingue un peu, si peu vos deux visages bons et tendres, le souvenir me donne le reste… Maintenant, je les possède à jamais… Éloignez-vous, l'effort épuise l'énergie de mes yeux, il faut que j'en conserve, si je veux que la lumière leur parvienne encore demain…

—Oh! mon enfant, cela me navre et me transperce le coeur! s'écrie
Gilbert, écrasé de peine.

—C'est trop de malheur! sanglote Geneviève.

—Ne pleurez pas, chers parents… Vous serez auprès de moi quelquefois… Cela me suffira pour vivre… Avec de la tendresse autour de soi, on n'est pas incapable de vivre… Il n'y a que les âmes tout-à-fait seules qui aient besoin de mourir… Je vous promets d'être vaillante, de ne pas me plaindre… Mais oui, ce sera encore du bonheur, vous aimer comme j'en aurai le loisir… Ah! que je vous aimerai!… Vous serez ma vie toute entière, je ne me lasserai pas de vivre pour vous…

—Oh! que tu es généreuse, ma fille!… Tu n'as pas une parole de haine contre cet infâme!… Je ne lui pardonnerai jamais, moi, je le sens!… Ne me le demande pas, je suis incapable de te le promettre… Ne te chagrine pas, je ne te parlerai plus jamais de lui, ma rancune sera discrète… Je t'aimerai comme jamais père n'aima… Ce n'est rien, l'amour dont je te comblai, si je le compare à celui que je te réserve…

—Et moi, je serai meilleure pour toi, je serai vraiment ta mère, ajoute
Geneviève, qu'un remords vague hantait.

—Vous fûtes bonne sans cesse, mère chérie… J'ai cru que vous vous accusiez dans l'accent de vos paroles… Vous aviez tort de vous faire des blâmes… Nous allons partir bientôt, n'est-ce pas, mon père?…

—Ah! pourquoi y sommes-nous venus, dans ce Canada funeste?…

—Encore des violences, mon père!…

—Pardon, Marguerite…

—Je vous comprends… C'est moi qui devrais implorer votre clémence… J'ai fait crouler votre idéal… Vous n'aurez pas de petit-fils pour continuer votre belle mission… La Matière, que vous adorez, n'est vraiment pas généreuse à votre égard, on dirait même qu'elle se venge… Si je fus coupable, elle m'a rudement châtiée, elle a bien choisi sa torture…

—Ne parie pas ainsi, ma fille… Il y a du fiel dans tes paroles! Les lois de la Matière sont immuables… Alors que jeune, tu fus terrassée par une maladie…

—Qui venait d'Elle, se hâta d'interrompre la jeune fille.

—Eh bien?…

—Pourquoi m'avait-Elle frappée?…

—Tu avais été imprudente, je suppose, répondit Gilbert interloqué, de nouveau soupçonneux.

—Pourquoi l'a-t-Elle permis?…

—Tu accuses, tu doutes, mon enfant… Ah! Ce Jules Hébert!…

A ce moment, Jeanne Hébert, introduite jusqu'à la chambre où le père et la fille se blessent au coeur, a l'intuition d'une chose affreuse et court, d'un élan impulsif, vers son amie affaissée dans la chaise longue.

—Qu'y a-t-il, Marguerite? s'écrie-t-elle, frémissante, le coeur battant vertigineusement.

—Ah! c'est vous, Jeanne! Que je suis heureuse!…

—Vous ici, Mademoiselle Hébert! s'étonne Gilbert, les sourcils pleins de menaces, mais Jeanne ne pense guère à s'inquiéter.

—Hâtez-vous de tout me dire, implorait-elle, j'éprouve une inquiétude indicible… Est-ce un malheur?…

—Viens! dit Geneviève à son mari, il faut que ces enfants demeurent seules, et le père obéit avec un geste de colère sourde.

—Je vous remercie d'être venue si promptement, avait répondu Marguerite pendant qu'ils s'éloignaient. Voyez-vous, il fallait ne pas tarder… Je désirais tant vous revoir avant la fin!…

—Non, vous ne mourrez pas, Marguerite, c'est trop douloureux!… On vous a trompée, je n'en crois rien!… Je vais vous sauver, moi!…

—Votre coeur est impuissant, petite amie… Il ne s'agit pas de mourir, il s'agit de pire encore peut-être… C'est bien là vos boucles blondes, Jeanne, elles sont noires, tout votre joli visage est presque noir… Au moins, je l'entrevois un peu encore… Il fallait venir vite, demain, je n'aurais probablement rien vu de ma petite amie québécoise…

—Vous allez être aveugle, Marguerite!… Ah! que je souffre pour vous!… Mais c'est inhumain, c'est monstrueux, il faut vous sauver de ce tourment!… Il y a des médecins, à Montréal, ici, à New-York, il faut qu'ils accourent, qu'ils fassent un prodige, qu'ils aient du génie.

—Ils sont tous venus, Jeanne…

—Et ils tos ont promis le salut, n'est-ce pas? Ils vous ont permis d'espérer, vos yeux vont ressusciter à la lumière, à la joie!…

—C'est fini, je suis condamnée, irrévocablement, jusqu'au dernier battement de mon coeur!…

—C'est bien vrai, alors, dit Jeanne, les larmes se précipitant de ses prunelles qui s'élargissaient de pitié. Vos yeux que j'aimais tant, auxquels j'ai rêvé souvent depuis qu'ils nous avait quittés, Jules et moi, vont se couvrir de nuit profonde!… Mais non, c'est horrible, c'est déchirant, je ne veux pas que cela soit vrai!… Dites, ils ne se voilent pas, vos beaux yeux, Marguerite! On se trompe, elle ne se cachera pas, votre belle âme!…

—Mon âme a bien changé, mon amie…

—Elle n'a pas cessé d'être bonne et généreuse, cela, je le jure…

—Parlez-moi de votre frère, balbutie Marguerite, et son coeur ému teinte ses joues de flamme rose.

—Il vous pleure… Oh! s'il savait! Il deviendrait fou de chagrin!…

—Je vous remercie de ne lui en avoir rien dit…

—Pourquoi exigez-vous qu'il ne vous revoie pas?…

—Il faut qu'il ne vienne pas, il faut que je parte, comme cela; je ne supporterais pas un autre adieu, je le sens!…

—Que s'est-il donc passé?…

—Dès l'adieu consommé, j'ai eu beaucoup de chagrin, une crise d'affolement douloureux… Ma tête fut si déchirée par le mal que nous dûmes rester à Québec… J'ai trop pleuré, Jeanne, voilà tout ce qui eut lieu…

—Ah! si Jules n'était pas à Ottawa, j'irais…

—Je vous le défendrais! interrompit la Française, vivement. Il vaut mieux qu'il ne me voie pas, l'amour est si bizarre, il ne m'aimerait que beaucoup moins peut-être…

—Est-ce que je vous aime moins? lui reprocha Jeanne.

—Les hommes, ce n'est pas la même chose… Je vous disais que j'ai pleuré… Une maladie, alors que j'étais bien jeune, avait blessé mes yeux… Les cicatrices n'étaient pas solides… Trop de sanglots les ont ouvertes… Les médecins, il n'y a pas une heure, les ont déclarées invincibles…

—Oh! que vous avez dû souffrir, quand on vous l'a dit!…

—Le délire fut effroyable… J'ai presqu'imploré la mort, j'ai eu des cris de bête sauvage, ils m'ont percée jusqu'au plus intime de la chair, ils sont là pour toujours… Cela ne pouvait pas durer: le désespoir, quand il ne tue pas, se tue lui-même… N'en parlons plus, Jeanne, c'est la dernière fois que nous nous voyons, ou plutôt, que vous me voyez… Mon père souffrirait de votre présence ici… Causons des jours heureux, voulez-vous? Que devient-il?…

—Il y a quelques jours, il demandait au ciel de vous rendre heureuse…
La session est commencée à Ottawa…

—Il a parlé! s'écrie Marguerite, avec un élan d'enthousiasme.

—Oui, il a parlé de son âme canadienne, reprit Jeanne, impuissante à ne pas être orgueilleuse. Il a fait une sensation!… Les journaux ont signalé son éloquence et l'envergure de son idéal!… Comme il le disait, il a semé la graine!…

—Elle poussera!… Oh! comme je l'adorais, son enthousiasme de patriote!… C'était le troisième jour que j'avais le bonheur d'être avec lui… Il me parla longuement de l'âme canadienne-française, et je l'aimai tout de suite, parce qu'elle était la sienne. Puis, s'animant davantage, il me révéla l'âme canadienne, m'en déroula les plis beaux et larges!… Et je le contemplais, si beau, si généreux, si vibrant!… On peut me crever les yeux, on ne m'empêchera pas de toujours le revoir, si éloquent, si fier et de l'aimer toujours!…

—Marguerite, je ne le crois pas encore!… Dites, on vous guérira!…
C'est monstrueux, si vous saviez tout ce que j'endure pour vous!…
Je voudrais vous délivrer de ces ténèbres, il faut qu'on dompte la
nature!… Ah! si vous croyiez!…

—Quoi, Jeanne? interrompit brusquement la fille de Gilbert.

—Oui, si vous étiez avec nous, Dieu vous redonnerait vos yeux!…
Sainte-Anne de Beaupré vous sauverait!…

—Êtes-vous bien certaine? balbutie Marguerite.

—Tellement certaine qu'elle devra vous guérir!… Je veux qu'elle agisse! Je vais tant la prier, il faudra qu'elle m'écoute! Mais oui, je m'étonne de ne pas y avoir songé plus tôt… Demain, je cours au sanctuaire de Beaupré, je prie jusqu'à la résurrection de vos yeux!…

—Je ne crois pas, Jeanne… Le ciel ne peut avoir pitié de moi… Merci de votre grand coeur, cela me touche infiniment…

—Ah! si vous croyiez, cela serait tôt fait, je vous l'assure, dit la petite Québécoise, ardente, si impétueuse qu'elle vainquit les derniers scrupules de la Voltairienne.

—Eh bien, Jeanne, dit-elle, comme épouvantée de l'aveu qu'elle faisait, je devais ne pas vous le dire, le garder pour moi seule à jamais… Savez-vous ce qui m'a soulagée, rendue moins douloureuse, presque résignée au supplice d'être aveugle?… La certitude qu'un jour la soif intense de ravissement dont mon être brûle encore, sera largement assouvie!… Oui, mon amie, j'ai la conviction forte et sereine que, par delà ma torture, il y aura des joies ineffables!…

—Vous croyez! s'écrie la petite Québécoise. Ce n'est pas autre chose, croire!… C'est l'au-delà que vous pressentez au meilleur de votre conscience, vous avez la foi, vous êtes sauvée, demain nous irons à Sainte-Anne de Beaupré!… Quelle joie!…

—Si j'avais votre foi, j'irais… La mienne est si nuageuse et si rudimentaire… Ce n'est peut-être que de la poésie, du sentimentalisme, le besoin de remplacer les horizons perdus par des rêves d'infini!… D'ailleurs, il faut que mon père ignore, il en serait si malheureux!…

—Dieu le prendra comme Il vous a prise!… Croyez-vous à Lui?…

—Attendez un peu, Jeanne… Peut-être est-ce Lui, cela… Mais oui, plus j'y songe, plus ce doit être Lui, plus je Le sens en moi!… Il répand, dans mon âme, le repos et l'Amour…

—C'est Lui, je Le reconnais!…

—Il y a quelques semaines, Il est venu… Misérable! je L'ai chassée… Il est revenu, toujours plus pressant, plus doux, plus magnifique… Il poussait dans mon âme, je voulais l'en déraciner… Oh! qu'il est bon! Il ne s'est pas offensé!… Il m'est resté fidèle, m'a inondée chaque jour davantage, plus grand, plus nécessaire… Et maintenant que je Le vois au fond de moi-même, Lumière et Joie, Espérance et Bonté, je L'aime, je L'adore, je me soumets, parce que je ne puis plus faire autrement… C'est fini, la lutte en moi contre Vous, mon Dieu, je crois en Vous, je vous remercie de la souffrance qui m'a valu votre Amour…

—Oh! la belle prière!… Dieu ne résiste jamais à de tels accents!…
Vous prierez comme cela devant la Sainte, et Dieu vous guérira,
Marguerite!…

—Je commence à vous croire, Jeanne… Je suis plus légère et je ne sais quelle ivresse m'envahit toute entière, serait-ce la sensation de l'Infini?… C'est vrai, Jeanne, ce que vous disiez. Il va me guérir, j'en suis certaine, je le sens, je l'exige. Il ne m'en veut pas de Lui commander ainsi!…

—Je Lui en veux, moi! s'écrie Gilbert, froidement, avec une rage condensée. Les deux jeunes filles, stupéfiées, attendent qu'elle éclate.

Il n'a pu résister à l'élan de sa méfiance. Il a soupçonné Jules Hébert d'il ne sait quelle machination fourbe. Dès qu'il eût abandonné la chambre, docile malgré lui à l'appel de Geneviève, il a eu peur. Incapable de mater son inquiétude, il est revenu, presqu'aussitôt, la démarche assourdie, se dérobant, sournois, presque rampant, la haine à l'affût. Il sait tout, ou plutôt, il ne croit pas à ce qu'il entend, identifie cette explosion de foi au délire des nerfs à la dérive.

—Oui, je Lui en veux, mon enfant… Bien qu'il ne soit qu'un mythe et de la fumée, j'ai toujours haï ce Dieu!… Depuis que je t'ai entendue L'implorer de la sorte, je ne sais plus ce que j'éprouve pour Lui: c'est quelque chose de plus fort, que la haine, comme un besoin de me venger de Lui!… Il n'existe pas, et je voudrais L'avoir sous mes talons!…

Jeanne, effarouchée, transie, regarde avec terreur le sectaire dont la fureur se déchaîne.

—Il ne vous poursuivrait pas comme cela, s'il n'existait pas, murmure doucement Marguerite. Il n'est pas naturel de vouloir étrangler un mythe, écraser de la fumée… Plus vous le niez, plus Il existe en vous… Que je suis heureuse de ne jamais L'avoir haï!… Ne soyez pas violent, mon père, n'ayez pas de chagrin, vous L'aimerez bientôt!…

—Jamais, te dis-je!… Ainsi, tu crois à Lui? Il t'a ensorcelée?

—N'allez pas plus loin, mon père, je vous en supplie, au nom de ce qu'il y eut de plus tendre et de plus doux entre nous!… J'ai cru, à votre accent, que vous alliez me maudire!… Il ne faut pas faire cela, je n'y pourrais survivre… Pardonnez-moi, je devine toute la peine dont je vous accable, il faut me comprendre, absoudre!… Que n'ai-je le mot qui persuade! Que ne puis-je vous étaler le mystère de ce qui change mon âme!… Est-ce ma faute, si je ne puis vous expliquer comment Il m'a prise et comment je L'aime?… J'essaye de ne pas croire à Lui, c'est impossible, Il est là, je L'entends, je veux Le garder!…

—Je rêve, c'est un cauchemar!… Tu me disais qu'on n'a pas cherché à t'évangéliser, tu ne m'as pas menti!… Il aurait suffi de te causer un peu de cette foi naïve, pour qu'elle te corrompe l'intelligence?… Ne prolonge pas mon angoisse, dis-moi que je rêve, que tu rêves, que c'est la fièvre dans tes cellules nerveuses, rien de plus, rien de honteux, mon enfant!… Tu es encore mon disciple, mes idées, n'est-ce pas, Marguerite?…

—J'avais résolu de vous le dissimuler toujours, mon père!… Dieu ne m'en aurait pas voulu, il s'agissait de ne pas vous faire de la peine, à vous si bon!… Vous êtes venu de vous-même au chagrin, vous avez surpris mon secret!

—Non, tu ne rêves pas, tu es sereine, ta voix ne bronche pas, tu es une convertie!… Ah! malheureuse!… Ou plutôt non, ce n'est pas toi qu'il faut maudire!… La première fois que j'ai toisé ce Jules Hébert, j'aurais dû flairer sa lâcheté!… Il s'est insinué tortueusement dans ton âme, t'a sournoisement infusé la superstition dont la moëlle de sa race est pétrie, s'est servi du patriotisme et de l'amour pour t'apprivoiser à son an-delà chimérique et dégradant!… C'est un voleur d'âme, un ravisseur d'idéal, il m'a volé mon enfant! Le misérable! l'hypocrite! je le hais, je le maudis!…

—Jules n'est ni un lâche ni un hypocrite! s'écrie Jeanne, dont le sang, fouetté au vif comme par des lanières, se rebelle.

—Il m'a ravi la joie par excellence de ma vie, rétorque Gilbert, à qui le visage menu de Jeanne, si vibrant, si fier, si beau dans sa faiblesse en courroux, en impose. Il est le meurtrier de mon bonheur, dites qu'il n'est pas un misérable!…

—Je le redis, mon frère n'est pas un lâche!… Il n'a pas essayé, de faire le catéchisme à Marguerite, cela, je l'affirme, il est trop généreux pour cela!… Il a respecté son incroyance, j'en suis certaine!… Dignes l'un de l'autre, furent-ils criminels de s'aimer?… Mon frère agir en fourbe, en larron, en serpent? C'est faux, vous le dis-je!…

—N'est-ce pas lui qui lui insuffla le poison du ciel?…

—Et d'abord, ce n'est pas un poison, Monsieur Delorme, s'écrie Jeanne, violente, puisque Dieu est la source de la vie même!… Qui vous assure que c'est nous qui sommes dans l'erreur? Si le coeur vous en dit de mourir comme le vulgaire animal que le talon écrase, libre à vous, mais n'aurions-nous pas raison d'aspirer vers une survie qui apaisera notre faim de joie sans bornes?… Où est la honte à nous courber sous le mystère? Il est des interrogations, dans l'être de Marguerite, auxquelles vos doctrines n'ont jamais répondu, ne répondront jamais, je les en défie!… Jules a parlé de sa foi sans arrière-pensée, sans hypocrisie, je le répète!… Quand le désespoir s'est déchaîné dans l'âme de Marguerite, elle a eu le désir d'une espérance par-delà les années de martyre qui entassaient leur horreur devant elle!… Vous n'aviez rien à lui donner, vous le savez bien, Dieu lui promit l'extase du ciel!… Ce fut la prière, cela!… Et maintenant, je vous en supplie, oubliez votre haine, donnez-moi votre enfant demain, plus tard, dès qu'elle en sera capable, et je vous promets de vous redonner ses beaux grands yeux! J'en suis certaine, Dieu la sauvera, Sainte-Anne de Beaupré la guérira!…

—Oui, tu as raison, Jeanne, je crois en tes paroles, dit soudain Marguerite, que le plaidoyer émouvant de la petite Québécoise avait enflammée. Pardon, mon père, c'est irrésistible… Je suis toute imprégnée d'une Présence étonnante et radieuse!… Une puissance me possède, et j'en suis ravie au-delà de tout, ce que je peux dire!… C'est comme si les flots d'un Amour immense venaient chanter dans mon âme comme sur un rivage!… Et je ne sais quel transport m'enchante!… J'ai besoin de prier, de prier longtemps!… Oui, je n'ignore plus ce qu'il faut Lui dire, je sens qu'il va m'écouter, je suis certaine de Lui!… Oh oui, vous allez me guérir mon Dieu, je le devine, je le sais!…

Au cours de ces ardentes paroles, une éclaircie magique s'ouvre dans l'âme enfiévrée de Gilbert Delorme. La rage, en lui, s'éparpille. Il perçoit, dans la flamme dont l'imagination de son enfant brûle, une possibilité extraordinaire et prodigieuse. Croyant aux ressources illimitées de la nature, il se rappelle que la science en ignore presque tout, que l'auto-suggestion en est un des pouvoirs admirables et féconds. Mais oui, pourquoi pas? La volonté, surchauffée jusqu'au paroxysme, ne pourrait-elle pas triompher du mal? Pourquoi ne pas exploiter ce délire d'enthousiasme? Il était impossible qu'elle crût vraiment à Dieu, la crise d'affolement avait semé le désordre en son âme, voilà tout. Dès que l'exaltation des nerfs aurait amené le prodige espéré d'eux, il serait facile de reprendre à Dieu celle qui ne croyait à Lui que par désespoir, mais qui n'y croirait plus, lorsque le calme aurait pacifié le cerveau…

XI

Le convoi électrique roule à grande allure égale et ronflante vers Sainte-Anne-de-Beaupré. Jeanne et Marguerite, pelotonnées l'une contre l'autre, osent à peine se balbutier quelques mots rares et timides. Gilbert, assis en face d'elles, impassible et taciturne, glace l'atmosphère. Les yeux de la malade que la dernière nuit sans sommeil a remplis de ténèbres plus opaques, ne peuvent plus qu'entrevoir la forme rigide et muette, ils ne discernent pas les traits figés du père. Sans qu'il parle, elle a la sensation qu'il rumine quelque chose d'hostile et que la fureur s'amasse en son âme comme la vapeur en vase clos. Elle sait bien que plus il songe à la démarche qu'il a permise, hypnotisé par le fluide surhumain qui électrisait son langage d'hier, plus il a maintenant l'horreur d'avoir cédé. Elle devine qu'il prépare un antagonisme à chaque instant plus maussade et plus fort, mais elle va lutter contre l'assaut de haine, et Dieu ne pourra plus douter d'elle. Une exaltation mystique irradie son imagination. C'est comme si une âme nouvelle filtrait dans la sienne. Et l'athéisme écrasé dans ses dernières tranchées, fuit le champ de bataille. Marguerite est ardemment certaine que Dieu, à travers le sourire de la grande sainte, arrachera de ses yeux la nuit pesante et leur versera l'aurore et le soleil. Son père, illuminé, adorera le Christ de Jules Hébert, et l'âme de la jeune fille se dilate en une vision de bonheur.

—Nous arrivons, Marguerite, murmure Jeanne, à voix si basse que son amie l'entend à peine.

—Je ne comprends pas ce qui bout en moi, répond celle-ci, je trouve que nous n'allons pas assez vite encore, je suis très impatiente de m'agenouiller aux pieds de la grande Sainte…

—Nous nous agenouillerons ensemble, tout près l'une de l'autre, ajoute la petite Québécoise, fortement émue. Il faudra bien qu'elle s'attendrisse…

—Est-il nécessaire de prier comme vous pour être entendue? demande la Française. C'est que, si neuve à Dieu, je ne puis égaler votre ferveur et votre amour… Je serai bien maladroite, sans doute…

—Vous prierez de toute votre âme, cela suffira, je vous l'assure.

—Qu'est-ce donc, prier de toute son âme?…

—Offrir à Dieu tout ce que nous sommes de bon et tout ce que nous pouvons être de meilleur…

—Pourquoi ne l'a-t-Il pas encore guérie, votre Dieu, Mademoiselle
Jeanne? interrompit Gilbert, sarcastique.

-Si vous L'aimiez un peu, ce serait plus sûr, balbutie-t-elle faiblement.

La gêne est plus lourde entre eux tous, maintenant… Le convoi électrique roule à grande allure égale et ronflante vers Sainte-Anne de Beaupré… _____

Une immense draperie de nuages moroses appesantit l'espace. Il émane, de la nature grincheuse et des horizons presque funèbres, ce malaise des âpres jours d'automne. Captive au sommet du frontispice de la Basilique, entre les deux clochers gris, la Sainte grelotte en sa froide parure de bronze. Et l'Enfant Jésus, près d'Elle qui le réchauffe d'amour, a pourtant les mains glacées. Les arbres sur la colline, transis, mélancoliques, pleurent l'agonie de leurs feuilles. Les teintes mordorées et cuivrées, dont les érables ça et là nuancent les coteaux de l'Ile d'Orléans, s'embrument de tristesse. Le flot sombre et langoureux du Saint-Laurent brille de miroitements blafards. Les maisons des alentours se recroquevillent dans leurs murs frileux et leurs toits, renfrognés. La grande Sculpture blanche, au milieu des allées inertes et des parterres désolés, fait songer aux neiges prochaines.

Le sectaire et les deux pèlerines, d'eux-mêmes, sous une impulsion que seul explique le magnétisme des êtres, s'arrêtent au moment de franchir le seuil de l'église. Gilbert hésite encore, Marguerite a peur, Jeanne frissonne.

—Est-ce vrai que tu es bien résolue à prier, ma fille? dit Gilbert enfin, d'une voix étrangement contractée.

—Mais oui, mon père, répond-elle, angoissée, redoutant ce qui s'apprête.

—Rien en toi ne proteste contre une pareille dégradation?…

—Pourquoi ce retour de colère?… Ce n'est plus le moment de m'interdire le lieu saint… Vous pourriez tout compromettre, ma foi est si fragile encore…

—Ta foi?… Te voilà, donc asservie, enchaînée à ce Dieu
Polichinelle?…

—Ah! Mon père! Je vous défends de L'outrager!…

—Tu me défends! s'écrie-t-il, violent.

—Ne m'en voulez pas, il faut, que je vous parle de la sorte, vous n'avez pas le droit de Le traiter ainsi devant moi, je sens profondément que vous n'avez pas ce droit!…

—C'est bien Lui, cela!… Il besogne bien, Il t'a déjà prise à moi, Il a déjà fait de toi une révoltée!… Je dois Lui céder la place, Il est ton seigneur et despote, je n'ai plus de fille!…

—Vous vous trompez, mon père!… Grâce à Lui, je serai plus longtemps votre fille, je le serai éternellement!…

—Non, décidément, tu ne feras pas cela, mon enfant, c'est trop d'humiliation! Je l'avais pourtant prévu, hier, avant de faiblir… Je ne sais quelle aberration m'a paralysé la volonté!… Si j'en croyais tes paroles, tu Lui appartiendrais!… Ah non! Je ne veux pas, tu es mon enfant, mon oeuvre, mon cerveau, ma vie, Il ne peut t'enlever à moi de la sorte!… Je ne veux pas que tu L'aimes, tu m'entends, Il est faux, Il est un leurre, un fantôme!… Une dernière fois, pense à tout ce que je t'en ai dit, n'est-ce pas que tu ne crois pas à Lui, que tu n'entreras pas ici me déshonorer, m'apostasier devant les prêtres et les idoles de la superstition?… Allons-nous-en, viens, Marguerite, ce n'est pas ta place ici, mon coeur est le vrai, le Sien n'est qu'un vieux conte d'amour!…

—Je crois au vieux conte d'amour et à son Chevalier, murmure la jeune fille, que des sanglots empêchent de lutter davantage contre le fanatisme de Gilbert.

Alors, l'âme de celui-ci est agitée par l'un de ces remous aux lois inexplicables dans les sources vives de notre être. Sa rage croule. Il essaye de rejoindre en lui-même l'indignation qu'il se doit. Elle a fui, lui échappe irrémédiablement. Il n'a plus qu'une pitié vaste, surabondante pour son enfant dont il avive le martyre. Il ne doute pas que l'auto-suggestion sera stérile, elle aurait déjà fait le prodige qu'il était folie d'avoir espéré d'elle. Il si conscience que Marguerite est maintenant sous le férule de la Croix. Comment se fait-il qu'il n'éprouve plus de haine et pardonne? Il ne comprend que vaguement pourquoi sa colère fond en lui-même: d'ailleurs que lui importe de le savoir, pourvu qu'elle cesse enfin de pleurer si violemment? Il en a le besoin profond, il faut que ces larmes ne lui fassent plus tant de mal au plus poignant de ses entrailles.

—Va, mon enfant, murmure-t-il, avec douceur.

—Oh! mon père! que vous êtes bon! Vous me sauvez! s'écrie Marguerite, qui embrasse longuement son père au front si lourd.

Dès que les deux jeunes filles eurent franchi le seuil, Gilbert Delorme, éprouvant au coeur un serrement qui l'étouffait, pensa qu'il allait mourir. Ce fut, tout simplement, un spasme de douleur qui, débordant de sa poitrine surchargée, jaillit en pleurs émouvants……

Bien peu de lumière se faufile à travers les vitraux peints qui la rejettent. Il y a comme un crépuscule vague dans les bas-côtés austères et sous la voûte où les étoiles d'or s'estompent.

Dans la nef elle-même, au-dessus des laques lugubres et des bancs solitaires, autour des colonnes à demi fantastiques, la clarté du jour s'assombrit de ténèbres flottantes. C'est presque la nuit dans les profondeurs des chapelles latérales. Au grand autel de marbre sans tache, un prêtre déroule en harmonie les gestes sacrés de la messe, et les anges, pieusement adorateurs sur le baldaquin où ils planent, unissent leurs prières à la sienne. Tout le sanctuaire frémit d'une suavité mystérieuse et d'un calme étreignant l'âme.

Aux pieds de la Thaumaturge canadienne, Marguerite et Jeanne, prostrées, ferventes, inlassables, murmurent une supplique longue et passionnée. Toute leur âme vibre et se tend vers le ciel. Les yeux de la petite Québécoise, dardés sur le visage ineffablement doux et bon de la sainte, luisent d'un appel ardent. Ceux de la Parisienne, plus impuissants de seconde en seconde, ont toujours plus de peine à distinguer la forme obscure de la Statue qui s'éloigne. L'enthousiasme de Marguerite s'active sans cesse et l'imprègne de chaleur sainte et d'espoir. Elle voit les dernières lueurs s'esquiver de son regard agonisant, et sa foi en la cure surnaturelle, au lieu de s'effondrer, décuple et s'embrase toujours. Des accents pathétiques et des cris d'adoration surgissent des sources les plus mystérieuses d'elle-même.

—Grande Sainte, il faut me sauver, implore-t-elle, en ce moment. Je suis venue à vous de tout l'élan de mon être… Je crois en votre sourire, je ne le vois plus, mais je me souviens de lui, quand, pour la première fois, il y a si peu de jours, il me semble, je fus si étrangement ravie par sa douceur… Je ne l'ai pas oublié, il est fait de tendresse et de paix indicible, il palpite en moi, je sens qu'il n'est pas menteur, qu'il rayonne du Dieu qu'il possède à jamais… Je vous demande pardon, mon Dieu, de vous avoir banni si souvent de mon coeur, vous savez pourquoi je fus ingrate: on m'avait donné tant d'armes contre Vous, il a bien fallu que je me batte, que je Vous repousse… Oh! comme je regrette de ne pas Vous avoir connu plus tôt!… Maintenant rien en moi ne Vous outrage, toute mon âme Vous accueille et Vous garde, et je Vous aime de tout l'amour que j'aurais eu pour Vous, si Vous m'aviez été enseigné dès le premier jour.

Ces ténèbres m'écrasent, m'épouvantent, me plongent, dans un vide affolant!… Brisez-les, déracinez-les, mon Dieu, rendez-moi votre soleil!… Grande Sainte, souriez-Lui, pour qu'il m'entende!…

Escorté par le jeune acolyte, le prêtre délaisse le grand autel de marbre. Ils ont déjà disparu. Il n'y a plus, dans le sanctuaire, que le vaste silence divin autour des jeunes filles en prières. Soudain Jeanne regarde Marguerite avec une commisération de toute sa nature de sensitive extrême.

—Courage, mon amie, lui dit-elle, nous n'avons pas encore assez prié…

—J'ai plus d'espérance que jamais, lui répond l'autre, avec une conviction de toute elle-même.

—Il faut lui faire violence… Il ne faut pas trop se fier au sourire tout plein de largesses, elle veut, que l'on soit bien sûr d'elle, ne cède que si on espère alors qu'il faudrait ne plus avoir espérance…

—Je ne croyais pas qu'il fût si facile de prier, Jeanne… Il est vrai que ma prière est malhabile et peu éloquente… Mais je vous obéis, j'abandonne toute mon âme à Dieu…

—Elle est si belle, votre âme, que Dieu est fort heureux de l'avoir conquise… Voyez-vous encore, Marguerite?…

—Si peu, vous n'êtes qu'un monceau de noire la Sainte n'est qu'une silhouette noire bien noire…

—Courage, nous allons prier encore, aussi longtemps que vos yeux n'auront pas la clarté des miens!…

—Que vous êtes bonne et que je vous aime Jeanne!… Que peut-on dire d'irrésistible au ciel, mon amie?…

—Lui avez-vous commandé, bien ferme, bien nettement?…

—J'ai peur d'être audacieuse…

—Je vous ordonne de ne pas craindre… La meilleure façon de plaire à
Dieu, c'est de vouloir qu'il nous aime!…

—Je sens, là, tout plein mon coeur et ma vie, qu'il m'aime!…

—C'est bien entendu, n'est-ce paa?… Nous voulons, nous exigeons qu'il agisse, que la Sainte et Lui fassent leur grande besogne du ciel!…

Pendant que les deux amies, prosternées, suppliantes, leurs genoux cassés par les laques dures, attendent la réponse du ciel, Gilbert s'approche des formes affaissées. Il n'en pouvait plus du martyre de l'attente. Elles ne l'ont pas entendu s'arrêter près de leurs robes gisant dans la poussière. Tout-à-coup, un cri tranche dans l'air, si aigu, si douloureux, si lamentable, que Jeanne et le père en sont déchirés jusqu'au plus intime d'eux-mêmes. Les échos de la Basilique gémissent au loin, et c'est comme si le silence était plein de sanglots. Marguerite, cessant totalement de voir, a été plongée dans une nuit insondable, aux tenailles atroces. Un désespoir invincible l'a inondée toute entière, a fait jaillir du fond de son être la plainte sauvage. D'un geste convulsif, elle frotte ses yeux morts, essaye de les faire vivre encore à ces vestiges de lumière qui leur parvenaient tout-à-l'heure. Ce ne sont pas des larmes qui se précipitent, mais des hoquets farouches dont la gorge râle et la poitrine se fend. Jeanne, l'âme au supplice, attend que le délire s'apaise.

—Marguerite, il ne faut pas désespérer, rien n'est perdu, murmure-t-elle enfin.

—Si vous saviez comme c'est affreux!… Cela m'étouffe, j'ai voulu mourir…

—Pauvre amie!… Que cela me fait de la peine!…

—Oh! quel tourment!… Mon Dieu, vous ne permettrez pas cela!… Grande
Sainte, votre sourire m'a promis!…

—Un peu de courage, mon amie, c'est l'épreuve décisive, elle est le salut!…

—Viens-t'en, ma fille, dit soudain Gilbert, et sa voix grave les secoue d'un frisson brutal.

—Vous ici, mon père! ne put retenir sa fille. Etes-vous venu prier?

—La folie religieuse l'égare! Je suis venu te chercher… Je te le redis, viens, mon enfant…

—Laissez-moi prier encore, gémit-elle. Tout n'est pas perdu, n'est-ce pas, Jeanne?…

—Nous allons vaincre, je le sais, je le jure, affirme la petite
Québécoise, d'un accent tel que Gilbert en est un peu abasourdi.

—Je parle sans haine, Mademoiselle, votre Dieu n'est qu'un nuage qui se dissout devant la raison… Depuis une heure, à genoux devant une ombre, vous appelez dans le vide… Est-ce étonnant qu'on dédaigne votre appel?… Viens, ma fille…

—Grâce, Monsieur Delorme, implora Jeanne appréhendant l'influence du père.

—Votre Dieu a-t-il eu pitié, Lui? répondit-il avec une amertume discrète.

—Ne raillez pas, je vous en supplie, ajoute la Canadienne.

—Je n'ai pas raillé, Mademoiselle, j'ai constaté, simplement… Tu me suis, n'est-ce pas, Marguerite?…

—Il faut que je reste encore, mon père…

—Ah! Si tu comprenais ma torture à voir mon enfant courbée jusqu'à terre, se traînant les genoux devant une idole, tu viendrais… Tout cela est vain, tu le sais, pourtant… Rappelle-toi ce que tu en disais, il y a si peu longtemps encore… Je ne me comprends plus, je devrais t'amener de force ou mettre leur Sainte en pièces… Tu as tant souffert que je n'ai plus le courage de ma fureur, je redoute que, par moi, tu souffres davantage… Mon coeur est à bout de ta souffrance… Viens, nous essayerons d'être heureux, j'oublierai tout… Au nom de tous les souvenirs entre nous, ne me suivras-tu pas, mon enfant?…

—Je vous suivrai, dès que mes yeux pourront le faire, dit-elle, humblement.

—Tu ne sens donc pas l'humiliation de t'avilir ainsi devant le surnaturel?…

—Non, mon père, cela me grandit!…

—Hélas! Tu crois à Lui, irrévocablement!… Comme Il est habile et ensorcelle bien!…

—Je crois à Lui, mon père!…

—Ah! Quelle horreur!… Et je n'ai pas îa force de maudire!…

—Cela vaut mieux ainsi, mon père, je n'aurais pas le courage de vous entendre… Pardon de vous faire souffrir, il faut savoir comment…

—Inutile, interrompit Gilbert, je ne comprendrai pas!… Dis, au moins, que si tes yeux demeurent clos, tu me reviendras, tu L'abandonneras, Lui!…

—Marguerite! supplie Jeanne.

—C'est impossible, mon père, on ne se débarrasse pas de Lui, je le sens, quand Il a logé dans notre âme…

—Insensé que je fus!… C'est bien, continue à prier, puisque tu
L'aimes, conclut Gilbert, démoralisé.

—Oh! merci du meilleur de moi-même!…

La ferveur des jeunes filles recommence, plus brûlante et plus impétueuse. Immobile comme les fières colonnes, Gilbert, un pli sarcastique au front, la lèvre mordante, le coeur ulcéré, regarde les deux profils dressés passionnément vers Dieu. L'invocation de Marguerite est dramatique et désespérée. Elle appelle à l'aide tous les siens dont les âmes, dans le lointain des générations, connurent le charme de la prière et vivent à jamais l'extase du ciel. Des guérisons par myriades s'épanchèrent du coeur de la grande Sainte: pourquoi serait-Elle insensible au martyre qui l'empoigne et la rend folle?

—Est-ce ma faute, disait-elle, si je fus ignorante de Vous, mon Dieu?… Je suis née loin de Vous, si loin qu'on n'y parlait de Vous que pour Vous nier, comme une des vieilles fables de jadis… J'ai grandi, on m'a si bien éloignée de Vous toujours, qu'il était toujours moins possible de vous apercevoir… Il fallait que Vous veniez à moi qui ne pouvais aller à Vous: depuis que Vous êtes venu, ne Vous ai-je pas aimé totalement, de mon âme absolue, comme Vous le désirez?… Délivrez-moi de ce cachot horrible, c'est le moyen de conquérir mon père!… Il ne vous connaît pas, ne lui en voulez paa d'être amer!… Comme le dit Jeanne, votre amie si douce, il faut que cela vienne, que vous soyez pitoyable!… Grande Sainte, je vous en conjure, faites rayonner un dernier sourire au Dieu qu'il attendrira sur ma misère!…

Une détente de tous les nerfs endoloris se résout en larmes qui filtrent des yeux morts, étrangement apaisantes et suaves. Une vague de bonté surhumaine gonfle son être d'une ivresse inconnue. La certitude qu'elle avait de guérir, cesse d'être exaspérée, devient calme et sereine. Elle attend, sans crainte, sans désespoir, la résurrection de ses yeux. La félicité profonde l'envahit toujours davantage. Tout-à-coup, son âme s'élargit, s'illumine, se magnifie, s'envole tout d'un essor vers des cimes radieuses d'où elle plonge dans un gouffre immense de béatitude. Les prunelles, dilatées soudain, béantes et limpides, s'emparent triomphalement de la lueur d'or que le soleil vient de lancer dans le Choeur de la Basilique……….. _____

Le convoi électrique roule à grande allure égale et ronflante vers Québec. Isolés des rares voyageurs, le sectaire et les deux pèlerines sont taciturnes. Marguerite se repaît du tableau que ses yeux avides ne se lassent pas de voir courir. Elle contemple, avec une volupté infinie, l'éblouissement du soleil dans le gonflement des labours, l'allégresse des fermes, le sourire des prés, les ors et les rubis des érables. Gilbert, que la joie d'abord a transporté, devient plus songeur de minute en minute, et le poids de sa tristesse est lourd sur l'âme des jeunes filles.

—Que je suis heureuse! dit Marguerite, après l'avoir dit tant de fois.
Pourquoi êtes-vous moins joyeux, mon père?…

—Crois-tu encore à Lui? répond-il, si triste, qu'elle en est violemment émue.

—Mais, vous n'y croyez donc pas, vous, mon père!…

—Je crois qu'il m'a volé mon enfant, c'est tout ce que je crois de
Lui…

—Et moi gui espérais que ce miracle vous conduirait à Lui?…

—Miracle! ne put s'empêcher de ricaner Gilbert. Te voilà bien fagotée à la superstition!… Les miracles! c'est avec ces mensonges qu'elle vous attache et vous asservit!… Non, ma fille ce ne fut pas un miracle, te dis-je, tu t'es suggestionné la guérison, elle t'est venue de toi-même, des forces de la nature agissant par ta volonté furieuse et déchaînée!… Un mystère ignoré de la science, fort bien, mais un miracle, c'est trop de naïveté, vraiment!…

—Combien nous serons éloignés l'un de l'autre, désormais!…

—Oui, il va falloir nous quitter bientôt, murmure-t-il, en courbant sous la douleur.

—Cela, non, proteste Marguerite, véhémente et le coeur oppressé. Je vais vous suivre, jusqu'à ce que vous m'ayez pardonné, jusqu'au jour où vous serez avec nous!…

—Impossible d'y songer, mon enfant, reprit-il, toujours sur le même ton de lassitude calme et souffrante. Je ne suis pas de ceux qu'on évangélise, la cuirasse est impénétrable!…

—Je vous suivrai tout de même, je ne veux pas que vous ayez de la peine, mon père!… Je ne veux pas abandonner ma mère!…

—Il vaut mieux que tu ne viennes pas, te dis-je, reprend-il, avec une douceur inexprimable. Alors même que tu me suivrais, ce ne serait plus toi, je t'ai perdue… Tu étais mon oeuvre, elle est détruite… Tu étais ma vie, elle est brisée… Près de moi, tu me rappellerais sans cesse mon rêve en miettes… loin de toi, je souffrirai moins, je me souviendrai mieux des années de bonheur où je retrouvais mon cerveau dans le tien… Il n'est plus à moi, ton cerveau, Dieu me l'a ravi… Reste ici: Jules Hébert, ton évangélisateur, adoucira l'amertume des adieux nécessaires…

—La seule perspective de vous dire adieu me fait tant de peine!… Non, décidément, je vous suivrai!…

—Tu resteras, ma fille! Il faut que tu ne viennes pas, j'ai besoin que tu restes!… Si tu étais auprès de moi, croyant, priant, je ne pourrais plus faire la guerre à Dieu!… C'est mon devoir de me battre jusqu'au dernier jour pour la libre-Pensée, ma religion!… Il y aura une différence avec autrefois, je frapperai désormais sans haine…

—Oh! mon père! cela me rendra si malheureuse!…

—Cela passera, mon enfant, tu seras heureuse avec ton ami… N'est-ce pas qu'elle sera heureuse avec le frère que vous défendiez si bien, Jeanne?…

—Nous serions tous bien plus heureux encore, si vous l'étiez avec nous, répondit la soeur de Jules, dont le coeur faisait mal.

—Oh! mon père! ce sera trop de chagrin! Vous resterez avec nous tous! pleura Marguerite.

—Il faudra que je m'en aille! dit-il, résolu inflexible. Je reviendrai parfois, ma fille, et près de vous tous, je retremperai mon courage de frapper Dieu sans haine…

—Mon père! protesta encore sa fille, dont les larmes coulaient, abondantes.

—Ne pleure pas, mon enfant, tes yeux seront encore malades, et, tu ne pourras pas te suggérer la cure divine une seconde fois, peut-être…

—Je vous pardonne votre sarcasme, mon père, dit Marguerite. Je sens que vous vous trompez, que j'ai des yeux capables de vous pleurer toujours, parce qu'ils verront éternellement!

FIN

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