Au Mont-Blanc: Aiguilles, sommets, vallées et glaciers; ascensions, sports d'hiver
The Project Gutenberg eBook of Au Mont-Blanc
Title: Au Mont-Blanc
Author: Roger Tissot
Author of introduction, etc.: Léon Auscher
Release date: August 1, 2020 [eBook #62812]
Most recently updated: October 18, 2024
Language: French
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AU MONT-BLANC
LES «BEAUX PAYS»
Volumes parus dans cette collection:
Gabriel FAURE
AUX LACS ITALIENS
Henri FERRAND
GRENOBLE: Capitale des Alpes Françaises
Henri FERRAND
LA ROUTE DES ALPES
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AU GAI ROYAUME DE L'AZUR
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AU PAYS DE St FRANÇOIS D'ASSISE
Tous droits de reproduction et de traduction réservés
pour tous pays, y compris la Hollande, la Suède,
la Norvège et le Danemark.
Copyright by B. Arthaud, 1924.
Editions J. Rey
Roger TISSOT
AU MONT-BLANC
AIGUILLES—SOMMETS—VALLÉES ET GLACIERS
ASCENSIONS et EXCURSIONS
SPORTS D'HIVER
Préface de M. Léon Auscher,
Président du Comité de Tourisme en Montagne
du Touring-Club de France
Editions J. REY
GRENOBLE
JUSTIFICATION DU TIRAGE:
De cet ouvrage, le sixième paru dans la collection
"Les Beaux Pays", il a été tiré 20 exemplaires
sur Japon des Manufactures impériales numérotés de
1 à 20 et 480 exemplaires sur Hollande au
filigrane de la collection, numérotés de 21 à 500.
L'Édition anglaise de cet ouvrage est publiée
par Medici Society, Grafton Street, Londres.
Elle est vendue en France et en
Italie par les Éditions J. Rey.
Arrêtons-nous encore un peu, Hugues!
Il est si beau de se reposer sur la cime,
et, pour quelques instants de la vie,
parmi les nuages, rêver!
Guido Rey
PRÉFACE
«En cette saison d'automne, pleine de langueur, je suis revenu au Mont-Blanc...»
«Il est plus beau que jamais, avec son piédestal d'arbres roux, d'herbes brûlées, d'airelles rouges, qui fait à sa dalmatique de neige, une bordure de velours aux couleurs changeantes...»
C'est là le tableau inédit que nous brosse, de main de maître, l'alpiniste doublé d'un poète qu'est l'auteur de ce livre, Roger Tissot. Heureuse inspiration, grâce à laquelle nous allons parcourir la «Vallée des merveilles» alors que la montagne, solitaire de par le snobisme ou l'ignorance des foules, s'illumine du rutilant éclat de sa parure d'automne en attendant qu'elle s'ensevelisse sous la somptueuse hermine de ses neiges. Excellente propagande aussi, qui enseignera au peuple des touristes que l'Alpe n'est pas un spectacle fugace sur lequel le rideau tombe fin septembre pour ne se relever qu'à l'été suivant, mais que sa beauté est de toutes les saisons—de tous les instants, pourrait-on dire—et qu'à la voir dans le recueillement de la solitude, on est imprégné au maximum de sa grandeur.
Il était cependant difficile, et presque risqué, après tant d'illustres devanciers, d'écrire un livre sur le Mont-Blanc. Il y avait une certaine audace—et même une audace certaine—à aborder un sujet sur lequel les de Saussure, les Durier, les Bourrit, les Alexandre Dumas, les Whymper, les Mummery, les Javelle, les Vallot, les Henri Ferrand..., ont laissé si peu à glâner. Qu'il s'agisse de l'histoire ou de l'anecdote, de la science ou de la littérature, de l'alpinisme pur ou du tourisme, il semble que tout ait été dit sur le géant de nos montagnes. Ce n'est donc pas un des moindres mérites de Roger Tissot, que de nous avoir donné le régal d'une œuvre bien personnelle qui ne doit rien à quiconque et d'avoir su nous révéler un «Mont-Blanc inconnu», dont la lecture est d'un rare attrait.
Qu'après Henri Ferrand, Grenoblois de race comme lui, Roger Tissot ait subi l'attirance de Chamonix, de sa vallée et de son sublime encadrement de montagnes, cela démontre d'abord que les Dauphinois ne sont pas exclusifs, et qu'à côté des merveilles de leurs Alpes, ils savent l'hommage dû aux beautés d'ailleurs. Mais cela ne prouve-t-il pas aussi la hantise qu'exerce—même de loin—la montagne géante sur tous ceux dont elle enorgueillit l'horizon? Or, s'il est un ciel sur lequel, au cours des moindres promenades, surgisse—en un toujours émouvant effet de surprise—la masse blanche qui domine tous ses satellites de sa majesté incontestée, c'est bien le ciel de Grenoble et l'on s'explique ainsi l'appel impérieux, l'attirance irrésistible qu'exerce sur des alpinistes d'élite le grand sommet savoyard.
Alpiniste d'élite, l'auteur l'est au premier chef. Il n'est pas que cela. Lettré subtil, avocat de valeur, il joint à la maîtrise de la plume et de la parole, le don de l'action. Cet ancien combattant de la grande guerre, que l'estime de ses compagnons d'armes a appelé à la présidence de leur groupement, a puisé ses qualités d'énergie et de courage dans la saine pratique des sports de la montagne. Militant fervent de l'alpinisme et des sports d'hiver, il fait partie de cette pléiade d'initiateurs dont l'incessante propagande a eu une telle portée sur le développement du tourisme dans notre pays. Fondateur avant la guerre du Ski Dauphinois, organisateur de multiples manifestations sportives et alpines, lauréat du Club Alpin pour un remarquable manuel de ski, il est, à l'heure actuelle, président de la jeune et active Fédération Alpine Dauphinoise. Il est peu de hauts sommets qu'il n'ait abordés et vaincus. Mais—comme on le constatera à maintes reprises à la lecture de ce beau livre—l'ardeur de la lutte n'a jamais étouffé en lui l'admiration du poète et de l'artiste pour les merveilles dont il faisait la conquête. Et c'est un des charmes de ses récits d'ascensions ou de promenades que cette spontanéité avec laquelle réagissent sur lui tous les éléments de beauté qui l'entourent. Certains effets descriptifs d'une rare puissance—comme l'épisode émouvant d'une ascension du Mont-Blanc sans guides, en pleine tempête—produisent une sensation d'angoisse intense. Puis, ce sont des pages d'une émotion presque religieuse consacrées à la description de l'admirable glacier d'Argentière, et d'autres—l'ascension de la Dent du Géant—où l'alpiniste vibre tout entier, aussi bien de la joie de l'effort surhumain que de l'incomparable splendeur de ce qui l'entoure.
Remercions donc Roger Tissot de nous avoir donné ce livre: remercions aussi son éditeur de lui avoir fait un cadre digne de lui.
Notre regretté camarade Jules Rey avait eu pour ambition de créer à Grenoble un centre d'édition et de bibliophilie digne de la région Dauphinoise, et grâce à ses efforts, et au travail d'une laborieuse existence vouée à l'art et aux recherches, il avait eu la satisfaction de voir aboutir son intéressante tentative de décentralisation. Malgré les difficultés de sa tâche, son successeur a su la continuer, et le tourisme français lui est reconnaissant de son bel effort de vulgarisation. Ce sont de bons serviteurs de leur pays—auteur et éditeur—que ceux qui se vouent à la noble tâche de le faire connaître et aimer.
Le succès couronnera donc ce livre. Puisse-t-il inciter les touristes à ne pas limiter à la courte saison d'été leur séjour en montagne. Elle est belle et accueillante toujours, et c'est travailler à la prospérité de la France, soutenir les courageux efforts de nos montagnards et lutter contre la dépopulation de nos vallées, que d'assurer à nos plus beaux sites ce regain de visiteurs qui leur a trop manqué jusqu'ici. En concluant ainsi, je suis certain de répondre au patriotique désir de l'auteur.
Léon Auscher,
Président du Comité de Tourisme en Montagne
du Touring-Club de France.
CHAPITRE PREMIER
L'Envoûtement des cimes
Les portes de la montagne
m'ouvrent une vie nouvelle
qui n'aura pas de fin.
Ruskin.
J'ai voulu revoir la vallée de Chamonix. Est-ce bien «revoir» qu'il faut dire? Je l'avais traversée jadis en alpiniste toujours pressé: ou bien je cherchais les cimes et n'avais d'yeux que pour elles; ou bien je me hâtais vers le train du retour, l'esprit trop plein de la féerie des monts pour prêter attention aux choses de la vallée. Je me souciais fort peu d'ailleurs, de me mêler à la foule élégante des citadins, qui chaque année se pressent au pied des cimes éminentes sans les désirer. A vingt années de distance, le même désir de ne point coudoyer les profanes de la montagne persiste et c'est pour fuir cette foule bruyante et sans cesse renouvelée que j'ai voulu visiter Chamonix à l'arrière-saison. Dans la bourgade déserte, je veux être seul avec la vieille race celte, qui à travers les siècles se perpétue à l'ombre des monts.
En fermant les yeux, je revois l'éblouissement des jours d'été, l'ardeur des chauds après-midi de juillet: sous le soleil éclatant, les roches brûlent, les glaciers brillent d'un éclat insupportable; les paupières mi-closes, papillotent sous le jet de lumière ardente que renvoie la neige; dans le ciel resplendissant, la Coupole terminale scintille et paraît seule capable de résister à l'anéantissement de fournaise sous lequel la vallée halète et semble mourir.
A regret j'ouvre les yeux encore éblouis par la vision de la magie estivale. Aujourd'hui, c'est un après-midi d'automne à son début, une légère brume tamise les rayons du soleil. Et tandis que le train s'élève au-dessus de la plaine des Fins, qui prolonge celle d'Annecy vers La Roche-sur-Foron, je regarde surgir peu à peu dans les lointains voilés d'une buée violacée les cimes immatérielles des montagnes amies de cette Savoie si bien décrite par P. Guiton dans son livre: «Au cœur de la Savoie» [1].
[1] Voir P. Guiton «Au Cœur de la Savoie.» Collect. des Beaux Pays.
Ce n'est plus le midi chanteur et provocant où la nature pantelait n'ayant plus qu'un souffle, où les cultivateurs accablés sommeillaient dans l'ombre bleue des arbres; où le grand soleil éclatant et pur répandait dans les vallons les plus encaissés son torrent de lumière.
Maintenant les fruits mûrs pendent sous l'or roux des feuilles d'automne; dans les champs les enfants jouent, profitant des derniers beaux jours; sous un ciel de gaze bleu tendre, une mélancolie enveloppe toute la nature. On sent comme un regret du passé et une crainte mal définie de l'hiver.
D'un œil distrait, je suis sous les feuilles rouges, un torrent qui coule rapide, dans son lit étroit; les flots se précipitent, pressés de gagner la plaine avant que l'hiver ne les emprisonne dans l'immobilité des glaciers, dans le grand silence des espaces déserts.
Immobilité, silence! Les glaciers que j'ai parcourus naguère avec tant de joie seraient-ils l'image de la mort? Faut-il donc penser avec Chateaubriand que «c'est la jeunesse de la vie, que ce sont les personnes, qui font les beaux sites?»
L'émotion avec laquelle je revois de la gare de La Roche-sur-Foron le sommet neigeux du Buet, au fond de la vallée de l'Arve, me démontre bientôt que la splendeur des monts n'est pas un simple état d'âme.
A Sallanches, je me demande comment j'ai pu être assailli d'un pareil doute, comment j'ai pu dans un moment d'oubli, ne plus me souvenir des nuits passées à la belle étoile, au bord des glaciers, à écouter le mugissement des cascades qui s'atténue vers le matin, le fracas des pierres dans les crevasses, les craquements sourds par lesquels le glacier accompagne sa marche irrésistible, tous ces bruits par lesquels se manifeste sa calme activité.
Sallanches est, avec le site délicieux de Combloux récemment aménagé par la Compagnie des chemins de fer P.L.M., un des points les plus favorables d'où l'on puisse embrasser le massif du Mont-Blanc dans son ensemble. La cime apparaît encadrée par les gigantesques sommets qui lui font un merveilleux cortège. A gauche, c'est l'entassement prodigieux des Aiguilles proprement dites; à droite se succèdent, harmonieusement espacés, les sommets plus majestueux du Dôme et de l'Aiguille du Goûter, les Aiguilles de Bionnassay, de Miage et de Trelatête.
«Qu'il est difficile, disait Victor Hugo, de ne point éprouver quelque profonde émotion lorsque par une belle matinée d'août, en descendant la pente sur laquelle Sallanches est assise, on voit se dérouler devant soi cet immense amphithéâtre de montagnes toutes diverses de couleur, de forme, de hauteur et d'attitude.»
Mais l'apparition n'est que de courte durée; aussitôt Sallanches quittée, à mesure qu'on s'avance dans la direction de Saint-Gervais, le Mont-Blanc rentre sous terre. Du Fayet, il n'est pas visible: la vue se heurte à la chaîne du Reposoir, aux à pics de l'Aiguille de Varens et du désert de Platé. Cependant, fait observer Charles Durier, «la pitoyable nature a prodigué des dédommagements au Fayet-Saint-Gervais». Trois sources d'eaux thermales, qui sourdent dans la gorge du Bas-Nant, attirent les valétudinaires. Un climat plus doux que celui de Chamonix, y rend le séjour particulièrement agréable, à ceux qui supportent mal l'air rude de la montagne et ses environs offrent au touriste une diversité très remarquable de promenades délicieuses. C'est le lieu de prédilection des promeneurs, où s'attardent indéfiniment dans les douceurs d'une vie facile et luxueuse, ceux qui n'ont pas la hantise des monts et de la nature farouche.
Et c'est peut-être précisément parce que la nature y est trop riante et trop accessible, que délaissant le Fayet-Saint-Gervais, l'alpiniste préfère pousser plus au cœur de la montagne.
D'autres sommets que celui du Mont-Blanc le tentent en effet: les objets de ses convoitises, ce sont toutes ces aiguilles aériennes, tous ces monolithes qui dominent la vallée de l'Arve, cimes altières qui présentent, dit Guido Rey, «l'aspect d'une cité fantastique, ceinte d'inaccessibles murailles, couronnée de clochers, flèches et clochetons qui se profilent nettement sur le ciel d'une couleur de brique ancienne dorée par des siècles de soleil».
Saint-Gervais est trop loin de cette «cité de songe» pour ceux dont le but n'est pas la cime la plus élevée, «mais la plus difficile».
Depuis la création de la Route des Alpes, Saint-Gervais est devenu l'un des plus importants centres de cet admirable parcours: située à la sortie du magnifique trajet du Col des Aravis, il est le point de bifurcation d'où les cars gagnent Évian ou Chamonix.
Du Fayet-Saint-Gervais à Chamonix la différence de niveau est de près de 500 mètres; l'Arve la franchit avec impétuosité dans sa descente irrésistible vers la plaine. Le chemin de fer électrique en remonte le cours, tantôt sous la pierre par des tunnels, tantôt au-dessus du torrent, par d'impressionnants viaducs.
Peu après avoir dépassé Servoz, de magnifiques échappées sur l'aiguille du Goûter font pressentir l'approche de la terre promise. On y pénètre enfin par le tunnel de la cascade.
La vallée de Chamonix! Que de souvenirs s'attachent à cet étroit couloir serré entre le Mont-Blanc et le Brévent, qui s'étend de l'est à l'ouest sur 23 kilomètres, du col de la Voza au col de Balme. Quelle fascination n'a-t-elle point exercée depuis l'époque lointaine où le Mont-Blanc s'appelait déjà dans les anciens textes «rupes quae vocatur Albae».
Et depuis sa révélation, que de visites et que d'hommages rendus au petit village savoyard isolé du reste du monde dans le «campus munitus» d'où il tirera son nom.
A l'origine, c'est l'incertitude. Tout ce que l'on peut affirmer, à la suite de Charles Durier, c'est qu'un peuple d'origine celtique a vécu à l'ombre du grand Mont. Puis une pierre plate, de forme régulière, trouvée dans le vallon marécageux de Larioz, portant une inscription romaine et une date précise, permet de penser qu'il y a dix-huit siècles, la vallée de Chamonix avait connu la civilisation gallo-romaine. Et c'est à nouveau le silence jusqu'au XIe siècle. Alors pour nous, commence l'histoire. On sait, en effet, par un acte en date du pontificat d'Urbain II que le comte Aymar de Genève, concéda au Prieuré qu'avaient fondé les Bénédictins de Saint-Michel-de-Cluze «toute l'étendue du pays comprise entre le torrent de la Diosaz, le Mont-Blanc et le Col de Balme».
Édouard Wymper raconte dans son guide de Chamonix et du Mont-Blanc ce que furent les siècles qui suivirent cette donation. Les hommes libres qui peuplaient cette vallée «n'étaient guère mieux traités que des esclaves, de temps à autre, ils étaient brûlés au pilori pour leur bonheur futur et pour le bénéfice immédiat du Prieuré».
Si l'on en croit le même auteur, les rudes montagnards n'auraient pas supporté facilement cette oppression.
De telles idées d'indépendance peuvent surprendre chez ces montagnards vivant isolés dans leur vallée.
C'est à la neige qu'ils les devaient? Cette neige ennemie, qui recouvrait leurs pâturages durant de longs mois, les avait poussés, en effet, à chercher en dehors de leur vallée natale dans des régions moins ingrates, un supplément de ressources. Dès une période reculée, ils prirent l'habitude de s'expatrier en France, en Allemagne et en Italie. Chaque année, ils vont louer leurs services. Ils exportent aussi les produits de la vallée: à travers les cols ils font un important trafic de miel et de fromages.
En échange de leurs services et de leurs produits, ils rapportent au pays natal non seulement de l'argent, mais des idées. C'est ce qui frappera le plus les premiers visiteurs de Chamonix vers le milieu du XVIIIe siècle: là, où ils ne croyaient trouver que l'ignorance et la misère, ils constateront avec stupéfaction l'aisance et l'instruction.
C'est grâce au développement intellectuel et moral de ses habitants que Chamonix pourra recevoir ses premiers hôtes, sans les rebuter.
Mais Chamonix ne sera pas seulement apte à recevoir ses visiteurs. Il sera à même de leur fournir des guides. Ses chasseurs de bouquetins et de chamois ont, en effet, mille fois parcouru les roches avoisinantes; de leur côté les chercheurs de cristaux ont poussé leurs investigations sur les hauteurs, dont ils ont en certains points aménagé l'accès. Chasseurs et chercheurs apparaîtront donc aux premiers visiteurs, comme des hommes nés pour les guider dans la montagne. La destinée de Chamonix allait se réaliser d'elle-même: la montagne avait enfanté ceux qui allaient la vaincre.
Le premier amant qui se présente est un gentilhomme anglais de 23 ans: William Windham. De Genève, où il séjourne en 1741, il a été séduit par l'éclat «des glacières du Faucigny» qu'il apercevait des bords du lac, resplendissants dans l'azur du ciel. «Il est vraiment dommage, s'était-il dit, qu'une si grande merveille ne soit pas connue.» Et il était venu à elle insouciant des dangers que les prudents Genevois lui avaient signalés, et malgré «la terrible description qu'on lui avait faite». Il met trois jours pour atteindre Chamonix. Le quatrième jour, guidé par des paysans, des chasseurs et des «crystalliers» il gagne le Montenvers par un sentier, qui déjà à cette époque avait été ouvert, et que l'on appelait le sentier des crystalliers. Il atteint la partie inférieure du glacier de Tacul, qui portera plus tard le nom de Mer de glace, et après avoir séjourné une demi-heure sur cette glace qu'il compare à un lac subitement figé, il gagne Chamonix, puis Genève déclarant «sa curiosité pleinement satisfaite».
Mais en satisfaisant sa curiosité Windham a surexcité celle de ses contemporains. Le compte rendu qu'il en écrit a un retentissement indéniable.
Le courant de visiteurs ne va d'ailleurs pas s'établir immédiatement, car Windham n'avait été qu'un curieux: il lui manquait l'enthousiasme qui fait les apôtres et qui donne à ceux-ci le pouvoir d'entraîner les foules. Aussi pendant vingt ans le nombre des visiteurs de Chamonix est assez réduit.
Cependant l'époque de la révélation approche; les temps sont révolus. Ils sont marqués par la venue de Horace Bénédict de Saussure et de Marc Théodore Bourrit. Le premier, professeur à l'Académie de Genève; le second, artiste peintre et chantre à l'église cathédrale. Tous deux avaient un tel désir de réussite, qu'il serait difficile de discerner le plus enthousiaste, si Saussure n'avait lui-même déclaré: «M. Bourrit mettait encore plus d'intérêt que moi à la conquête du Mont-Blanc.»
Leur passion n'est d'ailleurs point jalouse des concurrents. Ils ne vont pas à la montagne comme à une course ou à un pari; ils vont à elle simplement, parce qu'elle les attire l'un par l'intérêt scientifique, l'autre par l'intérêt artistique. Durant vingt-sept années, Bourrit et Saussure vont tenter l'ascension par les voies les plus diverses. Les phases de cet assaut, décrites avec fougue par Bourrit, dépeintes avec une précision, qui n'est point exempte de poésie par Saussure, auront un énorme retentissement dans le monde. L'opinion publique va suivre les péripéties de cette lutte et s'y intéresser à tel point, qu'au lendemain de sa conquête, le nom du Mont-Blanc était sur toutes les bouches.
A vrai dire, les premiers visiteurs qu'attire la victoire définitive ne dépassent guère le Montenvers; il est le belvédère d'élection où viennent prendre contact avec la montagne, les souverains, les poètes, les écrivains, les savants et la foule. Bientôt l'affluence est telle que Bourrit songe à aménager le Montenvers.
Dès 1795, un édifice est terminé: il est dédié à la «Nature». Désormais le Montenvers est aménagé; il est accommodé au goût du jour, il va être à la mode.
Le Mont-Blanc reçoit alors les visites des plus illustres personnages. C'est d'abord, en 1779 celle de Gœthe, accompagné du duc de Weimar. Lui aussi est séduit par la beauté du spectacle. C'est le 4 novembre à la nuit, qu'il entre dans la vallée: «Nous remarquâmes, dit-il, au-dessus de la montagne, à droite, devant nous, une lumière que nous ne pouvions expliquer. La beauté de ce spectacle était tout à fait extraordinaire.»
Chateaubriand y vient à son tour, en 1805. Seul dans le concert des admirateurs, il donne une note discordante. «Ceux, dit-il, qui ont aperçu des diamants, des topazes, des émeraudes dans les glaciers, sont plus heureux que moi, mon imagination n'a jamais pu découvrir ces trésors... quant au voyageur de la vallée de Chamonix, c'est en vain, qu'il attend ce brillant spectacle. Il voit comme du fond d'un entonnoir au-dessus de sa tête, une petite portion d'un ciel bleu et dur, sans couchant et sans aurore; triste séjour où le soleil jette à peine un regard, à midi, par-dessus une barrière glacée.»
Un pareil jugement devait rester sans écho: il sera d'ailleurs très vivement critiqué par la suite. Vingt ans plus tard, Victor Hugo devait lui donner le plus éclatant démenti: il trouvera que la vallée de Chamonix est «un temple», le glacier des Bossons «une ville d'obélisques, de cippes, de colonnes et de pyramides».
Alexandre Dumas, George Sand, Napoléon III, Tyndall, Pasteur viennent tour à tour attirés, les uns par la curiosité, les autres par leurs recherches scientifiques.
Théophile Gautier arrive en mai 1868, rendre au Mont-Blanc l'hommage que lui doit la littérature; il décrit en de belles pages, l'impression qu'il ressentit au débouché de la vallée de Magland: «Le Mont-Blanc se découvrit soudain à nos regards, et nous eûmes en ce moment la sensation complète du beau, du grand, du sublime.»
La littérature contemporaine ne lui consacre pas seulement des articles; mais elle le prend comme un des éléments de l'action de ses romans avec l'«Alpe Homicide», avec «Tartarin sur les Alpes». La mode si capricieuse et si changeante pour une fois est fidèle et se fixe: le Mont-Blanc reste à la mode. Pour le public, un voyage à Chamonix s'impose comme une convenance mondaine; pour les alpinistes, le Mont-Blanc est un sommet qu'il faut avoir «fait»; pour les amateurs d'alpinisme acrobatique, les Aiguilles du Mont-Blanc sont une consécration.
Près de deux siècles se sont écoulés depuis le jour où la lumineuse coupole haussée par-dessus les montagnes, fit à ses premiers amants le signe fatidique. Ils sont venus à elle fascinés, et lui ont consacré la plus grande partie de leur existence, leur art, leur énergie, leur science. D'autres leur ont succédé, certains lui ont sacrifié leur vie; qu'importe, d'autres sont venus, et la foule de ses admirateurs croît chaque jour.
C'est que chaque saison révèle quelque beauté nouvelle. Après la conquête du sommet ce furent les cols qui tentèrent les explorateurs, puis les aiguilles fantastiques; enfin les «minces esquilles de roc» se révélèrent plus attirantes encore.
L'art de conquérir les cimes a évolué à mesure que les pointes à conquérir étaient plus inaccessibles. L'homme s'est haussé à la grandeur des difficultés.
Qu'importe la position du corps, pourvu qu'il adhère à la muraille; qu'importent les mains déchirées pourvu qu'elles tiennent la prise; qu'importe la morsure du gel si elle ne fait pas ouvrir les doigts: petites souffrances qui passent inaperçues dans l'ardeur de l'assaut violent, oubliées dans les joies d'un retour victorieux, blessures glorieuses qui en prouvant l'âpreté de la lutte, exaltent l'importance de la victoire.
Lorsque le Mont a étendu sa grande ombre envahissante sur l'âme de l'alpiniste, celui-ci ne peut résister à l'envoûtement. Malgré l'angoisse des positions vertigineuses le long des parois abruptes, il revient à la montagne. Dans les dures épreuves des couloirs glacés, des escarpements effroyables, il est tenté de faire le même vœu que Tonia de Maurin des Maures: «Bouan Dioù, bouano mère! que l'ooublidi.» Mais le Mont est là qui l'attire invinciblement.
Et c'est pourquoi, subissant le sort commun de mes frères de la montagne, en cette saison d'automne pleine de langueur, je suis revenu au Mont-Blanc.
Il est plus beau que jamais avec son piédestal d'arbres roux, d'herbes brûlées, d'airelles rouges, qui fait à sa dalmatique de neige une bordure de velours aux couleurs changeantes. Mais l'homme ingrat l'a déserté: partout on ferme; le funiculaire du glacier de Bionnassay ne monte plus aux flancs du Mont-Lachat; le Montenvers est clos; clos aussi le refuge du col du Bonhomme; clos le chalet de Lognan. Et cependant! que de courses sont encore praticables; que de féeries se jouent encore, sur les monts, avant que commence le grand drame silencieux de l'hiver!
CHAPITRE II
Vallée
Pour eux aussi refleurissaient
les prairies et se doraient les
moissons.
Guido Rey.
Il faudrait la fine et précise observation d'un Devambez pour dépeindre toutes les choses menues que l'alpiniste, du haut des Aiguilles, aperçoit au fond de la vallée lilliputienne: les petites maisonnettes, disposées avec grâce sur les prairies vert tendre, les petits traits blancs qui relient les villages comme avec des rubans de poupées, le petit train mécanique, le filet d'eau capricieux de l'Arve, les arbres minuscules groupés en petits bois, les imperceptibles pucerons roux qui se déplacent lentement dans des pâturages de rêves enfantins, portant d'invisibles clochettes dont le son grêle se répercute et monte comme une lointaine musique de nains. Toutes les couleurs, toutes les teintes sont fraîches, comme si le peintre venait de donner son dernier coup de pinceau.
Comme tout cela respire l'ordre, l'harmonie, l'aisance! Rien ne permet de penser avec Chateaubriand que c'est là «un triste séjour où le soleil jette à peine un regard à midi, par dessus une barrière glacée». Demandez aux habitants des villages qui se succèdent au bord de l'Arve, depuis le Col de Voza jusqu'au Col de Balme, à ceux des Houches, des Bossons, ou de Chamonix, à ceux des Praz, des Tines ou d'Argentière, s'ils «se regardent comme en exil»? Tout le passé se dresserait contre une pareille pensée.
Avant l'invasion pacifique des touristes, qui en amenant la richesse a stabilisé la population, les Chamoniards émigraient pour gagner quelque argent, puis les économies réalisées, ils revenaient à la terre de leurs aïeux, à l'ombre des grands pics, appelés par eux. Sans regret, ils quittaient la riante Italie, ou la belle terre de France, pour regagner leur vallée. Et pourtant! ils avaient goûté d'une civilisation différente, d'une existence nouvelle; ils avaient vu les merveilles des villes, les magasins magnifiques, la vie facile.
Mais tout cela ne valait pas pour eux, l'éblouissement des midis ensoleillés dans l'atmosphère transparente, ni la montée de l'air brûlant qui, en août, fait vaciller les glaciers, ni même ces heures exquises où la neige redoutable, fondant sous les brises chaudes du printemps, se mue en mille petits ruisseaux qui dansent et chantent au soleil, sur les pentes, entre les racines des mélèzes et des bouleaux.
D'ailleurs leur vallée n'est point pauvre. Au printemps, suivant l'effort du vent, d'innombrables arbres fruitiers effeuillent sur les jardins et les prés, leurs pétales blancs comme une légère neige d'arrière saison. A l'époque de la miellée, c'est un bourdonnement continu d'abeilles affairées, apportant aux ruches symétriquement disposées, le butin qu'elles sont allées dérober aux fleurs jusqu'à la limite des glaciers. Dans les prairies et les alpages, sur les plateaux, graves et solennelles, les vaches se gorgent d'herbe parfumée; dans les rochers les chèvres, cabriolent au soleil. L'orge et les pommes de terre germent rapidement dans la terre fertilisée par les apports des glaciers.
Terre vraiment sainte, conquise sur le torrent, la forêt et la montagne, par le travail millénaire de la race on la transporte depuis des siècles à dos d'homme, dans de grandes hottes d'osier en forme d'amphore, pour la placer sur le banc de rocher le plus ensoleillé. Chaque hiver la neige l'entraîne avec elle, dans son avalanche vers les bas-fonds, mais chaque printemps, l'homme avec cette obstination farouche que seul possède le montagnard, la recharge dans sa hotte et la remonte. Curieux spectacle pour le touriste que celui de ce geste ancestral, par lequel le paysan, d'un pas lent et assuré, va, sûr de lui, par les rochers et les fondrières, portant sur son dos l'espoir des moissons futures.
Non, la montagne n'est pas une marâtre, à ceux qui l'aiment assez pour vivre en elle de sa vie.
Et l'hiver! Lorsqu'arrive son cortège de gel et de bises, dans le repos forcé, c'est la douce intimité de la maison étanche, tiédie par les bûches de sapin, abattues durant la saison favorable. Dehors, tandis que les blancs flocons tombent continûment, dans la grande paix, noyant palissades et rochers sous un froid manteau, c'est le grand silence, rompu seulement par intervalle par les sonnailles assourdies des bêtes, qui reposent dans l'étable proche. Journées monotones où se redisent cent fois les prouesses accomplies sur les Aiguilles durant l'été; longues soirées douces où l'on se réunit autour du foyer entre voisins, où l'on chante ces lentes mélopées, qui vibrent de toute la rude nature alpestre, ces chants que les montagnards, dit Guido Rey, ont appris «du vent qui siffle à travers les fentes des roches et du torrent qui mugit au fond de la vallée». Puis la soirée terminée de bonne heure, c'est le retour hâtif à travers la nuit glaciale, infiniment limpide, sur la neige tassée qui crisse sous les pas, vers la maison qui dort sous la lune, avec son balcon de bois et ses larges auvents.
Le village des Ouches, première commune que l'on traverse après avoir franchi le Col de Voza en venant de Saint-Gervais, représente bien le type parfait du village de la vallée de Chamonix. Un tout petit groupe de maisons serrées autour du clocher blanc, puis, épars le long des pentes jusqu'à mi-hauteur du col, toute une série de chalets. Les Ouches! c'est la porte d'entrée de la vallée. Le paysage, sauvage jusque là, devient infiniment gracieux et varié. Les hameaux succèdent aux hameaux, toujours pittoresques, avec leurs noms rappelant les accidents du sol, assortis avec les glaciers; c'est la Griaz, c'est au Pont, c'est au Cret, c'est Vers-le-Nant, c'est Taconnaz, ce sont les Bossons.
Chamonix! «Aucune localité du monde, dit encore Guido Rey, ne fut peut-être plus célébrée par les voyageurs, les romanciers et les poètes, davantage reproduite par les peintres et les photographes. Ce fut la conquête du Mont-Blanc qui rendit d'abord célèbre le petit village savoyard; puis ses maisonnettes blanches aux toits d'ardoise luisant parmi les frondaisons de pins, virent méditer Byron et Shelley, Chateaubriand et Théophile Gautier, Alexandre Dumas converser avec l'humble montagnard qui avait gravi le sommet le plus élevé d'Europe... Aujourd'hui le mont n'a plus de mystères, sur ses pentes sont disséminés d'hospitaliers refuges et la cime est devenue un observatoire astronomique. Le petit Chamonix est maintenant un élégant rendez-vous cosmopolite». Par une singulière destinée, le vieux Prieuré aura cette particularité d'être toujours trop petit pour contenir la foule sans cesse croissante des visiteurs, au nombre de 200.000 environ chaque année. Les auberges se sont multipliées, elles n'ont point été en nombre suffisant; elles se sont agrandies et elles se sont révélées encore trop exiguës; les palaces leur ont succédé avec leurs nombreuses chambres, et leurs innombrables fenêtres n'ouvrent pas encore assez de vues sur la chaîne du Mont-Blanc.
Bien que Chamonix soit un petit chef-lieu de canton de trois mille habitants seulement, sa propreté, son luxe, l'importance des magasins qui bordent ses deux rues principales, lui donnent le droit de revendiquer le nom de ville.
Le tour en est vite fait, car deux rues seulement sont à parcourir: la rue Nationale, orientée dans le sens de la vallée parallèlement à l'Arve, et l'avenue de la Gare, perpendiculaire à la rue Nationale. Cette dernière, de construction plus récente, donne à Chamonix son air de ville, avec ses magasins élégants et modernes, son jardin public et ses salons de thé.
Si quelques instants suffisent pour parcourir Chamonix, il faudrait des mois pour visiter ses environs: c'est que nulle ville au monde n'est ceinte d'une aussi belle couronne d'aiguilles cravatées de glaces, et de dômes neigeux.
Sur la rive droite de l'Arve s'étend la belle zone cristalline de roches granitiques et de schistes houillers qui forme les sommets du Brévent et des Aiguilles Rouges. Cette magnifique muraille de 3000 mètres d'altitude, en tout autre lieu du monde serait vouée à l'admiration des touristes, mais, en cette région où tout est gigantesque, elle est réduite au rôle de simple belvédère d'où l'on va contempler le Mont-Blanc.
En face, sur la rive gauche, l'imposant massif des Aiguilles et du Mont-Blanc écrase tout par sa masse énorme et ses sept langues de glace qui descendent jusque dans la vallée de Chamonix.
Dans ces deux chaînes parallèles, que de promenades, que de courses, que d'escalades, aussi diverses d'aspect que de durée et de difficulté! Tout chemin conduit à une merveille.
Disposez-vous d'une heure? Sortez de Chamonix à côté de l'Hôtel Beau-Site, suivez la route de Sallanches entre les jardins coquettement tenus et les prairies émaillées de fleurs, une demi-heure de flânerie vous conduira jusqu'à une boucle de l'Arve; derrière une haie de peupliers, scintille une nappe claire et limpide, où se mirent les monts avoisinants: c'est le lac des Gaillards avec ses deux vasques, séparées par une bande pierreuse; deux vasques jumelles qui ont la coquetterie de n'être pas semblables: l'une est assombrie par des herbes, l'autre est toute brillante des clartés d'une eau limpide dormant sur un fond de sable blanc.
Si le temps maussade n'encourage pas à s'élever sur les hauteurs et ne se prête pas aux vues panoramiques, descendez le cours de l'Arve, gagnez Servoz et de là, remontez les fameuses gorges de la Diosaz, sauvages à souhait; ne manquez pas de goûter aux fameuses écrevisses qui gîtent sous les roches.
Peut-être serez-vous attiré dans la direction du Mont-Blanc, vers le glacier des Bossons, dont on voit la croupe à travers les sapins. Traversez alors l'Arve par les hameaux des Praz-Conduits, des Barats, et des Tissours, gagnez la forêt. En une demi-heure par des sentiers faciles et bien jalonnés, vous aurez atteint le torrent des Tissours. Traversez-le; bientôt vous entendrez mugir la cascade du Dard avec ses deux chutes de treize et cinquante mètres. Puis, vous n'aurez que l'embarras du choix: Pierre Pointue sur la route du Mont-Blanc avec son interminable montée en forêt, ou le glacier des Bossons. Décidez-vous pour ce second itinéraire—puisque vous vous promenez seulement—prenez à droite, descendez sur le hameau des Pèlerins et bientôt vous saluerez à l'entrée du village la maison de Jacques Balmat, le vainqueur du Mont-Blanc. Vous regagnerez Chamonix à travers champs, en écoutant le concert continu des cloches et clochettes.
Dans la chaîne du Brévent et des Aiguilles Rouges les excursions sont innombrables, par des sentiers en lacets sous les grands sapins: promenade exquise de deux heures, qui vous paraîtront deux minutes, à travers bois, jusqu'au plan des Chablettes; promenade de Planpraz dont l'amorce se trouve derrière la petite église de Chamonix.
Le fond de la vallée même de Chamonix offre une promenade délicieuse aux visiteurs les moins entraînés. A l'amont de la ville, derrière le Casino Municipal, s'étale en effet une petite plaine boisée: c'est le bois Bouchet poussé dans les délaissés de l'Arve. C'est là qu'il faut aller rêver le soir, à la nuit tombant des cimes, ou le matin lorsque le brouillard se perd dans l'Arve, aux heures des jeux changeants de lumière et d'ombre, pour lesquelles Virgile paraît avoir écrit ce beau vers:
«Majoresque cadunt altis de montibus umbrae.»
Le bois Bouchet se prolonge jusqu'au village des Praz, joliment situé entre l'Arve et l'impétueux torrent de l'Arveyron échappé de la Mer de glace. Les Praz sont une annexe de Chamonix dont ils ne sont d'ailleurs distants que de deux kilomètres et demi.
Au delà, le bois Bouchet reprend plus solitaire et moins humide. Mais il a changé de nom. Est-ce parce qu'on aperçoit l'obélisque du Dru entre les sapins qu'on l'a appelé le Paradis des Praz? C'est de là qu'il faut aller guetter le Dru dans ses incessantes transformations.
La petite plaine de Chamonix se termine à quatre kilomètres des Praz au village des Tines, à l'entrée d'une région plus sauvage et plus boisée.
L'Arve s'est frayé un passage étroit entre les deux barres rocheuses: les remous de ses eaux tumultueuses ont creusé dans le rocher de vastes trous circulaires appelés marmites de géants. Frappés par la ressemblance que ces excavations ont avec une cuve ou un tonneau, les habitants de la vallée les ont appelées des «tines» du mot latin «Tina». Le village a pris à son tour le nom de la gorge où se trouvaient les tines.
Au delà de ce village, la vallée est étroitement encaissée, la route, le chemin de fer, l'Arve se disputent le passage et se superposent parfois, mais bientôt la vallée s'élargit à nouveau et ce sont encore des pâturages, coupés de bosquets gracieusement disposés, des clairières, avec des chalets rappelant ceux de la Suisse: ainsi nous arrivons à la partie supérieure de la vallée de Chamonix où rit au soleil, abrité contre les sapins des Aiguilles Rouges, le gai village d'Argentière.
Section de commune de Chamonix, Argentière rivalise avec elle: plus élevée que cette dernière de 200 mètres, elle est plus ensoleillée grâce à la large brèche du glacier d'Argentière qui descend jusqu'à proximité de la gare: aussi son climat est plus sec que celui de Chamonix. Située au pied de l'Aiguille Verte et de l'Aiguille du Chardonnet, elle jouit d'une vue incomparable sur ces deux sommets; dans la direction de Chamonix la vue s'étend sur le magnifique groupe des Aiguilles.
C'est le point de départ de nombreuses courses. Sans parler des ascensions proprement dites qu'on peut effectuer dans le merveilleux cirque du Glacier d'Argentière, il faut citer d'abord, parmi les courses à la portée de tous les touristes, celle du Planet. C'est un des plus beaux belvédères de la vallée de Chamonix, il présente une vue admirable sur l'Aiguille Verte. Sur la rive droite de l'Arve c'est une longue série de promenades délicieuses parmi lesquelles il faut citer celle du lac Cornu qui dort à 2277 mètres d'altitude dans un site sauvage et grandiose.
La course classique entre toutes, est celle de la Flégère, encore plus facile à atteindre d'Argentière que de Chamonix.
En remontant enfin la vallée de l'Arve vers le nord, on atteint bientôt le dernier hameau de la Commune de Chamonix, le Tour, à 1462 mètres d'altitude en face du glacier qui porte son nom.
Au-delà les alpages se prolongent jusqu'au Col de Balme, par de longues pentes herbeuses à perte de vue, irriguées par l'Arve, qui y prend sa source. D'innombrables troupeaux peuplent ces prairies, et toujours le son des clochettes monte dans l'air pur et transparent: grosses cloches à son grave portées solennellement par les vaches qui conduisent le troupeau, cloches grêles des chèvres capricieuses, le tout fondu en une mélodie étrange et charmante.
Au Col de Balme, un immense tableau s'offre à la vue. Alexandre Dumas déclare qu'il y resta anéanti dans la contemplation du panorama, sans s'apercevoir qu'il faisait quatre degrés de froid. C'est qu'il avait sous les yeux tous les géants des Alpes françaises: le Buet, les immenses escarpements des Aiguilles Rouges, les pentes impressionnantes du Brévent, la vallée de Chamonix jusqu'au Col de Voza, puis l'Aiguille et le Dôme du Goûter, le Mont-Blanc lui-même, l'Aiguille Verte, les Droites, l'Aiguille du Dru et celle du Tour.
Au delà du col c'était le Valais, c'était toute la Suisse s'ouvrant pour une féerie nouvelle.
CHAPITRE III
Voies d'accès
Ils arrivent, pareils à des Chevaliers
errants pour conquérir les belles Vierges
des Alpes.
Guido Rey.
D'abord il fut un simple récif sous-marin, puis il émergea, modeste îlot battu par les flots de la mer triasique, ayant l'apparence d'un plateau parsemé de lacs et de dépressions marécageuses. A la fin de l'époque miocène tout parut s'effondrer à l'entour. Mais les temps étaient révolus, l'aurore de l'époque pliocène vit l'immense rocher jaillir en quelques instants; des siècles, les siècles étant secondes pour les savants qui mesurent la longue suite des temps géologiques.
Cependant les forces intérieures qui avaient poussé le majestueux édifice jusqu'à 5000 mètres d'altitude étaient épuisées et désormais c'est aux agents atmosphériques qu'allait incomber le soin de terminer l'œuvre et de la parachever lentement à travers les âges.
Dès l'époque quaternaire le mont semble avoir eu la forme qu'il présente aujourd'hui: celle d'une formidable pyramide quadrangulaire, dont la face Nord regarde la vallée de l'Arve et dont les trois autres faces ne sont visibles que du côté Italien.
Observons le Mont-Blanc depuis Chamonix: on voit le glacier des Bossons, dont la base atteint presque le bord de l'Arve, se prolonger à sa partie supérieure par un berceau de neige enserré entre le Dôme du Goûter à l'Ouest et la ligne des rochers des grands Mulets à l'Est. La vallée neigeuse s'élève jusque sous la cime, sans ressaut apparent, sans pente impressionnante et il semble que la remontée de ce vaste couloir ne doive demander que de la patience. Vers le haut il s'élargit en un large cirque d'où il paraît que l'on peut facilement gagner soit l'arête Ouest, qui vient de l'Aiguille du Goûter, soit l'arête Est, qui joint le Mont-Maudit et l'Aiguille du Midi. D'en bas on jurerait qu'une fois sur l'arête on sera au sommet en une facile enjambée.
Comme tout est commode, depuis la vallée, lorsqu'on regarde le Mont avec une jumelle, assis commodément dans un fauteuil, tandis qu'autour de soi la vie bourdonne joyeuse. Cependant combien d'années, et hélas combien d'existences faudra-t-il sacrifier pour réaliser la conquête et asseoir définitivement les divers itinéraires par lesquels on accède au sommet.
La fin du XVIIIe siècle va voir s'ouvrir la lutte entre le Mont et l'homme. Bourrit et de Saussure lancent le défi à la montagne, l'un par amour de la nature, l'autre par amour de la science.
«Dans mes premières courses à Chamonix, en 1760 et 1761, dit de Saussure, j'avais fait publier dans toutes les paroisses de la Vallée, que je donnerais une récompense assez considérable à ceux qui trouveraient une route praticable pour y parvenir.»
C'est sur cette promesse que vont commencer les tentatives. Période héroïque qui durera vingt-cinq années.
C'est d'abord en contournant le Mont-Blanc par l'Est, à travers le Glacier du Géant qu'on va tenter de forcer le passage: non point tant parce que la voie paraît plus facile, mais parce que la région est mieux explorée. Depuis longtemps, en effet, les crystalliers vont par le Montenvers et la Mer de glace chercher des quartz dans le cirque de Talèfre au pied des Droites et des Courtes; de là ils ont aperçu la calotte du Mont qui paraissait toute proche. Ignorants de la montagne ils croient au début qu'ils pourront atteindre directement ce qui paraît si près des yeux. Mais les crystalliers se heurtent au Mont-Maudit et se rendent vite compte que le Mont-Blanc est inaccessible pour eux par cette voie.
Leurs efforts vont alors se concentrer sur les deux voies d'accès qui se présentent tout naturellement à l'esprit lorsqu'on regarde le Mont-Blanc depuis le Prieuré: l'arête occidentale par le Col de Voza, l'Aiguille du Goûter et le Dôme du Goûter, et la route des Bossons qui monte directement sans barre rocheuse interposée, comme une immense langue de neige ininterrompue.
Plus accoutumés au rocher qu'au glacier, les crystalliers et les chasseurs vont chercher à s'élever le plus haut possible vers le Mont-Blanc par le rocher. C'est pourquoi on les voit dès leurs premières explorations, escalader l'arête rocheuse qui sépare le glacier des Bossons de celui de Taconnaz et porte le nom de Montagne de la Côte. En 1775, Michel et François Paccard, Victor Tissai et Couteran, remontent la rive gauche du Glacier des Bossons le long de la Montagne de la Côte jusqu'au sommet et parviennent à prendre pied sur le glacier. Ils traversent alors la région crevassée appelée aujourd'hui la Jonction, et atteignent ainsi le pied du Dôme du Goûter. Mais pressés par le temps, n'osant passer la nuit sur le glacier, ils ne voulurent pas ce jour-là aller plus avant et battirent en retraite. Cependant leur tentative n'avait pas été inutile. Ils avaient découvert une voie d'accès permettant d'atteindre au-dessous de la cime du Mont-Blanc le cirque qui s'étend entre le Dôme et le Mont-Maudit et que l'on appellera bientôt le Grand Plateau. Il restait toutefois à sortir de ce cirque et à gagner l'arête terminale.
Continuer droit dans la direction du Mont-Blanc, c'était impossible, car la pente de neige se redresse en un escarpement formidable, sur 800 mètres de haut. Il apparaissait dès lors nécessaire de tenter de gagner l'arête, soit à droite, soit à gauche pour la suivre ensuite dans la direction du sommet. Le premier itinéraire qui s'offrait, consistait à gagner la dépression située dans l'arête Ouest entre le Dôme du Goûter et le Mont-Blanc. L'expérience démontra que dans la direction du sommet l'arête se rétrécissait de plus en plus et finissait à droite et à gauche sur des à pics formidables.
Restait alors l'arête Est: elle paraissait vulnérable entre le Mont Maudit et le sommet. A gauche, en effet, du Grand Plateau, la calotte du Mont-Blanc est supportée par deux lignes de rochers parallèles appelés Rochers Rouges. Entre ces deux barres rocheuses descend une langue de neige de 500 mètres de haut environ, qui aboutit au grand Plateau.
Ce couloir glacé, deux hommes vont tenter de le remonter. L'un était non point un guide, mais un simple chasseur de cristaux et de chamois. Il s'appelait Jacques Balmat, et il était âgé de 25 ans; un passe-port du 18 Nivôse an VII, lui donne la taille de cinq pieds, trois pouces; mais s'il avait le «nez ordinaire, la bouche moyenne et le front ordinaire», il était doué d'une énergie peu commune. Déjà, comme les autres crystalliers, ses collègues, il avait essayé de gagner le sommet du Mont-Blanc par le Glacier du Géant, mais la face Est lui avait été interdite par les abîmes du Mont-Maudit; il avait alors tenté l'ascension par la face méridionale et il avait échoué devant les pentes effrayantes du Glacier de Miage; il s'était rallié à l'arête Ouest par le Dôme du Goûter et il avait dû fuir devant la tempête et la terrifiante arête de glace. Seule, la face Nord restait inexplorée par lui. Or, un jour qu'il s'était attardé dans les parages du Grand Plateau, il y avait été pris par la nuit et avait dû y coucher. Avant de redescendre, il avait étudié les murailles qui l'entouraient et les Rochers Rouges ne lui avaient pas paru trop rébarbatifs. Descendu à Chamonix il avait tu, à tous, ses observations, sauf au médecin du pays, le Dr Paccard.
Celui-ci, Chamoniard d'origine, avait trente ans, et comme ses contemporains l'idée de conquérir le Mont le hantait: lui aussi avait déjà pris part à quelques expéditions. Comme les autres, il avait fait une tentative par le Géant, une autre par la Montagne de la Côte, une troisième par l'Aiguille du Goûter. Il se préparait à une quatrième tentative, peut-être était-il attiré lui aussi par l'Arête Est, c'était la seule qu'il n'eût point encore tenté comme Balmat.
Le 7 août 1786, ces deux hommes également énergiques et courageux, partent seuls tenter leur chance sur le versant Nord. A quatre heures du matin, le lendemain, ils abordent le glacier; d'en bas, les Chamoniards les suivent à la jumelle avec anxiété, et les voient disparaître sur le Grand Plateau. L'attente inquiète se prolonge durant le reste de la journée. Soudain à six heures vingt-trois du soir, on voit se détacher sur le sommet du Mont-Blanc, simultanément, deux points noirs perdus dans l'immensité des cieux: c'étaient Balmat et Paccard, que saluait avec émotion toute la population de Chamonix. Les Rochers Rouges s'étaient laissés tourner. Le Mont-Blanc était vaincu. Avec une émotion indicible les deux hommes avaient entendu leur voix rompre pour la première fois un silence qui, comme le dit Javelle, «durait là depuis le commencement du monde».
Dès le lendemain, de Saussure avisé de l'événement, partait pour courir sur leurs traces: mais la pluie et la neige le forcèrent à renoncer momentanément à son projet. Il lui faudra attendre l'été de l'année suivante.
Le point de départ de la route du Mont-Blanc se trouve à Chamonix, près du monument qui a été élevé à sa mémoire. Après dix minutes d'une marche facile à travers les prairies on atteint la lisière de la forêt par les Praz-Conduits, les Buats et les Tissours. Puis, le sentier devient plus rapide sous les grands pins. Il franchit la cascade du Dard et s'élève par des lacets innombrables à travers les bois de mélèzes qui peuplent les flancs de l'Aiguille du Midi. Enfin ce sentier quitte la forêt: c'en est fini de la campagne gaie et fleurie montant à l'assaut de la montagne sur les deux rives du Glacier des Bossons. En trois heures, on a atteint le chalet de Pierre Pointue. Ses environs sont parsemés de gros blocs de granit abandonnés par le glacier lors de son retrait; quelques-uns de ces blocs ont une forme pyramidale; ils ont donné au lieu son nom de «Pierres Pointues». Du chalet, la vue est admirable: au-dessous du sentier, le Glacier des Bossons se déploie en replis majestueux formant d'immenses crevasses qui suivant l'heure du jour se teintent de couleurs brutales ou délicates. C'est là que se termine la route muletière; elle est prolongée par un sentier étroit, taillé par endroit en corniche dans le rocher et par lequel on approche graduellement du Glacier des Bossons. Encore 400 mètres de montée et l'on atteint Pierre à l'Échelle, limite extrême de la terre: au delà, le domaine de la glace commence, et aussi, l'ascension proprement dite du Mont-Blanc.
Depuis Pierre à l'Échelle, on aperçoit très nettement, à deux kilomètres de distance, émergeant du glacier, les rochers des Grands Mulets où se trouve le chalet du même nom. C'est le premier relais sur la route du Mont-Blanc. On s'y rend en traversant le glacier de biais, dans sa partie la moins tumultueuse, aussi est-il relativement facile de démêler sa route à travers le dédale des crevasses. Bientôt on entre dans la région proprement dite de la Jonction, ainsi appelée parce que c'est là que se réunissent le glacier de Taconnaz et celui des Bossons. Les deux courants glaciaires provoquent en se heurtant, d'immenses vagues de glace et de nombreuses crevasses, que l'on franchit sur de rudimentaires échelles: c'est la partie la plus pittoresque de la course, pour le simple touriste. Il circule dans un labyrinthe de murs tantôt blancs, tantôt bleus, tantôt verdâtres, parfois violacés ou nacrés suivant l'incidence de la lumière. Après quelques instants de marche dans ce dédale, la route devient à nouveau facile, le névé apparaît, et on aborde enfin la langue de neige qui permet de gagner la marge de rocher où se trouve l'hôtellerie des Grands Mulets.
Cet îlot de rochers qui émerge sur la rive gauche du glacier supérieur des Bossons, forme le seuil du prodigieux couloir de glace qui mène au sommet du Mont-Blanc, à travers des régions désertiques et silencieuses. D'abord ce fut une simple plateforme sur l'éperon rocheux, à 3051 mètres d'altitude, au pied de l'Aiguille Pitchner: sa situation abritée des avalanches, l'avait fait choisir par les guides pour y passer la nuit. En 1886, la plateforme fut aménagée, un chalet y fut édifié que l'afflux des touristes poussa à transformer en véritable hôtellerie, en 1896. Depuis lors, les Grands Mulets sont réputés l'un des plus beaux belvédères des Alpes et nul titre ne paraît mieux mérité.
Au delà des Grands Mulets commence l'ascension proprement dite du Mont-Blanc; c'est là que commence une région qui suivant le caprice du temps est un paradis ou un enfer, une zone de vie intense ou de mort. Par le beau temps, c'est la montée lente à travers les champs de neige éblouissants, scintillants de mille feux sous le soleil éclatant, véritable voyage dans un pays de rêve où tout est d'un blanc si pur qu'un lys y serait terne, d'un bleu si profond que le ciel y paraît noir. Mais par la tourmente c'est un voyage effroyable et lugubre, dans lequel le vent vous entraîne, la neige vous aveugle, où l'on aperçoit à travers le voile blanc de la tempête, les reflets inquiétants des crevasses qui vous entourent et vous cernent de toutes parts, comme les lèvres du Mont prêtes à vous happer.
Au départ du chalet, on se dirige d'abord vers le Dôme du Goûter, en longeant le mur de glace qui court des rochers Pitchner jusqu'à la base de l'arête Nord du Dôme. Puis, on prend résolument une direction Nord-Sud et par les Petites Montées, on gagne le Petit Plateau, à 3635 mètres, courte plaine faiblement inclinée au-dessous de laquelle brillent les séracs du Dôme. C'est là un attirant spectacle, dont il convient toutefois de ne point trop chercher à s'approcher, car souvent les séracs s'écroulent en une redoutable avalanche; malheur au touriste qui se trouve sur son passage! c'est là, qu'en 1891, M. Rothe et le guide Simond furent ensevelis par une avalanche détachée du glacier suspendu aux flancs du Dôme. Pour éviter ce danger, l'itinéraire s'éloigne le plus possible du Dôme par une longue pente connue sous le nom de «Grande Montée», qui aboutit au Grand Plateau, vaste champ de neige de un kilomètre carré environ, dont la pente moyenne ne dépasse pas huit degrés.
Du Grand Plateau trois voies d'accès s'offrent à l'alpiniste.
Tout à fait à gauche, entre les parois verticales des Rochers Rouges et du Mont-Maudit, s'ouvre une vallée profondément encaissée, pleine de neige poudreuse et molle, où l'on enfonce jusqu'aux genoux, dissimulant de nombreuses et dangereuses crevasses; c'est le Corridor. Il se termine au Col de la Brenva au-dessus des célèbres escarpements du même nom. De là, on gagne le Mur de la Côte, constitué par une pente de glace haute de 60 à 70 mètres de cinquante degrés d'inclinaison. Une fois le mur franchi, on suit l'arête Est du Mont-Blanc dans la direction du sommet par les Petits Rochers Rouges et les Petits Mulets: une pente douce conduit alors au point culminant, 4810 mètres.
La seconde voie d'accès est «l'ancien passage» celui dans lequel s'engagèrent Balmat et le Dr Paccard; elle suit le flanc droit des Rochers Rouges.
Le passage le plus fréquenté est celui du Col du Dôme que l'on aperçoit droit devant soi, lorsqu'on arrive au Grand Plateau. Il n'offre aucune difficulté. Et puis l'arête des Bosses dans l'air transparent est là, tentante, lumineuse, rassurante: c'est la route sûre.
Au Col du Dôme du Goûter, la route de Chamonix rejoint celle qui monte de Saint-Gervais par l'Aiguille du Goûter. Non loin de là, émerge un petit rocher plat, presque au niveau de la neige. Longtemps, les guides eurent le projet d'y construire un refuge. Ils avaient dans ce but, ouvert une souscription à l'auberge des Grands Mulets; mais le projet était resté sans suite. En 1890, M. Joseph Vallot construisit une modeste maisonnette de bois. Puis, en 1893, il agrandit le refuge primitif et fit édifier sur la pointe du rocher la plus voisine un refuge pour les voyageurs. Grâce à cette initiative, aujourd'hui, dans le désert effroyable, deux toits bravant les hivers et les vents, offrent au voyageur l'hospitalité.
La route des Bosses, dernière section de l'arête occidentale, commence au refuge Vallot. C'est là que s'étaient arrêtés jadis les guides de Saussure et de Bourrit quand ils avaient tenté l'ascension du Mont-Blanc par Saint-Gervais.
C'était en septembre 1784. Bourrit, découragé par plusieurs tentatives malheureuses faites depuis Chamonix commençait à douter de l'accessibilité du Mont par la vallée des neiges, comme on appelait alors l'itinéraire des Grands Mulets. Il avait appris que deux chasseurs de la Gruaz prétendaient avoir escaladé l'Aiguille du Goûter; et il était allé s'entendre avec eux pour rééditer cet exploit. Sous leur conduite il s'était élevé le long de la rive droite du Glacier de Bionnassay par les rampes du Mont de Lar et le triste plateau de Pierre Ronde, mais impressionné par l'aspect désertique de la région, trahi par ses forces, il avait dû abandonner la partie. Deux de ses compagnons, Couttet et Cuidet avaient continué; il les avait vu escalader l'Aiguille du Goûter et disparaître. Le lendemain, alors qu'on commençait à désespérer de leur retour, ils étaient apparus, affirmant qu'ils étaient allés jusqu'au Mont-Blanc, ou tout au moins si près, qu'ils n'en étaient plus séparés que par «une ravine». A la vérité ils ne paraissaient avoir atteint que le rocher des Bosses et ils avaient encore 400 mètres de différence de niveau à gravir.
Il faudra attendre soixante-quinze ans avant que «la ravine» soit traversée.
Aujourd'hui, la route de Saint-Gervais, qui fut la dernière découverte, paraît sur le point de devenir la plus fréquentée de toutes voies d'accès, grâce à la construction du tramway du Mont-Blanc. Celui-ci s'élève, en effet, par la vallée de Montjoie, le Col de Voza et le Mont-Lachat, jusqu'à peu de distance du grand glacier de Bionnassay. Du terminus actuel on peut en deux heures atteindre le chalet de Tête Rousse, deux heures encore d'escalade facile et l'on est au sommet de l'Aiguille du Goûter. Une heure trois-quarts, on gagne aisément le refuge Vallot d'où l'on n'est plus qu'à une heure un quart du sommet. Sept heures donc suffisent actuellement pour atteindre la cime qui déjoua les efforts des premiers alpinistes durant vingt-cinq années.
De même que les rochers des Grands Mulets et des Bosses, le plateau de Tête Rousse fut un lieu de repos avant d'être une hôtellerie. Dès 1785, Saussure y avait fait édifier une hutte de pierre? C'est là qu'il avait passé la nuit du 14 septembre. Cette nuit splendide, passée dans le nid d'aigle juché au-dessus du glacier de Bionnassay, laissa dans l'esprit du savant un inoubliable souvenir. «La vapeur du soir, dit-il, qui comme une gaze légère tempérait l'éclat du soleil, et cachait à demi l'immense étendue que nous avions sous nos pieds, formait une ceinture du plus beau pourpre, qui embrasait toute la partie occidentale de l'horizon; tandis qu'au levant, les neiges des bases du Mont-Blanc, colorées par cette lumière, présentaient le plus grand et le plus singulier spectacle.» La nuit vient et Saussure est impressionné par «le profond silence qui règne dans cette vaste étendue, agrandie encore par l'imagination». Une sorte de terreur l'envahit, il lui semble qu'il a «seul survécu à l'univers et qu'il voyait son cadavre étendu à ses pieds».
Aujourd'hui, une accueillante hôtellerie de montagne offre aux voyageurs un confort très suffisant. C'est là qu'on va passer la nuit avant de tenter l'ascension du Mont-Blanc. Le lendemain de grand matin, on part car il faut avoir gravi l'Aiguille du Goûter avant que le soleil ait provoqué des avalanches de rochers. Cette ascension n'offre d'ailleurs aucun danger sauf les chutes de pierres. Une cabane construite sur le plateau terminal de l'Aiguille permet une halte agréable; puis on monte sur les larges flancs du Dôme du Goûter, laissant à gauche de débonnaires séracs, tandis qu'à droite la magnifique Aiguille de Bionnassay paraît s'enfoncer sous terre, avec sa délicate arête aérienne et sa formidable corniche de glace. Bientôt, on atteint le Col du Dôme, le passage des Alpes le plus battu par les vents et le plus baigné par les nuages; on y rejoint la route qui monte des Bossons par la «vallée de neige». Alors commence l'ascension des Bosses: gigantesque et raide escalier, prodigieusement escarpé au-dessus du glacier de Miage, dangereux par le grand vent. Enfin, la crête s'élargit peu à peu, en même temps que la pente diminue, et l'on arrive sans peine sur la croupe arrondie tout à fait confortable qui forme la cime du plus haut sommet des Alpes.
Du panorama du Mont-Blanc, que dire? Dénombrer les sommets qui l'entourent serait fastidieux; il suffit, d'ailleurs, de recourir à un atlas de géographie. Nommer les milliers de pics visibles autour de l'horizon, à quoi bon? Les pics n'existent plus pour l'œil; chaque massif, si grand soit-il, ne devient lui-même qu'un simple détail dans l'océan de cimes où moutonnent par grandes ondes toutes les Alpes: au Nord, l'Oberland Bernois, à l'Est, les géants du Valais, au Sud, le Piémont. Et vous, massifs des Alpes françaises, Oisans, Maurienne, Tarentaise, comme il faut attentivement scruter l'horizon pour distinguer vos cimes familières si grandes de près, bien petites choses de là-haut! Visages amis vous vous cachez derrière tant d'autres sur la toile paisible et claire déroulée à mes pieds! Dans ces sommets qui émergent et se pressent autour du colosse, que de pointes rallument des souvenirs éteints, tellement enfouis sous la cendre du passé qu'ils paraissaient oubliés! Que de rochers éveillent aussi de nouveaux désirs de conquête!
Sous les pieds de l'alpiniste s'ouvrent les scabreuses mais belles routes d'Italie; quelles descentes émouvantes à tenter dans les à pics formidables de la Brenva. A une heure de marche du sommet se dresse le Mont-Blanc de Courmayeur avec sa vue plongeante sur le versant italien. C'est par là qu'il faut descendre si l'on veut éprouver toutes les angoisses de la mort, mais seulement si l'on est alpiniste de tout premier ordre. Qui se douterait à voir ces prodigieux escarpements au-dessus du Glacier de la Brenva, bordé des Aiguilles de Peteret, que ce soit un lieu de passage? Et cependant dès 1863, d'intrépides alpinistes n'hésitaient pas à en tenter la montée. Cette escalade ardue fut ce qu'elle paraissait devoir être; elle se termina par une terrible chevauchée sur un mur de glace vive, arête glacée tellement étroite que les pieds ne trouvaient plus la place de se poser, sur laquelle on avançait à califourchon.
Aujourd'hui, l'itinéraire est mieux précisé, mais il subsiste avec ses dangers dont le principal consiste dans des chutes de séracs.
D'autres voies moins périlleuses conduisent en Italie. L'une, que l'on pourrait qualifier d'internationale, suit l'arête Est du Mont-Blanc, et, par les Petits Mulets, le Mur de la Côte, le Mont-Maudit, les pentes neigeuses du Mont-Blanc de Tacul, aboutit au refuge du Col de l'Aiguille du Midi. De là, on descend sans aucune difficulté par la vallée blanche et le glacier supérieur du Géant, au col du même nom, puis à Courmayeur par la croupe du Mont-Frety.
Une autre voie d'ascension part de Courmayeur, remonte le cours de la Doire dans la direction du gracieux lac Combal et du Col de la Seigne. Puis elle remonte le Glacier de Miage sur sa rive gauche le long des contreforts du Mont du Brouillard; elle traverse enfin la base de l'affluent le plus méridional du Glacier de Miage, appelé Glacier du Mont-Blanc et rejoint au Sud-Est de la Tourette non loin des Bosses, la route de Saint-Gervais.
De ce côté, les variantes sont nombreuses, leur tracé peut changer suivant les saisons et les années au gré des caprices de la glace. Car le glacier est capricieux, et ses oscillations tendent perpétuellement à modifier les itinéraires et les aspects de la montagne au-dessous du sommet du Mont-Blanc.
Seule, la cime reste intangible, éternelle, telle qu'elle apparut à la fin de l'époque quaternaire, défiant les éléments, le temps et l'homme. Depuis des siècles, immuable dans le ciel profond, la coupole de glace brille infiniment pure. Un jour, l'homme essaya de lui imprimer définitivement son empreinte et il voulut surélever le sommet glacé de quelques mètres par une misérable cahutte de bois, péniblement dressée, dans laquelle il avait enfermé pour l'hiver des instruments de physique. Afin d'assurer la solidité de l'édifice il avait voulu creuser jusqu'au rocher que depuis la fin du temps pliocène, la neige dérobe aux regards de l'homme. Mais la neige a gardé son secret! l'homme alors a ingénieusement amarré son édifice sur la glace elle-même. Insensiblement, en quelques années, la selle de glace s'est dérobée, la construction a marché vers l'abîme. Alors, l'homme a piteusement enlevé les débris, avant que le glacier inférieur ne les happe. La neige a retrouvé sa virginité, et le sommet l'altitude que les forces réunies de la nature lui ont imposé depuis des milliers de siècles.
CHAPITRE IV
Dans la nef d'Argentière
Montagnes! Pourquoi y a-t-il en vous tant de beauté?
Byron.
Je ne suis pas de ceux qui prennent la montagne pour un champ de course, et qui, mettant leur idéal à monter en courant et à descendre au galop, semblent souhaiter d'y séjourner le moins longtemps possible: je suis au contraire de l'école des alpinistes qui, ne pouvant s'arracher à la montagne, prennent leur plaisir à flâner indéfiniment sur les glaciers éblouissants et à se réchauffer le long des parois rocheuses dorées par le soleil.
C'est pourquoi ce matin, sans hâte, dans le froid aigrelet du petit jour d'automne, je suis parti paisiblement vers le glacier d'Argentière. Dans le village, tout dort: vide, la route bordée d'hôtels qui s'ouvre devant la gare déserte: silencieux, le chemin que l'on suit à droite à quelque cents mètres de la station. Au delà de l'église dont les cloches sommeillent encore, c'est le vieux village. Déjà, on entend remuer dans les étables; attaché à la porte d'une écurie, un mulet attend, placide, qu'on le bâte; un chien me témoigne quelque animosité au sortir du village et je gagne les prairies imprégnées de rosée. La voie du chemin de fer franchie, un maigre bois de pins parsemé de rochers commence, il est noyé dans la brume matinale. La route muletière tourne sur la droite pour gagner la moraine gauche; au passage du pont de bois, sur le torrent grondeur, quelques embruns me fouettent le visage, et dissipent les brouillards du sommeil qui traînent encore dans mon cerveau. Un regard vers le chalet de Lognan, me le montre très haut sur la croupe, minuscule, à peine perceptible dans la buée de l'aurore.
Au delà du pont, le sentier bifurque.
A gauche, il conduit vers la base du glacier que l'on aperçoit confusément, masse bleuâtre dans la grisaille de la nuit finissante.
A droite, la route muletière gagne la moraine parmi les roches et les éboulis. Une végétation d'abord rare, puis luxuriante, à mesure que l'on s'élève, tapisse toute la croupe sur laquelle serpente le chemin: arbrisseaux nains, au feuillage déjà rougi par l'automne, petites plaques d'herbes émaillées de fleurs aux couleurs délicates, mousses roses égayant la rocaille. La forêt commence bientôt: une vieille forêt de pins décharnés aux bras cassés par les avalanches; un bois tout peuplé de troncs séculaires à demi rongés par le temps. Le sentier gagne de la hauteur par mille détours sous les dômes silencieux. Enfin la forêt s'éclaircit, les mélèzes branchus et tortueux, rois de cette zone subalpine, abritent quelques maigres prés-bois. A travers leurs branches on aperçoit, bien haut encore, d'immenses formes encapuchonnées de blanc, immobiles comme en prière dans le calme solennel du matin. Mais les arbres et les capricieux détours du chemin les dissimulent bientôt à la vue, et le sentier s'élève, toujours tournant, dans les maigres pâturages rocheux qui ont succédé aux prés-bois.
Maintenant on aperçoit distinctement le chalet-hôtel de Lognan à faible distance; et tandis que le soleil levant fait courir un trait d'or sur les cimes, je distingue mieux les formes qui m'intriguaient tout à l'heure figées dans je ne sais quelle attitude de supplication: ce sont les immenses séracs du glacier d'Argentière.
Le courant glaciaire franchit les derniers kilomètres de sa course dans un lit extrêmement incliné et resserré; l'étranglement du passage qui compte à peine 400 mètres de large est tel, qu'il provoque la dislocation complète de la masse, un peu au-dessus de Lognan. Il se forme ainsi d'immenses obélisques aux aspects les plus inattendus: pyramides bleuâtres supportant des cubes de glaces semblables à de grosses têtes inertes, minces tours encapuchonnées de neige, longs prismes enchevêtrés entre lesquels joue une lumière phosphorescente et mystérieuse. C'est tout un peuple d'aiguilles glacées, qui descend d'une marche insensible et irrésistible vers le fond de la vallée.
Les arêtes nettes et symétriques du chalet de Lognan se détachent sur cette étrange toile de fond. Outre un bâtiment aménagé en hôtel, le groupe de Lognan comporte quelques modestes maisonnettes et quelques abris rudimentaires aménagés sous les roches. La route muletière s'y arrête. Au delà, le sentier ne consiste plus qu'en une trace assez bien marquée, courant sur la crête de la moraine entre les blocs de granit. Puis la crête devient plus étroite, dominant à gauche les séracs d'une vingtaine de mètres; les herbes maigres disparaissent.
En se retournant, on aperçoit la cime neigeuse du Buet: devant soi c'est le vaste glacier, éblouissant sous le soleil, encerclé de falaises abruptes, dominé par les glaciers suspendus qui descendent de l'Aiguille-Verte. On est sur le seuil du plus beau et du plus théâtral glacier des Alpes.
Le Glacier d'Argentière, en effet, mesure 11 kilomètres de longueur; il se déroule suivant une ligne absolument droite; aussi est-il remarquable par sa symétrie harmonieuse. Les pics qui l'entourent se correspondent et se font face des deux côtés du courant glaciaire. M. E.-A. Martel le compare très justement «à une de ces majestueuses nefs ruinées, dont les voûtes et les arcades sont effondrées, et les piliers seuls sont restés debout. C'est simple, homogène et impressionnant, comme un grandiose vaisseau gothique».
Pour accéder au chœur de cette immense cathédrale qui a le ciel pour voûte, le Mont-Dolent et l'Aiguille du Triolet pour abside, et un transept de 4500 mètres de large compris entre l'Aiguille Verte et l'Aiguille du Chardonnet, on gravit le plus grandiose escalier d'ivoire que l'imagination puisse créer. Sur 1600 mètres, à partir des séracs de Lognan, le glacier s'élève par une pente douce, coupée de crevasses étroites, parallèles, symétriquement espacées, qui déterminent des murs de glace si régulièrement superposés qu'on a l'impression d'une longue suite de gradins d'ivoire ombrés d'azur; c'est un véritable escalier de Titans, conduisant au temple du lourd silence, où dort un immense lac polaire entre de fantastiques merlons de glace étincelants.
Lorsqu'après avoir remonté sa rive gauche on est parvenu vis-à-vis de l'Aiguille du Chardonnet, on voit le glacier se coucher aux pieds des falaises pour devenir à peu près plat. Le cirque supérieur n'a en effet, qu'une dénivellation de 300 m. sur 4 kilom. d'étendue. A l'entour s'élèvent les immenses escarpements qui sur la rive gauche portent le nom de Droite et de Courtes, et où dorment de petits glaciers sournois et méchants.
Plutôt que d'aller chercher une impossible route dans les couloirs qui strient la roche, il est préférable pour l'alpiniste de force moyenne de gagner la rive droite du glacier dans la direction de l'arête de l'Aiguille d'Argentière. Au sud du Glacier du Chardonnet existe en effet une cabane qui porte le nom de refuge du Glacier d'Argentière. Elle est construite à 2822 mètres d'altitude, non loin d'un point d'eau dans la moraine des Améthystes, sur un emplacement d'où l'on peut embrasser la totalité du bassin.
Ce qui frappe tout d'abord c'est que, contrairement à la configuration habituelle des glaciers, celui d'Argentière n'a ni coude, ni tributaire. C'est un véritable cercle de géants sans issue. Il est entouré de prodigieux escarpements, que coupent des couloirs sauvages où tonnent les rochers, et que terminent des merlons aigus, armés eux-mêmes de lances de granit.
Au moment de la pleine lune il faut aller passer la nuit au refuge d'Argentière: autour du cirque fantastique dorment dans un funèbre silence les grandes formes fracassées par je ne sais quel effrayant cataclysme: nuit de grandiose horreur sous la lumière crue qui projette sur la glace les ombres des Aiguilles, tandis que les couloirs emplis de ténèbres impénétrables semblent receler je ne sais quels effroyables démons.
On ne saurait trouver nulle part, ailleurs, un pareil entourage. Si l'on suit des yeux le pourtour de l'immense vaisseau en commençant par Lognan, c'est-à-dire par le Nord, le regard se heurte d'abord à une arête découpée en dents de scie, qui culmine à 4127 mètres sous la forme d'un immense dôme de glace vert foncé auquel on a donné le nom d'Aiguille Verte. Puis l'arête s'abaisse légèrement et se prolonge par une des plus impressionnantes murailles des Alpes.
Les deux pointes principales portent les noms redoutés de Droites et de Courtes; un peu plus loin vers le Sud-Est se dresse un roc cylindrique, coté 3692 mètres appelé Tour des Courtes. Au-delà, l'arête se creuse pour se relever ensuite en un «cône de rochers noirs cuirassé de glaces grises et tout en affreux précipices» connu sous le nom d'Aiguille du Triolet par les alpinistes, qui redoutent ses rochers délités et abrupts. De cette aiguille part ce que M. Martel appelle une «bizarre courtine», mur de falaises tellement verticales que la neige ne peut y séjourner. Cette muraille forme la paroi de l'abside de l'immense cathédrale. Appuyée à l'Aiguille du Triolet à droite, elle aboutit à gauche, à un élégant cône de neige qui orne le fond du Glacier d'Argentière et en atténue l'austérité: c'est le Mont-Dolent, triple borne frontière de la France, de la Suisse et de l'Italie.
Entre l'Aiguille de Triolet et le Mont-Dolent s'ouvre un ravin plein de neige, qui conduit à une dépression assez marquée au delà de laquelle on aperçoit le beau ciel d'Italie: «C'est le Beau Idéal d'un col» dit Wymper qui le traversa, alors qu'il cherchait dans le massif, un col comparable à celui du Géant.
A partir du Mont-Dolent, qui ferme le Glacier d'Argentière au Sud-Est, la crête tourne franchement vers le Nord-Ouest, formant une magnifique paroi qui porte le nom de Rochers Rouges d'Argentière; arête infernale, couronnée d'un hérissement de lances à 3691 mètres, elle ne le cède en rien en sauvage beauté aux pentes des Droites et de l'Aiguille Verte. Puis l'arête s'abaisse de 200 mètres environ pour former le Col d'Argentière. A la gauche du col et le dominant, un pic à l'aspect impressionnant: Javelle, son premier conquérant, le célèbre sous le nom de Tour Noir, «tour informe, lourde tour de 200 mètres, penchée de tout son incalculable poids sur le Glacier d'Argentière». Grimpé jusqu'au col par le versant du Glacier de la Neuvaz, Javelle traversa la face orientale de l'Aiguille sur une étroite corniche et atteignit ainsi l'arête: «Alors, écrit-il, délicieux souvenir, alors commence la grande gymnastique aérienne, la vertigineuse grimpée comme aux flèches de Strasbourg, alors viennent ces émouvants passages où, suspendu sur 1000 mètres d'abîme, on tient du bout des doigts, du fin bord de la semelle à de simples rugosités de granit... de temps en temps, on regarde entre ses pieds, ou l'on penche la tête par-dessus son épaule pour contempler les profondeurs. Ah! les bons moments, et l'indicible plaisir.»
A côté du Tour Noir, et à peine plus haut que lui, se dresse la splendide Aiguille d'Argentière. A la cathédrale incomparable qui contiendrait sans peine toutes celles que le génie de l'homme a édifiées au cours des siècles, il fallait des orgues dignes d'elle: l'Aiguille d'Argentière située dans le transept gauche forme ces orgues avec ses fins rochers élancés groupés par faisceaux comme d'immenses tuyaux. Comprise entre les Glaciers de Saleinaz et d'Argentière, elle fait le pendant des Droites.
Course d'un rare intérêt, l'Aiguille d'Argentière ne présente que peu de danger: des couloirs rocheux nécessitant une bonne habitude de l'escalade, des pentes de glaces abordables, des crevasses facilement franchissables. Il ne faut point cependant négliger les précautions en usage dans les grandes ascensions. Lors de sa première tentative, Wymper accompagné de Reilly et de ses guides Croz et Couttet s'était engagé sans méfiance sur une pente de neige glacée qui présentait toutes les apparences de la solidité et de la sécurité, mais, frappant fortement la croûte de glace pour se réchauffer les pieds, il y fit subitement un trou et entendit au-dessous de lui comme un fracas de vaisselle cassée. Il s'aperçut alors que lui-même et toute sa cordée étaient arrêtés sur une caverne qui était recouverte par une mince voûte de neige d'où pendaient des touffes de grandes stalactites... Toute la caravane aurait pu dégringoler dedans à n'importe quel moment. «Allez plus haut, Croz, nous sommes sur une crevasse»—«Nous le savons, répliqua-t-il»... D'une manière douce, mon camarade s'enquit si ce que nous faisions n'était pas ce qu'on appelle tenter la Providence? La réponse fut affirmative.
Du sommet de l'Aiguille, la vue est incomparable: elle embrasse toutes les Alpes Pennines et Bernoises, le Chablais et le Bas-Valais, tandis qu'à ses environs immédiats, le Mont-Dolent, le Tour Noir, l'Aiguille d'Argentière, et la paroi des Droites et des Courtes forment d'admirables premiers plans.
A côté de l'Aiguille d'Argentière et sur le même alignement se dresse l'Aiguille du Chardonnet; un col, bien connu des alpinistes de moyenne force, sépare les deux sommets.
Durant la montée du Glacier du Chardonnet jusqu'au Col, on a le loisir d'examiner la très curieuse face méridionale de l'Aiguille: celle-ci est toute hérissée de petites pyramides rocheuses superposées en gradins. Du côté d'Argentière, la crête rocheuse descend en pente rapide vers le Nord-Ouest, tombant en précipices sur la langue terminale du Glacier d'Argentière où se pressent les formes blanches qui dans l'air transparent du matin semblaient des êtres figés dans une interminable prière.
Et dans la douceur apaisante du bel après-midi d'automne, j'ai descendu à regret les marches de cristal, seuls vestiges intacts de la grande cathédrale gothique effondrée. Sous le soleil, les pierres croulaient dans les profondeurs sonores, les séracs s'éboulaient par intervalle en de sourds craquements, les cascades bondissaient dans la plaine en grondant, tandis qu'on entendait l'imperceptible et continuel crépitement des gouttes d'eau tombant dans les anfractuosités de la glace.
Par le sentier qui serpente sur la crête de la moraine, à travers l'herbe rousse parsemée de rochers, j'ai regagné Lognan déserté par les troupeaux. Les pâturages rocheux étaient vides et silencieux; les mélèzes des prés-bois portaient des aiguilles d'or; entre leurs racines les ruisselets chantaient; les mouches bourdonnaient joyeusement. Les airelles portaient des feuilles pourpres comme les pampres leurs sœurs, car l'airelle est la vigne de la montagne. C'était le moment de la vendange: une nuée de vendangeurs ailés s'était abattue sur les buissons, on les entendait piailler et se disputer sous les branches, qui descendent en terrasses successives jusqu'au glacier que l'on aperçoit très bas en-dessous de l'encorbellement. Le bruit de mes pas dérangeait les vendangeurs de leur agréable besogne; les merles s'envolaient effarouchés et plongeaient vers la glace bleue en criant; de toutes parts flottait l'odeur de sapins et de fruits mûrs. Toute la montagne vivait joyeuse sous les derniers rayons du soleil couchant, tandis que déjà la brume montant de l'Arve envahissait la vallée.
S'il faut qu'après la mort, nos âmes changent d'enveloppe, je forme le souhait, divinité bienfaisante, de devenir l'un des merles du bois de Lognan. La nuit venue, je volerai jusque dans la plaine, et perché sur quelque pommier non loin d'un palace dans la nuit claire et sereine, j'écouterai les airs de danse. Le jour j'élirai domicile dans quelque buisson à l'abri d'un rocher non loin du sentier, et si quelque touriste élégant s'égare près de ma demeure, inquiet, soufflant et peinant, je lui sifflerai, moqueur, les airs de danse que j'aurai appris sous la lune blafarde.
Mais je n'aurai plus peur de l'alpiniste, du bruit de ses souliers ferrés, ni du son du piolet frappant le granit. Caché sous les feuilles, je le regarderai de mon petit œil noir très vif; invisible sous les brindilles, j'accompagnerai ses pas jusqu'à la limite supérieure des prés-bois, me souvenant que dans une autre existence, j'étais monté moi aussi dans la grande nef, silencieuse, qui dort sous la lune, entre les piliers à demi écroulés, que l'homme a baptisés la Verte, les Courtes, les Droites, le Triolet, le Dolent, Argentière et Chardonnet.
CHAPITRE V
Au cirque des géants
Ce nain de pierre pétulant et ridicule
semblait nous dire: «Moi aussi je suis
méchant, venez-voir!»
Guido Rey.
Compagnon fidèle de mes belles ascensions, O ami infortuné, comment ai-je pu venir sans vous jusqu'à cette «cité des songes» que nous avions rêvé de visiter ensemble? Lorsqu'en septembre 1906, un camarade commun, vous apportait, au pied des Aiguilles d'Arves où vous guettait la mort, l'expression de mes regrets et de ma rage d'être retenu loin de vous, votre cœur d'alpiniste avait trouvé pour moi une parole de consolation: «Tu lui diras que l'été prochain nous ferons les Aiguilles de Chamonix.» Hélas! votre promesse, vous l'avez emportée avec vous au fond de la crevasse où vous êtes tombé à bout de corde!
Sans vous, mais votre souvenir en moi, j'ai gagné l'immense Glacier du Géant où de toutes parts se dressent les fières obélisques, les hauts bastions, les crêtes hérissées de hallebardes que vous aimiez escalader.
Le chemin de fer du Montenvers m'avait remorqué le long des contreforts du Planaz, dans le souterrain du Grépon, puis sur les flancs du socle qui porte les Charmoz, et par le grand viaduc qui tourne au-dessus du Glacier des Bois, j'avais abordé la terrasse du Montenvers. En contemplant l'insigne panorama je comprenais pourquoi le contempteur du Mont-Blanc, Chateaubriand lui-même n'avait pu rester insensible à sa vue:
«Qu'on se représente une vallée, dit-il, dont le fond est entièrement couvert par un fleuve. Les montagnes qui forment cette vallée laissent pendre au-dessus de ce fleuve une masse de rochers, les Aiguilles du Dru, du Bochard, des Charmoz. Dans l'enfoncement, la vallée et le fleuve se divisent en deux branches, dont l'une va aboutir à une haute montagne, le Col du Géant, et l'autre aux rochers des Jorasses. Au bout opposé de cette vallée se trouve une pente qui regarde la vallée de Chamonix. Cette pente, presque verticale est occupée par la portion de la Mer de glace, qu'on appelle le Glacier des Bois. Supposez donc un rude hiver survenu; le fleuve qui remplit la vallée, ses inflexions et ses pentes, a été glacé jusqu'au fond de son lit; les sommets des monts voisins se sont chargés de neige partout où les flancs du granit ont été assez horizontaux, pour retenir les eaux congelées: voilà la Mer de glace et son site...»
Le grand écrivain n'avait eu des yeux que pour les glaciers, seuls à la mode à son époque. Aujourd'hui, les visiteurs partagent leur admiration entre le fleuve glacé et les aiguilles qui dressent leurs impressionnants escarpements autour de Montenvers.
Le simple touriste peut sans peine accéder jusqu'au pied de ces cimes ardues. Du Montenvers, en effet, part un sentier charmant qui conduit à Pierre Pointue, en suivant le sommet verdoyant de la falaise qui domine la vallée de Chamonix. C'est le sentier du plan des Aiguilles. Il va, pittoresque, au bord de cette grandiose terrasse où viennent aboutir les glaciers des Charmoz, de la Blaitière et du Plan; un léger détour permet de passer au bord du lac du Plan, limpide miroir oublié par je ne sais quelle nymphe sur les hauteurs où dorment les Glaciers des Pèlerins de la Blaitière et des Nantillons.
La gloire du Montenvers est sans contredit l'Aiguille du Dru, magnifique obélisque qui sur la rive opposée dresse ses pics vertigineux à 2000 mètres au-dessus du glacier. Étrange par la pureté de ses lignes, elle surprend également par la couleur changeante de ses roches; son nom «semble celui d'un nain difforme et méchant». Il n'est jusqu'au nom du glacier, qui dort à ses pieds, qui n'étonne à son tour par sa bizarre consonance: La Charpoua; c'est là que l'on va passer la nuit avant l'escalade du Dru.
Au bas de l'escarpement, le plus grand des Alpes, le Glacier du Géant déroule paisible son fleuve de glace. Celui-ci, en effet, coule majestueux et solennel entre les hautes digues que forment le Dru et l'Aiguille du Moine à l'Est et les assises des Charmoz à l'Ouest. Au départ de Montenvers, on remonte d'abord sa rive gauche par un sentier suspendu aux flancs de grandes dalles rocheuses munies de mains courantes. Puis en un point appelé l'Angle, un couloir de terre descend rapidement jusqu'au glacier. Dans cette partie qui est plane, la glace est unie et monotone. On remonte le glacier sans aucune peine dans la direction de l'Aiguille du Géant qui s'avance comme un éperon rocheux au milieu du courant. A sa surface courent des ruisseaux rapides, qui ont creusé dans la glace des cavités auxquelles on a donné le nom de «moulins».
Au delà des Moulins, les hautes parois qui enserrent le cours inférieur du glacier s'écartent. A gauche, dans la direction de l'Est, s'ouvre un magnifique cirque: c'est le Glacier de Talèfre.
Il fut jadis un des glaciers les plus explorés du massif. Avant que fut née l'idée de parcourir la montagne pour elle-même, les crystalliers allaient chercher les gemmes au pied des Droites et des Courtes qui forment le fond du glacier. Le milieu en est marqué par un îlot rocheux coté 2787 mètres d'altitude que l'on appelle Jardin de Talèfre. Chaque année, le mois d'août le voit se revêtir d'une riche parure composée des plus belles fleurs de l'Alpe; ainsi le rocher solitaire et perdu dans le désert immense et désolé devient durant quelques semaines la plus gracieuse des oasis, c'est un rappel de vie dans l'éternelle désolation.
A l'Est, l'Aiguille de Talèfre avance un long promontoire rocheux jusqu'au milieu de la vaste échancrure. Elle sépare le Glacier de Talèfre, de celui de Leschaux plus sauvage encore. La formidable paroi des Grandes Jorasses encercle de noir cet austère glacier; à l'Est, une mince bande de neige coupe la falaise verticalement et l'on aperçoit au sommet une brèche perdue dans l'azur: elle porte le nom poétique de Col des Hirondelles. Sir Leslie Stephen raconte dans «l'Alpine Journal» les circonstances qui ont entouré son baptême: «En commençant à escalader les pentes de neige, nous observâmes un peu au-dessous de nous de mystérieux objets symétriquement arrangés en cercle sur la glace. C'était une vingtaine de points noirs parfaitement immobiles. En approchant, nous découvrîmes leur nature, non sans une certaine tristesse, je l'avoue. Les vingt objets étaient des corps, pas des corps humains, ce qui à un certain point de vue eût été moins étonnant... Les pauvres petits cadavres étaient les restes mortels d'hirondelles... Les oiseaux s'étaient peut-être rassemblés pour se tenir chaud, ou ils avaient été subitement stupéfiés par les tourbillons... Ils étaient unis dans la mort et paraissaient, je le confesse, étrangement pathétiques au milieu de la solitude des neiges.»
En amont de l'échancrure de Talèfre s'ouvre, en un prodigieux amphithéâtre, la cuvette glaciaire du Géant.
Si le Glacier d'Argentière a pu être comparé à une cathédrale gothique on peut comparer le Glacier du Géant à un temple rond antique. Lorsque Vipsanius Agrippa construisait à Rome, au centre du champ de Mars, son célèbre Panthéon, il devait avoir je ne sais quelle divination du cirque des Géants. Le plan d'ensemble comporte les mêmes dispositions et la même orientation. Une façade au Nord avec un formidable portique, dont subsistent les deux colonnes latérales, l'Aiguille du Plan à l'Ouest et l'Aiguille du Géant à l'Est; d'interminables gradins éboulés appelés séracs du Géant marquent encore la place de l'escalier de marbre. On le gravit par la droite à travers un dédale des blocs de glace, qui forme la plus belle chute de séracs de l'Europe. L'escalier franchi, on débouche dans le temple. Ses murailles sont revêtues de plaques de glace, comme les murs du Panthéon étaient plaqués de marbre. Dans l'épaisseur des parois, comme dans le temple romain, des ædicules, des absidioles, portant le nom des Aiguilles qui les dominent.
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