Au pays des lys noirs: Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr
The Project Gutenberg eBook of Au pays des lys noirs: Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr
Title: Au pays des lys noirs: Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr
Author: Adolphe Retté
Release date: October 10, 2005 [eBook #16850]
Most recently updated: December 12, 2020
Language: French
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Adolphe Retté
AU PAYS DES LYS NOIRS
Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr
(1913)
Table des matières
PRÉFACE CHAPITRE PREMIER AU PAYS DES LYS NOIRS CHAPITRE II LES BRISEURS D'IMAGES I II III IV V CHAPITRE III UNE DANSE DE TRÉPIEDS BELGES I II III IV V VI CHAPITRE IV DE PÈRES EN FILS CHAPITRE V UNE SUPERSTITION CHAPITRE VI CHEZ LES PAYSANS CHAPITRE VII UNE ÉLECTION DANS LES HAUTES-PYRÉNÉES CHAPITRE VIII SOUFFLEURS DE BULLES, NOCTAMBULES, SOMNAMBULES CHAPITRE IX SOUVENIRS DU BOULANGISME CHAPITRE X CHEZ LES GNOSTIQUES. CHAPITRE XI EN BELGIQUE CHAPITRE XII LE CHASSEUR NOIR CHAPITRE XIII LES CATACOMBES DE PAULINE JARICOT CONCLUSION
PRÉFACE
Ce livre, qui englobe les souvenirs d'un quart de siècle, a été composé d'une façon assez inattendue. Le premier chapitre en fut écrit, il y a près d'un an, au monastère d'Hautecombe où, comme le raconte mon précédent volume: Dans la lumière d'Ars, je faisais une retraite de six semaines. C'était alors un article qu'une revue publia et auquel je ne songeais pas à donner une suite.
Mais quand il eut paru, plusieurs personnes me dirent ou m'écrivirent qu'il y aurait intérêt à en corroborer la signification par d'autres études sur les milieux occultistes, politiques et littéraires où me conduisirent les péripéties d'une existence passablement mouvementée.
À la réflexion, le projet me plut d'autant qu'il me permettait d'esquisser quelques aspects d'une société troublée où la plupart de nos contemporains font l'effet d'un troupeau sans berger, piétinant au hasard parmi des ruines, fuyant le bercail que leur ouvre l'Église, broutant avec avidité les euphorbes et les aconits de l'individualisme ou de l'humanitairerie.
J'ai donc peint quelques uns des prototypes de ces aberrations. J'ai montré des révolutionnaires à l'oeuvre soit comme théoriciens, soit comme émeutiers, soit comme assassins. J'ai dénoncé les efforts de la Gnose pour fausser le sentiment religieux dans maintes âmes en désarroi. J'ai analysé le désordre et la corruption du goût produits par l'invasion des Juifs de Pologne et d'Allemagne dans notre littérature. J'ai exposé certains méfaits résultant du triomphe de la démocratie, par exemple, le fonctionnement malpropre de cette néfaste mécanique le suffrage universel. J'ai constaté l'avortement de cette chimère: l'instruction versée sans tact ni mesure dans des cervelles qui n'étaient point faites pour l'assimiler. J'ai rappelé l'aventure boulangiste et cet engouement du pays pour un médiocre en qui l'instinct d'éliminer les poisons du parlementarisme nous conduisit à chercher un sauveur.
J'aurais pu tirer de tout cela un copieux volume de doctrine. J'ai préféré multiplier les croquis des troubles auxquels j'assistai, les profils des personnages qui les suscitèrent ou y prirent part, les anecdotes caractéristiques. J'ai fait en somme du reportage rétrospectif.
On voudra bien donc trouver ici une modeste contribution à l'histoire de la société française telle que l'intoxiquèrent les principes de la Révolution.
Une idée, qui ne fait que se fortifier dans mon esprit à mesure que j'avance en âge et en expérience, donne de l'unité à mon livre. Celle-ci: pour se bien porter, la France doit être catholique et monarchiste.
Je l'ai déjà formulée ailleurs; je la développerai encore si Dieu me prête vie.
Ce que je veux ajouter maintenant c'est que la plus grande partie des pages qu'on va lire, je les ai conçues dans la solitude et le silence, au cours de longues promenades à travers ma chère forêt de Fontainebleau.
Les vieux chênes grandioses, les bouleaux rêveurs, les sommets rocheux d'où l'on domine un océan de feuillages, le murmure émouvant des brises dans les pins, les jeux du soleil et de l'ombre dans les taillis m'ont inspiré.
Là, naguère, j'ai connu Dieu.
Aujourd'hui j'y apprends sans cesse la persévérance dans l'effort vers le bien, je m'y arme de prières et de réflexions salubres pour le jour — hélas! prochain — où il me faudra de nouveau agir parmi les hommes.
Je dis «hélas» parce que non seulement nos adversaires nous combattent sans loyauté, mais encore parce que les divisions entre catholiques rendent la tâche particulièrement ardue, surtout lorsqu'on voudrait ne pas manquer à la charité…
N'importe, j'espère aimer assez Notre-Seigneur pour le servir, pour attester les bienfaits de son Église sans trop de défaillances et malgré les déboires de toutes sortes qui assaillent l'orateur et l'écrivain dès qu'ils se vouent à l'apologie de la Vérité unique.
Après, je reviendrai panser mes blessures et louer la Dame de Bon- Conseil sous vos ombrages, beaux arbres, dont les frondaisons s'épanouissent dans la lumière et figurent les gestes d'espérance d'une âme qui cherche à conquérir son salut éternel…
Fontainebleau, septembre 1912.
CHAPITRE PREMIER AU PAYS DES LYS NOIRS
Il y a quelque vingt ans, une brise chargée d'occultisme souffla sur la littérature. C'était l'époque où les symbolistes inauguraient une réaction contre le matérialisme pesant dont Zola, ses émules et ses disciples pavaient leurs livres et leurs manifestes. Chez eux l'on ne parlait que de documents humains et de tranches de vie. On niait l'âme, on bafouait tout spiritualisme. On définissait l'homme: une fédération de cellules agglomérées par le hasard, mue exclusivement par ses instincts et ses appétits, secouée par des névroses, courbée sous les lois implacables d'un déterminisme sans commencement ni fin. Flottant sur le tout, un noir pessimisme qui disait volontiers: — La vie est une souffrance entre deux néants.
Sous couleur d'études de moeurs, qu'il s'agit de peindre la bourgeoisie ou le monde des arts, les ouvriers ou les paysans, on n'alignait que des spécimens de tératologie sociale: des pourceaux et des ivrognes, des souteneurs et des aigrefins, des demi-fous sanguinaires et des bandits, des femmes détraquées ou mollement stupides, des prêtres sentimentaux et sacrilèges. Bref, un Guignol sinistre où se démenaient des marionnettes impulsives dont la Nature aveugle tirait les ficelles, en des décors de villes et de campagnes barbouillés d'un balai fangeux. Puis, quelles interminables descriptions! Et quels inventaires de marchands de bric-à-brac de qui le cerveau se fêla pour avoir absorbé trop de manuels de vulgarisation scientifique!
Pour tirer l'art de ce cloaque, maints poètes firent de loyaux efforts. Ils se proclamèrent idéalistes, affirmèrent l'âme et ses tendances à une beauté supérieure. Ils opposèrent, en leurs strophes, des tableaux de légende stylisés aux photographies malpropres du naturalisme.
Malheureusement, ils tombèrent dans l'excès contraire. Tout sens du réel se perdit; ce ne furent plus que chevaliers mystérieux pourfendant des licornes et des guivres dans des paysages irréels, princesses hiératiques, psalmodiant des énigmes du haut d'une tour ou promenant, avec langueur, des troubles mélancolies dans des parcs aux floraisons de chimère. Les paons et les cygnes, promus au rang d'animaux distingués, pullulèrent dans les poèmes. Il se fit une effrayante consommation du mot _songe _et du mot mystère.
Ce moyen âge de pacotille n'aurait pas tiré beaucoup à conséquence: c'était une mode littéraire comme il y en eut tant d'autres, en faveur aujourd'hui, oubliée demain. Mais le mouvement ne tarda pas à dévier d'une façon plus grave.
Les théories anarchistes, préconisant l'individualisme à outrance, firent invasion dans la littérature. Elles se mêlèrent à la religiosité vague, qui sollicitait un grand nombre d'esprits pour produire les plus singuliers résultats. On s'écria d'abord: — plus de règles astreignantes, plus de prosodie traditionnelle entravant l'inspiration; que chacun se forge son instrument d'après le génie latent qui bouillonne en lui.
On ajouta bientôt: — plus de lois, plus de soumission aux préjugés sociaux; que le Moi s'affirme sans limites, que le culte de la Beauté soit notre seul objectif, et nous deviendrons pareils à des dieux!
En même temps, on se déclarait catholique — mais d'un catholicisme spécial qui dédaignait, comme vulgaires, les préceptes de l'Évangile, la fréquentation des sacrements et la pratique des vertus chrétiennes. On rechercha dans les cérémonies du culte des émotions d'ordre purement esthétique. On frelata de sensualité morbide la prière et les rites. Tel qui mit en vers les litanies de la Vierge offrit, quelques pages plus loin, des stances luxurieuses à l'Anadyomène. Tel autre écrivit, de la même encre, le panégyrique de saint François d'Assises et celui de Ravachol. Une Bradamante du socialisme publia de soi-disant «pages mystiques» où Jésus était exalté comme le précurseur de ces Slavo- Mongols délirants: Bakounine et Tolstoï. M. Joséphin Péladan fonda la Rose-Croix esthétique et poursuivit la création d'un ordre de Mages qui devaient prendre place, dans la hiérarchie de l'Église, au-dessus du clergé. Les prêtres ne seraient plus que des fonctionnaires préposés à la distribution des sacrements. Les Mages promulgueraient, pour les initiés, les sens ésotérique, et supérieur selon la Gnose, des enseignements de l'Église.
Plus tard, à la suite des mésaventures qui ne nous regardent pas, M. Péladan écrivit au Pape pour le sommer, au nom du Beauséant, de sanctionner le divorce. Rome ne répondit pas — comme on pouvait s'y attendre. Et le Sâr-Mage sortit de l'Église en faisant claquer la porte.
Chez les catholiques quelques-uns espéraient que, peut-être, un renouveau religieux naîtrait de ces divagations variées. Il n'en fut rien. Seulement, une phraséologie hétéroclite régna dans les livres et dans les discours. De bons jeunes gens — M. Henry Bérenger, qui depuis… en était — projetèrent d'instaurer un christianisme anodin et libérâtre où, pourvu que l'Église se tînt au second plan, on lui fournirait des recrues. Pas mal de bière fut ingurgitée à cette intention, car il ne faut pas oublier que ces néophytes se réunissaient sous ce vocable imprévu: le Bock idéal (M. l'abbé Fonssagrive, aumônier du cercle catholique du Luxembourg, m'a fourni des détails bien amusants sur cette tentative. Mais ce n'est pas mon objet actuel de les publier).
Ailleurs, les vers comme la prose s'encombrèrent de termes liturgiques, pris souvent à rebours du sens véritable. Surtout il se fit une dépense incroyable de lys.
Oui, les lys — symboles gracieux de la virginité, corolles chères à la Madone immaculée — foisonnèrent, parmi toutes sortes d'orchidées équivoques, dans les jardins du Parnasse. Certains, outrant la métamorphose, se comparaient, eux-mêmes, à des lys. Stéphane Mallarmé, qui, pour l'ahurissement dévot de quelques-uns, publiait alors ses charades sans solution, fut le premier, je crois, à donner, dans un poème, par hasard un peu moins nébuleux que les autres, une signification scabreuse au lys. Depuis, l'on alla beaucoup plus loin — inutile de dire jusqu'où. Il suffira de mentionner qu'un observateur qui analysait, avec une curiosité quelque peu dégoûtée, ces profanations, qualifia, d'une façon mordante, les esthètes en pantalon collant et les toquées à bandeaux plats et à robes extravagantes dont se bariolait ce carnaval.
— Ce sont peut-être des lys, dit-il, — mais des lys noirs.
De là le titre de ce livre.
* * * * *
La Gnose, toujours vivante et agissante depuis le premier siècle de l'Église, guettait l'heure favorable pour semer son ivraie dans un terrain aussi propice à son développement. Avoir fait fusionner dans les Loges la postérité d'Hiram avec celle d'Homais et celle de Renan, c'était bien. S'insinuer dans la littérature pour y conquérir une influence et des adeptes, ce serait mieux. Elle n'y manqua pas.
Ce sont quelques-uns de mes souvenirs de cette période que je rapporte ici.
Un des faits caractéristiques de cette époque troublée, c'est que, non seulement dans la littérature, mais dans toute la société, faute d'une doctrine traditionnelle, le sentiment religieux s'égara hors de la voie unique où il n'y avait que l'Église pour avoir mission de le maintenir. Toutes les erreurs et toutes les hérésies reparurent. On se détournait de Dieu et de sa Révélation. Mais plusieurs se réclamèrent des divinités du paganisme grec. Ce morceau de rhétorique papelarde: la prière sur l'Acropole, fut leur Credo. D'autres annonçaient la résurrection du Grand Pan ou adoraient la nature sous la forme d'un vague culte rendu à Isis. Valentin et son Plérôme retrouvèrent des sectateurs. Les théurgies de Porphyre et de Jamblique furent remises en lumière. Des âmes se figèrent dans le Bouddhisme. Il y eut des manichéens qui vantèrent les deux principes et qui offrirent, de préférence, leur encens au dieu noir.
Mais le plus grand nombre oscillait d'une croyance à l'autre, mu par l'intuition que les hypothèses, données arrogamment par la science matérialiste pour des certitudes, ne suffisaient pas à expliquer l'énigme du monde. Tous, mais ceux-là surtout qui cherchaient, avec anxiété, une conviction, devinrent des proies empressées à se prendre aux gluaux de l'occultisme.
Deux livres marquèrent cette préoccupation des choses invisibles. L'un, de M. Jules Bois, s'intitulait: les Petites Religions de Paris. C'était une enquête assez bien faite sur les cultes hétérodoxes qui se pratiquaient çà et là dans la Grand'Ville. Pour la première fois, si je ne me trompe, le mot l'Au-delà, qui fit fortune depuis, y était employé.
On remarquera, en passant, qu'il dut sans doute sa vogue à son imprécision. En effet, il semblait propre à remplacer le seul mot qui eût convenu, celui de Surnaturel.
Mais voilà: ce dernier paraissait trop net; il était clair et ne souffrait pas l'équivoque. Il impliquait, en somme, l'aveu que quelqu'un existait en dehors et au-dessus de la nature telle que l'orgueil humain l'acceptait. À ce titre, il gênait, d'autant que, depuis plus d'un siècle, la majorité des savants ne cessait d'enseigner que le Surnaturel n'existe pas.
L'Au-delà, au contraire, cela demeurait vague; cela pouvait signifier un ensemble de lois naturelles, encore peu spécifiées et dont l'action ne tombait pas, d'une façon immédiate, sous les sens. On voulait bien excursionner à travers le mystère. Mais on préférait ne pas courir le risque d'y rencontrer ce Dieu du christianisme auquel on s'efforçait de ne plus penser. C'est ainsi que Celui qui ne veut pas servir mit si facilement sa griffe sur des âmes avides de plonger dans l'Inconnu.
Ce terme, incorrect mais élastique, l'Au-delà, désigna donc, à la satisfaction générale, la région confuse où tâtonnèrent, inconscients du danger qu'ils couraient, les blasés de la pensée qui cherchaient un frisson inédit, les myopes du spiritisme, qui prennent pour des anges de lumière des esprits ténébreux venus de très bas, et les naïfs qui s'imaginaient ne céder qu'à une curiosité d'ordre scientifique.
Le vieux serpent avait donc réussi, une fois de plus, à se dissimuler dans cet occultisme qu'on peut parfaitement traduire par cachette. Dès lors, ses préceptes, captieux en leur obscurité, infestèrent, à la faveur de maintes équivoques, les intelligences et les sensibilités. Car, comme le dit la scolastique: Obscuritate rerum verba saepe obscurantur.
L'autre livre, ce fut celui d'Huysmans: Là-bas. Il ne s'agissait plus ici d'un reportage plus ou moins sceptique et rédigé avec le souci de ne froisser personne. L'ineptie orgueilleuse du matérialisme était nettement dénoncée. Au point de vue de l'histoire comme au point de vue de l'expérience personnelle, le Surnaturel démoniaque était affirmé, défini, étudié avec minutie, décrit en ses manifestations contemporaines. On avait sous les yeux la relation véridique d'un voyage au pays du maléfice et du sacrilège. Un style âpre, brutal, imprégné de couleurs violentes, évocatoire au possible en son incorrection, donnait un intense relief aux découvertes de l'explorateur.
Le retentissement fut énorme. Mais, résultat qu'on aurait pu prévoir, les snobs de l'occultisme comme les chercheurs de sensations extrêmes n'y trouvèrent qu'un motif de s'affriander aux messes noires et aux ordures du succubat. Huysmans, il est vrai, opposait, d'une plume déjà presque catholique, les blanches splendeurs de la Passion aux flamboiements fuligineux des tumultes diaboliques. Peut-être aussi avait-il cru mettre en garde contre les périls encourus par ceux qui tenteraient d'aussi sombres expériences. Quoi qu'il en soit, son livre ne fit guère qu'accroître la vogue de l'occultisme.
Je me trompe, car je sais au moins une conversion déterminée par la lecture de _Là-bas. _Le converti me disait il y a trois ans: «Huysmans me fit croire à l'existence du Démon. J'en conclus: si celui-là existe, l'Autre doit exister également. Je priai — et, par un détour fort imprévu, la Grâce me toucha».
De fait, c'est aujourd'hui un excellent catholique.
* * * * *
Voici maintenant de quelle façon je fus, moi-même, porté à expérimenter les ivresses troubles et les dangers de l'occultisme. Par nature, je n'y étais guère enclin. Je ne fus tout d'abord pas de ceux qui répétaient passionnément les vers de Baudelaire:
Nous nous embarquerons sur la mer des ténèbres Avec le coeur joyeux d'un jeune passager; Entendez-vous ces voix charmantes et funèbres Qui chantent: — par ici, vous qui voulez manger
Le lotus parfumé, c'est ici qu'on vendange Les fruits miraculeux dont votre coeur a faim, Venez vous enivrer de la douceur étrange De cette fin d'après-midi qui n'aura pas de fin…
Mais dénué de toute éducation religieuse, attiré, comme la plus grande partie de ma génération, par ce qui avait couleur de mystère et d'imprévu, quand l'occultisme envahit la littérature, je fus entraîné après bien d'autres.
Lorsque, par suite de circonstances providentielles, je me ressaisis, le mal était fait. Et c'est pourquoi, certes, durant des années, je m'acharnai à miner, avec une morne fureur, le roc inébranlable sur lequel Dieu a bâti son Église.
Nous avions fondé diverses revues: _l'Ermitage, la Plume, Le Mercure de France _où les plus militants de la jeunesse littéraire ferraillaient pour le triomphe de l'esthétique symboliste. Beaucoup sont morts de ces chevaucheurs de chimères. D'autres ont désarmé de bonne heure et sont devenus épiciers ou magistrats. Deux adoptèrent la profession d'académicien: l'un, tel qu'en songe, s'assit au bout du pont des Arts; l'autre, récemment défunt, installa ses sourires pincés chez M. de Goncourt. Certains tournèrent mal. Celui-là, par exemple, qui, se reconnaissant fils de Lilith et de Pécuchet, s'abreuve d'un horrible mélange de Quinton et de Nietzsche, brode d'antichristianisme bêta des pornographies gourmées et publie, deux fois par mois, les Lettres d'un Satyre.
_La Plume _réunissait, chaque samedi, dans le sous-sol d'un café de la rive gauche, bon nombre de ces poètes. Le local consistait en une cave assez exiguë où l'on s'entassait parfois deux cents. Là, se succédaient, sur une estrade flanquée d'un piano fourbu, toutes sortes de personnages plus ou moins notoires, plus ou moins talentueux. Des compagnons anarchistes préconisaient, en des couplets à la dynamite, le chambardement universel. Des néophytes du lyrisme psalmodiaient, en chevrotant d'émotion, leurs premiers vers. Des chansonniers, descendus de Montmartre, accommodaient le régime à la vinaigrette. Il y avait des mystiques maigriots qui se disaient fils des anges et portaient leur petit chapeau rond comme une auréole. Il y avait des néo-païens qui invoquaient les Muses et ne juraient que par Dzeus et Aphrodite. L'un est devenu commissaire de police; les autres sont morts ou tout comme. Il y avait de griffonnants Américains ou Flamands blondasses venus de Bruges-la-Morte ou de Chicago-les-cochons dans le but imprévu de réformer la prosodie française.
Il y avait… Que n'y avait-il pas?
Ce souterrain, embrumé par les vapeurs bleues essoufflées des pipes et des cigarettes, c'était une cuve où bouillonnaient les éléments les plus disparates: de la jeunesse exubérante, et plus naïve qu'on n'aurait pu le croire à entendre le ton des conversations; du _snobisme _émoustillé par toute extravagance nouvelle; de l'esprit de révolte contre les préjugés, contre les conventions sociales, contre les formules de l'art officiel; de la bohême insouciante; un grand débraillement de moeurs; deux ou trois ratés, verts d'envie et de rancune; des écrivains et des peintres de valeur qui, jaillis de cette étrange caverne, marquent à présent, dans les lettres et dans les arts.
Ce qui soulignait le caractère hétéroclite de ces réunions, c'est que des célébrités consacrées par le succès s'y risquaient quelquefois: Coppée, Heredia, Puvis de Chavannes, d'autres encore. Accueillis avec courtoisie, ils laissaient bientôt de côté l'air gêné qui les faisait d'abord ressembler à des dompteurs novices pénétrant à regret dans une cage habitée par des fauves. Ils se mettaient à l'unisson de la gaîté générale.
Mais on aurait tort de supposer que dans ce cénacle ne se perpétraient que des mystifications combinées pour «épater le bourgeois». Sans doute il y avait bien des ruades et des pétarades de poulains adolescents, heureux de bondir, sans frein, dans les prairies ensoleillées de la littérature. Cependant on aimait sincèrement la beauté. Aussi quand quelque poème de large envergure déployait ses ailes chatoyantes sous la voûte enfumée, les coeurs battaient d'une noble émotion. Et il ne mentait pas toujours le: Tu Marcellus eris qu'on décernait au triomphateur du moment.
Parmi tous ces poètes, parmi tous ces artistes en quête d'un Idéal et dont la plupart étaient plus étourdis que pervers, l'occultisme rôdait, s'ingéniant à conquérir des âmes. La profonde ignorance religieuse qui caractérisait ce temps — comme il caractérise le nôtre — favorisa ses menées (Il faut pourtant mentionner que sortirent de ce milieu: deux tertiaires franciscains, un oblat bénédictin et même un bon prêtre. Spiritus flat ubi vult).
Un certain docteur E…, qui s'affublait d'un pseudonyme en us, tournait autour de ceux qu'ils jugeaient susceptibles de procurer un talent d'avenir à la Gnose. Jeune encore, déjà bedonnant, le teint coloré, une barbiche bifide, des cheveux noirs en brosse, des yeux fureteurs, un rire jovial — il offrait l'apparence d'un commis voyageur plutôt que celle d'un mage. Il se montrait pourtant aussi instruit qu'aimable. Il offrait volontiers des consommations. Il guettait la minute propice. Et quand l'alcool avait fait son oeuvre perfide dans quelque cerveau facilement inflammable, il émettait des propos mystérieux, mi-plaisants, mi- troublants, qui éveillaient fortement la curiosité d'interlocuteurs déjà férus de surnaturel.
Très adroit, très fin, il faisait scintiller sourdement, comme les gemmes d'une bague à son doigt, les yeux de l'antique Nahash, ou bien il répandait une poussière d'étincelles sur le voile d'Isis. Puis d'un calembour ou d'une gaudriole, il semblait rayer ce qu'il venait de dire.
Si l'on insistait pour en apprendre davantage, satisfait d'avoir amorcé sa pêche future, il se dérobait par quelque quolibet.
Mais le souvenir de certaines phrases impressionnantes persistait chez les esprits rêveurs. Ils y pensaient longuement et, la fois suivante, ces victimes déjà éblouies, ramenaient, d'elles-mêmes, la conversation sur le sujet qui les attirait comme le miroir attire les alouettes. Elles demandaient que le tentateur consentît à leur donner des explications plus étendues sur une doctrine où elles subodoraient un arôme de voluptés rares, d'ordre intellectuel ou sensuel — en tout cas, fermées au vulgaire.
Lui précisait alors un peu ses enseignements: il montrait de loin les pommes d'or qui mûrissent aux branches de l'arbre des sciences maudites. — Si l'on manifestait l'envie de les cueillir, il corroborait sa séduction par l'octroi de brochures d'occultisme élémentaire et par le service gratuit de ce néfaste périodique l'Initiation.
C'est ainsi que plusieurs furent entraînés. Jusqu'où?… Vous le savez aujourd'hui, pauvres âmes englouties dans les ténèbres irrémédiables!
Le docteur E… n'est pas le seul à poursuivre cette oeuvre de perdition. Actuellement, des gens bien renseignés savent, de façon certaine, qu'il existe des médecins qui abusent de leur ministère pour propager, dans leur clientèle, les dangereuses aberrations de la Théosophie…
Cependant ce ne fut pas le docteur E… qui m'amena, d'une façon directe, à franchir le seuil des paradis menteurs de l'occultisme. Je causais volontiers avec lui. Je l'écoutais avec intérêt, surtout lorsqu'il me commentait les symboles hermétiques du panthéisme, car j'étais alors très épris de cette doctrine.
Mais quoique l'Initiation me fût régulièrement envoyée, je ne la lisais guère. Et je refusai de suivre un cours d'occultisme où l'on distribuait des diplômes qui conféraient graduellement des dignités dans la Gnose. — Cela non par méfiance, mais parce que, fou d'indépendance et de poésie primesautière, je répugnais à m'enclore dans une secte.
Quand il entreprenait des imaginatifs de caractère faible, le docteur E… ne tardait pas à les mettre en rapport avec son émule en maléfices, Stanislas de Guaita.
Il manoeuvra de la sorte pour égarer le poète Édouard Dubus. Celui-ci était un véritable enfant, spirituel au possible, fort instruit, bon, serviable, doué d'un gracieux talent. Mais il ne possédait nulle volonté. Aimé de tout le monde, dans tous les mondes, y compris le demi, il ne savait par résister aux impulsions de sa nature ardente. Malgré un grand fond de mélancolie — ce spleen rongeur dont toute notre génération a souffert — il prétendait ne concevoir l'existence que comme une farce infiniment drolatique. Aussi, lorsqu'une sottise lui paraissait amusante à commettre, il n'y allait pas — il y courait. Avec cela, très curieux d'occultisme et très porté, sous un scepticisme de surface, à s'engager dans les halliers du surnaturel, pourvu qu'il y trouvât quelques églantines à cueillir.
Hélas, à quelle mort affreuse le conduisit ce penchant!
Dubus méditait alors d'écrire un drame en vers qui aurait eu pour principal personnage Apollonius de Tyane, le thaumaturge pythagoricien dont les prestiges équivoques suscitaient l'admiration des païens au premier siècle de notre ère.
Il en parla au docteur E… qui, saisissant l'occasion, lui proposa de l'aboucher avec Stanislas de Guaita. Celui-ci détenait, disait-il, des documents dont Dubus pourrait tirer le plus grand parti. Cette invite fut accueillie avec empressement par le poète.
Le lendemain du jour où la première entrevue avait eu lieu, Dubus vint chez moi. Nous étions fort liés et nous passions rarement quarante-huit heures sans nous voir. J'étais au courant. Je savais que de Guaita était tenu pour un maître de l'occultisme, mais je ne le connaissais que par deux de ses livres: _Rosa mystica, _titre sacrilège, étant donné ce que contenait ce recueil de vers, et _Au seuil du Mystère, _introduction à l'histoire de la magie noire.
Lorsque Dubus pénétra dans le petit appartement de la place de la Sorbonne que j'occupais à cette époque, je fus surpris et presque effrayé en constatant à quel point les traits de son visage étaient altérés. D'habitude, il avait le teint assez pâle. Mais, cette fois, il était plus que pâle: il était livide. Un éclat fiévreux vitrifiait ses prunelles que me parurent élargies. Son regard, d'ordinaire si franc, fuyait le mien; il errait çà et là sur les objets sans s'y poser.
En proie à une agitation singulière, le poète allait et venait à travers la chambre, se laissait tomber sur le divan pour se relever aussitôt, se figeait soudain dans une attitude de stupeur pour reprendre, trois secondes après, sa déambulation saccadée. Ses mains se crispaient au dossier des chaises, puis se portaient à son front et le balayaient comme pour chasser une pensée importune.
— Assieds-toi donc pour de bon, lui dis-je, et tiens-toi tranquille. Je ne t'ai jamais vu aussi énervé. Tu as une mine de déterré; est-ce que le fameux Guaita t'aurait fait boire?
Je n'en croyais rien, car Dubus était très sobre, mais il me semblait si étrange, ce matin-là!
— Non, non, me répondit-il, je n'ai pas bu: tu sais bien que je ne bois jamais… Seulement de Guaita m'a fait une telle impression que je ne m'en puis remettre… Nous avons causé toute la nuit; c'est un homme extraordinaire.
— Tant que cela? Mais enfin que t'a-t-il raconté? A-t-il évoqué devant toi l'ombre d'Apollonius afin que ce doux sorcier te documentât lui-même?
— Ne plaisante pas. Ce fut très sérieux, cet entretien. Guaita m'a ouvert des horizons superbes.
Et, les yeux fixes, le torse tout à coup raidi, l'index dardé vers le plafond, il ajouta d'une voix rauque, qui n'était plus la sienne:
— Guaita m'a procuré le moyen de devenir un dieu!
Je tressaillis. Dans toute autre circonstance, j'aurais peut-être ri de cette phrase extravagante. Mais il y avait quelque chose de si anormal chez Dubus, une telle expression d'orgueil triomphant se marquait dans toute sa physionomie, que je ne me sentis nullement enclin à le railler.
Et puis, dans nos réunions de jeunes écrivains affolés par le mégalomane Nietzsche, qui nous invitait à nous hausser jusqu'au surhomme, nous nous étions si souvent écriés avec Musset: _Qui de nous, qui de nous va devenir un dieu? _Tant de fois le démon de la gloire nous avait chuchoté, aux heures où l'on croit si fort en soi-même qu'il semble qu'on va se heurter la tête aux étoiles: Eritis sicut dei!…
Loin donc de m'égayer, je repris tout mon sérieux et je pressai
Dubus de s'expliquer davantage.
Guaita, me dit-il, m'a d'abord invité à lui exposer les raisons de ma prédilection pour Apollonius. Quand je lui eus confié à quel point le surnaturel m'attirait, quand je lui eus révélé mon ambition de créer, d'après ce maître des mystères, une figure qui dominerait notre temps, il m'a d'abord répondu, sans avoir l'air d'y tenir, qu'il pourrait peut-être me venir en aide. Puis il a gardé le silence pendant plusieurs minutes. Moi, j'ai repris la parole, et tandis qu'il me fixait d'un regard aigu qui me traversait la tête, je me suis épanché en un flot d'aperçus touchant la composition de mon drame. Tu me croira si tu veux: à mesure que je parlais, des scènes dont je n'avais eu aucune idée jusque là naissaient en moi et je les décrivais aussitôt. Des vers imprévus me jaillissaient de la bouche. Mon drame prenait une ampleur, un relief, une splendeur inouïs. Mon don d'invention s'était tout à coup décuplé. C'était comme si un être nouveau s'était éveillé en moi pour me dicter des pensées magnifiques. Et je me sentais indiciblement fier du génie dont je venais de prendre conscience en cette explosion de mon âme.
Tout à coup, ce fut comme si un mur de glace se dressait pour faire obstacle à ma course dans l'Idéal. La fête éblouissante allumée dans mon cerveau s'éteignit comme une bougie qu'on souffle. Je m'interrompis au milieu d'une phrase. Plus de mots, plus d'idées! Je restai hébété, balbutiant, pendant que Guaita ne cessait pas de m'observer froidement.
— Eh bien, dit-il, qu'attendez-vous?… Continuez, vous m'intéressez beaucoup.
— Je ne trouve plus rien répondis-je.
Un mouvement de désespoir me saisit, car il me semblait que je ne trouverais plus jamais rien!
— Ah! C'est fini, m'écriai-je, mon drame vivait devant moi; maintenant, il est mort. Et je sens que je ne me rappellerai même plus un seul des vers que je viens d'improviser d'une façon si surprenante.
— Si, reprit Guaita, vous vous rappellerez tout. Et je m'en vais vous dire comment…
Ici Dubus s'arrêta net. Très étonné, je l'invitai à poursuivre. Mais il s'y refusa obstinément. Il allégua, pour motif de son silence, que Guaita lui avait fait promettre de garder le secret sur le philtre qui faisait déborder dans les âmes les sources d'un génie surhumain.
— Mais, conclut-il, il ne tient qu'à toi de le connaître. Viens chez de Guaita. Il désire beaucoup te voir et il a fort insisté pour que je t'amène à lui.
Je ne dis pas non, répondis-je, car je flaire là du nouveau et, n'est-ce pas, comme Baudelaire, nous plongerions volontiers
Au fond de l'inconnu pour trouver du nouveau!…
— Certes, reprit Dubus; quant à moi, le sphinx m'a livré son énigme, désormais j'incarne Apollonius de Tyane. Son essence divine vit en moi. Mon âme a conquis des ailes et elle monte dans l'infini, car Guaita m'en a livré la clef…
* * * * *
Je ne me doutais pas alors de quelle nature était le philtre, qui, loin de lui ouvrir les portes de l'infini, devait très vite faire descendre mon ami au sépulcre par une spirale d'horreur et d'abjection.
Toutefois, à la réflexion, je résolus d'abord de ne pas aller chez de Guaita. Ma raison me faisait pressentir qu'il y avait là un danger.
Je ne craignais pas pour mon âme, car je n'avais pas la foi et il m'importait peu que l'Église mît ses fidèles en garde contre l'occultisme. Mais je redoutais une influence virulente sur mon imagination et ma sensibilité. Il y avait bien du louche dans ce que j'avais appris déjà par le docteur E… Aussi, je me méfiais.
Mais ensuite je me remémorai les termes dont Dubus s'était servi pour me peindre la puissance de création poétique qui avait germé en lui au contact du théosophe. Le désir grandit en moi de connaître des joies analogues.
— Qui sait, me dis-je, si ce personnage — peut-être inoffensif, après tout — ne saura pas m'inculquer cette énergique confiance en soi-même dont j'ai vérifié les effets sur Dubus? Et puis Dubus, emballé comme il l'est, par nature, a sans doute exagéré. Je puis toujours aller chez de Guaita en observateur attentionné à mettre les choses au point. C'est tentant!
Ce dernier prétexte me décida. Cependant, j'y insiste, tandis que je me rendais chez de Guaita, en compagnie de Dubus, je sentais que j'avais tort. Ma conscience me murmurait que je faisais mal; mais sans l'écouter, je me forçais à mal faire.
Dans le plus pénétrant de ses contes: _le Démon de la perversité, _Edgar Poe, ce voyant, a décrit, d'une façon incisive, cet état d'âme. Il a montré comment telles circonstances se produisent où celui que ne garde pas la prière court à sa perte, le sachant et _ne voulant pas _réagir…
Le rez-de-chaussée où habitait de Guaita se trouvait dans une rue tranquille et voisine de l'avenue Trudaine. Chemin faisant, j'interrogeai de nouveau Dubus sur cette «clef de l'infini» dont il gardait si jalousement le secret. Il se déroba par des phrases évasives. Ce soir-là, du reste, il était taciturne et semblait possédé d'une idée fixe.
Quand nous eûmes sonné, de Guaita lui-même vint nous ouvrir, une lampe à la main. Les paroles de présentation et d'accueil échangées, il nous fit entrer dans son cabinet de travail. Cette pièce était entièrement tendue d'étoffe rouge au plafond comme aux murs. Une grande glace, d'une limpidité parfaite, surmontait la cheminée. Au-dessus du bureau, chargé de livres et de papiers, une belle gravure reproduisait le _Saint Jean-Baptiste _de Vinci et son sourire énigmatique. Comme meubles, quelques fauteuils moelleux et un large divan oriental qui régnait tout le long d'une des parois.
Tout en causant, j'étudiais de Guaita. De taille moyenne, le corps enveloppé d'une robe de chambre quelconque, il retenait l'attention par trois particularités de sa physionomie. Encadré d'une barbe d'un blond pâle qui se terminait en pointe, son visage était d'une pâleur cadavérique: il semblait que le sang n'avait jamais rougi ses pommettes terreuses. Sa bouche, mince comme une estafilade de sabre, offrait des lèvres d'une coloration de violette délavée, presque mauve. Ses yeux, bleu faïence, dardaient ces regards acérés dont Dubus m'avait parlé; ils trouaient comme des vrilles. Je remarquai que les pupilles en étaient extraordinairement dilatées.
La conversation, en cette première rencontre, fut d'abord assez banale. Dubus se taisait presque tout le temps, mais il était nerveux et semblait attendre quelque chose. Guaita, fort courtois d'ailleurs, se tenait sur la réserve. Moi, je me sentais mal à l'aise et, détail qu'il faut retenir, quoique la température fût très douce, j'avais froid, physiquement froid, surtout aux mains, comme si je les avais tenues dans l'eau glacée.
Naturellement la littérature fut mise sur le tapis et de Guaita me demanda si je travaillais à un livre en ce moment. Je lui dis que je composais des poèmes d'amour. — C'étaient ceux qui furent réunis depuis sous le titre: Une belle Dame passa. J'étais alors très épris de la personne qui les motiva — sans, du reste, être payé de retour.
Peut-être parce que ce déboire m'affligeait fort et qu'il me soulageait de l'exprimer — ou pour toute autre cause — ma gêne disparut soudain pendant que je parlais de mes vers. Bien plus, quoique nos relations toutes récentes n'autorisassent pas de confidences aussi personnelles, j'analysai mon chagrin devant Guaita et j'ajoutai même que je n'espérais guère attendrir la rebelle.
Pourquoi me livrais-je de la sorte? C'est que je ne sais quelle force me poussait à lui dévoiler mes pensées les plus intimes. On eût dit qu'il les tirait hors de moi, qu'il les dévidait, à la muette, comme le fil d'une bobine.
— Oh! dit-il très simplement, quand je me tus, assez ébahi de ma confiance impromptue, il y aurait sans doute un moyen de vous faire aimer d'elle.
— Vraiment? m'écriai-je, mi-sceptique, mi-convaincu.
— Nous en recauserons, car je pense que vous me ferez le plaisir de renouveler cette visite.
Conquis par sa quasi-promesse d'aider l'amoureux en panne, j'allais répondre par l'affirmative quand Dubus se levant, tout d'une pièce, demanda à passer dans la chambre à côté.
— Allez, cher ami, dit Guaita, vous trouverez sur la table tout de qu'il vous faut.
Il ne bougea pas de son fauteuil. À peine s'il esquissa un geste pour accompagner sa phrase. Mais un léger sourire, où je crus démêler une nuance de triomphe, voltigea sur ses lèvres.
Par politesse et voyant son calme, je n'osai poser de question. Cependant mon malaise revint et s'accrut encore quand Dubus rentra, les yeux embrasés de cette même flamme d'orgueil qu'ils irradiaient naguère, place de la Sorbonne.
Guaita ne parut pas s'en apercevoir. Mais moi je n'y pus tenir. Un trouble grandissant m'envahissait. Sous un vague prétexte de rendez-vous ailleurs, je pris congé en quelques mots rapides, non sans avoir acquiescé quand Guaita, ne témoignant aucune contrariété de ce départ à peine correct, insista pour que nous nous revissions à bref délai.
Je m'en allai par la ville, plein de réflexions confuses où prédominait l'idée que l'occultiste servirait peut-être ma passion malheureuse.
C'est pourquoi ma seconde visite suivit bientôt. Guaita me reçut avec la même courtoisie que la première fois. Mais il semblait avoir oublié l'espèce d'engagement qu'il avait pris. Malgré mon impatience, j'attendis pour le lui rappeler qu'un détour de la conversation nous y amenât. Il en était bien loin: il me parlait d'un écrivain qui s'était récemment converti au catholicisme après avoir longtemps publié des livres où l'Église était étrangement méconnue. Pour qualifier cette évolution, il employa des termes haineux, presque grossiers, ce qui me surprit chez un homme d'ordinaire si mesuré. Ce fut violent au point que je me sentis choqué, non tant par l'âcreté des sentiments exprimés que par la vulgarité des mots qui les traduisaient.
De Guaita s'en aperçut et rompit tout de suite le propos. Il remarqua que j'examinais, par contenance, une statuette d'Isis en or qui scintillait sur son bureau.
— Avez-vous lu ce qui est écrit sur le piédestal? me demanda-t- il.
— Non, répondis-je.
— Eh bien, voyez.
Je me penchai sous la lampe et je lus: I.N.R.I.
— Tiens, dis-je, c'est curieux… L'inscription placée, par ordre de Pilate, au-dessus de la tête du Christ en croix. Je ne vois pas trop ce qu'elle fait sous les pieds d'Isis.
— Je vous l'expliquerai plus tard, reprit de Guaita, quand nous serons plus liés (Il ne me l'expliqua pas; on verra pourquoi. Mais j'ai appris, par la suite, et dans d'autres conditions de vie, le sens sacrilège du titre de la Croix dominé par Isis. Le voici: Igne Natura Renovatur Integra. Quant au commentaire gnostique, je ne le donnerai pas ici. A porta inferi, erue nos, Domine!)
Je n'insistai pas, d'autant que je cherchais toujours un joint pour aiguiller la conversation dans le sens qui m'intéressait. Je ne trouvais pas. Alors je me décidai à entrer en matière sans autre préparation.
— Si je vous ai bien compris, l'autre soir, dis-je, vous seriez à même de me fournir des arguments pour convaincre la personne dont je vous ai parlé?
Il eut son sourire ambigu: — Mieux que des arguments, me répondit-il, nous en causerons tout à l'heure… Mais si nous prenions d'abord un peu de champagne?
Sans attendre ma réponse, il passa dans la pièce à côté et en revint aussitôt avec deux coupes et une bouteille toute débouchée.
Cette particularité aurait dû me mettre en défiance, puisque, d'habitude, on garde la champagne clos sous sa capsule dorée jusqu'au moment de le verser. Mais j'étais si loin de soupçonner que Guaita pût avoir préparé ce liquide pour m'entonner quelque drogue occulte!
Il remplit les coupes et, me saluant de la sienne, il la porta à ses lèvres.
Quoique n'aimant pas ce vin tapageur, que je ne sais plus qui appelait «un coco épileptique», je l'imitai.
À peine avais-je avalé deux gorgées qu'un arrière-goût d'amande amère m'emplit la bouche. Et, immédiatement, je me sentis tout étourdi. En même temps je remarquai que Guaita, après avoir au plus effleuré sa coupe, la posait sur le bureau. Je me hâtai d'en faire autant et je ne touchai plus à la mienne.
Or, j'en avais bu assez: la drogue agissait. Je fus pris de vertige; des flammes vertes me dansèrent devant les yeux; une sueur abondante m'imprégna le front; tous mes membres s'engourdirent; il me sembla que mon sang ralenti changeait son cours dans mes artères… Je ne trouve pas d'autre expression pour expliquer ce qui s'opérait dans mes organes. Mes jarrets fléchirent et je tombai sur un fauteuil en murmurant: — Je suis empoisonné!
— Mais non, mais non, se hâta de dire de Guaita, la splendeur approche… Dans une minute, vous serez tout à fait bien.
Malgré mon demi-évanouissement, je sentis qu'il s'était approché de moi et qu'il me faisait des passes magnétiques sur la figure et sur le coeur. Puis du pouce, il me raya le front d'un signe qui figurait le _tau _de l'alphabet grec (C'est la marque de la Gnose et la contrepartie blasphématoire de notre signe de la Croix).
Je revins à moi: le malaise physique était dissipé. Mais je me sentais comme un voile sur l'esprit: ma volonté avait disparu. J'étais sur le point de devenir une sorte d'automate docile à toutes les suggestions. Et pourtant je ne sais quelle voix presque étouffée ne cessait de chuchoter au-dedans de moi: — Prends garde! Prends garde!
Guaita tira mon fauteuil contre le bureau et me mit sous les yeux un album richement relié. Il l'ouvrit; je vis défiler une suite de planches, d'une exécution d'art exquise, et qui représentaient… je ne veux pas dire quoi.
Pour les érudits, je les comparerai aux priapées du musée secret de Naples.
De Guaita les commentait d'une voix stridente et mêlait parfois des saillies blasphématoires à sa glose.
Mais voici que, loin de me stimuler, ces ordures élégantes me causaient de la répulsion. Je ne pouvais pas la formuler, car j'étais plongé dans une sorte d'hébétude. Puis cette sensation de froid intense, ressentie déjà lors de ma première visite, m'éprouva de nouveau. Je grelottais comme si j'étais dans un bain de glace…
— Je gèle, je gèle, m'écriai-je, en repoussant l'album.
Guaita laissa échapper une exclamation d'impatience. Cet incident parut le déconcerter: on aurait dit qu'il s'attendait à un résultat très différent.
— Couchez-vous un quart d'heure, me dit-il d'une voix brève.
Il m'étendit sur le divan, me glissa un coussin sous la tête, jeta une fourrure sur mon corps et m'en enveloppa soigneusement. Je me laissais faire comme un enfant; j'étais incapable de vouloir et presque de penser.
L'occultiste s'assit à son bureau et se mit à écrire, ne s'interrompant, de temps à autre, que pour me lancer des regards plutôt malveillants.
Moi, je fus d'abord dans un état vague. Mes idées flottaient éparses, se muaient en images confuses et difformes, comme il arrive dans certains cauchemars. Pourtant je ne dormais pas, et même le nuage de plomb qui s'était appesanti sur mon cerveau se dissipait peu à peu. Bientôt mon intellect reprit son fonctionnement normal: je me sentis tout à fait lucide. Seulement j'étais brisé de fatigue et je ne pouvais remuer ni bras ni jambes.
Enfin je ne me réchauffais pas. Au contraire, la sensation de froid ne faisait que s'accroître et, tandis que je claquais des dents, je la sentis, pour ainsi dire, s'extérioriser. Ce fut comme si un brouillard d'hiver m'enveloppait…
Il m'enveloppait réellement, car je le vis soudain, comme une vapeur transparente et givreuse qui ondulait dans la chambre… Je prie qu'on me croie; je ne fais pas de littérature; je dresse un procès-verbal.
Parmi cette brume, je sentis une présence invisible, glaciale, haineuse, qui s'y tenait immobile et me fixait. Simultanément, un regard machinal, jeté sur la glace du fond de la chambre, me la montra toute trouble.
Je perçus, par une intuition subite, que la Présence me voulait du mal — aurait désiré m'anéantir. Comme j'avais de plus en plus froid, un souvenir me traversa l'esprit, pareil à un éclair, celui de ces lignes lues récemment dans un traité de démonologie: «Souvent, quand la Puissance mauvaise se manifeste, elle s'annonce par un froid rigoureux qui fait souffrir les néophytes du Sabbat…»
Alors une horreur indicible m'envahit. Je récupérai toute mon énergie pour sauter à bas du divan avec le désir véhément de déguerpir.
— Je m'en vais, dis-je à Guaita.
Qu'aurais-je dit de plus? Nulle explication n'était nécessaire entre nous. Nous nous étions compris — et nous ne pouvions marcher de compagnie.
Mon annonce ne parut pas l'émouvoir. Il haussa les épaules en signe que cela lui était indifférent et marmotta en sourdine: — L'expérience a manqué. Celui-là ne vaut rien pour nous…
Sans autre cérémonie, je pris la porte.
Dehors je respirai largement et, les yeux levés vers les étoiles qui magnifiaient la nuit printanière, je me jurai de ne jamais remettre les pieds dans ce lieu maudit.
Je me suis tenu parole…
* * * * *
Le pauvre Dubus ne fut pas aussi bien inspiré que moi. Ce philtre, prétendu divin, dont de Guaita lui avait inoculé le désir, le goût, puis la passion, c'était la morphine.
Dès lors, la Pravaz ne le quitta plus et la drogue infâme manifesta bientôt en lui ses ravages. Il s'enfonça de plus en plus dans les pratiques de l'occultisme et multiplia les piqûres. Sa santé déclina rapidement d'une façon effrayante. Ce n'était plus qu'un squelette ambulant qui ricanait et balbutiait des incohérences. Son talent s'envola. En moins de deux années il fut réduit à rien.
Deux séjours consécutifs dans une maison de santé ne parvinrent pas à le guérir. À peine dehors, il retombait dans son double vice: la fréquentation de Guaita, l'intoxication croissante par la morphine. Le bon Huysmans, qui l'aimait, tenta de le sauver. Ses efforts furent vains.
Enfin, un soir que Dubus était entré dans une vespasienne pour se piquer une fois de plus, il tomba sur le sol immonde et entra en agonie tout de suite. On le transporta dans un hôpital où il mourut sans avoir repris connaissance…
Ce cadavre reste sur la conscience de Stanislas de Guaita. Celui- ci décéda, peu après, dans des tourments atroces. On dit qu'il s'est repenti à la dernière minute: Dieu veuille avoir son âme!…
Les faits parlent d'eux-mêmes, je crois, dans ce récit strictement véridique. Je n'ajouterai donc pas grand'chose. Je ferai seulement remarquer l'habileté de certains occultistes à user des penchants et des passions des esprits imaginatifs qui tombent sous leur emprise pour se les asservir. Ce ne sont pas leurs seuls maléfices: ils en propagent d'autres et de plus subtils. J'en dévoilerai quelques uns dans la suite de ces études.
CHAPITRE II LES BRISEURS D'IMAGES
I
Le 7 juillet 1893, vers quatre heures de l'après-midi, j'étais adossé à la devanture, prudemment close, de la boulangerie qui fait l'angle de la rue Racine et de la rue de l'École-de-médecine, au boulevard Saint-Michel.
Je reprenais un peu haleine et je tâchais de rassembler mes idées assez en désarroi depuis quelques jours.
C'est qu'en effet l'émeute, qui avait éclaté le 4, faisait rage dans plusieurs quartiers de Paris: sur la rive gauche, à Belleville, place de la République, place de la Concorde — ainsi nommée disait Balzac, parce qu'elle mène au palais de l'éternelle discorde — et vers l'avenue de Clichy. Le ministère ayant fermé la Bourse du travail, les syndicats ouvriers tentaient de la reprendre d'assaut. Les bouchers de la Villette, conduits par leur idole: le marquis de Morès, allaient descendre. La ligue des patriotes avait convoqué ses escouades pour risquer un coup en faveur de son rêve éternel: la dispersion de ceux qui allaient être bientôt les Quinze-Mille et la purification de la chambre par l'appel au plébiscite. Amilcare Cipriani, par hasard hors de prison, apprenait à de jeunes guesdistes comment on construit des barricades. Les anarchistes, pour qui l'émeute est un élément vital, étaient accourus de tous les points de la ville et de la banlieue, ne voulant pas manquer une si belle occasion de chambardement. De plus, les cochers de fiacre et les terrassiers étaient en grève.
Ces éléments disparates s'étaient coalisés pour une action commune contre le gouvernement, les parlementaires et le préfet de police Lozé — quittes à s'entredéchirer si le mouvement réussissait.
La veille au soir, des délégués de tous les partis s'étaient réunis chez un ancien membre de la Commune, nommé Regnard, disciple de Tridon, et qui présentait cette particularité curieuse d'être un antisémite féroce, mais imbu d'athéisme jusqu'aux moelles. On avait tenu un conciliabule dans le but d'établir la meilleure tactique pour culbuter le régime. Il y avait là, entre autres, Jules Guérin, Zévaès, depuis député de Grenoble, un ancien officier, bonapartiste fervent, dont le nom m'échappe, Jean Carrère, qui se mêlait à cette échauffourée, uniquement, je crois, pour exercer sa faconde méridionale; un lieutenant de Déroulède, quelques élèves des Beaux-Arts, un mouchard qu'on démasqua trop tard, un émissaire des Collignons, un autre des Limousins, Jacques P… de la Bourse du travail et le signataire de ces lignes envoyé par un groupe révolutionnaire de la rue Mouffetard.
La discussion fut assez confuse: certains avaient le toupet de proposer l'envoi d'une délégation à la Chambre pour y poser nos griefs. Mais on les écoutait peu. En dernier ressort, on résolut de tenter des attaques à la fois contre l'Élysée, la Bourse du travail et la Préfecture de Police. Les patriotes devaient aller troubler la quiétude ruminante du personnage indûment qualifié Chef de l'État. Les grévistes, soutenus par d'autres corporations, essaieraient de reprendre la bourse du travail. Enfin les anarchistes et les collectivistes devaient emporter la Préfecture de Police, la saccager et, si possible, s'emparer de Lozé pour en faire un otage.
Guérin avait réservé le rôle de Morès et de ses bouchers. Nous avions, lui et moi, rendez-vous, avec le marquis, à minuit, au Ranelagh. La réunion finie, nous allâmes le trouver. Après nous avoir entendus, il décida de prendre part au combat qui se livrerait place de la République et rue du Château d'Eau.
— Nous arriverons par la rue Saint-Maur avec des matraques, me dit-il, et nous chargerons la police — en ligne.
— Vive le Roi! conclut Guérin.
— Vive l'anarchie! répondis-je.
Et tous trois en choeur: À bas Marianne!
Nous nous serrâmes la main et nous nous séparâmes.
II
On se demandera ce que faisaient dans ce complot les élèves des
Beaux-Arts.
C'est que, justement, ils étaient la cause initiale de l'émeute. Quinze jours auparavant, avait eu lieu, au Moulin Rouge, le bal annuel des Quat'-z-Arts. Comme il était d'habitude, il y avait à cette fête outre les peintres, sculpteurs, graveurs et architectes, un certain nombre d'invités: journalistes, gens de lettres, _dilettanti, _plus un fort contingent de modèles féminins et de demi-mondaines. À la fin du bal, on avait porté les modèles en triomphe dans la pose et dans le …manque de costume qu'elles ont à l'atelier.
Certains journaux, le lendemain, rendirent compte de la fête avec force épithètes louangeuses.
Sur quoi, M. le sénateur Bérenger déposa une plainte au parquet pour outrage à la morale publique. Il n'y avait pourtant là qu'une publicité très relative, s'adressant à des gens qui en avaient vu… bien d'autres.
Des poursuites furent exercées: un certain nombre d'artistes — plutôt des sculpteurs — furent frappés d'une amende, et aussi une certaine Sarah Brown, modèle qui, en sa qualité de juive, profita de l'incident pour poser les bases de sa fortune à venir.
Aussitôt condamnés, les Beaux-Arts entrèrent en ébullition. Le 4 juillet, les élèves de divers ateliers s'assemblèrent, protestèrent au nom de l'Art, et décidèrent d'aller conspuer, chez lui, le sénateur Bérenger. Le rendez-vous pour les manifestants fut fixé place de la Sorbonne.
Il y avait à cette époque — et il y a sans doute encore — faisant angle avec la place et le boulevard Saint-Michel, un café où se réunissaient pas mal d'écrivains et de révolutionnaires. Le soir même du 4, nous étions assis trois à la terrasse du café: un électricien fort coté dans son métier et assez bon orateur dans les réunions, un commis voyageur en casquettes de cyclistes — qui se croyait, à ses moments perdus, missionné pour prêcher la Sociale, — enfin, moi-même.
Quand les artistes arrivèrent, nous ne savions pas du tout de quoi il s'agissait. La place s'emplit de criailleries et de gesticulations, mais il était très évident que ces jeunes gens ne sauraient comment s'y prendre pour organiser un cortège subversif. Les bons agents, très calmes et très modérés, circulaient à travers cette foule sans rien dire; et je crois bien qu'ayant l'expérience du quartier, ils jugeaient que tout le monde se disperserait après quelques vociférations.
Mais les anarchistes étaient là pour embrouiller les choses. Nous nous informons, nous apprenons de quoi il retourne. L'instinct de désordre, qui ne demande qu'à flamber chez tous les révolutionnaires, s'allume en nous.
Je dis à l'électricien: — Il s'agit de chambard… Viens avec moi, nous allons mettre en fureur contre Bérenger ces gâcheurs de plâtre et ces badigeonneurs de toiles. Si nous parvenons à les lancer pour de bon, il en résultera de la casse, on se cognera et tout cela fera du bien à la Sociale.
L'autre m'approuve, tandis que le Gaudissart des casquettes s'esquivait sans mot dire. Nous montons sur les marches de la Sorbonne. Et de là je fais aux Beaux-Arts une harangue où je leur démontrai qu'il fallait non seulement conspuer le sénateur, mais encore envahir sa maison et n'y rien laisser d'intact. Je ne me rappelle plus les termes de cette diatribe, mais il faut croire que le démon qui me poussait soufflait des flammes irrésistibles, car, tandis que je m'essuyais le front et que l'électricien, attisant à son tour le brasier, traînait dans la boue M. Bérenger, le Sénat et le régime, une colonne d'artistes fous de rage se forma spontanément et partit au pas de course vers la rue d'Anjou qu'habitait le Père Conscrit accusé d'un excès de pudeur.
Enchantés du résultat obtenu, nous rejoignons la tête de la manifestation et, trois minutes après, la place était vide.
Cependant les gardiens de la paix, débordés, bousculés, affolés courent au téléphone et objurguent la Préfecture de leur envoyer du renfort. S'expliquèrent-ils mal? Le fait est qu'un quart d'heure plus tard, une brigade de réserve débouchait à fond de train sur la place et, sans pourparlers ni explications, tombait à bras raccourcis sur les consommateurs paisibles demeurés à la terrasse du café. Une bagarre s'ensuit. Un employé de commerce nommé Nuger est frappé à la tempe d'un porte-allumettes lancé à toute volée par un agent et meurt sur le coup…
Pendant ce temps, nous avions cassé quelques vitres chez M. Bérenger; nous nous étions un peu cognés avec la police, puis, nous dispersant, nous avions été boire des bocks, car il faisait une chaleur terrible. C'était là une de ces mille équipées comme Paris en voyait tous les quinze jours à cette époque.
Mais il y avait le cadavre de Nuger.
Le lendemain matin, la nouvelle de ce malheur enflamme Paris comme une traînée de poudre. Littéralement ce fut pareil à un coup de cloche qui réveilla tous ceux dont la haine du régime constituait une raison de vivre. Il suffit de se reporter aux journaux du temps pour vérifier que je n'exagère pas.
L'émeute éclate avec la rapidité de la foudre. Une colonne de six mille manifestants, conduite par Jean Carrère, marche sur la Chambre pour l'envahir et exiger la révocation de M. Lozé. Il s'en fallut de peu qu'elle ne réussît. Et c'est à partir de ce jour que, par les soins d'un questeur nommé Madier de Montjau, les balustrades du Palais Bourbon vers le quai ont été hérissées de pointes de fer.
Pendant ce temps, les révolutionnaires, qui avaient battu le rappel de tous leurs adhérents, tentaient, aidés par les cochers, et les terrassiers en grève, d'enlever d'assaut l'hôpital de la Charité où l'on avait transporté le corps de Nuger, dans le but de s'emparer de ce cadavre pour le promener à travers la ville.
Il y eut là quelque chose d'impulsif, sans colloques préalables ni calculs; et il est presque incompréhensible, autrement que par un accès de colère collectif, le mouvement de révolte qui se propagea de quartier en quartier.
Car, il faut le souligner, les trois quarts de Paris nous approuvaient et faisaient des voeux pour nous. Paris, qui hait — au fond — les parlementaires et ceux qui les garantissent du châtiment, sentait son coeur battre à l'unisson du nôtre.
La preuve? Tandis que nous attaquions l'hôpital, nous fûmes chargés par la garde à cheval. Or, à mesure que les municipaux avançaient au grand trot et que nous reculions devant eux en tirant des coups de revolver, — on avait pillé un armurier, rue de Rennes, — de toutes les fenêtres de la rue Jacob il pleuvait sur les casques et les chevaux des bouteilles, des briques, des pots de fleurs, des casseroles et des vases intimes.
Le 6; Charles Dupuy, président du Conseil, rassure les parlementaires pantois et croit faire un coup de maître en fermant la Bourse du travail qui, du reste, fermentait terriblement. Là- dessus, quatorze syndicats se soulèvent à leur tour et déclarent qu'ils la reprendront par la force. La ligue des patriotes annonce une réunion place de la Concorde. Les bouchers de la Villette demandent à Morès s'il est temps de jouer de la trique. Jules Guérin convoque les antisémites.
Durant ces appels à la lutte, les révolutionnaires se battaient: barricade place Saint-Germain-des-Prés, à l'orée de la rue Bonaparte, barricade rue de l'École-de-Médecine, barricade de seize omnibus et tramways renversés place Maubert, tentative d'enlèvement de la caserne du prince Eugène, etc.
Dans l'après-midi de la même journée, on songea à coordonner toutes les forces soulevées par un même dégoût du régime et l'on se réunit chez Regnard, comme je l'ai rapporté.
III
Donc appuyé au rideau de fer de la boulangerie, je me reposais un peu et, en attendant le retour de l'émissaire que j'avais envoyé prévenir les compagnons qu'on attaquerait la Préfecture le soir, je m'efforçais de rendre le pas à l'observateur sur l'insurgé.
La première chose qui retint mon attention, c'est que j'étais fort sale: noir de poudre, gris de poussière, barbouillé de sueur mal séchée. Je regardai les poignets de ma chemise: ils étaient brunâtres. Je me représentai alors la stupéfaction de ma chère femme quand je rentrerais. Et il me sembla que j'entendais son «oh» de surprise réprobatrice.
C'est qu'il y avait trois jours que, pris par la bataille, je n'étais pas rentré. J'avais bien envoyé une demi-douzaine de _pneus _à ma femme; mais ce n'était peut-être pas suffisant pour la rassurer.
Ensuite mes regards se portèrent sur le boulevard Saint-Michel. D'habitude, à cette heure là, il est fort animé. Or, aujourd'hui il était presque désert. Sauf les cafés, la plupart des magasins avaient clos leurs volets. De rares passants filaient vite; les tramways cahotaient à peu près vides. La mendiante aveugle qui demeurait fidèle à son poste, contre la grille de Cluny, au coin de la rue Du Sommerard, secouait en vain le gobelet de fer-blanc où elle recueille les sous. Le seul bruit notable qui venait à mes oreilles était celui d'un régiment de dragons défilant au trot vers l'Odéon…
Puis je me remémorai les événements qui s'étaient succédé, avec une rapidité vertigineuse, depuis plusieurs fois vingt-quatre heures. Et, qu'on en pense ce qu'on voudra, j'eus une folle envie de rire. N'y avait-il pas de quoi quand on considère quelle cause minime avait provoqué tout ce hourvari?
En effet, parce que Mlle Sarah Brown et ses amies avaient témoigné du mépris pour la feuille de vigne, Paris se trouvait sens dessus dessous, et nous allions peut-être à la révolution de nos rêves — et un homme était mort.
— Ah! me dis-je, Taine eut bien raison d'avancer que la vie est un tome de Shakespeare interfolié de Labiche. Pour une page du _Roi Lear _ou de _Macbeth, _il y a dix pages de vaudeville…
Mais je m'assombris aussitôt: si tenace que fut mon espoir de traîner aux gémonies le parlementarisme, la raison me disait que cette échauffourée hétéroclite, sans préparation, sans chef, sans but bien déterminé, ne pouvait aboutir qu'à du sang versé, à des répressions et à un redoublement d'oppression jacobine.
— Il nous faudrait un chef, soupirai-je, mais voilà, nous ne l'avons pas.
Car, malgré l'aberration libertaire qui m'empoisonnait le cerveau, je gardais l'instinct que, seul, un Maître restaurerait l'ordre et replacerait sur sa vraie base l'État mis à l'envers par la République.
Comme je ratiocinais de la sorte, j'entendis chanter en choeur vers le bas de la rue de l'École-de-Médecine. Je me tournai de ce côté et je vis apparaître une troupe d'une vingtaine d'individus précédée d'un personnage maigre, vêtu de noir comme un croque- mort. Il allait bras dessus bras dessous avec un gamin de quinze ans qui se rengorgeait, tout fier de déployer le drapeau noir à l'inscription d'or: Deleatur! de l'Anarchie (Pour les non latinistes, deleatur peut se traduire: supprimons tout!)
Je reconnus mon ami Georges Chatelier, et dans la sorte de cantique — grave, quasi solennel et, il faut le dire, d'une fort belle musique — que chantait sa bande, l'hymne des briseurs d'images.
Quand ils arrivèrent près de moi, ils en étaient au dernier couplet que voici:
Les rois sont morts, les dieux aussi, Demain nous vivrons sans souci, Sans foi ni loi, sans esclavages: Nous sommes les briseurs d'images.
Suivit la Carmagnole anarchiste avec son refrain où luisent des reflets de couteaux, où crépitent des mèches de bombes:
Les proprios avaient promis De faire égorger tout Paris, Mais les voilà f… ichus, Nous leur botterons… l'dos:
Dansons la Carmagnole, Démolissons, démolissons, Dansons la Carmagnole Et saignons
Les patrons!
Chatelier me serra la main. Émacié, dans sa redingote devenue trop large, le visage terreux aux pommettes rougies de fièvre, les yeux immenses et flambant d'une flamme meurtrière, le front balayé de mèches désordonnées, arrivé au troisième période de la tuberculose, il n'arrêtait presque pas de tousser. Par moment, du sang lui venait aux lèvres qu'il essuyait d'un geste convulsif.
— J'ai à te parler, me dit-il.
— Eh bien, cause: je t'écoute.
— Attends; les compagnons ont soif: je vais les envoyer se rafraîchir chez Eustache.
Cet Eustache était un mastroquet de la rue Monsieur-le-Prince, qui se disait zélé pour la Sociale, mais qui était, selon toute vraisemblance, un indicateur de police.
Georges fit rouler le drapeau noir, expliqua aux compagnons — qui, le gosier fort sec, ne demandaient pas mieux que de l'entendre — qu'un canon de la bouteille leur ferait du bien et que lui viendrait les rejoindre bientôt.
Nous fûmes seuls («Georges Chatelier» n'est pas absolument le nom du personnage, mort d'ailleurs deux mois après. Mais sa famille, fort honnête, fort pieuse, existe encore. Je ne veux pas la contrister et c'est pourquoi j'ai déformé le nom).
IV
Georges s'appuya à la devanture et me dit:
— Que va-t-il sortir de tout ce grabuge?
— Je l'ignore, répondis-je, l'essentiel c'est, en ce moment, d'augmenter le désordre.
Il rêva quelques instants puis il reprit: — Oui, n'est-ce pas, la tactique habituelle: démontrer, par les faits, la fragilité du régime, empêcher que toute autorité se reconstitue, puis lancer le peuple à l'assaut des banques et des gros propriétaires et se figurer qu'à la suite de ces exploits, l'Anarchie inaugurera l'âge d'or sur la terre.
C'était bien, en effet, le programme anarchiste. Le ton sarcastique de Georges aurait dû m'en faire sentir l'absurdité. Mais l'âge d'or, l'idylle perpétuelle qui hallucine les révolutionnaires et leur fait perdre le sens de la réalité, me tenait si fort l'intellect que je répondis: — Et pourquoi pas?
Georges éclata d'un rire sardonique, ce qui lui fit cracher le sang, et poursuivit: Ah! poète, tu te vois déjà roucoulant sous les bouleaux avec une Amaryllis quelconque sans t'inquiéter de la pâture ni du terme. Et bien, moi, je me f… de vos églogues et j'ai bien autre chose en tête.
— Et quoi donc?
— La mort! La destruction universelle, la table rase afin d'en finir avec cette existence odieuse où l'homme ne se hausse à la conscience des phénomènes que pour souffrir.
— Que veux-tu donc?
— Rien, plus rien!
Ébahi, je le regardai. En effet, c'était la première fois que je rencontrais l'anarchiste complet, logique, mis à nu, celui qui, propulsé par la Malice qui toujours veille, pousse aux extrêmes conséquences la doctrine née de la Révolution, cultivée, épanouie au dix-neuvième siècle, aboutie aujourd'hui à sa floraison suprême: le culte de la Mort sous couleur de liberté intégrale.
— Et les moyens, dis-je.
Il eut un geste de souffrance! — Je ne sais pas… Tout viendra en son temps. Mais en attendant, détruisons, détruisons!
Ses yeux semblaient des brasiers noir et or. À le considérer, j'avais peur, j'avais froid.
Je crus trouver un argument: — Tuerais-tu les femmes?
— Oui!…
— Tuerais-tu les enfants?
— Oui!…
Je tressaillis d'horreur et je m'écartai de lui.
Georges s'aperçut de ma répulsion: — Ah! dit-il, vous êtes tous des avortons. Vous n'aurez jamais le courage de faire la table rase. Et pourtant, quelle beauté! l'individu devenu tellement libre, tellement dieu, qu'il conçoit la nécessité d'arrêter à jamais l'évolution au point où il est parvenu.
Il se mit à rire du même rire poignant et cracha encore du sang… Je ne puis dire ce que j'aurais répliqué. Ce n'était plus un homme que j'avais devant moi; c'était je ne sais quel être ténébreux qui m'entraînait dans la grande épouvante.
Heureusement mon envoyé aux compagnons de la rue Mouffetard revint à ce moment.
— Ça y est, camarade, me dit-il, tous seront là pour l'attaque de la Préfecture.
Avant que je pusse lui répondre, Georges posa sa main décharnée sur mon bras et me dit: — Tueras-tu ce soir?
— Autant que possible, non, répondis-je.
C'était vrai; même au temps de mes pires égarements révolutionnaires, j'eus toujours l'horreur du sang versé. D'ailleurs je n'avais pas d'arme, et je ne voulais pas en avoir.
Alors, avec une expression affreuse dans les yeux, il reprit: —
Moi, je tuerai…
— Et qui donc?
— Le premier venu.
— Et s'il est innocent?
Il ricana de nouveau. — Te rappelles-tu le mot d'Émile Henry à son procès? Il n'y a pas d'innocents. Je pense comme lui…
De ce coup, sous prétexte de m'entendre avec mon émissaire, je m'écartai définitivement et, sans prendre congé de Georges, je traversai le boulevard. Il me regardait d'un air de dédain, et pourtant il y avait dans ses prunelles comme une détresse infinie…
Le soir, à l'assaut de la Préfecture, je reçus d'un sous-brigadier de la garde à pied, un coup de baïonnette dans l'épaule gauche qui, par la grâce de Dieu, me mit hors de combat.
Puis le ministère fit venir soixante mille hommes de troupe dans Paris. Et la grand'ville frémissante rentra sous le joug des parlementaires.
V
L'émeute ne pouvait pas réussir. Rappelez-vous qu'elle mêlait des royalistes, c'est-à-dire des constructeurs et des conservateurs par tradition, à ces fomenteurs de néant: les socialistes et les anarchistes. Que pouvait-il sortir de cet imbroglio? Rien du tout, sauf de la haine entre Français.
C'est pourquoi la Franc-Maçonnerie jubilait et les Juifs se frottaient les mains.
Car l'une et les autres ne peuvent prospérer que par nos divisions.
Que faudrait-il pour remédier à ces maux?
L'union dans l'Église qui a fondé la France et qui, seule, peut la maintenir bien portante.
CHAPITRE III UNE DANSE DE TRÉPIEDS BELGES
I
Victor Hugo, qui croyait en Dieu, ne croyait pas à l'Église catholique, mais il croyait aux tables tournantes. On sait qu'en cette île de Jersey où, selon l'expression de Veuillot, il représentait si bien «Jocrisse à Pathmos», il se donnait des séances de spiritisme dont le fidèle Vacquerie, Lesclide et d'autres nous ont rapporté les péripéties.
Le poète lui-même en parle dans son livre sur William Shakespeare où; selon sa coutume, il mélange, en une effarante salade, les pires absurdités aux vues les plus grandioses — le tout relevé d'une moutarde de vocables hétéroclites.
«Du sublime au ridicule il n'y a qu'un pas», disait Napoléon. Chez Hugo ce pas est sans cesse franchi: dans ses poèmes, d'une strophe à l'autre, dans ses romans, d'un paragraphe à son voisin.
Or, dans cette soi-disant étude critique sur l'auteur du _Roi Lear, _il affirme, plus que jamais, cette méthode disparate. Il y parle de tout: des fumées de Londres et des nuances de la mer, du goût des mouton tourangeaux pour le sel et des qualités qu'on doit exiger d'un bon domestique. Il y orchestre des quadrilles où Job fait vis-à-vis à Voltaire et Ézéchiel à Don Quichotte. Il nous donne, en trois phrases d'une incomparable magnificence, la vision des Alpes au coucher du soleil. À côté, dans un chapitre intitulé: _le Beau serviteur du Vrai, _il divague, à propos d'instruction laïque, autant qu'un primaire gavé de socialisme jusqu'au noeud de la gorge. Et de Shakespeare, en somme, il est fort peu question. «Dans son oeuvre, s'écrie Hugo, j'admire tout, comme une brute!»
Puis quelques citations — bien choisies d'ailleurs — et un point, c'est tout.
Si pourtant, il y a encore autre chose: l'effort perpétuel de Hugo pour se hisser sur un piédestal de philosophe et de penseur.
Précisément il ne fut jamais ni l'un ni l'autre. Merveilleux forgeron des rythmes, éblouissant créateur d'images, stupéfiant constructeur d'antithèses parfois évocatrices, splendide halluciné de la tempête et de l'ombre, il incarna, plus que personne, ce désordre chatoyant que fut le romantisme.
C'est l'une des plus joyeuses mystifications du dix-neuvième siècle que de le présenter comme le penseur type. À quoi n'a cependant point manqué un plaisantin grave du nom de Renouvier. Ce rhéteur, qu'on dit spiritualiste, publia naguère un volume: _Victor Hugo philosophe, _dont la lecture faillit me faire périr d'hilarité.
Car la philosophie de Hugo, qu'est-ce que c'est? Elle se résume en la calembredaine émise par Rousseau de Genève: l'homme est originairement bon; ce sont les institutions sociales et religieuses qui le pervertissent. À l'usage, on a vu ce que valait le précepte; il a produit cette bacchanale de gorilles: la Révolution; il a enfanté cet agneau méconnu, le doux Marat et ce philanthrope calomnié, l'exquis Robespierre; il a fait cabrioler, comme des chèvres, ces agités sentimentaux: les Républicains de quarante-huit. Et que d'autres méfaits! Celui-ci: la glorification d'un nouveau fétiche: le Progrès, grâce auquel l'humanité se figura qu'elle allait se déifier. Celui-là: le pullulement des anarchistes. — Et par anarchistes, je n'entends pas seulement les personnages aigris ou obtus qui préparent l'âge d'or de l'avenir à coups de bombes, de poignards et de revolvers. Je range sous la même étiquette ces éducateurs de la jeunesse que nous amena l'invasion protestante, ces déformateurs de l'intelligence française, ces sectateurs de l'individualisme, les universitaires actuels, dont Charles Maurras a dit, avec raison dans sa belle Enquête sur la Monarchie, «qu'ils ne formaient que des anarchistes ou des dilettantes».
Hugo, outre vibrante, où s'engouffraient tous les vents de l'espace, ne pouvait que s'assimiler les solennelles balivernes dont son siècle s'était épris. Elle faisaient dans sa cervelle, incapable de pensée suivie, un tintamarre extraordinaire; elles s'y mêlaient en d'étranges amalgames. Puis il les relançait à travers le monde, et c'étaient des beuglements lyriques, tantôt harmonieux, tantôt dissonants, faits pour déconcerter ceux qui cherchaient un lien entre toutes ces incohérences.
En effet, feuilletez l'oeuvre de Hugo; je vous défie d'y trouver une unité de doctrine. À cette page, il est panthéiste; dans cette strophe, il est manichéen; voici un chapitre truffé de christianisme trouble; en voici un autre où le Bouddha stupide est préféré à Jésus-Christ; et enfin voici une tirade où le poète découvre Dieu dans un pied de table.
À travers toutes ces fariboles grandiloquentes, il n'arrêtait pas de prophétiser. Et ce n'est pas en cette posture de Nostradamus- Arlequin qu'il est le moins cocasse.
Oyez un peu quelques-unes de ses prédictions: quand tout le monde saura lire, les hommes tomberont dans les bras les uns des autres et la guerre sera pour jamais abolie. — Au vingtième siècle, il n'y aura plus de guerre; on s'étonnera d'avoir attendu si longtemps pour constituer les États-unis d'Europe…
Et forces sottises du même acabit dont les d'Estournelles de Constant, les Passy et autres Loyson firent, depuis, leur pâture pour le pourlèchement de la Franc-Maçonnerie.
La seule prédiction de Hugo qui se soit réalisée c'est celle où il annonce les aéroplanes. Encore les décrivait-il comme des sphères de cuivre.
Mais on n'en finirait pas s'il fallait énumérer toutes les folies où se dispersa ce grand poète difforme que Henri Heine avait si justement qualifié «un beau bossu».
Retenons seulement l'apologie du spiritisme telle qu'on la lit dans le _William Shakespeare. _Hugo, qui ne veut pas des sacrements et des mystères de l'Église, qui mange du prêtre comme le ferait un Homais gargantuesque, cherche à établir le bien-fondé de la religion tabulaire qu'il se fabrique. Il atteste l'Égypte et les initiations d'Eleusis, Apollonius de Tyane et Apulée. Enfin il cite, avec dévotion, certains trépieds de Dodone qui, paraît-il, entraient en danse au commandement des hiérophantes. Puis il conclut: «Dieu est là…»
Dieu, je ne crois pas, mais — un Autre fort probablement.
II
Si j'ai insisté sur l'adhésion de Hugo au spiritisme, c'est que les tenants de cette dangereuse aberration le mentionnent volontiers et avec fierté comme un Père de leur Église.
J'eus l'occasion de constater le fait, en Belgique, il y a quatre ans, au cours d'un voyage entrepris dans un tout autre but que celui de disséquer des spirites.
Je venais de donner quelques conférences et, séjournant à Bruxelles, qui est une ville assez plaisante, je sortais du bureau de rédaction d'un journal où l'on avait publié des articles élogieux sur mes causeries. J'étais venu remercier le rédacteur en chef. Ma visite terminée, celui-ci me reconduisit jusque dans la salle des dépêches.
— Allons, dit-il, en me serrant la main, au plaisir de vous revoir, Monsieur Retté… Au prononcé de mon nom, un personnage, qui examinait les gravures accrochées à la muraille, se retourna brusquement, me dévisagea, puis me suivit dehors. Comme je restais arrêté sur le trottoir, décidé à flâner, mais ne sachant trop où diriger ma promenade, il m'aborda.
— Vous êtes Monsieur Retté? me demanda-t-il.
— J'en ai comme une vague idée, lui répondis-je en le toisant, car je n'aime pas beaucoup qu'on m'interpelle de la sorte. Au cours de ma carrière d'orateur errant, il m'arrive d'être ainsi harponné par des snobs, qui, neuf fois sur dix, n'ont rien à me dire, sinon qu'ils m'ont entendu la veille et qu'ils désirent me soumettre telle ou telle objection. En général, ils me débobinent une kyrielle d'inepties. Ou ils me décochent des compliments dont je me soucie autant qu'un tapir d'un galoubet. Heureusement que je possède le secret de les mettre en fuite en trois phrases.
— Bon, me dis-je, encore un raseur! Ce que je vais le semer!
Cependant mon homme me regardait avec une insistance étrange. Ce qui fit que je l'examinai aussi. Vêtu de bleu sombre, chaussé de jaune, coiffé de paille blanche, il était de petite taille, âgé de quarante ans environ, tout en os et en nerfs. Dans sa face glabre, au teint safrané, ses yeux gris, pailletés d'or, luisaient d'une flamme intense.
Ce regard me frappa. L'intuition me vint que je n'avais pas à faire à un quelconque pourchasseur de notoriétés et j'attendis la suite.
— Je vous ai écrit, il y a six mois, reprit-il.
— C'est bien possible.
— Vous ne m'avez pas répondu…
— C'est fort probable.
Comme cette façon cassante de lui répliquer semblait le déconcerter un peu, j'ajoutai: — Je reçois pas mal de lettres et étant fort occupé, je ne réponds que quand je ne puis absolument pas faire autrement… Mais enfin de quoi me parliez-vous?
— Je venais de lire, dans une revue, un article où vous développiez une sorte de panégyrique de saint François d'Assise. Votre conclusion était à peu près qu'il ne peut exister de saints en dehors de l'Église catholique. Cette assertion par trop péremptoire me choqua. Je vous écrivis donc que vous vous trompiez grandement, que l'Église catholique n'était qu'un premier stade de l'évolution vers la lumière intégrale, qu'au-dessus d'elle, il y avait d'autres degrés d'initiation où pouvaient nous hausser d'autres saints beaucoup plus admirables que les thaumaturges canonisés par Rome…
— Ah! ah! repris-je, vous êtes un théosophe.
Puis le souvenir me revenant de sa lettre:
— Je me rappelle. Votre lettre portait cet en-tête: _Villa Maya, _près d'Utrecht, Hollande. Vous m'adjuriez de venir vous trouver, sans perdre un jour, car, disiez-vous, ayant franchi le seuil du mystère, j'avais besoin d'être guidé par vous dans la voie ascendante de la fidèle Sagesse.
— C'est cela même. Et pourquoi ne m'avez-vous pas répondu?
— Parce que la fidèle Sagesse — en grec _Pistè Sophia, _n'est-ce pas? — c'est le titre d'un livre gnostique et par conséquent bourré d'hérésies. Or je n'éprouve pas le besoin de perdre mon temps à fleureter avec les hérétiques. Les enseignements de l'Église satisfont tous les besoins de mon âme. J'estime qu'elle seule détient la vérité absolue et qu'en dehors d'elle il n'y a qu'aberration ou même pire. Je ne voudrais pas vous froisser, mais telle est ma façon de penser. Dussé-je passer auprès de vous pour un esprit étroit, souffrez que je m'y tienne.
Sur quoi je soulevai mon chapeau et je fis mine de m'éloigner. Mais mon interlocuteur, posant sa main sur mon bras, me retint et me dit d'une voix presque suppliante: — Je vous en prie, ne me quittez pas encore. J'abandonne le projet de vous éclairer, mais je voudrais vous démontrer comment on peut se rapprocher de la divinité en dehors de votre Église.
— Peut-être, repartis-je, mais je suis sûr que ce n'est point par la théosophie…
— Causons!… Causons!… Je vous citerai des faits.
Après tout, pensai-je, cet individu ne paraît pas trop bête. Peut- être, sans le vouloir, me fournira-t-il des arguments pour combattre toute cette vermine de pseudo-religions qui pullulent et fermentent au pied des murs de la sainte Église. Allons-y!
L'autre attendait ma décision avec une anxiété fébrile. Son visage s'éclaira quand je lui dis: — Eh bien, marchons et, si cela vous pique à ce point, exposez-moi votre doctrine, quoique, je le parie, je la connaisse déjà…
Il me remercia avec effusion. Tout en suivant la rue Neuve vers la gare du Nord, il crut devoir m'expliquer qu'il était végétarien, riche, voué exclusivement aux études d'occultisme. Puis il me dit son nom dont je ne donnerai, bien entendu, que l'initiale qui est: S… — Son origine hollandaise ne l'empêchait pas de parler fort bien le français, avec à peine d'accent.
Comme nous étions arrivés au bout de la rue, je lui dis: — Le plus simple serait de nous asseoir dans le jardin botanique.
Il acquiesça. — Nous entrâmes dans le jardin et nous prîmes place sur un banc à l'ombre d'un splendide catalpa, fleuri de neige et de pourpre, et qui m'intéressait, pour le moins, autant que le théosophe.
III
En effet, ne savais-je pas d'avance ce qu'il allait m'exposer? Malgré quelques différences dans le détail de la doctrine, tous ces prédicants de théories occultes procèdent d'un même principe: l'exaltation de l'humanité considérée comme possédant en elle- même, d'une façon immanente, les forces nécessaires pour se hausser à la divinité. C'est toujours le vieil orgueil, le _non serviam _de Lucifer qui leur donne l'impulsion.
Donc, comme je m'y attendais, S… ne manqua pas de me développer cette rhapsodie gnostique. Je l'écoutais d'une façon distraite — étant, comme on s'en doute, fort peu séduit.
Il s'en aperçut et, rompant son propos, il me dit: — Mais enfin, il y a des faits matériels qui prouvent que nous ne nous trompons point lorsque nous nous croyons en rapport avec des forces surhumanisées…
— Et lesquels? demandai-je.
— Les tables tournantes.
— Ah! oui, la danse des trépieds… Je n'ai jamais assisté à leurs cabrioles.
— Il prit la balle au bond: — Je puis, s'écria-t-il, vous mener, dès ce soir, à une réunion où vous verrez, dans ce genre, des manifestations merveilleuses.
— Et vous croyez que cela suffira pour me convertir à l'occultisme?… Permettez moi d'en douter.
— Vous pouvez toujours constater les faits.
Je réfléchis un moment. J'avais lu ou entendu dire bien des choses contradictoires touchant ce rite fondamental de l'aberration spirite. Je n'éprouvais aucun penchant à vérifier ce qu'il peut y avoir de réel dans ce qu'on rapporte des tables tournantes. Mais, n'ayant rien de pressant à faire en ce moment, je ne vis pas d'inconvénient à me rendre à cette réunion. D'autant que je me disais qu'il y aurait peut-être là l'occasion d'étudier quelques états d'âmes insolites.
— Et bien, soit, repris-je, je vous accompagnerai.
S… marqua de la satisfaction. Il me remercia chaudement comme si je lui rendais un grand service. Après avoir pris rendez-vous pour huit heures du soir, nous nous séparâmes.
En m'en allant, je notai cette rage de prosélytisme qui tient les gnostiques. Nulle part, elle ne s'exerce avec plus de persistance qu'auprès des catholiques. On dirait que c'est pour eux une souffrance de voir ceux qui chérissent l'Église demeurer fidèles à leur foi.
IV
Le soir, S… me conduisit dans une des rues les plus paisibles du quartier Léopold. Il était nerveux; chemin faisant, il ne me parla que par phrases saccadées où il était question de mystères sublimes et de révélations irrésistibles. Pour moi, j'étais aussi calme que si j'allais assister à une séance de prestidigitation.
Nous fûmes devant une maison d'aspect quelconque. Une bonne également quelconque ouvrit à notre coup de sonnette et nous introduisit dans un salon où une dizaine de personnes faisaient le cercle et jacassaient à tue-tête.
Les femmes dominaient. La maîtresse de la maison, une forte brune quadragénaire et qui commençait à grisonner. De la poudre enfarinait à outrance son visage soufflé. Un binocle d'homme à monture d'or chevauchait son nez aquilin. Elle avait des yeux bovins à fleur de tête et une petite voix flûtée qui maniérait les phrases. À côté d'elle, une longue bique, à profil chevalin, à denture d'institutrice anglaise, à mains énormes et rouges tortillant un sautoir en simili garni d'amulettes. Puis une sorte de naine, jaune de teint et ridée comme une vieille pomme de reinette. Les autres devaient être fort insignifiantes: je ne me les rappelle que comme de vagues silhouettes.
Trois hommes surnageaient parmi ces jupes. Un personnage ventripotent et rougeaud dont le crâne, entièrement chauve, luisait comme une boule de jardin et qui parlait d'une voix grasse, coupée par les râlements d'un asthme chronique. Un petit chafouin, perdu dans une redingote noire trop large; ses yeux de lapin clignotaient entre des paupières flasques dépourvues de cils. Il brochait des babines en émettant des aphorismes qui semblaient sortir d'une clarinette enrouée.
Enfin un Juif. Celui-là était hideux. Certes il n'est pas défendu d'être laid. Mais il y a une certaine laideur qui semble n'être que le repoussé physique de toutes les abominations morales. C'était le cas pour cet enfant de Sem. Sa figure, molle, verdâtre, paraissait imprégnée d'huile. Ses yeux troubles, obliquant vers les tempes, étaient couleur de vert-de-gris; son nez énorme, spongieux, épaté, s'appliquait sur sa face comme un panaris. Une bouche dont les lèvres violettes se gonflaient en bourrelets. La main exsangue et tellement humide, qu'après l'avoir touchée, on éprouvait une envie violente de se tamponner avec un mouchoir.
Et tout cela n'était rien. C'était l'expression de cette physionomie qui inquiétait surtout: un mélange de ruse, de bassesse et de feinte mansuétude à donner la chair de poule.
Cet Hébreu s'appelait Blumenthal, nom printanier, qui faisait un contraste, bizarre et répugnant à la fois, avec l'aspect de l'individu.
Les présentations faites, sans grand cérémonial, la maîtresse de la maison m'ayant flûté quelques compliments sur mes conférences, les autres m'ayant regardé d'un air plutôt méfiant — ce que j'attribuai à ma notoriété de catholique, — je priai qu'on reprît la conversation interrompue par notre entrée. Et me fourrant dans un coin, je me préparai à prendre des notes mentales.
V
Comme je l'ai dit plus haut, tout le monde pérorait à la fois: on se serait cru dans une cage pleine de perruches. Par moments, il est vrai, quelqu'un enflait la voix davantage et tentait d'entamer une harangue. Mais aussitôt, on lui coupait la parole et il lui fallait se résigner à faire simplement sa partie dans l'ensemble.
Seul, Blumenthal demeurait à peu près silencieux. Il se caressait le menton en promenant son regard terne sur l'assistance, s'inclinait, sans répondre, quand on l'interpellait et me donnait l'impression d'un renard aux aguets.
Pour S…, il me parut un peu déconfit de ce tumulte ahurissant. Il me guignait en dessous et semblait craindre que je ne prisse guère au sérieux les agitations de ses frères et soeurs en occultisme.
Cependant, le tohu-bohu allait croissant. Tous les termes du vocabulaire spirite, tout le jargon de la théosophie s'entre choquaient dans l'atmosphère de ce salon frelaté de métaphysiques virulentes.
Je m'ennuyais fort. Je méditais de m'esquiver sans attirer l'attention, quand, soudain, Blumenthal prit la parole d'un ton péremptoire et dit: — Mesdames, Mesdames, et vous Messieurs, nous nous égarons. Il faut procéder avec méthode, continuer nos expériences, joindre de nouvelles manifestations de l'esprit à celle que nous avons déjà obtenues… Ce soir surtout, ajouta-t- il, en glissant un clin d'oeil de mon côté, il importe d'obtenir des résultats.
Il me fut évident que le Juif était le maître de la réunion. Car, sitôt qu'il eut parlé, le hourvari s'apaisa. Tous s'inclinèrent avec déférence. Et la maîtresse de la maison dit d'une voix qui se voulait solennelle: — Consultons l'oracle.
Sur quoi, le chafouin et le chauve se levèrent, allèrent prendre dans un coin un guéridon en acajou, monté sur trois pieds, et l'apportèrent au milieu du salon.
S… me dit: — C'est maintenant que vous allez voir des choses étonnantes…
— Je le souhaite, répondis-je, car jusqu'à présent je n'ai vu et surtout entendu que des bavards d'une rare incontinence.
La maîtresse de la maison, la naine et le chafouin prirent place autour du guéridon et, suivant le rite classique du spiritisme, y posèrent l'extrémité des doigts, leurs auriculaires et leurs pouces se touchant.
Les autres, enfin silencieux, faisaient le cercle autour. Je scrutai les physionomies et je constatai qu'ils étaient tous fort émus. À coup sûr, il n'y avait point, parmi eux, de mystificateurs ni de sceptiques: ils croyaient de tout leur coeur que quelque chose de sublime allait se manifester dans cette table.
L'Hébreu s'avança. Il s'efforçait de prendre un air inspiré. Mais je dois dire qu'il y réussissait fort peu: malgré tout, la bassesse de son âme transparaissait toujours sur son hideux visage. Lui seul me fit l'effet d'un charlatan qui joue un rôle.
Il traça un signe serpentin au-dessus du guéridon et proféra en scandant les mots: — Au nom du Plérôme, Esprit qui nous libéras des religions inférieures, envoie-nous, comme tu l'as déjà fait, l'Éon Hugo, celui qui reniant le Crucifié, propagea dans le monde, avec magnificence, la gloire d'Ennoïa.
Dès que j'eus entendu ce blasphème gnostique, je fis, sans m'en cacher le moins du monde, un large signe de croix et je prononçai mentalement la conjuration: In nomine Patris et Filï et Spiritus Sancti, procul recedant phantasmata.
Du reste, personne ne remarqua mon geste. Tous, béants, frémissants d'attente, se penchaient vers le guéridon, le dévorant des yeux.
Une dizaine de minutes s'écoulèrent. Un silence absolu régnait dans le salon. Les mains des trois évocateurs se crispaient sur le bois.
Tout à coup, la maîtresse de la maison dit, d'une voix étouffée: -
- L'esprit vient, je le sens…
De fait, le guéridon se souleva, en craquant et, d'un de ses pieds, frappa un coup sur le parquet (On sait que d'après une convention constante du spiritisme, un coup signifie: oui, deux coups: non. Pour les autres mots, le nombre de coups correspond au chiffre de chaque lettre de l'alphabet.)
L'assemblée ondula, en soupirant d'angoisse et de désir d'en apprendre plus long.
— Esprit, es-tu là? demanda Blumenthal.
Un coup: — Oui!
— Est-ce Hugo qui nous parle? dit la maîtresse de la maison.
Pas de réponse: le guéridon se balance en craquant de nouveau.
Blumenthal répète la question d'une voix impérieuse.
Enfin deux coups: — Non!
— Alors qui est là? s'écrie la naine d'une voix suraiguë.
Pas de réponse. Le guéridon se balance, mais ne frappe aucun coup.
— Qui est là? répète, haletante et congestionnée, la maîtresse de la maison.
Le guéridon se met à frapper un grand nombre de coups. Blumenthal compte tout haut.
Les lettres suivantes sont successivement indiquées: P — E — R -
- E…
— Père! braillent tous les assistants.
— Père, reprend S… qui trépigne et qui m'apparaît alors tout aussi toqué que les autres, mais quel père?
Et la maîtresse de la maison, soudain larmoyante: — C'est mon père, mon bon père qui est mort l'an dernier… Ah! ce n'est pas la première fois qu'il me rend visite…
Mais l'assistance ne semble pas convaincue que ce soit le père de la dame qui se trémousse dans le guéridon. L'homme chauve fait remarquer qu'il s'agit peut-être d'un Père de l'Église gnostique.
— Ce doit être Valentin, dit-il.
Blumenthal, consulté, se tient sur la réserve.
Cependant la dame s'irrite parce qu'on ne veut pas admettre son interprétation du mot fatidique.
— C'est papa! c'est papa! glapit-elle.
Sur quoi tout le monde se lève et recommence à babiller à la fois. Assourdi, mal à l'aise parmi ce tintamarre, j'étais de nouveau sur le point de gagner la porte quand un incident se produisit.
La maîtresse de la maison plaque ses mains sur le guéridon et s'écrie: — Eh bien, nous allons voir si j'ai raison ou non. Sonnez la bonne, je vous prie.
Quelqu'un obéit. La bonne vient.
La dame, hors d'elle, lui commande: — Allez chercher maman et amenez-là ici, tout de suite.
— Mais, Madame, elle dort…
— Cela ne fait rien. Réveillez-là!…
La bonne s'éclipse et la dispute recommence.
Rentre la bonne tenant sous le bras une petite vieille qui pouvait bien avoir quatre-vingts ans. Boutonnée à la hâte dans une robe de chambre à carreaux, coiffée d'un bonnet de nuit, mis de travers et qui laissait échapper quelques pauvres mèches de cheveux blanches, elle était toute ahurie de ce brusque réveil. Ses yeux vagues clignotaient et elle balbutiait des mots sans suite.
Je la pris en pitié. Je trouvais révoltant qu'on eût tiré de son lit cette déplorable aïeule pour la faire assister à ce carnaval de détraqués.
J'allais formuler — sans douceur — ma façon de penser quand, soit par un mouvement spontané, soit que la dame de la maison l'eût poussé, le guéridon s'échappa, glissa sur le parquet, l'espace de deux ou trois mètres, et vint tomber sur la vieille femme.
Celle-ci poussa un hurlement et prit une attaque de nerfs, dans les bras de la servante qui l'emporta en grommelant: — Sont-ils bêtes!… C'est pas des choses à faire, savez-vous!…
Cependant, la dame de la maison reprenait, triomphante: — Vous voyez bien que c'est papa. Qu'est-ce que je vous avais dit?
La querelle, sur cette affirmation, n'en devint que plus violente. Ce qui m'indigna particulièrement, c'est que personne ne semblait se soucier de la pauvre vieille. Je dis à S… qu'il faudrait la soigner et qu'avoir causé une pareille frayeur à une femme de cet âge, c'était abominable.
Mais il ne m'écoutait pas. Plus frénétique encore que ses voisins, il se démenait, gesticulait, en vociférant des insanités.
De ce coup, j'en avais assez. Les miasmes de démence et de diabolisme qui envahissaient de plus en plus le salon me suffoquaient. J'avais besoin d'air pur. Sans prendre congé, je sortis brusquement. D'ailleurs personne ne remarqua mon départ: ils étaient bien trop occupés à s'invectiver et à blasphémer pour faire attention à moi…
VI
C'est l'unique séance de spiritisme à laquelle j'aie assisté. Je ne tiens pas à recommencer, car j'estime qu'il est malsain de fréquenter ces milieux d'aberration où règne, en maître souverain, un esprit de malice qui, certes, prend plaisir à égarer toujours davantage ces pauvres âmes.
Les spirites comme les théosophes sont des révoltés contre la Règle unique: celle de l'Église. Enfreignant ses défenses, méprisant ses enseignements, empoisonnés d'orgueil jusqu'au tréfonds de la conscience, ils se croient en passe de devenir des dieux.
Hélas! ce ne sont point des dieux qu'ils deviendront!…
Une société en décomposition, comme la nôtre, voit se multiplier le nombre de ceux que le matérialisme écoeure. Ils cherchent éperdument une issue dans le Surnaturel. Mais comme ils refusent d'obéir à la Sagesse catholique, le Surnaturel où ils se plongent les contamine autant et plus que ne le feraient les rêveries de la science athée.
— Nous voulons l'Idéal, s'écrient-ils.
Or, comme l'a dit brutalement, mais justement, Huysmans dans En route: «Le spiritisme et la théosophie, ce sont les _goguenots _de l'Idéal…»
CHAPITRE IV DE PÈRES EN FILS
Les gens de bon sens admettent volontiers que les Bonnot, les Garnier, les Raymond Callemin dit «la Science» sont les produits obligés d'une évolution qui commença par la vogue de Rousseau et la proclamation des Droits de l'Homme, qui se continua par des crimes politiques, puis par des crimes sans épithète, qui s'achèvera, sans doute, si un Maître suscité de Dieu n'intervient, par un cataclysme social où sombrera la France.
Le sophisme primordial: l'homme naît bon, ce sont les institutions mauvaises qui le pervertissent a donné ses fruits: l'individualisme et l'irréligion. Pour les avoir savourés, depuis plus de cent ans, notre pays souffre d'une fièvre infectieuse dont les redoublements périodiques ont peu à peu empoisonné ce qu'il restait de sain dans ses organes. Il y a bien encore des apparences de lois, des simulacres de hiérarchies. En réalité, il n'y a plus qu'une cohue d'affolés, se haïssant les uns les autres, se bousculant, se meurtrissant, se massacrant au besoin pour la conquête immédiate des jouissances matérielles.
La bourgeoisie, soi-disant éclairée, qui visa le pouvoir sous la Restauration, qui depuis s'en empara, ne veut pas s'avouer ces choses. Elle a nié Dieu, sapé l'autorité, détruit la famille. Censitaire, plébiscitaire, libérale, radicale, elle a tour à tour relâché puis rompu les entraves préservatrices qui retenaient la nature humaine sur la pente d'aberration où l'entraîne sa perversité originelle. Aujourd'hui elle s'étonne d'avoir engendré les bêtes sauvages qui, récemment, se retournèrent contre elle pour la dévorer: les anarchistes.
C'est à peu près comme si les eaux croupies s'étonnaient de produire la typhoïde.
D'ailleurs, il faut remarquer que, même parmi les anarchistes, entre les assembleurs de nuées qui rêvaient une société communiste sans Dieu ni Maître et où tout le monde serait bon, vertueux, désintéressé, altruiste parmi des auges toujours pleines de victuailles, et les frénétiques qui volent et qui tuent au nom de la liberté intégrale, la transition ne fut pas immédiate.
De Kropotkine et Reclus, d'une part, à Bonnot et Garnier, d'autre part, il y eut Ravachol, Vaillant, Émile Henry et pas mal de rhéteurs plus ou moins inconscients. Je voudrais, dans les lignes qui suivent, donner un croquis de ces divers protagonistes de l'Anarchie. Je n'aurai pour cela qu'à me rappeler le temps où, Dieu ne m'ayant pas encore montré la Voie unique, je partageais leur folie.
* * * * *
Au bas de la rue Mouffetard, face à l'église Saint-Médard, une haute maison, à façade enfumée, crevassée, sordide. Un escalier obscur, dont les marches périlleuses branlent sous le pied qui s'y pose, mène à une mansarde où se rédige la _Révolte, _journal qui représente à cette époque — 1893 — quelque chose comme le moniteur de l'Anarchie.
C'est là que gîte Jean Grave, ancien cordonnier, formé aux idées libertaires par Kropotkine, puis promu rédacteur en chef du papier hebdomadaire dont la périodicité fut assurée, tant bien que mal, par des cotisations venues d'un peu partout — voire de l'Amérique du Sud.
Dans le fond de la mansarde, sous l'angle surbaissé du toit, un lit de fer aux couvertures en désordre. Près de la fenêtre étroite, à petits carreaux, une large table en bois blanc, posée sur des tréteaux et couverte de paperasses. Trois ou quatre chaises de paille. À la muraille des gravures révolutionnaires dont l'une montre, accrochés à des potences, le président Carnot, Léon XIII, le tzar et Rothschild. En monceaux poussiéreux, dans les coins, les bouillons du journal.
Jean Grave se tient assis contre la table et griffonne en charabia un article où les principes de l'Anarchie sont formulés avec rigueur et selon le pédantisme le plus cocasse.
C'est un petit homme trapu, aux épaules massives, doué d'un ventre qui se permet de bedonner. Sa tête toute ronde grisonne. Une moustache en brosse coupe sa face débonnaire. Ses yeux jaunes n'offrent qu'une expression très inoffensive sous des sourcils en broussaille.
Car Jean Grave n'est pas méchant. Il appartient à cette catégorie d'anarchistes qui se plaisent surtout à rêver l'âge d'or communiste dont ils voudraient gratifier l'humanité.
Ce qui ne l'empêche pas de rédiger des diatribes où, grisé de sophismes slaves, il préconise les chambardements les plus extrêmes.
D'ailleurs opposé à ce que les compagnons pratiquent le vol sous prétexte de «reprise individuelle» et incapable de tuer un moustique, lui eût-il piqué dix fois le nez.
C'est un contraste qu'on note assez fréquemment parmi les théoriciens de l'Anarchie: chez eux, la violence, parfois meurtrière, de la pensée s'allie à une grande douceur de moeurs. Ils écriront tranquillement: «Étripons tous les propriétaires.» Et la minute d'après, ils auront la larme à l'oeil pour un marmot qui s'est laissé choir sur le pavé glissant et qui braille…
Vis-à-vis Jean Grave, accoudé sur la table et dévorant un tome de Haeckel, le nommé Martin, ancien séminariste, aujourd'hui orateur dans les réunions ouvrières. Il est maigre, famélique, affublé d'une redingote en loques. Des yeux pleins de chassie, un nez immense qui lui encombre toute la figure.
Malgré son apostasie, Martin a gardé quelque chose de clérical dans l'allure et dans les propos.
Un jour, érigeant un index solennel, il articula devant moi, cette déclaration: — Nous sommes les Pères de l'Église anarchiste et nous en promulguons les dogmes…
Ce pourquoi il fut vivement rabroué par Jean Grave en ces termes:
As-tu fini de poser au Bon Dieu, espèce de défroqué!
Mais Martin n'en demeure pas moins convaincu qu'il est un Apôtre, un Docteur, presque un Prophète. Du reste, vivant, lui aussi, dans un songe: lorsqu'il fut arrêté en 1894 et englobé dans le procès des Trente, il ne parvenait pas à comprendre ce qu'on lui reprochait.
— Mais je n'ai rien fait, disait-il, que me veut-on?…
Il fut acquitté.
Le matin d'avril où je trouvais mes deux camarades en tête à tête comme je viens de le décrire, j'avais été convoqué par Jean Grave pour faire connaissance d'Élisée Reclus.
J'étais assez impatient de cette entrevue. D'abord j'admirais beaucoup Reclus pour cette oeuvre magistrale: _la géographie universelle _où la beauté du style met en valeur une science de premier ordre. Ensuite, le sachant libertaire, je désirais fort l'entendre parler sur la doctrine. Il me semblait que cette puissante intelligence me fournirait de nouveaux motifs de propager l'Anarchisme.
En l'attendant, notre conversation fut sans grand intérêt. Je me souviens pourtant que Grave me reprocha de donner trop de temps à la poésie. Il se croyait d'un esprit très positif, tenait, disait- il, les vers pour un bruit agréable mais vain et m'exhortait à publier des brochures en prose à l'usage des prolétaires.
— Je le ferai, dis-je, mais cela ne m'empêchera pas de versifier, car, ô Jean Grave, je chéris la Muse.
Il haussa les épaules! — Ces poètes! Tous des enfants!…
Survint un certain M…, peintre, architecte, graveur, sculpteur, raté dans tous les genres. Parce que la réalisation ne correspondait pas à ses velléités d'art, il était devenu anarchiste et il dépensait une assez jolie fortune à subventionner les compagnons. En outre, il était borgne, ce qui l'empêchait de voir la société d'un bon oeil.
À ce propos, je noterai que, comme l'ont remarqué tous ceux qui fréquentèrent les anarchistes, il y a parmi ceux-ci une forte proportion de disgraciés de la nature. Les uns clopinent sur des béquilles; d'autres sont bossus ou scrofuleux; d'autres divaguent par suite d'une cervelle atrophiée.
Ce sont ces éclopés qui montrent le plus de virulence dans la haine. Incapables de résignation, ils considèrent leurs tares comme une iniquité dont l'époque leur doit compte. Dans les réunions, ils préconisent les mesures les plus violentes.
C'est un spectacle lugubre et comique à la fois que celui de ces valétudinaires poussant à des «coups de force» qui demanderaient la vigueur d'une équipe d'athlètes.
M… ne manquait pas à cette règle. À peine entré, il parla de mixtures explosives dont il se proposait d'étudier les effets.
Je dois dire qu'il rencontrait peu d'écho dans la mansarde.
Jean Grave, perdu de chimères d'ordre spéculatif, ne suit qu'à regret les apologistes de la bombe et du poignard. Martin n'aurait pas donné une chiquenaude au propriétaire le plus implacable de Paris. Quant à moi, — je l'ai dit mais je le répète, — j'avais l'horreur du sang versé, fût-ce pour des théories dont, alors, je n'arrivais pas à percevoir les conséquences meurtrières.
L'arrivée de Reclus rompit les propos sanguinaires que tenait M… — Le célèbre géographe était un homme de petite taille, à la barbe blanche, aux yeux bleus, très profonds et très doux. Un aimable sourire entrouvrait ses lèvres sur une denture intacte malgré l'âge.
Il eut pour chacun de nous quelques mots gracieux. Quand Grave m'eut présenté, il me complimenta sur des articles publiés récemment et où j'avais exposé la doctrine.
Ensuite nous descendîmes déjeuner chez un mastroquet de la rue Mouffetard. Végétarien mitigé, Reclus mangea des oeufs sur le plat et quelques légumes; il ne but que de l'eau. Mais il ne fit nulle observation en nous voyant absorber du saucisson, du gigot saignant et du vin au litre.
La conversation effleura d'abord des sujets quelconques. Puis Grave, que préoccupait un litige avec plusieurs compagnons, dit soudain à Reclus: — Il faut que je vous demande votre avis. Vous savez que j'ai publié, dans l'avant-dernier numéro de la Révolte, un article où, à propos des cambriolages de Pini, je soutenais que, dans une société dont le dépouillement des pauvres par les riches constitue la raison d'être, les Anarchistes ne devaient pas voler, car, ce faisant, ils se conduisaient comme des bourgeois… Là-dessus, on m'a écrit des choses violentes. Certains m'ont déclaré que la reprise individuelle constituait un droit strict pour les Anarchistes et que c'était un préjugé bêta qui m'aveuglait l'esprit. D'autres m'ont fait remarquer que Pini avait employé le produit de ses cambriolages à la propagande et à venir en aide aux familles de ses camarades en prison… C'est vrai: néanmoins j'ai envie de répondre que, voulant établir le règne de la justice dans le monde, nous devons éviter l'injustice qui consiste à léser autrui, même si autrui est notre adversaire. J'ajouterais ceci: les exploiteurs de notre état social ignorent, pour la plupart, que leur domination résulte d'une iniquité sociale et, par conséquent, ils ne sont pas responsables. Je terminerai en disant: instruisons-les, apprenons leur que les hommes sont innocents, que les institutions seules sont mauvaises et que quand l'humanité se sera délivrée de ces instruments d'oppression: la religion, la propriété, le militarisme, la famille, les lois, elle pourra développer sans effort ses instincts originairement bons dans le communisme. Dites moi si vous m'approuvez.
Cet exposé sommaire, ce décalque des rêveries de Rousseau constituait bien en effet le programme des doctrinaires de l'Anarchie. Aussi ne fus-je pas étonné quand Reclus répondit: — À mon sens, vous avez raison… Non, continua-t-il — en fixant M… qui protestait à la sourdine, — l'Anarchiste ne doit ni tuer ni voler. Précurseurs d'une ère où les hommes comprendront que pour être heureux il leur importe d'éviter la violence, les Anarchistes ne rempliront leur mission que s'ils donnent l'exemple des vertus qui régiront — sans foi ni loi — la société future. Que recherchons-nous? L'équilibre entre les instincts égoïstes et les instincts altruistes. Or nous devons, dès à présent, nous efforcer de l'établir en nous et par conséquent éviter ce qui le romprait - - à savoir, le dommage causé à autrui.
Grave marqua de la satisfaction. Moi aussi, car les meurtres et les vols auxquels maints libertaires donnaient un sens de juste revendication m'étaient des cauchemars qui troublaient mon beau rêve d'âge d'or dans le paradis terrestre de l'Anarchie.
Martin extatique murmura: — Aimons-nous les uns les autres!…
Pour M…, admirateur forcé de Ravachol et de Vaillant, il aurait volontiers protesté. Mais la déférence que lui inspirait, malgré tout, Reclus le retint.
Il n'y eut plus d'échangé que des phrases insignifiantes. Puis l'on se sépara. Depuis je n'ai revu Élisée Reclus qu'une seule fois, pendant quelques minutes à Bourg-la-Reine où il habitait. Il m'avait prié de venir pour me charger d'une commission charitable qui n'avait rien à voir avec l'Anarchie…
J'ai tenu à rapporter intégralement cette conversation. Elle marque, je crois, un certain écart entre la génération des Reclus et des Kropotkine et celle des Carrouy, des Callemin et des Bonnot. Comment expliquer que les conceptions idylliques et humanitaires des premiers aient motivé les horreurs où se complurent les seconds?
C'est ce que je vais essayer de montrer, en examinant d'abord, pour cela la génération intermédiaire.
* * * * *
Il n'est pas d'anarchiste qui ne se peigne fortement, au-dedans de soi, la société future telle qu'il l'imagine. Il la voit toute belle, toute pastorale, toute paisible dans une lumière douce qui pénètre jusqu'aux derniers replis de son âme. Il s'hallucine à la considérer; durant qu'il la possède par le rêve, il oublie la réalité présente.
Or dès qu'il revient à lui, cette réalité l'assaille avec d'autant plus de violence qu'il en avait perdu tout à fait la notion. Il voit les hommes tels qu'ils sont le plus souvent: durs, perfides, égoïstes, presque toujours occupés à se nuire les uns aux autres. Il voit la souffrance tenailler l'univers. Comme il ne croit pas, il ne peut admettre que cette loi de la douleur soit inéluctable et voulue de Dieu pour notre rachat. Le contraste entre le songe enchanté où il se plongeait et cette guerre incessante, cette lutte de tous les instants que constitue la vie vraie lui devient trop douloureux, — si poignant que son esprit s'égare et que son attendrissement se tourne en fureur.
Ajoutez l'immense orgueil qui possède tous les anarchistes. Imbus, pour la plupart, encore aujourd'hui, des théories surannées de l'évolution et du déterminisme, ils se considèrent comme les représentants les plus avancés, les plus complets de l'humanité en marche vers son perfectionnement.
Il se fait dans leur tête un étrange amalgame où les hypothèses de Darwin et les assertions frauduleuses de Haeckel se marient aux sophismes hégéliens de Bakounine et aux aphorismes de la Morale sans obligation ni sanction de Guyau. Ces théories deviennent pour eux une sorte de Credo. Comme beaucoup sont des autodidactes qui se bourrèrent de lectures abstraites, sans méthode, sans préparation ni direction, on imagine à quel point leur intelligence se fausse. Persuadés alors qu'ils détiennent la vérité absolue, imbus de science matérialiste jusqu'à la folie, ils en arrivent donc à se concevoir comme des êtres supérieurs ayant pour mission non de réformer mais de détruire. Et ils s'acharnent à saper les barrières que la société multiplia, par instinct de conservation et pour se garder de ses propres écarts. Ils les considèrent comme des obstacles à ce qu'ils nomment «l'expansion intégrale de l'individu»; ils éprouvent une volupté intense à se croire des types d'humanité affranchie des préjugés qui entravent la marche du fétiche progrès.
L'un d'eux me disait: — Nos idées étant les plus récentes produites par l'évolution sont, par conséquent, les plus justes. C'est pourquoi elles doivent triompher.
Qu'il est représentatif aussi de l'état d'âme anarchiste, ce Raymond Callemin dit la Science qui, entre deux meurtres ou deux cambriolages, ne cessait de ressasser d'un ton impérieux et comme des axiomes irréfutables, les racontars hâtifs qu'il avait puisés dans les manuels de vulgarisation dont il faisait sa pâture quotidienne!
La raison de l'énergie stupéfiante que déploient la plupart des criminels anarchistes réside là: chimériques, ils gardent la vision permanente de l'idylle communiste qu'ils tiennent pour l'aboutissement paradisiaque de l'évolution humaine. Comme la réalité ne correspond pas à ce rêve, ils tentent de la supprimer dans la mesure de leurs moyens. Enfin l'orgueil, qui régit toutes leurs pensées et tous leurs actes, leur persuade qu'ils sont les héros précurseurs de la félicité future.
Reclus, Kropotkine, hommes d'étude et de réflexion, demeurèrent des théoriciens. On a vu que le premier réprouvait la violence. S'il était imbu de l'illusion du progrès, il n'attendait que de la persuasion le triomphe des idées. Je ne serais pas loin d'admettre qu'à part soi, il éprouvait une certaine épouvante à constater la façon dont certains de ses disciples les mettaient en oeuvre, s'en réclamaient pour jeter des bombes et donner des coups de poignard.
Ceci démontre le danger de la doctrine anarchiste: à peine formulée par des savants authentiques puis répandue par des publications comme la _Révolte, le Libertaire, les Temps nouveaux _et une multitude de brochures à un sou, elle se manifesta par des atrocités.
«Sois mon frère ou je te tue», cette raillerie acérée que Rivarol décocha aux philanthropes à la Rousseau qui firent la Terreur, devint la devise de l'Anarchie.
Ainsi naquirent les Vaillant, les Émile Henry, les Caserio.
Toutefois il y a entre ces assassins et les bandits comme Bonnot et Garnier une différence capitale. Les premiers demeuraient de sombres idéalistes qui, tenant leurs attentats pour des «leçons de chose» données aux prolétaires, afin de les orienter vers la révolution sociale, n'eurent jamais la pensée d'en tirer un profit personnel.
Pleins d'un désintéressement farouche, ils croyaient travailler pour l'avenir — et rien de plus.
Les seconds, il semble bien qu'ils tuèrent et volèrent pour s'assurer des jouissances immédiates.
En résumé, les théoriciens disaient: — l'humanité pourrait être heureuse par l'Anarchie. Leurs disciples immédiats tirèrent cette déduction: — l'humanité future sera heureuse par l'Anarchie et nous travaillerons à son bonheur en frappant la société actuelle. Les Garnier et Bonnot conclurent: — Oui, frappons la société mais pour nous rendre d'abord heureux nous-mêmes en nous appliquant le butin que nous ferons sur elle.
En une trentaine d'années, on alla des utopistes aux bandits.
Ah! cette recherche enragée d'un bonheur qui, même partiellement réalisé, ne peut être que transitoire, c'est elle qui cause la plus grande partie des égarements où la pauvre âme humaine tourbillonne, semblable à une feuille de novembre fouaillée par la bise!…
«Ici-bas, disait Balzac, il n'y a de complet que le malheur.» Mais les hommes ne veulent pas admettre cette vérité. Les plus aberrés d'entre eux poursuivent férocement ce bonheur qui les fuit. Niant Dieu, ils en viennent à verser le sang; et alors qu'ils croyaient propager la vie, ils instaurent le culte de la mort…
* * * * *
Parmi ces âmes tragiques, l'une des plus étranges fut celle d'Émile Henry. J'ai jadis rencontré, une fois ou deux, cet adolescent funèbre aux bureaux du journal l'En-Dehors qui eut son heure de vogue dans les milieux libertaires.
Le directeur était un certain Charles G…, qui avait pris le bizarre pseudonyme de Zo d'Axa. Né d'une famille de bourgeoisie aisée que ses incartades consternaient, ce n'était, à proprement parler, ni un théoricien ni même un révolutionnaire de conviction, mais un fantaisiste qui éprouvait à souffler la révolte le même plaisir qu'un gamin des rues ressent à tirer des sonnettes et à casser des réverbères. Très lettré, doué d'un style mordant, il publiait des articles brefs où les gens du pouvoir et la magistrature recevaient force nasardes, chiquenaudes et croquignoles. Il tenait les bénéficiaires du régime pour des pantins inesthétiques qu'un homme de goût ne pouvait prendre au sérieux. Les larder de prestes épigrammes lui semblait un devoir strict auquel il s'en fut voulu de se dérober.
Avec cela portant beau, juponnier, promenant dans Paris son insolence à l'égard des mufles comme un panache et tirant l'épée pour un oui ou pour un non. — Il est peut-être allé trente fois sur le terrain.
Clemenceau, qui garde un penchant plus ou moins avoué pour tous les êtres de désordre, le surnomma, dans un article élogieux, «le mousquetaire de l'anarchie». L'appellation était assez exacte.
Les manifestations anarchistes lui parurent d'excellentes plaisanteries parce qu'elles semaient l'épouvante chez les propriétaires et les rentiers. Sa prédilection se portait particulièrement sur les bombes jetées par Ravachol. Aussi quand le bandit fut arrêté par les soins du garçon de café Lhérot, Zo d'Axa s'acharna sur les magistrats chargés de requérir contre lui: M. Cruppi et M. Quesnay de Beaurepaire furent spécialement bafoués.
Comme il fallait s'y attendre, les condamnations plurent sur le pamphlétaire. Or il ne souciait pas du tout d'aller en prison.
Dépistant la police, lancée à ses trousses, il gagne Londres. Mais comme il ne parle pas l'anglais, il s'y ennuie. Et il s'y ennuie d'autant plus que les compagnons réfugiés là-bas l'assomment par leurs querelles intestines, leur pédantisme et leur manque d'humour.
Il s'embarque pour la Hollande. À Rotterdam il trouve un chaland qui se préparait à remonter le Rhin jusqu'à Spire. Il persuade aux mariniers de le prendre avec eux. Et pendant une quinzaine de jours, il goûte le plaisir d'admirer de beaux paysages, nonchalamment étendu sur une bâche.
De Spire, il gagne à pied la Forêt Noire puis la Suisse qu'il traverse en largeur. Il franchit les Alpes et arrive à Milan où il se propose de séjourner quelques semaines. Mais la police italienne se renseigne sur son compte et, très ombrageuse quant aux anarchistes, l'arrête. Il est question de le livrer aux autorités françaises. Mais il proteste, se démène, parvient à établir sa qualité de condamné politique. C'est bien: il ne sera pas rendu à la France mais, comme on le juge indésirable, expulsé sur l'heure. On lui met les menottes et deux carabiniers le conduisent à la frontière autrichienne.
De là, il file sur Trieste. Flânant au quai du port, il avise un paquebot en partance pour le Pirée.
Tiens, se dit-il, si j'allais en Grèce!
Aussitôt fait que projeté. Il loue une cabine et se réjouit à la pensée de se réciter du Sophocle sur les lieux même où le poète conçut ses drames.
Une tempête formidable assaille le navire à la sortie de l'Adriatique. Le vaisseau, cependant, tint bon et Zo d'Axa en est quitte pour un ample mal de mer.
Au débarqué, il s'aperçoit qu'il ne lui reste presque plus d'argent. Il écrit une lettre pathétique à sa famille, supplie qu'on lui adresse quelques fonds poste restante, et, en attendant la réponse, gagne Athènes d'un pied léger.
Là, comme il veut ménager ses derniers sous, et que la température est douce, il escalade l'Acropole et s'installe, pour passer les nuits, dans les ruines du Parthénon. Il se nourrit de pain, de figues et de pastèques arrosés d'eau claire et de quelque raki. Il se lie avec des officiers hellènes que sa verve émerveille et ahurit tour à tour.
L'argent arrive. Comme l'Attique n'a plus d'attraits pour Zo d'Axa, il prend le bateau pour Constantinople. Dans cette ville disparate il badaude au hasard, allant çà et là où le vent le pousse. Un jour il se faufile, sans savoir, dans des fortifications dont l'entrée est interdite au public. Un factionnaire lui enjoint de rétrograder. Il ne comprend pas l'injonction et poursuit sa promenade. Sur quoi, cri d'alarme, coup de fusil, vingt soldats, jaillis d'un poste voisin, à sa poursuite. Il se sauve éperdument et parvient à se dérober. Mais craignant les suites, et sachant la police hamidienne peu tendre aux révolutionnaires, il gagne, de nuit, la Corne d'Or et fait marcher un caboteur italien qui, de Smyrne à Rhodes, de Rhodes à Beyrouth, le mène à Jaffa où il reprend terre.
Or les Ottomans avaient découvert son exode et, s'étant renseignés à Paris, invitèrent le consul de France à l'arrêter, en vertu des Capitulations, dès qu'il débarquerait.
C'est ce qui arrive. À peine sur le quai de Jaffa, il est empoigné par les _chaouchs _du consulat, interrogé sommairement par le consul puis enfermé dans une chambre, au rez-de-chaussée, qui ne contient qu'un lit de fer sans sommier ni matelas. Une lucarne exiguë l'éclaire.
La nuit vient. Zo d'Axa ne rêve que d'évasion. Il se hisse jusqu'à la lucarne, dans l'intention de se faufiler dehors. Hélas, elle est trop étroite pour qu'il passe. Alors il redescend, démantibule le lit et, s'armant d'une tringle qui formait l'un des montants, il travaille à élargir l'ouverture. La besogne est malaisée car il lui faut s'efforcer de faire le moins de bruit possible pour ne pas donner l'alarme à ses gardiens. Enfin, au petit jour, le trou est percé. Le prisonnier saute dehors et s'enfuit sur la route de Jérusalem.
Mais il a été aperçu. Les chaouchs se mettent, en hurlant, à sa poursuite. Comme il a quelque avance, il espère les dépister. Avisant une sorte de bazar sur le bord de la route, il s'y précipite et supplie le propriétaire de le cacher. Celui-ci — un Juif clignotant et crasseux — l'examine un bon moment puis lui demande: — Vous avoir de l'argent?
Zo d'Axa n'en a point. Au moment de son arrestation, on lui a enlevé tout ce qu'il portait sur lui.
Sur sa réponse négative, l'Israélite le pousse dehors. Les chaouchs surviennent, empoignent l'évadé, le garrottent et le reconduisent, en triomphe, au consulat. Il y attend neuf jours l'arrivée du bateau qui doit le ramener en France.
Le paquebot en rade, il est transporté à bord et enchaîné sur le pont. Au bout de quarante-huit heures, le capitaine, qui l'a interrogé et que ses dires spirituels et goguenards séduisent, ne le jugeant guère dangereux, lui fait donner sa parole de ne pas tenter d'évasion aux escales et lui enlève ses chaînes.
Au débarcadère, à Marseille, deux agents de la sûreté attendent Zo d'Axa, lui repassent les menottes et le conduisent à Paris. Il est enfermé à Sainte-Pélagie où il liquide les mois de prison auxquels il fut condamné.
Après sa sortie, l'existence lui devint difficile. Une tentative pour recommencer l_'En-Dehors_ ne réussit pas. Il végétait, quand à l'époque de l'insurrection des Boxers, il parvint à se faire envoyer en Chine pour le compte d'un journal illustré.
Depuis, on n'eut aucune nouvelle de lui. Est-il mort? Est-il devenu l'oracle de quelque tribu mongole qu'il convertit à l'anarchie? Il y a là un mystère qui n'a jamais été éclairci…
On trouve chez les anarchistes pas mal de ces aventuriers sans grande conviction et qui travaillent à la révolution sociale simplement parce que le régime les agace et parce que, d'âme inquiète et vagabonde, ils sont incapables de s'enraciner ou de s'encadrer.
Zo d'Axa représente à merveille ces réfractaires par tempérament. C'est pourquoi j'ai cru intéressant de donner un croquis de son odyssée.
* * * * *
Il venait beaucoup de monde à l'En-Dehors: c'était une sorte de tour de Babel où des nihilistes russes se coudoyaient avec des sans-travail, des fruits secs de l'Université, des syndicalistes, où maints snobs de la bourgeoisie riche fraternisaient avec maints poètes férus de symbolisme.
Comme le journal avait une réelle tenue littéraire, des écrivains, qui depuis ne se montrèrent nullement subversifs, y collaboraient. Je me souviens, entre autres, d'un article antimilitariste signé d'un académicien récent qui ne serait peut-être pas enchanté si l'on republiait ce péché de jeunesse.
Émile Henry fréquentait donc, ainsi que beaucoup d'autres, l' l_'En-Dehors_. Je crois même que, comme il était la plupart du temps sans domicile, Zo d'Axa le laissait coucher sur des tas de journaux.
L'assassin était de petite taille; il avait les épaules étroites, les membres frêles; la peau lui collait sur les os. Sa figure longue, au teint bilieux, se trouait de deux prunelles ardentes et sombres qui, sous des sourcils froncés, exprimaient une mélancolie farouche. Une barbe rare et mal plantée lui frisottait aux joues.
Il se tenait, d'habitude, assis dans un coin, sans jamais prendre part à la conversation. Tandis que fusaient, autour de lui, les paradoxes, les tirades ampoulées, les propositions saugrenues, il se tenait immobile, les bras croisés, promenant de l'un à l'autre des regards vindicatifs. Je ne lui ai vu manifester quelque sentiment que lorsque tel des interlocuteurs réprouvait «la propagande par le fait» (On sait que cet euphémisme anarchiste signifie l'assassinat. De même, le vol, c'est «la reprise individuelle»).
Alors il haussait violemment les épaules, ses yeux flambaient et il marmottait entre ses dents: — Imbécile, couard, graine de bourgeois!…
Si on lui adressait la parole, il répondait par monosyllabes, semblait gêné, rompait tout de suite le propos en s'esquivant.
Sa destinée fut particulièrement malchanceuse. Il était le fils de Fortuné Henry, membre du Comité central, colonel de fédérés sous la Commune, fusillé, je crois, dans la cour de la caserne Lobau, lorsque les troupes du maréchal de Mac Mahon reprirent Paris.
L'idée de venger son père le domina dès son enfance, quoique sa mère, personne fort douce et peu révolutionnaire, essayât pour l'apaiser. À l'instigation de cette brave femme, qui employait ses dernières ressources à lui faire faire des études complètes, il prépara, cependant, l'examen de Polytechnique. Fort intelligent, très laborieux, il avait bien des chances d'être admis.
Or il échoua faute de quelques points. À la maison, c'était la misère. Il s'aigrit, se révolta, refusa les emplois proposés par des amis de son père qui s'intéressaient à lui et se jeta furieusement dans l'Anarchie.
Comment vécut-il pendant plusieurs années? On n'en sait trop rien. Il fut l'une de ces mille épaves que l'océan parisien ballotte et qui presque toujours finissent par mourir d'épuisement dans un hôpital ou à l'infirmerie d'une prison.
C'était un concentré, une de ces âmes taciturnes que leur répugnance à s'épancher voue, presque fatalement, à l'idée fixe.
Et l'idée fixe chez lui fut de punir la société qui l'avait lésé, pensait-il, en supprimant son père puis en lui refusant la place dont son orgueil le jugeait digne. Pour la châtier, il décida de frapper les premiers venus, car, a-t-il dit devant les Assises, il n'y a pas d'innocents: ce sont tous ces résignés, tous ces endormis formant le plus grand nombre qui perpétuent le règne de l'injustice.
On sait comment il réalisa son épouvantable rêve. D'abord, il tenta de pénétrer, muni d'une bombe, un soir d'abonnement, dans la salle de l'Opéra. Comme il était en guenilles, on lui refusa l'entrée. Alors il gagna le café de l'Hôtel Terminus, s'assit devant un bock, et tandis que les consommateurs fort nombreux écoutaient l'orchestre, il lança l'engin au milieu de la salle. Des hommes, des femmes, des enfants furent tués ou grièvement blessés.
Comme presque tous les assassins nourris de la doctrine anarchiste, Émile Henry était un solitaire. Il n'avait confié son odieux projet à personne. Le feu de haine qui le dévorait ne se manifesta au dehors que par quelques phrases sanguinaires. Mais les bavards et les scribes puérils de l' l_'En-Dehors_, le tenant pour un timide, ne l'auraient jamais cru capable d'un acte de violence. Aussi furent-ils stupéfaits en apprenant l'attentat du Terminus.
C'est ce silence, même à l'égard des compagnons, qui caractérise également l'assassin du président Carnot: Caserio. On sait qu'à Cette, où il fut garçon boulanger, les groupes libertaires ne le connaissaient pas. Il vivait à l'écart, muré dans son rêve homicide, s'empoisonnant le cerveau des livres et des brochures où les théoriciens de l'Anarchie divaguent avec prodigalité (_La lecture de Victor Hugo fut aussi pour quelque chose dans la genèse de son crime. On sait qu'il se plaisait surtout aux Châtiments et qu'il avait appris par coeur le poème où le grand maître du romantisme pousse à l'assassinat de Napoléon III. Le vers: Tu peux tuer cet homme avec tranquillité fut particulièrement goûté de Caserio)._
En ce temps-là, il n'y eut jamais complot entre les Anarchistes pour préparer des attentats. C'est ce que prouva, d'une façon irréfutable, le fiasco du procès des Trente. Les libertaires n'étaient pas sans savoir que la police entretenait parmi eux un certain nombre de mouchards et d'agents provocateurs. C'est pourquoi ils évitaient toute entente pour une action commune, de crainte de trahison.
Il n'y eut, à ma connaissance, qu'une exception à cette réserve.
Je ne dirai pas laquelle…
Mais le péril social n'est-il pas pire quand on songe que des âmes, plongées dans les ténèbres de l'orgueil et saturées de rêveries meurtrières, se tiennent à l'écart, en aiguisant leur couteau, en chargeant leur bombe, jusqu'à la minute où l'esprit de destruction qui les tourmente, les jette à travers le monde pour semer le deuil et la désolation?
* * * * *
Il y a pourtant une différence capitale entre ces possédés qui croyaient, par leurs actes, avancer le triomphe de l'Anarchie et les scélérats du genre Bonnot. Ces derniers, malgré quelques déclarations révolutionnaires, apparaissent surtout comme des jouisseurs enclins à se procurer, par le meurtre et le vol, les moyens de godailler. La doctrine anarchiste ne leur fut, semble-t- il, qu'un prétexte pour justifier la satisfaction de leurs appétits. Rompant tout lien moral, elle leur enseigna surtout que leurs instincts étant bons, ils pouvaient leur obéir sans scrupule.
Bonnot, pourvu de rentes, eût peut-être été un bourgeois comme il y en a tant: engraissé par l'usure ou les fraudes commerciales, sournoisement hostile à l'église, dur aux pauvres et submergé d'égoïsme glacial jusque par-dessus la tête.
En résumé, l'on peut dire que l'Anarchie constitue la manifestation la plus évidente d'un mal qui contamine la société tout entière. Du jour où sous l'influence du fou genevois Rousseau, la Révolution décréta que les hommes naissaient libres, étaient égaux en droits et bons par nature, le désordre régna en France puis dans tout l'univers. L'individualisme fit de nous un peuple en poussière, un troupeau d'agités qui cherchèrent en vain à donner une forme stable aux pseudo institutions qu'ils pensaient tirer de ces prémisses insensées. Le matérialisme, préconisé par les cent bouches d'une science qui se croit infaillible, acheva d'égarer les âmes.
Dieu voudra-t-il nous tirer du marécage où nous nous enlisons de plus en plus?
Peut-être. — Mais si nous sommes ramenés au pied de la Croix salutaire, ce sera par des catastrophes et des souffrances au regard desquelles tous les maux que nous avons subis par notre faute, depuis plus d'un siècle, n'auront été, suivant le mot de Montaigne, que verdures et pastourelles.
CHAPITRE V UNE SUPERSTITION
Une superstition! il semble bien que ce soit le terme convenable pour désigner cette croyance, chère à tant de démocrates, qu'en encombrant les cervelles d'une foule de notions historiques, scientifiques et littéraires, on améliore l'humanité. Comme je l'ai rappelé, c'était là une des marottes de Victor Hugo. C'est également celle qu'agitent le plus volontiers nombre d'universitaires à qui l'habitude de vivre dans l'abstraction fit perdre le sens du réel.
Après la guerre de 1870, des gens nous disaient avec un grand sérieux: «C'est le maître d'école allemand qui a préparé les victoires de nos ennemis; imitons les, répandons à flots l'instruction et nous reprendrons l'Alsace-Lorraine.
Un demi-siècle a passé; on a établi l'instruction obligatoire; les intelligences prolétaires et paysannes ont été triturées par de zélés pédagogues. Résultat: non seulement nous n'avons pas reconquis les provinces perdues, mais la diffusion des lumières n'a point modifié la mentalité du grand nombre. Chez beaucoup, rien de persista de l'instruction reçue à l'école. Pour preuve, l'examen que l'on impose aux recrues à leur entrée dans les régiments. On a publié plusieurs de ces interrogatoires et l'on sait quelles réponses extraordinaires y furent faites. Neuf sur dix ignorent les faits les plus importants de l'histoire contemporaine. Quant à la géographie, quant à la morale, même quant à l'orthographe, — néant. Les enseignements des livres et des maîtres avaient traversé ces têtes comme l'eau traverse les mailles d'un crible en n'y laissant qu'un résidu de vocables dénués de sens.
Quelques uns ont retenu un peu davantage. Mais comme on leur inculqua que jusqu'à la fin du dix-huitième siècle, la France tâtonnait dans les ténèbres et gémissait, affreusement misérable, sous l'oppression des rois et du clergé, comme on leur affirma que la Révolution les avaient émancipés, ils en ont conclu qu'étant des hommes libres, ils ne devaient tolérer aucun joug; et ils ont couru au socialisme révolutionnaire comme le fer court à l'aimant.
N'y a-t-il point là une démonstration évidente de cette banqueroute de la science qui, parce qu'il la constatait, manqua de faire lapider Brunetière par la postérité des Jacobins?
* * * * *
Il y a quelques temps, je pensais à ces choses et je ne pouvais m'empêcher de sourire en me remémorant une chanson de café concert en vogue vers 1875 et qui avait pour refrain ce distique:
Un peuple est fort quand il sait lire, Quand il sait lire, un peuple est grand!…
Eh bien, me dis-je, maintenant le peuple français sait lire — ou à peu près. Est-il devenu plus fort? Non, car il se traîne, comme un faible bétail, sous la houlette suspecte des parlementaires qui le dupent.
Est-il devenu grand? Non, car une nation n'est point grande quand elle abandonne l'ambition de s'affirmer la première de toutes, sous prétexte d'humanitairerie. Ce qui semble bien être notre cas.
Sur ces entrefaites, je découvris, dans une boîte de bouquiniste, la brochure d'un petit drame de M. Eugène Manuel intitulé: Les Ouvriers.
Ah! je vous certifie que ces vers n'avaient rien de commun avec les peintures brutales du naturalisme. Les ouvriers, dont ils narrent les faits et gestes, sont des êtres vertueux et sentimentaux; et les discours prolixes où ils se dépensent sont amènes et pleins d'atticisme; leurs actes édifieraient les moralistes les plus ombrageux. C'est doux, c'est idyllique, cela fait penser à des chromos enluminés de rose et de bleu d'après Florian. — Seulement je crois que les gars de Charonne et de la Villette ne s'y reconnaîtraient guère.
Et savez-vous pourquoi les ouvriers, tels que les imagina M. Manuel, sont si bons et si touchants? C'est parce qu'ils savent lire. La conclusion du drame paraît être, en effet, celle-ci: prenez une brute, un fainéant, un saboteur, un partisan de la chaussette à clous et de la machine à bosseler, apprenez-lui l'alphabet: aussitôt, il deviendra le modèle de toutes les perfections.
Au surplus, voyons le sujet du drame. Marcel, ouvrier graveur, intellectuel et tout débordant de sentiments généreux, interrogé par son patron, explique comment il acquit tant de mérites. Et voici la façon dont il s'exprime:
Je dessine chez moi, je vais dans les musées, Je suis les cours publics; il s'en fait à foison! J'apprends tant bien que mal à forger ma raison.
À quoi sert d'habiter une pareille ville Si c'est pour y moisir comme une âme servile? Ma mère en nos longs soirs d'entretiens sérieux, Des choses de l'esprit m'a rendu curieux.
Puis on veut être utile, étant célibataire: J'ai des Sociétés dont je suis secrétaire…
Ainsi ce cher garçon — qui sait lire — formé par une mère — qui savait lire — estime que pour un célibataire l'idéal c'est le secrétariat de plusieurs sociétés. Quelles sociétés? On ne nous le dit pas. Mais étant donné le ton général de l'oeuvre, ce doivent être des groupes d'enseignement mutuel. À moins qu'il ne s'agisse de quelqu'une de ces Universités populaires où d'effarants utopistes s'efforçaient jadis d'éduquer le peuple par le culte de la Beauté. Pour obtenir ce résultat, ils donnaient, rue Mouffetard ou avenue de Saint-Ouen, des conférences sur l'esthétique de Vinci et sur la prosodie de Baudelaire. On devine combien les cordonniers, les mécaniciens, les maçons qui assistaient à ces réunions devaient être intéressés et quels progrès gigantesques ils firent dans le chemin de la vertu!
Il y a encore autre chose dans la dernière phrase de cette tirade. À la manière dont elle est construite, on dirait que M. Manuel estime qu'il faut réserver les secrétariats de sociétés à des célibataires — et sans doute la présidence à des hommes mariés. À moins que le poète — cela semble ressortir aussi de l'inversion - - n'ait voulu signifier que, seuls, les célibataires sont utiles à leurs frères d'humanité. L'assertion serait bizarre pour ne pas dire plus.
Poursuivons. L'interlocuteur de Marcel, tout ahuri de ces déclarations péremptoires, lui demande comment il en est venu là.
Et le graveur lui répond lyriquement:
… j'ai lu! Les mauvais et les bons, tous les livres! Le pire Est encore un esprit qui parle et qui respire. La vérité d'ailleurs possède un tel pouvoir Que pour la reconnaître il suffit de la voir! …
Pas possible! Ainsi les mauvais livres peuvent faire autant de bien que les bons? Quant à cette affirmation du pouvoir souverain de la vérité, elle déconcerte car un expérience archi-séculaire nous prouve que les hommes se laissent beaucoup plus souvent séduire par le mensonge et l'illusion que par le vrai, celui-ci fût-il aveuglant de clarté. Néanmoins il faudrait admettre avec M. Manuel: 1° qu'il est aussi sain de lire des pornographies écrites en mauvais français que des traités de morale rédigés en un style attrayant; 2° que la vérité — laquelle? religieuse? sociale? scientifique? il ne le dit pas — s'impose à tous, sans effort, dès qu'elle se révèle.
Je crains que M. Manuel ne soit un de ces optimistes quand même qui, persuadés, eux aussi, que l'homme naît bon, s'aveuglent, de parti pris, pour ne pas voir les défauts et les vices de notre pauvre nature…
Le nommé Marcel continue:
Aux livres je dois tout; j'en ai là, sur ma planche, Qui me font sans ennui passer tout mon dimanche! Avec eux j'ai senti mon âme s'assainir; Ils m'ont donné la foi que j'ai dans l'avenir;
Ma mère me l'a dit: l'ignorance est brutale, Elle imprime au visage une marque fatale! Au mal comme au carcan l'ignorant est rivé; Mais quiconque sait lire est un homme sauvé.
On voudrait bien connaître le catalogue de cette bibliothèque qui produit tant de merveilles. M. Manuel ne nous le donne pas: c'est une lacune.
Ensuite cette mère ne porte-t-elle pas un jugement précipité en inculquant à son fils que l'ignorance marque d'un sceau farouche le visage des illettrés?
J'ai connu naguère un vieux cultivateur qui ne savait ni A ni B. Ce n'en était pas moins un fort brave homme, incapable de nuire au prochain et ne portant nul signe néfaste sur le front.
Quand à l'assertion qu'un homme qui sait lire est sauvé, elle est, pour le moins… audacieuse.
Citant ces vers, M. Jules Lemaître écrit avec raison: «Il m'est tout à fait impossible de souscrire à des maximes aussi imprudemment confiantes… Les livres nous apprennent toutes les façons dont l'univers s'est reflété dans l'esprit des hommes; mais ils ne nous apportent la solution de rien. S'il s'agit de morale (et c'est, en effet, ici et ailleurs, la grande préoccupation de M. Manuel), il me paraît inutile, sinon dangereux, de connaître les innombrables et contradictoires explications que d'autres hommes ont données du monde et de la vie humaine. J'ai beaucoup vécu avec les simples et les ignorants. Et certes quelques uns n'étaient que des brutes, quelquefois méchantes. Mais ceux qui étaient bons l'étaient divinement. Et ils étaient ainsi en vertu d'une conception de l'univers extrêmement rudimentaire mais ferme et assurée, et que tout autre livre que le catéchisme et l'Évangile n'aurait pu qu'obscurcir et altérer. Car les livres ne sont pas la vérité. Ils sont la recherche, ils sont la critique. Ce qu'ils semblent parfois nous apporter de bonté, nous l'avions en nous. J'ai constaté par des expériences répétées que les paysans munis de certificats d'études ne valaient pas leurs pères «illettrés», pour parler comme les statistiques… Un ouvrier comme Marcel, qui va au hasard, qui ne comprend pas tout et qui n'a pas le temps de faire le tour des livres, j'ai grand'peur que pour peu qu'il sorte de Jules Verne et du _Magasin pittoresque, _l'abus de la lecture ne lui soit un danger. Car que la vérité possède un tel pouvoir qu'il suffise de la voir pour la reconnaître, rien n'est moins sûr, hélas! Je sais trop bien ce que Marcel doit lire de préférence. Et si encore il n'y avait que les livres. Mais il y a les journaux. Je connais les votes de Marcel, ouvrier de Paris, et je vois qu'ils sont absurdes, bien qu'ils partent peut-être d'un sentiment généreux. Ce que Marcel a puisé dans ses livres, c'est d'abord l'horreur des traditions et des disciplines héritées. Puis ce sont des idées générales que leur simplicité théorique lui fait croire aisément réalisables. C'est l'oubli de l'infinie complexité des choses et des dures et inéluctables conditions où se développe la vie sociale. C'est à la fois une humanitairerie idyllique et intolérante. Marcel, ouvrier graveur, et qui a lu, doit être plein de chimères et farouche, violent même, pour les défendre. Il peut, avec cela, être le meilleur garçon du monde, le plus honnête, le plus désintéressé. Mais j'ai grand'peine à croire à la sagesse impeccable que M. Manuel lui attribue…»
On ne saurait mieux dire.
Continuons l'exposé du drame. Marcel, ayant prêché son patron, aligne sur sa table des pots de fleurs et des bouquets. Car c'est la fête de sa mère — qui sait lire, qui lui donna le goût de la lecture. — Ce pourquoi il l'appelle «la sainte».
Oh! ce n'est pas qu'elle aille à la messe ni qu'elle prie. M. Manuel — qui est, je crois, israélite, ne préconise point la pratique religieuse. Non cette mère fut et demeure une lectrice intrépide, ce qui fait qu'elle possède toutes les vertus. Que la recette est donc commode: voici une femme du peuple; vous l'écartez de l'Église, puis vous lui faites lire les volumes de trente-deux bibliothèques municipales. Résultat: une sainte.
Survient la fiancée de Marcel. C'est une vertueuse ouvrière — puisqu'elle sait lire — qui nourrit de son travail son petit frère et sa petite soeur. Son patron, un monsieur Morin, qui a été son bienfaiteur, doit venir, le jour même, voir la mère de Marcel afin de conclure le mariage.
Les deux amoureux échangent des propos anodins que résume ce dire de Marcel:
La beauté de la femme est l'oeuvre du mari.
Le vers est un peu obscur. Mais je suppose que Marcel veut assurer à Hélène qu'il ne lui déformera pas le visage à coups de poings comme le ferait peut-être un ouvrier qui n'aurait pas appris à lire.
Hélène se retire. Puis rentre la maman toute troublée. Elle confie à son fils un secret qu'elle lui avait caché jusqu'alors. Elle n'est pas veuve, comme il le croyait. Son mari l'a quittée, il y a vingt ans. Mais elle ne veut pas dire le motif de cet abandon. Or elle vient de rencontrer dans la rue un homme qui lui ressemble. Si c'était lui!
Justement le voilà qui entre, ce personnage mystérieux. — C'est M. Morin, le patron d'Hélène… et c'est aussi le mari de «la sainte». Reconnaissance mutuelle, explications, exclamations, bref une de ces scènes lacrymatoires comme il s'en confectionne à l'usage des drames pédagogiques.
Morin s'accuse et se repent. Il fut jadis un ivrogne fieffé. Un soir, dans un accès de rage alcoolique, il a frappé Jeanne de deux coups de couteau puis a pris la fuite.
Pourquoi donc a-t-il voulu assassiner sa femme et pourquoi aussi fréquentait-il les mastroquets?
Parce qu'il ne savait pas lire. — C'est lui-même qui nous l'apprend:
Je n'ai jamais connu le chemin de l'école!
L'école laïque, bien entendu. Car d'école congréganiste il ne saurait être question. M. Manuel la tient probablement pour pire que le comptoir des marchands de vins.
Mme Morin guérit de ses blessures à l'hôpital. Héroïque — elle a lu tant de livres! — elle résista aux suggestions de la misère, trouva du travail, éleva son fils dans l'amour des abécédaires, puis des manuels de vulgarisation, et fit de lui le secrétaire de sociétés vertueuses que nous savons.
Quant à Morin, il avait éprouvé des remords; d'ivrogne et de paresseux qu'il était, il devint sobre et travailleur. De ce moment, il prospéra, s'enrichit et s'améliora de plus en plus. Aujourd'hui le voici commerçant à son aise et, en outre, philanthrope.
Comment s'opéra cette transformation?… Oh! c'est très simple: dans l'intervalle, Morin avait appris à lire.
Effusions, réconciliation, embrassades, pluie de larmes heureuses. Hélène paraît. Morin père et mère donnent leur bénédiction aux jeunes fiancés. Apothéose, feux de Bengale. Tirade finale où Morin recommande aux spectateurs de lire jour et nuit pour devenir vertueux. La toile tombe tandis que l'orchestre joue: Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille — quand on sait lire…
* * * * *
Si je me suis étendu sur ce petit drame où l'extravagance de la pensée s'exprime en des vers d'une désolante platitude, c'est parce qu'il me semble fort représentatif d'un état d'esprit tout à fait baroque.
Quoi donc, voilà des gens cultivés, des universitaires, comme M. Manuel, qui devraient avoir appris, par la seule expérience, que ce n'est point en suralimentant l'âme humaine de notions hétéroclites, et parfois d'une exactitude contestable, sur l'histoire, la morale, la biologie, les littératures et les arts, qu'on la rend meilleure.
Que non pas: imbus des sophismes promulgués par la Révolution, persuadés, — en bon matérialistes — que l'homme est un animal perfectible, convaincus qu'un prolétaire formé par l'école laïque et, par conséquent, républicain est fort supérieur à tout individu formé par l'Église et muni de convictions monarchiques, ils vivent, comme dit Charles Maurras, dans les nuées. Ils ont imaginé un citoyen idéal que la pratique de la liberté, de l'égalité, de la fraternité et la vulgarisation de la science doivent rendre apte à évoluer vers la perfection. Cette chimère leur déforme le jugement au point qu'ils perdent, je le répète, tout sens du réel. C'est en vain que la vie leur donne des leçons brutales. C'est en vain que les systèmes philosophiques, qui s'efforcent d'expliquer l'univers et d'organiser cette barbarie industrielle, prise par la plupart de nos contemporains pour une civilisation, font faillite les uns après les autres. C'est en vain que les riches deviennent de plus en plus durs et les pauvres de plus en plus haineux. C'est en vain que l'alcoolisme prospère, que les crimes se multiplient, que les fous pullulent. Peu leur importe: ils errent dans leurs ténèbres en répétant avec obstination: l'homme est bon, le Progrès nous inspire et nous guide vers d'éblouissantes destinées. Demain, nous serons tous des dieux!…
L'Église de Jésus-Christ les avertit sans cesse qu'ils courent à des catastrophes. Elle leur montre la Croix qui scintille dans la nuit où ils vaguent parmi l'or, parmi la boue, les larmes et le sang.
Constante dans la foi, immuable dans l'espérance, infatigable dans la charité, elle s'efforce de les éclairer.
Mais pour ne point l'entendre, ils hurlent des blasphèmes. Ou bien, tristes fous ignorant que l'Église ne peut pas périr, ils se ruent contre elle avec l'espoir qu'en la tuant, ils aboliront leur conscience.
L'Église essuie sa face couverte de fange. Avec une douceur inflexible elle poursuit sa mission de rachat universel. Quand cette société vermoulue, moisie, minée par plus d'un siècle de métaphysique aberrante, s'écroulera sous les coups des fils de ceux qui crurent l'édifier à la gloire d'une humanité sans Dieu, l'Église sera là pour tout reconstruire et pour tout purifier…
CHAPITRE VI CHEZ LES PAYSANS
Au chapitre précédent je constatais combien l'instruction donnée à tort et à travers, comme on le fait aujourd'hui, laissait peu de traces dans les cerveaux qui, très évidemment, ne sont pas faits pour se l'assimiler.
L'expérience le prouve en ce qui concerne un grand nombre d'ouvriers des villes. Elle le démontre d'une façon encore plus frappante à ceux qui vivent d'habitude avec les paysans.
Quand je dis vivre avec eux, je n'entends point par là s'installer dans une de ces bicoques, d'architecture extravagante, que les commerçants retirés baptisent, sur plaque de marbre noir, _Mes Loisirs _ou Mon Repos.
Ceux-là ne se frottent à l'homme des campagnes que pour lui acheter des légumes ou, tout au plus, en temps d'élection, pour briguer un siège au conseil municipal.
D'ailleurs, le paysan ne se livre pas facilement. Il se méfie du citadin; il le considère un peu comme un être d'une autre race dont les intérêts ne sauraient être analogues aux siens. Il se demande ce que cet intrus vient faire au village et il le soupçonne fort souvent de viser à lui ravi la terre — ce sol nourricier, producteur d'écus, vers lequel se tournent toutes ses ambitions, tous ses désirs, tous ses espoirs et tous ses rêves.
Si après avoir espionné longuement le nouveau venu et analysé, avec plus ou moins d'exactitude, ses allures et ses moeurs, il s'aperçoit qu'on n'en veut point à son patrimoine, alors il se rassérène. Tout en restant sur la défensive, il laisse parfois l'observateur pénétrer dans son âme obscure et il révèle, sans le vouloir, quelques-uns des mobiles fort simples qui déterminent les actes essentiels de son existence.
Encore cette demi confiance demeure-t-elle fort relative, prompte à s'effaroucher. Au moindre propos, à la moindre démarche mal interprétés, il se retire comme un escargot dans sa coquille de prudence héréditaire vis-à-vis de l'étranger.
Donc, pour arriver à connaître le paysan, il faut vivre de sa vie, près de lui, comme lui quant au domicile et aux habitudes et, par surcroît, ne montrer aucune velléité d'acquérir de la terre dans le pays.
C'est ce que j'ai fait pendant plusieurs années, d'abord vers Lagny, dans un village dont le terroir était limité par de vastes domaines appartenant à des Juifs considérables; ensuite, dans un village situé en lisière de la forêt de Fontainebleau. Ici la population se composait, par moitié environ, de producteurs d'asperges et de bûcherons exploitant, pour la boulangerie et les poteaux de télégraphe, les plantations de pins du bornage. Là, on cultivait la betterave et le blé.
Dans l'un et l'autre endroit, j'occupais une petite maison dont les deux ou trois pièces carrelées, blanchies à la chaux, meublées d'une façon très sommaire, s'encombraient, comme il sied, d'une quantité de livres.
Le premier de ces villages s'appelle Guermantes. Le second porte le nom d'Arbonne; il acquit quelque notoriété après que j'eus publié Du Diable à Dieu.
Ce sont les notes prises sur le vif à cette époque qui me servent pour établir que l'instruction, à programme diffus, telle qu'on la mixture dans les écoles laïques, non seulement ne modifie pas les mentalités paysannes, mais encore ne laisse aux campagnards que le souvenir d'une contrainte extrême et d'un labeur pénible dont ils ne retirèrent aucun profit. Car demander à un paysan de se passionner pour des abstractions, d'acquérir une science dont il ne saisira pas l'application immédiate et tangible, c'est enfouir des grains de café torréfiés dans du sable, avec le fol espoir qu'ils finiront par germer.
À très peu d'exception près, le paysan ne lit pas sinon quelque feuille du chef-lieu où il ne s'intéresse guère qu'aux nouvelles et aux faits divers locaux. Il lit aussi quelquefois l'almanach pour y rechercher les dates des foires qui se tiennent aux environs. Enfin, comme je pense le démontrer par des exemples vécus, ce que nous appelons effort intellectuel, sentiment de l'idéal, sens de la beauté lui échappent de la façon la plus absolue.
Faut-il le regretter? Point du tout. Son intelligence, étroite mais fort lucide en ce qui regarde sa fonction de cultivateur ou d'appropriateur aux besoins de tous des biens de la terre, se passe aisément d'art et de science. Il a fallu la folie d'égalité qui possède la démocratie pour qu'on imaginât de lui fourrer dans la tête un tas de notions dont il n'aura jamais l'usage, et de le déguiser en membre conscient du peuple souverain.
* * * * *
Voici maintenant quelques-uns des faits qui m'ont permis de voir les paysans tels qu'ils sont et non tels que se les figurent les fabricants de chimères qui déforment la société française depuis plus de cent ans.
À Guermantes, en été, j'avais coutume de placer mon bureau contre la fenêtre large ouverte. Comme la chambre où je travaillais était au rez-de-chaussée, l'on me voyait de la route qui traverse le village.
J'écrivais, je compulsais des volumes; parfois je levais les yeux pour savourer le paysage qui s'étendait devant moi. De grands noyers murmurants, un vieux sycomore, où bruissait un peuple d'abeilles, bordaient le chemin. Ils m'enveloppaient d'une musique ondoyante dont le rythme m'était propice pour la cadence de mes phrases.
Par delà ces arbres, il y avait un verger en pente jalonné de pommiers dont les fruits luisaient, dans le feuillage sombre, comme des boules de corail. L'herbe s'étoilait de scabieuses mauves et de renoncules couleur d'or. Une venelle ombragée d'aubépines descendait vers un mince ruisseau qui jasait sous les cressons et les bardanes. C'était un de ces coins de nature fins, modérés, paisibles, comme il y en a tant dans notre chère Île-de- France.
Étant fort pris par la rédaction de mes livres et des articles qu'il me fallait livrer à date fixe, je demeurais cloué des journées entières à mon bureau — ce que pouvaient constater les passants.
Or, le soir venu, il m'arrivait d'aller rendre visite à l'un de mes voisins, un ressemeleur de chaussures chez qui se réunissaient parfois, pour la veillée, quelques notables du pays.
Une fois que j'avais noirci du papier pendant neuf heures presque consécutives, à peine entré, je me laissai tomber sur une chaise en m'écriant: Ah! que je suis fatigué!
Un éclat de rire général répondit à mon exclamation.
— Eh bien, repris-je, qu'y a-t-il de si risible à cela?… Je travaille depuis ce matin.
Alors l'adjoint au maire, un vieux paysan, dont la face toute rasée se plissait de mille rides malicieuses, déclara: — Vous ne pouvez guère être las: vous passez tout votre temps assis à votre fenêtre. Nous autres qui trimons aux champs, j'voudrions bien être à votre place.
Les autres approuvèrent.
Je fus d'abord un peu interloqué. Puis je saisis que, pour ces simples, la production intellectuelle ne représentait rien de raisonnable. C'est une amusette d'oisif qui ne sait à quoi employer ses mains. Ils ne comprennent que l'effort musculaire ou tout au plus des travaux d'ordre utilitaire tels que l'arpentage, le tracé d'une route par un ingénieur des ponts et chaussées, les calculs d'un entrepreneur de bâtisses. Mais l'art, la littérature: lettre close pour eux. En outre, il leur est impossible de concevoir que le rude labeur de l'écrivain puisse fatiguer autant et plus que le labourage ou la fumure d'un champ.
J'eus d'abord une velléité d'expliquer à ce brave homme que la plume était parfois aussi lourde à manier que la pioche; mais ayant acquis quelque expérience touchant le peu de cas que les campagnards font de tout ce qui ne concerne pas directement la terre, je m'abstins de protester.
Si j'avais tenté une démonstration du travail épuisant qu'implique le métier de littérateur pratiqué avec amour et ténacité, peut- être par une vague indifférence à l'égard «du monsieur qui lit dans les livres», mon interlocuteur aurait-il feint d'admettre mes arguments. Mais tenez pour assuré qu'à part soi, il n'aurait cessé de me considérer comme un… feignant.
* * * * *
J'eus lieu, en une autre occasion, de vérifier la tournure d'esprit purement utilitaire du paysan.
Il y avait, à l'extrémité ouest du village, un délicieux château, bâti sous Louis XIII et qu'entourait un grand parc, dessiné, dans le style grandiose des jardins de Versailles, par Le Nôtre lui- même.
Ce domaine appartenait au baron de L…, qui, fort éprouvé dans sa fortune par le _krach _de l'Union générale, le laissait à l'abandon et n'y résidait que rarement.
J'avais obtenu du gardien de la propriété la permission de me promener dans le parc et il m'arrivait assez souvent d'errer, à pas rêveurs, dans ces avenues envahies par la mousse et les herbes folles.
Un jour, j'y pénétrai au crépuscule. — Le soleil venait de disparaître; mais une large lueur de pourpre ardente et d'or en fusion magnifiait encore les collines occidentales, se glissait à travers les charmilles dont personne n'élaguait plus, depuis longtemps, les branches, et venait s'étaler en nappes fauves sur les boulingrins foisonnant de prêles et d'orties, sur les bassins dont l'eau dormante prenait des tons de topaze trouble et d'aigue- marine enfumée. Des taillis inextricables l'ombre montait déjà. Tout était silence, vétusté, désolation poignante. La mélancolie de l'heure et la beauté funèbre de ce parc, où les vestiges d'un passé magnifique achevaient de s'effacer sous les ronces, me parlaient si fort à l'âme que je m'adossai au fût d'un peuplier à demi-mort pour mieux en goûter la solennelle tristesse.
Comme je m'absorbais de la sorte, j'entendis marcher dans un sentier qui rejoignait, entre de vieux ifs, l'avenue où je m'étais attardé. Presque aussitôt, un homme déboucha près de moi.
— Tiens, me dit-il, c'est vous… Je croyais bien, à cette heure, qu'il n'y avait personne ici.
— Et vous, qu'y faites-vous? demandais-je.
— Oh! je viens de la ferme, là au bout… J'ai été porter des boutures au fermier qui me les avaient demandées.
Je le reconnus malgré l'obscurité croissante; c'était un des plus violents amoureux de la terre que possédât le village. Son idée fixe: agrandir son bien. Qu'une parcelle quelconque fût mise en vente, il accourait muni d'écus âprement épargnés à force de privations. Et il entrait dans de sournoises fureurs quand les agents des Juifs truffés d'or du voisinage l'emportaient sur lui par d'écrasantes surenchères.
Je ne sais quel absurde désir de lui faire partager mon émotion me traversa l'esprit. Je me mis à lui vanter la lumière agonisante à l'horizon, la majesté des vieux arbres, la grâce fantomale des parterres conquis par les fleurs sauvages, les lointains noyés de brume bleuâtre. Il m'écoutait d'un air surpris, avec un pli goguenard aux lèvres. Je me tus, me rappelant soudain que les paysans ne voient pas la nature et que, par conséquent, mon lyrisme tombait dans le vide. Il me dit alors: — J'comprends point ce que vous trouvez de beau dans tout cela: des charmes qui pourrissent sur pied, des mares d'eau sale, des carrés où ne pousse plus que de la _foirolle, _ça fait pitié. — Ah! si on ne devrait pas, nous autres de Guermantes, rafler tous ces hectares perdus pour les remettre en valeur!… Ça serait mieux à nous qu'au baron. Nous y planterions des pommes de terre et ça rapporterait au moins… Tandis que maintenant…
Il eut un geste coupant qui rasait les futaies et il ajouta: La cognée dans tout cela!
Le voyant excité, je voulus en profiter pour découvrir jusqu'où allait sa pensée. Je lui dis: — Mais à supposer que le baron mette le domaine en vente comme on en parle, vous savez bien que Rothschild, qui le guette, vous le chiperait.
Il rougit; un éclair de rage lui passa dans les prunelles: — Oh! celui-là, gronda-t-il, on devrait…
— On devrait quoi?
— Rien, reprit-il et il serra les dents, ressaisi par la prudence coutumière à sa classe.
Mais il avait révélé sa convoitise et son visage revêtit pendant quelques secondes une expression féroce. D'évaluer toute cette terre inculte le mettait hors de lui. Je sentis que le feu des anciennes Jacqueries rougeoyait toujours au fond de l'âme paysanne.
J'en conclus qu'on peut, sans exagération, avancer que l'homme de la campagne se tient, d'une façon plus ou moins confuse, pour le maître légitime du sol et qu'il regarde comme un usurpateur — à chasser, à détruire, le cas échéant — quiconque lui en ravit des lambeaux dans un but d'agrément.
* * * * *
Ne demandez pas non plus au paysan de goûter la poésie de son terroir sous quelque forme que ce soit. Ni les jeux de la lumière et de l'ombre dans les frondaisons épaisses, ni les moires argentées qui frissonnent sur les champs d'avoine, ni l'éclat des coquelicots et des bleuets parmi les blés mûrissants ne l'émeuvent. S'il regarde le ciel au lever ou au coucher du soleil, ce n'est que pour en tirer des pronostics sur le temps qu'il va faire et jamais pour en admirer les nuances. Bien plus, tels épisodes des saisons qui nous ravissent le gênent et l'irritent.
En voici un exemple: je le cite parce que, sous une forme comique, il démontre fort bien à quel point le paysan est réfractaire à la sensation de beauté.
À Guermantes, le pays était plein de rossignols qui, d'avril à juin, chantaient sans repos. C'était un enchantement, surtout par les nuits d'étoiles ou de pleine lune. Des roulades cristallines, de longues notes tenues jusqu'à perte de souffle montaient dans l'ombre transparente, fusaient en gerbes harmonieuses à travers le grand silence de la campagne assoupie.
Un jour de printemps, de bon matin, j'étais au travail, la fenêtre ouverte, comme d'habitude, lorsque j'entendis dialoguer sur la route, tout près de ma maison. Je me penchai et je reconnus le père Butelot, cantonnier, qui interpellait François, le garde champêtre, en ces termes:
— Qué que t'as, Françouès? Te v'la les yeux gros et la figure rabougrie comme si t'avais pas dormi.
— Ben non, mon vieux, répondit l'autre, j'ai pas dormi. Tu sais, devant chez moi, il y a un gros hêtre ben touffu. Il y a un cochon de rossignol qui s'est installé dedans et qui n'a fait que gueuler toute la nuit. Je ne pouvais pas fermer l'oeil. À la fin, je me suis levé, j'ai pris une perche et j'ai tapé dans les feuilles pour qu'il se taise… Ah bien oui, ce salaud, il a clos son bec pendant quelques minutes; mais quand je me suis recouché il a recommencé plus fort comme pour se gausser de moi… Faudra que je le guette et que je lui flanque un coup de fusil…
Cette façon d'apprécier le chant du rossignol me parut si cocasse que je fus pris de fou rire. Je me montrai dans l'embrasure: — Quoi donc, dis-je, mon pauvre François, cela vous ennuie quand les rossignols gueulent?…
Il me regarda d'un air offensé: — Bien sûr qu'ils m'embêtent… Et il n'y a pas de quoi rire et vous payer ma tête. Ces oiseaux- là, c'est une vraie vermine. Je vous demande un peu s'ils ne devraient pas dormir comme tout le monde?
Il eut été fort inutile de prêcher au garde champêtre l'admiration de cette mélodie nocturne. Je me retirai donc sans insister. Mais je notais tout de suite la diatribe de François, certain qu'elle me servirait un jour ou l'autre.
— O Heine, ô Shelley, ô Banville, ô lyriques éperdus qui dans le rossignol saluiez un frère en passionnée poésie, que pensez-vous de ce Caliban?
* * * * *
Une autre fois, j'eus l'occasion de constater combien l'esprit concret, positif du paysan répugnait à toute action désintéressée — même impliqua-t-elle de l'héroïsme.
La traduction du voyage de Nansen au pôle nord venait de paraître. Je l'avais dévorée et je me sentais tout vibrant d'enthousiasme pour le tranquille courage de ce Norvégien qui, avec un seul compagnon, avait affronté les ténèbres glacées des régions boréales, subi sans sourciller des fatigues inouïes, bravé des dangers formidables et avancé, plus que quiconque à cette époque, vers le point mystérieux où se rencontrent tous les méridiens du globe.
J'étais si rempli des exploits de Nansen que le soir, à la veillée, je ne pus m'empêcher d'en parler. Il y avait là, entre autres, Butelot, son fils, garçon de charrue, Gendret, betteravier cossu, deux ou trois femmes qui tricotaient ou reprisaient du linge, et parmi celles-ci la mère Fortuné, une octogénaire éleveuse de lapins et pleine de malice.
Tous m'écoutèrent avec assez d'intérêt à peu près comme si je leur avais conté quelque histoire fabuleuse.
Quand j'eus terminé le récit du merveilleux voyage, Gendret demanda: — À quoi cela lui a servi d'aller là-bas?
— Mais, répondis-je, à découvrir des régions inexplorées et à préciser, ce qu'on soupçonnait seulement, à savoir que les abords du pôle forment un désert où il n'y a que de la neige et de la glace.
— Point de culture, alors?
— Mais non, puisque c'est une mer qui ne dégèle jamais complètement.
— Ben, qu'est-ce que ça lui a rapporté, alors?
— De la gloire.
Mes auditeurs se regardèrent avec stupéfaction et semblèrent se demander si je ne les mystifiais point. De la gloire? De la gloire? De la gloire? Le mot ne signifiait rien pour eux. La mère Fortuné résuma l'opinion générale.
— C't'homme là, dit-elle, ça devait être un fou de se donner tant de mal pour rien.
Les autres approuvèrent en hochant la tête. Et je vis que moi aussi j'étais jugé un insensé du même acabit que Nansen puisque je m'emballais pour des exploits dont ne résultait aucun sac d'écus.
Ici se marque une différence notable entre le paysan et l'ouvrier — surtout l'ouvrier parisien. Celui-ci prise l'esprit d'aventure. Il comprend, jusqu'à un certain point, le dévouement et l'abnégation. Il est même capable de se sacrifier à un idéal, de souffrir pour une cause.
Le paysan, presque jamais. Puis toute curiosité qui n'a point rapport à son existence quotidienne lui demeure étrangère.
Pour preuve: Guermantes n'est qu'à une trentaine de kilomètres de Paris; les communications sont aisées. Eh bien, lors de l'Exposition de 1900, une grande partie des gens du village ne se dérangea pas pour la visiter. Cela leur était tellement égal.
Bien plus, il y avait cinq ou six vieillards, comme Butelot père, qui n'étaient jamais allés plus loin que Lagny. Leur terroir leur suffisait et ils n'éprouvaient pas le besoin d'en sortir.
* * * * *
Voyons aussi ce qui reste dans leur esprit de l'instruction reçue à l'école. Je pourrais multiplier les exemples. Deux me suffiront.
Je sortais pour une promenade dans la campagne quand le bruit d'une discussion m'arrêta. Arthur, fils aîné de la mère Fortuné, un haut gaillard d'un mètre quatre-vingts, qui avait été charretier quelque temps à la ville et qui s'y était dégourdi, interpellait le jeune Butelot. Celui-ci, âgé de seize ans, l'écoutait, tête basse, un pli d'obstination au front, et opposait des dénégations opiniâtres à tous les arguments de l'autre.
Arthur m'aperçut: — Venez donc, Monsieur Retté, me cria-t-il, voilà un mulet qui ne veut pas croire que la terre tourne sur elle-même et autour du soleil. Vous devriez lui expliquer la chose… Moi, j'y perds ma peine.
— Non, dit énergiquement Butelot, elle ne tourne pas, sans quoi on la verrait remuer. Et elle ne marche pas non plus autour du soleil. Est-ce que je ne vois pas le soleil sortir du bas du ciel, monter jusqu'à midi et descendre, le soir, de l'autre côté: c'est donc lui qui marche. La terre, elle bouge pas… Soutenir le contraire, c'est une menterie.
— Mais Butelot, dis-je, est-ce que l'on ne vous a pas appris les mouvements de la terre à l'école? Il n'y a pas si longtemps que vous y étiez encore et vous ne devez pas avoir oublié les enseignements du maître.
— Sûrement, reprit Arthur, on l'apprend à l'école. Quoique j'aie tout à l'heure trente ans, moi je m'en souviens.
— Ah! s'écria Butelot, le maître, il pouvait bien nous raconter tout ce qu'il voulait, n'est-ce pas? On n'était pas forcé de le croire et puis ensuite est-ce qu'on saisit quelque chose dans tous les mots longs d'un kilomètre qu'il emploie?… Moi, je m'en tiens à ce que je vois.
En désignant l'astre qui flamboyait dans un ciel sans nuages, il ajouta: — Tenez, le soleil, il y a une minute, il était là, maintenant il est plus haut. Donc, c'est lui qui marche: je veux rien savoir d'autre…
J'essayai de lui exposer, en termes aussi simples que possible, les lois de la gravitation. Il m'écouta sans m'interrompre, mais il ne se rendit pas. Il me fut évident qu'il ne me croyait pas plus qu'il n'avait cru le maître d'école.
Je le laissai donc avec Arthur qui, très fier d'être assuré que la terre tourne, le criblait de quolibets.
Il eût été par trop ardu d'expliquer à ce partisan de l'apparence que nos sens ne sont pas les meilleurs guides pour nous rendre compte des phénomènes cosmiques. Et qu'aurait-il dit si je lui avais servi la déclaration de M. Henri Poincaré qui nous apprend que la certitude scientifique n'existe pas, que la théorie de la gravitation se base sur une hypothèse invérifiable et que «même les mathématiques n'offrent, en somme, que des formules conventionnelles sans valeur objective quelconque»?
Eh bien, me dis-je, en m'en allant, voilà, une fois de plus, avérée, la banqueroute de la science. Non seulement cette magicienne est incapable de créer la certitude par le raisonnement, mais encore elle échoue à inculquer au jeune Butelot l'acte de foi qui s'impose à l'origine de toute démonstration.
Nous autres, catholiques, nous possédons du moins cette supériorité d'admettre que tout est mystère en nous, autour de nous et de croire qu'au fond de ce mystère, il y a Dieu…
L'autre fait, que je veux citer, a rapport à l'histoire de France et ne me semble pas moins significatif.
On sait qu'au programme de l'école primaire, la Révolution tient une place capitale. On s'attache surtout à persuader aux enfants que la période qui précéda cette époque mémorable fut un temps de barbarie, d'obscurantisme et de souffrance où le peuple se composait de faibles agneaux dévorés par les bêtes féroces de la noblesse et du clergé.
Il serait donc logique que les faits marquants de la Révolution demeurassent gravés dans la mémoire de ceux à qui on les fit apprendre avec tant de parti pris.
Or il n'en est rien. Les enquêtes instituées à ce sujet ont prouvé d'une façon surabondante que là encore l'enseignement laïque tombe en déconfiture.
Le facteur rural, qui desservait la commune, m'apporta une lettre recommandée. C'était un jeune homme d'environ vingt-six ans, d'esprit très éveillé.
Je signai sur son registre et je datai. Le calendrier indiquait le dix août.
— Tiens, remarquai-je, le dix août, c'est une date fameuse. Vous qui êtes un républicain zélé, elle doit vous rappeler des souvenirs glorieux.
Le facteur ouvrit de grands yeux: il ne saisissait pas du tout ce à quoi je faisais allusion.
— Mais oui, voyons, le 10 août 1792, la prise des Tuileries par le peuple, le renversement de la royauté: à l'école, vous avez appris cela.
Il balbutia: — Peut-être bien; je n'ai pas souvenance.
Alors l'idée me vint de lui faire passer une sorte d'examen. Je
l'interrogeai sur l'abandon des privilèges, sur le procès de Louis
XVI, sur la Terreur, sur Valmy, Jemmapes, Fleurus, sur le 18
Brumaire.
Il ne savait plus rien sauf en ce qui concerne Bonaparte.
— C'était, me dit-il, un général qui remporta des victoires et qu'on a fait empereur.
— Mais quelles victoires?
Il réfléchit un moment: — Solferino, répondit-il enfin.
Puis, agacé parce que j'insistais, lui demandant s'il ne lui arrivait jamais de lire quelque livre d'histoire, il s'écria: — Est-ce que vous croyez que j'ai le temps? Toute la journée je trime sur la route et, le soir, je suis si fatigué que je m'endors aussitôt que j'ai soupé. Des fois, les jours de repos, je vais au café faire une manille.
— Vous avez bien raison: dix heures de bon sommeil vous sont plus profitables que deux heures passées sur quelque bouquin civique qui, je vous en donne ma parole, ne vous fourrerait dans la tête que des calembredaines. Et la manille vous est plus salutaire que la méditation des «immortels principes».
— Ça, c'est bien vrai, répondit-il en avalant à ma santé le verre de vin que je lui offrais…
Le bon sens et l'expérience commanderaient d'apprendre seulement au paysan à lire, à écrire, à calculer. Avec quelques notions de la géographie de son pays et quelques préceptes d'hygiène, c'est tout ce qu'il lui faudrait (_Il y aurait aussi la morale, et ce devrait être l'affaire du curé. Mais nos dirigeants éclairés ne veulent pas du prêtre. Et pourtant, quelle faillite encore que celle de la morale laïque!). _Tandis qu'en lui matagrabolisant la cervelle de sciences variées, on le fait souffrir tant qu'il fréquente l'école. Un sur cent garde quelque chose de cette culture sottement intensive. Les autres oublient tout dès qu'ils ne sont plus sous la férule du pédagogue.
Alors à quoi bon les tourmenter?
* * * * *
Ai-je voulu, en exposant quelques unes des caractéristiques de l'âme paysanne, déprécier les hommes de la terre?
Pas le moins du monde. Le paysan garde des qualités et des vertus qui, bien dirigées, constitueraient une réserve d'énergie pour la France. Mais notre société en désordre ne sait plus lui assurer les conditions qui lui permettraient de remplir normalement sa fonction de producteur.
_Every man in his humour, _disait le vieux Ben Jonson: chacun dans son caractère, chacun à sa place. Or le propre de la démocratie égalitaire c'est d'inculquer à chacun qu'il pourrait lui être profitable d'abandonner la place hiérarchique que lui assignent son hérédité, ses facultés et le bien général. Nous pullulons de danseurs qui se croient calculateurs, de sauteurs qui se prennent pour des hommes politiques.
Le paysan n'a pas échappé à cette inquiétude. Aussi, à mesure que les générations formées par le régime se succèdent, les campagnes se dépeuplent. Tel jeune campagnard qui jadis serait demeuré aux champs, n'aurait jamais eu le désir de s'en éloigner, s'empresse, après son service militaire, de courir dans les grandes villes où il se déprave, s'alcoolise, végète misérablement.
Il faut dire aussi que ce qui contribue à cette désertion, ce sont les conditions déplorables dans lesquelles se trouve la propriété rurale. On l'écrase d'impôts, surtout en matière de succession. M. Méline, dans un discours récent, signalait quelques unes des iniquités du fisc. Il cite des exemples extraordinaires: 41 immeubles estimés par le fisc 1.200.000 francs ont été vendus 585.000 francs et les héritiers ont payé des droits qu'ils ne devaient pas sur 680.000 francs, ce qui «les avait majorés, sur certains immeubles, de 600 %». Dans un autre cas, étudié avec grand soin, l'actif successoral encaissé par plusieurs centaines d'héritiers ne dépassait pas 12 millions; l'administration l'estima 21 millions. Les héritiers ont donc dû payer des droits sur une somme de 9 millions qu'ils n'avaient pas touchés.
«Qu'on s'étonne après cela, conclut M. Méline, que les capitaux se détournent de la terre et refusent de s'enfouir dans un placement qui, en quelques années, si plusieurs décès viennent à se produire dans une même famille, se volatilise complètement au profit du fisc et ne laisse plus aux malheureux héritiers que les yeux pour pleurer. On se lamente sur la désertion des campagnes et l'on ne veut pas comprendre l'état d'esprit de ces fils d'agriculteurs, témoins ou victimes de l'effondrement du patrimoine familial, fruit des labeurs de plusieurs générations. Ils partent pour la ville, la mort dans l'âme et plus jamais l'idée ne leur viendra de mettre leurs petites économies dans la terre.»
Oui, à la campagne comme ailleurs, la République a tout ravagé au profit des Allemands plus ou moins naturalisés, des métèques, des juifs et des francs-maçons. Il faut que notre pays possède une vitalité transcendante pour n'avoir pas déjà succombé sous les suçoirs de tant de parasites.
Toutefois, il importe d'aviser à remettre les choses dans l'ordre: ce sera la besogne du Maître que tout le monde appelle, sauf les quelques idéalistes troubles qui croient encore aux bienfaits de la démocratie…
* * * * *
Pour terminer, je voudrais esquisser trois figures de paysans que j'ai rencontrés et qui faisaient exception à la règle du positivisme terre-à-terre. Ils furent mes amis.
Le premier, je le connus à Guermantes. De profession apparente, c'était un jardinier qui travaillait, pendant la belle saison, pour les bourgeois en villégiature. Mais, il faut bien le dire, son occupation favorite consistait à braconner sur les domaines regorgeant de gibier des Rothschild et des Péreire qui infestent le département de Seine-et-Marne. Par le plomb, par les collets, par des pièges divers il détruisait force lièvres, faisans, perdreaux, à la consternation des gardes qui jamais ne réussissaient à le prendre sur le fait.
D'ailleurs, c'était la chasse pour elle-même qui le passionnait, car il ne consommait pas son butin. Il le cédait à des marchands de comestibles; et du produit de la vente, il s'achetait du plomb, de la poudre et des vêtements.
Avec cela, c'était un grand rêveur. Ne buvant pas, ne godaillant d'aucune façon, aimant beaucoup son accorte jeune femme, il passait des heures à méditer ou à songer devant quelques uns des paysages exquis dont Guermantes s'environne. Celui-là voyait la nature et il la comprenait selon la poésie la plus intense.
Un soir de juillet, tout tiède encore des ardeurs d'une journée caniculaire, il était étendu près de moi, dans l'herber du verger que j'ai décrit plus haut. Il faut dire que nous étions très bien ensemble depuis qu'il m'avait évoqué, en des termes colorés à miracle, certains aspects des sous-bois rothschildiens au petit jour.
Un calme immense régnait sur la campagne. Le ciel d'un bleu foncé, pareil à un dôme soyeux, fourmillait d'étoiles et la voie lactée y déployait, tout au large, son écharpe de lumière phosphorescente. Les arbres dormaient, immobiles. Pas un bruit, sauf par instants, le chevrotement plaintif d'une hulotte. Le parfum des cent roses- thé fleurissant le grand rosier qui tapissait, en espalier, la façade de ma maison, imprégnait l'atmosphère.
La face tournée vers le firmament, Jacques, c'était le nom de mon ami, absorbait la belle nuit odorante et radieuse par toutes les puissances de son être. Et moi de même.
Ainsi nous contemplions en silence depuis près de deux heures lorsque Jacques se mit soudain sur le côté, me prit la main et me dit d'une voix toute tressaillante d'une émotion magnifique: — Quand je regarde trop longtemps les étoiles, j'ai envie de mourir!…
Je frissonnai d'admiration. En effet, quelle phrase sublime! Du premier coup, ce simple, cet illettré avait formulé le sentiment de l'infini. Nommez le poète, le philosophe qui aurait pu mieux dire?
Je me gardai bien d'affaiblir par une glose oiseuse la splendeur de ce cri. Quiconque a senti son âme s'épanouir dans l'ombre et monter aux étoiles le comprendra sans plus…
Le second de mes amis, je l'ai connu dans la forêt de Fontainebleau. Après avoir essayé de plusieurs métiers: garde particulier, garçon d'hôtel, employé de tramway, il était devenu, vers la trentaine, l'un des cinq ou six tâcherons qui entretiennent les sentiers tracés par feu Colinet à travers les futaies et les rochers de la grande sylve. C'était là sa vraie vocation: vivre sous les arbres lui était devenu si nécessaire que même les jours de repos, il délaissait la ville pour des longues promenades dans les combes et les gorges les plus secrètes — celles où l'on est sûr de ne point rencontrer ces touristes insupportables qui troublent, par leurs criailleries et leurs remarques saugrenues, le recueillement des frondaisons mystérieuses.
Je l'avais maintes fois rencontré et nous étions devenus fort amis, car je n'avais pas tardé à découvrir qu'il aimait la forêt autant que je le faisais moi-même.
La dernière fois que je le vis, c'était dans un fond de la vallée de la Sole où les vieux chênes et les hêtres chenus enlacent leurs branches pour former une voûte pleine d'ombre sacrée et de murmures solennels. Un mince sentier serpente sous la colonnade des fûts énormes et se laisse à peine deviner parmi les fougères arborescentes qui le couvrent de leurs palmes.
La solitude grandiose de ce site prend le coeur des amoureux de la forêt. Ils s'y plaisent si fort qu'ils n'en voudraient jamais sortir.
Et c'était bien le sentiment qui tenait mon ami. En effet, lorsque je le découvris accoudé à une roche moussue, il me dit, les yeux pleins de rêve et sans autre préambule: — Ah qu'on est heureux ici! N'est-ce pas, Monsieur que les arbres valent mieux à fréquenter que les hommes?
— C'est mon avis, répondis-je, je l'ai même écrit dans plusieurs de mes livres, au grand scandale de quelques personnes qui n'admettent pas qu'on préfère la chanson des feuillages aux propos fastidieux où elles dispersent leur âme rudimentaire…
Nous allâmes, côte à côte, par les ravins touffus, par les rochers aux profils fabuleux, jusqu'à la nuit tombée. Nous ne disions pas grand-chose: — Parfois mon compagnon me désignait une éclaircie où les rayons du soleil déclinant teignaient de rose les troncs blanchâtres des bouleaux; parfois il souriait d'extase à ouïr les longs accords mélancoliques que le vent du soir détachait de ces grandes lyres frémissantes: les pins et les mélèzes. Et j'admirais combien ce pauvre paysan, sans instruction, s'était affiné au contact de la nature sylvestre jusqu'à développer en lui à ce point le sens du beau dont Dieu l'avait gratifié…
Le troisième exemple d'une âme admirable m'a été fourni par un paysan des Landes en pèlerinage à Lourdes. Baigneur à la piscine, j'eus l'occasion de m'occuper de lui pendant plusieurs jours. J'ai dit ailleurs quelle leçon d'abnégation il nous donna. Je ne puis mieux faire que de reproduire mon récit.
«Ce brave homme, âgé d'une cinquantaine d'années, était paralysé au point de ne pouvoir remuer un seul membre. De plus, des plaies affreuses lui couvraient tout le corps, dégageant une odeur fétide. Comme il ne pouvait ni bouger, ni s'aider lui-même, nous étions obligés de nous mettre à six pour l'étendre sur une planche et le plonger dans l'eau. Bien que nous prenions toutes les précautions possibles, chaque mouvement lui était une souffrance. Mais il témoignait d'une patience et d'une piété qui nous l'avaient fait prendre en affection.
Trois jours de suite il fut baigné sans aucun résultat. Sa foi n'en fut pas ébranlée: au contraire il semblait que les déceptions l'avivassent.
La veille du jour où le pèlerinage devait repartir, il obtint de passer la nuit en prière à la Grotte, en compagnie du jeune brancardier qui s'occupait plus particulièrement de lui.
Le lendemain, il vint à la piscine comme d'habitude. Baigné une dernière fois, il sortit de l'eau toujours inerte. Cependant sa figure recueillie ne marquait nul découragement: une sérénité religieuse lui emplissait les prunelles. Nous nous empressions autour de lui et nous lui rappelions qu'il arrive souvent que la Sainte Vierge guérisse de retour chez eux les malades qu'elle ne favorisa pas d'un miracle à la piscine.
Alors il nous dit: — Non, je sens que je ne guérirai pas. D'ailleurs j'ai demandé, cette nuit, à la Sainte Vierge qu'elle me laisse mes maux et qu'elle les accepte pour le rachat des péchés de ma paroisse dont la plupart des habitants ne croient pas. Et j'ai senti qu'Elle m'exauçait. Ne me plaignez pas: je suis très heureux.
Nous demeurâmes dans l'admiration à écouter cet humble qui, par son abnégation magnifique, s'égalait presque aux grandes victimes volontaires de la loi de substitution: sainte Lydwine, la soeur Catherine Emmerich, d'autres encore…»
* * * * *
Encore un coup, de telles âmes sont exceptionnelles. Pour le plus grand nombre, les paysans ne se haussent pas jusque là.
Toutefois, hier, pour les élever au-dessus d'eux-mêmes, ils avaient la foi. Le catéchisme, les sacrements, l'influence et l'autorité du prêtre allumaient un peu l'idéal dans ces âmes asservies au lucre et à la sensualité grossière.
Aujourd'hui, la franc-maçonnerie qui nous opprime a pris à tâche de leur enlever cette lumière. Aussi qu'arrive-t-il? Les nouvelles générations se bestialisent de plus en plus. Les églises villageoises tombent en ruines. Le prêtre, en maints endroits, à peine toléré, se heurte à l'indifférence goguenarde des neuf dixièmes de ses paroissiens. La France s'enlise dans un marécage où flotte le cadavre de ses croyances séculaires. Et les âmes, oiseaux sans ailes, dépérissent dans l'atmosphère de matérialisme qui les enveloppe.
Seigneur, quand donc viendra la délivrance?…
CHAPITRE VII UNE ÉLECTION DANS LES HAUTES-PYRÉNÉES
Dans n'importe quelle province de France, une élection, au suffrage universel, c'est toujours une farce abondante en péripéties bouffonnes. Si l'on y assiste comme spectateur désintéressé, cela fournit déjà pas mal de documents sur les motifs qui influencent «le peuple souverain» dans le choix de ses mandataires. Mais si l'on pénètre dans les coulisses, si l'on met la main aux ficelles qui font gigoter celui-ci et gambader celui- là, si l'on vérifie quels sales cartonnages doublent les décors pompeux que les turlupins de la politique parlementaire offrent à l'admiration badaude des électeurs, on ne garde guère d'illusion sur la portée de cette parade.
Le rideau tombé, les bouts de papier extraits du pot suspect où ils s'entassent, on éprouve un sentiment complexe. Recensant les cabrioles des candidats, l'on a envie de rire. Récapitulant les clapotis bourbeux de la «matière électorale», on a envie de pleurer.
Ah! qui veut conserver de l'optimisme touchant la nature humaine fera bien de ne pas se fourvoyer dans une aventure de ce genre…
Cette guigne m'advint et, par surcroît, ce fut dans les Hautes- Pyrénées, c'est-à-dire dans une contrée où la politique purement alimentaire se manifeste sans aucun voile.
Je n'y allais pas de gaîté de coeur. Venu à Lourdes pour prier et pour écrire un volume sous la protection immédiate de l'Immaculée qui rayonne à la Grotte, je ne me sentais nullement enclin à prendre parti pour l'un quelconque des individus baroques qui sollicitaient les suffrages des montagnards.
Mais des personnes, dont je respecte le caractère et les intentions, m'affirmèrent que l'intérêt de l'Église était en jeu et qu'il importait beaucoup de la servir en cette occasion.
Je n'en fus jamais fort convaincu d'autant que je tiens le suffrage universel pour une des inventions les plus ineptes et les plus malfaisantes à la fois de la démocratie.
— Pourtant, me dis-je, ne fût-ce que pour récolter des exemples à l'appui de mon opinion, il n'y a pas grand inconvénient à étudier de près la façon dont se pratique cette burlesque cuisine.
Ce sont donc quelques unes des notes prises au cours d'une campagne électorale dans l'arrondissement d'Argelès, en 1910, que je développe ci-dessous.
* * * * *
Ah! que l'on était tranquille à Lourdes, en ce mois de février qui précéda l'élection. La petite ville rendue à sa somnolence coutumière, en attendant la période des grands pèlerinages, menait son train-train monotone. La température était si douce qu'il n'était presque jamais besoin d'allumer le feu. Les sommets neigeux des montagnes se découpaient sur un ciel presque toujours clair. Les nuées opiniâtres qui versaient alors des torrents de pluie sur le reste de la France passaient loin de nous. À la Grotte, on était une demi-douzaine au plus pour prier. Les oraisons montaient paisiblement vers la Dame de Bon Conseil avec la flamme des cierges et mêlaient leur murmure au cantique tumultueux du Gave.
Mes journées coulaient heureuses: la messe et la communion de chaque jour, la rédaction de mon livre: _Sous l'étoile du Matin, _de longues stations au pieds de la Mère de miséricorde; parfois une ascension au Jers, au Béou, à l'ermitage de Saint-Savin, vers Cauterets ou Gavarni. Assez rudes ces escalades, mais si fécondes en images splendides! Car les Pyrénées sont plus grandioses en hiver qu'en n'importe quelle saison.
Dans la seconde quinzaine du mois, cette retraite studieuse, ce recueillement sanctifié commencèrent à être troublés.
Un matin débarqua de Paris un personnage du nom de Renaud; il ambitionnait de remplacer dans l'arrondissement le député sortant qui ne se représentait pas.
Il dirigeait le Soleil, journal royaliste qui eut de la valeur à l'époque où Charles Maurras et d'autres lettrés y écrivaient. Sous ce Renaud, il avait fort dégringolé. Il acheva de perdre toute influence quand l'Action Française se fonda.
Le _manager _actuel du Soleil éclipsé espérait peut-être, s'il se faisait élire, donner un regain de vogue à sa feuille. Peut- être d'autres calculs s'ajoutaient-ils à celui là. En tout cas, ses chances de réussite étaient fort problématiques car nul ne le connaissait dans la région. De plus, son étiquette de royaliste devait plutôt le desservir étant donné que les paysans, portés, comme ailleurs, à se soumettre au parti qui tient le pouvoir, gardaient, en leur tréfonds, de la tendresse pour l'Empire.
Ce n'étaient pas les qualités personnelles qui pouvaient l'aider à surmonter ces difficultés. Esprit étroit et d'une culture moins que médiocre, dépourvu d'éloquence, vaniteux jusqu'au ridicule, cassant et désagréable, si infatué de son propre jugement qu'il rejetait, sans examen, tout avis contrariant ses préjugés et ses parti-pris, voilà succinctement son portrait au moral. Son physique ne rachetait pas ces défauts: le poil jaunâtre, la figure anguleuse, tiraillée de tics nerveux, les yeux bleu-trouble entre des paupières rouges, un long corps mal bâti, une démarche en soubresauts, une voix tantôt criarde, tantôt engloutie dans des cavernes sans écho — bref, l'ensemble le plus déplaisant qui se puisse concevoir.
Il débuta par une maladresse en s'abouchant avec une vaste barbe, rédactrice à Lourdes, depuis quelques années, d'un papier hebdomadaire qui s'était donné pour tâche à peu près unique de fronder, sans répit, tous les faits, gestes, pas démarches et discours de l'Évêque. Cela, bien entendu, au nom d'un catholicisme épuré.
Quelques gens de bon sens donnèrent à M. Renaud des conseils judicieux sur sa candidature éventuelle. Ceux qui connaissaient le pays l'avertirent qu'ici — comme malheureusement dans toute la France — les catholiques étaient fort divisés sur le terrain politique et qu'il serait ardu de les unir, ainsi qu'il en témoignait l'intention.
Mais lui, sans les écouter: — J'ai un plan infaillible, déclara- t-il.
Puis il reprit le train et l'on n'entendit plus parler de lui jusqu'à la fin de mars.
Sur ces entrefaites, un autre candidat fit son apparition. Celui- là était un agréable zéro, un tel néant qu'au regard de lui la nullité prétentieuse de Renaud offrait presque une certaine consistance.
C'était M. Paul Dupuy, fils cadet de Jean Dupuy, pour lors ministre de je ne sais plus quoi et sénateur de la région.
Il avait vingt-six ans. On dit que sa jeunesse s'était dépensée en godailles excessives et que son papa, las de remplir un panier constamment percé, lui avait donné à choisir entre un conseil judiciaire et un siège de député.
Je ne sais pas si la chose est exacte. Mais ce qu'il y a de certain, c'est que Paul Dupuy était incapable de prononcer trois phrases de suite sans bafouiller. On lui fit apprendre par coeur un vague discours qu'il débita, tant bien que mal, dans toutes les réunions. Interrompu, interrogé, il se mettait à rire, puis reprenait tranquillement sa phrase à l'endroit où on lui avait coupé la parole.
Au physique, l'aspect d'un petit jeune homme bien pommadé, l'élégance du premier commis d'un grand bazar dans une ville de province.
Mais il avait pour lui, outre ce père très riche et très influent parmi la radicaille, la franc-maçonnerie, les sionistes, l'administration, tous les faméliques qui guettaient quelques reliefs de l'assiette au beurre, et un agent électoral très expert dans l'art d'extraire de l'urne une tête de bois, une savate, un pantin à ressort, bref n'importe quel outil commode à manier pour les meneurs du Bloc.
Tels étaient les adversaires en présence. Nous allons maintenant les voir à l'oeuvre (Il y avait aussi parmi les tenants de Paul Dupuy un certain nombre de libéraux tremblants qui se figuraient que s'ils marquaient de l'hostilité au régime, la Maçonnerie en profiterait pour faire interdire les pèlerinages. Erreur totale, comme on le verra).
Je ne puis ni ne veux tout dire des dessous de cette élection. Je me contenterai d'en montrer le côté anecdotique. Et je crois que cela sera suffisant pour renseigner les personnes — de plus en plus nombreuses — qui commencent à prendre en dégoût tout régime basé sur le principe du suffrage universel…
* * * * *
Le décor représente la grand'place d'Argelès, un jour de marché. Comme il a plu toute la nuit précédente, une boue épaisse, où se mêlent force détritus et fragments de légumes, enduit le pavé rocailleux. Des montagnards coiffés du béret pyrénéen, des Espagnols couleur pain d'épices, venus des villages de l'autre versant, s'interpellent en un patois rude dont il est impossible de comprendre un mot. Des attelages de boeufs, traînant des chariots aux roues massives, encombrent la chaussée. De petits cochons roses, tachés de noir, vaguent en liberté, grognent belliqueusement contre qui les bouscule, fouillent la fange d'un groin avide. Des vieilles femmes, juchées à califourchon sur des mulets ou des ânes, poussent des cris suraigus pour qu'on les laisse passer.