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Au pays des lys noirs: Souvenirs de jeunesse et d'âge mûr

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À travers cette foule, nous sommes trois qui escortons le déplorable Renaud, venu là pour faire de la popularité. Nous arpentons la place de long en large et notre candidat se disloque le bras à saluer jusqu'à terre tous ceux que nous croisons.

Un peu plus loin, Paul Dupuy, flanqué de son état-major, se livre au même exercice.

Il paraît que cette démonstration a pour but de prouver aux électeurs combien on les révère et quel cas énorme on fait de leur suffrage. Et puis cette expression d'humble gratitude, ce sourire servile si, par hasard, un passant, ahuri par les salamalecs de ce monsieur si poli, qu'il voit pour la première fois, rend le salut!

Mais la plupart gardent le béret enfoncé jusqu'aux oreilles. Ils lancent des regards méfiants et semblent assez peu se soucier d'entrer en relations avec le solliciteur qui tourne autour d'eux, la bouche débordante de phrases mielleuses et de promesses mirifiques!

Je ne puis m'empêcher de dire à Renaud:

— Je crois que vous perdez votre peine et que vous usez en vain le bord de votre chapeau. Nous aurions dû amener un trombone et un tambour; à force de roulements et couacs, ils auraient piqué la curiosité de ces braves gens. Nous aurions fait former le cercle: Vous vous seriez mis au milieu et vous y auriez été de votre boniment. Voulez-vous que je me mette en quête de musiciens?

Renaud, qui n'entend pas du tout la plaisanterie, me rabroue d'un ton sec. Je rengaine ma proposition et je me contente de suivre en silence. Cependant je ne puis m'empêcher de penser à part moi que le métier de candidat implique pas mal de bassesses et que jamais, sans doute, le despote le plus babylonien n'obtint de ses courtisans les marques de plat dévouement que les quémandeurs de votes prodiguent à leur idole d'un jour: le Peuple souverain.

Puis le souvenir me vient d'une parade du même acabit à laquelle j'assistai à Fontainebleau lors d'une précédente élection. Je suivais l'avenue du chemin de fer lorsque je vis un groupe de deux ou trois personnes qui marchaient devant moi. C'était M. Ouvré, candidat, qui, escorté de ses acolytes, sonnait à toutes les portes sans en passer une seule. Au domestique ou à la bonne venus ouvrir, il glissait sa carte cornée en demandant, d'une voix câline, qu'on la remît avec ses compliments très chauds, au maître de la maison. Ensuite il ployait l'échine devant le serviteur ébahi par toutes ces politesses, et poursuivait le cours de ses exercices.

— Il faut admettre, me dis-je, que, dans les Pyrénées comme en Seine-et-Marne, l'électeur aime à être flagorné. Tous les quatre ans, il goûte, pendant quelques semaines, la volupté de tenir à sa merci une sorte de mendiant qu'il peut lanterner, brusquer, bafouer sans en recevoir autre chose que des sourires approbateurs et des témoignages de soumission. Il est vrai qu'une fois l'élection terminée, ce sera son tour de s'évertuer à conquérir la bienveillance de son représentant dans la parlote méphitique qui tient ses assises au Palais Bourbeux…

Comme je méditais de la sorte, un vieux paysan s'approcha, tira Renaud par la manche et lui fourra sous le nez une liasse de papiers malpropres que timbrait l'effigie de Marianne. Difficilement, en un français approximatif, et truffé de mots de patois, il expliqua qu'il avait un procès, pour héritage, perdu en première instance et en appel, pendant en cassation. Il exigeait que l'infortuné candidat prît connaissance des pièces sur l'heure et s'occupât, sans désemparer, de lui faire rendre justice.

Renaud était au supplice. Il essaya de quelques phrases amicalement dilatoires. Puis il tenta de s'esquiver. Mais l'autre se cramponnait, exigeait qu'on lui donnât sur l'heure un gage qu'on s'occuperait de son affaire. Il promettait en retour de voter et de faire voter son gendre et ses trois fils pour celui qui lui obtiendrait gain de cause. J'ai su qu'il avait relancé de la même façon Dupuy junior et son comité.

Nous ne réussîmes à lui échapper qu'en nous réfugiant dans la maison d'un de nos partisans chez qui nous devions rencontrer quelques «influences» qui disposaient d'un certain nombre de votes et qui désiraient nous les céder au plus juste prix.

* * * * *

Qu'on n'aille pas s'imaginer que j'exagère quand je parle de négoce. Dans les Hautes-Pyrénées, le trafic des votes se pratique ouvertement sans qu'on emploie ces euphémismes et ces circonlocutions par où, ailleurs, on tente d'atténuer le cynisme du procédé.

Pour les Bigourdans, un suffrage, cela se vend comme une botte de poireaux ou une douzaine d'oeufs.

Nous en eûmes de suite la preuve car, après quelques phrases de préambule, un des personnages qui nous attendait pour nous offrir son appui, nous exhiba une liste de ses feudataires.

— Voilà, nous dit-il, ce sont presque toutes les voix de trois villages — il nous les nomma — je vous les laisserai à trente sous, l'une dans l'autre. L… (C'était l'agent de Dupuy) ne m'en donne que vingt-cinq. Il dépend de vous d'avoir la préférence…

Ces moeurs électorales s'expliquent. Les trois quarts de l'arrondissement sont dans la montagne. Or la montagne ne rapporte guère surtout dans les villages situés à plus de huit cents mètres de hauteur. Depuis bien des années, les paysans, voués à la gêne, ont coutume de vivre de l'étranger; leurs revenus, ce sont les baigneurs de Cauterets, de Saint-Sauveur, de Barèges qui les leur fournissent; ce sont aussi les touristes de Gavarni et du Vignemale; ce sont encore les candidats à la députation.

La chose est tellement admise, les bénéfices d'une élection sont si parfaitement escomptés qu'une des préoccupations des électeurs c'est de faire durer la pluie d'or. Je me rappelle l'exclamation joyeuse d'un Lourdais lorsqu'on apprit qu'il y avait ballottage: - - Quelle chance, je vais gagner encore quelques louis!…

Cela signifiait que, vu la péripétie, il se préparait à vendre son vote une seconde fois — et le plus cher possible.

Autre exemple typique: le village d'A…, perché à quinze cents mètres dans un massif granitique à l'est de Cauterets, était d'un abord très difficile. On n'y parvenait que par un sentier en casse-cou, bordé de roches abruptes et de précipices. Il était tout à fait impossible aux autos de s'y risquer.

Or les habitants enviaient fort la bonne fortune de leurs voisins qui possédaient un casino, des sources thermales et une belle route en lacets parcourue par un tramway électrique.

— Nous aussi, disaient-ils, nous avons de l'eau sulfureuse, des points de vue renommés, des hôtels qui ne demandent qu'à s'agrandir. Il ne nous manque qu'un chemin praticable aux voitures… Mais la commune est pauvre et il nous faudrait de l'argent pour le construire.

Des demandes de subvention au conseil général et au ministère des travaux publics n'avaient pas été accueillies.

Mais les candidats à la députation étaient là et l'on pourrait peut-être leur soutirer une somme suffisante pour commencer les travaux.

Du moins c'est ce que se dirent les fortes têtes du pays. Une députation fut envoyée à Renaud et lui demanda tranquillement quatre mille francs; moyennant quoi tout le village s'engageait à voter pour lui.

Renaud se déroba non sans peine; mais, une fois, par hasard, il eut inspiration assez subtile: — Je ne puis pas grand-chose, dit- il aux délégués, étant de l'opposition, mais M. Dupuy qui est au mieux avec le gouvernement vous obtiendra une subvention et tout d'abord vous versera sans doute de sa poche la somme qui vous est immédiatement nécessaire. Allez donc le trouver. Si vous échouez et que je sois élu, alors je vous viendrai en aide.

Les montagnards ne se le firent pas répéter. Ils s'amenèrent auprès de Dupuy et, naïvement, lui dirent qu'ils étaient envoyés par Renaud pour lui réclamer les quatre mille francs en question. Le jeune blocard, mis en méfiance par ses agents qui flairaient un piège de l'adversaire, comprit que s'il s'exécutait, cette largesse pourrait servir, par la suite, à prétexter une demande d'invalidation.

Il refusa. Malheureusement, il était seul au moment où les solliciteurs l'abordèrent. Il ne sut pas atténuer leur désappointement par quelques promesses enveloppées de phrases bénisseuses et lénitives. Il les envoya promener rudement et ne se priva même pas d'assaisonner sa rebuffade de quelques épithètes désobligeantes.

Furieux et humiliés, les montagnards se retirèrent en jurant qu'ils lui feraient payer cher sa grossièreté.

De fait, au premier tour de scrutin comme au ballottage, ils votèrent en majorité pour Renaud.

D'autres se montraient moins exigeants. Tel l'adjoint d'un village de la plaine situé à une quinzaine de kilomètres de Lourdes, sur la route de Bagnère. Celui-là, prévenu que nous devions tenir une réunion dans sa commune, vint au devant de nous afin de nous «taper» avant que ses concitoyens fussent mis à même de nous dévaliser.

Il arrêta l'auto, se nomma, fit connaître sa qualité. Puis, affirmant qu'il disposait d'une vingtaine de voix: sa famille, ses débiteurs, ses valets, il nous les offrit à condition qu'on lui achèterait une paire de boeufs.

On se garda bien de lui répondre par une fin de non-recevoir. Seulement on ne lui remit qu'un acompte de cinquante francs en lui promettant qu'il toucherait le reste de la somme après l'élection. J'ai su qu'il avait fait la même demande à l'agent de Dupuy et qu'il avait obtenu cent francs aux mêmes conditions.

D'ailleurs rien n'était plus cocasse que l'éclectisme de tous ces électeurs. Ils s'inquiétaient fort peu de s'enquérir de l'opinion que représentait le candidat. Aux réunions c'est à peine s'ils écoutaient les discours. Chacun d'eux calculait à part soi le profit qu'il pourrait tirer de la circonstance et guettait le moment de prendre à part l'un de nous pour lui extirper quelque monnaie. Ils estimaient que l'argent était bon à empocher d'où qu'il vînt. Quant à leurs convictions politiques, ils votaient d'après des intérêts locaux qui n'avaient rien à voir avec l'intérêt général. Il y eut même une commune, largement arrosée par Dupuy comme par Renaud, où, le jour du scrutin, personne ne se présenta pour voter: cela leur était tellement égal! Le maire et le maître d'école rédigèrent un procès-verbal de fantaisie, où afin de se réconcilier l'administration, ils attribuèrent la majorité à Dupuy.

Enfin dans beaucoup de villages, dès qu'une réunion était annoncée, on plaçait une vedette sur la route qui signalait l'approche de l'un ou l'autre candidat. Aussitôt, suivant le cas, l'on déployait, entre deux arbres, une bande de calicot portant imprimés en grosses lettres ces mots: _Vive Dupuy! ou Vive Renaud!_ Puis les jeunes gens de l'endroit, sonnant du clairon, battant du tambour, faisant flotter un drapeau tricolore, venaient à notre rencontre. Suivaient deux ou trois mioches porteurs de bouquets. Et cette manifestation spontanée de la faveur populaire coûtait dix francs.

La chose était si bien entendue comme cela que nous tenions la pièce prête d'avance…

Parfois la réunion avait lieu dans un cabaret. Ceci amenait alors des incidents drolatiques. Ainsi, nous étions arrivés au village de G… à l'improviste. Le maire, tenancier d'un des deux estaminets du pays, était absent. Nous allons à l'autre. Comme c'était la coutume, nous faisons servir une dizaine de litres de vin à quatorze sous. Puis Renaud débite sa harangue devant quatre podagres et un sourd-muet; et nous retournons à Lourdes après avoir laissé vingt francs pour la consommation (Le plus terrible, c'est qu'il fallait trinquer. Le vin noir qu'on nous versait était copieusement frelaté. Il corrodait l'estomac comme si l'on eût avalé du vitriol.)

Le soir, vers dix heures, nous finissions de dîner quand le garçon nous prévient que le maire de G… était là, demandant à nous parler. On le fait entrer, on l'assied, on lui entonne du punch et on lui demande, avec déférence, ce qu'il désire.

Alors, d'un grand sang-froid, il nous explique que s'il avait été là lors de notre passage, nous serions sûrement allés chez lui, et qu'ayant raté cette occasion de gagner vingt francs, il venait chercher le louis auquel il estimait avoir droit.

Dès qu'on le lui eut donné, accompagné de quelques plaisanteries qui le laissèrent impassible, il repartit sans même remercier. C'était son dû qu'il venait toucher, voilà tout.

Notez qu'il tombait un pluie mêlée de neige et que de G… à Lourdes il y a douze kilomètres à couvrir par des chemins de montagne tellement atroces que, l'après-midi, nous avions été obligés de laisser l'auto en arrière et de grimper, près de mille mètres, dans une boue opaque où nous enfoncions jusqu'à mi-jambe.

N'importe, le digne maire s'enfila six lieues dans ces conditions et en pleine nuit pluvieuse pour gagner vingt francs. Il aurait été vraiment cruel de les lui refuser…

Dans les villes: Lourdes, Argelès, Cauterets, Luz, la vénalité des électeurs s'affichait peut-être un peu moins crûment; et puis il y avait, tout de même, un certain nombre de convaincus qui ne mettaient pas leur vote à l'encan.

Mais ceux-là, Renaud trouva le moyen de se les aliéner pour la plupart.

J'ai dit plus haut que lorsque nous lui avions soumis quelques observations sur la difficulté d'être élu dans un arrondissement où les catholiques étaient fort divisés, il nous avait répondu qu'il possédait un moyen sûr de se concilier tous les suffrages.

Or voici ce qu'il imagina.

D'abord, il lui fallait se faire pardonner sa qualité de directeur d'un journal royaliste qui indisposait les ralliés, les bonapartistes et les démocrates fort nombreux parmi les catholiques militants de la région.

Rien de plus simple: il mit son drapeau dans sa poche et déclara textuellement qu'il y avait en lui deux personnes: un royaliste, laissé à Paris et dont il demandait ingénument qu'il ne fût pas question; un «représentant de la catholicité mondiale» (sic) qui brûlait de zèle pour l'Église en général et pour les intérêts de la Grotte en particulier.

C'était là un _distinguo _peu facile à faire accepter. Aussi on ne l'accepta point. Les blocards et francs-maçons ne cessèrent, comme s'il n'avait rien dit, de le dénoncer comme royaliste honteux. Les catholiques appartenant à d'autres partis que le sien estimèrent que ce dédoublement provisoire ne leur fournirait aucune garantie. En outre, ils craignaient de faire suspecter la sincérité de leurs propres convictions, s'ils votaient pour lui.

Enfin maints royalistes s'offusquèrent de le voir renier en paroles, ne fût-ce que pour un mois, l'opinion qu'il soutenait dans son journal. Ils jugèrent peu digne cette façon de déposer, comme une valise à la consigne d'une gare, les principes et les idées qu'ils défendaient ailleurs comme seuls aptes à régénérer la France.

Résultat: au jour du scrutin, beaucoup s'abstinrent ou votèrent à bulletin blanc.

À Lourdes, notamment ceux qui lui octroyèrent leur suffrage, le firent soit parce qu'ils partageaient les animosités et les rancunes de la barbe solennelle qui combattait l'Évêque dans la feuille de chou dont j'ai parlé, soit parce qu'ils étaient partisans des membres de l'ancien conseil municipal dégommés récemment. Ces derniers pensaient se servir de Renaud pour reconquérir de l'influence en travaillant à son élection. En cas de réussite, ils comptaient bien s'appuyer sur ce premier succès pour ressaisir leurs sièges. C'est pourquoi ils entrèrent presque tous dans le comité du «catholique mondial».

Ces rivalités, ces ambitions, ces intérêts contradictoires, ces convictions froissées ne permettaient guère d'augurer le succès.

Renaud acheva de compromettre ses chances par une gaffe formidable — et plus qu'une gaffe — qui lui aliéna définitivement une bonne partie du clergé ainsi que les chrétiens désintéressés qui, aimant la Sainte Vierge avec abnégation, mettent sa gloire bien au-dessus de toutes les vilenies et de tous les calculs dont on est obsédé sitôt qu'on sort du domaine immédiat de la Grotte.

Donc, notre désolant candidat résolut de se concilier les femmes de Lourdes. Il les convoqua à une réunion où il leur exposerait le vrai moyen de sauvegarder la Grotte et d'en assurer la prospérité. Ayant jugé l'individu à sa valeur, nous n'étions pas sans inquiétudes sur ses projets. Mais nous eûmes beau lui demander quels arguments il entendait développer devant ses auditrices, il refusa de nous les révéler et se contenta de nous affirmer que sa dialectique serait irrésistible.

Attirées par la curiosité, les dames influentes de la ville vinrent en assez grand nombre. Pour commencer, Renaud leur fit distribuer des fleurs. Dans sa pensée, cette galanterie devait être irrésistible. Or elle ne contribua qu'à le rendre un peu plus ridicule. Quand il prit la parole, les trois quarts de l'assistance se moquaient de lui. Mais elles ne tardèrent pas à se fâcher.

Il y avait de quoi: en effet Renaud leur exposa que s'il était élu, il s'occuperait aussitôt d'enlever à l'évêque l'administration des biens de la Grotte. Ensuite il fonderait une société qui capitaliserait les sommes considérables versées par les pèlerins. Puis elle émettrait des actions qui, certes, vu la vogue du pèlerinage, seraient tout de suite très haut cotées et fourniraient de gros dividendes aux preneurs.

Renaud s'attendait à des acclamations. Aussi fut-il fort surpris quand il s'aperçut à quel point il avait fait fausse route. Les femmes ne le huèrent point, parce qu'elles étaient fort bien élevées. Mais elles gardèrent un silence glacial quand le malheureux, s'enfonçant de plus en plus, les pria d'exposer à leurs proches les avantages de sa combinaison.

Dehors, leur indignation éclata. Faisant presque toutes partie de l'Hospitalité, elles donnaient leur temps, leurs forces, leur argent sans compter, heureuses de servir la Vierge, d'assister les malades et les pauvres pour l'amour de Dieu. Jamais il ne leur serait venu à l'esprit de monnayer leur dévouement.

Que valait donc ce soi-disant catholique qui, plus sordide qu'un Juif, ne voyait dans les merveilles de foi, d'espérance et de charité dont la Grotte est le sanctuaire, qu'un prétexte à spéculations de bourse et qu'un moyen séduisant de faire fortune?

Telle était l'aberration de Renaud qu'il ne voulut jamais comprendre qu'il s'était coulé dans l'opinion des chrétiens sincères par sa méconnaissance des mobiles d'ordre surnaturel qui déterminent les hospitaliers de Lourdes et par les malpropres appétits de lucre que dénonçait son discours.

* * * * *

J'en ai dit assez. Il est, je pense, démontré, qu'à Lourdes comme ailleurs, le fonctionnement du suffrage universel ne produit que des trafics, des intrigues et des capitulations de conscience bons à écoeurer quiconque garde le souci de sa propreté morale.

L'ennui d'être forcé, malgré moi, d'assister à cette comédie fangeuse n'était compensé que par le plaisir d'explorer la montagne au hasard des réunions électorales et d'y admirer d'incomparables sites. Il y eut aussi quelques expéditions amusantes.

Celle-ci par exemple.

Un soir que nous étions à Argelès, en train de prendre du thé, après une fatigante tournée dans la montagne, un personnage mystérieux fut introduit qui se dit délégué par un groupe radical de Tarbes. On lui demanda ce qu'il désirait. Alors il nous expliqua que ses amis ayant des raisons d'entraver la candidature de Dupuy, nous proposaient des armes contre lui.

Quelles raisons? demandons-nous?

Il ne consentit pas à les donner nettement. À travers les explications confuses qu'il bégaya, nous comprîmes cependant que Dupuy père les avait désobligés et qu'ils cherchaient à se venger en jouant quelque mauvais tour à son fils.

Et comment pouvions-nous les y aider?

Voici: ses amis avaient rédigé un texte flétrissant, au nom des «immortels principes», certaines manigances de la famille Dupuy. Ils nous le confieraient, nous le ferions imprimer et afficher et cela pourrait enlever des votes à notre adversaire.

Après délibération, nous acceptons cette alliance occulte. L'envoyé nous remet alors une déclaration composée sur la machine à écrire et où la famille Dupuy était accusée de divers méfaits plus ou moins saugrenus tels que celui de pactiser en secret avec la réaction. La diatribe se terminait par une adjuration aux électeurs républicains de s'abstenir et était signée: Un groupe de radicaux sincères.

Puis l'envoyé se retira après nous avoir fait remarquer que, pour que l'authenticité du document ne fût pas suspectée, il nous fallait en user de façon à ne pas laisser soupçonner que nous nous en faisions les propagateurs.

Il avait raison. Aussi prîmes-nous le parti de le faire imprimer à Pau, car à Lourdes ou à Argelès, la manoeuvre aurait été aussitôt démasquée. Pour l'affichage nous opérerions de nuit, nous-mêmes, afin de ne mettre aucun afficheur professionnel dans le secret.

La manoeuvre ainsi conçue, je partis le lendemain matin pour Pau; l'affiche y fut imprimée en quelques heures, et tirée à plusieurs centaines d'exemplaires. Je rapportai le paquet le soir à Lourdes.

Mais pourquoi ces radicaux dissidents refusaient-ils de réprouver ostensiblement les Dupuy?

Ah! c'est que, comme me l'expliqua, par la suite, l'un d'eux qui avait pris part au complot, ils voulaient bien nuire à leurs coreligionnaires politiques mais ils se souciaient fort peu de s'exposer à des représailles.

Restait l'affichage. Pour que la chose réussît, il fallait opérer en une seule nuit et encore ne pouvions-nous étendre l'affichage à toutes les communes de l'arrondissement car si l'on mettait trop de gens dans le secret, fatalement notre entente avec les rédacteurs du papier serait divulguée.

Tout s'arrangea. Des amis sûrs se chargèrent de tapisser les murailles de Lourdes, d'Argelès et de Cauterets. Pour le reste, nous nous concertâmes, l'avoué R…, un patron d'hôtel nommé L… et moi. L'avant-veille du scrutin, nous partirions de Lourdes, dans une grande limousine où nous chargerions nos pots à colle, le ballot d'affiches et des pinceaux. Nous serions vêtus de blouses et coiffés de vagues casquettes. En partant à 9 heures du soir et en y mettant de l'activité nous pouvions avoir terminé à l'aube: il y aurait des affiches à Saint-Pé, à Pierrefitte, à Luz, à Saint Sauveur et dans plusieurs villages de la rive droite du Gave.

Ainsi fut fait. Comme renfort, je m'étais adjoint Pierre, le domestique de la maison où je logeais. C'était un garçon discret et dégourdi dont l'aide nous serait utile.

Nous commençons par Saint-Pé. Nous nous étions partagé la besogne de la manière suivante: en entrant dans chaque bourgade nous prenions R… et moi le côté droit de la rue principale, L…, et Pierre, le côté gauche et nous collions nos affiches dans tous les endroits propices.

De Saint-Pé, qui est dans la plaine, nous regagnons Lourdes en quatrième vitesse; nous contournons la ville pour ne pas être reconnus et nous filons tout droit sur Pierrefitte où nous renouvelons la manoeuvre. La chose allait fort rapidement: je n'aurais pas cru que le métier d'afficheur était aussi facile à exercer.

De Pierrefitte nous couvrons, à grande allure, les onze kilomètres de la route qui monte à Luz.

De Luz nous nous rendons à Saint-Sauveur. Nulle part nous ne fûmes dérangés: personne dans les rues — les montagnards se couchent de bonne heure — tout dormait sauf quelques chiens vigilants dont les abois furieux ne réussirent pas à donner l'alarme.

Le plus gros de la besogne était fait; mais le violent exercice auquel nous venions de nous livrer nous avait ouvert l'appétit. Heureusement L…, homme de prévoyance, avait emporté un vaste panier contenant des volailles froides, des sandwichs au roastbeef, plusieurs bouteilles de vieux vin et une fiole pleine de café très fort.

En descendant de Luz, nous décidons de faire collation. Nous nous arrêtons sur un pont franchissant un gouffre au fond duquel le Gave écumait en grondant. Il était trois heures du matin.

Le repas fut délicieux: éclairés par une lampe à acétylène au plafond de la limousine, nous dévorions et nous trinquions en échangeant des propos dépourvus de mélancolie. Bien entendu le chauffeur avait part au festin: c'était un personnage jovial, très expert dans son art. De plus, étranger au pays, bien payé, cette randonnée nocturne l'amusait beaucoup.

Pour terminer, nous suivîmes, ainsi qu'il était convenu, la rive droite du Gave. À quatre heures et demie, nous collions nos dernières affiches sur les murs de Lugagnan et comme cinq heures sonnaient à la basilique, nous rentrions à Lourdes où nous nous séparâmes pour aller prendre un repos bien gagné.

* * * * *

Or, malgré cette affiche de la dernière heure, au scrutin de ballottage, Dupuy fut élu à une majorité formidable.

Dès le début de la campagne, j'avais prévu ce résultat car je connaissais l'esprit du pays; puis il ne m'avait pas fallu longtemps pour constater l'insuffisance de Renaud. Ses imaginations burlesques, ses gaffes et surtout cette odieuse bêtise de vouloir mettre la Grotte en actions avaient achevé de le discréditer.

Y a-t-il une moralité à tirer de cette mésaventure?

Assurément celle-ci: on ne saurait en vouloir aux électeurs qui votent selon leurs intérêts les plus immédiats. Ce faisant, ils assurent leur tranquillité, parfois leur gagne-pain.

Agir autrement ce serait se conduire en héros. Et peu d'hommes, surtout en notre temps de matérialisme plat, sont capables d'héroïsme.

Tant que le suffrage universel fonctionnera, tant que notre pays subira l'absurde principe de l'égalité politique et la tyrannie d'une administration centralisée à outrance, il en ira de même.

Toujours des paysans, qui font le grand nombre, voteront pour le pouvoir quel qu'il soit. Aussi est-ce nourrir une chimère que de croire qu'on améliorera le régime en modifiant les conditions du vote.

Ce n'est point pour des harangues, des affiches et des scrutins qu'on renversera l'équipe de malfaiteurs qui oppriment et dévalisent la France sous prétexte de République. Seul un maître, soutenu par les honnêtes gens, par les patriotes qui veulent guérir de cette maladie infectieuse: l'esprit de la Révolution, peut les réduire à l'impuissance.

Le coup de force: il n'y a pas d'autre moyen de salut…

NOTE

Comme je l'ai dit, dans l'arrondissement d'Argelès, la préoccupation qui domine force électeurs c'est d'assurer le maintien des pèlerinages. Beaucoup de ceux qui donnèrent la majorité à Dupuy invoquaient cette excuse: le jeune homme étant appuyé par le gouvernement, et ayant déclaré, tant qu'on voulait, qu'il défendrait la Grotte, il était habile de voter pour lui.

Or je crois que c'est là un calcul sans portée. En effet ce qui empêche l'interdiction des pèlerinages, c'est l'intérêt pécuniaire: les cinq cent mille pèlerins qui viennent chaque année à Lourdes y laissent énormément d'argent dont bénéficient les Compagnies de chemin de fer, les hôteliers, les commerçants de tout genre, les paysans qui approvisionnent la ville. D'autre part, les terrains ont acquis une plus-value très forte; on bâtit sans cesse et des sociétés financières, dont le Crédit foncier, en tirent des profits considérables.

C'est pour ces raisons très prosaïques que le gouvernement ne ferme pas la Grotte malgré les objurgations de la franc- maçonnerie.

Si donc l'arrondissement élisait un député de l'opposition, rien ne serait changé, celui-ci fût-il plus réactionnaire que feu Blanc de Saint-Bonnet.

Il y aurait à la Chambre un bavard ou un muet de plus. Et voilà tout.

CHAPITRE VIII SOUFFLEURS DE BULLES, NOCTAMBULES, SOMNAMBULES

Revenons un peu sur la période littéraire dont j'ai donné une esquisse au premier chapitre de ce livre. Elle mérite de retenir l'attention parce qu'elle révèle un état d'esprit assez semblable à celui qui, à la même époque, prédominait chez un grand nombre de théoriciens: sociologues et politiques. Je veux dire l'individualisme.

En somme, l'individualisme étant une doctrine stérile, n'impliquant guère que des négations et des mouvements de révolte contre les doctrines traditionnelles qui, seules, peuvent maintenir l'union entre concitoyens, en le préconisant, en nous efforçant de l'appliquer dans nos oeuvres, nous ajoutions au désordre et à l'incohérence dont souffrait, dont souffre encore notre pays.

Nous ne pouvions guère être rendus responsables de cette anarchie. En effet, notre formation d'art s'était faite, en grande partie, par le romantisme, c'est-à-dire par une littérature qui exalte le sentiment et la passion au détriment de la raison, l'outrance au détriment de l'équilibre. Élevés, pour la plupart, sans croyances religieuses, nous ignorions ce sens de l'ordre spirituel et moral que l'Église inculque à ses fidèles en leur fournissant le frein unique contre les écarts de la nature humaine. Les idées fausses dont la Révolution frelata les intelligences pendant tout le cours du dix-neuvième siècle nous tenaient en garde contre les bienfaits de l'ordre matériel représenté par la Monarchie. L'alliance salutaire de celle-ci avec l'Église ne nous représentait qu'un intolérable despotisme. L'histoire antérieure à 89, nous l'avions apprise chez des sectaires qui ne cherchaient dans les institutions du passé qu'un prétexte à déclamations erronées ou des tares, plus ou moins fictives, pour motiver leurs rancunes et leur haines. Au point de vue scientifique, les hypothèses fragiles du déterminisme nous avaient été données pour des certitudes. De ce fait, beaucoup d'entre nous en étaient devenus follement fatalistes. Enfin, les métaphysiques allemandes, soit les sophismes troubles d'Hegel, soit les mornes aphorismes de Schopenhauer, soit la mégalomanie de Nietzsche empoisonnaient bien des cerveaux. D'autres s'étaient imbus d'occultisme ou de panthéisme.

Le tout formait un amas de doctrines contradictoires, une atmosphère de nuées fuligineuses où nous tâtonnions parmi les sursauts de l'imagination et les caprices de l'instinct.

Ajoutez l'invasion des barbares dans la littérature. Il y eut quelques années où la France littéraire parut oublier que c'était elle qui avait instruit, dégrossi quelque peu ces Scandinaves, ces Teutons, ces Slaves dont on prétendait nous imposer les divagations comme des modèles de style et de pensée fort supérieurs à ceux que fournissait l'art classique. On nous proposa de nous mettre à l'école chez Ibsen, Tolstoï, Novalis, Jean-Paul Richter, que sais-je?

D'autre part force étrangers, installés chez nous depuis peu, se mettaient à publier dans notre langue. Et ces métèques s'acharnaient à bouleverser notre syntaxe et notre prosodie.

Les Juifs, qui portent avec eux tous les ferments de destruction et de corruption, jouèrent un rôle considérable dans cet assaut donné à notre esthétique.

Et la France, éprise soudain de cosmopolitisme, engourdie par l'opium démocratique, laissa ces bandes suspectes, issues de ghettos puants, la circonvenir. Elle souffrit les insultes du Juif Nordau, les monitions outrecuidantes du Juif Brandès. Les poètes assistèrent, sans empoigner le sifflet, aux controverses du Juif Kahn et de la Juive Krysinska qui se disputèrent le mérite (?) d'avoir inventé un nouveau vers libre où toutes les règles étaient piétinées avec désinvolture.

Ce furent des Juifs également qui propagèrent tout d'abord les théories anarchistes et qui se firent les apologistes des poèmes rédigés en un charabia des plus obscurs où Stéphane Mallarmé dépensait sa névrose.

Ceux-là, les frères Natanson, venus de Varsovie, fondèrent la Revue blanche où collaboraient, avec quelques Français dévoyés, diverses tribus hébraïques. Les Bernard Lazare, les Cohen, les Blum, les Cahen, les Bloch, les Ular y pullulaient, s'y livraient à des acrobaties de style et de pensée que quelques naïfs et un certain nombre de détraqués s'empressaient d'imiter.

Henri de Bruchard, dans ses incisifs _Petits Mémoires du temps de la Ligue, _a fort bien décrit ce milieu. Il a croqué sur le vif «ces juifs boursiers, assoiffés de boulevard, portant dans les lettres, avec de fausses apparences de mécénat, ce goût malsain de parodier et de parader qui est le propre de leur nation haïssable, et traînant derrière eux toute une équipe de ghetto dont ils infligèrent le style, les images, les dégénérescences à une jeunesse sans guides, sans appui, que l'anarchie littéraire attirait en réaction des bassesses et des médiocrités de la salonnaille opportuniste. En réalité, la meilleure part du labeur fourni par les revues de jeunes aboutissait à cette officine où les esthètes coudoyaient les usuriers, les peintres impressionnistes, les lanceurs de bombes, où se tutoyaient et s'associaient bookmakers et auteurs dramatiques».

De Bruchard donne ensuite une peinture fort amusante et fort exacte du salon des Natanson: «Chaque jour ils semblaient couvrir d'un mauvais vernis boulevardier la crasse importée du Ghetto de Varsovie. Ne s'avisaient-ils pas de protéger les peintres? On devine, par exemple, quelle peinture était exaltée par ces affolés de modernisme. Ils se lançaient aussi dans leur monde et s'avisèrent de donner des soirées. Ce fut même assez comique.

«Évidemment on ne pouvait avoir d'emblée l'élite parisienne. Aussi se contentait-on chez les Natanson de la famille Mirbeau, de Clemenceau, de Marcel Prévost. Puis, pour faire nombre, quelques gens de lettres et obligatoirement les collaborateurs de la revue.

«Dans les salons rôdait le vieux père Natanson, sournois et méfiant, qui songeait à son ghetto et qui se rappelait l'échoppe d'autrefois, le quartier malpropre, refuge de toute sa vie…

«Paris s'amusa fort des glorioles que les Natanson affichaient. Dès leur second bal, la Pologne délégua tous ses juifs, traducteurs de romans étrangers, rédacteurs d'agences de presse tripliciennes, correspondants des gazettes sémitiques du monde entier. Puis apparut l'armée des traducteurs. Une invasion d'Anglais, d'Américains, de Suédois, de Danois, d'Allemands tomba sur nos libraires. Dans la presse, c'était l'âpre concurrence des petits juifs si humbles la veille, la monopolisation du théâtre, le boycottage pour tout ce qui portait un nom français…»

Malgré son dreyfusisme militant, malgré l'appui que lui donnaient maintes juiveries influentes, la Revue blanche périclita. Ses fondateurs, ayant subi des revers à la Bourse, en cessèrent la publication et cédèrent leurs abonnés à l'un de leurs compatriotes le Juif Finckelhaus dit Jean Finot qui se vantait d'avoir pour lectrices de sa Revue «toutes les têtes couronnées».

* * * * *

Toutefois dans ce tohu-bohu de déclamations anarchistes et de littérature extravagante, quelques uns gardaient le sens de la tradition française et combattaient sans merci les infiltrations du cosmopolitisme.

Ainsi Charles Maurras qui, dès lors, avec une logique implacable et un art consommé, maintenait les droits de la culture gréco- latine. Il soutenait l'école romane et refusait absolument à l'art germanique le droit de rivaliser avec l'hellénisme.

Nous eûmes, tous deux, à cette époque (1891) une polémique assez intéressante. Imprégné de Wagner jusqu'aux moelles, j'avais avancé que les héros de _Niebelungen _valaient bien ceux de l'Iliade et de l'Odyssée. Et je reprochais à Maurras son parti pris en faveur des derniers.

Maurras me répondit (dans la revue l'Ermitage): «Des nombreux adversaires de l'école romane, vous fûtes à peu près le seul à montrer de la courtoisie. Vos discours furent véhéments et je n'y lus aucune injure. Je n'y vis pas la moindre trace de cette basse envie qui enfla tout l'été les moindres ruisseaux du Parnasse. Vous compariez les _Niebelungen _à l'Iliade. Vous osiez opposer Brunehild à Hélène, Siegfrid au valeureux Achille. Vous répandiez sur nos félibres un singulier dédain et vous réussissiez à dire ces blasphèmes dans la prose d'un honnête homme.

«Vous répondre? J'en eus envie. Mais les événements vous répondaient d'eux-mêmes.

«Il y a peu de jours encore, un poète anglais passait le détroit. Ne déclarait-il pas, comme on l'interrogeait sur les époques de la littérature française que la plus brillante était, à son goût, le temps des cours d'amour.

«Et il ajoutait que Swinburne, Morris et Rossetti et lui-même devaient leur science et leur art aux exemples des grandes trouveurs gascons et provençaux…»

Après quelques considérations sur Shakespeare, Maurras ajoutait: «Ceux à qui il convient d'aimer l'art préraphaélite iront visiter les églises de l'Ombrie plutôt que la maison Morris. Ils étudieront l'hellénisme ailleurs que dans le Second Faust et précisément dans les oeuvres où le plus grand génie du Nord est allé, en nécessiteux, recueillir de beaux rythmes et de belles pensées. Si, en effet, on néglige ce qu'il tira de l'art roman, je ne sais trop à quoi se réduit l'art des Barbares. Ou plutôt je le sais pour l'avoir indiqué déjà: il reste aux poètes septentrionaux ce qui peut aussi bien se trouver n'importe où: un sang riche, des nerfs sensibles et du talent. Mais ceci ne se transmet point. C'est la matière des oeuvres d'art. Ce n'en est point la forme. C'est un secret tout personnel et l'on ne s'assimile point de pareils caractères: ils ne s'enseignent pas…»

On sait comment, depuis, Maurras n'a cessé de développer les idées si judicieuses qui nourrissent son esthétique et aussi sa politique. Certes, des esprits de notre génération, il était celui qui pouvait le mieux rapprendre la mesure et le goût à la pensée française. Il a continué, il continue tous les jours et beaucoup - - je ne fais pas scrupule d'avouer que j'en suis — s'instruisent à son école.

* * * * *

Après avoir donné, autant que quiconque, dans les divagations germaniques et juives, je commençai pourtant à réagir. Je demeurai féru d'antichristianisme et vaguement libertaire; mais je pris en grippe les théories nébuleuses du symbolisme et plus particulièrement les oeuvres où des poètes, perdus d'abstraction, tentaient de les appliquer. Mallarmé étant leur grand homme, j'attaquai Mallarmé.

On ne saurait se figurer aujourd'hui l'influence prise par ce rhéteur «abscons» sur nombre d'esprits qui, par ailleurs, raisonnaient quelquefois juste mais qui, dès qu'il s'agissait de ses vers énigmatiques ou de sa conversation tarabiscotée, se mettaient à délirer sans mesure.

Ah! les mardis de Mallarmé, ces réunions où maints poètes se suggestionnaient pour découvrir des abîmes de beauté dans les propos mystérieux du Maître!

J'en ai donné, jadis, un croquis que je crois intéressant de reproduire.

«On s'entassait sur des chaises, des fauteuils et un canapé, dans un petit salon que remplissait bientôt un nuage de fumée de tabac.

«Perdu dans ce brouillard symbolique, Mallarmé se tenait debout, adossé à un grand poêle en faïence. La conversation était lente, solennelle, toute en aphorismes et en jugements brefs. Parfois de grands silences d'un quart d'heure tombaient où les disciples méditaient, sans doute, la parole du Maître. Mais moi je me sentais pénétré d'un froid singulier, au point qu'il me semblait qu'une chape de glace s'appesantissait sur mes épaules.

«Seul, M. de Régnier rompait de temps en temps la congélation générale, par une saillie spirituelle qui nous ramenait un peu à la vie. D'autres alors émettaient, d'une voix sourde, quelques phrases où ils s'efforçaient d'impliquer un monde de pensées. Et Mallarmé souriant tirait trois bouffées de sa pipe — en conclusion.

«Parmi ces pétrifiés, il y en avait de plus pétrifiés encore. Tel un jeune homme glabre et tondu de près qui, pendant deux ans, vint tous les mardis et ne prononça jamais une syllabe.

«Un soir, il ne revint plus. Mallarmé demanda: — Pourquoi ne voit-on plus ce monsieur qui écoutait si bien? Quelqu'un le connaît-il?

«Les assistants se consultèrent du regard; on fit une sorte d'enquête d'où il résulta que personne ne le connaissait et qu'on savait seulement, d'une façon vague, qu'il était l'ami du sculpteur Rodin…»

Les choses se passaient donc dans l'intérieur d'un frigorifique. Quant aux discours de Mallarmé, ils avaient toujours trait à quelque subtilité d'ordre métaphysique ou littéraire. Guère de vues d'ensemble mais un amour du détail poussé jusqu'à la minutie. Je ne lui entendis jamais émettre que des sophismes exigus, des paradoxes fumeux et des aperçus tellement fins qu'ils en devenaient imperceptibles.

Parfois aussi Mallarmé récitait un sonnet qu'il avait mis six mois à rendre inintelligible; puis il en confiait le texte à ses disciples afin qu'ils l'étudiassent à loisir et que chacun cherchât le sens de ces mots juxtaposés, semblait-il, au hasard. C'était là un exercice du même genre que les travaux des personnes patientes qui cherchent la solution des charades publiées par certains périodiques.

Comme je l'ai dit, en Israël, on goûtait fort Mallarmé. Bernard Lazare, qui devait plus tard se vouer à la réhabilitation de Dreyfus, préludait à ce labeur ardu en s'efforçant d'élucider les énigmes que proposait le Maître. Fervent admirateur du nébuleux poète, il passait pour très expert dans l'art de l'expliquer aux profanes.

Cette réputation lui valut une mésaventure assez cocasse.

Un mardi, Bernard Lazare avait été empêché de se rendre chez Mallarmé. En compensation, il avait donné rendez-vous à quelques uns de ses co-séides afin qu'ils lui rapportassent les oracles promulgués, ce soir là, par son idole.

Or un de ceux-ci, grand mystificateur, avait imaginé de composer, avec des phrases assemblées en désordre et munies de rimes, un soi-disant sonnet de Mallarmé qu'il soumit à Lazare en le priant d'en donner la signification.

Bernard Lazare se mit au travail et il accoucha bientôt d'un commentaire où il exposait les mille pensées profondes, les dix mille beautés d'images incluses dans ce plus que pastiche. — Bien entendu, le prétendu poème ne signifiait rien du tout. Aussi l'on juge de la fureur du Juif quand il apprit le tour qu'on lui avait joué.

Il fut d'ailleurs assez souvent victime de plaisanteries du même genre. M. Henri Mazel m'a raconté qu'un jour où l'on discutait sur le néo-platonisme, Lazare se laissa prendre à un faux texte de Plotin fabriqué par M. Paul Masson et qu'il ne manqua pas d'y étayer force arguments à l'appui de son opinion. Pour en revenir à Mallarmé, on se demande comment on a jamais pu prendre au sérieux un écrivain qui déclarait préférer «à tout texte, même sublime, des pages blanches portant un dessin espacé de virgules et de points».

Ailleurs, il formulait ce principe bizarre que: «Nommer un objet, c'est supprimer les trois quarts de la jouissance du poème qui est faite du bonheur de deviner peu à peu».

Il ajoutait: «Je crois qu'il faut qu'il n'y ait qu'allusion».

Quant aux mots, ces pauvres mots si singulièrement torturés par lui, sa fantaisie leur confiait une fonction inattendue à quoi personne n'avait encore pensé: «Il faut, disait-il, que de plusieurs vocables on refasse un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire qui nous cause cette surprise de n'avoir ouï jamais tel fragment ordinaire d'élocution, en même temps que la réminiscence de l'objet nommé baigne dans une neuve atmosphère…».

De ces propositions ésotériques on peut conclure que Mallarmé eut en vue de créer un langage spécial destiné à formuler des pensées tellement inaccessibles au vulgaire qu'il fallait presque se transporter, par l'imagination, dans un monde différent du nôtre si l'on voulait parvenir à en soupçonner la signification ténébreusement symbolique.

Qu'une pareille aberration ait trouvé faveur auprès de poètes dont quelques-uns possédaient du talent et le prouvèrent, cela peint une époque. Mais aussi quelle confusion dans les esprits, quelle anarchie dont maints écrivailleurs juifs profitaient pour saboter notre langue, pour faisander la littérature et pour fausser l'intelligence française!

Heureusement la réaction s'est produite. Elle va se fortifiant tous les jours et nous pouvons espérer qu'elle sera bientôt assez vigoureuse pour bouter hors de notre pays, pour renvoyer à ses Ghettos d'Allemagne et de Pologne cette malodorante postérité des plus sordides talmudistes…

* * * * *

Au temps où Mallarmé bourdonnait dans le vide, Verlaine voyait croître l'admiration que motivent les vers de _Sagesse, des Fêtes galantes _et des Liturgies intimes.

Celui-là ne s'enlisait pas dans les marécages où la Juiverie accumula les limons étrangers. Il restait catholique, patriote, amoureux de la tradition française. Si, dans ses derniers poèmes, la langue se contourne parfois à l'excès, du moins elle ne tombe jamais dans le charabia importé par les métèques.

Verlaine n'est pas seulement l'auteur des plus beaux vers religieux publiés au dix-neuvième siècle, il est aussi un Gallo- Latin chez qui l'on reconnaît sans peine l'influence de l'art classique. Ce qui ne l'empêche pas d'avoir inauguré une forme d'art nouvelle tout en nuances et en musiques délicates, tout en images neuves et en rythmes imprévus.

Et puis comme il a rendu cette floraison suprême du catholicisme: la Mystique! Parlant des sonnets de _Sagesse, _Jules Lemaître a pu dire avec raison: «Ces dialogues avec Dieu sont comparables — je le dis sérieusement — à ceux du saint auteur de l'Imitation. À mon avis, c'est peut-être la première fois que la poésie française a véritablement exprimé l'amour de Dieu».

Oui, je sais, quand on parle de Verlaine, les Pharisiens se renfrognent et lui jettent la pierre à cause de ses faiblesses, de ses égarements et des liaisons douteuses où s'acheva son existence.

Mais les gens de coeur et de bonne foi n'ignorent pas qu'il fut, presque toujours, horriblement malheureux et que s'il faillit souvent, ses fautes réclament bien des circonstances atténuantes.

En effet Verlaine fut la victime d'un défaut de caractère que tous ceux qui l'ont connu purent constater: il ne possédait pas l'ombre de volonté; jamais il n'en eut plus qu'un enfant de cinq ans. Par contre, il était doué d'une imagination dévorante.

Ah! l'imagination, c'est une admirable faculté pour un poète. Mais elle lui est aussi parfois bien néfaste!

Tant qu'il s'agit de forger des strophes d'un sentiment intense, elle lui rend les plus grands services, mais dès qu'il dépose la plume pour rentrer dans la vie quotidienne — la froide et dure vie quotidienne — elle lui joue autant de tours que pourrait le faire une fée malicieuse.

Si, par surcroît, comme Verlaine, le poète est doué d'un tempérament ardent, s'il manque d'énergie pour résister aux impulsions de son extrême sensibilité, il sera entraîné aux plus grands écarts. Oh! il se repentira, il fera des efforts sincères pour réparer ses fautes. Mais s'il ne trouve pas sur sa route quelque âme énergique autant qu'aimante qui prenne sur lui de l'influence, il aura beau lutter pendant des mois, voire pendant des années, il finira toujours par retomber et, de chute en chute, il deviendra une triste épave ballottée aux souffles de l'adversité.

Telle est justement l'histoire du pauvre Verlaine.

Je n'ai pas l'intention de commenter ici son oeuvre. Je l'ai fait dans de nombreux articles et dans des conférences qui lui procurèrent — on me l'affirme — des admirations et des indulgences.

Au surplus, maintenant qu'il est mort, tout le monde — sauf quelques tardigrades — rend justice à la beauté de son oeuvre. Il a son monument au jardin du Luxembourg. Chaque année, le jour anniversaire de sa mort, des poètes se réunissent pour visiter sa tombe et célébrer sa mémoire.

Je voudrais seulement le montrer aux derniers temps de sa triste vie: brisé, malade, et pourtant toujours ingénu, retrouvant, à travers ses crises d'indicible mélancolie, des minutes de gaîté enfantine.

Je le revois dans une sombre chambre, sommairement meublée, de la rive gauche. La maladie le cloue là. Assis dans un fauteuil, sa jambe gauche, ankylosée par l'arthrite, étendue sur une chaise, vêtu d'une houppelande râpée, de nuance brunâtre, il s'amuse à badigeonner, d'une mixture à teinte d'or, sa pipe, sa plume, des soucoupes, des tabourets, tout ce qui lui tombe sous la main.

Je lui demande s'il ne versifiait plus.

— Guère, me répondit-il, tenez, j'ai griffonné là quelques strophes, mais je crois qu'elles ne valent pas grand chose. Et, d'ailleurs, à quoi bon faire des vers?…

—Bah! dis-je, cela aide toujours à tuer le temps qui a la vie si dure. Et puis l'art console de bien des choses.

Il secoue la tête; son grand front génial se plisse; ses yeux s'embrument.

Il soupire et reprend: — Non, l'art ne me console plus de rien…Je suis un vieux débris qui achèvera bientôt de se démantibuler. Mon Pégase est poussif et ma Muse cacochyme… Versifier? Il faudrait évoquer le passé qui est lugubre ou le présent qui est sinistre. J'aime autant pas…

Puis, par une de ces sautes d'humeur qui lui étaient habituelles, il se mit à rire et brandissant son pinceau imprégné d'or fictif il ajouta: — Tenez, voici qui vaut mieux. Je dore un tas de bibelots autour de moi; le soleil, quand il veut bien descendre dans cette soupente, les fait reluire et miroiter. Je me figure alors que je suis une sorte de roi Midas et je m'imagine que j'habite un palais de féerie où tout ce que je touche devient or… Cela me fait oublier que ma bourse est vide et que la maladie me taraude les membres.

— Hélas, me dis-je, après l'avoir quitté, qu'est-ce donc en effet que cet art pour qui nous souffrons les quolibets et les calomnies de la foule inepte? Voici un grand poète; il le sait; il n'ignore pas non plus que ses vers feront battre les coeurs d'une noble émotion tant qu'il y aura quelques hommes pour aimer la poésie. Et pourtant, il est plus las et plus désenchanté qu'un fondateur de dynastie qui se regarde vieillir en exil après avoir conquis et perdu des empires… Ah! l'arrière-goût cadavéreux de la gloire!…

Puis je me remémorai la douloureuse chanson de Sagesse où se résume la destinée de Verlaine. Vous la rappelez-vous?

Je suis venu, calme orphelin, Riche de mes seuls yeux tranquilles, Vers les hommes des grandes villes — Ils ne m'ont pas trouvé malin.

À vingt ans, un trouble nouveau, Sous le nom d'amoureuses flammes, M'a fait trouver belles les femmes — Elles ne m'ont pas trouvé beau.

Bien que sans patrie et sans roi Et très brave ne l'étant guère, J'ai voulu mourir à la guerre — La mort n'a pas voulu de moi.

Qu'est-ce que je fais en ce monde? Suis-je né trop tôt ou trop tard? O vous tous, ma peine est profonde: Priez pour le pauvre Gaspard…

Oui, prions pour Verlaine et pour tous les infortunés poètes que la bêtise humaine mordille, que l'hypocrisie humaine lapide, que la méchanceté humaine écorche vifs. Dieu, qui est miséricorde, ne leur inflige, sans doute, qu'un bref Purgatoire: ils ont déjà tant souffert sur notre déplorable planète! Espérons aussi qu'une fois purifiés par les flammes réparatrices, ils seront chargés, Là- Haut, de tracer, avec des plumes de cygnes, des arabesques d'or lumineux sur les portes du Paradis…

* * * * *

Verlaine, du moins, parvint à la cinquantaine avec l'assurance que ses vers étaient acclamés dans le monde entier — malgré Caliban et la muflerie démocratique.

Mais que dire des poètes qui moururent jeunes sans avoir entrevu la première aube de la gloire?

Ah! qu'ils furent nombreux dès le temps où nous nous embarquions, auréolés d'espoir, vers les Hespérides du rêve!

Dans la galère capitane Nous étions quatre-vingts… rimeurs.

C'était bien une galère où l'on ramait fort rudement contre le fleuve de vilenies fangeuses qui submergeaient la littérature. Mais elle était pavoisée de soies multicolores et les lanières dont la Muse impérieuse nous fouaillait, pour nous stimuler vers l'Idéal, étaient incrustées de pierreries chatoyantes!

N'importe: trop des nôtres ont péri durant le voyage.

Je l'ai dit ailleurs:»La vie de Paris, si dure aux pauvres, en a tué quelques uns; d'autres étaient marqués, dès leurs débuts, d'un sceau de fatalité. Pressentant, sans doute, qu'ils mouraient bientôt, ils ont dépensé leur jeunesse, en prodigues, à tous les carrefours. Ils ont brûlé, comme des torches aux flammes mi- parties de violet et d'or parmi les songes où ils tentaient de leurrer leur tristesse foncière et de transfigurer une réalité morne…»

Tel fut, entre tant d'autres, le sort d'Emmanuel Signoret dont je tiens à vous parler un peu.

Signoret, ce nom ne vous dit rien, n'est-ce pas? — Eh bien ce fut un poète qui donna les plus beaux espoirs à sa génération.

Poète, certes, rien qu'un poète, incapable de produire autre chose que des vers et quelques proses d'un lyrisme puissant. Il vint de Provence à Paris, avec l'idée naïve que son métier suffirait à le faire vivre: illusion dangereuse en tout temps mais surtout à une époque de matérialisme comme la nôtre où la poursuite d'un idéal de beauté pure apparaît au grand nombre comme la plus morbide des aberrations.

Signoret ne put s'adapter à un milieu aussi réfractaire; sans le sol, incapable de monnayer ses rythmes ou de s'astreindre à des besognes journalistiques, il tomba dans un dénuement total.

Néanmoins, ce n'est pas tant la misère et la maladie qui l'ont tué que, comme l'a dit un de ses intimes, le manque de gloire.

Quelques années il se débattit, produisant des vers accomplis à un âge où la plupart des écrivains se cherchent encore. Ses émules l'appréciaient à sa valeur mais le public demeurait sourd — passait indifférent.

Il ne s'en rendit d'abord point compte. C'est que, dit son ami M. André Gide, «il était pour les choses terrestres sinon aveugle comme Homère, du moins d'une si extraordinaire myopie que la laideur ou l'infirmité du réel ne venait pas heurter la poétique vision dans laquelle il avançait en rêve. Ce que d'autres appellent inspiration, visitation de la Muse dont tels poètes sortent las et boiteux comme Jacob de la lutte avec l'ange, c'était pour lui l'état constant, normal — à ce point qu'au contraire, ce qui l'en distrayait, les soins matériels et urgents de la vie devenaient pour lui des causes de maladie et de ruine…»

Dans un article nécrologique que je lui consacrai, je tâchai d'expliquer également cette faculté d'abstraction qui tenait presque du surnaturel: «Tandis qu'il traînait par les rues son corps maladif, mal couvert de vêtements sordides, tandis que sa vue basse le faisait se heurter aux passants et aux murailles, son esprit déployait joyeusement des ailes de lumière sous les voûtes du palais d'azur fluide où habitaient ses dieux. Des images splendides ondoyaient autour de lui. Les villes, les campagnes, transfigurées au prisme de son imagination, devenaient les décors où s'embrasaient ses songes. Il les évoquait avec complaisance, oubliant qu'il y avait souffert de la faim.

«Ce don qu'il possédait à un degré suprême de couvrir toutes choses d'un manteau de splendeur ne l'étonnait point. De même qu'il lui était normal de penser ou de rêver _au-dessus _de la vie, de même il considérait ses vers comme des modèles qui l'égalaient aux plus grands. En m'envoyant un de ses volumes, il m'écrivait: — Prends ces brûlants poèmes de ton ami si lyrique que tu salueras en lui la complète et l'exubérante sagesse, celle de la vie. La beauté vit ici. Sa présence, en nos temps, est un fait terrible. À nous, hommes libres, de l'acclamer.

«Certains souriront peut-être de ces phrases superbes et traiteront de folie des grandeurs une telle confiance dans son propre génie. Ils auront tort. Le seul fait qu'à notre époque, grouillante de démocrates ratatinés et de politiciens fétides, un poète se soit haussé de la sorte jusqu'aux régions radieuses de la Beauté souveraine, constitue une sorte de miracle qu'il sied d'envisager avec recueillement…»

Hélas, Signoret se rendit enfin compte que, né pour être Pindare d'un peuple de héros, il perdait ses cris. Agonisant, il regagna sa Provence et ne fit plus que végéter. Sa veine tarissait.

«Un jour, dit encore M. André Gide, je le vis à Cannes. Je me plaignis à lui de ce qu'il ne produisait pas davantage. — Moi, je suis toujours prêt, répondit-il, j'attends qu'on me commande quelque chose…»

Il attendit en vain. Il eut un dernier sursaut. Il lança un appel déchirant dans un poème admirable dont voici les premiers vers:

Je ne veux pas mourir, la vie est douce et grande: J'ai vu sur l'amandier verdir la jeune amande Et les fruits du pêcher s'enfler comme des seins. Muse vous soutenez mes plus hardis desseins:

Ma parole de feu vous l'avez enfantée Pour qu'elle soit enfin des races écoutée…

Nul écho ne lui répondit: l'occasion de célébrer, aux applaudissements des hommes, la noblesse cruelle de l'art ne lui fut point fournie. Alors il garda définitivement le silence. Puis, par un soir de décembre, la mort vint et l'emporta sous son aile sombre.

Il avait vingt-neuf ans.

* * * * *

Signoret possédait un grand talent; encouragé, tiré de l'indigence, il aurait peut-être eu du génie. Mais que dire de ces avortés, de ces incomplets qui, dans le même temps que lui, clopinaient à travers la littérature?

Que nous en vîmes qui se croyaient poètes et qui, après avoir promené d'éditeur en éditeur d'absurdes manuscrits, finissaient par rengainer leurs strophes difformes et par se noyer dans les fanges les plus opaques de la sentine parisienne.

Toute profession a ses déchets. Mais je ne crois pas qu'il en existe de plus lamentables que ces invalides de l'art. Certains exerçaient des métiers vagues: tel celui-là qui, pour se nourrir, s'était fait savetier et rapetassait des chaussures dans une échoppe fumeuse, près du square de Cluny. D'autres, en proie à une paresse incoercible, vivaient on ne sait de quoi, traînaient, guenilleux, de café en café, hantaient les cénacles pour y emprunter quarante sous à de moins pauvres qu'eux. Ils récoltaient ici un bock, là une invitation à dîner, ailleurs une culotte ou une paire de pantoufles. D'autres, enragés d'orgueil malsain, dévorés d'envie, devenaient anarchistes. Tous terminaient leur morne existence en prison ou dans les hôpitaux.

Je revois l'une de ces larves. C'était un nommé Alfred Poussin. Venu jadis à Paris pour «faire des vers», il avait été le compagnon de jeunesse de MM. Richepin, Bouchor et Ponchon.

Un petit héritage lui permit, quelque temps, de se tourner les pouces en attendant la gloire. Mais ses derniers écus fondirent vite au creuset de la fainéantise. Il avait pourtant accouché d'une plaquette de Versiculets qu'un ami charitable fit imprimer à ses frais. Comme cet opuscule ne révélait pas l'ombre du moindre talent, il sombra aussitôt dans l'oubli total.

Poussin n'en resta pas moins à Paris. Qu'attendait-il? De quoi vivait-il? Personne n'en sut jamais rien.

C'était un grand cadavre, décharné par les jeûnes. Sa face glabre, aux pommettes proéminentes, aux petits yeux bleuâtres, ternis par l'alcool, se surmontait d'un immuable chapeau haute-forme galeux et crevassé, l'un de ces couvre-chefs que Léon Bloy nomme des «ordures cylindriques».

Que faisait-il toute la journée? Mystère. Où habitait-il? Problème jamais résolu.

Mais dès cinq heures du soir, il arrivait au café Procope. Cet estaminet eut de la notoriété sous le second Empire lorsque Gambetta y hurlait aux acclamations des galope-chopine qui, depuis, s'emparèrent du pouvoir pour dévaliser la France.

Vers 1890, le Procope était tenu par un autre raté de la littérature qui, d'ailleurs, s'y ruina.

Poussin se fourrait dans un coin sombre et jusqu'à deux heures du matin s'ingurgitait de l'absinthe puis de la bière. Le patron qui, je crois, le tenait pour un génie méconnu, lui faisait crédit.

Il était fort rare qu'il desserrât les dents. Il écoutait, d'un air malveillant, un sourire sarcastique aux lèvres, quelques jeunes poètes, venus là, aux minutes de désoeuvrement proclamer leurs espoirs, déclamer leurs vers. Si l'on lui adressait la parole, il ne répondait que par des grognements brefs.

J'eus parfois la curiosité de rechercher ce qu'il pouvait bien se passer dans l'esprit de cet homme qui depuis vingt-cinq ans ne faisait rien, ne disait rien, ne produisait rien. Je n'ai jamais pu tirer de lui trois phrases de suite. Mais je soupçonne qu'il nous méprisait profondément, nous qui travaillions, qui publiions, qui conquérions peu à peu un public…

Une nuit, Poussin fut terrassé par une congestion en sortant du Procope. On le porta à l'hôpital de la Charité. Il y décéda le lendemain, plus que jamais muré dans son rogue silence.

* * * * *

La Bohème n'est donc pas ce que le bourgeois pense. Celui-ci la juge d'après les pasquinades veules et menteuses d'un Mürger. Que la réalité est différente! La Bohème, c'est une cave sans air où dépérissent et se stérilisent les poètes d'avenir comme Signoret, les poètes de génie comme Verlaine. On y souffre, on y grelotte, on y masque d'un rire désespéré les tiraillements de la faim, on y pleure quand personne ne vous regarde. Ceux qui s'accommodent, sans révolte, d'y croupir étaient faits pour elle. Les forts la traversent, s'en échappent le plus tôt qu'ils peuvent et vont combattre au grand soleil, au soleil farouche de la vie pour Dieu et pour l'art.

S'ils meurent à la tâche, du moins, ils tombent l'arme au poing!…

CHAPITRE IX SOUVENIRS DU BOULANGISME

Il y a peu, dans une auberge de campagne, au mur de la chambre qui m'avait été désignée, j'avisai un portrait du général Boulanger.

— Hé, dis-je à mon hôte, vous aussi, vous avez été boulangiste?…

— Mon Dieu, oui, comme tout le monde, me répondit-il. Il considéra l'image, puis avec un haussement d'épaules énergique, il ajouta: — Cet animal, s'il l'avait voulu!…

— Nous n'en serions pas où nous en sommes, dis-je, en achevant la phrase.

— C'est cela même!

Il me laissa seul et je me pris à rêver sur ce singulier épisode de notre histoire contemporaine.

— C'est pourtant vrai, pensai-je, il fut un temps où tout le monde était boulangiste sauf, bien entendu, les francs-maçons, quelques socialistes et la clique des politiciens opportunistes ou radicaux. Et il n'est pas moins exact que si Boulanger avait voulu, la France serait, sans doute, aujourd'hui débarrassée du parlementarisme. Mais le général ne sut pas vouloir. Il n'eut ni l'audace d'un Bonaparte ni l'esprit de décision d'un Monk. Ce fut un romantique sentimental, un troubadour à barbe blonde qui, alors que nous nous donnions à lui aima mieux roucouler aux pieds d'une Marguerite tuberculeuse que de délivrer son pays de la tyrannie jacobine.

Brave comme soldat, — il l'a prouvé en Indochine, en Italie et pendant la campagne de 70, — il manquait de courage civil. Toute la France lui criait: — Fais le coup de force, renverse le régime, nous te suivrons!

Il recula, ayant trop pris au sérieux les déclamations ineptes de Victor Hugo dans l'Histoire d'un crime. Peut-être aussi son idée fixe de rester dans la légalité se doublait-elle du sentiment de son insuffisance à remplir le rôle magnifique et redoutable qui lui était offert.

Et puis quels pitoyables lieutenants pour le seconder. Déroulède, Pierre Denis, Barrès, Thiébault, deux ou trois autres mis à part, quel ramassis d'aventuriers tarés et de pamphlétaires besogneux autour de lui! Un Laguerre, un Mermeix, un Vergoin et surtout le juif Naquet, traître probable, selon les traditions de sa race.

Lui-même resta fort équivoque; flattant les républicains, caressant les royalistes pour en obtenir des subsides, marivaudant avec les bonapartistes, allant à Prangins sonder le prince Jérôme, dînant chez la duchesse d'Uzès, distribuant des poignées de mains aux disciples de Blanqui, il usa son prestige à louvoyer entre les partis avec l'arrière-pensée de les duper au profit de son ambition. Mais là encore, il ne put pas aller jusqu'au bout: la seule menace d'une prison, d'où la population parisienne l'aurait tiré dans les vingt-quatre heures, l'effraya. Il prit la fuite, abandonnant les siens aux vengeances des parlementaires; il alla ridiculement, lâchement, se suicider sur la tombe de sa maîtresse. Ah! ce ne fut pas la mort d'un Caton ni même d'un Marc-Antoine mais celle d'un Roméo suranné.

Ce fatalisme sans ressort, ce manque de caractère ne désignaient point Boulanger pour être un conducteur de peuples. Ce qu'il faut retenir de son équipée c'est le sursaut d'instinct vital qui jeta la France à sa suite: à cette époque chacun sentait, plus ou moins nettement, que le parlementarisme nous était néfaste et qu'il fallait en éliminer les virus pour subsister. Tel était le désir de trouver l'homme nécessaire à cette tâche qu'on acclama, sans trop de réflexion, celui qui se présentait comme le sauveur possible. Et puis c'était un général: pour beaucoup il incarnait la revanche. Sans génie, mais doué d'un charme incontestable, il séduisit sans avoir besoin de se donner grand peine. Les circonstances le portèrent. Le jour où elles cessèrent de le favoriser et où il lui aurait fallu, pour les dominer, montrer qu'il était digne d'arracher la patrie à la poignée d'aigrefins qui la pillent et qui l'épuisent, il s'effondra — plutôt que de sacrifier ses amours à la mission qu'il avait acceptée.

Et la France retomba sous le joug honteux qu'elle subit encore…

* * * * *

Je n'ai pas l'intention de raconter le boulangisme. D'autres l'on fait, notamment M. Barrès dans ce beau livre: l'appel au soldat où il analyse avec perspicacité l'énorme mouvement d'espérance qui porta le pays vers Boulanger.

Je veux seulement rapporter quelques aspects de cette lutte contre le régime et montrer quelles furent alors nos illusions…

J'ai vu pour la première fois Boulanger au mois d'août 1886. Je terminais mon service militaire au 12° cuirassiers en garnison à Angers.

Le général était à ce moment ministre de la guerre. Il avait été visiter le prytanée de la Flèche et, le même jour, il vint coucher dans notre ville d'où il repartit, du reste, le lendemain matin sans avoir mis le pied dans les casernes.

Mon escadron fut désigné pour lui rendre les honneurs au débarcadère et pour fournir une garde à l'hôtel où il passa la nuit.

Je dois dire que, sauf les officiers, le régiment n'avait qu'une idée très vague de sa notoriété commençante. Ce que nous savions de lui c'était qu'il avait fait repeindre les guérites en tricolore, supprimé la masse individuelle et amélioré l'ordinaire. De son action politique nous ignorions à peu près tout. Cela pour la bonne raison qu'à cette époque, le service très chargé nous absorbait complètement et que l'introduction des journaux était sévèrement interdite au quartier: mesure très bien comprise et qu'on ne fera pas mal de rétablir le jour où Marianne pourrira aux gémonies.

Naturellement, nos chefs ne nous communiquaient pas leur opinion sur Boulanger. Aussi notre seule préoccupation lorsque nous nous rangeâmes dans la cour de la gare c'était de montrer au ministre de la guerre que nous étions une troupe bien astiquée, bien alignée, adroite à manier ses chevaux. À ce point de vue, nous n'avions pas grand-chose à craindre de sa critique car le service de deux ans ne sévissait pas encore, nous formions un régiment parfaitement entraîné sous un colonel très strict mais très juste s'attachant à développer en nous cet esprit de corps qui fait les bons soldats.

Il était cinq heures du soir lorsque Boulanger descendit du train. Il traversa rapidement la place, tandis que les trompettes sonnaient la marche, et, sans nous inspecter, monta, suivi de ses officiers d'ordonnance et du général commandant la place, dans le landau découvert qui l'attendait. À ce moment, je ne fis que l'entrevoir étant placé, de par mon grade, en serre-file du quatrième peloton.

Nous l'escortâmes au grand trot jusqu'à l'hôtel. Descendu de voiture, il passa sur front de l'escadron, dit quelques mots aimables à notre capitaine puis déclara qu'il ne voulait pas de garde. Ce qui me frappa ce fut l'aménité de ses manières. Il manifestait déjà cette préoccupation de plaire qui, servie par un physique agréable, fut pour beaucoup dans sa popularité.

Mais je n'eus pas le temps de faire des remarques plus approfondies. Un commandement nous mit en colonne par quatre. Nous rentrâmes au quartier, enchantés de n'avoir pas à fournir le service supplémentaire auquel nous nous attendions.

* * * * *

Rentré dans le civil, je ne revis Boulanger qu'en 1887. Je dois dire qu'à cette époque, ainsi que beaucoup d'écrivains de ma génération, je ne m'occupais guère de politique. Perché à un sixième étage de la Rive Gauche, je versifiais éperdument. Les articles que je publiais, dans des revues éphémères, traitaient surtout de poésie. Mes amis et moi nous vivions un peu comme en rêve, nous récitant nos vers, esquissant les théories de l'école littéraire qui prit, par la suite, le nom de Symbolisme, ne recherchant, dans nos courses à travers Paris, que des sensations d'ordre esthétique.

Cependant nous étions unanimes à mépriser le parlementarisme. Nous trouvions grotesque et humiliant que la France fût soi-disant représentée et gouvernée par des babouins d'une malhonnêteté notoire, ayant pour préoccupation unique de se disputer l'assiette au beurre et de gaver leur clientèle sans souci de la dignité du pays.

Boulanger combattait ces fantoches qui le persécutaient. Et donc, par cela seul, il nous était sympathique. Mais nous ne prenions point part effectivement à la bataille.

Sur ces entrefaites éclata l'affaire Wilson. On se rappelle que cet anglais, gendre du vieux Grévy, trafiqua de la Légion d'honneur, commit des faux pour se tirer d'affaire lorsqu'il fut poursuivi et néanmoins obtint un acquittement des magistrats inféodés au régime qui furent chargés de le juger.

Le maintien de Grévy à la présidence de la République n'en devenait pas moins impossible. Paris bouillonnait, menaçait de se soulever et réclamait la rentrée de Boulanger au ministère.

Sur ce dernier point les parlementaires demeuraient irréductibles: ils craignaient trop le coup de balai purificateur dont les partisans du général ne cessaient de les menacer. Mais ils saisissaient l'urgence de quelques concessions.

C'est pourquoi ils sommèrent Grévy de démissionner. Le vieux, qui tenait à ses gros appointements, fit d'abord la sourde oreille. Il se cramponnait à son fauteuil et feignait d'ignorer l'émeute qui grondait autour de l'Élysée.

Pour lui forcer la main, la Chambre décida de siéger en permanence jusqu'à ce qu'elle eût reçu sa démission.

Le jour même où elle prit ce parti, tout ce qu'il y avait de militants dans la ville s'assemblèrent spontanément sur la place de la Concorde pour presser sur les députés et, au besoin, envahir le Palais Bourbon et dissoudre l'assemblée si celle-ci manquait à son devoir.

Accompagné d'un peintre de mes amis, j'étais venu là par curiosité.

C'était un jour sombre, brumeux et froid de la fin de novembre. Une foule énorme remplissait la place depuis le bas des Champs- Élysées jusqu'à la terrasse des Tuileries, depuis les parapets du quai jusqu'à la rue Royale. De nouvelles colonnes de manifestants ne cessaient de déboucher par la rue de Rivoli. Un escadron de la garde barrait le pont. Devant se tenaient quelques officiers de paix peu zélés et une douzaine d'agents mal disposés à cogner car, à cette époque, la police, en majeure partie, était boulangiste.

Il y avait de tout sur la place: entre autres des membres de la Ligue des Patriotes groupés autour de la statue de Strasbourg et qui chantaient le refrain à la mode:

Quand les pioupious d'Auvergne iront en guerre, Pour sûr on dansera, Le canon tonnera, On trempera la soupe dans la grande soupière

Et pour la manger On n'se passera pas d'Boulanger…

Presque tout le monde faisait chorus. Et quand on arrêtait de chanter quelques minutes c'était pour crier sur l'air des lampions: Démission! Démission! ou pour entonner une autre chanson:

C'est Boulange — lange — lange, C'est Boulanger qu'il nous faut!…

Entre temps des camelots glapissaient: — Demandez la chanson nouvelle: _Ah! quel malheur d'avoir un gendre!…_On la vend dix centimes, deux sous.

Outre les patriotes, on coudoyait des socialistes menés par Founière, Lisbonne et Mme Séverine, des royalistes, des bonapartistes, des plébiscitaires, force badauds sans opinion politique bien déterminée mais haïssant les parlementaires et férus de Boulanger.

Tous s'agitaient, ondulaient, moutonnaient, déferlaient en poussées formidables vers le pont, échangeaient gaiement des propos où le régime était jugé de la façon la plus méprisante. Parfois des huées montaient comme une tempête; puis toujours revenait la clameur:

C'est Boulange — lange — lange, C'est Boulanger qu'il nous faut!…

Les agents écoutaient, passifs. Les cavaliers, le sabre à l'épaule, ne bougeaient pas quand un incident se produisit.

Comme toujours, dans ces sortes de manifestations, des Apaches se mêlaient à la foule dans l'espoir d'un désordre qui leur permettrait d'exercer en sécurité leur industrie. Au bout d'un certain temps, voyant que rien ne se déterminait, ils se mirent à lancer des pierres et des tessons de bouteille à la troupe. Plusieurs chevaux furent blessés et commencèrent à se cabrer et à ruer. Un garde, atteint en pleine figure par un moellon, dégringola de sa selle.

Alors, brusquement, sans avertir, l'officier qui commandait l'escadron, voyant ses hommes s'énerver, lança la charge.

Les gardes se déployèrent en éventail sur la place et, filant au galop, sabrèrent tout ce qui se trouvait sur leur passage. Il y eut une panique, un reflux de la foule vers les rues voisines. Un certain nombre de curieux qui s'étaient hissés au rebord des vasques des fontaines encadrant l'obélisque, culbutèrent dans l'eau et prirent un bain qui, vu la saison, ne leur procura guère d'agrément. Mon ami et moi nous décampions comme les autres. Nous nous étions garés de la charge sous les premiers arbres des Champs-Élysées quand nous vîmes descendre d'un omnibus Hôtel de ville — Porte Maillot, un homme d'une soixantaine d'années qui portait une valise. Je me le rappelle avec sa barbe blanche et son air ahuri de ce tumulte auquel il semblait ne rien comprendre.

Juste comme il posait le pied sur le pavé, un garde passa près de lui et lui appliqua un grand coup de sabre sur la tête.

Le vieillard roula par terre en criant de toutes ses forces. À ce moment, comme les trompettes sonnaient le ralliement et que les cavaliers regagnaient le pont au trot, nous nous élançâmes pour relever le blessé. — Heureusement, il avait plus de peur que de mal, son chapeau, d'ailleurs fendu en deux, ayant amorti le choc. Néanmoins il saignait d'une coupure superficielle et il pleurait en nous disant: — J'arrive de Dijon!… Je viens voir mes enfants, rue Saint-Honoré… Je ne sais même pas ce qui se passe… Je descends de l'omnibus et je reçois un coup de sabre!…

Il y avait, en effet, de quoi se sentir un peu désemparé.

— Ah! dis-je, vous auriez aussi bien fait de remettre votre voyage…

Nous le conduisîmes chez un pharmacien tout près de là. Une fois assurés du peu de gravité de sa blessure, nous revînmes sur la place, curieux d'apprendre comment tout cela finirait.

Or pas mal de gens avaient été sabrés, ce qui exaspérait la foule.
Marchant sur le pont, elle se préparait, en vociférant: À bas la
Chambre! à forcer le passage.

D'autre part, une escouade d'agents, sortie de la rue Saint- Florentin, commençait à cogner. Les socialistes de Fournière lui tenaient tête et, refoulés contre le ministère de la Marine, tiraient à coup de revolver pour se dégager. Au milieu du tapage énorme qui remplissait maintenant la place, les détonations ne faisaient pas plus de bruit qu'un claquement de fouet.

Mon ami et moi nous étions grisés par l'atmosphère belliqueuse, horripilés par le sang que nous avions vu couler. Nous courions vers le pont, prêts à prendre part au combat, quand soudain tout s'arrêta. Un officier de paix pérorait. Nous étions trop loin pour entendre ce qu'il disait, mais nous le vîmes indiquer du geste les parapets où une nuée d'afficheurs collaient des papiers blancs.

On se précipita; on lut: c'était enfin le message de démission de l'antique et malpropre chicanous nommé Grévy.

Il y eut un hourra gigantesque — puis un cri enthousiaste de: Vive Boulanger! Ensuite, chacun s'en alla chez soi avec la conscience du devoir accompli…

C'est la première émeute à laquelle j'ai assisté… — Par la suite, je devais en voir bien d'autres où je jouais un rôle plus… mouvementé.

* * * * *

Je ne sais si cette échauffourée stimula les instincts guerroyants qui sommeillaient en moi. Mais le fait est que, de ce jour, je ne rêvai plus que plaies et bosses. Puis je fis la connaissance, dans le même temps, de quelques boulangistes effervescents qui me convertirent à l'amour du «brav'général» et je me mis à conspirer avec eux.

Ils habitaient, comme moi, le quartier latin. Nous y fîmes une propagande enragée parmi les étudiants, les artistes et les littérateurs: au Luxembourg, à domicile, dans les cafés, nous promenions la parole boulangiste.

Partout à peu près, nous étions bien accueillis, tandis que les rares opposants ne recueillaient que des rebuffades et parfois des horions.

À ce propos, un incident assez drolatique me revient à la mémoire.

Dans un café du boulevard Saint-Michel, nous étions installés trois à une table que flanquaient, à notre droite, des adeptes de la manille et, à notre gauche, des joueurs de domino. Tout en procédant aux rites de leur culte, ils nous écoutaient prophétiser la déroute prochaine des parlementaires et applaudissaient à nos tirades révisionnistes.

Un bonhomme chenu, assis en face de nous, marquait, seul, du mécontentement. Il commença par grommeler des vocables tels que: dictature, réaction, République en péril… Ensuite, comme nul ne faisait cas de ses protestations, il tira de sa poche un journal antiboulangiste, l'étala devant lui et entama, d'une voix perçante, la lecture d'un article où Joseph Reinach avait le toupet d'invoquer contre le général «les lois, les justes lois».

D'abord on se contenta de le blaguer à la sourdine. Puis, comme notre adversaire haussait de plus en plus le ton, nos voisins de gauche se mirent à taper les dominos sur le marbre de la table pour couvrir son fausset.

Une querelle s'ensuivit. L'admirateur de la prose hébraïque nous traita «d'esclaves attachés à la queue du cheval noir de Boulanger». On lui rit au nez. Puis, comme il s'entêtait à reprendre la déclamation de l'article, toute l'assistance le hua. Lui, gesticulait, brandissait son journal comme un drapeau et ne cessait de nous cracher des injures.

Enfin le gérant, zélé boulangiste, lui fit remarquer qu'il avait tout le monde contre lui et le pria de se taire. Vaine objurgation, il n'en cria que plus fort.

Il fallut l'expulser. Au garçon qui le poussait vers la porte, il décocha l'épithète de «suppôt du militarisme».

Une fois dehors, il voulut prendre à témoins de notre intolérance, les consommateurs de la terrasse. Mais ceux-ci ne lui répondirent que par le cri réitéré de: Vive Boulanger! Alors il s'éloigna, toujours vociférant, tâchant, sans succès, de recruter quelque approbateur parmi les passants qui s'écartaient de lui avec précipitation ou le lardaient d'épigrammes.

Ah! c'est qu'à cette époque, il n'y avait guère d'endroit, à
Paris, où l'on pût manifester impunément de l'opposition à
Boulanger…

* * * * *

Ce fut vers la fin de décembre que je fus présenté au général par un de ses secrétaires. Il habitait alors rue Dumont D'Urville. Ce n'était pas facile de l'aborder car, dès l'aube, un flot d'admirateurs et de solliciteurs stationnaient sur les trottoirs, devant la maison, envahissaient l'escalier, s'entassaient dans l'antichambre. Et quels propos brûlants ils échangeaient: actes de foi dans le génie de Boulanger, espoirs de revanche, malédictions contre le régime. Les murs en vibraient. Et il aurait fallu que le général fût plus qu'un homme pour ne pas s'enivrer aux effluves de cette délirante popularité.

Après trois heures d'attente, je fus admis dans son cabinet de travail. Il se tenait debout contre la paroi du fond. Il était vêtu d'une redingote noire, boutonnée, et d'un pantalon bleu foncé. Au col, une cravate mauve à dessins rouges d'assez mauvais goût. Assis derrière un bureau couvert de journaux, de brochures et de lithographies boulangistes, le comte Dillon écrivait sans s'occuper des allants et venants.

Mon introducteur me nomma et me donna comme délégué par la jeunesse des Écoles. Ce n'était pas tout à fait vrai, car je n'avais nul mandat des étudiants pour prendre la parole en leur nom. Cependant, je pouvais, sans mentir, affirmer que j'apportais les voeux d'un grand nombre de jeunes gens de la Rive Gauche.

Le général me serra la main. Tandis que je lui disais qu'il pouvait compter sur nous pour le suivre — jusqu'au bout — il fixait sur moi ses yeux bleus et paraissait m'écouter avec attention. Je remarquai l'extrême douceur de son regard. Comme je l'ai déjà dit, Boulanger avait un grand charme d'accueil et possédait un don tout spécial pour attirer et retenir les dévouements.

Il me répondit par quelques phrases de courtoisie, puis me certifia que bientôt nous renverserions les parlementaires. Enfin, il m'exhorta à poursuivre la propagande sans défaillance.

Tout cela fut dit très simplement, mais avec une force de persuasion qui acheva de me conquérir.

L'entrevue ne dura que quelques minutes, car plus de trois cents séides attendaient avec impatience leur tour d'être reçus. Après que le général m'eut serré de nouveau la main en me répétant: — Bon courage, nous vaincrons, je pris congé, plus que jamais décidé à servir le boulangisme par la parole, par la plume et, au besoin, par la trique.

* * * * *

La période électorale s'ouvrit. Le gouvernement sentait bien que Paris lui échappait; les parlementaires gémissaient, s'indignaient, jabotaient dans le vide, intriguaient, cherchaient en vain l'homme à opposer au général. Tous les politiciens de quelque notoriété qui furent pressentis, se récusèrent avec empressement, nul d'entre eux ne se souciant d'affronter une défaite certaine.

Enfin l'on déterra un obscur franc-maçon, nommé Jacques, distillateur de son métier et que ni le talent ni les services rendus au régime de désignaient pour assumer la tâche formidable de lutter contre Boulanger. Il fallait vraiment que le ministère ne sût plus de quel bois faire flèche pour présenter aux suffrages des Parisiens une pareille médiocrité.

On pense si ce nom de Jacques suscita les brocards!

Dans les réunions, les boulangistes n'arrêtaient pas de chanter:

Frère Jacques, dormez-vous?…

Aux orateurs, pleins d'abnégation, qui soutenaient cette candidature bouffonne, on criait: — As-tu fini de faire le Jacques?

Rochefort, dans l'Intransigeant, qui était le moniteur du boulangisme et qui tirait à trois cent mille, multipliait les articles au vitriol contre nos adversaires. Jamais il ne montra plus de verve.

Je me rappelle, entre autres, un article où il raillait le texte d'une affiche gouvernementale. Composé de pleutres, incoercibles, le ministère y insinuait que si Boulanger était élu, il en résulterait la guerre avec l'Allemagne. Il faisait appel à la couardise, bien en vain d'ailleurs, car la France entière aspirait à la revanche (le général-revanche, c'était un des surnoms dont on désignait Boulanger), et il prédisait la défaite.

Cette vilenie se terminait, en effet, par ces mots: Pas de
Sedan!

Rochefort releva la phrase: — La veste que vous allez remporter, écrivit-il, vous ne voulez pas qu'elle soit en drap de Sedan? Fort bien, nous vous l'offrirons en drap d'Elboeuf…

Cependant, au quartier, nous redoublions de zèle. Chaque jour nous amenait de nouveaux adhérents. Le courant boulangiste devenait de plus en plus irrésistible, entraînant jusqu'à d'anciens communards qui avaient fait le coup de feu contre Boulanger en 71.

De baroques personnalités se laissaient aussi séduire. Ainsi, un soir, au sortir d'une réunion, je fus abordé par un individu, porteur d'une grande barbe en acajou frisé, qui témoigna le désir de me poser quelques questions.

Je le pris à part et le priai de s'expliquer.

Mais lui, à brûle pourpoint: — Savez-vous si Boulanger a fait fusiller Millière?

Je ne me rappelai pas du tout qui était ce Millière ni en quelle circonstance il avait passé par les balles. J'avouai mon ignorance à mon interlocuteur.

Alors il m'expliqua que Boulanger, colonel dans l'armée versaillaise, lors de l'entrée des troupes de l'ordre à Paris, faisait partie du corps qui avait occupé la rive gauche. Or, le nommé Millière, membre de la Commune, avait été arrêté rue de Vaugirard, et fusillé sans jugement, sur les marches du Panthéon.

— Je suis disposé, conclut-il, à voter pour le général, pourvu que je sois sûr qu'il n'a pas pris part à l'exécution de Millière.

Je fus un peu interloqué, car je n'en savais rien du tout. Toutefois, je pris sur moi de lui affirmer que Boulanger déplorait les abus de la répression qui marquèrent la défaite de la Commune et que, par suite, il était incapable d'y avoir trempé.

La conséquence n'était pas très rigoureuse. Mais il était exact que j'avais lu peu auparavant une déclaration du général destinée aux blanquistes et où il réprouvait les cruautés commises durant cette guerre civile.

Mon homme m'écoutait attentivement: —C'est que, dit-il, je fus l'ami de Millière. Mais d'après ce que vous me rapportez, je crois que Boulanger ne fut pour rien dans son assassinat.

Puis il ajouta: — Je voterai donc pour Boulanger.

Le ton dont il prononça cette phrase donnait à entendre qu'il considérait par là rendre un immense service au général.

Son air solennel, ses allures étranges avaient piqué ma curiosité. Sous prétexte de lui fournir des documents complémentaires sur le point qui l'inquiétait, je lui demandai son nom.

Il me dit qu'il s'appelait F…, professeur libre, poète, auteur d'une Chanson des étoiles qui ne trouvait pas d'éditeur, il spécifia en outre qu'il était le pontife d'une secte occultiste qui se donnait pour mission de convertir le monde au manichéisme.

— Maintenant, me dit-il, que je suis sûr de la pureté de Boulanger, quand il tiendra le pouvoir, je l'irai trouver et je lui inspirerai de favoriser nos efforts.

Retenant mon envie de rire, je l'approuvai chaudement. Nous nous quittâmes et je ne l'ai pas revu depuis. Mais, il y a quelques jours, une revue occultiste me tomba sous les yeux, qui donnait le portrait de F… et qui m'apprit qu'il s'était bombardé récemment évêque de l'église gnostique. Mon colloque avec cet illuminé me revint alors à la mémoire. Je le mentionne ici parce qu'il prouve combien le boulangisme s'était infiltré dans toutes les cervelles — au point que voilà un rêveur qui, escomptant le succès du général, méditait de faire de lui le propagateur de sa doctrine.

Chaque fois qu'un mouvement profond agite un peuple, on est sûr de voir surgir de la sorte nombre de chimériques qui se figurent volontiers qu'un décret spécial de la Providence suscita la crise pour la diffusion de leurs systèmes plus ou moins cocasses.

* * * * *

Enfin, à travers mille réunions tumultueuses, manifestations dans la rue, conflits entre boulangistes et gouvernementaux, on arriva au dimanche de l'élection. C'était le 27 janvier.

Ce jour-là, tout Paris en fièvre fut dehors dès le matin. On assiégeait les sections de vote. Les alentours des mairies étaient encombrés d'une cohue anxieuse où, sans se connaître, on échangeait des pronostics et des espérances. Fort peu de gens avouaient avoir voté contre Boulanger. Ils étaient d'ailleurs obligés de prendre vivement la fuite pour échapper aux invectives et aux gourmades.

Vers six heures du soir, la foule se porta vers le restaurant Durand. Boulanger, entouré de ses principaux partisans, y attendait, dans un salon du premier étage, le résultat du scrutin. Il y avait tellement de monde sur le boulevard, sur la place de la Madeleine et rue Royale qu'on pouvait à peine circuler, et de nouveaux flots de boulangistes, accourus de tous les points de la ville, ne cessaient d'affluer. Tous les partis qui avaient soutenus le général fusionnaient. Une phrase courait qui résumait le sentiment unanime: — Pour sûr, il est élu; tout à l'heure, nous le porterons à l'Élysée.

Car il ne faisait aucun doute pour personne que le renversement immédiat du régime suivît la victoire de Boulanger.

Deux ou trois de mes amis et moi nous nous tenions près de l'entrée de Durand et nous frémissions de l'impatience d'en finir avec les parlementaires. En attendant le coup de force qui, nous en étions certains, mettrait, dans quelques heures, fin à leur pouvoir, nous guettions le balcon du premier. À mesure que de sûrs émissaires apportaient des vingt arrondissements les chiffres proclamés au dépouillement des votes, un transparent les communiquait à la foule qui les accueillait par des clameurs triomphales car, en tout lieu, Boulanger l'emportait sur son ridicule adversaire.

Dans l'intervalle, on se montrait le vieux commissaire Clément qui arpentait le trottoir en face, la figure impassible et les doigts tortillant la moustache. C'était lui qui était toujours chargé des arrestations politiques et l'on se demandait s'il aurait l'audace de porter la main sur Boulanger quand celui-ci descendrait.

Des ouvriers disaient: — Ah! bien, s'il touche au général, nous le mettrons en capilotade.

Mais d'autres répondaient: — Non, aujourd'hui, c'est jour de fête pour la France. Faut terminer l'affaire sans casser personne. On l'écartera simplement et l'on le priera d'aller se faire pendre ailleurs.

Je parvins à me glisser derrière quelques journalistes qui abordaient Clément, et j'entendis le dialogue suivant:

— Vous avez un mandant d'arrêt contre le général?

— Oui, Messieurs.

— En ferez-vous usage si la foule porte le général à l'Élysée?

Clément hésita; il regarda un compagnie de la garde à pied rangée devant la Madeleine et qui semblait très peu disposée à faire usage de ses armes contre les manifestants.

— Non, dit-il enfin, ces hommes ne me soutiendraient pas: ils sont boulangistes pour la plupart. Et je n'ai pas envie de me faire écharper.

— Mais n'avez-vous pas des agents?

— Quelques uns près d'ici…

Et après un silence: — Eux aussi sont boulangistes.

— Alors, qu'allez-vous faire?

— Je verrai.

Puis avec un peu d'irritation, il conclut:

— Laissez-moi tranquille, Messieurs, je n'ai pas de compte à vous rendre.

Ainsi la police même était en désarroi, la garde acquise au général. On savait que la garnison ne jurait que par lui. Enfin le bruit courait que les ministres, pris de panique, faisaient leurs malles pour décamper en tapinois et se réfugier dans des cachettes préparées d'avance où ils espéraient se dérober au premier feu des représailles.

Donc le régime se démantibulait, croulait dans son ignominie.
Toutes les chances étaient pour Boulanger.

Hélas! il allait manquer à sa fortune.

Vers onze heures, on connut le résultat définitif: Paris avait élu le général à plus de quatre-vingt mille voix de majorité.

Aussitôt une immense clameur tonna depuis la Madeleine jusqu'à l'extrémité des boulevards: Vive Boulanger!

Et tout de suite après, le cri qui dictait son devoir au général:
— À l'Élysée! À l'Élysée!

Dans le salon de Durand, les amis de Boulanger le pressaient d'obéir à la volonté populaire. Déroulède se montrait le plus éloquent. Mais l'élu hésitait, se dérobait, multipliait les arguties, parlait d'illégalité. Pourtant il fallait prendre un parti. Il déclara qu'il voulait s'isoler dans un cabinet adjacent pour réfléchir.

Or, dans ce cabinet, il y avait Mme de Bonnemain. Que lui dit- elle? Sans doute quelque chose dans le genre: — Ah! mon Georges, si tu descends dans la rue, tu cours le risque d'attraper un mauvais coup. Si tu m'aimes, tu n'écouteras pas tous ces exaltés.

— Tu as raison, ma chérie, dût-il répondre.

O défaillance d'une âme efféminée, capable de concevoir de grands desseins, inapte à les réaliser pour le salut de son pays! Est-ce que Bonaparte a consulté Joséphine au 18 Brumaire? Ou plutôt est- ce que Joséphine, au lieu de l'amollir, ne le seconda pas en dupant le directeur Gohier?

Boulanger rentra dans le salon et dit d'un ton qui ne souffrait pas de réplique que, satisfait du résultat obtenu, il refusait absolument de se prêter à une action violente contre le régime.

Alors Georges Thiébault, plein d'amertume et de prévisions sinistres, tira sa montre: — Il est minuit cinq, dit-il, depuis cinq minutes, le boulangisme est en baisse…

C'était vrai; de ce jour le déclin de Boulanger commença; il alla en se précipitant jusqu'au coup de revolver final.

Cependant, dehors, on trépignait, on exigeait la présence du général. Il ne se montra même pas au balcon. Puis des journalistes descendirent qui murmurèrent qu'il refusait le pouvoir offert par trois cent mille dévoués et, derrière eux, par toute la France.

Quelle désillusion nous serra le coeur! Comment: les parlementaires étaient en déconfiture; Paris attendait l'acte décisif qui les rejetterait au néant; il n'y avait même plus à combattre pour emporter le pouvoir et Boulanger préférait au giron de la gloire celui de la Bonnemain?

Pendant plus d'une heure on demeura sur place, espérant toujours quelque péripétie qui déterminerait le général à l'action. Rien ne vint que la pluie.

Alors les chants et les cris s'éteignirent; la foule se dispersa peu à peu avec le sentiment que l'occasion manquée ne se représenterait plus…

* * * * *

Bien des années ont passé depuis cet avortement d'un effort tenté par la vraie France pour échapper à l'aberration parlementaire. Il y eut le Panama, l'affaire Dreyfus, la persécution religieuse, la cession du Congo et la mise à plat ventre devant les exigences allemandes. Le pays, après quelques sursauts d'indignation contre tant de hontes et de crimes, s'est toujours laissé ressaisir, garrotter et bâillonner par la Loge, les Huguenots, les Juifs et les Métèques qui le sucent.

Sortirons-nous de cette lâche somnolence, de cette veule soumission aux intrigues d'une bande de jouisseurs sans scrupules?

Peut-être. — Des indices de réveil se manifestent. Une jeunesse catholique et monarchique attaque le régime. L'action virile, l'action joyeuse, l'action française reprend ses droits.

Mais il faudrait un homme pour coaliser, diriger tant de généreux dévouements. Il faudrait un César ou un Monk.

Pour moi, je préférerais Monk…

CHAPITRE X CHEZ LES GNOSTIQUES.

Quel grouillement de pseudo-religions autour de l'Église catholique! Il y a là une foule d'esprits inquiets qui s'efforcent d'adapter ses dogmes et ses préceptes aux caprices de leur imagination ou de leur orgueil. Certains, rebutés par le matérialisme ambiant, cherchent, par des voies dangereuses, un nouvel idéal. D'autres restaurent des hérésies condamnées dès les premiers siècles du christianisme. D'autres encore, s'affiliant à la Franc-Maçonnerie, espèrent y trouver une conciliation entre les principes révolutionnaires et ceux de l'Évangile.

Je ne parle que des âmes de bonne foi, car, à côté de celles-ci, l'on rencontre de véritables possédés pour qui la Gnose constitue une arme de guerre contre l'Église, qu'ils haïssent et qu'ils rêvent de détruire.

Des premiers, quelques uns demeurent ancrés dans leurs illusions jusqu'à la fin de leurs jours. Telle cette lady X…, duchesse espagnole et pairesse d'Écosse, dont la famille fut jadis alliée à une maison royale éteinte, et qui représentait naguère en France la théosophie d'après les enseignements de cette illuminée baroque: la Slave Blavatsky.

Lady X… croyait que Marie Stuart s'était réincarnée en elle. Pleine de bon sens sur d'autres points, affable, charitable, cultivée, du jour où cette aberration s'empara d'elle, rien ne put l'empêcher de fonder une secte où prédominaient les spirites. Sous l'inspiration de la Blavatsky, elle publia ensuite une revue l'Aurore, qui préconisait une rénovation religieuse et sociale basée sur le culte des morts.

Afin de montrer quel désordre apportent dans des intelligences, par ailleurs pondérées, les théories gnostiques, je transcris quelques passages des brochures — à peu près introuvables aujourd'hui — où lady X… exposa sa doctrine.

Voici, par exemple, une révélation sur l'origine du mal qu'elle prétend avoir reçue simultanément de Marie Stuart et de Jeanne d'Arc!

«Le mal est le résultat de la limitation de l'esprit par la matière, car l'esprit est Dieu et Dieu est bon. C'est pourquoi en limitant Dieu, la matière limite le bien. S'il ne se projette dans l'être, Dieu demeure inactif, solitaire et non manifesté; par conséquent il demeure inconnu, sans culte, sans amour et sans action. S'il crée, il se heurte à la limite. Les ténèbres de l'ombre de Dieu correspondent intensivement avec l'éclat de la lumière de Dieu…»

Ce mélange de manichéisme et de divagations montanistes n'est déjà pas mal. Mais cette fuligineuse métaphysique s'aggrave de véritables blasphèmes touchant la Vierge et même Notre-Seigneur.

Ceci: «L'homme va en avant ou il recule. C'est en retrouvant la virginité qu'il devient immaculé. L'âme étant immaculée conçoit le Christ et l'enfante…»

De là à dire que le Christ historique n'est qu'un symbole du Christ intérieur; de là à dire que notre âme immaculée est figurée par la Vierge Marie immaculée dans sa conception et qu'elle enfante le véritable Christ, le Christ spirituel et divin, il n'y a qu'un pas. Lady X… le franchit. Dans ses écrits, Notre- Seigneur s'évanouit, avec sa chair, avec sa personne divine, avec son humanité, dans un mythe orgueilleux et subtil. La Vierge n'est plus qu'un symbole. L'homme devient Dieu en produisant Dieu!

C'est le fond qu'on découvre dans les théories de toutes les sectes gnostiques. D'une façon plus ou moins détournée, avec une audace plus ou moins formelle, elle promulguent cette doctrine néfaste de l'humanité s'adorant elle-même qui se retrouve aussi dans les enseignements secrets de la Franc-Maçonnerie.

Suivent, chez lady X…, des considérations stupéfiantes sur la personne du Christ: «Jésus est le même principe que celui qui est appelé Bouddha par les Bouddhistes, Vichnou par les Brahmanes, Logos par les philosophes grecs. Ce principe tient la place de la seconde personne de la Trinité. Il a été choisi pour être présenté comme un exemple de la Divinité dans l'homme à laquelle nous pouvons tous aspirer…

«D'après cette règle de la véritable Gnose, ce qui est impliqué dans le terme d'Incarnation est un événement dont la nature est purement spirituelle et qui est en puissance dans tous les hommes et qui se passe perpétuellement à toutes les époques, puisqu'il a lieu dans tout homme régénéré, étant à la fois la cause et l'effet de sa régénération. Le Christ est en nous tous, ses frères. Il est donc évident que nous ne devons pas confondre Notre-Seigneur avec le Seigneur, celui qui donne la vie…»

En voilà suffisamment pour démontrer jusqu'où peuvent s'égarer des esprits que ne maintient plus la foi simple et robuste telle que nous la recommande l'Église. Ils ont voulu raffiner sur la Révélation et ils ont abouti à ce culte du Moi qui énerve l'âme sans retour à moins qu'il ne l'affole.

* * * * *

Une aberration du même genre inspire les écrits et les discours d'une prophétesse récente, une certaine Annie Besan, femme d'un pasteur anglican qui lâcha sa famille pour propager la théosophie. Je trouve dans un journal de la secte (Le Théosophe, n° du 16 août 1911) la sténographie d'une de ses conférences.

Voici quelques-uns de ses dires:

«Notre société théosophique doit aller au-devant du christianisme pour l'aider à instituer de nouveau les mystères qui conduisent à l'initiation…»

Aux premiers siècles de l'Église, Simon, Manès, Valentin, émettaient également cette prétention de diriger les chrétiens vers une compréhension supérieure des mystères.

Plus loin, Annie Besan affirme: «Jésus n'a pas le moins du monde racheté les pêchés des hommes, mais, par ses vertus, il vivifie le principe divin de celui qui réussit à s'unir à Lui… L'union avec le Christ implique que le Christ est en nous, car seul le divin peut s'unir au divin. Voilà la véritable explication de la Rédemption: c'est la Vie du Christ agissant à l'intérieur et conduisant l'homme à la libération par le Christ qui est en lui. C'est un soleil fait pour vivifier et non pour racheter les hommes. Ainsi compris, le Christ devient un frère aîné des hommes, un maître prenant forme humaine pour éclairer l'homme et lui montrer comment il est possible à celui-ci de s'unir à sa propre divinité. De là, la raison d'être de ce que l'on appelle: la naissance du Christ en soi jusqu'à égaler la stature du Christ…»

Ces blasphèmes s'encadrent de considérations nébuleuses sur la prière et prétendent s'appuyer sur certains passages des épîtres de Saint Paul.

Annie Besan possède, m'a-t-on dit, une grande puissance de persuasion. Je connais, du reste, une pauvre femme qui, fort bonne catholique lorsqu'elle la connut, se laissa influencer au point de se faire la propagatrice zélée de sa doctrine dans les patronages de jeunes filles. Elle ne se confesse plus; elle foule aux pieds les commandements de l'Église. Et pourtant elle continue à communier, aggravant de sacrilège ses égarements.

* * * * *

Ainsi qu'il est logique, tous ces inventeurs de religions s'entendent assez mal entre eux. L'orgueil qui les tient les fait se considérer chacun comme le dépositaire de la vérité unique. Un gnostique, qui fut patriarche de la secte et qui, avant de mourir, reconnut ses erreurs et reçut les Sacrements, écrivait d'eux aux derniers temps de sa vie: «Dans cette Babel où se parlent et se confondent tous les dialectes infernaux, s'agite un peuple désordonné. Ces infortunés tâtonnent dans les ténèbres, se ruent vers l'illusion avec une épouvantable facilité. La terre en est couverte. On les trouve partout, sur tous les continents et par delà les mers. Je les ai vus de près. Leurs docteurs sont gonflés de fausse science et d'orgueil. Jaloux les uns des autres, ils se contredisent et s'excommunient. Leur tohu-bohu serait burlesque s'il n'était redoutable. En effet, ils se glissent partout, pénètrent dans tous les milieux, finissent par confondre les ténèbres avec la lumière, deviennent réfractaires à toute vérité, joignent l'ignorance à l'entêtement et, pour s'être trop livrés aux prestiges, ferment les yeux aux miracles quand Dieu daigne en faire devant eux pour les désabuser. Ne leur apportez pas en témoignage les merveilles que Dieu accomplit par ses saints, ne leur parlez pas des fins dernières, ils vous diront, avec une pitié méprisante, qu'ils connaissent mieux que vous ce qui se passe dans l'au-delà. Avec eux, les raisons échouent, les arguments vacillent, les exhortations s'évaporent.»

S'il faut en croire l'auteur de ces lignes, c'est surtout parmi les spirites que se manifestent cette arrogance et cet aveuglement. Il ajoute: «Dans cette foule bariolée, il y a des gens de bonne foi. Ils ont besoin de croire à quelque chose de supérieur; et comme à la racine de leur incrédulité l'ignorance germe, le spiritisme jaillit de cette racine. La femme surtout s'adonne à cette religion de l'enfer. Ses nerfs la rendent plus sensible que l'homme aux conditions qui font le medium…»

C'est vrai que le nombre des spirites est considérable et va croissant chaque jour.

Mais d'autres sectes, moins nombreuses, donnent dans des aberrations qui pour être plus ignorées, n'en sont pas moins virulentes. Par exemple les adorateurs d'Ennoïa dont les chimères valent qu'on les dénonce.

* * * * *

Simon le Samaritain fut le fondateur de cette doctrine que combattit Saint Pierre, comme il est rapporté aux Actes des Apôtres. Voici le système de cet hérésiarque.

Au commencement, il y avait le Feu qui se développe selon deux natures: dans sa manifestation extérieure sont renfermés les germes de la matière; dans sa manifestation intérieure évolue le monde spirituel. Il contient donc l'absolu et le relatif: la matière et l'esprit, l'un et le multiple, Dieu et les émanations de Dieu.

Du feu primordial procèdent par couples des esprits, l'un féminin, l'autre masculin que la Gnose appelle les Éons et qui relient le monde spirituel au monde matériel. Ils composent la trame de l'esprit et la trame de la matière réalisant Dieu dans les choses, et ramenant les choses à Dieu. Et la foi qui les élève et les abaisse, les noue et les dénoue, c'est le Feu qui la détermine.

Il y a là, en somme, une sorte de panthéisme mystique dont on retrouve l'analogue dans la doctrine de Plotin.

Simon place au sommet des Éons le Père qui est Dieu et qui a pour épouse sa propre pensée sous le nom d'Ennoïa, sur la terre, c'est Hélène, une prostituée que le charlatan gnostique avait rencontrée au cours de ses pérégrinations et dont il avait fait sa compagne. Ennoïa déchue de sa grandeur céleste soupire sans cesse vers le Père et lutte contre les esprits contraires qui l'ont enfermée dans un corps souillé. Elle poursuit à travers les siècles un douloureux exode de transmigrations.

Cette chute d'Ennoïa, cette décadence de la pensée dans la matière, c'est, d'après Simon, l'origine du mal.

Hélène erre donc d'âge en âge, s'incarne d'une femme dans l'autre jusqu'au moment où elle doit être rachetée. Le jour où Simon, qui se disait lui-même la grande vertu de Dieu et l'incarnation du Père, la tira d'une maison malfamée de Tyr pour en faire sa concubine, il osa lui appliquer la parabole de la brebis perdue et retrouvée et il la donna pour le point central de son système.

S'égalant au Seigneur, le Mage ajoutait qu'en même temps que Jésus avait paru en Judée, sous le nom de Fils, lui-même avait paru en Samarie sous le nom de Père et Hélène — la pensée de Dieu ou le Saint-Esprit — chez les Gentils, tous trois pour compléter la création et la rectifier.

Hélène était donc à la fois Dieu et femme. Elle devint pour les disciples de Simon la représentation du divin dans le monde plus encore que le fondateur de la secte et, avaient-ils l'audace sacrilège d'ajouter, plus que Jésus-Christ.

Comme il arrive presque toujours chez les hérétiques, cette métaphysique équivoque servit de prétexte à Simon et à Hélène pour affranchir leurs adeptes du joug de la morale.»Tout est pur aux purs», disaient-ils.

On voit où menait cette doctrine soi-disant transcendante qui se formulait d'ailleurs en deux règles essentielles: donne-toi à la science qui est la joie de l'esprit. Donne-toi à l'amour qui est la joie de la chair.

Hélène reçut un culte parmi les disciples de Simon. Certaines populations païennes au milieu desquelles elle prêcha, lui élevèrent des statues comme elles en dressèrent à Simon. Son nom se prononçait comme un mot sacré et donnait accès aux réunions des premiers gnostiques. On ne sait ni où ni comment elle mourut.

Mais les hérésies, comme ont pu le constater ceux qui se livrent à ce genre d'études, ne disparaissent jamais complètement. Celle-ci traversa les siècles et finit par se concentrer dans le culte exclusif d'Ennoïa qui compte encore aujourd'hui, notamment à Paris et à Lyon, un certain nombre d'adeptes.

Un gnostique, rencontré jadis, m'a donné quelques renseignements sur les faits et gestes de la secte. C'était lui-même un homme fort intelligent, fort lettré, mais qui annihilait ses qualités dans d'épuisantes débauches. D'une des chambres de son appartement, il avait fait un oratoire où l'on voyait un autel surmonté d'une statue d'Hélène en marbre blanc. Le plafond et les murailles étaient revêtus de tentures bleu-ciel semées d'étoiles d'or. Des vitraux de couleur ne laissaient pénétrer qu'une demi- lumière. Des ornements en stuc, d'une signification obscène, garnissaient la frise.

Là se tenaient périodiquement des réunions où l'on récitait des prières à Ennoïa. Ces oraisons parodiaient souvent les litanies de la Vierge ou les hymnes de la liturgie catholique. Le patriarche prononçait un sermon sur quelque texte gnostique. On brûlait des parfums violents. Puis la séance se terminait par une orgie sur laquelle il est inutile d'insister.

Retenons simplement que les disciples d'Ennoïa prétendent qu'elle erre toujours dans le monde sous la forme d'une femme et que quand ils l'auront découverte et intronisée, son ascendant sera tellement irrésistible qu'elle réunira tous les gnostiques, tous les spirites et tous les francs-maçons pour un assaut suprême à l'Église.

* * * * *

Voici maintenant quelques passages gnostiques d'un rituel où le culte d'Ennoïa est exposé d'une façon plus ou moins claire.

D'abord, un aphorisme prononcé par Ennoïa elle-même, qui, prétendent les adeptes, apparaît à certains initiés:

De Ennoïa-Helena silendum est. Qui tamen invocant et adamant eam non confundentur. Semper enim est vivens ad dandam seipsam nobis, facie ad faciem. Nam I.N.R.I.

Traduction: Il faut garder le silence au sujet d'Hélène-Ennoïa. Cependant, ceux qui l'invoquent et l'aiment passionnément ne seront point confondus. En effet, elle est toujours vivante pour se donner elle-même à nous face à face. Car c'est par le feu que la nature sera rénovée intégrale (Au premier chapitre de ce livre j'ai cité cette interprétation sacrilège du titre de la Croix).

Voici encore une exhortation adressée aux servants d'Ennoïa par un évêque gnostique: «Hélène c'est Ennoïa, c'est la fille de Dieu; c'est la pensée de Dieu incarnée comme Jésus fils de Dieu s'est incarné. Elle est l'Esprit Consolateur qui va se manifester sur la terre sous la forme d'une femme. Notre prière doit monter à Elle comme à Dieu. Les Initiés la verront, l'entendront, la toucheront, lui feront cortège. Elle se manifestera tout à coup sans père ni mère. Elle marchera, mangera, boira, dormira parmi nous. Elle se donnera à nous, à l'un de nous et à tous. Il faut la désirer; c'est celui qui saura le mieux la désirer qui l'aura chez lui. Néanmoins, elle se donnera à tous ses élus par sa parole, par son sourire, par sa présence, par sa doctrine, par ses miracles. Elle est celle qui doit venir: Notre-Dame-le-Saint-Esprit.»

On m'excusera de faire ces citations. Cette phraséologie blasphématoire valait d'être signalée, car elle constitue un moyen d'action fort puissant sur certaines âmes d'éducation catholique, surtout — j'ai eu l'occasion de le vérifier — sur des femmes imaginatives et névrosées…

Si les malheureuses pouvaient savoir vers quelles ignobles sentines on cherche à les entraîner, sous prétexte d'initiation à un idéalisme supérieur!

En tout cas, je crie casse-cou… Et ce chapitre n'a pas d'autre but.

Je citerai pour finir trois strophes d'un hymne où la belle séquence latine de saint Thomas d'Aquin est parodiée d'une façon abominable:

Adoro te supplex, patens Deitas Quoe in hoc sacello te manifestas! Tibi se cor meum totum subjicit Quia te contemplans totum deficit.

Visus, tactus in te nunquam fallitur Nam aspectu tuo, late creditur Credo quod hic adest exul angelus, Nil hoc veritatis visu verius…

Dea quem praesentem nunc aspicio, Oro fiat illud quod tam sitio, Ut te perpetua cernens facie, Tactu sim beatus tuae gloriae.

J'ai su qu'aux exercices du culte gnostique, cet hymne s'adressait à la partie féminine de l'assistance qui était censée alors symboliser Ennoïa. Partant, on devine la signification qu'il prenait. C'est pourquoi je me garderai bien de le traduire. Il suffira aux latinistes de le lire sous cet aspect pour être renseignés.

* * * * *

N'est-il pas significatif que toutes les sectes occultistes s'acharnent de la sorte à emprunter et à déformer la liturgie de l'Église? N'est-il pas caractéristique également qu'en leurs réunions, elles célèbrent des sortes de messes où le Saint- Sacrifice prend parfois un sens immonde?

Ces démoniaques — conscients ou inconscients — rendent par là une sorte d'hommage à la Vérité unique qu'ils abominent et qu'ils voudraient anéantir. C'est l'un des mille moyens qu'ils emploient pour s'insinuer dans l'Église et pour lui voler des âmes. Ceux qui, par orgueil ou par curiosité puérile, se laissent entraîner dans ces voies ténébreuses sont perdus ou, du moins, leur salut éternel se trouve horriblement compromis.

J'ai voulu les avertir. Puissé-je en détourner quelques uns des pièges de la Malice qui toujours veille!…

CHAPITRE XI EN BELGIQUE

Une des choses qui nous frappent le plus au cours d'un voyage dans un pays étranger où l'on parle le français, ce n'est pas seulement les moeurs et les coutumes différentes des nôtres, c'est aussi la façon dont les indigènes déforment notre langue.

Déforment? — Le mot est peut-être excessif. Disons plutôt qu'ils donnent à des vocables très français par eux-mêmes un sens qui nous est insolite. De sorte que nous sommes parfois déroutés lorsqu'ils frappent nos oreilles ou lorsque nous les lisons dans un journal.

Encore y a-t-il des degrés. Ainsi, en Belgique, deux races se juxtaposent qui n'offrent pas beaucoup de cohésion: les Wallons, très proches de nous sous bien des rapports, les Flamands qui sont des Germains présentant de grandes affinités avec les Hollandais et les Allemands des provinces rhénanes.

Les premiers marquent de la sympathie pour la France. Les seconds ne nous aiment guère et ne se gênent pas pour nous le faire sentir.

D'ailleurs, même entre eux, ils s'entendent assez mal. Le lien administratif qui les unit demeure artificiel. Des jalousies, des rivalités d'influence, des rancunes créent des conflits entre les deux moitiés, à peu près égales comme chiffres, de la nation. Elles s'accusent réciproquement de viser à la prépondérance. Elles se vexent et se dénigrent à l'excès. Il en résulte une animosité qui va croissant depuis quelques années.

C'est au point que certains Belges rêvent de constituer deux gouvernements différents, l'un réunissant les populations wallonnes, l'autre, les pays de langue flamande. Ils n'auraient de commun que le même souverain et ce serait, en somme, quelque chose comme la monarchie austro-hongroise.

Un député, M. Jules Destrée, vient d'adresser au roi Albert une lettre ouverte où il préconise cette solution d'un antagonisme qui, s'il s'aggravait, pourrait mettre en question l'existence même de la Belgique.

Le problème est grave et nous intéresse directement. Car si, comme on n'en peut guère douter, l'Allemagne, en cas de conflit avec nous, se propose d'envahir la vallée de la Meuse et le Luxembourg belge, il est bon que nous soyons fixés sur les sentiments à notre égard de nos voisins du Nord.

Je crois que les Wallons feraient cause commune avec nous, bien assurés qu'ils sont que nous ne méditons pas de les annexer. Pour les Flamands, c'est beaucoup moins sûr, car leurs sympathies vont plutôt aux Teutons.

* * * * *

Je me suis écarté de mon sujet. Je voudrais seulement, dans ces lignes, signaler cette «déviation» de notre langue dont je parlais plus haut.

Flânant, il y a peu, en pays wallon, j'ai pris quelques notes à ce sujet. Ce sont elles que je vais donner.

J'arrive à Liège. Dès la sortie de la gare, je vois un enfant de quatre ou cinq ans qui échappe à sa mère et va flatter les naseaux d'une haridelle de fiacre somnolente entre ses brancards.

La maman s'alarme et se précipite en gloussant comme une poule dont le poussin s'écarte.

Mais le cocher intervenant: — I n'peut mal, savez-vous, Madame?
La bête n'est pas méchante…

Information prise, _i n'peut mal _signifie: il n'y a pas de danger.

Et voilà déjà un belgicisme.

En voici un autre: J'entre dans une pâtisserie où des dames absorbent des éclairs au chocolat et des babas au rhum. Elles semblent prendre le plus grand plaisir à cette collation. L'une d'elles, fixant sa voisine d'un air affriandé, lui demande: — Ça goûte?

L'autre répond: — oui, beaucoup.

Or, ça goûte signifie: trouvez-vous cela bon, cela vous plaît- il?

Voici maintenant la locution si you plaît (s'il vous plaît).
Interrogative, elle veut dire: comment? ou plaît-il?

C'est encore une formule de politesse. Les garçons de restaurant ne manquent jamais de vous la servir avec les plats qu'ils vous apportent.

Je vais par les rues. Les maisons, à deux étages au maximum, se succèdent, offrant des façades de briques encadrées de pierres bleuâtres et qu'endeuillent les poussières de charbon, car nous sommes en pays minier: trente houillères entourent Liège, poussant leurs galeries sous la ville.

Beaucoup de ces maisons offrent à une fenêtre du rez-de-chaussée, cet écriteau mystérieux: quartier à louer. Même, à une devanture de boucherie, je lis avec horreur cette inscription: quartier de demoiselle!

Quoi donc, les Liégeois seraient-ils anthropophages? Ce boucher débite-t-il, au lieu de mouton ou de boeuf, des jeunes filles coupées en morceaux?

Rassurez-vous. Un quartier, en dialecte belge, c'est un appartement. Un quartier de demoiselle, cela signifie simplement que dans cette maison, l'on ne se soucie pas de louer aux représentants du sexe mâle.

Cet emploi du mot quartier donne lieu à d'autres quiproquos non moins amusants.

J'ouvre un journal; mes regards tombent sur les annonces et je lis ceci: Forte fille demande quartier.

Que lui arrive-t-il donc à cette gaillarde vigoureuse? De quel péril se trouve-t-elle menacée pour implorer ainsi la pitié?

Or voici la traduction française de cette phrase émouvante: une femme de ménage robuste demande à être employée à la journée.

Un autre annonce: _On demande une fille de quartier sérieuse. _J'imagine que ceci doit être rédigé par des gens austères qui n'admettent pas que leur bonne ait le sourire. Les postulantes sont averties; si elles possèdent un caractère jovial, inutile de se présenter…

Plus loin: à louer quartier de toute utilité pour personnes honorables et tranquilles.

Cela, c'est l'annonce psychologique. Et quelle admirable netteté dans cette phrase! En effet, elle signifie: si vous êtes des galvaudeux, des bohèmes tapageurs et désordonnés, ce n'est pas la peine de solliciter un abri sous notre toit paisible. Au contraire, si vous êtes des gens respectables, douillets, amis des pantoufles feutrées et des capitons, accourez: il vous sera on ne peut plus profitable d'habiter chez nous.

C'est le cas de s'écrier avec M. Jourdain:

— Quoi, tant de choses en si peu de mots?

Mon Dieu, oui, le belge a de ces ressources.

* * * * *

Mais les annonces contiennent bien d'autres propos obscurs. En voici une où l'on demande une demi-gouvernante.

Qu'est-ce que cela peut bien être qu'une demi-gouvernante?

Eh bien, il paraît qu'il s'agit d'une bonne, munie de quelque instruction et de quelque éducation, qui puisse, à la fois, épousseter les meubles, laver la vaisselle, mener les enfants à la promenade, leur apprendre les belles manières et leur faire répéter leurs leçons.

D'autres annonces détournent complètement le sens des mots.

Voici des commerces à remettre, c'est-à-dire à céder.

Voici, à vendre ou à louer, une prairie arborée, c'est-à-dire plantée d'arbres. En France, nous nous contentons d'arborer un drapeau ou, par métaphore, une opinion. En Belgique, on arbore un verger. Mais cela ne signifie pas la même chose.

Explorant la ville, je note au passage quelques enseignes. Celle- ci: l'épouse Une Telle, négociante.

Pourquoi pas? Ce féminin ne présente, après tout, rien de choquant, bien qu'il soit inusité chez nous.

Autre enseigne: Verdures à l'étuvée.

J'hésite, je regarde l'étalage et j'y vois des mottes d'épinards en pyramides et, dans des jattes, des haricots gonflés par l'eau bouillante.

Très bien: il s'agit de légumes cuits.

Plus loin: Un Tel, chausseur.

Or c'est un magasin de cordonnerie. Mais voyez l'avantage de cette brève indication. Le brave homme qui tient cette boutique a réalisé une sérieuse économie. Car, évidemment, le peintre de lettres qui fignola son enseigne lui aurait pris davantage d'argent pour tracer, au-dessus des croquenots alignés derrière la vitrine, cette inscription: commerce de chaussures ou tout autre analogue…

Je pénètre dans le faubourg d'Amercoeur. Soit dit en passant, je voudrais bien savoir l'origine de ce nom. Peut-être ne trouve-t-on ici que des gens lugubres, des misanthropes broyant du noir, remâchant les amertumes d'une existence déçue et sans avenir. Je n'ai pu obtenir d'éclaircissements sur ce point.

Pourtant Amercoeur me paraît for gai d'aspect. On y voit maints jardinets fleuris de roses et de géraniums. La physionomie des passants qu'on croise exprime une assez joyeuse insouciance. Les marmots, qui se trémoussent en piaillant sur le pavé, ne semblent pas prématurément dégoûtés de la vie. Ici l'on mange et l'on boit comme ailleurs. En effet, voici un estaminet où des mécaniciens barbouillés de suie, trinquent en échangeant des propos goguenards.

Par exemple, l'enseigne est déconcertante: Friture des artistes.

J'entre chez un marchand de tabac; je me fais servir de quoi m'intoxiquer de nicotine et je demande le prix.

— Un demi-franc et deux cennes.

À ce coup, je ne comprends pas. J'implore la traduction de cette phrase ténébreuse et j'apprends qu'il s'agit de payer cinquante quatre centimes…

Plus tard, montant l'escalier de mon logis, j'entends la patronne de la maison crier à sa domestique: — Séraphine, apportez-moi vite la loque à reloqueter.

— Oui, Madame!…

Je me penche sur la rampe et je vois la servante se précipiter dans une chambre du premier étage en brandissant un carré de laine. Je devine qu'une loque à reloqueter c'est tout simplement un torchon…

* * * * *

Comme on le voit, il n'est pas très difficile d'apprendre le belge — du moins sous sa forme wallonne. Car, en pays flamand, le français subit des déformations beaucoup plus extraordinaires. Il arrive même que les Flamands mêlent à leur langue des mots français gratifiés d'une désinence germanique.

Un seul exemple. Un jour, à Bruxelles, j'entendis un homme du peuple dire à un autre: —Komm, une fois, promeniren.

Mais en Wallonie, les natifs mettent beaucoup de complaisance à vous renseigner sur les particularités de leur dialecte. Je le répète; là-bas, on nous aime, et au voyageur de chez nous l'on prodigue les amabilités et les marques de courtoisie.

CHAPITRE XII LE CHASSEUR NOIR

Les feuilles jaunissent et tombent de bonne heure cette année. Un été pluvieux, des froids précoces ont éprouvé ma chère forêt de Fontainebleau; de sorte qu'elle revêt, dès cette fin de septembre, sa parure d'automne alors que, d'habitude, c'est seulement vers la Toussaint qu'elle s'habille de pourpre et d'or, comme pour une dernière fête, avant de s'endormir sous les givres de l'hiver.

Afin d'en savourer encore un peu la beauté défaillante, je vais par les sentiers tout bruissants de feuilles mortes, par les taillis où des baies de corail éclatent sur les houx sombres. Je gagne, à pas lents, le Long-Rocher: un des sites les plus grandioses de la vieille sylve.

Au bas de la colline, un groupe de bouleaux surgit qui palpite au souffle d'une brise presque insensible. Leurs troncs argentés, leurs feuillages d'or clair se dessinent délicatement sur le fond de nuances fauves et pourprées que forment au loin les chênes qui tapissent les hauteurs où commence la futaie des Ventes à la Reine; frêles et plaintifs, ils chuchotent leurs adieux à la lumière puis pleurent de se résigner aux jours brumeux et froids qui viendront bientôt.

Ils semblent des jeunes filles qui songent à la mort…

Je gravis la pente méridionale de la colline, parmi des grès entassés comme les ruines d'une ville de Cyclopes. Je parcours un large plateau où les bruyères flétries couvrent le sol d'une toison roussâtre, où les rochers, à demi ensevelis, s'arrondissent, pareils à des échines de mammouths.

De ce sommet l'on découvre un paysage d'une majesté incomparable.
Dix lieues de forêt s'étendent sous les regards.

Au nord, les lignes mélancoliques, enveloppées de pins bleuâtres, du Haut-Mont et de la Malmontagne se découpent sur le ciel. À l'horizon, les sommets en triangles dénudés du Rocher d'Avon plaquent des taches de deuil et d'ocre aride.

Dans les fonds, les hêtres et les chênes déferlent en larges vagues de feuillage, couleur de vieil or et de sang caillé. Ça et là, des fumées de charbonniers tremblent au-dessus des cimes.

Après une longue contemplation, je tourne à l'ouest; je me glisse sous une voûte de grès au cintre surbaissé; je débouche dans un cirque où des roches abruptes, les une couvertes de mousses sombres, les autres âprement nues, se surplombent ou s'oppriment en un chaos formidables.

On dirait quelque avalanche des vieux âges suspendue dans sa chute par le geste d'une divinité. Puis certains rocs, qui m'investissent de toutes parts, ouvrent des gueules de chimères et de dragons. J'ai un peu l'impression d'être enfermé dans un cercle de l'enfer de Dante.

Mais le sentier remonte par une brèche pour atteindre la grande _platière _qui occupe le centre du Long-Rocher. Un nouvel aspect se présente au sud, par delà une plaine de fougères brunâtres.

Les massifs des Trembleaux, plantés d'essences multiples, déploient la magnificence des couleurs de l'automne. C'est toute la gamme des nuances du jaune et de l'orangé, depuis l'ambre jusqu'à la rouille. Par endroits, des feuillages de carmin tranchent à vif sur ce fond d'opulence tandis que quelques jeunes hêtres, encore verts, scintillent sourdement comme des émeraudes.

Vers le couchant, la hauteur des Étroitures, avec sa pinède, apparaît, par contraste, presque noire. Le ciel s'est couvert de nuées gris perle qui cendrent un peu les ors des feuillages. Il ne reste, à la crête des collines les plus occidentales, qu'un pan de bleu limpide d'où le soleil déclinant baigne de longues clartés mourantes les arbres, les rochers et les vapeurs immobiles. Plus un souffle n'agite l'air.

Et le silence des fins d'après-midi dans la forêt plane, comme un aigle de royale envergure, sur les frondaisons pleines de pénombre chatoyante et de reflets atténués…

* * * * *

Comme je redescendais par le sentier qui mène à la route de Fontainebleau, je vis se dresser à ma gauche un vieux sapin qui, sous sa pèlerine vert sombre, ressemblait à un ermite. Comme il bruissait mystérieusement, je prêtai l'oreille et je crus percevoir de vagues paroles où il était question de la bêtise humaine. Cela ne m'étonna pas trop, car je sais que les arbres sont beaucoup plus sages que les hommes.

Je m'arrêtai. Saluant l'ancêtre morose, je lui adressai le discours suivant:

— Vieil ami, n'oublie pas que les poètes te tiennent pour un modèle de logique et de cadence. Et quoi de surprenant à cela? Tes branches sont si merveilleusement alternées! Tu sais aussi que le philosophe Kant eut recours à l'un de tes frères pour l'aider à construire des syllogismes. Ce sapin s'élevait vis-à-vis de la fenêtre qui éclairait son cabinet de travail. Et Kant avait tellement l'habitude de le regarder en travaillant et d'accrocher ses méditations aux rameaux dont les vitres étaient frôlées que, privé de son sapin, il n'aurait sans doute plus réussi à coordonner les antinomies où se complait sa doctrine.

Or il arriva que le sapin fut jeté bas et débité en bûches et en allumettes. Sa disparition mit le philosophe et sa philosophie en désarroi. Il dut interrompre ses travaux, et il tâtonna longtemps avant de renouer le fil de ses idées. Bien plus, il faillit se réfuter lui-même!

Faute d'un sapin, nous avons encouru le risque d'être privés de la Critique de la Raison pure, de l'Impératif catégorique et de tous les rhéteurs protestants qui s'emploient, avec zèle, à insuffler ces lourdes fumées dans les cervelles françaises.

Ne trouves-tu pas que c'est là une tradition glorieuse, digne d'être perpétuée dans les annales de ta famille?…

Le sapin se balança ironiquement. Il me parut qu'un rire moqueur courait parmi ses aiguilles et qu'il me répondait: — Vous autres, hommes, vous vous figurez que vos systèmes importent à la marche du monde. Mais nous, sapins, nous en faisons aussi peu de cas que d'une graine de pissenlit emportée par le vent. Suppose que ce Kant en ait été réduit, par la mort de mon frère, à briser sa plume, crois-tu qu'un aussi minime incident aurait empêché la terre de tourner?…

J'aurais pu objecter au conifère sceptique, que, tout de même, une doctrine philosophique a plus d'importance qu'une graine de pissenlit. Je n'en fis pourtant rien pour cette raison que je n'aime pas du tout les rêveries de Kant. Notamment, son Impératif catégorique me produit l'effet d'un moellon dont il est déplorable de nous alourdir l'intelligence.

Je saluai donc le sapin et, sans ajouter un mot, je repris ma promenade…

* * * * *

Je traversais les taillis qui bordent le Rocher aux Nymphes quand je me rappelais soudain que c'est dans cette partie de la forêt et aussi vers les pentes du Rocher d'Avon, la route de Moret et le carrefour du Chêne feuillu, qu'on signale les apparitions du Chasseur Noir.

La nuit montante, l'aspect fantastique du site me portèrent à me remémorer cette légende dont voici les détails d'après les chroniqueurs et les mémoires.

Pierre Matthieu, historien, auteur d'une Vie d'Henri IV, raconte ceci à la date de 1599: «Le Roi, accompagné de quelques seigneurs, étant à la chasse vers la route de Moret et le Rocher aux Nymphes, entendit un grand bruit de plusieurs personnes qui donnaient du cor assez loin et les jappements des chiens et les cris des chasseurs, bien différents de l'ordinaire et éloignés de lui d'une demi-lieue. Et en un instant, tout ce tumulte se fit entendre tout près de lui.

«Sa Majesté, surprise et émue, envoya le comte de Soissons et quelques autres pour découvrir ce que c'était. Aussitôt ils entendirent ce bruit près d'eux, sans voir d'où il venait ni ce que c'était. Et tout à coup, ils aperçurent, dans l'épaisseur de quelques broussailles, un grand Homme Noir fort hideux qui leva la tête et leur dit: M'entendez-vous? ou Qu'attendez-vous? ou Amendez-vous, ce qu'ils ne purent distinguer étant saisis de frayeur. Et tout aussitôt après ce spectacle disparut comme une vapeur.

«Ce qui ayant été rapporté au Roi, Sa Majesté s'informa des charbonniers, bergers et bûcherons qui sont ordinairement dans cette forêt, s'ils avaient déjà vu de tels fantômes et entendu de tels bruits.

«Ils répondirent qu'assez souvent il leur apparaissait un grand homme noir, avec l'équipage d'un chasseur et qu'on appelait le Grand Veneur…»

Michelet, qui commente, d'après Matthieu, cette apparition, suppose qu'on voulut agir sur l'imagination d'Henri IV et que ce prestige avait été machiné pour l'incliner à la dévotion après la mort de Gabrielle d'Estrées. Mais Michelet a, lui aussi, beaucoup d'imagination.

D'ailleurs Pierre Matthieu ne donne aucune indication dans ce sens. Il se contente d'ajouter que, le même jour, Sully, se trouvant dans son cabinet, au pavillon du Grand Parterre, entendit une forte et discordante sonnerie de cor. Surpris que la chasse rentrât si tôt, le ministre sortit précipitamment pour saluer le roi.

Mais, dehors, il n'y avait personne. Les gardes interrogés répondirent qu'ils n'avaient rien vu ni rien entendu. — Notez, au surplus, que du pavillon de Sully à l'endroit où se trouvait Henri IV, on compte une dizaine de kilomètres.

Chose singulière, Sully ne parle point, dans ses Mémoires, de ce dernier incident. Il dit seulement à propos de l'apparition elle- même:

«On cherche encore de quelle nature pouvait être ce prestige vu si souvent et par tant d'yeux dans la forêt de Fontainebleau. C'était un fantôme environné de chiens dont on entendait les cris et qu'on voyait de loin mais qui disparaissait lorsqu'on s'en approchait.»

Péréfixe et l'Estoile font un récit analogue à celui de Matthieu. Péréfixe ajoute: «On attribue cette vision à des jeux de sorciers ou de mauvais esprits». Quant à l'Estoile il rapporte que le fantôme apparut au Roi lui-même et que celui-ci en fut «tout froid de peur» et en demeura longtemps fort troublé.

Bongars, diplomate employé par Henri IV auprès des princes d'Allemagne, écrit, dans une de ses épîtres latines, qu'étant venu à Fontainebleau rendre compte au roi d'une de ses missions, il entendit plusieurs personnes parler de la dernière apparition du Chasseur Noir. Un piqueur qu'il interrogea lui répondit: «Ce doit être un gentilhomme qui fut assassiné du temps de François 1er et qui revient».

Enfin la Chronologie septénaire raconte que le roi et les courtisans s'étaient d'abord moqués du Chasseur Noir comme d'une fable mais qu'ils l'aperçurent un jour distinctement dans un hallier sous la figure d'un homme d'une taille élevée et au visage ténébreux. Ils eurent si peur qu'ils s'enfuirent; et ce fut à qui courrait le plus vite.

Sous Louis XIII, en 1628, M. Herbet a relevé, dans son Dictionnaire de la forêt de Fontainebleau, une apparition du Chasseur Noir à deux gentilshommes de la Cour. Cette relation fort circonstanciée est tirée d'une plaquette très rare qui se trouve à la Bibliothèque Nationale.

M. Herbet donne aussi une explication de l'apparition à Henri IV due à Hurtaut et Magny. D'après ces auteurs, il se serait agi d'attirer le roi dans un guet-apens et de l'assassiner.

Or, en 1699, le Chasseur Noir apparut de nouveau à Louis XIV. — L'abbé Guilbert rapporte le fait dans sa Description des château, bourg et forêt de Fontainebleau, publié en 1731. Mais loin d'éclaircir cette mystérieuse histoire, il la complique encore en y mêlant un artisan prophétique.

Il reproduit d'abord le récit de Matthieu puis il ajoute: «Cent ans après, Louis XIV, étant à la chasse, eut cette même vision qui l'avertit de certains faits particuliers dont il ne parla, dit-on, à personne et dont il fut très impressionné. Ces faits lui furent confirmés par un maréchal ferrant de Salon-de-Craux en Provence, parent de Nostradamus et qui se crut chargé de révéler au Roi certaines choses qui regardaient sa conscience et qui, malgré le secret, donnèrent lieu à bien des conjectures.

«Ce qu'il y a de sûr c'est que le Roi allant à la messe, ce nouveau prophète se trouva sur son passage. M. le maréchal de Duras, qui suivait le Roi, dit alors: — Si cet homme n'est pas fou, je ne suis pas noble.

«Le Roi qui l'entendit, se retourna et dit: — Cet homme là n'est pas fou. Il parle de fort bon sens et pourtant vous êtes noble.

«Voilà tout ce que j'en sais. Bien des gens ont cherché à deviner le reste. Mais c'est un secret qu'on ne juge pas à propos de révéler…»

* * * * *

Pendant des années, nulle mention du Chasseur Noir. Mais voilà qu'en 1899, on se mit à nouveau à parler de lui.

Une femme Dubail habitant Veneux-Nadon, près de Moret, prétendit que son «petit gars», âgé d'une douzaine d'années, avait aperçu le fantôme, dans un taillis du Chêne feuillu à la tombée de la nuit.

On lui demanda comment l'enfant le dépeignait.

«Il dit, répondit-elle, que c'est un grand homme noir, habillé très collant, qu'il est à cheval et qu'il galope sans faire de bruit.

— Et vous-même, qu'en pensez-vous?

— Il y en a qui disent que ce n'est pas un homme vivant. Mais on ne sait qui ce peut bien être…»

Diverses ramasseuses de fagots, des vagabonds occupés à cueillir des champignons ou à braconner dans la forêt, affirmèrent également avoir vu le Chasseur Noir ou entendu son cor, le soir, vers le Rocher aux Nymphes.

Enfin une jeune Écossaise, en cette même année 1899, au mois de juillet, soutint qu'elle avait rencontré le fantôme. Villégiaturant à Barbizon, elle avait été rendre visite à des amis à Moret et elle regagnait son hôtel, à bicyclette, à travers la forêt, vers dix heures du soir. Elle a raconté l'apparition dans une lettre dont j'ai la traduction sous les yeux et don voici les principaux passages:

«Croyant trouver un raccourci, j'avais quitté la grand'route avant le carrefour du Chêne feuillu et j'avais pris un chemin à gauche qui m'emmena vers le Rocher d'Avon. J'arrivai à un carrefour où se croisaient sept routes et près duquel il y avait une mare. Je m'étais égarée et je ne savais plus guère comment me retrouver. J'étais d'autant plus ennuyée que le sol était formé de sable fin où les roues de la bicyclette enfonçaient plus d'à moitié. Je mis pied à terre et, la main au guidon, je cherchai à m'orienter. La pleine lune brillait mais cela ne me servait à rien car de nouveaux sentiers s'ouvraient sans cesse devant moi et je ne savais lequel prendre…»

En effet, même en plein jour, quelqu'un qui ne possède pas à fond la topographie de la forêt est à peu près certain de s'égarer s'il quitte les voies principales tant les sentiers se coupent et s'entrecroisent pour former un véritable labyrinthe. Dans l'obscurité, c'est encore pire. Bon gré mal gré, on décrit des courbes obtuses qui vous ramènent au point d'où l'on était parti.

Il semblerait que les esprits sylvestres prennent alors plaisir à faire piétiner en vain les indiscrets qui violent leur domaine.

La jeune fille s'égara donc complètement. Elle finit par déboucher dans une petite clairière où croissaient seulement quelques fougères, des genêts et de jeunes chênes épars. Des blocs de grès blanc luisaient sous la lune.

Elle continue: «Je m'étais arrêtée dans cette petite plaine. J'avais d'abord un peu peur, mais la forêt était si tranquille que je commençais à me rassurer quand, tout à coup, un cerf sortit des buissons en face de moi. En m'apercevant il fit un écart puis prit la fuite par les fourrés à ma droite et disparut.

«À ce moment, j'entendis au loin le son d'un cor de chasse et les aboiements d'une meute. Ce bruit d'abord très faible grandit rapidement et se rapprocha. Ce n'étaient pas des sonneries de chasse; c'étaient de longues notes tristes qui me donnèrent une sorte de plaisir mélancolique. Je restai immobile, comme charmée…

«Tout à coup, je vis apparaître, dans le chemin à ma gauche, une masse mouvante qui rasait le sol. C'était la meute. Les yeux des chiens faisaient comme des points de feu. Derrière eux, venait un cheval sombre qui galopait sans bruit. Sur son dos il y avait un être vêtu de noir qui portait un cor de chasse brillant en bandoulière. Quand il passa près de moi, il porta la main à sa tête comme pour me saluer. L'ensemble de l'apparition était vaporeux et comme effacé. Les chiens et le fantôme traversèrent la petite plaine en silence. Ensuite ils se perdirent, comme une fumée, dans les taillis, de l'autre côté…

«J'étais demeurée clouée sur place, toute tremblante. Quand je ne vis plus rien, je me mis à courir au hasard devant moi. Et soudain je me retrouvai sur la route de Moret, près du Chêne feuillu.

«Je suis rentrée chez moi je ne sais trop comment. J'avais été tellement effrayée que je suis restée plusieurs jours au lit…»

* * * * *

Évidemment l'on peut mettre en doute la réalité de l'apparition en ce qui concerne la jeune Écossaise. Elle était peut-être fort impressionnable et douée, en outre, d'une imagination violente. La solitude de la forêt, l'ombre, le silence, les reflets de la lune dans le brouillard qui monte souvent des fourrés par les nuits d'été ont pu agir sur elle au point de lui causer une hallucination.

Mais même si nous écartons son témoignage et celui des habitués de la forêt qui, vers cette époque, affirmèrent avoir vu le Chasseur Noir, il reste les apparitions à Henri IV et à Louis XIV. Ce dernier ne passe point pour un amateur de mystifications. Dans quel but aurait-il raconté que le fantôme lui était apparu et lui avait parlé sur des faits que lui seul connaissait? Pourquoi aurait-il dit que le maréchal ferrant lui avait confirmé les paroles du spectre?

En ce qui concerne Henri IV, il est à remarquer que Sully, qui ne fut ni un esprit superstitieux ni un plaisantin, constate que beaucoup de personnes ont vu le fantôme.

Que faut-il conclure?…

Il y a une dizaine d'années, réfléchissant à cette légende, j'eus l'idée d'aller explorer, la nuit, la région où le Chasseur Noir avait toujours apparu. Vers onze heures du soir, en juin, je gagnai, par la route de Moret, le carrefour du Chêne feuillu puis je me dirigeai, par un sentier que je connaissais bien, vers cette mare d'Épisy auprès de laquelle la jeune Écossaise avait rencontré le fantôme.

J'allais lentement sous les grands arbres; je goûtais, avec ivresse, la belle nuit d'été tout odorante du parfum des flouves, des pollens et des résines. Je mirais la pleine lune couleur de miel qui répandait sa splendeur paisible sur les hautes frondaisons et dardait de fines clartés, pareilles à des flèches d'or pâle, à travers le noir treillis des branches. Les ramures formaient devant moi une suite d'arceaux où des ogives, pleines d'une fluide lumière, alternaient avec des pans d'obscurité bleuâtre. J'errais dans un cloître de rêve… Je débouchai enfin sur le creux où repose la mare. À vingt pas environ du carrefour des sept routes, elle dort dans une cuvette formée par des pentes argileuses où croît une herbe drue. Un tertre artificiel, que soutiennent quelques pierres sommairement façonnées, la surplombe et dessine un petit plateau circulaire au centre duquel s'élève un marronnier déjà vieux.

Sur le pourtour, une dizaine de pins font cercle comme pour recueillir les enseignements de ce patriarche. Sous le tertre, bâille une cavité d'où filtre une source. Et, de chaque côté du porche, deux platanes, arbres fort rares dans la forêt, ont poussé.

Je m'assis au pied du marronnier et je me mis à rêver en contemplant l'eau paisible de la mare. La pleine lune, presque au zénith, baignait de lumière le ciel sans nuages, s'étalait, en grandes nappes pâles, sur le gazon, faisait luire, comme des chevelures d'argent fin, le feuillage des arbres, et se reflétait, avec une telle intensité, dans l'onde immobile qu'on eût dit qu'un fragment de l'astre s'était laissé choir sur la terre.

La forêt reposait à l'infini dans l'enchantement du clair de lune et du silence. Pas un souffle. Il faisait si calme que j'entendais les branches se frôler avec douceur, les feuilles chuchoter en songe et une biche brouter dans le taillis tout proche…

Je rêvais; je me récitais des passages de l'adorable féerie de Shakespeare: Le Songe d'une nuit d'été. Je croyais voir voltiger autour de moi Titania et les fées, Puck et les sylphes.

Et j'avais tout à fait oublié que j'étais venu là pour procéder à une enquête sur le Chasseur Noir.

Quand le souvenir me revint du fantôme, je quittai à regret la place et, consciencieusement, je commençai à parcourir tous les endroits où la tradition voulait qu'il se montrât.

J'escaladai les pentes du Rocher d'Avon; je redescendis dans la brousse; je battis les halliers tout autour du Rocher aux Nymphes; je revins sur la route de Moret que j'arpentai jusqu'à la maison de garde des Sablons.

Rien: nul son de cor; nulle meute aux yeux flamboyants; nul fantôme vêtu de deuil…

De guerre lasse, je rentrai à Fontainebleau, l'esprit plein d'images lunaires et sylvestres d'une poésie merveilleuse mais sans que le Chasseur Noir eût daigné se manifester.

Peut-être réserve-t-il ses apparitions aux Rois de France et aux jeunes Écossaises…

CHAPITRE XIII LES CATACOMBES DE PAULINE JARICOT

La ville de Lyon connaîtra peut-être bientôt la joie de voir une de ses enfants élevée sur les autels. En effet, Mgr Déchelette, auxiliaire du cardinal-archevêque, vient de se rendre à Rome pour y déposer les pièces du procès en béatification de Pauline-Marie Jaricot, créatrice du Rosaire vivant, fondatrice de l'oeuvre de la Propagation de la Foi.

Ce n'est pas à mes lecteurs qu'il est nécessaire de retracer l'existence de cette servante de Dieu, choisie pour que, par son initiative, l'Évangile fût prêchée dans tout l'univers. On sait également comment le Seigneur permit que cette mission glorieuse s'accomplît parmi les souffrances physiques de l'élue et les peines intérieures les plus déchirantes. On n'ignore pas que Pauline Jaricot fut trompée, dévalisée, ruinée, couverte d'outrages, abreuvée de calomnies et qu'elle mourut dans un dénuement total. Ce sont là des épreuves qui ne manquent jamais aux prédestinés, afin de leur faire gagner, par l'exercice d'une abnégation héroïque, les trônes qu'ils doivent occuper aux pieds du Très-Haut.

Me trouvant à Ars pour mon livre sur le bienheureux Vianney, j'y avais lu cette brochure: Le Petit sou de la Providence, où la fidèle compagne de Pauline-Marie, Mlle Maurin, a résumé sa vie d'une façon fort attachante. Venu, par la suite, à Lyon, j'y pris connaissance du récit complet de ses travaux et d'une autre publication: Le Curé d'Ars et Pauline-Marie Jaricot, qui m'intéressèrent encore plus à cette admirable figure (La première brochure a été publiée par l'éditeur Toira, la seconde par la librairie du Sacré-Coeur, à Lyon). Si bien que je voulus visite le coin de Fourvière où la sainte fille gravit son calvaire et naquit à la vie éternelle. Ce sont les impressions recueillies au cours de cette visite que je vais rapporter.

La maison s'élève un peu plus qu'à mi-hauteur de la colline qui supporte la basilique. Elle date du XVI° siècle, m'a-t-on dit; elle est assez spacieuse et éclairée par un grand nombre de fenêtres. À l'intérieur, rien ne subsiste de la distribution des appartements telle qu'elle existait du temps de Pauline Jaricot ni du mobilier qui les garnissait.

J'ai vu la chambre où elle rendit le dernier soupir. Une tapisserie élimée en couvre les murs; des poutres fendillées et enfumées traversent le plafond bas. Déjà presque à l'agonie, Pauline fit tirer son lit auprès de la fenêtre afin de contempler une dernière fois ce Lyon qu'elle avait tant aimé, pour qui elle s'était offerte si souvent en holocauste. La vue est splendide et d'une étendue considérable: au premier plan, au pied de la colline, la cathédrale Saint-Jean, puis la Saône, lente et limoneuse, puis un océan de toits gris, puis le Rhône entrevu par endroits et miroitant au débouché des rues qui vont vers la Guillotière. J'ai rêvé longtemps le front à la vitre où la mourante appuya peut-être son visage baigné de sueurs de la dernière minute. J'ai tâché de me mettre dans l'état d'âme qu'il fallait pour comprendre ses suprêmes pensées telles qu'elles nous sont rapportées par les témoins de sa fin; je me suis recommandé à ses prières là-haut.

Je visitai ensuite la chapelle que Pauline-Marie dédia à sainte Philomène en reconnaissance d'un miracle de guérison spontanée que l'angélique martyre lui obtint lors d'un voyage en Italie.

C'est un très humble sanctuaire, mi obscur et de dimensions exiguës; un petit dôme le surmonte que des ex-voto garnissent de la base au sommet. Après m'y être recueilli, quelques minutes, devant le Saint-Sacrement, je sortis pour visiter le souterrain qui abrita Mlle Jaricot et ses compagnes durant l'insurrection de mars 1834.

Voici en quelles circonstances la servante de Dieu et ses compagnes se réfugièrent dans cette catacombe.

Les canuts de la Croix Rousse s'étaient soulevés à la suite d'une diminution excessive des salaires. Ils occupaient la colline et tiraient à toutes volées sur la ville. L'artillerie des troupes chargées de la répression s'alignait sur la place Bellecour et leur répondait par une pluie de projectiles. De sorte que la maison de Mlle Jaricot, prise entre deux feux, criblée de balles qui brisaient les vitres et de bombes qui éclataient dans les chambres, devint bientôt intenable. On résolut de se réfugier dans le souterrain qui date probablement de l'époque gallo-romaine et qui était resté sans usage jusqu'alors.

En 1834, la chapelle de Sainte Philomène n'était pas encore construite et la messe se disait dans une salle aménagée à cet effet, et où le Saint-Sacrement était d'habitude exposé. Mlle Jaricot était au lit, fort malade et incapable de se lever, ne fût-ce que pour parcourir les 200 mètres qui séparent la maison du souterrain. Ses compagnes voulurent l'emporter sur un matelas; mais, au dernier moment, on n'osa se risquer dehors, tant l'orage des bombes redoublait.

Alors Pauline-Marie se fit apporter le tabernacle portatif où Notre-Seigneur veillait, caché sous le voile eucharistique. Elle le prit entre ses bras, et, voyant l'hésitation de tous, elle dit d'une voix ferme: «Allons sans crainte, puisque nous avons avec nous Jésus-Christ.»

«Après avoir allumé quelques cierges, dit Mlle Maurin, on sort, emportant le lit de douleur sur lequel repose, entre les mains de sa faible créature, Celui qui se nomme le _Dieu des armées, _et l'on parcourt ainsi très lentement toute la longueur de la terrasse, sous le croisement de la grêle de feu qui n'atteint personne…»

Laissons maintenant la parole à Pauline-Marie elle-même. Dans un mémoire écrit peu après, elle rapporte ceci: «Nous décidâmes de nous enfoncer dans les profondeurs du souterrain. On m'y traîna comme on put, tandis que je serrais étroitement entre mes bras l'Arche de mon unique espérance.

«Nous arrivâmes ainsi à une excavation plus commode et moins humide que les autres. Au milieu de ce réduit, qui forme une croix parfaite, mon matelas fut déposé. Mes filles, placées dans les excavations formant les différentes parties de la croix, se trouvèrent tout près de moi, à ma droite, à ma gauche, au-dessus de ma tête, à mes pieds. Les personnes qui partageaient nos dangers étaient deux domestiques de ma soeur, mon jardinier, une pauvre petite orpheline, un Frère de Saint-Jean de Dieu, mon boucher et deux femmes, dont… une actrice. Tous restèrent dans la première partie du souterrain, en dehors de la croix où nous étions avec Jésus-Christ.»

Pauline-Marie et les 17 personnes qui l'entouraient demeurèrent là cinq jours. Tous, élevés au-dessus d'eux-mêmes par la présence de Jésus et par la sérénité de la sainte fille, vécurent dans le calme et la prière durant tout ce temps. Nul ne se plaignit de la fatigue ni de l'insuffisance des vivres sommaires qu'on avait emportés…

* * * * *

Pénétré de ces détails émouvants, j'entrai dans le souterrain, guidé par un obligeant jardinier qui portait une lanterne.

Ce ne fut pas très commode; il nous fallut sauter une marche en ruine au bas de laquelle nous enfonçâmes dans un amas de feuilles sèches qui nous venait jusqu'à mi jambe. Ensuite, nous ouvrons une porte dont les gonds rouillés résistent tant qu'ils peuvent à nos tractions. Un couloir ténébreux bâille devant nous. Élevant son luminaire, mon compagnon me précède. Nos pieds buttent sur le sol inégal et rocailleux. La largeur du couloir est de I mètre environ; je compte 22 pas et nous arrivons au caveau. Il a 4 mètres de longueur sur 2 m 50 de largeur et 2 mètres environ de hauteur, et il dessine, en effet, une croix. Au centre, à la place même où Notre-Seigneur et sa fille bien aimée gisaient sur un pauvre matelas, on a placé un petit piédestal qui supporte un crucifix. Dans une anfractuosité de la muraille, il y a un buste de la Sainte Vierge. L'emplacement du caveau, sa forme cruciale, la nature du ciment qui couvre les parois me confirment que cette catacombe avait dû être creusée par des chrétiens au temps de l'Église primitive de Lyon.

En face du caveau s'ouvre un petit réduit haut de 1 mètre, où les plus las des réfugiés venaient s'étendre à tour de rôle sur le sol mouillé. Le couloir se prolonge au-delà, jusque sous les fondations de la basilique de Fourvière. Mais les eaux d'infiltration l'envahissent, et il est à peu près impraticable.

Je prie quelques minutes; puis je prends des notes accroupi sur mes talons tandis que le bon jardinier, patient et recueilli, m'éclaire.

Fait notable: lorsque la colline fut prise, aucun des insurgés ni des soldats qui les poursuivaient ne découvrit l'entrée du souterrain. La bataille finie, les réfugiés en sortirent sains et saufs, et pas un seul d'entre eux ne tomba malade à la suite de tant d'heures passées dans des ténèbres humides. Ah! c'est qu'ils avaient eu confiance dans Notre-Seigneur!…

Revenu à la lumière, je pris congé de mon guide en le remerciant chaudement, et je montai la colline vers la basilique. Il faisait une soirée exquise; des merles sifflaient dans les cerisiers en fleurs; des violettes embaumaient dans l'herbe déjà drue de ce printemps précoce. Pas un nuage au ciel. Le soleil déclinant vers les collines de Sainte-Foy envoyait de longues flèches d'or à travers le feuillage des arbres. Lyon, en bas, bruissait sourdement sous une fine brume mauve et rose.

Je levai les yeux vers le sommet de la colline: la statue dorée de la Vierge qui surmonte la tour de la vieille église scintillait, au soleil couchant, comme une grande étoile. Je joignis les mains et, saluant la Mère Immaculée, je lui dis: «Bonne Mère, protégez, assistez votre pauvre trimardeur, comme vous avez tant de fois protégé, assisté votre enfant Pauline-Marie…»

À la suite de cette descente aux catacombes de Fourvière, je suis allé voir Mlle Maurin. J'ai trouvé une petite femme aux yeux vifs, très alerte pour ses 85 ans, et qui m'a parlé de la fondatrice du Rosaire vivant avec un enthousiasme communicatif. J'ai retenu d'elle à ce propos: «Le cardinal-archevêque dit, dans la lettre qu'il m'écrivit et qu'il voulut bien me permettre de publier en tête de ma brochure: le Petit sou de la Providence: «Nous aimons à espérer que le jugement infaillible de la sainte Église reconnaîtra dans notre Lyonnaise vaillante, humble et généreuse, un digne émule en sainteté des Bienheureux qui furent sur la terre ses amis, le curé d'Ars, la Mère Barat, le Vénérable P. Colin, et que son autorité suprême nous permettra d'unir un jour, dans la même vénération, notre Blandine, mère des martyrs, et notre Pauline-Marie, mère des missionnaires.»

«Oui, ajouta Mlle Maurin, ce sera un beau jour celui où la béatification de ma sainte amie sera proclamée: j'espère vivre assez pour le voir. Et quelle bénédiction pour Lyon que de mettre en pendant aux autels de Sainte Blandine ceux de Pauline- Marie!…»

«Pour Lyon et pour la France!» approuvai-je en prenant congé, car nous n'aurons jamais trop de saints qui nous protègent et nous éclairent dans la lutte contre le Mauvais et les sectaires endiablés qui nous oppriment.

CONCLUSION

Je feuillette les pages de ce livre et, récapitulant les aventures disparates auxquelles ma destinée me mêla, j'adore la bonté de Dieu. Alors que le pauvre trimardeur errait, sans guide et sans but, par les chemins du matérialisme et de la révolte, s'étourdissait de paradoxes vénéneux, n'arrêtait de choyer sa sensualité que pour s'effondrer, aux heures de lassitude et de satiété, dans les ténèbres de la désespérance, Il l'a pris par la main, d'une façon bien inattendue, et l'a mené à l'Église.

Ah! quelle délivrance, quelle purification et quel réconfort! J'appris le sens surnaturel de la vie, j'appris la règle, je compris que la fidélité aux enseignements et aux préceptes de la foi catholique, que la fréquentation des sacrements pouvaient seules me préserver des pièges tendus par le Prince de ce monde à mon âme immortelle.

Telle est la vraie liberté. Non seulement l'on trouve, au pied de l'autel, la paix intérieure et la force d'imposer silence aux instincts dépravants, mais encore l'intelligence, avertie de l'esclavage où la maintenait naguère sa dévotion aux idoles de chair et de pêché, libérée des chimères qui la rivaient aux doctrines de négation, prend une acuité nouvelle. Les idées et les sentiments se clarifient, se sanctifient; l'esprit de sacrifice, le zèle pour la défense de l'Église se développent; l'amour de Dieu brûle toujours plus fervent et nous imprègne du désir de mériter le maintien et l'accroissement des grâces reçues lors de la conversion.

Certes, on n'est pas devenu un Saint; il y a encore bien des lacunes, bien des défaillances dans notre bonne volonté. Mais la Croix ne cesse de briller devant les yeux de notre âme et nous savons qu'un simple acte de foi dans les vertus rédemptrices de Notre-Seigneur nous rendra l'énergie nécessaire pour surmonter nos faiblesses et dompter les rébellions de la nature déchue.

Ces bienfaits du catholicisme, ceux même que l'amour-propre n'aveugla pas définitivement sont obligés de les reconnaître.

Voici par exemple Taine, intelligence splendide que l'orgueil scientifique dirigea pendant des années. Il ne voyait rien en dehors du déterminisme; il n'admettait pas qu'il y eût dans l'âme humaine une région dont ses théories ne pussent rendre compte. Il considérait le sentiment religieux comme une maladie de l'esprit.

Mais un jour, une crise sociale où la France faillit périr, lui montra son erreur. Ses travaux l'ayant amené à étudier le rôle séculaire de l'Église, autant qu'un incroyant de bonne foi pouvait le faire, il en saisit l'importance vitale et il écrivit ces phrases dont je prie qu'on médite tous les termes:

«Le christianisme, c'est l'organe spirituel, la grande paire d'ailes indispensable pour soulever l'homme au-dessus de lui-même, au-dessus de sa vie rampante et de ses horizons bornés pour le conduire, à travers la patience, la résignation et l'espérance, jusqu'à la sérénité, pour l'emporter jusqu'au dévouement et au sacrifice.

«Toujours et partout, depuis dix-huit cents ans, sitôt que ces ailes défaillent ou qu'on les casse, les moeurs publiques et privées se dégradent. En Italie, pendant la Renaissance, en Angleterre, sous la Restauration, en France, sous la Convention et de Directoire, on a vu l'homme se faire païen comme au 1er siècle. Du même coup, il se retrouvait tel qu'au temps d'Auguste et de Tibère, c'est-à-dire voluptueux et dur; il abusait des autres et de lui-même; l'égoïsme calculateur et brutal avait repris l'ascendant; la cruauté et la sensualité s'étalaient; la société devenait un coupe-gorge et un mauvais lieu.

«Quand on s'est donné ce spectacle de près, on peut évaluer l'apport du christianisme dans nos sociétés modernes, ce qu'il y introduit de pudeur, de douceur et d'humanité, ce qu'il y maintient d'honnêteté, de bonne foi et de justice. Ni la raison philosophique, ni la culture artistique et littéraire, ni même l'honneur féodal, militaire et chevaleresque, aucun code, aucune administration, aucun gouvernement ne suffisent à le suppléer dans ce service. Il n'y a que lui pour nous retenir sur notre pente natale, pour enrayer le glissement insensible par lequel, incessamment et de tout son poids originel, notre race rétrograde vers ses bas-fonds. Et le vieil Évangile est encore aujourd'hui le meilleur auxiliaire de l'instinct social (Taine: Les origines de la France contemporaine, le Régime moderne, tome II).»

Un croyant n'eût pas écrit cette dernière phrase telle quelle; il aurait dit: C'est dans l'Évangile inspiré qu'on trouva, qu'on trouve et qu'on trouvera l'unique sauvegarde sociale.

Mais tout de même quel loyal aveu! Et comme il y a loin de cette déclaration d'un philosophe instruit par l'expérience à la boutade du jeune normalien tout imbu de théories matérialistes: «Le vice et la vertu sont des produits comme le sucre et le vitriol.»

C'était pourtant le même homme. Mais, dans l'intervalle, il avait acquis la notion de la vraie science, celle qui se borne à l'analyse des phénomènes et qui ne cherche pas à empiéter sur l'Église pour expliquer la Cause.

Que l'on compare un peu l'état d'esprit de Taine pendant les premières années qui suivirent la guerre et la Commune avec celui de tel grand homme dont les nuées issues de la Révolution obnubilaient l'intelligence. Victor Hugo, par exemple, à la même époque. Je lis ceci dans le journal des Goncourt: «Hugo parle de l'Institut, de ce Sénat dans le bleu comme il l'appelle. Il voudrait le voir, ses cinq classes assemblées, discuter idéalement toutes les questions repoussées par la Chambre… Il termine par ces mots: — Oui, je le sais, le défaut c'est l'élection par les membres en faisant partie. Pour que l'institution fût complète, il faudrait que l'élection fût faite sur une liste présentée par l'Institut, débattue par le journalisme, nommée par le suffrage universel…»Au milieu de son speech, une allusion à l'église de Montmartre lui fait dire: — Moi, vous savez depuis longtemps mon idée, je voudrais un liseur par village, pour faire contrepoids au curé, je voudrais un homme qui lirait, le matin, les actes officiels, les journaux; qui lirait, le soir, des livres (Le journal des Goncourt, tome V, année 1873

En voilà des pauvretés! — Voyez-vous cet Institut, qui se recrute parmi des écrivains, des artistes, des savants d'opinions fort diverses, sortir de ses attributions, le voyez-vous perdre son temps à discutailler de politique et de sociologie? Voyez-vous la Lanterne et les tenanciers de ce bazar des consciences qui s'appelle Le Matin chargés de discuter les titres des candidats? Voyez-vous les électeurs, renseignés par les feuilles publiques — on devine comment — choisir les Académiciens? Le suffrage universel éprouve un violent amour pour les nullités: nous nous en apercevons, lorsque nous dénombrons le personnel de la Chambre et du Sénat. Jugez ce qui arriverait si on lui confiait le soin d'élire les membres de l'Institut.

Mais Hugo n'entrait pas dans ces considérations; pour lui, le Peuple c'était une entité métaphysique; une sorte de divinité dont il est sacrilège de discuter les caprices. N'a-t-il pas écrit dans l'Histoire d'un Crime: «Le peuple est toujours sublime, même quand il se trompe»?

Et que pensez-vous de cette préoccupation d'opposer, dans les villages, les fariboles du parlementarisme aux enseignements du curé? Là, l'on découvre le Homais gigantesque que le poète était devenu à force de blasphèmes grandiloquents et de déclamations contre l'Église.

Quel est le penseur de Taine qui, à la fin de sa vie, vaincu par la force de l'évidence, reconnaissait qu'il n'y a que l'Église pour hausser les hommes vers un idéal supérieur, ou de Hugo qui galvaudait sa vieillesse en de basse flatteries à la foule incohérente dont les applaudissements chatouillaient son orgueil?

Mais qu'importe à l'Église? Immuable en ses dogmes, parce qu'elle sait qu'elle détient la vérité unique, elle oppose la Croix aux folies humaines. Frappée, persécutée, ensanglantée, elle prie pour ses bourreaux. Par le saint sacrifice de la Messe, elle renouvelle, tous les jours, ce miracle de la Rédemption faute de quoi l'humanité tomberait au-dessous des pourceaux.

Elle est le sel qui nous empêche de pourrir. Elle est, dans notre nuit, la porte ouverte sur la Lumière éternelle. C'est pourquoi ceux qui ont appris, même tardivement, à l'aimer, la servent et la serviront, avec allégresse, jusqu'à leur dernier souffle!…

FIN
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