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Au temps de l'innocence

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[1]Aux États-Unis, les avocats s'associent, et cumulent les rôles d'avocats et d'avoués.

XI

Environ quinze jours plus tard, Archer, assis, inoccupé et distrait, devant son bureau du cabinet «Letterblair, Lamson et Low,» avocats à la cour, fut demandé par Mr Letterblair.

Le vieux Mr Letterblair, le conseil accrédité de la haute société de New-York depuis trois générations, trônait derrière son bureau d'acajou en proie à une évidente perplexité. Le voyant caresser ses favoris blancs, passer ses doigts dans ses cheveux en broussaille au-dessus de ses gros sourcils froncés, son jeune associé le comparait, peu respectueusement, au médecin de famille auprès d'un malade dont les symptômes se refusent à tout diagnostic.

—Cher monsieur,—Mr Letterblair, très cérémonieux, disait toujours «monsieur» à son jeune associé,—je vous ai fait demander à propos d'une petite affaire, une affaire dont, pour le moment, je préfère ne pas parler à Mr Lamson ni à Mr Low. Il se renversa sur sa chaise, le front ridé.—Pour des raisons de famille, continua-t-il. Archer leva la tête.—La famille Mingott, dit Mr Letterblair, avec un sourire significatif et en s'inclinant. Mrs Manson Mingott m'a fait demander hier. Sa petite-fille, la comtesse Olenska, désire plaider en divorce contre son mari. Certains documents m'ont été remis.—Il s'arrêta et tapota sur son bureau.—En raison de vos projets d'alliance avec la famille, je voudrais vous consulter, étudier le cas avec vous, avant d'aller plus loin.

Archer sentit le sang lui monter au visage. Depuis sa visite à la comtesse Olenska, il ne l'avait vue qu'une fois, à l'Opéra, dans la loge des Mingott. Et, dans cet intervalle, l'image de la jeune femme s'était atténuée dans son esprit, tandis que May Welland y reprenait légitimement le premier plan. Il n'avait pas entendu parler du divorce de Mme Olenska depuis l'allusion faite en passant par Janey, et dont il n'avait tenu aucun compte. Théoriquement, il était presque aussi hostile que sa mère à l'idée du divorce et il en voulait à Mr Letterblair (sans doute poussé par la vieille Catherine Mingott) de se montrer ainsi disposé à le mêler à l'affaire. Les hommes de la famille étaient assez nombreux, et lui-même n'était pas encore un Mingott.

Il attendit que son chef continuât. Mr Letterblair ouvrit un tiroir et en tira une liasse de papiers.

—Si vous voulez parcourir ces documents?...

Archer s'en défendit:

—Excusez-moi, monsieur, mais précisément à cause de mes projets d'alliance, je préfère que vous consultiez Mr Low ou Mr Lamson.

Mr Letterblair parut surpris et légèrement froissé. Généralement un jeune associé ne rejetait par de telles ouvertures. Il s'inclina.

—Je respecte votre scrupule, monsieur; mais, dans le cas présent, je crois que la vraie délicatesse vous oblige à faire ce que je vous demande. La proposition, du reste, ne vient pas de moi, mais de Mrs Manson Mingott et de son fils. J'ai vu Lovell Mingott, et aussi Mr Welland; ils vous ont tous désigné.

Archer eut un mouvement d'irritation. Depuis quinze jours il s'était laissé porter par les événements. La beauté, le charme de May lui avaient fait oublier la pression des chaînes Mingott. Le commandement de la vieille Mrs Mingott lui rappela tout ce que le clan se croyait en droit d'exiger d'un futur gendre: il se rebiffa.

—C'est l'affaire de ses oncles.

—Ses oncles s'en sont occupés: la question a été examinée par la famille. Tous sont opposés au désir de la comtesse, mais elle tient ferme, et insiste pour avoir un avis juridique.

Le jeune homme gardait le silence. Il n'avait pas ouvert le paquet qu'il tenait toujours à la main.

—Est-ce qu'elle veut se remarier?

—On le suppose; mais elle le nie.

—Alors?

—Vous m'obligerez, Mr Archer, en parcourant d'abord ces papiers. Ensuite, quand nous aurons examiné la question ensemble, je vous dirai mon opinion.

Archer sortit, emportant à contre-cœur les documents. Depuis leur dernière rencontre, les circonstances l'avaient aidé à se libérer de la pensée de Mme Olenska. Les instants passés au coin de la cheminée les avaient amenés à une intimité momentanée, que l'arrivée du duc de Saint-Austrey, pilotant Mrs Lemuel Struthers, et si bien accueilli par la comtesse, avait interrompue assez à propos. Deux jours plus tard, Archer avait assisté à la comédie de la rentrée en grâce de la jeune femme auprès des van der Luyden. Il s'était dit, avec une pointe d'aigreur, qu'une femme, qui, par ses remerciements à propos d'un bouquet de fleurs, avait su toucher le vieux et important personnage qu'était Mr van der Luyden, n'avait nul besoin, ni des consolations, ni de l'appui moral d'un jeune homme d'aussi petite envergure que lui, Newland Archer.

Ces considérations ironiques rendaient quelque lustre aux ternes vertus domestiques. Impossible d'imaginer May Welland étalant ses affaires privées et répandant ses confidences parmi des étrangers! Jamais elle ne lui sembla plus fine et plus charmante que dans la semaine qui suivit. Il s'était même résigné aux longues fiançailles, depuis qu'elle avait trouvé à lui opposer un argument qui l'avait désarmé. «Vous savez que vos parents vous ont toujours cédé depuis votre enfance,» avait-il dit. Elle, avec son clair regard, lui avait répondu: «C'est bien pour cela qu'il me serait dur de leur refuser la dernière chose qu'ils aient à me demander, avant que je ne les quitte.» C'était la note du vieux New-York: c'était celle qu'il aimerait toujours à retrouver chez sa femme.

Les documents dont il prit connaissance ne lui apprirent pas grand'chose, mais le plongèrent dans un courant d'idées pénibles. C'était un échange de lettres entre l'avocat du comte Olenski et l'étude parisienne à laquelle la comtesse avait confié la défense de ses intérêts financiers. Il y avait aussi une courte lettre du comte à sa femme. Après l'avoir lue, Archer se leva, serra les papiers dans leur enveloppe et rentra dans le bureau de Mr Letterblair.

—Voici les lettres, monsieur. C'est entendu, je verrai la comtesse Olenska, dit-il, d'une voix nerveuse.

—Je vous remercie, Mr Archer. Êtes-vous libre ce soir? Venez dîner; nous causerons ensuite, pour le cas où vous voudriez voir notre cliente dès demain.

Newland Archer rentra directement chez lui. C'était une soirée d'une lumineuse transparence: une lune jeune et candide montait au-dessus des toits. Archer voulait imprégner son âme de cette pure splendeur, et ne parler à personne jusqu'au moment de son rendez-vous avec Mr Letterblair. Depuis la lecture des lettres, il avait compris qu'il fallait qu'il vît lui-même Mme Olenska, afin d'éviter que les secrets de la jeune femme ne fussent exposés devant d'autres. Une grande vague de compassion avait eu raison de son indifférence. Ellen Olenska se présentait à lui comme une créature malheureuse et sans défense, qu'il fallait, à tout prix, empêcher d'entreprendre une lutte dont elle ne sortirait que plus meurtrie.

Elle avait dit que Mrs Welland désirait qu'elle passât sous silence tout ce qu'il pouvait y avoir de «pénible» dans son passé.

L'innocence de New-York n'était-elle donc qu'une simple attitude? Sommes-nous des pharisiens? se demanda Archer. Pour la première fois, il fut amené à réfléchir sur les principes qui l'avaient jusque-là dirigé. Il passait pour un jeune homme qui ne craignait pas de se compromettre: son flirt avec cette pauvre petite Mrs Thorley Rushworth lui avait donné quelque prestige romanesque. Mais Mrs Rushworth était de la catégorie des femmes un peu sottes, frivoles, éprises de mystère: le secret et le danger d'une intrigue l'avaient plus intéressée que les mérites de celui qui avait été son amant. Newland avait beaucoup souffert de cette constatation: il y trouvait, maintenant, presque un soulagement. L'aventure, en somme, ressemblait à celles que les jeunes gens de son âge avaient tous traversées, et dont ils étaient sortis la conscience calme, convaincus qu'il y a un abîme entre les femmes qu'on aime d'un amour respectueux et les autres. Ils étaient encouragés dans cette manière de voir par leurs mères, leurs tantes et autres parentes: toutes pensaient comme Mrs Archer que, dans ces affaires-là, les hommes apportent sans doute de la légèreté, mais qu'en somme la vraie faute vient toujours de la femme.

Archer commença à soupçonner que, dans la vie compliquée des vieilles sociétés européennes, riches, oisives, faciles, les problèmes d'amour étaient moins simples, moins nettement catalogués. Il n'était sans doute pas impossible d'imaginer, dans ces milieux indulgents, des cas où une femme, sensible et délaissée se laisserait entraîner par la force des circonstances à nouer un de ces liens que la morale réprouve.

Arrivé chez lui, il écrivit un mot à la comtesse Olenska pour lui demander à quelle heure elle pourrait le recevoir le lendemain. Elle répondit que, partant le lendemain matin pour Skuytercliff, jusqu'au dimanche soir, elle ne pourrait l'attendre que le jour même; il la trouverait seule après-dîner. Archer sourit en pensant qu'elle finirait la semaine dans la majestueuse solitude de Skuytercliff, mais aussitôt après, il se dit que, là plus qu'ailleurs, elle souffrirait de se trouver parmi des gens résolument fermés à tout ce qui est «pénible.»

Il arriva à sept heures chez Mr Letterblair, heureux d'avoir un prétexte pour se rendre libre aussitôt après le dîner. Il s'était fait une opinion personnelle d'après les documents qui lui avaient été confiés, et il ne tenait pas spécialement à la communiquer à son chef. Mr Letterblair était veuf: ils dînèrent seuls dans une pièce sombre, sur les murs de laquelle on voyait des gravures jaunies représentant «La mort de Chatham» et «Le Couronnement de Napoléon.» Sur le buffet, entre de beaux coffrets cannelés du XVIIIe siècle, se trouvait une carafe de Haut-Brion et une autre du vieux porto des Lanning (don d'un client). Le prodigue Torn Lanning avait déconsidéré sa famille en vendant sa cave un an ou deux avant sa mort mystérieuse et suspecte à San Francisco. Ce dernier incident avait été moins humiliant pour les siens que la vente de sa cave.

Après un potage velouté aux huîtres, on servit une alose aux concombres, suivie d'un dindonneau entouré de beignets de maïs, auquel succéda un canard sauvage avec une mayonnaise de céleris et de la gelée de groseille. Mr Letterblair, qui déjeunait de thé et d'une sandwich, dînait copieusement et sans hâte; il insista pour que son hôte fît de même. La nappe enlevée, les cigares s'allumèrent, et Mr Letterblair, se renversant sur sa chaise, poussa le porto vers Archer. Chauffant son dos au feu, il dit:

—Toute la famille est contre le divorce, et je crois qu'elle a raison.

Archer se sentit immédiatement d'un avis opposé.

—Pourtant, si jamais un cas s'est présenté...

—Qu'y gagnerait-elle?... Elle est ici, il est là; l'Atlantique est entre eux. Elle ne retrouvera pas un dollar de plus que ce qu'il lui a rendu volontairement. Les clauses de cet abominable contrat français y ont mis bon ordre. À tout prendre, Olenski a agi généreusement. Il pouvait la renvoyer sans un sou.

Le jeune homme le savait: il resta silencieux.

—Il paraît, cependant, continua Mr Letterblair qu'elle n'attache pas d'importance à l'argent; alors, comme le dit la famille, pourquoi ne pas laisser les choses comme elles sont?

Quand Archer était arrivé chez Mr Letterblair il était en parfait accord de vues avec lui; mais, dans la manière dont ce vieillard égoïste, bien nourri, suprêmement indifférent, exposait la question, il croyait entendre la voix pharisaïque de la société, ne songeant qu'à se barricader contre tout ce qui pouvait être «pénible.»

—Il me semble que c'est à la comtesse Olenska de décider, dit-il sèchement.

—Hum!... Avez-vous pensé aux conséquences, si elle se décidait pour le divorce?

—Vous voulez dire la menace de son mari?... De quel poids peut-elle être?... Simple vengeance d'un mauvais drôle.

—S'il se défendait sérieusement, il pourrait sortir des choses pénibles.

Pénibles!... dit Archer avec ironie.

Mr Letterblair le regarda d'un air étonné et le jeune homme, renonçant à faire comprendre sa pensée, acquiesça par un signe de tête, pendant que son chef continuait:

—Un divorce est toujours une chose pénible. Vous en convenez?

—En effet... dit Archer.

—Alors, je compte sur vous, les Mingott comptent sur vous, pour user de votre influence sur Mme Olenska et la détourner de ce projet.

Archer hésita.

—Je ne puis m'engager avant d'avoir vu la comtesse Olenska.

—Mr Archer, je ne vous comprends pas. Voulez-vous vous marier dans une famille qui est sous le coup d'un scandale?

—Je ne vois pas que mon mariage ait rien à faire là-dedans.

Mr Letterblair déposa son verre de porto et regarda son jeune associé d'un air inquiet. Archer comprit que Mr Letterblair allait peut-être lui retirer l'affaire. Mais maintenant que la cause lui avait été confiée, il prétendait la garder; et il s'appliqua à rassurer le méthodique vieillard qui représentait la conscience légale des Mingott.

—Vous pouvez être sûr, monsieur, que je ne m'avancerai pas avant de vous en avoir référé. Je voulais seulement dire que je préférerais réserver mon jugement jusqu'à ce que j'aie entendue Mme Olenska.

Mr Letterblair approuva de la tête une discrétion digne de la meilleure tradition de New-York, et le jeune homme, prétextant un engagement, prit congé.

XII

La coutume de faire des visites le soir, après le dîner, prévalait encore à New-York, malgré la jeune coterie de gens chic qui la trouvait ridicule. Comme il descendait lentement la Cinquième Avenue, Archer remarqua, dans la grande voie déserte, une file de voitures qui stationnaient devant la maison des Reggie Chivers; il se souvint qu'ils donnaient ce soir-là un dîner en l'honneur du Duc. Traversant Washington Square il vit un monsieur âgé, en pardessus et cache-nez, monter un perron et disparaître dans un vestibule éclairé: c'était le vieux Mr du Lac qui allait voir ses cousins Dagonet. Ensuite il aperçut, au tournant de la Dixième Rue, Mr Samson, de son étude, qui allait rendre visite aux vieilles Misses Lanning. Un peu plus loin, dans la Cinquième Avenue, Beaufort se montra sur le pas de sa porte, vivement silhouetté par la lumière de l'antichambre. Il monta dans son coupé et partit dans une direction mystérieuse. Ce n'était pas un soir d'Opéra, personne ne recevait: donc la sortie de Beaufort devait être clandestine. Archer évoqua aussitôt une petite maison située au delà de Lexington Avenue, qui s'était récemment ornée de rideaux enrubannés et de caisses fleuries. Devant la porte nouvellement repeinte, on voyait souvent stationner le coupé jaune serin de Miss Fanny Ring.

Au delà de la glissante pyramide qui composait le monde de Mrs Archer s'étendait la région hétéroclite où vivaient des artistes, des musiciens et des «gens qui écrivent.»—Ces échantillons épars de l'humanité n'avaient jamais essayé de s'amalgamer avec la société. En dépit de leurs originalités on les disait pour la plupart dignes d'estime; mais ils préféraient rester entre eux. Medora Manson, dans ses jours de prospérité, avait fondé un «salon littéraire;» mais il s'était éteint de lui-même, faute de gens de lettres pour le fréquenter.

D'autres avaient fait la même tentative. Chez Mrs Blenker, femme bouillonnante et bavarde, et mère de trois filles à sa ressemblance, on rencontrait le grand acteur tragique Edwin Booth, Adelina Patti, William Winter le critique dramatique, l'acteur anglais George Rignold, des éditeurs, des critiques littéraires et musicaux. Mrs Archer et son groupe éprouvaient une certaine timidité vis à vis de ces personnes. Elles étaient d'espèce particulière, difficiles à classer; on ne connaissait pas l'arrière-plan de leurs vies et de leurs esprits. La littérature et les arts étaient hautement appréciés dans l'entourage des Archer; et Mrs Archer s'évertuait toujours à expliquer à ses enfants combien la société était plus agréable à l'époque où elle comprenait des gens de lettres comme Washington Irving, Fitz Greene Halleck et l'auteur de The Culprit Fay. Les plus célèbres auteurs de cette génération avaient été des «gentlemen.» Peut-être les inconnus qui leur avaient succédé étaient-ils d'aussi honnêtes gens; mais leur origine, leur tenue, leurs tignasses incultes, leurs relations avec les acteurs et les chanteurs, empêchaient de les classifier d'après le critérium du vieux New-York.

—Quand j'étais jeune fille, disait Mrs Archer, nous connaissions tous les gens qui habitaient entre la Batterie et Canal Street. Les gens qu'on connaissait étaient seuls à avoir leur voiture: rien n'était plus facile que de situer quelqu'un. Maintenant, on ne sait plus,—et on aime autant ne pas savoir.

Peu embarrassée de préjugés, indifférente aux fines distinctions sociales, la vieille Mrs Mingott aurait pu relier les deux milieux; mais elle n'ouvrait jamais un livre, ne regardait jamais un tableau; et la musique lui rappelait seulement les soirées de gala aux Italiens, à l'époque de ses triomphes aux Tuileries. Beaufort aussi, qui la valait en audace, aurait pu essayer de combler le fossé; mais ses salons somptueux, ses laquais en culottes, intimidaient la race artistique. De plus, aussi peu cultivé que Mrs Mingott, il considérait les écrivains comme des pourvoyeurs salariés, préposés au plaisir des riches, et son opinion n'avait jamais été mise en question par quelqu'un d'assez riche pour l'influencer.

Newland Archer avait toujours accepté cet état de choses comme faisant partie de la structure de son univers. Il savait qu'il y avait, dans la vieille société européenne, des milieux où les peintres, les poètes, les romanciers, les hommes de science, et même les grands acteurs, étaient aussi recherchés que des princes. Il aimait à se figurer quel avait dû être le plaisir de vivre dans des salons où l'on s'entretenait avec ses auteurs favoris: Thackeray, Browning, William Morris, Mérimée (dont les Lettres à une Inconnue étaient un de ses livres préférés). Mais, à New-York, quel rêve irréalisable! Archer connaissait personnellement la plupart des écrivains, musiciens et peintres de sa ville natale. Il les rencontrait au Century Club, ou dans les petits cercles littéraires et musicaux qui commençaient à naître. S'il les voyait avec plaisir dans ces milieux-là, il n'en était pas de même chez les Blenker, où ils se trouvaient mêlés à des femmes du monde aussi ferventes que mal fagotées, qui les exhibaient comme des curiosités. Même après ses conversations les plus intéressantes avec Ned Winsett, Archer gardait l'impression que, si son monde à lui était bien restreint, le leur l'était encore davantage, et que le seul moyen de les élargir l'un et l'autre serait d'arriver à les fondre.

Tout en réfléchissant ainsi, il essayait de se figurer le milieu où la comtesse Olenska avait vécu, avait souffert, avait aussi, peut-être, goûté de mystérieuses joies. Comme elle avait ri en lui racontant que sa grand'mère Mingott et les Welland s'opposaient à son installation dans un quartier bohème abandonné aux «gens qui écrivent!» En réalité, ce que sa famille désapprouvait, c'était l'originalité d'aller habiter un quartier si peu élégant; mais cette nuance lui échappait, et elle pensait que la littérature était considérée comme compromettante.

Elle, au contraire, n'en avait pas peur, à en juger par les livres qu'on voyait épars dans son salon (à New-York, on ne laissait pas traîner de livres dans un salon). La plupart de ces livres étaient des romans, mais qui avaient cependant éveillé l'attention d'Archer par des noms nouveaux: Paul Bourget, Huysmans, les frères de Goncourt. Il pensait à tout cela en approchant de la porte de Mme Olenska. Il sentait qu'elle était femme à changer en lui toute l'échelle des valeurs, et comprit qu'il serait forcé de se mettre à des points de vue incroyablement nouveaux s'il voulait lui être utile dans ses difficultés présentes.

Nastasia ouvrit la porte en souriant d'un air mystérieux. Sur le banc de l'antichambre étaient posés une pelisse de zibeline, un claque marqué aux initiales «J. B.» et un foulard de soie blanche. Ces élégants articles appartenaient indiscutablement à Julius Beaufort.

Archer était furieux, si furieux qu'il fut sur le point de griffonner un mot sur sa carte et de s'en aller; mais il se rappela qu'en écrivant à Mme Olenska il avait, par excès de discrétion, omis de lui dire qu'il désirait la voir seule. Il ne devait donc s'en prendre qu'à lui si elle avait du monde. Il entra dans le salon, résolu à faire sentir à Julius Beaufort que sa présence était inopportune, et à rester le dernier.

Le banquier se tenait debout devant le feu. Derrière lui, deux candélabres de cuivre, garnis de cierges en cire jaunâtre, retenaient la broderie ancienne dont s'ornait la cheminée. Beaufort plastronnait, les épaules effacées, le poids du corps portant sur un de ses grands pieds, et regardait, en souriant, leur hôtesse assise sur un canapé près de la cheminée. Une table couverte de fleurs formait paravent derrière le canapé; et sur le fond d'orchidées et d'azalées, que Newland reconnut pour venir des serres de Beaufort, Mme Olenska se tenait à demi étendue, la tête appuyée sur sa main, laissant voir, par une large manche ouverte, un bras nu jusqu'au coude.

L'usage voulait que les dames qui recevaient le soir portassent de «simples robes de dîner,» c'est-à-dire une armure de soie baleinée, légèrement décolletée, avec des ruches de dentelles remplissant l'échancrure du corsage et des manches étroites découvrant tout juste assez de poignet pour laisser voir un bracelet en or étrusque ou un lien de velours noir. Mais Mme Olenska, insoucieuse de la tradition, était vêtue d'un long fourreau de velours rouge, bordé autour du cou d'une haute fourrure noire. Archer se rappela avoir vu, lors de son dernier séjour à Paris, un portrait du nouveau peintre Carolus Duran (dont les tableaux faisaient sensation au Salon), qui représentait une dame audacieusement habillée d'une robe fourreau, le cou niché dans la fourrure. Il y avait quelque chose de pervers et de provocant dans l'idée de porter des fourrures en plein salon surchauffé, et dans la combinaison d'un cou emmitouflé avec des bras nus; mais, sans conteste, l'effet était agréable.

—Seigneur!... Trois jours entiers à Skuytercliff!... disait Beaufort de sa forte voix sarcastique, comme Archer entrait. Vous ferez bien d'emporter vos fourrures, et votre boule d'eau chaude aussi.

—Comment! la maison est si froide?... demanda-t-elle, tendant sa main gauche à Archer, qui eut l'impression qu'elle s'attendait à ce qu'il la baisât.

—Non, mais la bonne dame l'est! dit Beaufort en saluant négligemment le jeune homme par un signe de tête.

—Moi, je la trouve si aimable! Elle est venue m'inviter elle-même. Grand'mère dit que je ne dois pas manquer d'y aller.

—Grand'mère le dit, c'est tout naturel. Mais moi je dis que c'est une honte que vous manquiez le petit souper que j'ai arrangé pour vous chez Delmonico, dimanche prochain, avec Campanini, Scalchi, et un tas de gens amusants.

—Ah!... Je suis bien tentée!... À part la dernière soirée de Mrs Struthers, je n'ai pas rencontré un seul artiste depuis que je suis ici.

—Quel genre d'artistes voulez-vous dire?... Je connais un ou deux peintres, de charmants garçons que je peux vous amener si vous le permettez, dit vivement Archer.

—Des peintres?... Y a-t-il des peintres à New-York?... demanda Beaufort, d'un ton qui impliquait que, puisqu'il n'achetait pas leurs peintures, les peintres n'existaient pas.

Mme Olenska répondit à Archer avec son sourire grave:

—Ce serait charmant; mais je pensais à des artistes dramatiques, à des chanteurs, des acteurs, des musiciens. La maison de mon mari en était toujours pleine.

Elle prononça les mots «mon mari» comme s'ils ne rappelaient aucun souvenir douloureux, et d'une voix qui paraissait presque soupirer sur les délices perdues de sa vie conjugale. Archer se demandait si c'était la légèreté ou la dissimulation qui lui permettait de faire si aisément allusion à un passé dont elle cherchait, au moment même, à s'émanciper au risque de perdre sa réputation.

—Je trouve, continua-t-elle, que l'imprévu ajoute au plaisir. C'est peut-être une erreur que de voir les mêmes personnes tous les jours.

—C'est bien ennuyeux en tout cas!... New-York meurt d'ennui! bougonna Beaufort. Et quand j'essaie de l'animer pour vous, vous me lâchez!... Écoutez! Pensez-y!... Nous ne pouvons rien arranger après dimanche, car Campanini part la semaine prochaine pour chanter à Baltimore et Philadelphie. J'ai un salon particulier, et un piano Steinway, et ils feront de la musique toute la nuit.

—Comme ce serait délicieux!... Puis-je réfléchir, et vous écrire demain?

Elle parlait en souriant, mais il y avait dans le ton de ses paroles une imperceptible invite à prendre congé. Beaufort s'en rendit compte; mais, n'étant pas habitué à être éconduit, il resta devant elle, un pli obstiné entre les yeux.

—Pourquoi pas maintenant?

—C'est trop grave pour se décider comme cela, à cette heure tardive.

—Vous trouvez qu'il est tard?

Elle répondit froidement:

—Oui, parce que j'ai encore à parler affaires avec Mr Archer.

—Ah! dit Beaufort d'un ton cassant.

Il eut un léger mouvement d'épaules, prit la main de la jeune femme, qu'il baisa avec aisance, et, s'adressant à Archer du pas de la porte:

—Newland, si vous pouvez persuader à la comtesse de rester en ville, vous êtes du souper, c'est entendu.

Puis il partit de son pas lourd et arrogant.

Archer se figura que Mr Letterblair avait prévenu Mme Olenska de sa visite; la première question que lui adressa la jeune femme le détrompa:

—Vous connaissez des peintres, alors?... Vous vivez dans leur milieu?

—Pas précisément. Les arts ici ne sont pas un milieu. On les tient plutôt en marge.

—Vous aimez beaucoup les arts?

—Beaucoup... Quand je vais à Paris ou à Londres, je ne manque pas une exposition... J'essaie de me tenir au courant.

Elle regarda le bout de la petite bottine de satin qui sortait de ses longues draperies.

—Je les aimais beaucoup aussi... Ils remplissaient ma vie... Mais je veux essayer de ne plus y penser... Je veux rompre tout à fait avec ma vie passée; devenir comme tout le monde ici.

Archer rougit.

—Vous ne serez jamais comme tout le monde.

—Ne dites pas cela!... Si vous saviez combien j'ai horreur d'être différente!

Penchée en avant, le masque tragique, elle sembla perdue dans quelque rêverie lointaine.

—Je veux tout oublier, répéta-t-elle.

—Je sais; Mr Low me l'a dit.

—Ah?

—C'est pour cela que je suis venu...

Elle parut un peu surprise, mais sa figure s'éclaira:

—Ainsi, je puis vous parler de mon affaire, au lieu d'en parler à Mr Low?... Ce sera tellement plus facile!

L'intonation de la jeune femme le toucha et il prit confiance. Il comprit qu'elle n'avait prétexté une conversation d'affaires que pour congédier Beaufort, et d'avoir fait congédier Beaufort était pour lui presqu'un triomphe.

—Je suis venu pour que nous en parlions, reprit-il.

La comtesse Olenska restait silencieuse, la tête appuyée sur un bras, le visage pâle, comme éteint par le rouge éclatant de sa robe. Archer fut touché de son expression pathétique, d'autant plus touchante que la jeune femme avait complètement perdu son air d'aisance et de domination.

«Maintenant, nous arrivons aux dures réalités,» pensa-t-il, éprouvant le même recul instinctif qu'il avait si souvent critiqué chez sa mère et chez ses contemporaines. Qu'il avait peu l'expérience de ces situations anormales! Leur vocabulaire même était inusité pour lui et semblait n'appartenir qu'au roman ou au théâtre. Devant ce qui se préparait, il se sentait aussi gauche et embarrassé qu'un petit garçon.

Après un silence Mme Olenska s'écria brusquement:

—Je veux être libre!... Je veux que tout le passé soit effacé!

—Je comprends votre désir.

Le visage de la jeune femme s'anima:

—Alors vous m'aiderez?

—D'abord, hésita-t-il... peut-être aurais-je besoin d'en savoir un peu plus.

Elle sembla surprise.

—Vous savez ce qu'était mon mari... ce qu'était ma vie avec lui?

Il fit un signe d'assentiment.

—Eh bien, alors... que faut-il de plus?... De telles choses sont-elles tolérées ici?... Je suis protestante; notre église ne défend pas le divorce dans un cas comme le mien...

—Non, certainement.

Tous deux retombèrent dans le silence. La lettre du comte Olenski était entre eux comme un spectre. Cette lettre n'avait qu'une demi-page, et n'était, comme Archer l'avait dit à Mr Low, qu'une vague accusation de coquin exaspéré. Mais quelle part de vérité enfermait-elle? Seule la femme du comte Olenski aurait pu le lui dire.

—J'ai parcouru les documents que vous avez remis à Mr Letterblair, dit-il enfin.

—Eh bien... peut-on rien voir de plus abominable?

—Non, certes.

Elle changea légèrement de position, abritant ses yeux avec sa main.

—Vous savez sans doute, continua Archer, que si votre mari veut se défendre comme il vous en menace...

—Eh bien?...

—Il peut dire des choses—des choses qui pourraient être désagréables pour vous, les dire publiquement. Elles risqueraient de courir le monde, de vous blesser, si...

—Si? dit-elle dans un souffle.

—Je veux dire: si peu fondées qu'elles soient.

Elle garda longtemps le silence, si longtemps que ne voulant pas fixer les yeux sur son visage, qu'elle abritait toujours, Archer eut le temps d'imprimer dans son esprit la forme exacte de son autre main, celle qui reposait sur son genou, et tous les détails des trois bagues qu'elle portait. Parmi ces bagues, il remarqua qu'il n'y avait pas d'alliance.

—Mais ses accusations, même publiques, quel mal pourraient-elles me faire ici?

Il fut près de s'écrier: «Ma pauvre enfant! plus de mal ici qu'ailleurs!» Mais il répondit, d'un ton qui résonna à ses oreilles comme la voix de Mr Letterblair:

—La société de New-York est un monde bien petit auprès de celui où vous avez vécu... et il est mené, ce petit monde, par quelques personnes qui ont... des idées un peu arriérées... Nos idées sur le mariage et le divorce tout particulièrement... Notre législation favorise le divorce... nos habitudes sociales ne l'admettent pas.

—En aucun cas?

—Elles ne l'admettent pas, si une femme, même calomniée, même irréprochable, à la moindre apparence contre elle, si elle s'est exposée à la critique en prenant une attitude qui ne rentre pas dans les conventions habituelles, si sa conduite prête à des insinuations...

La comtesse Olenska baissait la tête: Archer attendit, espérant un éclair d'indignation, tout au moins une brève parole de dénégation... Rien ne vint. Une petite pendule de voyage ronronnait; une bûche se brisa, faisant jaillir une gerbe d'étincelles; toute la chambre, calme et immobile, semblait attendre en silence avec Archer.

—Oui, murmura-t-elle enfin, c'est ce que ma famille me dit.

—Il tressaillit légèrement.—«Notre» famille, corrigea-t-elle, et Archer rougit.

—Car vous serez bientôt mon cousin.

—Je l'espère.

—Et vous partagez leur point de vue?

Archer se leva, marcha dans la chambre, fixa un regard vague sur les tableaux accrochés sur le vieux damas rouge, et revint près d'elle d'un pas indécis. Comment pouvait-il dire: «Oui... Si ce que votre mari avance est vrai ou si vous n'avez pas un moyen de le réfuter.»

—Vous le partagez? insista-t-elle, comme il hésitait encore.

Il regarda le feu:—Franchement, que gagneriez-vous qui pût compenser la possibilité, la certitude d'être mal vue de tout le monde?

—Mais... ma liberté: n'est-ce rien?

Au même instant, une pensée traversa l'esprit d'Archer comme un jet de lumière. L'accusation de la lettre était-elle fondée, Ellen espérait-elle épouser le complice de sa faute? Comment lui dire, si elle caressait ce projet, que les lois de l'État s'y opposaient formellement? Le simple soupçon qu'elle pût avoir cette pensée lui durcissait le cœur.

—N'êtes-vous pas libre?... Que peut-on contre vous? Mr Letterblair m'a dit que la question financière était réglée.

—Oui, dit-elle avec indifférence.

—Alors, est-ce que cela vaut la peine de risquer des choses infiniment désagréables et douloureuses?... Pensez aux journaux, à leurs vilenies... C'est stupide, c'est injuste; mais comment changer la société?

—En effet, acquiesça-t-elle, mais d'une voix si faible et si désolée qu'il sentit soudain le remords de ses mauvaises pensées.

—L'individu, dans ces cas-là, est presque toujours sacrifié à l'intérêt collectif; on s'accroche à toute convention qui maintient l'intégrité de la famille, protège les enfants, s'il y en a, divaguait-il, déversant le stock de phrases qui lui venait aux lèvres dans son intense désir de couvrir l'affreuse réalité que le silence de la jeune femme semblait avoir mise à nu. Puisqu'elle ne voulait pas, ou ne pouvait pas, dire le seul mot qui aurait éclairci l'horizon, le désir d'Archer était de ne pas lui laisser deviner qu'il avait pénétré son secret. Mieux valait se tenir à la surface, à la manière prudente du vieux New-York, que de risquer de découvrir une blessure qu'il ne pouvait guérir.

—C'est mon devoir, continua-t-il, de vous aider à voir la situation comme les personnes qui vous aiment le plus: les Mingott, les Welland, les van der Luyden, tous vos amis et vos parents... Si je ne vous disais pas comment ils la jugent, ce ne serait pas loyal de ma part.—Il parlait avec insistance, dans son ardeur à remplir ce silence béant.

Elle répondit lentement:

—Non, ce ne serait pas loyal.

Le feu s'était réduit en cendres, et une des lampes se mit à baisser. Mme Olenska se leva, la remonta, et revint près de la cheminée, mais sans se rasseoir. En restant debout, elle semblait signifier qu'ils n'avaient plus rien à se dire; Archer se leva aussi.

—Je ferai ce que vous désirez, dit-elle brusquement.

Le sang monta au front d'Archer. Déconcerté par la soudaineté de son triomphe, il s'empara maladroitement des deux mains de la jeune femme:

—Je... Je voudrais tant vous aider!...

—Mais c'est bien ce que vous faites... Bonsoir, mon cousin.

Il posa ses lèvres sur les mains glacées de la jeune femme. Mais elle les retira. Archer endossa son pardessus et se plongea dans la nuit d'hiver, la tête bouillonnante de toute l'éloquence qu'il n'avait pas dépensée.

XIII

La salle était bondée au théâtre Wallack.

On jouait The Shaughraun, avec Dion Boucicault dans le premier rôle, Harry Montague et Ada Dyas dans les rôles des amoureux. La réputation de l'admirable troupe anglaise était à son apogée, et The Shaughraun faisait toujours salle comble. Au paradis, l'enthousiasme était sans borne; dans les fauteuils et dans les loges, on souriait un peu des sentiments rebattus et des situations sensationnelles, mais on ne s'en amusait pas moins.

Un épisode, surtout, ravissait la salle: c'était celui où Harry Montague, après une scène douloureuse et presque muette, disait adieu à Ada Dyas. L'actrice se tenait près de la cheminée, regardant le feu. Elle était vêtue d'une robe de cachemire gris, qui moulait sa taille et tombait en longs plis jusqu'à ses pieds. Autour du cou, elle portait un ruban de velours noir, dont les bouts pendaient en arrière. Lorsque le jeune homme la quittait, elle restait, les bras appuyés sur la cheminée, la tête dans les mains. Arrivé sur le pas de la porte, Harry Montague s'arrêtait pour la regarder encore; puis il revenait, prenait un des bouts du ruban de velours, le portait à ses lèvres et quittait la pièce sans que la jeune femme eût fait un mouvement. Le rideau tombait sur cet adieu muet.

C'était pour cette scène que Newland Archer aimait revoir The Shaughraun. Il trouvait admirables les adieux de Montague et d'Ada Dyas; cela lui rappelait ses meilleurs souvenirs de Bressant et de Croisette à Paris, ou de Madge Robertson et Kendall à Londres. Dans leur douleur inexprimée, ces adieux le remuaient autrement que les accents les plus pathétiques des comédiens en renom.

Ce soir-là, cette petite scène lui parut spécialement poignante; elle évoquait le congé qu'il avait pris de Mme Olenska après leur entretien confidentiel, quelque dix jours auparavant.

Et pourtant, il y avait aussi peu de ressemblance entre les situations qu'entre les personnes. Newland ne prétendait guère à la beauté romantique du jeune acteur anglais, et Miss Dyas était une grande femme aux cheveux roux, dont la haute stature et la figure plutôt laide ne rappelaient en rien la grâce plaintive d'Ellen Olenska. Archer et Mme Olenska n'étaient pas davantage deux amoureux désolés qui se séparent en silence, mais un avocat et sa cliente se disant au revoir après une conversation d'où celui-ci remportait sur le cas de celle-là l'impression la plus douteuse. Où donc était l'analogie qui faisait battre le cœur du jeune homme? Était-il au pouvoir de Mme Olenska de suggérer des possibilités tragiques et troublantes? La jeune femme, avec son passé mystérieux et exotique, semblait née pour le drame et la passion. Archer avait toujours pensé que le hasard et les circonstances ne jouent qu'une faible part dans la destinée de chacun de nous; les êtres sont menés par leur nature: chez Mme Olenska la nature allait au dramatique, Archer le sentait. La tranquille, presque passive jeune femme, était comme vouée à une vie hasardeuse, quelque peine qu'elle prît pour l'éviter ou s'en éloigner. C'était précisément son calme résigné qui permettait de deviner l'orage devant lequel elle avait fui. Les choses qu'elle acceptait comme naturelles donnaient la mesure de celles contre lesquelles elle se révoltait.

Archer l'avait quittée avec la conviction que l'accusation du comte Olenski n'était pas sans fondement. Le personnage mystérieux qui figurait dans le passé de Mme Olenska, le «secrétaire du comte» disait le document, avait sans doute reçu sa récompense après l'avoir aidée dans sa fuite. La vie à laquelle elle avait voulu échapper était intolérable. Elle était jeune, elle avait peur, elle était désespérée. Avait-elle été reconnaissante à son sauveur? Cette gratitude la mettait, aux yeux de la loi et du monde, de pair avec son abominable mari. Archer le lui avait expliqué, comme son devoir le voulait, ajoutant qu'à New-York, si les cœurs étaient simples et bons, elle ne devait cependant pas sur ce chapitre escompter leur indulgence.

Il avait trouvé infiniment pénible de constater la facilité avec laquelle elle avait accepté sa décision. La faiblesse qu'elle avait tacitement avouée la mettait à la merci de Newland; il se sentait attiré vers elle par d'obscurs sentiments de jalousie et de pitié. Il était heureux que ce fût à lui qu'elle eût révélé son secret, plutôt que de le confier à la froide enquête de Mr Letterblair, ou à la curiosité embarrassée des siens. Il se chargea du soin de faire savoir à la famille, qu'ayant reconnu l'inutilité de ses démarches, elle avait renoncé au divorce; et tous s'empressèrent de ne plus penser aux choses «pénibles» dont ils avaient été menacés.

—J'étais sûre que Newland arrangerait cela, disait Mrs Welland en parlant de son futur gendre: et la vieille Mrs Mingott, qui avait convoqué Archer pour un entretien confidentiel, lui avait fait ses compliments, en ajoutant:

—La petite sotte! Je lui avais bien dit que c'était une bêtise: vouloir se faire passer pour Ellen Mingott, devenir une sorte de vieille fille, quand elle a la chance d'être mariée et comtesse!

La scène d'amour entre les acteurs avait rappelé, avec une telle acuité, au jeune homme, sa dernière conversation avec Mme Olenska que, lorsque le rideau tomba sur la séparation des deux amants, il sentit les larmes lui monter à la gorge et il se leva pour quitter le théâtre.

En se retournant, il aperçut la jeune femme dont il avait l'esprit rempli, assise dans une loge avec les Beaufort et d'autres invités. Depuis leur dernière entrevue, il avait évité de la rencontrer; mais comme Mrs Beaufort, le reconnaissant, lui faisait un petit signe d'invitation, il fut obligé de se rendre dans la loge.

Les hommes lui firent place, et après quelques mots échangés avec Mrs Beaufort, qui tenait à montrer sa beauté, mais non à causer, Archer alla s'asseoir derrière Mme Olenska. Mr Jackson, installé près de Mrs Beaufort, lui faisait, à demi-voix, le récit de la soirée du dimanche précédent chez Mrs Lemuel Struthers (quelques personnes disaient qu'on y avait dansé). Mrs Beaufort écoutait ce minutieux récit avec son impeccable sourire, la tête tournée de façon à être vue de profil par les fauteuils d'orchestre. Mme Olenska se retourna vers Archer et lui dit à voix basse:

—Croyez-vous qu'il lui enverra un bouquet de roses jaunes demain matin?

Archer rougit et son cœur battit violemment. Il n'était allé que deux fois chez Mme Olenska et chaque fois il lui avait envoyé un bouquet de roses jaunes, mais sans y joindre de carte. Elle n'avait jusqu'alors fait aucune allusion aux fleurs, et ne semblait pas soupçonner leur provenance. Maintenant, non seulement elle y faisait une allusion, mais elle l'associait à la tendre séparation des amants de la scène: Newland en fut ému et troublé.

—Je m'en allais pour emporter le souvenir de cette scène, dit-il.

À sa grande surprise, il vit pâlir la jeune femme. Elle porta les yeux sur la jumelle de nacre que tenaient ses mains finement gantées, et dit après un silence:

—Que faites-vous pendant l'absence de May?

—Je m'absorbe dans mon travail, répondit-il, un peu froissé de la question.

Selon une habitude prise depuis longtemps, les Welland étaient partis la semaine précédente pour Saint-Augustin, dans la Floride, où ils passaient la fin d'hiver. Mr Welland était convaincu qu'il avait les bronches délicates. C'était un homme de nature douce et silencieuse: il n'avait pas d'opinions personnelles, mais, en revanche, il avait des habitudes. Nul ne devait y contrevenir: sa femme et sa fille étaient donc obligées de l'accompagner dans le midi. Il fallait que partout où il allait, il retrouvât son milieu habituel: sans Mrs Welland, il n'aurait su ni trouver ses brosses ni se procurer des timbres.

Tous les membres de cette famille s'adoraient entre eux. Jamais Mrs Welland ni sa fille n'auraient admis l'idée que Mr Welland pût aller seul à Saint-Augustin, et les fils, ne pouvant à cause de leurs occupations s'absenter pendant l'hiver, allaient le rejoindre à Pâques pour revenir avec lui.

Archer ne pouvait discuter la nécessité où May se trouvait d'accompagner son père. Le médecin de famille des Mingott avait attaché sa réputation à une pneumonie que Mr Welland n'avait jamais eue, et il exigeait le séjour à Saint-Augustin. Les fiançailles de May n'avaient dû être annoncées qu'après le retour de la Floride et le fait qu'on avait été amené à les annoncer plus tôt ne changeait en rien les plans de Mr Welland. Archer aurait aimé se joindre aux voyageurs, vivre pour quelques semaines au soleil, canoter et se promener avec sa fiancée; mais lui aussi était tenu par les usages et les conventions. Ses devoirs professionnels n'étaient guère accablants, mais tout le clan Mingott se fût étonné, s'il avait demandé un congé au milieu de l'hiver; et il avait accepté le départ de May avec la résignation qui allait certainement devenir un des principaux éléments de sa vie d'homme marié.

Il sentait que, sous ses paupières baissées, Mme Olenska le regardait.

—J'ai fait ce que vous désirez,—ce que vous m'avez conseillé, dit-elle sans préambule.

—Ah!... J'en suis heureux, répondit-il, embarrassé qu'elle abordât ce sujet à un pareil moment.

—Je me suis rendu compte que vous aviez raison, continua-t-elle, un peu haletante. Mais la vie est parfois difficile... troublante...

—Je sais!

—Je voulais vous dire que j'ai reconnu que vous aviez raison, et que je vous en ai de la gratitude, acheva-t-elle, en portant vivement sa lorgnette à ses yeux.

La porte de la loge s'ouvrit et laissa passer les éclats de voix de Beaufort.

Archer se leva, et sortit du théâtre.

La veille, il avait reçu une lettre de May Welland dans laquelle, avec une candeur caractéristique, elle lui demandait d'être «bon pour Ellen» en son absence... «Elle vous aime et vous admire beaucoup. Elle dissimule sa tristesse, mais elle est isolée et malheureuse. Je ne crois pas que grand'mère la comprenne, ni mon oncle Lovell Mingott. Ils la croient beaucoup plus mondaine qu'elle ne l'est réellement. Je comprends bien, quoi qu'en dise la famille, que New-York doit lui sembler triste. Je crois qu'elle est habituée à beaucoup de plaisirs que nous n'avons pas: à entendre de belle musique, à voir des expositions, à rencontrer les célébrités, les artistes et les auteurs, tous les gens intelligents que vous admirez. Grand'mère ne peut pas se mettre dans la tête qu'elle a besoin d'autre chose que de dîner en ville et d'être bien habillée. Pour moi, je ne vois à New-York que vous qui puissiez l'entretenir des choses qui l'intéressent vraiment.»

Sa May si sage! Comme il l'aimait pour cette lettre! Mais il n'avait pas eu l'intention de suivre ses avis. D'abord il était trop occupé, ensuite il ne tenait pas à jouer trop ostensiblement le rôle de champion de Mme Olenska. Elle savait se garder toute seule beaucoup mieux que ne le croyait la candide May. Elle avait Beaufort à ses pieds, Mr van der Luyden planait au-dessus d'elle comme une divinité protectrice, et de nombreux candidats attendaient leur tour de se déclarer ses défenseurs. Néanmoins, il ne voyait jamais la jeune femme, n'échangeait jamais un mot avec elle, sans se rendre compte que, dans sa naïveté, May avait deviné bien des choses: Ellen Olenska sentait sa solitude, elle souffrait.

XIV

Dans le vestibule du théâtre, Archer tomba sur son ami, Ned Winsett; le seul, parmi ceux que Janey appelait ses «amis intellectuels,» avec lequel il aimât, parfois, vraiment s'entretenir.

Il avait aperçu dans la salle le dos voûté et râpé de l'écrivain, et avait surpris un moment son regard plongeant dans la loge des Beaufort. Les deux hommes échangèrent une poignée de main, et Winsett proposa d'aller prendre un bock dans une petite brasserie allemande au coin de la rue. Archer, qui n'était pas en veine d'épanchement, déclina l'invitation: il avait à travailler.

—Vous avez raison, dit Winsett, allons travailler.

Ils déambulèrent ensemble.

—En réalité, reprit Winsett, ce que je voulais savoir c'est le nom de cette dame brune dans votre loge. Elle était avec les Beaufort, n'est-ce pas?

Archer eut un mouvement d'inquiétude. Pourquoi diable Ned Winsett voulait-il savoir le nom d'Ellen Olenska? Cela ne lui ressemblait pas de faire ainsi le curieux; mais Archer se souvint que Winsett était journaliste.

—Vous n'allez pas l'interviewer, j'espère? dit-il en riant.

—Pas pour mon journal, mais peut-être pour moi-même. Figurez-vous qu'elle est ma voisine: drôle de quartier pour une femme élégante! Et elle a été si bonne pour mon petit garçon! L'enfant avait dégringolé du perron dans la cour, et s'était fait une mauvaise écorchure. Elle s'est précipitée pour le relever, et, tête nue, elle nous l'a rapporté dans ses bras après lui avoir fait un beau pansement. Elle était si belle et si touchante que ma femme en a oublié de lui demander son nom.

Le cœur d'Archer s'émut. C'était bien d'Ellen de s'être ainsi précipitée, tête nue, portant l'enfant dans ses bras.

—Votre voisine s'appelle la comtesse Olenska: c'est une petite-fille de la vieille Mrs Mingott.

—Fichtre! Une comtesse! fit Winsett. Je ne les aurais pas crues aussi aimables. Les Mingott ne le sont pas.

—Ils le seraient, si vous les y encouragiez.

Allons! C'était là leur vieille controverse: la mauvaise volonté obstinée des «intellectuels» à fréquenter le monde élégant. Archer renonça à poursuivre cette éternelle discussion.

—Je me demande, dit Winsett, comment une comtesse a pu s'installer dans notre affreux quartier.

—Parce qu'elle se moque bien du quartier: elle passe devant nos petites catégories sociales sans même s'en apercevoir.

—Hum!... Elle a sans doute fréquenté une société moins fermée, commenta Winsett... Je vous quitte... À bientôt.

Archer le suivit des yeux, ruminant ses dernières paroles, Ce Winsett, il avait ainsi ses éclairs... il voyait... il était intéressant. Archer se demandait comment, à un âge qui pour la plupart des hommes est celui de la lutte, il se résignait à une vie si médiocre. Winsett avait une femme et un enfant, mais Archer ne les connaissait pas. Les deux hommes se rencontraient, soit au «Century Club,» soit au restaurant avec d'autres journalistes ou à la brasserie allemande. Il avait laissé entendre à Archer que sa femme était confinée à la maison: cela pouvait aussi bien vouloir dire qu'elle était souffrante, ou qu'elle n'avait pas l'habitude du monde, ou, peut-être, qu'elle n'avait pas de robe pour y aller. Winsett lui-même témoignait d'une horreur farouche pour les usages «du monde.» Archer, qui trouvait plus propre et plus confortable de se mettre en habit tous les soirs, ne s'était jamais rendu compte que la propreté et le confortable sont les deux choses les plus coûteuses d'un médiocre budget. L'attitude de Winsett lui semblait faire partie de l'insupportable pose des «bohèmes.»

Mais Winsett lui offrait un stimulant intellectuel, et, dès qu'il apercevait sa figure maigre et barbue, aux yeux mélancoliques, il engageait avec lui la conversation. Ce n'était pas par goût que Winsett était journaliste: né malencontreusement dans un monde fermé aux lettres, il avait une vraie vocation d'écrivain. Après avoir publié un petit livre exquis de critique littéraire, dont cent vingt exemplaires seulement avaient été vendus et trente donnés, il avait abandonné sa véritable voie et pris une situation de petit rédacteur dans un magazine féminin où les réclames se mêlaient aux patrons de robes, aux romans d'amour et aux affiches de boissons antialcooliques.

Sur le sujet des «Hearth-Fires» (c'était le titre du magazine) l'ironie de Winsett était inépuisable; mais derrière cette gaîté se cachait l'amertume d'un homme, jeune encore, qui avait lutté et se déclarait vaincu. En causant avec Winsett, Archer constatait le vide, l'inutilité de sa propre vie; mais celle de Winsett était plus vide et plus inutile encore.

Je suis fini, c'est entendu, avait dit un jour Winsett, je ne tiens qu'un article, et il n'a pas cours ici... Mais vous, vous êtes libre, vous êtes riche. Pourquoi renoncer? Il n'y a qu'un avenir: la politique!

Archer se mit à rire. Cette parole lui avait permis de mesurer encore une fois la distance qui séparait sa classe à lui de celle de Winsett. En Amérique, un «gentleman» n'entre pas dans la politique. Ne pouvant expliquer cela à Winsett, Archer répondit évasivement:

—Est-ce que vous voyez un homme propre dans la politique? Ils n'ont pas besoin de nous.

—Qui cela, ils? Pourquoi n'êtes-vous pas, vous, les gentlemen, tous ensemble à leur place?

Archer eut un sourire de condescendance. Inutile de prolonger la discussion! On ne connaissait que trop la triste fin des rares gentlemen qui avaient sali leurs manchettes dans les affaires municipales ou dans la politique d'État. Ce n'était plus possible. Le pays appartenait aux nouveaux riches et aux émigrants: les gens comme il faut devaient s'en tenir aux sports ou à la culture intellectuelle.

—La culture?... Oui... Si nous en avions une! Mais la vie intellectuelle ici meurt d'inanition. Elle ne se nourrit que des restes de la tradition européenne qu'ont apportée vos arrière-grands'pères. Vous n'êtes qu'une pauvre petite minorité; vous n'avez pas de centre, pas de concurrence, pas de clientèle. Vous êtes comme, dans une maison abandonnée, un portrait resté accroché au mur. Vous n'aboutirez jamais à rien, tant que vous ne vous mettrez pas en bras de chemise et que vous ne descendrez pas dans la rue. Ça ou émigrer. Ah Dieu! Si je pouvais émigrer!

Archer n'insista pas et ramena la conversation sur les livres: là, Winsett, éclectique, était toujours intéressant. Émigrer! Comme si un «gentleman» pouvait abandonner son pays! C'était aussi impossible que de se mêler à la politique. Un «gentleman» restait chez lui tout simplement et s'abstenait. Mais on ne ferait pas comprendre cela à Winsett.

Le lendemain matin, Archer parcourut en vain la ville à la recherche de roses jaunes, et arriva en retard à son étude. Il se rendit compte que son absence avait passé inaperçue. Quel inutile assujettissement! Pourquoi n'était-il pas en ce moment sur les sables de Saint-Augustin avec May Welland? Dans les vieilles études, comme celle qui avait à sa tête Mr Letterblair, il y avait toujours deux ou trois jeunes gens riches, sans ambition professionnelle, qui s'asseyaient quelques heures chaque jour devant un bureau. Ainsi pour le monde, pour leur famille, ils étaient «occupés.» Aucun de ces jeunes gens n'avait la prétention de gagner de l'argent, ni même le désir d'avancer dans sa profession, et il leur suffisait de savoir que dans les nobles travaux du droit ils ne dérogeaient pas.

Archer frissonnait à la pensée que lui-même pourrait en être là. Il résistait à la stagnation, il passait ses vacances à voyager, il cultivait les «intellectuels,» il essayait de se «tenir au courant,» comme il l'avait dit un jour à Mme Olenska. Mais une fois marié, que deviendrait cette étroite marge que se réservait sa personnalité? Combien d'autres avant lui avaient rêvé son rêve, qui graduellement s'étaient enfoncés dans les eaux dormantes de la vie fortunée!

Du cabinet de Mr Letterblair, il envoya un mot à Mme Olenska, lui demandant si elle pouvait le recevoir dans l'après-midi. Au cercle, il ne trouva pas de réponse, et n'en reçut pas le jour suivant. Ce silence l'humilia: le lendemain matin, il vit un superbe bouquet de roses jaunes à la devanture d'un fleuriste, mais s'abstint de l'envoyer. Le troisième jour enfin, il reçut par la poste quelques lignes de Mme Olenska. À son grand étonnement, elles étaient datées de Skuytercliff, où les van der Luyden s'étaient retirés aussitôt après avoir embarqué le Duc. «Je me suis évadée, écrivait-elle brusquement et sans préambule, le lendemain du jour où je vous ai rencontré au théâtre. Je voulais être tranquille, réfléchir. Vous aviez raison de me dire toute la bonté de mes hôtes. Je me sens en sécurité ici. Je voudrais que vous y fussiez avec nous.» Elle terminait par une formule banale, sans allusion à la date de son retour.

Le ton de la lettre surprit le jeune homme. De quoi Mme Olenska s'évadait-elle, et pourquoi avait-elle besoin de se sentir en sécurité? Il pensa d'abord que quelque nouveau danger venu d'Europe pouvait planer sur elle; puis il réfléchit qu'elle avait peut-être dans sa manière d'écrire quelque exagération pittoresque. Du reste, elle devait être capricieuse et se fatiguer facilement de ce qui la divertissait un moment.

Il souriait à la pensée des van der Luyden l'amenant une seconde fois à Skuytercliff, et cette fois pour un temps indéfini. Les portes de Skuytercliff s'ouvraient rarement, et un cérémonieux week-end était tout ce que pouvaient espérer les privilégiés. Mais Archer avait vu à Paris la délicieuse pièce du Labiche: le Voyage de M. Perrichon, et se rappelait l'attachement tenace et profond de M. Perrichon pour le jeune homme qu'il avait retiré du glacier. Les van der Luyden avaient retiré Mme Olenska de la crevasse où la société de New-York avait failli la précipiter, et outre la sympathie qu'elle leur inspirait, ils sentaient couver en eux le désir d'assurer son sauvetage.

Archer, en apprenant le départ de la jeune femme, se rappela aussitôt qu'il venait de refuser une invitation à aller passer le dimanche chez les Reggie Chivers dans leur propriété à quelques kilomètres de Skuytercliff.

Il en avait assez, depuis longtemps, des parties bruyantes de Highbank, des courses de luge, des promenades en traîneau, des longues marches dans la neige, des flirts innocents et des plaisanteries aussi innocentes, mais plus insipides encore. Il venait de recevoir une caisse de livres nouveaux de son libraire à Londres, et aurait une tranquille journée chez lui avec ses auteurs préférés. Pourtant, tout en froissant entre ses doigts la lettre de Mme Olenska, il alla dans le salon de lecture du cercle, rédigea un télégramme et le fit partir immédiatement. Il savait que Mrs Reggie avait toujours de la place pour un invité de la dernière heure, et qu'il pouvait compter sur son accueil.

XV

Newland Archer arriva chez les Chivers le vendredi soir et exécuta, consciencieusement, le lendemain, tous les rites d'un week-end à Highbank.

Le matin, il fît du toboggan avec la maîtresse de la maison et les plus allants des invités. Dans la journée, il fit le tour du propriétaire. Après le thé, il causa dans un coin avec une jeune fille avec laquelle il avait flirté autrefois et qui venait de se fiancer. Vers minuit, il aida à mettre des poissons rouges dans le lit d'un des invités et à fabriquer un cambrioleur-mannequin dans le cabinet de toilette d'une tante timide. Enfin, il participa à la bataille d'oreillers qui, jusqu'après minuit, bouleversa la maison depuis les chambres d'enfants jusqu'à la cave. Mais le dimanche, il emprunta un traîneau pour aller à Skuytercliff.

La maison de Skuytercliff avait la prétention d'être une villa italienne. Construite par Mr van der Luyden en vue de son prochain mariage avec Miss Louisa Dagonet, c'était une grande bâtisse carrée, peinte en blanc et vert pâle, avec un portique corinthien et d'étroits pilastres entre les fenêtres. De la hauteur où elle était placée, une série de terrasses, que bordaient des balustrades surmontées d'urnes, descendait jusqu'à un petit lac à bord d'asphalte, ombragé de conifères pleureurs. À droite et à gauche des terrasses, s'étendaient les fameuses pelouses, parsemées d'arbres de choix, chacun d'une variété différente, et au delà, de longues rangées de serres. Plus bas, dans un vallonnement, se voyait la petite maison en pierres que le premier «Patroon» avait fait construire sur le terrain qui lui avait été concédé en 1605.

Contre la blanche étendue de neige et le ciel gris d'hiver, la villa italienne avait un aspect assez lugubre. Même en été, elle gardait sa dignité et les plus téméraires corbeilles de cannas ne s'aventuraient jamais à moins de trente pieds de sa façade. Quand Archer sonna, le long tintement sembla se prolonger comme dans un mausolée, et lorsqu'enfin le maître d'hôtel se présenta, il parut aussi étonné que s'il eût été réveillé de son dernier sommeil. Mais Archer était de la famille: le maître d'hôtel crut pouvoir lui dire que la comtesse Olenska était sortie pour se rendre, avec Mrs van der Luyden, aux offices du soir.

—Mr van der Luyden, continua le maître d'hôtel, est à la maison; mais je crois qu'il finit sa sieste ou qu'il lit l'Evening Post d'hier. Je l'ai entendu dire ce matin, à son retour de l'église, qu'il lirait l'Evening Post après le déjeuner. Si vous le désirez, monsieur, je puis aller voir...

Archer répondit qu'il irait au-devant des dames, et le maître d'hôtel, visiblement soulagé, referma majestueusement la porte.

Un groom mena le traîneau aux écuries et Archer traversa le parc pour gagner la grande route. Le village de Skuytercliff n'était distant que d'un kilomètre, mais il savait que Mrs van der Luyden ne marchait jamais, et qu'il rencontrerait la voiture en chemin. Un instant après, venant d'un sentier qui traversait la route, il aperçut un grand chien devançant une mince silhouette en manteau rouge. Il pressa le pas et Mme Olenska s'arrêta court, avec un sourire de bienvenue.

—Ah! vous voilà!

Le manteau rouge lui rendait l'éclat de l'Ellen Mingott d'autrefois. Il rit, lui prenant la main, et répondit:

—Je suis venu pour savoir ce que vous avez voulu fuir...

La figure de la jeune femme s'assombrit:

—Vous le comprendrez tout à l'heure...

La réponse intrigua Archer:

—Qu'avez-vous donc? Que se passe-t-il?

D'un petit mouvement qui rappelait celui de Nastasia, Ellen haussa les épaules et dit d'un ton plus léger:

—Marchons! Le sermon m'a glacée. Et puis, maintenant vous êtes là, je n'ai plus peur.

Le sang monta aux tempes du jeune homme; il saisit un des plis du manteau rouge.

—Ellen! Qu'y a-t-il? Dites-le moi!

—Tout à l'heure. Courons d'abord; j'ai les pieds gelés, cria-t-elle; et, ramassant son manteau, elle s'élança sur la neige, suivie du chien qui gambadait autour d'elle.

Archer s'arrêta un moment, ravi de ce bondissement rouge sur la neige; puis il s'élança à la poursuite de la jeune femme. Ils se rejoignirent, riant et hors d'haleine, devant le portillon qui ouvrait sur le parc.

Elle fixa sur lui son regard:

—Je savais que vous viendriez!

—Cela prouve que vous le désiriez, répondit-il avec une joie secrète.

Le scintillement des arbres givrés remplissait l'air d'une lumière mystérieuse et, comme ils marchaient, la neige durcie semblait chanter sous leurs pas.

—D'où venez-vous? demanda Mme Olenska.

Il le lui expliqua et ajouta:

—J'ai demandé aux Olivers de me recevoir lorsque j'ai reçu votre lettre.

Après un silence, elle dit, avec un imperceptible tremblement dans la voix:

—May vous a demandé de vous occuper de moi?

—Je n'avais pas besoin qu'on me le demandât...

—Vous me trouvez donc bien visiblement sans défense! Quelle pauvre créature vous me croyez tous! Mais les femmes d'ici n'ont donc jamais besoin de secours, pas plus que les bienheureux dans le ciel?

Il baissa la voix:

—Quelle sorte de secours?

—Ne me le demandez pas. Je ne parle pas votre langue, répliqua-t-elle avec vivacité.

La réponse le blessa; il s'arrêta dans le sentier.

—Pourquoi suis-je venu, si vous ne parlez pas ma langue?

—Oh! mon ami!—Elle posa légèrement sa main sur le bras du jeune homme. Il la pressa.—Ellen! Pourquoi ne pas me dire ce qui est arrivé?...

Elle haussa de nouveau les épaules:

—Que peut-il arriver dans le paradis?

Ils marchèrent quelques instants en silence. Enfin elle dit:

—Je vous l'expliquerai, mais où? On ne peut pas être seul une minute dans cette maison aux portes toujours ouvertes, où toujours quelque domestique vous apporte le thé, une bûche ou un journal! Ne peut-on jamais, dans une maison américaine, être un peu seule? Vous qui êtes si réservés, si discrets, comment se fait-il que vous ayez si peu le sens de l'intimité?

—Ah! vous ne nous aimez pas! s'écria Archer.

Ils passaient devant la maison du vieux «Patroon.» Sa façade basse, percée de petites fenêtres, était dominée, à la mode hollandaise, par une seule cheminée centrale. Les volets étaient ouverts, et, à travers les vitres, Archer aperçut la lueur d'un feu.

—Tiens! la maison est ouverte? dit-il.

Elle s'arrêta:

—Pour aujourd'hui, tout au moins. Je désirais la visiter, et Mr van der Luyden a fait allumer du feu, afin que nous puissions y passer en revenant de l'église, ce matin.

Elle monta les marches en courant et tourna la poignée de la porte.

—Elle est encore ouverte. Quelle chance! Entrez et nous pourrons causer tranquillement. Mrs van der Luyden est allée jusqu'à Rhinebeck voir les vieilles tantes, et on ne s'apercevra pas de notre absence.

Il la suivit dans l'étroit couloir. La dépression que lui avaient causée les dernières paroles de la comtesse Olenska fit place à un mouvement de joie. La petite maison intime, avec ses boiseries peintes, ses cuivres où se reflétait le feu, s'ouvrait là pour eux comme par enchantement. Un grand lit de braises luisait encore dans la cheminée de la cuisine, sous un chaudron suspendu à une vieille crémaillère. Des chaises cannées se faisaient face des deux côtés du foyer revêtu de vieilles faïences bleues, et des rangées d'assiettes de Delft ornaient les murs. Archer jeta un fagot dans la cheminée. Mme Olenska, ôtant son manteau, prit une des chaises, et Archer, appuyé à la cheminée, l'interrogea du regard.

—Vous riez maintenant; mais quand vous m'avez écrit, vous étiez malheureuse, dit-il.

—Oui.

Elle ajouta:

—Je ne peux pas me sentir malheureuse quand vous êtes là...

—Je ne serai pas ici longtemps, observa-t-il sèchement.

—Sans doute. Mais je ne sais pas prévoir! Je vis dans le moment où je suis heureuse.

Ces mots glissèrent en lui comme une tentation; pour s'y dérober, il s'éloigna de la cheminée et se mit à regarder les troncs noirs des arbres qui se détachaient sur la neige. Mais il voyait encore, entre lui et les arbres, la jeune femme penchée sur le feu, avec son sourire indolent. Le cœur d'Archer battait en désordre. Était-ce lui qu'elle avait fui? Avait-elle attendu pour le lui dire qu'ils fussent ensemble seuls dans cette chambre?

—Ellen, si vraiment je puis vous aider, si réellement vous désiriez ma venue ici, dites-moi ce qu'il y a, dites-moi à qui vous voulez échapper!

Il parlait sans changer de position, sans se retourner pour la regarder. Si le destin devait parler, ce serait ainsi, avec toute l'étendue de cette chambre entre eux, tandis qu'il continuait, par la fenêtre, à regarder la neige.

Longtemps elle resta silencieuse. Un moment, Archer s'imagina presque entendre qu'elle s'approchait de lui, prête à lui jeter ses bras légers autour du cou. Tout son être palpitait dans l'attente... Soudain il vit un homme vêtu d'un épais pardessus, son col de fourrure relevé, qui s'avançait par le sentier vers la maison. Archer reconnut Julius Beaufort.

—Ah! cria-t-il, éclatant d'un rire sonore.

Mme Olenska s'était élancée de sa chaise et était venue près de lui, glissant sa main dans la sienne; mais, après avoir jeté un coup d'œil par la fenêtre, elle pâlit et recula.

—Enfin, je comprends!... dit Archer avec une ironie amère.

—Je ne savais pas qu'il fut ici, murmura-t-elle.

Sa main serrait encore celle d'Archer; mais il s'éloigna d'elle brusquement, et, traversant le vestibule, il ouvrit la porte de la maison.

—Bonjour, Beaufort! Par ici! Mme Olenska vous attendait, dit-il.

Beaufort, visiblement contrarié de le trouver avec Mme Olenska, gardait quand même tout son aplomb. Il savait donner aux gens qui le gênaient l'impression qu'ils ne comptaient pas, qu'ils existaient à peine. Mais, malgré son air d'assurance habituelle, il ne pouvait effacer le pli qui s'était creusé entre ses yeux. Il semblait bien que Mme Olenska ignorât qu'il dût venir, et pourtant elle avait paru indiquer que cela était possible. La raison qu'il donna de son arrivée fut qu'il avait découvert, la veille au soir, une petite maison délicieuse, qui faisait absolument l'affaire de la jeune femme, mais qui pouvait lui être soufflée d'un moment à l'autre. Il se répandit en reproches agréables: quelle peine elle lui avait donnée en s'enfuyant juste au moment où il avait fait cette trouvaille!

—Si seulement cette nouveauté du téléphone était un peu plus perfectionnée, j'aurais pu vous avertir de loin, et je serais en train de me chauffer les pieds au feu du cercle, au lieu de courir après vous dans la neige, bougonna-t-il, déguisant sous une irritation feinte son réel déplaisir.

Mme Olenska détourna vivement la conversation sur le miracle de pouvoir un jour converser d'une rue à l'autre, ou même,—rêve insensé!—d'une ville à l'autre. Ceci amena des souvenirs d'Edgar Poë et de Jules Verne; et la question du téléphone les conduisit sans encombre jusqu'à la grande maison.

Mrs van der Luyden n'étant pas encore revenue, Archer prit congé et remonta dans son traîneau, pendant que Beaufort entrait dans la maison avec Mme Olenska. Malgré l'habitude des van der Luyden de ne pas encourager les visites imprévues, il pouvait espérer être retenu à dîner, et reconduit à la gare pour le train de neuf heures. Mais c'était tout. Jamais ses hôtes n'auraient pensé à demander à un visiteur venu sans bagages de passer la nuit chez eux; dans les termes assez froids où ils se trouvaient avec Beaufort, la question ne se posait même pas.

Beaufort le savait et ne devait pas s'en étonner, mais qu'il eût entrepris le long trajet pour une si petite récompense, voilà qui pouvait donner la mesure de son zèle. Il était clair qu'il poursuivait Mme Olenska, et quand il poursuivait une jolie femme, Beaufort n'avait qu'un but. Son intérieur morose l'excédait depuis longtemps: et les consolations permanentes qu'il s'était octroyées ne l'empêchaient pas de se mettre en quête d'aventures amoureuses dans son monde. Tel était l'homme que Mme Olenska avait fui. Était-elle obsédée par ses importunités? Doutait-elle d'elle-même, ou encore cette fuite n'était-elle qu'une feinte et son départ de New-York une simple manœuvre? Archer ne le pensait pas. Si peu qu'il eût vu Mme Olenska, il croyait commencer à lire sur son visage, et il avait été témoin de son désarroi à l'apparition soudaine de Beaufort. Mais qu'elle eût fui Beaufort, n'était-ce pas là le danger pour Archer?

Jugeant Beaufort, et sans doute le méprisant, il était possible néanmoins qu'elle fût attirée vers lui, par tout ce qui composait son prestige: ses relations à New-York et à Londres, son commerce familier avec des artistes et des acteurs, son dédain des préjugés locaux. Beaufort était un parvenu sans éducation, mais les circonstances de sa vie et une certaine vivacité d'esprit naturelle, rendaient sa conversation plus intéressante que celle d'hommes plus distingués, mais dont l'horizon n'avait jamais débordé New-York. Comment une jeune femme revenue d'un monde plus vaste ne serait-elle pas sensible à ce contraste?

Mme Olenska avait dit à Archer qu'elle et lui ne parlaient pas la même langue, et il sentait que jusqu'à un certain point c'était vrai. Mais cette langue d'Ellen Olenska, Beaufort en connaissait toutes les nuances; il pouvait lui donner la réplique. Il y avait dans toute sa mentalité une certaine ressemblance avec ce que laissait entrevoir la courte lettre du comte Olenski. Cela aurait pu être un désavantage pour lui; mais Archer ne croyait pas qu'Ellen Olenska dût se dérober nécessairement à tout ce qui lui rappellerait le passé. Elle pouvait, tout en se croyant révoltée contre ce passé, en subir encore le charme.

C'est ainsi que le jeune homme s'efforçait d'analyser, avec une triste impartialité, la situation de Beaufort et de sa victime.

En arrivant chez lui, Archer déballa les livres qui étaient arrivés de Londres. L'envoi contenait de nombreux ouvrages qu'il attendait impatiemment: un nouveau volume d'Herbert Spencer, le dernier livre d'Edmond de Goncourt, un roman intitulé Middlemarch, dont parlaient les revues. Le jeune homme avait refusé trois invitations à dîner pour jouir de ce régal; mais tout en tournant les pages, il ne savait pas ce qu'il lisait, et les livres, l'un après l'autre, lui tombèrent des mains. Tout à coup, parmi eux, il avisa un petit volume de vers qu'il avait demandé sur la foi du titre: The House of Life. Il l'ouvrit et se trouva plongé dans une atmosphère qu'il n'avait jamais connue dans ses lectures, atmosphère chaude, voluptueuse et, cependant, d'une si ineffable tendresse qu'elle donnait à la passion une nouvelle beauté pathétique et obsédante. Toute la nuit, il poursuivit à travers ces pages enchantées la vision d'une femme qui avait le visage de Mme Olenska; mais, quand il s'éveilla le lendemain et qu'il vit les maisons en face de ses fenêtres et pensa au cabinet de Mr Letterblair, au banc de famille dans Grace Church, l'heure passée dans le parc de Skuytercliff devint aussi irréelle que ses rêves de la nuit...

—Mon Dieu, que tu es pâle, Newland! observa Janey, en le dévisageant lorsqu'il descendit pour le petit déjeuner; et sa mère ajouta:—Newland, mon chéri, j'ai remarqué que tu toussais ces jours-ci. J'espère que tu ne te laisses pas surmener.

Les deux femmes étaient convaincues que, sous le despotisme de Mr Leterblair, le jeune homme s'épuisait au travail, et Archer n'avait jamais cru nécessaire de les détromper.

Les jours suivants se traînèrent péniblement. La monotonie de sa vie lui mettait dans la bouche comme un goût de cendres; par moment, il avait le sentiment d'être enterré vivant. Il ne savait plus rien de Mme Olenska ni de la petite maison. Quand il rencontrait Beaufort au cercle, ils échangeaient un signe de tête silencieux à travers les tables de whist.

Le quatrième jour, il trouva, en rentrant chez lui, un billet ainsi conçu: «Venez tard demain, il faut que je vous explique. Ellen.» Le jeune homme, qui dînait en ville, mit le petit mot dans sa poche. Après le dîner, il se rendit au théâtre, et ce ne fut qu'après minuit, de retour chez lui, qu'il relut lentement cette missive. Il y avait plusieurs manières d'y répondre. Il les étudia toutes, en un examen approfondi, au cours d'une nuit sans sommeil. Celle qu'il choisit fut de faire rapidement sa valise, et de sauter dans le bateau qui partait le lendemain pour Saint-Augustin.

XVI

Quand Archer descendit la grande rue sablonneuse de Saint-Augustin, se dirigeant vers la maison qui lui avait été indiquée comme la demeure de Mr Welland, il aperçut May debout sous un magnolia. Les rayons du soleil doraient ses cheveux, et le jeune homme se demanda pourquoi il avait tant tardé à venir.

La vérité, la réalité, la vraie vie se trouvaient là! Comment, lui, l'indépendant Archer, s'était-il cru obligé de rester cloué à son bureau par crainte des critiques?

—Newland, est-il arrivé quelque chose? s'écria la jeune fille.

Ainsi elle ne devinait pas, elle ne lisait pas dans ses yeux la raison de sa venue! Mais lorsqu'il répondit: «J'ai voulu vous revoir,» elle rougit délicieusement, et cette rougeur effaça la légère déception du jeune homme.

Malgré l'heure matinale, la grand'rue se prêtait mal à un entretien intime, et Archer souhaitait vivement de se trouver seul avec May. Les Welland déjeunaient tard: la jeune fille lui proposa une promenade jusqu'au bois d'orangers au delà de la ville. Elle venait de ramer sur la rivière et le soleil semblait l'avoir prise dans le filet d'or qu'il jetait sur les petites vagues. Sur le brun chaud de sa joue, ses cheveux fous brillaient comme des fils de métal; ses yeux semblaient plus clairs, presque pâles dans leur transparence. Elle marchait à côté d'Archer de son long pas rythmé, et son visage était empreint de la sérénité vide de pensées que l'on voit aux jeunes athlètes des frises grecques.

Pour les nerfs tendus d'Archer, cette vision était aussi apaisante que le ciel bleu et la rivière paresseuse. Ils s'assirent sous les orangers. Il mit son bras autour d'elle et l'embrassa. C'était boire à une source fraîche sous le soleil. Mais la pression de ses lèvres avait peut-être été plus vive qu'il ne l'avait voulu, car le sang monta à la figure de la jeune fille, et elle recula.

—Qu'y a-t-il? demanda Newland en souriant.

Elle le regarda surprise.

—Rien, répondit-elle.

Un léger embarras pesa sur eux; leurs mains se séparèrent. Newland ne l'avait pas embrassée sur les lèvres depuis leur fugitif baiser dans le jardin d'hiver des Beaufort, et il vit qu'elle était troublée dans son calme d'enfant.

—Racontez-moi ce que vous faites toute la journée, demanda-t-il, croisant ses bras derrière sa tête et rabattant son chapeau sur ses yeux pour les garantir du soleil.

En la faisant parler des choses simples et familières, il allait pouvoir suivre ses propres pensées. Il écouta la simple chronique: baignades, promenades à voile, courses à cheval, réunions dansantes organisées au petit hôtel en l'honneur d'un bateau de guerre. Il y avait quelques personnes agréables de Philadelphie et de Baltimore de passage à l'hôtel et aussi les Selfridge Merry, venus à cause de la bronchite de Kate Merry. On voulait faire un tennis sur le sable; mais Kate et May seules avaient des raquettes, et presque personne ne savait le jeu. Très occupée, May avait à peine eu le temps d'ouvrir un petit livre que Newland lui avait envoyé la semaine précédente: Sonnets from the Portuguese; mais elle apprenait par cœur le Last Ride de Browning, parce que c'était une des premières poésies que son fiancé lui avait lues. Elle lui dit en souriant que Kate Merry n'avait jamais entendu parler de Browning.

Tout à coup elle se leva:

—On va nous attendre pour le déjeuner!

Ils se hâtèrent de rentrer.

Les Welland campaient, pour l'hiver, dans une petite maison délabrée. Une haie de géraniums et de plumbagos entourait la propriété. Mr Welland s'effarait du manque de confort à l'hôtel, et, à prix d'or, Mrs Welland se voyait obligée, d'année en année, d'improviser une installation, amenant de New-York des domestiques récalcitrants qu'aidaient les nègres de la localité.

—Les médecins exigent que mon mari soit absolument chez lui, autrement il serait si malheureux que le climat ne lui ferait aucun bien, expliquait-elle chaque hiver.

Mr Welland, en toute sérénité, devant sa table chargée des friandises les plus variées, disait à Archer:

—Vous voyez, mon cher ami, nous campons... nous campons! Je dis à ma femme et à May qu'il faut s'accommoder de tout...

Mr et Mrs Welland avaient été surpris de l'arrivée de leur futur gendre; mais celui-ci eut la bonne inspiration de parler d'un mauvais rhume, ce qui sembla à Mr Welland une raison plus que suffisante pour abandonner tout travail.

—Vous ne serez jamais assez prudent, surtout aux approches du printemps, dit-il en versant du sirop d'érable sur son assiettée de crêpes. Si j'avais été aussi prudent à votre âge, May danserait à New-York maintenant, au lieu de passer ses hivers dans un désert avec un malade.

—Mais j'adore être ici, papa. Si Newland pouvait rester, j'aimerais mille fois mieux être ici qu'à New-York...

—Newland doit soigner son rhume avant tout, observa Mrs Welland avec indulgence; sur quoi le jeune homme se mit à rire, en disant qu'en effet les devoirs professionnels n'avaient aucune importance.

Archer arriva néanmoins, après un échange de télégrammes avec Mr Letterblair, à faire durer son rhume pendant une semaine. L'indulgence de Mr Letterblair était due en partie à la solution satisfaisante que son jeune associé avait obtenue dans l'affaire du divorce Olenski. Mr Letterblair avait fait connaître à Mrs Welland le service rendu par Mr Archer à toute la famille, service dont la vieille Mrs Manson Mingott s'était déclarée particulièrement satisfaite. Et un jour que May était allée faire une promenade avec son père dans l'unique voiture de la localité, Mrs Welland saisit l'occasion pour aborder un sujet qu'elle évitait toujours en présence de sa fille.

—Je crains que les idées d'Ellen ne soient pas du tout les nôtres; elle avait à peine dix-huit ans quand Médora Manson l'a emmenée en Europe. Vous vous rappelez qu'elle est apparue en noir le jour de son entrée dans le monde? Encore une des excentricités de Médora, mais cette fois presque prophétique! Il y a douze ans de cela, et, depuis, Ellen n'était jamais revenue en Amérique. Rien d'étonnant à ce qu'elle soit si complètement européanisée.

—Mais le divorce n'est pas admis en Europe... La comtesse Olenska a cru se conformer aux usages américains en demandant sa liberté.

C'était la première fois que le jeune homme prononçait le nom de Mme Olenska depuis son retour de Skuytercliff: il se sentit rougir.

Mrs Welland prit un air irrité:

—Encore un exemple des usages extraordinaires que nous attribuent les étrangers... Ils pensent que nous dînons à deux heures, et que nous favorisons le divorce... C'est pourquoi je trouve ridicule de les recevoir quand ils viennent à New-York... Ils acceptent notre hospitalité, retournent chez eux et racontent toujours sur nous les mêmes sottes histoires.

Archer ne répondit pas, et Mrs Welland continua:

—Nous vous sommes très reconnaissants d'avoir obtenu d'Ellen qu'elle renonce à son projet... Sa grand'mère et son oncle n'avaient pu l'en faire démordre. Tous deux ont écrit que son revirement n'est dû qu'à votre influence... Elle a pour vous une admiration sans bornes... Pauvre Ellen!... Je me demande quel sort l'attend.

—Celui que nous aurons tous travaillé à lui faire, eut-il envie de répondre. Si vous préférez qu'elle soit la maîtresse de Beaufort plutôt que la femme d'un honnête homme..., vous faites tout ce qu'il faut pour cela.

Il songea à ce que Mrs Welland aurait dit, s'il avait tenu ce propos. Il imaginait la soudaine altération de ce visage placide et ferme, qu'une longue maîtrise des détails de la vie matérielle avait marqué d'une apparence d'autorité. Elle gardait une certaine beauté saine qui rappelait celle de May; et Archer se demandait si sa fiancée n'était pas destinée à cette maturité à la fois lourde et innocente. Oh non! il ne voulait pas que May eût l'innocence qui se refuse à la fois à l'expérience et à l'imagination.

—Je crois vraiment, continua Mrs Welland, que si on avait parlé de cette triste histoire dans les journaux, c'eût été le coup de grâce pour mon mari... Je ne sais pas les détails... je n'ai pas voulu les connaître... J'ai refusé à la pauvre Ellen de l'écouter sur ce chapitre... Ayant un malade à soigner, je dois garder mon entrain et ma gaîté... Mais mon mari a été bouleversé: il a fait un peu de fièvre tous les matins, tant que la décision est restée en suspens... C'était sa terreur que sa fille ne vînt à apprendre l'existence de choses pareilles... Vous avez eu naturellement la même préoccupation que nous, cher Newland... nous savions tous que vous pensiez à May!

—Je pense toujours à May, dit le jeune homme, en se levant pour couper court à la conversation.

Il aurait voulu profiter de son entretien avec Mrs Welland pour la presser d'avancer la date du mariage, mais ne trouvant pas d'arguments capables de la convaincre, il fut soulagé de voir rentrer May et son père.

Son seul espoir était d'user de son influence sur sa fiancée, et, la veille de son départ, il alla visiter le jardin délabré de la vieille mission espagnole. L'endroit rappelait des sites européens, et May, jolie à ravir sous un chapeau dont les larges bords ombrageaient ses yeux trop pâles, souriait aux descriptions que faisait Newland de Grenade et de l'Alhambra.

—Nous pourrions voir tout cela au printemps et même passer les fêtes de Pâques à Séville, proposa-t-il, exagérant sa demande pour obtenir une plus large concession.

—Les fêtes de Pâques à Séville! Mais le carême commence dans un mois!

—Enfin, bientôt après Pâques, afin que nous puissions nous embarquer à la fin d'avril...

Elle sourit à ce rêve, l'assimilant aux aventures merveilleuses décrites dans les poèmes que son fiancé lui lisait à haute voix.

—Continuez Newland, j'adore vos descriptions!

—Mais pourquoi vous contenter de mes descriptions?... Pourquoi ne pas voir les lieux mêmes?

—Nous irons, sûrement, l'année prochaine.

—Pourquoi pas plus tôt?... insista-t-il.

Elle baissa la tête, se dérobant au regard de son fiancé.

—Pourquoi rêver encore un an?... Regardez-moi, chérie... Comprenez-vous que je veux que vous soyez ma femme?

Elle leva sur lui des yeux d'une franchise si limpide qu'il laissa tomber le bras dont il lui enserrait la taille. Mais soudain le regard de May changea, devint profond et indéchiffrable...

—Je ne sais pas si je vous comprends, dit-elle. Pourquoi êtes-vous si pressé? Est-ce parce que vous n'êtes pas sûr de continuer à m'aimer?

Archer se leva brusquement:

—Mon Dieu! peut-être... je ne sais pas, répondit-il avec colère.

May se leva aussi et ils se trouvèrent face à face. Elle semblait grandie, plus femme par la stature et la dignité. Tous deux se turent comme troublés par le cours imprévu que prenaient leurs paroles. Enfin elle dit à voix basse:

—Y a-t-il quelqu'un entre vous et moi?

—Quelqu'un entre vous et moi?—Il redisait les mots lentement, comme s'ils n'étaient qu'à moitié intelligibles, et qu'il eût besoin, pour les comprendre, de les répéter. May parut frappée par cette hésitation, car elle ajouta, d'une voix plus grave:

—Parlons franchement, Newland... J'ai eu le sentiment quelquefois que vous aviez changé envers moi, particulièrement depuis que nos fiançailles sont officielles.

—Ma chérie! Quelle folie! s'écria-t-il, en se ressaisissant.

—Si c'est une folie, cela ne nous fera aucun mal d'en parler.—Elle s'arrêta, puis ajouta, en relevant la tête avec un de ces gestes empreints de noblesse qui la caractérisaient:—Et même si c'était vrai, pourquoi n'en parlerions-nous pas?... Vous pouvez si bien vous être trompé!

Il baissa la tête, regardant l'ombre des feuilles sur le chemin ensoleillé:

—Si je m'étais trompé, pourquoi vous supplierais-je de hâter notre mariage?

Elle abaissa son regard, suivant du bout de son ombrelle le dessin des feuilles sur le chemin, et cherchant visiblement ses paroles.

—Vous pourriez désirer, une fois pour toutes, trancher la situation... C'est un moyen.

Sa calme lucidité étonna Archer; mais sous les grands bords du chapeau, il vit la pâleur du visage, et remarqua un léger frémissement des narines au-dessus des lèvres immobiles et résolues.

—Expliquons-nous, ma chérie, dit-il, se rasseyant.

Elle s'assit à côté de lui et continua:

—Ne croyez pas que les jeunes filles soient aussi ignorantes que l'imaginent leurs parents... On écoute, on observe; on a ses sentiments et ses idées... Longtemps avant que vous vous soyez déclaré, j'ai su que vous étiez occupé de quelqu'un... Tout le monde en parlait à Newport il y a deux ans... Je vous ai vus une fois ensemble sous la véranda, vous et elle, à un bal... Quand elle est rentrée au salon, elle était triste et m'a fait de la peine... Je m'en suis souvenue après, quand nous avons été fiancés.

Sa voix s'éteignait dans un murmure, elle serrait et desserrait ses mains sur le manche de son ombrelle. Le jeune homme les prit, les pressant légèrement; son cœur se dilatait dans un soulagement ineffable.

—Chère enfant! Est-ce là ce qui vous troublait! Si seulement vous saviez la vérité!

Elle releva vivement la tête:

—Il y a donc, à propos de vous, une vérité que j'ignore? je ne sais pas?

Il continuait à tenir ses mains.

—La vérité, veux-je dire, à propos de cette vieille histoire dont vous parlez.

—Mais c'est ce que je veux savoir, Newland, ce que j'ai le droit de savoir... Je ne voudrais pas devoir mon bonheur à un tort, à une déloyauté envers une autre, et je veux croire que vous partagez mon sentiment... Comment pourrions-nous commencer la vie ainsi?

Le visage de la jeune fille avait revêtu un air de si tragique résolution qu'il se sentit près de se prosterner à ses pieds.

—Je voulais vous le dire depuis longtemps, continua-t-elle. Je voulais vous dire que, quand deux êtres s'aiment véritablement, je comprends qu'il puisse y avoir des situations qui donnent le droit d'agir contre l'opinion publique... Et si vous vous sentez le moins du monde engagé,—engagé envers la personne dont nous avons parlé... et s'il y a un moyen,—un moyen de remplir vos engagements—même au prix de son divorce... Newland, n'essayez pas de vous soustraire à votre parole à cause de moi.

Archer fut étonné de découvrir que les craintes de la jeune fille visaient à un épisode aussi complètement entré dans le passé que sa liaison avec Mrs Thorley Rushworth; mais son étonnement fit bientôt place à une vive admiration pour la générosité de sa fiancée. Il était trop préoccupé pour s'émerveiller du prodige de cette hérésie chez la fille des Welland: lui conseiller d'épouser son ancienne maîtresse! Il était encore tout ému du coup d'œil jeté sur le précipice que tous deux venaient de côtoyer, et plein d'épouvante devant le mystère d'une âme de jeune fille.

Il put enfin articuler:

—Je n'ai pas d'engagement, pas d'obligation du genre que vous imaginez... Tout n'est pas aussi simple que... mais ça ne fait rien... J'adore votre générosité, car je juge ces choses comme vous-même... Chaque cas doit être considéré individuellement, selon sa valeur réelle,—sans tenir compte de l'opinion... Toute femme a droit à sa liberté.—Il se redressa, gêné par la tournure que ses paroles avaient prise et continua en souriant:—Puisque vous comprenez tant de choses, ma chérie, ne pouvez-vous pas admettre que nous puissions nous soustraire à une autre forme de ces mêmes banales conventions?... Si personne et si rien ne nous sépare, n'est-ce pas une raison pour nous marier bientôt?

Elle leva son visage vers lui, et Newland, se penchant sur elle, vit dans ses yeux des larmes de bonheur. Mais un moment après, elle sembla descendre des hauteurs où elle s'était tenue et retrouver ses timidités de jeune fille. Il comprit qu'elle n'avait de courage et d'initiative que pour les autres, mais non pour elle-même. Évidemment, l'effort qu'elle avait fait pour parler était beaucoup plus grand que ne le révélait son attitude; au premier mot rassurant de son fiancé, elle reculait comme un enfant trop aventureux qui se jette dans les bras de sa mère.

Archer n'insista pas: il était trop découragé d'avoir vu s'évanouir la femme nouvelle qui l'avait regardé du fond de ses yeux clairs. May semblait se rendre compte de sa déception, sans trouver un moyen de la dissiper. Ils se levèrent et rentrèrent silencieusement.

XVII

—Ta cousine, la comtesse Olenska, est venue voir maman pendant ton absence.

Ce fut Janey qui annonça la nouvelle à Newland, le soir de son retour, pendant le dîner. Surpris, le jeune homme regarda sa mère, qui avait les yeux baissés sur son assiette. Mrs Archer ne considérait pas son éloignement du monde comme une raison d'en être oubliée, et Newland comprit qu'il l'avait légèrement froissée en s'étonnant de la visite de Mme Olenska.

—Elle portait une polonaise en velours noir, avec des boutons de jais et un petit manchon en singe; je ne l'ai jamais vue plus élégante, continua Janey... Elle est venue seule, dimanche, de bonne heure; heureusement, le feu était allumé dans le salon. Elle avait un de ces nouveaux porte-cartes. Elle a dit vouloir nous connaître, parce que tu avais été si bon pour elle!...

Archer se mit à rire.

—Mme Olenska parle toujours ainsi de ses amis... Elle est très heureuse d'être revenue parmi les siens...

—Oui, elle nous l'a dit, observa Mrs Archer. Je dois avouer qu'elle paraît reconnaissante de notre accueil...

—J'espère qu'elle vous a plu, maman...

Mrs Archer serra les lèvres.

—Elle fait certainement tout ce qu'elle peut pour être aimable et se rendre agréable, même quand elle vient voir une vieille dame...

—Maman trouve qu'elle manque de simplicité, ajouta Janey, cherchant à lire sur le visage de son frère.

—C'est que je suis une personne d'autrefois... La chère May est mon idéal, dit Mrs Archer.

—Assurément, elles ne se ressemblent pas, répondit son fils.

Archer avait quitté Saint-Augustin, chargé de nombreux messages pour la vieille Mrs Mingott: un ou deux jours après son retour, il alla la voir. La vieille dame le reçut avec empressement, et lui témoigna sa reconnaissance qu'il eût obtenu de la comtesse Olenska de renoncer au divorce. Quand le jeune homme lui apprit qu'il s'était évadé de New-York dans le seul dessein de voir May, Mrs Mingott fit entendre un petit rire gras et lui frappa doucement le genou de sa main potelée.

—Ah! ah! c'est ainsi que vous lâchez le travail! Augusta et Welland ont du faire grise mine; ils ont dû croire que le monde tournait à l'envers... Mais la petite May?... Ça n'a pas été son avis, bien sûr?...

—Je l'espère; cependant, elle ne m'a pas accordé ce que j'étais allé lui demander...

—Vraiment... Et qu'était-ce donc?...

—La promesse que nous serions mariés en avril. Pourquoi perdre encore un an?...

Mrs Manson Mingott prit un petit air de pruderie ironique.

—«Demandez à maman!» La formule habituelle! Oh! ces Mingott! Tous les mêmes! Nés dans une ornière d'où rien ne peut les tirer. Quand j'ai bâti cette maison, on aurait cru que je partais pour la Californie. Personne ne s'était aventuré plus loin que la Quarantième Rue, et moi, je dis: Personne, non plus, n'habitait New-York, avant que Christophe Colomb eût découvert l'Amérique. Non, non, ils sont tous pareils: ils veulent tous faire ce que tous les autres auraient fait. Je rends grâce au ciel de n'être qu'une humble Spicer; il n'y a, parmi tous les miens, que ma petite Ellen qui tienne de moi.

Elle s'interrompit, le regardant toujours de ses yeux clignotants, puis demanda:

—Pourquoi n'avez-vous pas épousé ma petite Ellen?

Archer rit.

—D'abord parce qu'elle n'était pas là...

—Ça, c'est vrai. C'est bien dommage. Maintenant il est trop tard: sa vie est finie.

Elle parlait avec la froide indifférence des vieillards jetant de la terre sur la tombe de jeunes espérances. Archer eut froid au cœur et s'empressa de dire:

—Oserais-je vous demander d'employer votre influence auprès des Welland? Je ne suis pas fait pour les longues fiançailles.

La vieille Catherine le regarda, épanouie:

—Je vois cela. Vous avez la mine éveillée. Quand vous étiez petit, je suis sûre que vous aimiez à être servi le premier.

Elle renversa la tête d'un mouvement qui fit onduler les petites vagues de son double menton.

—Ah! tiens!... Voici ma petite Ellen! s'écria-t-elle, en voyant s'ouvrir les portières.

Mme Olenska s'avança souriante. Elle tendit gaîment sa main à Archer, tout en se penchant pour recevoir le baiser de sa grand'mère.

—Ma chérie, j'étais justement en train de lui dire: Pourquoi n'avez-vous pas épousé ma petite Ellen?...

Mme Olenska regarda Archer en souriant toujours:

—Et qu'a-t-il répondu?...

—Oh! mon amour, je te le laisse à deviner. Il est allé en Floride, voir sa fiancée.

—Oui, je sais.—La comtesse Olenska continuait à regarder Archer.—Je suis allée chez votre mère, pour lui demander où vous étiez. Je vous avais envoyé un mot auquel vous n'avez pas répondu, et je craignais que vous ne fussiez malade...

Il murmura quelque chose sur un départ imprévu, précipité, et sur l'intention qu'il avait eue de lui écrire de Saint-Augustin.

—Et naturellement, une fois là, vous n'avez plus pensé à moi?

Elle gardait encore cet air heureux, qui pouvait n'être que le masque étudié de l'indifférence.

«Si elle a encore besoin de moi, elle est décidée à ne pas me le laisser voir,» pensa-t-il, piqué de l'attitude de la jeune femme. Il voulait la remercier d'être allée voir sa mère; mais sous les yeux malicieux de l'aïeule, il se sentait gêné.

—Regarde-le. Il est si pressé de se marier, qu'il a filé à la française, pour aller implorer à genoux cette petite sotte. Voilà un amoureux! C'est ainsi que le beau Bob Spicer a persuadé ma pauvre mère, et ensuite s'est fatigué d'elle avant que je fusse sevrée!... Cependant je ne me suis fait attendre que huit mois. Mais voilà! vous n'êtes pas un Spicer, jeune homme; heureusement pour vous et pour May. Il n'y a que ma pauvre Ellen qui tienne d'eux: tous les autres sont des modèles de Mingott, s'écria la vieille dame dédaigneusement.

Archer s'aperçut que Mme Olenska, qui s'était assise auprès de sa grand'mère, continuait, songeuse, à l'observer. La gaîté avait disparu de ses yeux et elle disait très doucement:

—Sûrement, grand'mère, à nous deux, nous pourrons obtenir ce que Mr Archer désire.

Archer se leva pour s'en aller. Quand sa main toucha celle de Mme Olenska, il comprit qu'elle attendait qu'il fît une allusion quelconque à la lettre restée sans réponse.

—Quand pourrai-je vous rencontrer? demanda-t-il.

—Quand vous voudrez; mais il faudra que ce soit bientôt, si vous désirez revoir la petite maison. Je déménage la semaine prochaine...

Une angoisse étreignit Archer au souvenir des heures passées dans le petit salon au plafond bas. Si brèves qu'elles eussent été, elles étaient pourtant lourdes d'émotions.

—Demain soir? fit-il...

—Oui, demain. Mais de bonne heure, car je dois sortir...

Le lendemain était un dimanche: si Ellen sortait, ce ne pouvait être que pour se rendre chez Mrs Lemuel Struthers. Il en éprouva une légère contrariété, parce que c'était une maison où elle était sûre de rencontrer Beaufort. Elle ne pouvait l'ignorer: peut-être, même, est-ce pour cela qu'elle y allait.

Le lendemain, dès huit heures et demie, il sonnait à la porte encadrée de glycine. Il fut surpris de trouver des chapeaux et des pardessus dans le vestibule de Mme Olenska. Pourquoi l'avoir invité à venir de bonne heure, si elle avait du monde à dîner? Un examen plus attentif des vêtements éveilla sa curiosité. Les pardessus étaient des plus étranges; d'un coup d'œil, il vit qu'il n'y en avait aucun qui pût appartenir à Julius Beaufort. À côté d'un ulster jaune, se trouvait un vieux manteau à pèlerine, tout râpé. Ce dernier paraissait appartenir à une personne de taille exceptionnelle, et avait évidemment vu des temps très durs, car de ses plis verdâtres, s'exhalait une odeur de poussière humide. Au-dessus étaient posés un foulard défraîchi et un vieux chapeau, de forme vaguement cléricale. Archer questionna des yeux Nastasia, qui lui répondit par sa mimique ordinaire, en prononçant son fataliste Gia, tandis qu'elle ouvrait la porte du salon.

Le jeune homme vit tout de suite que Mme Olenska n'y était pas; puis il eut la surprise de découvrir une autre dame installée auprès du feu. Cette dame longue, maigre, dégingandée, était enveloppée de draperies compliquées: ses cheveux, décolorés, étaient surmontés d'un peigne espagnol et d'une mantille de dentelle noire. Des mitaines de soie, reprisées, couvraient ses mains déformées par les rhumatismes.

À côté d'elle, derrière un nuage de fumée, se tenaient les propriétaires des deux pardessus. Ils étaient encore en vestons du matin. L'un d'eux était Ned Winsett; l'autre, plus âgé, très grand, était évidemment le possesseur du «macfarlane.» Il avait une tête de lion bonasse à crinière grise; et il remuait ses bras avec de grands gestes bénins, comme s'il distribuait des bénédictions sur une foule agenouillée.

Ces trois personnes considéraient un magnifique bouquet de roses rouges dont les longues tiges disparaissaient sous une immense touffe de pensées. Le bouquet était placé sur le sofa où se tenait habituellement Mme Olenska.

—Ce qu'elles ont dû coûter dans cette saison!... Mais il n'y a que l'intention qui compte! disait la dame sur un ton de staccato quand Archer entra.

Tous trois se retournèrent, et la dame, s'avançant, tendit la main à Archer.

—Cher Mr Archer! Presque mon cousin Newland! dit-elle. Je suis la marquise Manson.

Archer salua. Elle continua:

—Mon Ellen me garde pour quelques jours. J'arrive de Cuba, où j'ai passé l'hiver avec des amis Espagnols: des gens très distingués, de la plus vieille noblesse de Castille. J'ai été appelée ici par notre cher grand ami, le docteur Carver. Vous ne connaissez pas le docteur Agathon Carver, fondateur de la communauté de «La vallée de l'amour?»

Le docteur Carver inclina sa tête léonine, et la marquise continua:

—Ah! New-York, New-York, combien peu tu marches dans la voie de l'Esprit! Mr Archer, je vois que vous connaissez Mr Winsett?

—Oui, je suis arrivé jusqu'à lui, il y a quelque temps, mais pas par la voie de l'Esprit, répliqua Winsett avec un sourire caustique.

La marquise secoua la tête avec réprobation...

—Qu'en savez-vous, Mr Winsett?... L'esprit souffle où il veut...

—Où il veut, répéta le docteur Carver d'une voix vibrante.

—Mais asseyez-vous donc, Mr Archer. Nous avons eu un délicieux petit dîner, tous les quatre, et ma chère enfant est montée s'habiller. Elle vous attend. Elle sera ici dans un moment. Nous admirions ces fleurs merveilleuses, qui la surprendront quand elle entrera.

Winsett resta debout.

—Il faut que je me sauve. Veuillez dire à Mme Olenska que nous sommes bien attristés de son départ. Cette maison a été une oasis...

—Elle ne vous abandonnera pas. La poésie et l'art font partie de sa vie. Vous êtes poète, Mr Winsett?...

—Pas précisément. Mais je lis quelquefois des vers, dit Winsett, saluant le groupe du seuil de la porte.

—Il est si spirituel!... Ne trouvez-vous pas qu'il est spirituel, docteur Carver?...

—Je ne m'occupe jamais de ce qui est spirituel, répondit sévèrement le docteur Carver.

—C'est qu'il est sans pitié pour nos faiblesses, Mr Archer: il ne vit que de la vie de l'âme; ce soir il prépare mentalement une conférence qu'il doit faire tout à l'heure chez les Blenker. Docteur Carver, auriez-vous le temps, avant de partir chez les Blenker, d'expliquer à Mr Archer votre lumineuse découverte sur le «Contact Direct?» Mais non, je vois qu'il est près de neuf heures, et nous n'avons pas le droit de vous retenir quand tant de gens aspirent à vous entendre...

Le docteur Carver parut légèrement désappointé de cette conclusion, mais ayant comparé l'heure de sa massive montre avec celle de la petite pendule de Mme Olenska, il se prépara à partir.

—Je vous verrai plus tard, chère amie? dit-il à la marquise, qui répondit avec un sourire:—Dès que la voiture d'Ellen arrivera, j'irai vous rejoindre. J'espère que la conférence ne sera pas commencée.

Le docteur Carver disparut dans un salut. Mrs Manson, avec un soupir qui pouvait être de regret ou de soulagement, invita de nouveau Archer à s'asseoir.

—Ellen va descendre dans un instant; mais auparavant, je serai très heureuse de causer un peu avec vous... Cher Mr Archer, mon enfant m'a dit tout ce que vous aviez fait pour elle, vos avis éclairés, votre courageuse fermeté. Remercions le ciel qu'il n'ait pas été trop tard!...

Newland Archer écoutait ces déclarations avec un extrême embarras, se demandant s'il était une personne au monde à laquelle Mme Olenska se fut abstenue de raconter la part qu'il avait prise dans ses affaires privées.

—Mme Olenska exagère. Je lui ai simplement donné l'avis juridique qu'elle m'a demandé...

—Mais en la conseillant ainsi, vous avez été l'inconscient instrument de... Nous modernes, quel nom avons-nous pour «la Providence,» Mr Archer?... Vous ignoriez qu'à ce même moment on s'adressait à moi, on me demandait mon concours de l'autre côté de l'Atlantique...

Elle regarda par-dessus son épaule comme si elle craignait d'être entendue et, rapprochant sa chaise, portant à ses lèvres un petit éventail d'ivoire, elle dit dans un souffle:

—C'est le comte lui-même, mon pauvre fou d'Olenski, qui ne demande qu'à la reprendre sans conditions!...

—Grand Dieu! s'écria Archer, en se levant d'un bond.

—Vous êtes épouvanté! Oui, je comprends. Je ne défends pas le pauvre Stanislas, quoiqu'il m'appelle sa meilleure amie. Il ne se défend pas lui-même. Il se jette aux pieds d'Ellen en ma personne.—Elle frappa sur sa maigre poitrine.—J'ai sa lettre là...

—Une lettre? Mme Olenska le sait-elle? balbutia Archer, sentant la tête lui tourner.

La marquise fit un geste négatif.

—Du temps, du temps... il me faut du temps... Je connais mon Ellen, hautaine, intraitable, dirais-je presque implacable, pardonnant difficilement...

—Mais pardonner est une chose... retourner dans cet enfer, en est une autre.

—Hélas! dit la marquise. C'est ainsi qu'elle décrit la maison de son mari! Mais du côté matériel, savez-vous ce qu'elle sacrifie? Ces roses-là sur le canapé; mais il en a des kilomètres, sous verre et à l'air libre, dans ses merveilleux jardins de Nice! Et les bijoux, les perles historiques, les émeraudes de Sobieski, les zibelines! Bah! elle ne se soucie pas de tout cela. L'art et la beauté, voilà ce qui l'attire... des tableaux, un mobilier sans prix, de la musique, une conversation brillante... et ça, ce sont des choses, cher monsieur, dont on n'a aucune idée ici. Elle possédait tout cela, et recevait les hommages des plus grands personnages... Elle me dit qu'on ne la trouve pas jolie à New-York. Est-ce possible? Mais son portrait a été peint neuf fois! Les plus grands artistes d'Europe ont sollicité le privilège de la faire poser. Tout cela, n'est-ce rien? Et le remords d'un mari qui l'adore?...

Le visage de la marquise Manson prit une telle expression d'extase rétrospective qu'il aurait excité la gaîté d'Archer, si Archer eût été en humeur de rire. La marquise lui semblait venir en droite ligne de l'enfer qu'avait fui la comtesse Olenska.

—Elle ne sait rien de tout cela? demanda-t-il vivement.

Mrs Manson porta son doigt sur ses lèvres.

—Elle ne sait rien positivement. Mais qui peut dire ce qu'elle soupçonne? Mr Archer, je désirais beaucoup vous voir, car, dès l'instant où j'ai su la ferme attitude que vous aviez prise et votre influence sur ma nièce, j'ai espéré obtenir votre appui, vous convaincre...

—Qu'elle doit retourner chez son mari? J'aimerais mieux la voir morte! s'écria le jeune homme avec violence.

—Ah! murmura la marquise, sans paraître offensée.

Elle resta assise, ouvrant et refermant son ridicule petit éventail d'ivoire de ses doigts gantés de mitaines; puis, tout à coup, elle leva la tête.

—La voilà! chuchota-t-elle.

Et brusquement, indiquant le bouquet:

—Dois-je conclure que vous préférez ce que signifient ces fleurs, Mr Archer? Après tout, le mariage est le mariage; et ma nièce est une femme mariée...

XVIII

—Que complotez-vous tous les deux, tante Medora? s'écria Mme Olenska en entrant dans le salon.

Elle était parée comme pour un bal, et portait haut la tête en jolie femme sûre de triompher de ses rivales.

—Nous disions, ma chérie, qu'une magnifique surprise vous attendait, reprit Mrs Manson en désignant les fleurs.

Mme Olenska s'arrêta court. Elle ne changea pas de couleur, mais un pâle éclair de colère sembla jaillir d'elle; ses yeux brillaient comme un ciel d'orage.

—Ah! s'écria-t-elle, d'une voix que le jeune homme ne lui connaissait pas, qui ose m'envoyer un bouquet? Pourquoi un bouquet? Et surtout ce soir! Je ne vais pas au bal! Je ne suis pas une fiancée! Il y a des gens qui ne manquent jamais une occasion d'être ridicules!...

Elle se retourna vers la porte, l'ouvrit et appela:

—Nastasia!...

La servante apparut, et Archer entendit Mme Olenska lui dire en italien:

—Tenez! jetez cela à la boîte aux ordures!

Et comme Nastasia, saisie, paraissait protester, elle ajouta:

—Après tout, ce n'est pas la faute de ces pauvres fleurs. Dites au groom de les porter dans la maison de ce monsieur qui a dîné ici ce soir. Sa femme est malade. Elles lui feront peut-être plaisir... Le petit est sorti? Alors, ma chère, courez-y vous-même. Tenez, mettez mon manteau et filez! Je veux que ces fleurs sortent de la maison immédiatement! Et sur votre âme, ne dites pas que c'est moi qui les envoie.

Elle jeta son manteau de velours sur les épaules de la servante et rentra dans le salon, fermant la porte avec brusquerie. Sa poitrine se soulevait sous les dentelles... Archer crut un moment qu'elle allait pleurer; mais elle éclata de rire, regarda tour à tour la marquise et Archer, et demanda:

—Et vous deux? J'espère que vous faites une paire d'amis?...

—C'est à Mr Archer de répondre, mon trésor; il a attendu patiemment pendant que tu t'habillais...

—Oui, je vous en ai donné tout le temps. Je ne pouvais pas arriver à me coiffer, dit Mme Olenska, en portant la main aux boucles de son chignon. Mais je vois que le docteur Carver est parti, et vous serez en retard chez les Blenker. Mr Archer, voulez-vous mettre ma tante en voiture?...

Elle suivit Mrs Manson dans le vestibule, l'enveloppa dans divers châles et palatines, la chaussa de galoches, et cria de la porte:

—Rappelez-vous que la voiture doit revenir me prendre.

Après avoir accompagné la marquise jusqu'à la voiture, Archer retrouva Mme Olenska dans le salon. Une femme du monde, à New-York, n'aurait pas appelé sa servante «ma chère,» et ne l'aurait pas envoyée faire une course en lui prêtant sa sortie de bal: Archer goûtait un plaisir d'une qualité rare à se trouver dans un monde où l'action jaillissait de l'émotion.

Mme Olenska, qui se tenait debout devant la glace, ne bougea pas quand il s'approcha d'elle; leurs yeux se rencontrèrent dans le miroir. Se détournant vivement, elle se rassit sur le canapé et dit:

—Nous avons encore le temps de fumer une cigarette.

Il lui tendit la boîte, alluma pour elle une allumette de papier. La flamme illumina son visage. Les yeux rieurs, elle demanda:

—Que pensez-vous de moi, quand je suis en colère?...

—Cela me fait comprendre ce que votre tante m'a dit de vous...

—J'étais sûre qu'elle vous avait parlé de moi. Alors?...

—Elle a dit que vous étiez habituée à une existence brillante, à des choses que nous ne pouvons pas vous offrir ici...

Mme Olenska sourit.

—Medora est incorrigiblement romanesque. Cela l'a consolée de tant de choses! Archer hésita, puis il risqua:

—Est-ce que le romanesque de votre tante comporte toujours l'exactitude?

—Vous voudriez savoir si elle dit toujours la vérité? Eh bien! voilà. Dans presque tout ce qu'elle dit, il y a quelque chose qui est vrai et quelque chose qui n'est pas vrai... Mais pourquoi cette question? Qu'est-ce qu'elle a bien pu vous raconter?

Le regard d'Archer quitta le feu pour se porter vers la jeune femme. Son cœur se serra. C'était leur dernière soirée au coin de cette cheminée, et, dans un moment, la voiture arriverait pour l'emporter!

—Elle prétend que le comte Olenski l'a chargée d'effectuer une réconciliation...

Mme Olenska ne répondit pas. Immobile, sa cigarette dans sa main à demi levée, elle le regardait sans surprise.

—Vous le saviez déjà? demanda-t-il.

Elle garda si longtemps le silence que la cendre de la cigarette tomba; elle la secoua de sa robe.

—Ma tante a fait allusion à une lettre...

—Est-ce à la prière de votre mari qu'elle est venue ici?...

—Je n'en sais rien. Elle m'a dit avoir eu un appel du docteur Carver. J'ai peur qu'elle n'épouse le docteur Carver. Pauvre Medora, elle a toujours envie d'épouser quelqu'un!

—Croyez-vous vraiment qu'elle ait reçu une lettre de votre mari?

Mme Olenska réfléchit un instant.

—Après tout, je n'en serais pas surprise.

Le jeune homme se leva et alla s'appuyer contre la cheminée. Une agitation violente s'empara de lui. Il sentait que les minutes étaient comptées, et que d'un moment à l'autre il entendrait les roues de la voiture qui venait chercher Ellen.

—Vous savez que votre tante est persuadée que vous retournerez auprès de votre mari? finit-il par dire.

Mme Olenska releva vivement la tête. Une soudaine rougeur colora son visage, gagnant son cou et ses épaules.

—On a cru sur moi de bien vilaines choses, dit-elle.

—Ellen, pardonnez-moi! Je suis un imbécile et une brute!

Elle sourit doucement.

—Vous êtes horriblement nerveux: vous aussi, vous avez vos ennuis. Je sais que vous voudriez hâter votre mariage, et que les Welland s'y opposent. En Europe, on ne connaît pas nos longues fiançailles américaines. Sans doute les Européens sont moins calmes que nous.

Elle avait prononcé le «nous» avec une légère emphase qui donnait au mot un sens ironique. Archer comprit l'ironie, mais n'osa pas la relever. Après tout, c'était peut-être exprès qu'elle avait détourné la conversation. Après l'avoir si évidemment blessée, il sentait qu'il n'avait plus qu'à la suivre sur le terrain qu'elle avait choisi. Il s'affolait de sentir couler les minutes, et ne pouvait supporter l'idée qu'une barrière de mots allait retomber entre eux.

—Oui, dit-il enfin, je suis allé dans le Midi pour demander à May de fixer notre mariage après Pâques...

—Et vous n'avez pu l'obtenir... Pourtant May vous adore. Et je la croyais trop intelligente pour être à ce point l'esclave des conventions.

—La cause du refus de May n'est pas celle que vous croyez.

Mme Olenska le regarda, étonnée. Archer rougit et brusquement se décida.

—Nous avons eu une explication franche,... presque la première. May croit voir dans mon impatience un mauvais signe...

—Je comprends de moins en moins.

—May craint que mon impatience ne signifie que je ne suis pas sûr de lui rester fidèle. Elle s'imagine que je veux l'épouser pour m'éloigner d'une personne que j'aime davantage...

—Alors, comment se fait-il qu'elle ne soit pas aussi pressée que vous?

—Elle a une délicatesse de sentiments que je n'ai pas. Elle exige de longues fiançailles, pour me donner le temps de...

—Le temps de la sacrifier à une autre femme?

—Si j'en ai le désir...

Mme Olenska se pencha vers le feu, le regard fixe. De la rue silencieuse, Archer entendit le trot des chevaux qui approchaient.

—C'est très noble, en effet, dit-elle d'une voix émue.

—Très noble, oui, mais absurde...

—Pourquoi? Parce que vous n'en aimez pas une autre?

—Parce que je n'ai pas l'intention d'en épouser une autre...

—Ah!

Il y eut encore un long intervalle de silence. Enfin, elle leva les yeux sur lui et demanda:

—Cette autre femme vous aime-t-elle?

—Il n'y a pas d'autre femme. Je veux dire que la personne à laquelle May pensait n'a jamais...

—D'où vient alors cette hâte de conclure votre union?

—Votre voiture est arrivée, dit Archer.

Ellen Olenska se redressa à moitié, et jeta autour d'elle un regard distrait. Ses gants et son éventail étaient près d'elle sur le canapé: elle les prit machinalement.

—Il faut que je m'en aille...

—Vous allez chez Mrs Struthers?

—Oui.

Elle sourit et ajouta:

—Il faut bien que j'aille où l'on m'invite; autrement, je serais trop seule. Ne voulez-vous pas m'accompagner?

Archer ne répondit pas. Il sentit qu'à tout prix il devait la retenir, la forcer à lui consacrer la fin de sa soirée. Il s'appuya contre la cheminée, les yeux fixés sur les mains de la jeune femme, comme si son regard avait le pouvoir de leur faire lâcher les gants et l'éventail.

—May a deviné la vérité, dit-il. Il y a une autre femme, mais ce n'est pas celle qu'elle soupçonne...

Mme Olenska ne répondit pas, ne bougea pas. Un moment après, Newland s'approcha, d'elle et, prenant sa main, la desserra doucement; les gants et l'éventail tombèrent.

Elle se leva vivement et, se dégageant, alla de l'autre côté de la cheminée.

—Ah! non, pas cela! Ne me faites pas la cour! On me l'a faite trop souvent, dit-elle en fronçant les sourcils.

Archer pâlit et se leva aussi: c'était la plus cruelle rebuffade qu'elle eût pu lui infliger.

—Il ne s'agit pas de vous faire la cour... La femme que j'aurais voulu épouser, si cela avait été possible, c'est vous!... Voilà.

Elle le regarda avec un étonnement profond.

—Et c'est vous qui dites cela, vous qui avez rendu la chose impossible! s'écria-t-elle.

À son tour, il la regardait avec stupeur.

—Moi? balbutia-t-il.

—Vous! Vous! Vous! cria-t-elle, ses lèvres tremblantes comme celles d'un enfant prêt à fondre en larmes. N'est-ce pas vous qui m'avez fait renoncer à ce divorce? C'est vous qui m'avez fait comprendre qu'on doit se sacrifier pour préserver la dignité du mariage, pour épargner à sa famille un scandale. Et parce que ma famille allait devenir la vôtre, pour May et pour vous j'ai fait ce que vous m'avez demandé, ce que vous m'avez affirmé que je devais faire!

Elle eut un éclat de rire convulsif.

—Ce n'est un secret pour personne que j'ai fait cela pour vous!

Elle retomba sur le canapé, abîmée dans les ondes étincelantes de sa robe. Le jeune homme continuait à la regarder.

—Grand Dieu, murmura-t-il, quand j'ai cru...

—Vous avez cru?...

—Ah! ne me demandez pas ce que j'ai cru!...

La contemplant toujours, il vit la même rougeur brûlante de nouveau envahir son cou et son visage. Elle se tenait droite, lui faisant face avec une dignité grave.

—Je vous le demande...

—Eh bien, donc, il y avait des choses dans la lettre que vous m'avez demandé de lire...

—La lettre de mon mari?...

—Oui...

—Je n'ai rien à craindre de cette lettre, absolument rien. Mon unique idée, en me sacrifiant, a été d'empêcher la répercussion de ce scandale sur la famille, sur May, sur vous!

—Mon Dieu! murmura-t-il, cachant sa figure dans ses mains.

Dans le silence qui suivit, Archer sentit sur lui le poids de l'irrévocable. Dans toute sa vie à venir, il n'imaginait rien qui dût jamais le délivrer de ce poids. Il demeurait immobile, la tête dans ses mains.

—Je vous aime, murmura-t-il.

Du canapé où elle était toujours blottie, il entendit s'élever un léger gémissement, comme celui d'un enfant qui se plaint. Il tressaillit et s'approcha d'elle.

—Ellen! Quelle folie! Pourquoi pleurez-vous? Rien n'est fait qui ne puisse se défaire. Je suis encore libre et vous allez l'être.

Il l'avait prise dans ses bras, le visage de la jeune femme était sous ses lèvres, pareil à une fleur mouillée; toutes leurs vaines terreurs s'évanouissaient comme des fantômes à l'aurore. Ce qui étonnait Archer maintenant, c'était d'avoir pu discuter, séparé d'elle par la largeur de la chambre, quand tout devenait si simple, dès qu'il la tenait dans ses bras!

Elle lui rendit son baiser; mais, un moment après, il sentit qu'elle se raidissait dans son étreinte. Puis elle le repoussa et se redressa.

—Ah! mon pauvre Newland; cela devait arriver; mais cela ne change absolument rien.

—Cela change toute la vie pour moi.

—Non, non, il ne faut pas, ce n'est pas possible! Vous êtes fiancé à May, et moi, je suis mariée...

—Il est trop tard pour reculer! Nous n'avons pas le droit de mentir aux autres ni à nous-mêmes. Me voyez-vous maintenant épousant May?

Elle resta silencieuse, accoudée à la cheminée, son profil reflété par la glace. Une des boucles de son chignon s'était détachée et tombait sur son cou; subitement elle apparaissait presque vieille.

—Je ne vous vois pas, dit-elle enfin douloureusement, lui posant la question que vous venez de me poser.

—Il est trop tard pour agir autrement...

—Il est trop tard pour changer ce que nous avions décidé tous les deux...

—Je ne vous comprends pas! s'écria-t-il.

Elle s'efforça de sourire, mais son sourire était plus triste que ses larmes.

—Vous ne comprenez pas, parce que vous ne savez pas encore combien j'ai changé depuis que je vous ai connu.

—Ellen!

—Oui. Je ne m'apercevais pas tout d'abord qu'on ne m'accueillait qu'avec réserve, qu'on me trouvait compromettante. Il paraît qu'on a refusé de dîner avec moi chez les Lovell Mingott! Je l'ai su plus tard, et j'ai appris aussi que vous aviez tout raconté aux van der Luyden et que vous aviez voulu que vos fiançailles fussent annoncées au bal des Beaufort, afin que j'aie deux familles pour me soutenir, au lieu d'une... Vous voyez combien j'étais sotte et étourdie: jusqu'à ce que grand'mère m'ait tout raconté, je ne me rendais compte de rien. New-York me représentait simplement la paix et la liberté: je rentrais chez moi. J'étais si contente de m'y retrouver! J'avais l'impression, en arrivant ici, que tout le monde était pour moi plein de bienveillance, heureux de me voir. Cependant, personne ne semblait me comprendre comme vous; personne ne me donnait d'aussi bonnes raisons pour faire ce qui, au premier abord, me révoltait comme inutile et difficile. Les gens trop sages ne me persuadent pas: ils n'ont jamais été tentés... Mais vous, vous compreniez! Vous saviez comment la vie vous tire à elle avec ses mains tentatrices; et pourtant vous haïssiez les concessions qu'elle suggère, vous haïssiez la jouissance achetée au prix du mensonge, de la cruauté, de l'indifférence! Jamais je n'avais connu personne qui vous ressemblât, qui fût aussi loyal, aussi généreux.

Elle parlait d'une voix basse et égale, sans larmes ni agitation, et chaque mot tombait comme du plomb brûlant dans le cœur du jeune homme. Il se tenait courbé en avant, la tête dans les mains, les yeux fixés sur la pointe du soulier de satin qui dépassait la robe scintillante. Tout à coup il s'agenouilla et baisa le soulier.

Elle se pencha et plongea dans ses yeux un regard si profond qu'il en fut comme fasciné.

—Ne détruisons pas ce qui est votre œuvre! s'écria-t-elle. Je ne peux pas revenir aux manières de penser que j'avais avant vous. Je ne peux vous aimer, que si je renonce à vous...

Les bras de Newland se levaient, suppliants, mais elle s'éloigna doucement et ils se trouvèrent face à face, séparés par la distance que les paroles de la jeune femme avaient mise entre eux. Puis subitement la colère envahit Archer.

—Et Beaufort? C'est sans doute lui qui va me remplacer auprès de vous?

À peine avait-il prononcé ces paroles qu'il en eut honte. Mais son cœur était gonflé d'amertume, et il souhaita presque une réponse violente. Mme Olenska devint seulement un peu plus pâle et resta immobile, les bras pendants, la tête légèrement inclinée.

—Il vous attend maintenant chez Mrs Struthers. Pourquoi n'allez-vous pas le retrouver? ricana Archer.

Elle alla tirer le cordon de la sonnette.

—Je ne sortirai pas ce soir. Dites à la voiture d'aller chercher la signora marchesa, dit-elle, quand la servante se présenta.

Quand la porte fut refermée, Archer continua à regarder Mme Olenska avec des yeux mauvais.

—Pourquoi ce sacrifice, puisque l'isolement vous pèse? Je n'ai aucun droit de vous retenir loin de vos amis...

Elle sourit sous ses paupières humides.

—Je ne serai pas seule maintenant. J'étais seule; j'avais peur; mais le vide et l'obscurité se sont dissipés. Désormais, quand je rentrerai en moi-même, je serai comme un enfant qui revient la nuit dans une chambre où il y a toujours une lumière.

Archer répéta, impatient:

—May est prête à me rendre ma liberté...

—Quoi! trois jours après que vous êtes allé la supplier à genoux de hâter votre mariage?

—Elle a refusé, ce qui me donne le droit...

—Le droit? Vous m'avez appris combien ce mot-là est un vilain mot, dit-elle.

Archer éprouvait une fatigue indicible. C'était comme s'il eût, pendant des heures, fait des efforts surhumains pour remonter la paroi d'un précipice, et qu'au moment d'en atteindre le bord, son étreinte se relâchant, il retombât dans les ténèbres.

S'il avait pu reprendre la jeune femme dans ses bras, il aurait réfuté ses arguments. Mais toute la personne d'Ellen Olenska semblait enveloppée d'une douceur qui la rendait inaccessible: elle le tenait à distance, lui inspirant, par sa sincérité, un sentiment mêlé de crainte et de respect.

Il insista de nouveau:

—Si nous nous sacrifions, ce sera pire pour tout le monde.

—Non, non, non! cria-t-elle, comme s'il lui faisait peur.

Au même moment, la sonnette de la porte tinta. Ils n'entendirent pas de voiture s'arrêter, et restèrent sans mouvement, les yeux égarés.

Au dehors, le pas rapide de Nastasia traversait le vestibule: la porte d'entrée s'ouvrit, se referma, et, un instant après, la servante parut, portant un télégramme qu'elle remit à la comtesse Olenska.

—La dame a été très heureuse des fleurs, dit Nastasia. Elle a cru que c'était son mari qui les envoyait; elle a pleuré un peu, disant que c'était une folie.

Sa maîtresse sourit et prit l'enveloppe jaune. Puis, quand Nastasia fut partie, et la porte refermée, elle tendit le télégramme à Archer. Daté de Saint-Augustin, à l'adresse de la comtesse Olenska, il annonçait:

«Télégramme de grand'mère plein succès. Parents acceptent mariage après Pâques. Je télégraphie à Newland. Suis bien heureuse. Vous aime tendrement. Votre reconnaissante

May.»

Une demi-heure plus tard, Archer, rentrant chez lui, trouva sur la table du vestibule une autre enveloppe jaune. C'était aussi une dépêche de May Welland.

«Parents consentent mariage mardi de Pâques à midi. Grace church, huit demoiselles d'honneur. Veuillez voir pasteur. Si heureuse! Tendrement

May.»

Archer chiffonna dans le creux de sa main la feuille de papier jaune, comme si, par ce geste, il eût pu annihiler les nouvelles qu'elle annonçait. Puis il tira un petit agenda de sa poche, en tourna les pages avec des doigts tremblants. Il ne trouva pas ce qu'il cherchait, et serrant le télégramme dans sa poche, il monta l'escalier.

Une lumière brillait sous la porte de la petite chambre qui servait à Janey de cabinet de toilette et de boudoir. Newland frappa impatiemment à la porte, et Janey parut dans sa robe de chambre de flanelle violette, ses cheveux roulés sur des épingles à friser. Son visage était pâle et inquiet.

—Newland! J'espère que ce télégramme ne contient pas de mauvaises nouvelles? J'ai attendu exprès.

Sans répondre, il interrogea:

—Dis-moi! Pâques tombe à quelle date cette année?

Elle parut choquée d'une si païenne ignorance.

—Pâques? Mais, la première semaine d'avril! Pourquoi me demandes-tu cela, Newland?

Il tourna encore quelques pages de son agenda, faisant un calcul rapide à voix basse.

—Tu dis: la première semaine?

—Newland! Qu'est-ce que tu as?

—Je n'ai rien... sinon que je me marie dans six semaines.

Janey se jeta sur lui et le pressant contre elle:

—Oh! Newland! Quelle bonne nouvelle! Je suis si heureuse! Mais, mon chéri, pourquoi ris-tu comme ça? Tais-toi. Tu vas réveiller maman.

XIX

La journée de printemps était fraîche et le vent soufflait, chargé d'une poussière pénétrante.

Les vieilles dames des deux familles avaient exhumé leurs zibelines décolorées et leurs hermines jaunies; une odeur de camphre s'élevait des premiers bancs de l'assistance, étouffant le doux parfum de printemps qui montait des lys autour de l'autel.

Newland Archer, sur un signal du suisse, était sorti de la sacristie, et avait pris place, avec son premier garçon d'honneur, le jeune van der Luyden Newland, sur les marches du chœur: le coupé de la mariée était en vue. Mais il fallait s'attendre encore à d'assez longs préliminaires sous le portail, où les huit demoiselles d'honneur se groupaient déjà en un bouquet d'avril.

C'était la règle: le fiancé devait témoigner de son empressement, en s'exposant ainsi seul aux regards de l'assemblée. Archer se résignait à cette formalité, comme à toutes les autres exigences d'un rite qui semblait venir de la nuit des temps. Il obéissait scrupuleusement aux injonctions agitées de son garçon d'honneur, comme autrefois les mariés qu'il avait dirigés à travers le même labyrinthe, lui avaient obéi à lui-même.

Rien n'était oublié, ni les huit bouquets de lilas blanc et de muguet des demoiselles d'honneur, ni les boutons de manchettes (saphirs à montures d'or) des garçons d'honneur, ni l'épingle de cravate (un œil de chat) choisie pour le jeune van der Luyden Newland. Les offrandes destinées à l'évêque et au pasteur étaient en sécurité dans la poche du premier garçon d'honneur. Le déjeuner devait avoir lieu chez Mrs Manson Mingott. Les bagages d'Archer y avaient été envoyés, ainsi que ses vêtements de voyage, et un compartiment avait été réservé dans le train qui devait emmener les jeunes mariés vers une destination inconnue. Le mystère sur le lieu où devait s'écouler la nuit nuptiale était l'élément le plus sacré du rite immémorial.

—Vous avez la bague? chuchota van der Luyden Newland tout neuf dans son rôle, et qui semblait écrasé sous le poids de sa responsabilité.

Archer fit le même geste que tous les mariés avaient fait avant lui: de sa main droite dégantée, il s'assura qu'il avait bien dans la poche de son gilet le petit anneau d'or gravé de leurs deux noms: «Newland à May, avril 187...» Puis il se remit en position, son chapeau haut de forme et ses gants gris-perle, soutachés de noir, serrés dans sa main gauche; et il recommença de surveiller la porte de l'église.

La marche nuptiale de Haendel roulait pompeusement sous les voûtes de stuc, évoquant la vision de tous les mariages auxquels Archer avait assisté avec une sereine indifférence, tandis que d'autres mariés s'avançaient vers l'autel.

—On dirait une première à l'Opéra, pensa-t-il.

Reconnaissant les mêmes figures dans les mêmes loges... (non! c'étaient des bancs)... il se demandait si, lorsque retentirait la trompette du jugement dernier, Mrs Selfridge Merry aurait son même panache de marabout, Mrs Beaufort ses mêmes diamants aux oreilles, son même sourire aux lèvres; et si des avant-scènes étaient déjà réservées pour ces dames dans l'autre monde.

Ensuite, il eut le temps de passer la revue des visages familiers: les femmes curieuses, intéressées; les hommes, maussades d'avoir eu à endosser leur redingote dès le matin, et ennuyés de la perspective d'avoir à jouer des coudes pour s'approcher du buffet après la cérémonie.

Il croyait entendre dire à Reggie Chivers: «C'est malheureux que le lunch soit chez la vieille Catherine; mais on dit que Lovell Mingott l'a fait préparer par son chef: cela sera donc mangeable, si l'on peut s'en approcher.» Et sans doute Sillerton Jackson répondait avec autorité: «Ne vous a-t-on pas dit, mon cher ami, que le lunch sera servi par petites tables, à la nouvelle mode anglaise?»

Les yeux d'Archer s'arrêtèrent un moment sur le banc de gauche, où sa mère, entrée au bras de Mr Henry van der Luyden, était assise. Elle pleurait doucement sous son voile de Chantilly, les mains dans le manchon d'hermine de sa grand'mère.

—Pauvre Janey, songea-t-il en regardant sa sœur, elle a beau se disloquer le cou, elle ne peut voir que les premiers rangs des Newland et des Dagonet, cossus, mais poncifs.

En avant du ruban blanc tendu entre les bancs des deux familles et ceux des invités, il vit Beaufort, grand, haut en couleur, qui dévisageait les femmes de son air arrogant. À côté de lui se trouvait Mrs Beaufort, couronnée de violettes et tout argentée de chinchilla. De l'autre côté du ruban, la tête bien lissée de Lawrence Lefferts semblait monter la garde pour préserver de toute offense l'implacable divinité du «Bon-Ton.» Archer lui-même, en son temps, avait servi ce même dieu; mais tout ce qui l'avait préoccupé alors lui paraissait, maintenant, une parodie enfantine de la vie.

Une discussion s'était élevée sur la question de savoir si les cadeaux de noces seraient exposés: les dernières heures avant le mariage en avaient été assombries. La question avait été résolue par la négative, Mrs Welland ayant dit, des larmes de colère aux yeux: «J'aimerais autant lâcher les reporters dans ma maison!» Archer, autrefois, aurait partagé cette opinion; alors tout ce qui concernait les coutumes de son petit monde lui semblait revêtir le caractère de l'absolu. Il trouvait aujourd'hui inconcevable que l'on s'agitât ainsi pour ces enfantillages. «Et pendant ce temps, pensait-il, il y a dans le monde des êtres réels, qui se débattent dans la vérité de la vie!...

Les voilà! souffla le premier garçon d'honneur;... mais le marié ne s'émut pas. Il savait que la porte de l'église ne s'ouvrait encore que pour le suisse, qui jetait un coup d'œil sur la scène avant de mobiliser ses forces. La porte fut doucement refermée, puis rouverte à deux battants; un murmure courut dans l'assemblée: c'était la famille de la mariée.

Mrs Welland marchait en tête, au bras de son fils aîné. L'expression de sa large figure rose avait la solennité voulue; sa robe prune aux panneaux bleu pâle, sa petite capote de satin ornée de plumes turquoises, éveillèrent l'approbation générale. Mais avant que l'imposant frou-frou des jupes de soie se fût apaisé, les spectateurs se retournaient pour apercevoir la suite du cortège. De vagues rumeurs avaient circulé la veille; on disait que Mrs Manson Mingott, dans son obésité impotente, prétendait assister à la cérémonie. Comment pourrait-elle traverser la nef? Quel siège serait assez vaste pour la contenir? On savait qu'elle avait envoyé son menuisier examiner la possibilité d'élargir le premier banc; mais le résultat avait été négatif. Sa famille avait passé une journée d'angoisse, pendant qu'elle délibérait sur le projet de se faire rouler dans son énorme chaise et de trôner devant le chœur.

L'exhibition de sa monstrueuse personne était apparue si fâcheuse à ses parents, qu'ils auraient volontiers couvert d'or le génie qui avait découvert que la chaise de Mrs Mingott était trop large pour passer entre les supports de la tente dressée à la porte de l'église. L'idée de renoncer à cette tente, d'exposer la mariée à la curiosité des couturières et des journalistes, eut raison du courage de la vieille Catherine. «Comment! on pourrait photographier ma fille et la mettre dans les journaux!» s'était écriée Mrs Welland. Le clan tout entier avait reculé devant une pareille inconvenance. L'ancêtre avait dû céder, mais contre la promesse que le repas de noces aurait lieu sous son toit. Les amis de la famille qui habitaient autour de Washington Square, trouvaient que la maison des Welland aurait été d'accès plus facile, et qu'il était dur d'avoir à débattre avec Brown le prix de la voiture qui les mènerait à l'autre bout de la ville.

Tout le monde connaissait ces négociations par les Jackson; mais une minorité d'esprits hardis croyait encore que Mrs Mingott assisterait à la cérémonie, et un léger refroidissement se manifesta dans l'allégresse générale quand on vit que Mrs Lovell Mingott remplaçait sa belle-mère. Mrs Lovell Mingott avait ce teint échauffé et ce regard vide des femmes d'âge et d'embonpoint engoncées dans des robes neuves; mais quand on fut revenu du désappointement causé par l'absence de Mrs Manson Mingott, on convint que la robe de satin lilas voilée de Chantilly et le chapeau en violettes de Parme de sa belle-fille s'harmonisaient heureusement à la toilette prune et bleue de Mrs Welland. Toute différente était l'impression produite par la grande femme maigre et minaudante qui, dans une étrange confusion de rayures, de franges, d'écharpes flottantes, défilait au bras de Mr Mingott. À cette dernière apparition, le cœur d'Archer se contracta.

Il avait cru que la marquise Manson était depuis six semaines à Washington avec Ellen Olenska. On attribuait leur brusque départ au désir qu'avait eu la nièce de soustraire sa tante à la funeste éloquence du docteur Agathon Carver. N'était-il pas sur le point de faire d'elle une recrue pour la «Vallée de l'Amour?» Archer se demandait qui allait paraître derrière cette fantastique Medora. Mais le cortège finissait là: les parents plus éloignés avaient déjà pris leurs places. Les huit garçons d'honneur se réunissaient pour aller rejoindre au bas de la nef les huit demoiselles d'honneur.

—Newland! La voilà! chuchota son jeune cousin.

Archer sursauta.

Il avait dû perdre conscience de ce qui se passait autour de lui. La procession blanche et rose était déjà parvenue à la moitié de la nef: l'évêque et le pasteur, accompagnés de deux assistants en surplis blancs, se tenaient devant l'autel fleuri, et les premiers accords de la Symphonie de Spohr tombaient sous les pas de la mariée comme des bouquets de roses.

Archer ouvrit les yeux (les avait-il vraiment fermés, comme il le croyait?) et son cœur se desserra. La musique, la senteur printanière des lys, la vision de May, qui flottait vers lui dans un nuage de tulle, le visage de sa mère, baigné d'heureuses larmes, le murmure des paroles du pasteur, les évolutions symétriques du cortège d'honneur, tous ces mouvements, tous ces bruits bien connus, lui semblaient maintenant étranges et dépourvus de sens.

—Mon Dieu! pensa-t-il, ai-je bien la bague? et il refit le geste nerveux de tous les mariés. Un instant après, May se trouvait à côté de lui, et le cœur figé du jeune homme se ranima au contact de cette pureté rayonnante.

«Réunis ici sous le regard de Dieu...» L'office commençait. La bague avait été passée au doigt de May; les mariés avaient reçu la bénédiction de l'évêque; les demoiselles d'honneur se préparaient à reprendre leurs places dans la procession, et la marche nuptiale de Mendelssohn roulait sous la voûte de la nef.

—Votre bras, donnez-lui votre bras! dit, entre ses dents, van der Luyden Newland.

Archer eut de nouveau la sensation de revenir de très loin... Comment son imagination s'égarait-elle ainsi? Était-ce pour avoir aperçu dans la foule anonyme cette masse de cheveux sombres, sous le bord d'un chapeau? Mais, un instant après, ce n'était qu'une dame inconnue au long nez. Il aurait pu rire de s'y être presque trompé, et se demander s'il devenait le jouet d'hallucinations.

Lentement il descendit la nef avec May: les ondes rythmées de la marche les accompagnèrent jusqu'aux portes grandes ouvertes, au travers desquelles la belle journée de printemps semblait les accueillir. Les alezans de Mrs Welland, de gros nœuds de ruban blanc au frontail, piaffaient devant la tente.

Le valet de pied, décoré aussi d'une cocarde blanche, enveloppa May d'un manteau neigeux, et Archer sauta dans le coupé à côté d'elle. Elle se retourna vers lui avec un sourire triomphant et leurs mains s'unirent sous les voiles de tulle.

—Chérie! dit Archer,—et de nouveau l'abîme s'ouvrait devant lui, pendant que sa voix articulait tendrement et gaiement:—J'ai cru avoir perdu la bague. Ce frisson-là fait partie de la cérémonie! C'est un peu votre faute, vous m'avez bien fait attendre! J'ai eu le temps d'imaginer mille catastrophes.

En pleine Cinquième Avenue, May l'étonna en lui jetant les bras autour du cou:

—Mais rien ne peut nous arriver maintenant, dit-elle, puisque nous sommes ensemble!

Tous les détails de la journée avaient été si soigneusement réglés, qu'après le déjeuner, les jeunes mariés eurent tout le temps nécessaire pour se préparer au départ. En tenue de voyage, ils descendirent le large escalier de Mrs Mingott, escortés de la bande rieuse des demoiselles d'honneur; ils embrassèrent leurs parents et montèrent dans la voiture qui les attendait, tandis qu'on jetait derrière eux la traditionnelle averse de riz et la pantoufle de satin. Ils purent choisir, sans se presser, à la bibliothèque de la gare, les magazines de la semaine, avec l'air détaché de voyageurs ordinaires, et enfin s'installer dans le compartiment réservé, où la femme de chambre de May avait déjà placé le manteau gris-palombe et le sac de voyage, tout battant neuf, et qui venait de Londres.

Les vieilles tantes de Rhinebeck avaient mis leur maison à la disposition des jeunes mariés, avec un empressement peut-être dû à la perspective séduisante d'un séjour chez Mrs Archer. Newland, heureux d'échapper aux hôtels de Baltimore ou de Philadelphie, où il était d'usage de passer les premiers jours de la lune de miel, avait accepté la proposition de grand cœur.

May, enchantée d'aller à la campagne, s'était amusée comme une enfant des vains efforts des huit demoiselles d'honneur pour arriver à savoir le lieu de la mystérieuse retraite.

Quand les mariés furent installés dans leur compartiment, que le train eut dépassé les faubourgs et fut entré dans la campagne printanière, la conversation devint plus aisée qu'Archer ne l'avait espéré. May était encore la naïve jeune fille de la veille: elle discutait avec une impartialité de simple témoin tous les incidents de la journée.

Archer avait pensé d'abord que ce détachement provenait d'un trouble secret; mais les yeux clairs de la jeune mariée ne révélaient qu'une tranquille ignorance. Elle était seule, pour la première fois, avec son mari; mais, de toute évidence, elle ne voyait encore en lui que le charmant camarade de la veille. Elle le préférait à tous, avait la plus grande confiance en lui, et pour elle le point culminant de la belle aventure des fiançailles et du mariage était de voyager seule avec lui comme une grande personne—mieux encore, comme une femme mariée! C'était étonnant que cette profondeur de sentiment qu'elle avait révélée dans le jardin de la mission espagnole pût s'allier à une telle absence d'imagination. Mais Archer se rappelait avec quelle promptitude, sitôt sa conscience délivrée du poids qui l'oppressait, elle était revenue, ce jour-là, à sa candeur innocente, et il comprit que, dans la vie, elle s'adapterait aux circonstances sans jamais les devancer. Cette faculté de ne pas savoir, de ne pas prévoir, donnait peut-être à ses yeux leur limpidité. Son visage semblait appartenir à un type plutôt qu'à une personne: elle aurait pu poser pour une Vertu civique ou pour une Divinité grecque. Le sang qui coulait si près de sa peau blanche semblait plutôt un fluide préservateur qu'un élément de combustion. Cependant, sa jeunesse n'était pas insensible: elle n'était que primitive et pure.

Comme il on était là de ses réflexions, Archer se rendit compte qu'il posait sur sa femme le regard d'un étranger, et vite il se mit à repasser avec elle les souvenirs du repas de noces, au-dessus desquels planait la personnalité de la grand'mère Mingott, énorme et ravie.

May, toute joyeuse, répondit avec une franche gaieté:

—J'ai été bien étonnée que ma tante Medora se soit décidée à venir. Et vous? Ellen avait écrit qu'elles étaient encore trop fatiguées toutes deux pour faire le voyage. C'est Ellen que j'aurais voulu avoir! Avez-vous vu quelle magnifique dentelle ancienne elle m'a envoyée?

Archer savait qu'une allusion à Ellen devait se produire tôt ou tard, mais il croyait qu'à force de volonté il pourrait la retarder.

—Oui... je... non..., magnifique, bégaya-t-il.

Il regardait May avec des yeux d'aveugle, et se demandait si, chaque fois qu'il entendrait ces deux syllabes, il ne sentirait pas s'écrouler le fragile château de cartes de sa vie. Le train s'arrêta à la gare de Rhinebeck: dans le crépuscule printanier, ils traversèrent le quai pour gagner la voiture qui les attendait.

—Ces bons van der Luyden! Ils ont envoyé leur domestique au-devant de nous! s'écria Archer, en voyant un personnage à la mine grave, qui s'approchait et prenait les petits bagages des mains de la femme de chambre.

—Mille excuses, monsieur, dit le domestique; un petit accident est arrivé chez ces demoiselles du Lac; une fuite dans le réservoir. L'accident est arrivé hier: Mr van der Luyden, prévenu, a aussitôt fait partir une femme de chambre pour préparer la maison du Patroon. J'espère que vous la trouverez suffisamment confortable. Ces demoiselles ont envoyé leur cuisinière, et vous serez aussi bien qu'à Rhinebeck.

Archer regarda le domestique avec une sorte de stupeur:

—Ce sera tout à fait la même chose, monsieur, répétait celui-ci.

Ce fut May qui lança d'une voix allègre:

—La même chose que Rhinebeck... la maison du Patroon? Mais ce sera mille fois mieux, n'est-ce pas, Newland? Quelle charmante pensée ont eue ces van der Luyden!

Pendant que la voiture roulait, la femme de chambre à côté du cocher et les reluisants sacs de voyage sur le strapontin, la jeune femme continua, très animée:

—Croiriez-vous que je n'y suis jamais entrée! Et vous? Les van der Luyden la montrent si peu! Ils l'ont ouverte pour Ellen: c'est elle qui m'a dit que c'était un bijou, la seule maison d'Amérique où elle pourrait être parfaitement heureuse.

Et elle ajouta, avec son sourire juvénile:

—C'est notre chance qui commence: la chance merveilleuse que nous aurons toujours ensemble.

XX

—Naturellement, ma chérie, nous acceptons le dîner chez les Carfry, disait Archer.

Les nouveaux mariés prenaient leur petit déjeuner dans le salon meublé de cretonne luisante de leur lodging de Londres. Un brouillard opaque assombrissait les vitres, et un feu d'anthracite rougeoyait derrière la grille en acier poli.

May, le front anxieux, regarda son mari par-dessus la lourde théière en métal anglais derrière laquelle elle trônait.

Dans ce pluvieux désert du Londres d'automne, les Newland Archer ne connaissaient exactement que deux personnes, et encore les avaient-ils évitées avec soin. C'était une des traditions de dignité du vieux New-York: on ne s'imposait pas aux relations que l'on pouvait avoir en pays étranger.

Mrs Archer et Janey, au cours de leurs nombreux voyages en Europe, avaient rigoureusement observé cette règle, et opposé une si impénétrable réserve aux avances de leurs compagnons de voyage qu'elles avaient presque réussi à ne jamais échanger un mot avec des «étrangers» autres que des employés d'hôtel et de chemin de fer. Envers ceux de leurs compatriotes qui ne leur étaient pas personnellement connus, leur attitude était plus réservée encore. Ainsi, à moins qu'elles ne rencontrassent un Chivers, un Dagonet ou un Mingott, les périodes de voyage se passaient pour elles dans un tête-à-tête ininterrompu. Pourtant, une nuit à Botzen, une des dames anglaises qui occupaient la chambre vis à vis celle de Mrs Archer et de sa fille (Janey connaissait, dans tout leur détail, le nom, les toilettes et la position sociale de ses voisines), vint frapper à la porte de Mrs Archer et lui demanda du secours. Mrs Carfry venait d'être prise d'une bronchite aiguë. Elle fut gravement malade. Elle voyageait seule avec sa sœur, Miss Harle, et toutes deux furent profondément reconnaissantes aux dames Archer des soins attentifs dont celles-ci les entourèrent.

Les Archer quittèrent Botzen sans penser revoir jamais Mrs Carfry et Miss Harle. Mrs Archer n'aurait pas songé à s'imposer à l'attention d'une étrangère pour un service qu'elle avait eu occasion de lui rendre. Mrs Carfry et sa sœur, au contraire, ne connaissaient d'autre code que celui d'une éternelle reconnaissance. Avec une fidélité touchante, elles étaient aux aguets, ne manquant pas une occasion de revoir Mrs Archer et Janey, quand celles-ci venaient en Europe. Les relations devinrent de plus en plus étroites: quand Mrs Archer et Janey descendaient à l'hôtel Brown, à Londres, elles y étaient attendues par de sympathiques amies. Ces dames avaient les mêmes goûts: elles faisaient du macramé, lisaient des mémoires édifiants, et échangeaient leurs appréciations sur les prédicateurs en renom. Comme le disait Mrs Archer, Londres était tout autre depuis qu'elles connaissaient Mrs Carfry et Miss Harle. Aussi, au moment du mariage de Newland, ne manqua-t-on pas d'envoyer un faire-part aux deux dames anglaises. Celles-ci répondirent par l'envoi d'un joli bouquet de fleurs alpines séchées, sous verre. Sur le quai, au moment des adieux, la dernière recommandation de Mrs Archer fut: «N'oublie pas d'aller présenter May à Mrs Carfry.»

Archer et sa femme se disposaient à oublier; mais Mrs Carfry, avec son habituelle sagacité, les avait découverts et invités à dîner. C'était sur cette invitation que May fronçait les sourcils en savourant son thé et ses muffins.

—Vous, Newland, vous les connaissez. Mais moi, je serais affreusement intimidée chez des personnes que je n'ai jamais vues... Et puis, je ne sais pas comment m'habiller...

Newland se renversa sur sa chaise; il sourit à sa jeune femme: jamais elle n'avait été plus belle, plus Diane. Était-ce l'humidité de l'air anglais qui avait avivé son teint, adouci le contour de ses traits; ou bien, était-ce le rayonnement de son bonheur qui éclairait son visage?

—Comment vous habiller, ma chérie? N'avez-vous pas reçu de Paris, la semaine dernière, toute une caisse de robes neuves?

—Certes, mais... laquelle mettre? Je n'ai jamais dîné en ville à Londres, et je ne voudrais pas être ridicule...

Il essaya de comprendre sa perplexité:

—Les Anglaises ne s'habillent donc pas comme tout le monde le soir?

—Newland! Vous savez bien qu'elles vont au théâtre sans chapeaux, dans leurs robes du soir défraîchies.

—Alors, c'est sans doute chez elles qu'elles portent leurs robes du soir neuves... Mais, pour Mrs Carfry et miss Harle, elles auront des bonnets comme maman, et des châles... de jolis châles souples.

—Certainement; mais les autres dames, comment seront-elles?

Archer se demanda ce qui avait pu développer subitement chez May cette préoccupation nerveuse de la toilette qu'il avait aussi bien observée chez Janey. Il eut une inspiration:

—Pourquoi ne pas mettre la robe de votre mariage?...

—Si je l'avais seulement! Mais elle est à Paris, chez Worth, qui doit la transformer pour l'hiver prochain.

—Alors, je ne vois pas...—Il se leva.—Tenez! Le brouillard se lève. Si nous allions jusqu'à la National Gallery essayer de voir les tableaux?

Les Newland Archer étaient de passage à Londres, au retour du voyage de noces que May, dans ses lettres à ses amies, décrivait brièvement en le qualifiant d'«enchanteur.» Après un mois passé à Paris à courir les couturières en vogue, May avait manifesté le désir de faire de l'alpinisme pendant le mois de juillet, et de la natation en août. Ce programme avait été ponctuellement exécuté. Ils avaient passé le mois de juillet à Interlaken et à Grindenwald, et le mois d'août dans un petit coin appelé Étretat, sur la côte normande, recommandé comme tranquille et pittoresque. Une ou deux fois, dans la montagne, Archer avait montré la direction du Midi: «L'Italie!» avait-il dit, et May, les pieds dans un fouillis de gentiane, avait répondu, avec son gai sourire: «Oui, l'hiver prochain, si vous n'étiez pas retenu à New-York, ce serait charmant d'aller à Rome.» En réalité, les voyages la laissaient encore plus indifférente qu'Archer ne l'avait imaginé. Elle n'y cherchait, une fois ses toilettes choisies, que des occasions de faire du «sport,» marcher, monter à cheval, nager, et aussi s'entraîner au nouveau jeu passionnant du lawn-tennis; et quand, enfin, ils s'arrêtèrent à Londres pour une quinzaine, afin qu'Archer à son tour passât aux mains de son tailleur, elle ne cacha plus son impatience de se rembarquer. À Londres, rien ne l'intéressait que les théâtres et les magasins. Encore trouvait-elle les théâtres moins amusants que les cafés-chantants de Paris, où, sous les marronniers en fleurs des Champs-Élysées, elle avait entendu des chansons dont son mari lui traduisait les quelques couplets présentables aux oreilles d'une jeune mariée.

Archer en revenait à sa conception héréditaire du mariage. Se conformer à la tradition, ne demander à May que ce qu'il avait vu ses amis demander à leurs femmes, c'était plus aisé que de faire l'expérience dont, jeune homme, il avait rêvé. Pourquoi émanciper une femme qui ne se doutait pas qu'elle fût sous un joug? Le seul usage qu'elle ferait de son indépendance serait d'en offrir le sacrifice à l'autel conjugal. Tout tendait donc à ramener Archer aux vieilles idées. S'il y avait eu de la mesquinerie dans la simplicité de May, il se serait irrité, révolté. Mais le caractère de la jeune femme était d'un dessin aussi noble que celui de son visage, et elle semblait être la divinité tutélaire de toutes les traditions qu'il avait révérées.

Ces belles qualités faisaient d'elle la plus aimable compagne mais n'animaient guère le voyage. Archer comprenait pourtant que, dans le milieu qui les attendait, elles reprendraient leur valeur. Ses goûts à lui, littéraires et artistiques, trouveraient leur aliment, comme par le passé, au dehors; mais son intérieur n'aurait rien d'étouffant, et quand les enfants viendraient, rien ne manquerait à la douceur de leur vie commune.

Ainsi méditait Archer pendant le long trajet de Mayfair à South Kensington, où habitait Mrs Carfry. Lui aussi aurait préféré se soustraire à l'invitation de leurs amies.

—Il n'y aura probablement personne chez Mrs Carfry; Londres est désert en ce moment, et vous serez trop habillée, disait-il à May, assise près de lui dans le hansom, si belle et immaculée dans son manteau bleu-de-ciel bordé de cygne, que cela semblait presque coupable de l'exposer à la suie de Londres.

—Je ne veux pas laisser croire qu'une Américaine ne sait pas s'habiller, répliqua-t-elle; et Archer fut frappé de nouveau par le respect religieux que la moins mondaine de ses compatriotes portait au prestige de la toilette.

«C'est leur armure, leur défense contre l'inconnu,» pensa-t-il. Et il comprit pourquoi May, qui n'aurait pas pensé à nouer un ruban dans ses cheveux pour lui plaire, avait pu apporter tant de sérieux et de solennité à choisir et à commander ses nombreuses robes.

Chez Mrs Carfry, il n'y avait en effet que très peu de monde: la maîtresse de maison et sa sœur, un aimable pasteur avec sa femme, un jeune neveu de Mrs Carfry, et son précepteur français, un petit brun, nerveux, à l'œil vif. Sur ce groupe un peu terne, dans ce salon faiblement éclairé, May se détachait comme un cygne voguant dans la gloire d'un soleil couchant; elle semblait à son mari plus grande, plus belle, dans le bruissement de son élégance; et cependant il devina que son animation, sa rougeur, cachaient une timidité presque enfantine.

Le dîner fut languissant. May ne parlait guère que de son pays, de choses locales. Archer remarqua que si elle provoquait l'admiration par sa beauté, elle décourageait la conversation. Le pasteur abandonna bientôt la partie; mais le précepteur poursuivit galamment l'entretien.

Quand les dames se furent levées pour retourner au salon, le pasteur prit congé, se rendant à un meeting; le neveu, jeune homme timide et de santé délicate, se retira également. Archer resta seul à boire du porto, dans la salle à manger, en compagnie du précepteur; et il se trouva soudain lancé dans une conversation comme il n'en avait pas eu depuis sa dernière discussion philosophique avec Ned Winsett. Le neveu de Mrs Carfry, menacé de tuberculose, avait dû passer deux ans dans le doux climat du Léman. Il avait été confié à M. Rivière, qui venait de le ramener en Angleterre, et devait rester avec lui jusqu'à l'entrée de son élève à Oxford. M. Rivière ajouta qu'à cette époque il serait obligé de chercher une nouvelle situation.

«Il la trouvera facilement,» pensa Archer, très impressionné par les connaissances variées et les dons naturels du jeune Français. M. Rivière était un homme de trente ans environ, maigre, de visage plutôt laid et que May aurait qualifié de «commun,» avec des traits d'une extrême mobilité. Fils d'un diplomate, il aurait dû suivre la carrière de son père; mais il avait le démon de la littérature et il s'était lancé dans le journalisme. À Paris, il avait connu Flaubert, fréquenté le grenier des Goncourt et causé avec Mérimée. Mais le succès n'avait pas couronné ses rêves d'écrivain: une mère et une sœur à sa charge, et, comme tant d'autres, il avait succombé sous le poids des soucis matériels. Sa situation pécuniaire ne semblait guère meilleure que celle de Ned Winsett: il lui restait d'avoir vécu dans un monde unique pour ceux qui ont le goût des idées. C'était justement parce que ce pauvre Winsett avait le goût des idées qu'il dépérissait à New-York: Archer enviait pour son ami le sort du jeune précepteur, qui, si pauvre d'argent, s'était par ailleurs si richement alimenté.

—Garder intactes sa liberté intellectuelle, ses facultés critiques, c'est cela, monsieur, qui prime tout. C'est pour cette indépendance que j'ai abandonné le journalisme, et que j'ai accepté de devenir précepteur. Le métier est quelquefois bien aride; mais on a la liberté de son esprit. On peut écouter et réfléchir, on peut causer. Ah! la conversation! Il n'y a rien de tel, n'est-ce pas? L'air qui circule autour des idées est le seul air respirable. Je n'ai jamais regretté d'avoir abandonné la diplomatie et le journalisme, ces deux formes différentes d'abdication.

Tout en parlant, il fixait sur Archer des yeux ardents; il continua:

—Voyez-vous, monsieur, pouvoir regarder la vie en face, être maître de sa pensée, cela vaut bien la peine de vivre dans une mansarde. Il est vrai qu'il faut encore gagner de quoi payer la mansarde, et j'avoue que la perspective de vieillir dans la peau d'un précepteur ou d'un obscur secrétaire est presque aussi réfrigérante que celle de finir chargé d'affaires à Bucarest... Je me dis quelquefois que je devrais faire un grand plongeon. Croyez-vous, par exemple, qu'il y aurait une place pour moi à New-York?

Archer le regarda, étonné. New-York! Pour un jeune homme qui avait fréquenté Mérimée et les Concourt, et qui ne s'intéressait qu'à la vie intellectuelle!...

—Vous tenez particulièrement à New-York? bégaya-t-il, se demandant ce que sa ville natale pouvait offrir à un jeune homme pour qui l'échange des idées paraissait une condition indispensable.

Une rougeur subite envahit le visage bistré de M. Rivière.

—N'est-ce pas, chez vous, le centre de la vie intellectuelle? répondit-il.—Puis, comme s'il craignait d'avoir été indiscret, il s'empressa d'ajouter:—On fait comme cela des projets... Du reste, pour le moment, il ne peut être question de rien...

Dans le hansom, pendant le trajet du retour, Archer était encore sous l'impression de cette causerie avec M. Rivière; il avait senti passer un air nouveau. Son premier mouvement avait été d'inviter le jeune homme à dîner. Il hasarda:

—Ce précepteur est intéressant; nous avons causé, après dîner, de livres et d'un tas de choses...

May sortit d'un de ses silences rêveurs, auxquels Archer avait prêté une signification mystérieuse avant que six mois d'intimité conjugale ne lui en eussent démontré le vide.

—Ce petit Français? Il est bien commun, répondit-elle froidement.

Archer comprit qu'elle était humiliée d'avoir été invitée pour rencontrer un pasteur et un précepteur français. Non que ce fût chez elle affaire de snobisme; mais l'orgueil du vieux New-York exigeait les plus grands égards à l'étranger. Si les parents de May avaient reçu les Carfry dans la Cinquième Avenue, ils leur auraient offert des convives présentables.

Il demanda, non sans un peu de mauvaise humeur:

—En quoi l'avez-vous trouvé commun?

—Les gens de cette sorte manquent toujours d'usage. Mais, bien entendu, ajouta-t-elle avec humilité, je ne suis pas juge de ses mérites intellectuels.

Archer détestait sa manière de prononcer: «intellectuel» et «commun.» Il se surprenait à souligner de plus en plus à ses propres yeux certaines façons de May qui le choquaient. En somme, elle avait toujours eu le même point de vue: celui du monde qui les entourait, celui qu'Archer lui-même avait accepté jusque-là, le seul que pût avoir une femme «bien.» Et il fallait pourtant, si l'on se mariait, épouser une femme «bien!»

—Tant pis; je ne l'inviterai pas à dîner, conclut-il en riant.

May reprit, scandalisée:

—Quoi! Vous pensiez à inviter le précepteur des Carfry?

—Ma foi, oui: j'aurais assez aimé le revoir. Il voudrait trouver une situation à New-York.

La surprise de May allait grandissant.

—Une situation à New-York? Je ne vois pas laquelle. On n'a pas de précepteurs français chez nous... Qu'est-ce qu'il viendrait faire à New-York?

—Il cherche un milieu où il pourrait satisfaire son goût de la conversation, dit Archer avec une pointe d'ironie.

May se mit à rire:

—Comme c'est drôle, Archer! Comme c'est français!

À tout prendre, il n'était pas fâché du refus de May: une seconde rencontre avec M. Rivière aurait ramené cette question d'une situation à trouver; et, plus il y réfléchissait, moins Archer voyait le moyen de trouver un emploi pour un jeune intellectuel français dans le New-York qu'il connaissait.

XXI

La pelouse ensoleillée, bordée de géraniums rouges et de coléus, étendait jusqu'à la falaise son gazon d'émeraude. Au delà, on voyait la grande mer étincelante.

Le long du chemin serpentant jusqu'à la falaise, des vases de fonte d'un brun chocolat laissaient tomber leurs gerbes de géranium lierre et de pétunias sur le gravier fraîchement ratissé. La maison, construite en bois et de forme carrée, était peinte en brun comme les vases. Le toit de la véranda, avec ses bandes brunes et jaunes, simulait un grand store. Au milieu de la pelouse deux cibles se détachaient en blanc sur un fond de verdure. En face, était plantée une tente autour de laquelle étaient disposés des sièges d'osier. Des femmes en toilettes d'été, des hommes en redingote grise et chapeau haut de forme, causaient en groupes animés. À un signal, une svelte jeune fille en robe de mousseline empesée sortait de la tente, un arc à la main, et décochait sa flèche. Alors, il se faisait un grand silence et tous les yeux se braquaient sur la cible.

Archer, debout sous la véranda, regardait curieusement cette scène. Des aloès dans des grands pots de faïence turquoise, placés sur des socles jaunes, flanquaient les marches du perron: et en contre-bas de la véranda s'épanouissait une bordure d'hortensias bleus et de géraniums rouges. Derrière le jeune homme, les portes-fenêtres à la française, garnies de rideaux de dentelle ondoyants, laissaient entrevoir, sur le parquet du salon, des poufs de cretonne, des fauteuils crapauds, et de petites tables recouvertes de velours, chargées de minuscules bibelots d'argent.

La réunion annuelle du Tir-à-l'Arc de Newport avait toujours lieu chez les Beaufort. Ce sport n'avait connu jusqu'alors d'autre rival que le croquet: mais il allait bientôt abdiquer devant le lawn-tennis, quoique ce dernier jeu fut encore considéré comme trop violent, trop inélégant, et convenant mal aux réunions mondaines: pour faire valoir de fraîches toilettes et de gracieuses attitudes, rien ne valait le tir à l'arc.

Archer assistait en étranger à ce spectacle familier. Comment la vie pouvait-elle continuer aussi pareille, quand lui-même était devenu si différent? C'était à Newport qu'il avait, pour la première fois, compris l'étendue du changement qui s'était fait en lui. À New-York, l'hiver précédent, après s'être installé avec May dans leur maison neuve, la reprise de ses habitudes, de son activité professionnelle, l'avait aidé à renouer avec le passé. Puis, il s'était intéressé au choix d'un brillant steppeur gris, destiné au coupé de May; bravant la désapprobation de la famille, il avait arrangé sa bibliothèque selon les idées nouvelles: sur les murs un papier sombre, imitant le cuir, qui s'harmonisait aux bibliothèques Eastlake. Et il avait voulu de grands fauteuils lourds, bas et trapus, dans le style nouveau des «meubles sincères.» Au Century Club il avait retrouvé Ned Winsett, et au Knickerbocker Club les jeunes élégants de son milieu. Ainsi, entre ses heures de bureau, les dîners en ville du jeune ménage et ceux qu'ils donnaient eux-mêmes, les soirées à l'Opéra ou à la comédie, ce premier hiver lui avait paru la continuation des hivers précédents.

Mais à Newport, il n'était relevé des obligations professionnelles que pour subir celle des amusements. En vain avait-il proposé à May de passer l'été sur la côte du Maine, dans une île éloignée où quelques Bostoniens hardis campaient au milieu de magnifiques paysages. Les Welland allaient toujours à Newport, où ils possédaient une villa carrée sur la falaise. Mrs Welland fit comprendre à son gendre qu'il était inutile que May se fût fatiguée à essayer des toilettes d'été à Paris, si elle ne devait pas les porter. May, elle-même, ne pouvait comprendre la répugnance d'Archer à passer un été mondain à Newport. L'endroit lui avait toujours plu autrefois: pourquoi ne lui plairait-il plus maintenant qu'il s'y trouvait avec sa femme? Il n'y avait rien à répondre à cela.

Certes, il n'était pas insensible au bonheur d'être le mari d'une des plus belles femmes de New-York, surtout quand cette femme était en même temps parfaitement gracieuse et raisonnable. Si le souvenir de la tempête qui l'avait secoué à la veille de son mariage le hantait encore, il était décidé à n'y voir que le dernier épisode du roman de sa jeunesse. L'idée que, de sang-froid, il avait pu penser un instant à épouser la comtesse Olenska, lui semblait parfaitement absurde. Ellen n'était plus pour lui qu'une image émouvante parmi les fantômes du passé... Et pourtant ce passé n'avait pas cessé de l'obséder: et ce beau monde de Newport, affairé à son puéril plaisir, le choquait comme s'il avait vu des enfants jouer sur une tombe.

Il entendit un bruissement de jupes, et la marquise Manson parut derrière lui. Comme à son ordinaire, elle avait un de ces accoutrements bizarres dont elle avait le secret. Elle portait une capeline de paille d'Italie retenue par des enroulements de gaze fanée; sur son épaule se balançait une petite ombrelle de velours noir à manche d'ivoire ciselé.

—Mon cher Newland! J'ignorais que vous fussiez ici avec May... Vous n'êtes arrivé qu'hier, dites-vous?... Le devoir professionnel! Je comprends... Beaucoup de maris, je le sais, ne peuvent rejoindre leurs femmes que pour la fin de semaine.—Elle pencha la tête de côté et regarda Archer d'un air langoureux.—Mais le mariage est un long sacrifice: je l'ai souvent dit à mon Ellen.

Archer se sentit comme un arrêt au cœur. Une fois déjà, il avait éprouvé cette sensation d'être séparé du monde extérieur. Puis il entendit Medora répondre à une question qu'il avait dû lui poser sans s'en rendre compte:

—Non, disait-elle, je ne suis ici qu'en passant: je viens de Portsmouth où je suis chez les Blenker. Beaufort a été assez aimable pour envoyer ses fameux trotteurs me chercher ce matin, afin que je puisse entrevoir le garden-party de Regina. Ce soir, je retourne chez mes amis. Ces chers originaux ont loué une vieille ferme où ils réunissent des gens intéressants.—Elle baissa ses paupières et ajouta, rougissant légèrement:—Cette semaine, le docteur Agathon Carver doit organiser une série de réunions pour parler de la «Pensée intérieure.» Quel contraste avec ce joli spectacle! fît-elle, minaudant. Mais j'ai toujours vécu de contrastes! Pour moi, la monotonie, c'est la mort. J'ai toujours dit à mon Ellen: «Méfie-toi de la monotonie: elle est mère de tous les péchés mortels.» Mais ma pauvre enfant traverse une phase d'exaltation, d'horreur du monde. Vous savez, sans doute, qu'elle a refusé de venir à Newport, même chez sa grand'mère Mingott. Et quel mal j'ai eu pour l'amener avec moi chez les Blenker! Ah! si seulement elle m'avait écoutée, quand il était encore temps! Son mari lui rouvrait la porte... Mais si nous descendions sur la pelouse? Je sais que votre May concourt pour le prix.

Ils virent venir à eux Beaufort, une orchidée à la boutonnière. Archer, qui ne l'avait pas revu depuis quelques mois, le trouva changé. Haut en couleurs et trop serré dans sa redingote anglaise, il apparaissait lourd et bouffi dans la lumière crue de ce jour d'été. Toutes sortes de rumeurs circulaient à son propos. Il venait de faire sur son yacht une longue croisière aux Antilles, et on disait qu'à chaque escale on l'avait vu en compagnie d'une dame qui ressemblait beaucoup à Miss Fanny Ring. Le yacht luxueux, avec ses salles de bains et ses cabines tendues de soie, passait pour avoir coûté un million de dollars; et le collier de perles que Julius Beaufort, à son retour, avait offert à sa femme avait la magnificence d'un don expiatoire. La fortune du banquier était de taille à supporter ce train; pourtant d'inquiétantes rumeurs persistaient à courir dans Wall Street. Pour les uns, il avait fait des spéculations malheureuses sur les chemins de fer; d'après d'autres, il se serait laissé dévorer par une demi-mondaine rapace. À chacun de ces mauvais bruits Beaufort répondait par une nouvelle prodigalité: il agrandissait ses serres, achetait un nouveau cheval de courses, ajoutait à sa galerie un Meissonier ou un Cabanel.

Ce fut de son air moqueur accoutumé qu'il aborda la marquise et Newland.

—Eh bien, Medora! Vous voilà! Les trotteurs ont-ils bien marché?

Il serra la main d'Archer et, se plaçant de l'autre côté de Mrs Manson, lui murmura quelques mots à l'oreille.

—Que voulez-vous? dit la marquise en français, avec un de ses gestes dramatiques.

Beaufort fronça le sourcil, mais il fut assez maître de lui pour sourire à Archer en le félicitant:

—Mes compliments: c'est May qui va remporter le premier prix.

—Il restera ainsi dans la famille, dit Medora.

Cependant, Mrs Beaufort, jeune et vaporeuse dans une toilette de mousseline mauve, venait à leur rencontre. Au même moment, May Archer sortait de la tente. Svelte et fière, sa robe blanche ceinturée de vert pâle et son chapeau couronné de lierre faisaient d'elle, comme au bal Beaufort, une Diane chasseresse. On eût juré que, depuis lors, aucune pensée nouvelle n'avait passé dans ses yeux clairs, qu'aucune émotion n'avait troublé son cœur.

Elle tenait son arc à la main. S'arrêtant à la ligne blanche tracée sur le champ du tir, elle épaula et visa. La pose était d'une grâce si classique qu'un murmure d'approbation courut dans l'assemblée: Archer, en songeant que cette belle créature était à lui, ne résista pas à un mouvement d'orgueil.

Mrs Reggie Chivers, les jeunes Merry, et diverses Thorley, Dagonet et Mingott, tout ce bouquet de roses formait derrière la jeune femme un groupe vraiment délicieux. Des têtes brunes et blondes se penchaient pour compter les points; les mousselines claires, les chapeaux enguirlandés de fleurs, se mêlaient dans une harmonie d'arc-en-ciel. Toutes jeunes, toutes jolies, la lumière estivale dont elles étaient inondées ajoutait à l'éclat de leur beauté; seule pourtant, les muscles tendus et la figure attentive, appliquée à ce jeu qui lui plaisait, May y apportait cette grâce souveraine.

Archer entendit que Lawrence Lefferts disait:

—Personne ne tire plus juste qu'elle.

—Oui, riposta Beaufort, mais ses flèches n'atteindront jamais d'autre cible!

Ce mot piqua Newland au vif. Il en fut irrité plus que de raison. N'était-ce pas un hommage rendu à la jolie pureté de May qu'un vieux viveur ne lui trouvât pas de séduction? Pourtant, il en éprouva un serrement de cœur. Si cette suprême distinction morale n'était qu'une qualité négative, un rideau baissé sur du vide?... May, le teint animé, le pas tranquille, remontait la pelouse, ayant mis dans la cible sa dernière flèche: il eut la sensation de n'avoir pas encore pénétré jusqu'à l'âme de la jeune femme.

Ce fut avec son habituelle bonne grâce qu'elle reçut les félicitations de ses rivales et des invités. Nul ne pouvait être jaloux de son succès; car on devinait que, dans la défaite, elle aurait eu la même sérénité. Cependant, son visage s'illumina quand elle rencontra le regard heureux de son mari.

Leur petit phaéton, cadeau de mariage de Mrs Welland, les attendait. May prit les rênes et Archer s'assit auprès d'elle. Dans Bellevue Avenue, une double file de voitures, victorias, dog-carts, landaus et vis-à-vis emportaient vers leurs demeures, ou vers la promenade le long de la mer, les élégants invités des Beaufort.

—Si nous allions voir grand'mère? proposa May. Je voudrais lui apprendre moi-même que j'ai remporté le prix...

Elle fit tourner l'attelage et le dirigea vers la propriété de Mrs Mingott. La vieille Catherine, sans souci des précédents, et toujours parcimonieuse, avait fait construire, dans sa jeunesse, sur un terrain bon marché au-dessus de la baie, un «cottage orné» hérissé de tourelles et enguirlandé de balcons. Entre des bouquets de chênes rabougris, ses vérandahs s'étendaient, dominant les eaux du golfe parsemées d'îles. L'allée serpentait entre des pelouses où se dressaient des cerfs de fonte et des corbeilles de géraniums, d'où émergeaient des boules de verre bleu. La porte d'entrée, abritée sous un auvent imitant un store, s'ouvrait sur un vestibule dont le parquet figurait des étoiles noires sur fond jaune. Quatre salons étroits, tous tapissés de papiers imitant le velours frappé, entouraient ce vestibule: sur leurs plafonds voguaient les divinités de l'Olympe au grand complet. Une de ces pièces avait été arrangée en chambre à coucher par Mrs Mingott, quand le fléau de l'obésité était descendu sur elle. Elle passait ses journées dans la pièce attenante, enchâssée dans un vaste fauteuil placé entre la fenêtre et la porte. Elle agitait sans cesse un petit éventail; mais la protubérance de sa vaste poitrine faisait écran, et l'air mis en mouvement n'atteignait que les franges de guipure qui couvraient les bras de son fauteuil.

Elle examina et évalua la flèche à pointe de diamant que May, à l'issue du concours, s'était vu attacher au corsage. De son temps, on se serait contenté d'une broche en filigrane! Mais on ne pouvait nier que Beaufort fît royalement les choses.

—Un vrai bijou de famille, dit la vieille dame. Il faudra le garder pour ta fille aînée, ma chérie.—Elle pinça le bras blanc de May et ajouta, la voyant rougir:—Eh bien! qu'ai-je donc dit qu'il ne fallait pas dire? Est-ce qu'il n'y aura pas de filles? Seulement des garçons? Mais voyez, elle rougit de plus belle! Quoi! je ne peux pas dire ça non plus? Miséricorde! Quand mes enfants me demandent de faire enlever tous ces dieux et déesses qui sont là-haut, je leur réponds qu'au moins ceux-là on peut tout dire devant eux sans les scandaliser.

Archer rit à cette boutade; et May l'imita, toujours rougissante.

—Maintenant, racontez-moi la fête, mes enfants, car je ne tirerai rien de cette sotte de Medora, continua la vieille femme.

Et comme May s'écriait: «Ma cousine Medora? Mais je croyais qu'elle repartait pour Portsmouth?» Tu as raison, dit-elle; mais il faut d'abord qu'elle passe ici pour prendre Ellen. Ah! vous ne saviez pas qu'Ellen était venue passer la journée avec moi? Quelle absurdité de ne pas être venue pour tout l'été! Mais voilà bientôt cinquante ans que j'ai renoncé à discuter avec la jeunesse... Ellen! Ellen! appela-t-elle de sa voix fêlée, en essayant de se pencher pour apercevoir la pelouse qui s'étendait devant la véranda.

Personne ne répondit, et Mrs Mingott frappa impatiemment de sa canne le parquet poli. À cet appel se montra une mulâtresse, la tête serrée dans un turban multicolore: elle avait vu «Miss Ellen» descendre vers la plage. Mrs Mingott se tourna vers Archer.

—Sois gentil, Newland, cours la chercher pendant que cette jolie personne me raconte la fête.

Archer obéit machinalement.

Depuis un an et demi, il n'avait pas revu la comtesse Olenska, mais il avait souvent entendu parler d'elle. Il l'avait suivie de loin. Il savait qu'elle avait passé l'été précédent à Newport où elle avait été très mondaine, mais qu'à l'automne, elle avait décidé subitement de sous-louer «la maison idéale» que Beaufort avait eu tant de peine à lui trouver, pour aller s'établir à Washington, où elle avait fait partie de ce qu'on appelait alors «la brillante société diplomatique,» par contraste avec le ton «province» du milieu gouvernemental. En écoutant ces appréciations variées et souvent contradictoires sur la beauté de Mme Olenska, sa conversation, ses opinions, ses amis, il semblait à Newland qu'il s'agissait d'une personne morte depuis longtemps. Il n'avait eu la sensation de la retrouver vivante et présente, que depuis le moment où Medora avait parlé d'elle. Les paroles zézayées par la marquise avaient évoqué le petit salon éclairé par la lueur du foyer, un bruit de roues dans la rue généralement déserte. Ainsi, dans ces cavernes de Toscane, un feu de paille allumé par de petits paysans fait soudain apparaître l'image des morts étrusques peinte sur les parois.

De la hauteur où la maison était perchée, un sentier descendait à une étroite jetée de bois, aboutissant à un kiosque qui figurait une pagode chinoise. À la balustrade de la pagode, une jeune femme se tenait accoudée. Archer s'arrêta comme s'il eût été le jouet d'un rêve. Non! cette vision du passé ne pouvait être autre chose qu'une hallucination. La réalité, c'était la maison là-haut; c'étaient les poneys de Mrs Welland, tournant autour du grand ovale sablé de la cour; c'était May, assise sous les effrontés dieux Olympiens, radieuse d'espérances secrètes; c'était la villa Welland au bout de Bellevue Avenue, où Mr Welland, déjà habillé pour le dîner, arpentait le salon avec sa nervosité de dyspeptique.—«Que suis-je désormais?... pensa Archer, je suis un gendre, rien de plus.»

La jeune femme au bout de la jetée ne bougeait pas. Elle semblait absorbée dans la contemplation de la baie sillonnée de bateaux à voiles, de yachts de plaisance, de bateaux de pêche, de bacs de charbon tirés par de bruyants remorqueurs. Au delà des bastions gris de Fort Adams, éclatait la longue traînée du soleil couchant. La voile d'une barque se prenait dans la lumière en passant dans le chenal, entre le Lime Rock et le rivage...

«Elle ne sait pas que je suis ici. Elle ne soupçonne pas ma présence. Si c'était elle qui vînt ainsi derrière moi, est-ce que je ne le sentirais pas?» se demanda-t-il; et soudain il se dit: «Si elle ne se retourne pas avant que cette voile-là ait dépassé le Lime Rock, je m'en irai.»

Le petit bateau sortait, glissant avec la marée. Il passa devant le Lime Rock, se détacha en noir sur la maison du gardien, dépassa la tourelle du phare. Archer attendit qu'un grand espace se fût creusé entre l'île et l'arrière du bateau; la jeune femme, dans la pagode, ne bougeait toujours pas.

Il revint sur ses pas, remonta la côte, rejoignit ces dames.

—Je regrette que vous n'ayez pas trouvé Ellen: j'aurais aimé la revoir, dit May, en revenant avec son mari à la nuit tombante. Mais peut-être n'y tenait-elle pas. Elle a tellement changé!

—Qu'entendez-vous par là? fit Archer, d'une voix sans expression.

—Je veux dire: elle est devenue si indifférente à ses amis, abandonnant New-York et sa maison pour frayer avec des gens si bizarres! À quel point elle doit être mal chez les Blenker! Elle prétend que c'est pour empêcher cousine Medora de faire une sottise, d'épouser quelque aventurier; je croirais plutôt qu'elle s'est toujours ennuyée avec nous.

Archer ne répondit pas. May continuait avec une nuance de dureté qu'il ne lui connaissait pas:

—Après tout, je me demande si elle ne serait pas plus heureuse avec son mari. Newland eut un rire nerveux.

Sancta simplicitas! s'écria-t-il.

Il ajouta:

—C'est la première fois que je vous entends dire une chose cruelle.

—Ai-je dit quelque chose de cruel?

—Sans doute... On assure que les anges prennent plaisir à regarder les contorsions des damnés: du moins ne vont-ils pas jusqu'à prétendre qu'on est plus heureux en enfer.

Le phaéton approchait de la villa des Welland. Aux fenêtres brillaient déjà des lumières. Archer trouva son beau-père, exactement comme il se l'était figuré, arpentant le salon, montre en main, avec cette mine de martyr qu'il avait quand on le faisait attendre, et qu'il jugeait plus efficace que la colère.

Le luxe de la maison des Welland, cette atmosphère chargée du poids de tant de détails jugés indispensables, agissait sur Archer comme un narcotique. L'épaisseur des tapis, l'empressement des serviteurs, le tic-tac sonore des pendules qui rythmaient les rites compliquées de la richesse, le renouvellement perpétuel des invitations et des cartes de visites sur la table du hall, toutes les frivolités tyranniques qui unissaient les heures les unes aux autres et chaque membre de la famille à tous les autres, avaient agi sur Archer. D'habitude, une vie affranchie de cette lourde opulence lui eût paru étrangement précaire. Mais, en cet instant, c'était la maison des Welland et la vie qu'il devait y mener, qui lui semblaient irréelles. La scène rapide qu'il venait de vivre, sur la plage où il s'était arrêté à mi-chemin, faisait battre son cœur comme si la présence même d'Ellen eût passé dans le sang de ses veines.

Toute la nuit, aux côtés de May, dans la grande chambre tendue de perse où un rayon de lune se jouait sur le tapis, il chercha vainement le sommeil: sa pensée ne pouvait se détacher d'Ellen Olenska traversant les grèves lumineuses derrière les trotteurs de Beaufort.

XXII

—Une réception en l'honneur des Blenker.—Les Blenker?

On déjeunait en famille; Mr Welland déposa sa fourchette et jeta un regard inquiet du côté de sa femme. Celle-ci, ajustant son lorgnon d'or, lut avec une emphase ironique:

«Le professeur et Mrs Emerson Sillerton prient Mr et Mrs Welland de leur faire le plaisir de venir, le 25 août à 3 heures précises, à la réunion du Cercle des mercredis. Pour rencontrer Mrs et les Misses Blenker.»

—Mon Dieu! soupira Mr Welland, comme si une seconde lecture eût été nécessaire pour lui faire admettre une idée aussi grotesque.

—Pauvre Amy Sillerton! On ne sait jamais ce que son mari va inventer, ajouta Mrs Welland. Peut-être qu'il vient de découvrir les Blenker.

Le professeur Emerson Sillerton était une épine au flanc de la société de Newport, une épine dont on ne pouvait se débarrasser parce qu'elle sortait d'une souche vénérable et vénérée. Son père était oncle de Sillerton Jackson; sa mère une Pennilow de Boston. Des deux côtés, la fortune et la situation sociale étaient excellentes. Rien n'avait obligé Emerson Sillerton à se faire archéologue, ni même professeur, ni à habiter Newport l'hiver au lieu d'avoir une maison à New-York. Et, s'il voulait briser avec la tradition, pourquoi épouser la pauvre Amy Dagonet, qui était en droit d'espérer mieux, et qui avait assez de fortune personnelle pour s'offrir une voiture?

Personne dans le milieu des Mingott ne pouvait comprendre pourquoi Amy Sillerton s'était si patiemment soumise aux excentricités d'un mari qui remplissait la maison d'hommes aux cheveux longs et de femmes aux cheveux courts, et qui emmenait sa femme faire des fouilles dans le Yucatan au lieu d'aller à Paris ou en Italie.

Mais ils s'étaient, tous deux, entêtés dans leur insolite manière de vivre. Et quand, chaque année, ils donnaient leur morne garden party, il fallait bien que l'élégante colonie des «Falaises» y fît acte de présence.

—C'est étonnant, remarqua Mrs Welland, qu'ils n'aient pas choisi le jour des régates! Vous rappelez-vous qu'il y a deux ans, ils ont eu une réception en l'honneur d'un noir, le jour du thé dansant des Mingott? Heureusement, cette fois, il n'y a pas le même jour d'autre réunion; car il faut bien que nous allions chez eux, les uns ou les autres.

Mr Welland eut un soupir.

—Trois heures, c'est une heure impossible! Je dois être ici à trois heures et demie pour prendre mes gouttes. Inutile d'essayer le nouveau traitement de Bencomb si je ne le suis pas strictement. Et, si je vous rejoins plus tard, je manquerai ma promenade. Il déposa de nouveau sa fourchette, et une ombre d'anxiété assombrit ses joues plissées de petites rides.

—Il n'y a aucune raison pour que vous y alliez, mon ami, répondit sa femme. J'ai des cartes à mettre à l'autre bout de Bellevue Avenue, et j'irai chez cette pauvre Amy; j'y resterai le temps nécessaire pour lui montrer que nous ne la négligeons pas.—Elle regarda, en hésitant, du côté de sa fille.—Et si Newland est pris, May pourrait sortir en voiture avec vous et essayer le nouveau harnais des cobs.

C'était un principe dans la famille Welland que tous les jours et toutes les heures devaient être «occupées.» La mélancolique pensée qu'il fallait bien tuer le temps hantait Mrs Welland comme le problème des chômeurs angoisse le philanthrope.

—Je sortirai certainement avec papa; je suis sûre que Newland trouvera à s'occuper, dit May. C'était une constante souffrance pour Mrs Welland que la répugnance d'Archer à faire d'avance le programme de ses journées.

Quand le jour de la réception des Sillerton approcha, May ne fut rassurée que lorsqu'Archer parla de louer un buggy pour aller à un haras près de Portsmouth, choisir un second cheval pour le coupé. Cette idée était née dans son esprit, le jour même où on avait parlé de l'invitation des Emerson Sillerton, mais il s'était gardé d'en rien dire. Il avait poussé la précaution jusqu'à louer par avance une paire de vieux trotteurs qui pouvaient encore faire leurs dix-huit milles, et, se levant de table avant les autres, il monta dans la légère voiture et partit.

La journée était délicieuse. Au-dessus de la mer miroitante, un léger vent du Nord faisait courir de petits nuages blancs dans un ciel outremer. Les rues étaient désertes; Archer traversa rapidement la ville et longea la plage qui s'étend au delà. Même en menant doucement ses chevaux, il arriverait au haras avant trois heures. Il aurait le temps d'examiner le cheval, de l'essayer même, et il jouirait ensuite de quatre heures de liberté.

Il ne s'avouait pas qu'il désirait revoir Mme Olenska: il croyait qu'elle profiterait probablement de l'occasion pour venir à Newport avec les Blenker voir sa grand'mère. Mais depuis qu'il l'avait aperçue dans le parc de Mrs Mingott, il était tourmenté du désir de connaître l'endroit où elle vivait. Ce désir le poursuivait, jour et nuit, indéfinissable, obsédant, comme l'idée fixe d'un malade qui veut manger d'une chose goûtée autrefois et depuis longtemps oubliée. Au delà de cette idée, il ne voyait rien, ne savait où elle le mènerait. Il ne sentait aucun désir de parler à Mme Olenska, ni même d'entendre sa voix. Il voulait simplement emporter en lui la vision du ciel et de la mer qui l'encadraient: alors le reste du monde lui paraîtrait peut-être moins vide.

Arrivé au haras, il vit tout de suite que le cheval ne lui convenait pas. À trois heures, il remonta dans le buggy et prit le chemin de traverse, qui conduisait à Portsmouth.

Le vent était tombé et une vapeur légère, suspendue au-dessus de l'horizon, attendait le retour de la marée pour s'étendre sur l'estuaire. Tout autour de lui, une lumière d'or inondait les champs et les bois. Il passa devant ces maisons de bois entourées de vergers, devant des prés et des bouquets de chênes rabougris, prit une route qui s'allongeait entre des haies bordées de ronces et de verges d'or, au bout de laquelle scintillait le bleu. À gauche se détachait sur un groupe de chênes et d'érables une longue maison délabrée qui portait encore des traces de peinture blanche.

En face de la barrière, se trouvait un de ces hangars de la Nouvelle-Angleterre destinés à abriter les machines agricoles du fermier et les attelages des visiteurs. Archer y attacha ses chevaux et se dirigea vers la maison. Il vit la petite pelouse négligée, le jardin de buis inculte, les dahlias et les buissons de roses roussis foisonnant autour d'un petit pavillon en treillage blanc. Un Cupidon de bois, privé de son arc et de ses flèches, surmontait le pavillon, et continuait, désarmé, à viser l'entrée du jardin.

Archer s'appuya contre la barrière. Il ne voyait personne,—aucun son ne venait des fenêtres ouvertes de la maison. Seul un vieux terre-neuve sommeillait devant la porte, gardien aussi inoffensif que le Cupidon désarmé.

Longtemps Archer resta là, imprégnant ses yeux de cette maison, de ce jardin, dont il subissait le charme somnolent. Enfin, il prit conscience de l'heure qui s'avançait. Allait-il déjà s'en retourner? Il restait là, indécis. Tout à coup, il éprouva le désir de voir l'intérieur de la maison, les chambres où vivait Ellen. Si elle était absente, comme il le croyait, rien ne l'empêchait d'aller sonner à la porte; il pouvait se nommer, et demander la permission d'écrire un mot dans le salon. Puis il se ravisa et, traversant la pelouse, gagna le jardin. Dans le kiosque, il aperçut une ombrelle rose. Cette ombrelle l'attira comme un aimant. Ce ne pouvait être que celle d'Ellen! Il entra dans le kiosque, ramassa l'ombrelle, et, assis sur le banc boiteux, il porta à ses lèvres le joli manche sculpté. Tout à coup il entendit un froufrou de jupes: quelqu'un venait vers lui.

—Mr Archer! s'écria une voix jeune et gaie. Levant les yeux, il vit devant lui la plus jeune et la plus plantureuse des demoiselles Blenker, les cheveux blonds en désordre, la robe chiffonnée.

—Mon Dieu, d'où sortez-vous? s'écria-t-elle. Je devais être profondément endormie dans le hamac. Ils sont tous à Newport. Avez-vous sonné?

La confusion d'Archer égalait celle de la jeune fille.

—Je... non... c'est-à-dire, j'allais sonner. J'ai poussé jusqu'ici dans l'espoir de trouver madame votre mère. Mais la maison m'a paru abandonnée, et je me suis assis pour attendre.

Miss Blenker, secouant les vapeurs du sommeil, le regarda avec un intérêt croissant.

—Oui; la maison est abandonnée. Maman n'est pas là, ni la marquise, ni personne autre que moi. Vous ne saviez donc pas que le Professeur et Mrs Sillerton donnent une réception pour maman et pour nous toutes aujourd'hui? J'ai la malchance de n'avoir pu y aller: j'ai mal à la gorge. Est-ce assez ennuyeux? Naturellement, ajouta-t-elle gaiement, j'aurais été moins contrariée si j'avais su que vous deviez venir.

Les symptômes d'une coquetterie gauche se manifestaient en elle, et Archer dit brusquement:

—Et Madame Olenska, est-elle allée à Newport aussi?

Miss Blenker le regarda avec surprise.

—Madame Olenska? Elle est partie ce matin, appelée par dépêche.—Et, avisant l'ombrelle rose:

—Oh! mon ombrelle! Je l'ai prêtée à cette sotte de Katie, qui l'aura laissée ici.—Reprenant son ombrelle, elle ouvrit le dôme rose au-dessus de sa tête.—Oui, Ellen a été appelée hier. Elle veut que nous l'appelions Ellen. Elle a reçu un télégramme de Boston. Son absence doit durer deux jours... J'adore la façon dont elle se coiffe. Et vous? jabota Miss Blenker.

Archer la regardait sans la voir,—sans rien voir que l'ombrelle ridicule ouverte sur cette grosse tête agitée. Après un moment, il hasarda:—Vous ne savez pas pourquoi Madame Olenska est allée à Boston? J'espère qu'elle n'a pas reçu de mauvaises nouvelles.

—Je ne crois pas. Elle ne nous a pas dit ce que contenait la dépêche... Ravissante, cette Ellen, ne trouvez-vous pas?

Archer songeait. Il songeait à la platitude de l'avenir qui l'attendait et, au bout de cette perspective monotone, il apercevait sa propre image, l'image d'un homme à qui il n'arriverait jamais rien. Il regarda le jardin inculte, la maison délabrée, le bois de chênes qui s'emplissait d'ombre. C'était bien l'endroit où il aurait dû trouver la comtesse Olenska, mais elle était loin! L'ombrelle rose même n'était pas la sienne.

Il dit en hésitant:

—Vous ne savez pas à quel hôtel votre cousine est descendue?... Je dois aller à Boston demain. Peut-être pourrai-je la voir...

—Ce sera très aimable à vous. Elle est descendue à l'hôtel Parker. Ce doit être terrible par cette chaleur.

Archer n'eut plus qu'une conscience vague des propos qu'ils échangèrent encore. Il se rappela seulement avoir résisté aux instances de la jeune fille, qui le priait d'attendre le retour de sa famille et de rester à souper avec eux. Enfin, toujours accompagné de Miss Blenker, il quitta le domaine du Cupidon de bois, détacha ses chevaux et s'en alla. Au détour de la route, il vit Miss Blenker debout près de la grille, qui agitait l'ombrelle rose.

XXIII

Le lendemain matin, Archer, au sortir du train, se trouva dans la bouilloire d'un Boston caniculaire. Les rues aux alentours de la gare exhalaient une odeur de fruits pourris, de bière et de café. La populace, dans le débraillement d'été, y circulait avec l'abandon de citadins vaincus par la chaleur.

Archer se fit conduire au Somerset Club pour y prendre son petit déjeuner. Même les quartiers élégants avaient la négligence accablée d'une grande ville qui cuve ses 40° de chaleur; le jardin du Common, sous ses lourds ombrages, ressemblait à un jardin public au lendemain d'une fête populaire. Si Archer s'était efforcé d'évoquer autour d'Ellen Olenska le cadre le plus improbable, il n'en aurait pas trouvé de plus contraire à son image que ce Boston poussiéreux et désert.

Il déjeuna avec appétit et méthode, en parcourant le journal du matin. Un renouveau d'énergie l'animait depuis que, la veille au soir, il avait prévenu May que des affaires l'appelaient à Boston, et que le lendemain soir il regagnerait New-York.

Après le déjeuner, il écrivit un mot et le fit porter à l'hôtel Parker. Il lui fut répondu que cette dame était sortie.

Archer répéta: «Sortie?» comme si c'était un mot d'une langue inconnue. Il se leva et alla dans le hall. Ce devait être une erreur: elle ne pouvait pas être sortie à cette heure matinale.

La ville lui était devenue soudain étrangère et dépeuplée. Il décida de se rendre lui-même à l'hôtel Parker. Au moment de traverser le Common, quelle ne fut pas sa surprise de l'apercevoir, assise sur le premier banc, la tête ombragée sous une ombrelle grise. Comment avait-il jamais pu se la représenter avec une ombrelle rose? À mesure qu'il approchait, il fut frappé de son attitude lasse, indifférente. Il vit son profil incliné, les cheveux noués bas sur la nuque, sous le chapeau noir, et le long gant ridé sur le bras qui tenait l'ombrelle. Il était à deux pas d'elle quand elle se retourna, levant les yeux vers lui.

—Vous! dit-elle, et Archer lui vit une expression de saisissement qui, lentement, se changea en sourire.

Sans se lever, elle lui fit place sur le banc.

—Je suis ici pour affaires. Je viens d'arriver, expliqua-t-il. Mais vous? Comment vous trouvez-vous dans ce désert?

Il ne savait vraiment ce qu'il disait, il avait le sentiment de lui parler à travers des distances infinies, et qu'elle lui échapperait avant qu'il eût pu la rejoindre.

—Moi? Je suis venue aussi pour affaires, répondit-elle, se retournant vers lui: leurs deux visages étaient proches.

Les mots lui parvenaient à peine, il n'entendait que la voix, dont il avait peine à retrouver le timbre. Il ne se rappelait même pas que cette voix fût si profonde, et voilée par instants.

—Vous avez changé votre coiffure, dit-il brusquement, et son cœur battait comme s'il venait de prononcer des paroles définitives.

—Mais non. C'est seulement que j'arrange mes cheveux moi-même en l'absence de Nastasia.

—Nastasia? Elle n'est pas avec vous?

—Non, je suis seule. Pour deux jours, ce n'était pas la peine de l'amener.

—Vous êtes seule à l'hôtel?

Elle le regarda avec son sourire malicieux d'autrefois:

—Cela vous paraît compromettant?... Je comprends: c'est quelque chose qui ne se fait pas... Je n'y avais pas pensé... Car je viens de faire une chose qui se fait encore moins.—La légère nuance d'ironie persistait dans son regard.—Je viens de refuser une somme d'argent qui pourtant m'appartenait.

De la pointe de son ombrelle, qu'elle avait fermée, elle traçait songeuse des dessins sur le sable. Archer se leva, et, debout devant elle:

—Quelqu'un est venu à Boston pour vous rencontrer?

—Oui.

—Avec cette offre?

—Oui.

—Et vous avez refusé à cause des conditions?

—J'ai refusé.

Il se rassit à côté d'elle:

—Quelles étaient les conditions?

—Elles n'étaient pas bien onéreuses: m'asseoir en face de lui à table, de temps à autre.

Il y eut un silence. Archer se sentit subitement muré dans le noir, dans l'impossibilité de trouver une parole.

—Il veut vous ravoir à n'importe quel prix? dit-il enfin.

—À un prix considérable... Du moins, pour moi la somme est considérable.

—Vous êtes venue ici pour le rencontrer?

—Le rencontrer? Lui, mon mari? Dans cette saison, il est toujours à Cowes ou à Bade.

—Il a envoyé quelqu'un?

—Oui.

—Avec une lettre?

—Chargé d'un message... Il n'écrit jamais; hors une lettre que j'ai reçue de lui, je ne me souviens pas qu'il m'en ait écrit aucune autre.

Cette allusion fit monter le sang à ses joues, pendant qu'Archer, de son côté, rougissait aussi.

—Pourquoi n'écrit-il jamais?

—Pourquoi écrirait-il? À quoi servent les secrétaires?

Elle avait prononcé le mot comme n'ayant pas plus d'importance qu'un autre.

La question montait aux lèvres d'Archer: «Est-ce son secrétaire qu'il a envoyé?» mais le souvenir de la seule lettre du comte Olenski à sa femme lui était trop présent. Il hasarda:

—Et le messager...

—Le messager, reprit Mme Olenska, toujours souriante, aurait pu déjà repartir; mais il a voulu rester jusqu'à ce soir, afin de me donner le temps de réfléchir...

—Et vous étiez en train de réfléchir?

—Non, car mon parti est pris. Je suis sortie pour respirer. On étouffe à l'hôtel. Je repars cet après-midi pour Portsmouth.

Archer se leva, jeta un regard sur ce parc où l'été suffocant mettait comme une souillure.

—Cet endroit est horrible! Pourquoi n'allons-nous pas sur la baie? La brise s'est levée, nous aurons moins chaud. Nous pourrions prendre le bateau jusqu'à Point-Arley.

Elle hésitait; il continua:

—Le lundi, il n'y aura pour ainsi dire personne sur le bateau. Mon train ne part pas avant le soir: je retourne à New-York. Qui nous empêche? insista-t-il; et debout, il la regardait. Brusquement, ces mots lui échappèrent:—N'avons-nous pas fait tout ce que nous avons pu?

—Ne dites pas cela!

—Je dirai ce que vous voudrez. Je ne dirai rien, si vous l'ordonnez. Quel mal y aurait-il à cette promenade? Tout ce que je veux, c'est vous entendre, dit-il d'une voix mal assurée.

Elle tira une petite montre d'or attachée à une chaîne émaillée.

—Ne mesurez pas les minutes, s'écria-t-il, soyez généreuse, donnez-moi une journée. Je veux vous arracher à cet homme... À quelle heure doit-il venir?

—À onze heures.

—Alors, venez tout de suite.

—Vous n'avez rien à craindre, même si je ne viens pas.

—Ni vous non plus... si vous venez. Je vous jure que je veux seulement vous écouter, savoir ce que vous avez fait depuis que je vous ai vue.

Une anxiété dans le regard, elle hésitait encore.

—Pourquoi n'êtes-vous pas venu jusqu'à la plage me chercher, le jour où j'étais chez ma grand'mère? demanda-t-elle:

—Parce que vous ne vous êtes pas retournée. Parce que vous n'avez pas senti que j'étais là. Je m'étais juré de ne vous parler, que si vous vous retourniez.

—Mais c'est exprès que je ne me suis pas retournée.

—Vous saviez que j'étais là?

—Je le savais. J'avais reconnu la voiture de May. Et je suis descendue sur la plage.

—Pour vous éloigner de moi le plus possible?

Elle répéta à voix basse:

—Pour m'éloigner de vous le plus possible.

Il répondit, avec un rire jeune et joyeux cette fois.

—Eh bien! vous voyez que c'était inutile! J'aime mieux vous dire tout de suite que, si je suis venu à Boston, c'est uniquement pour vous voir. Mais partons, ne manquons pas notre bateau.

—Notre bateau?—Un pli barra le front de la jeune femme:—Il faut que je rentre à l'hôtel pour laisser un mot.

—Tous les mots que vous voudrez. Vous pouvez écrire ici. Il tira de sa poche un portefeuille et une des nouvelles plumes dites «stylographes.» J'ai même une enveloppe... vous voyez que le destin s'en mêle. Tenez, vous pourrez écrire sur vos genoux; je vais mettre la plume en marche en une seconde...

Elle rit, et penchée, commença d'écrire. Archer s'éloigna. Radieux, il regardait les passants sans les voir. Ceux-ci se retournaient à la vue insolite d'une dame élégante qui écrivait sur ses genoux, sur un banc du Common.

Mme Olenska glissa la feuille de papier dans l'enveloppe, puis elle se leva. Ils se dirigèrent vers Beacon Street, firent signe à un fiacre, se firent conduire à l'hôtel. Devant la porte, Archer tendit la main comme pour prendre la lettre:

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