Au temps de l'innocence
«Dois-je la porter?» dit-il. Mais Mme Olenska secoua la tête, s'élança hors de la voiture et disparut. Il n'était que dix heures et demie; mais le messager, impatient et désœuvré, ne pouvait-il déjà être là, parmi tous ceux qu'Archer entrevoyait dans le hall, attablés devant des boissons rafraîchissantes?
Il attendit, faisant les cent pas. Un jeune Sicilien dont les yeux ressemblaient à ceux de Nastasia voulut cirer ses chaussures, et une Irlandaise lui vendre des pêches. À tout moment, les portes s'ouvraient, des malheureux fondant en eau, le chapeau rejeté en arrière sur les fronts ruisselants, sortaient ou s'engouffraient, lui jetant un regard au passage. Et lui les regardait avec une sorte de stupeur, tous pareils, et pareils aussi à tant d'autres hommes ruisselants qui, à la même heure, sur tout le territoire, passaient aux portes battantes des hôtels.
Soudain un nouveau visage fit sursauter Archer. Il ne fit que l'entrevoir. C'était un jeune homme pâle, lui aussi abattu par la chaleur, mais avec quelque chose de plus vif, de plus personnel, de plus sensible que les autres? Un brusque souvenir s'éveilla dans l'esprit d'Archer, mais s'effaça et disparut. Sans doute, c'était un étranger, égaré ici dans le flot bostonien. Mme Olenska ne revenait pas; il s'inquiétait. «Si elle ne vient pas bientôt, j'irai la chercher,» se dit-il. Les portes s'ouvrirent de nouveau et elle se trouva à ses côtés. Ils montèrent en voiture; Archer regarda sa montre: elle avait été absente trois minutes.
Assis côte à côte sur le banc d'un bateau qui ne transportait que de rares voyageurs, ils ne trouvèrent rien à se dire; ou plutôt, ce qu'ils avaient à se dire se communiquait mieux dans le silence.
Quand les roues du vapeur commencèrent à tourner, que les quais et les entrepôts reculèrent dans le brouillard d'été, il sembla à Archer que tout le vieux monde familier reculait aussi. Il aurait voulu demander à Mme Olenska si elle partageait cette impression, l'impression qu'ils partaient pour un long voyage, dont peut-être ils ne reviendraient jamais. Mais il craignait en parlant de troubler l'eau dormante de sa confiance. À la vérité, il ne voulait pas trahir cette confiance... Pendant des jours et des nuits, la mémoire de leur unique baiser avait brûlé ses lèvres, et la veille encore, quand il se dirigeait vers Portsmouth, le souvenir d'Ellen le traversait comme une flamme; mais, maintenant qu'elle était là et que tous deux se laissaient ainsi porter au courant de l'inconnu, ils semblaient avoir atteint cette mystérieuse et intime communication que la moindre parole peut rompre.
Quand le bateau tourna vers la mer, ils sentirent le souffle de la brise. De molles ondulations ridèrent la baie, puis l'écume parut à la crête des vagues. De lourdes vapeurs couvraient encore la ville, mais au delà s'étendait un monde nouveau d'eaux remuantes, de promontoires dressant leurs phares sous le soleil. Mme Olenska, appuyée au rebord du bateau, buvait la fraîcheur par ses lèvres entr'ouvertes. Elle avait roulé un grand voile autour de son chapeau, mais le visage restait découvert, et Archer fut frappé par son expression de tranquille gaieté.
Dans la salle à manger du petit hôtel, ils trouvèrent une bande en innocente partie de plaisir: des instituteurs et maîtresses d'école en congé, leur dit l'hôtelier.
—Impossible de causer dans tout ce bruit, dit Archer. Je vais demander une petite salle où nous serons seuls.
Mme Olenska ne fit pas d'objection. La pièce où ils entrèrent s'ouvrait sur une longue véranda de bois, que venait battre la mer: ils s'assirent à une table couverte d'une grosse nappe à carreaux rouges sur laquelle étaient posés un flacon de pickles et une tarte aux myrtilles. Jamais cabinet particulier moins équivoque n'avait abrité une promenade clandestine. Archer crut saisir cette impression dans le sourire légèrement amusé de Mme Olenska.
XXIV
Ils déjeunèrent lentement, avec des alternances de mutisme et de causerie fiévreuse. L'enchantement qui les avait tenus éloignés se brisait enfin: ils avaient beaucoup à se dire, et pourtant les paroles qu'ils prononçaient n'étaient souvent que l'accompagnement d'un merveilleux solo de silence. Penchée sur la table, le menton appuyé sur ses mains jointes, Ellen contait sa vie depuis qu'ils ne s'étaient pas vus.
Elle s'était fatiguée de la société de New-York, très aimable, d'une hospitalité presque gênante. Elle n'oublierait jamais l'accueil qu'elle avait reçu à son retour d'Europe; mais l'attrait de la nouveauté passé, elle s'était reconnue, disait-elle, trop «autre.» Aussi, elle s'était décidée à essayer de Washington, où elle trouvait une plus grande diversité de monde et d'idées. Elle était sur le point de s'y installer; elle y ferait un intérieur à la pauvre Medora, qui avait lassé la patience de toute sa famille.
—Mais le Docteur Carver? Vous n'avez pas peur de lui?
—Le danger Carver est passé. Le Docteur Carver est un homme très fort: c'est une femme riche qu'il lui faut. Mais Medora, comme adepte, est pour lui une bonne réclame.
—Adepte de quoi?
—De toutes sortes d'idées sociales, aussi nouvelles que folles. Et pourtant, au fond, ces chimères m'intéressent plus que l'aveugle obéissance à la tradition qui sévit dans notre milieu. Et quelle tradition? Celle des autres. C'est un peu bête d'avoir découvert l'Amérique pour en faire la copie des autres pays!
Le front du jeune homme s'assombrit.
—Et Beaufort? Est-ce que vous dites ces choses-là à Beaufort? demanda-t-il brusquement.
—Certes, et il les comprend très bien. Mais je ne l'ai pas vu depuis longtemps.
—C'est ce que je vous ai toujours dit: vous ne nous aimez pas. Beaufort vous plaît parce qu'il nous ressemble si peu.
Il parcourut des yeux la chambre nue, dont les fenêtres ouvraient sur la plage nue, et les maisonnettes d'un blanc de chaux qui s'alignaient sur la côte.
—Chez nous il n'y a ni personnalité, ni caractère, ni variété. Nous sommes ennuyeux à mourir. Je ne sais pas, fit-il subitement, pourquoi vous ne retournez pas là-bas.
Il s'attendait à une riposte indignée; mais la jeune femme garda le silence et parut réfléchir.
—Pourquoi? prononça-t-elle enfin. Je crois que c'est à cause de vous.
Elle n'aurait pu faire cet aveu avec moins de passion, d'un ton moins propre à flatter une vanité d'homme. Archer rougit jusqu'aux tempes, ne fit pas un mouvement et n'osa pas répondre.
—Du moins, continua-t-elle, c'est vous qui m'avez fait comprendre que, sous l'ennui et l'uniformité de cette vie, se cachent des choses si belles, si nuancées, si délicates, que même celles à quoi je tenais le plus dans mon ancienne vie semblent médiocres en comparaison. Comment dire?... Je n'avais jamais compris jusqu'alors que les plaisirs les plus raffinés s'achètent souvent au prix de la cruauté, de la bassesse... Je veux, continua-t-elle, être parfaitement loyale avec vous et avec moi-même. Longtemps j'ai espéré l'occasion de vous dire quelle sorte de secours vous m'avez apporté, ce que vous avez fait de moi.
Archer l'interrompit avec un rire amer.—Et vous? Qu'est-ce que vous croyez avoir fait de moi?... Oui, de moi, car je suis votre œuvre bien plus que vous n'avez jamais été la mienne. Je suis l'homme qui a épousé une certaine femme parce qu'une autre lui a ordonné de le faire.
À la pâleur d'Ellen succéda une rougeur fugitive.
—Je croyais... vous aviez promis... vous ne deviez pas me dire aujourd'hui de ces choses.
—Ah! que cela est bien d'une femme! Aucune de vous ne veut regarder jusqu'au fond d'une mauvaise affaire.
Elle baissa la voix.
—Est-ce que votre mariage est une mauvaise affaire... pour May?
Debout contre la fenêtre, il tapotait la vitre. Il sentait dans toutes ses fibres la tendresse anxieuse qu'elle avait mise dans ce nom de May.
—Car c'est cela qui importe. N'est-ce pas vous qui m'en avez convaincue? insista-t-elle doucement.
—Moi? répéta-t-il, ses yeux fixés sur la mer.
—Mais oui,—et, suivant sa pensée avec effort:—Si notre sacrifice est inutile, si cela ne sert à rien, tout ce que je suis revenue chercher chez nous, tout ce qui m'avait fait paraître, par contraste, mon passé si vide, si misérable, tout cela ne serait qu'un rêve...
—Et dans ce cas, il n'y a aucune raison pour que vous ne repartiez pas?...
Les yeux d'Ellen s'attachèrent sur lui avec angoisse:
—Est-ce que vraiment il n'y a aucune raison?
—Aucune, si vous avez joué votre va-tout sur le succès de mon mariage. Car mon mariage est manqué.
Elle ne répondit pas, et il continua:
—Vous m'avez, la première, fait entrevoir ce que serait une vraie vie, et en même temps vous me demandiez d'en continuer une qui n'est qu'un mensonge. Cela passe l'endurance humaine.
—Ne dites pas cela, puisque cette vie, je l'endure! s'écria-t-elle.
Ses bras étaient retombés sur la table; elle restait là, le visage exposé au regard du jeune homme, comme dans l'abandon d'un péril désespéré. Ce visage, à ce moment, semblait révéler toute son âme. Archer restait muet, confondu de ce qu'il comprenait tout à coup.
—Vous aussi? Oh! vous aussi? balbutia-t-il.
Les larmes débordèrent des paupières d'Ellen et roulèrent lentement le long de ses joues.
Ni l'un ni l'autre ne fit un mouvement. Archer se sentait étrangement indifférent à la présence physique de la jeune femme: il n'en aurait presque pas eu conscience, si une de ses mains n'avait attiré son regard, la même main sur laquelle, un soir, pour les détourner du visage d'Ellen, il avait fixé ses yeux dans la petite maison de la Vingt-troisième rue. Il avait connu l'amour qui se nourrit de caresses; mais cette passion grandie au plus intime de lui-même, l'élevait au-dessus du désir. Sa seule terreur était de faire un geste qui dispersât le son des paroles d'Ellen... Mais bientôt une sorte de désespoir l'envahit: ainsi ils étaient là, ensemble, tout près l'un de l'autre, et pourtant chacun d'eux restait rivé à sa destinée propre; ils auraient aussi bien pu avoir entre eux la moitié du monde.
—Tout est inutile, puisque vous repartirez, s'écria-t-il.
Elle restait immobile, les paupières baissées:
—Je ne partirai pas maintenant, murmura-t-elle.
—Pas maintenant, mais un jour... Un jour que vous prévoyez déjà?
Elle leva sur lui des yeux clairs.
—Je vous le promets, je ne partirai pas tant que vous aurez du courage, tant que nous pourrons nous regarder en face loyalement, comme aujourd'hui.
Il retomba sur sa chaise.
—Quelle vie pour vous! gémit-il.
—Faudra qu'elle fasse partie de la vôtre?...
—Et la mienne aussi fera partie de la vôtre...
Elle fît signe que oui.
—Et ce doit être tout...—pour l'un et pour l'autre?
—Ce sera tout, n'est-ce pas?
Maintenant ils avaient tout dit. Il se dressa, oubliant son angoisse, ne voyant plus que la douceur infinie de ce visage. Elle se leva aussi, non pour aller au-devant de lui ni pour le fuir, mais tranquille, calme comme si le plus dur de sa tâche était accompli, et qu'elle n'eût plus qu'à attendre: si tranquille, que tandis qu'il s'avançait vers elle, ses mains ouvertes semblaient le guider au lieu de l'écarter. Leurs mains se joignirent, et les bras tendus d'Ellen le tinrent assez éloigné pour qu'il pût lire tout ce qu'exprimait ce visage.
Se tinrent-ils ainsi longtemps? Le temps pour Ellen de communiquer tout ce qu'elle avait à dire, et pour lui de sentir qu'une seule chose importait: ne rien hasarder qui pût faire de cette rencontre la dernière. Il devait confier leur avenir à Ellen, sans rien lui demander d'autre que de le garder serré dans ses mains closes.
—Je ne veux pas, je ne veux pas que vous souffriez, dit-elle avec un sanglot dans la voix en retirant ses mains.
Et lui suppliait:
—Vous ne partirez pas? Vous ne partirez pas?
—Je ne partirai pas, dit-elle.
Cependant la bande des jeunes professeurs quittait la table, prenait ses chapeaux, se mettait en branle pour le quai. Le vapeur blanc attendait devant l'embarcadère, et, au-dessus des eaux lumineuses, Boston émergeait dans la brume.
XXV
Quand il se trouva sur le bateau, parmi les autres touristes, Archer se sentit pénétré d'un calme qui lui apportait à la fois de l'étonnement et de la force. Et pourtant, il n'avait pas même frôlé de ses lèvres la main de Mme Olenska, ni obtenu d'elle un mot de promesse. C'était le résultat de l'équilibre parfait que Mme Olenska avait su établir entre ce qu'ils devaient de loyauté aux autres et de franchise à eux-mêmes. Cet équilibre, elle l'avait trouvé non dans un adroit calcul mais dans la sincérité invincible qu'avaient révélée ses larmes et ses hésitations. Maintenant que le danger était passé, Archer se sentait rempli d'une sorte de crainte rétrospective, et remerciait le sort que nulle vanité masculine, nul désir de jouer un rôle, ne l'eût induit dans la tentation de la tenter elle-même. Après le serrement de mains avec lequel ils s'étaient séparés à la gare, Archer s'était éloigné seul, avec le sentiment qu'il venait de sauver plus d'amour qu'il n'en avait sacrifié.
Il rentra au cercle, s'assit seul dans le salon de lecture, revivant chaque seconde de ces heures passées avec elle. Il voyait de plus en plus clairement que si elle se décidait à rejoindre son mari, ce ne serait pas pour retrouver les avantages de sa vie passée, même aux nouvelles conditions qui lui étaient offertes. Non; elle ne repartirait que si elle se sentait devenir une tentation pour Archer, la tentation de tomber de cette altitude que tous deux avaient voulu atteindre. Elle resterait près de lui aussi longtemps qu'il ne la presserait pas sur la voie du danger, et il dépendrait de lui de la garder ainsi sauve, mais intangible.
Dans le train, ces pensées l'occupaient encore, l'enveloppaient dans une sorte de nuage. Il était toujours dans cet état d'absorption quand il s'éveilla le lendemain matin du sommeil agité du sleeping, dans la suffocation d'une journée de septembre à New-York. Tandis que passait sur le quai le flot des visages flétris de chaleur, tout à coup une figure lui apparut distincte, s'approcha, s'imposa. C'était, il le reconnut, ce même visage de jeune homme qu'il avait vu la veille, sortant de l'hôtel Parker, et dont il avait remarqué le type particulier.
La même impression le saisit à nouveau, s'accompagnant d'un obscur réveil d'anciens souvenirs, lorsque le jeune homme, s'avançant vers Archer, leva son chapeau et dit en anglais:
—Il me semble que nous nous sommes rencontrés à Londres, Monsieur?
—Mais oui, je me souviens, répondit Archer, en lui serrant cordialement la main. Alors, vous êtes venu malgré tout, continua-t-il, en reconnaissant avec curiosité le visage intelligent du petit précepteur avec qui il avait dîné chez Mrs Carfry.
—Je suis venu, dit M. Rivière, avec un sourire nerveux, mais pas pour longtemps. Je repars après-demain.
Comme Archer le priait à déjeuner, il lui demanda seulement à Archer la permission d'aller le voir dans la journée. Archer fixa une heure, et griffonna son adresse.
M. Rivière fut exact au rendez-vous. Ce fut lui qui, avant même d'accepter un siège, ouvrit brusquement l'entretien:
—Je crois vous avoir vu, monsieur, hier à Boston.
Archer allait formuler un mot d'assentiment quand les paroles furent arrêtées sur ses lèvres par quelque chose de mystérieux et cependant de significatif dans le regard insistant de son visiteur.
—C'est étrange, continua M. Rivière, que nous nous soyons rencontrés dans les circonstances où je me trouve.
—Quelles circonstances? interrogea Archer, en se demandant si le précepteur avait besoin d'argent.
M. Rivière persistait à scruter Archer de ses yeux interrogateurs.
—Je suis venu, non pour chercher un emploi, comme je l'avais envisagé lors de notre conversation à Londres, mais pour une mission particulière.
—Ah! s'écria Archer. En un éclair, les deux rencontres, celle de Boston devant l'hôtel, celle de ce matin à la gare, s'étaient liées dans son esprit; il s'arrêta pour considérer la situation qui se révélait soudain. M. Rivière, lui aussi, restait silencieux.
—Une mission particulière, répéta enfin Archer. Sa voix résonnait sèchement; il se sentit maîtrisé par un mouvement de jalousie et de défiance. Tous les doutes suggérés par le dossier de la comtesse Olenska, et toujours refoulés, s'éveillaient en lui. Il fit un effort pour prier M. Rivière de s'asseoir.
—C'est à propos de cette mission que vous vouliez me consulter? demanda Archer.
M. Rivière baissa la tête:
—Je voudrais, si vous le permettez, vous parler de la comtesse Olenska.
Archer savait depuis quelques instants que ce nom allait venir, mais quand il vint, le sang lui monta aux tempes comme s'il avait été frappé par une branche rebondissant dans un fourré.
—Et dans l'intérêt de qui faites-vous cette démarche?
M. Rivière répondit hardiment:
—Je pourrais dire dans son intérêt à elle, si ce n'était manquer aux convenances. Disons plutôt: dans l'intérêt de la simple justice.
Archer le regarda d'un air ironique.
—En d'autres termes, c'est vous qui êtes le messager du comte Olenski?
Le visage bistré de M. Rivière se colora à son tour.
—Pas vis à vis de vous, monsieur. Si je viens vous voir, c'est en me plaçant sur un tout autre terrain.
—Je ne vous comprends pas. Êtes-vous, oui ou non, un mandataire?
Le jeune homme réfléchit.
—Ma mission est terminée. En ce qui concerne Mme Olenska, elle a échoué.
—Je n'y peux rien, reprit Archer, sur le même ton d'ironie.
—Non, mais vous pouvez...
M. Rivière s'arrêta, examina la doublure de son chapeau, qu'il tournait dans ses mains gantées; puis, levant les yeux vers Archer, il reprit:—Vous pouvez, monsieur, j'en suis convaincu, user de votre influence pour qu'elle échoue, de même auprès de la famille de Mme Olenska.
Archer repoussa sa chaise, se leva d'un bond.
—C'est bien ce que j'ai l'intention de faire! s'écria-t-il. Il regardait de haut en bas, avec courroux, le petit Français qui s'était levé aussi.
M. Rivière pâlit.
—Comment, éclata Archer, avez-vous pu croire, puisque vous paraissez vous adresser à moi comme parent de Mme Olenska, que je me placerais à un autre point de vue que celui de sa famille?
M. Rivière le regarda avec angoisse:
—Seriez-vous donc d'accord avec la famille pour penser, qu'en face des nouvelles propositions qui lui sont faites, il est presque impossible à Mme Olenska de ne pas retourner chez son mari?
—Que voulez-vous dire? s'écria Archer.
—Avant de voir Mme Olenska, avant d'aller à Boston, j'ai eu,—sur la demande du comte Olenski,—plusieurs entretiens avec Mr Lovell Mingott. Je crois comprendre qu'il représente l'opinion de sa mère, et que Mrs Manson Mingott exerce une grande influence sur sa famille.
Archer se taisait, dans la stupeur de découvrir que de telles négociations avaient eu lieu sans qu'il en eût seulement été averti. Il comprit que la famille avait cessé de le consulter, avertie par quelque profond instinct de clan qu'il ne la suivrait plus. Il se rappela la remarque de May, le soir de la fête du tir à l'arc: «Peut-être, après tout, Ellen serait-elle plus heureuse avec son mari.» Il se souvint de sa riposte indignée. Il se rendit compte aussi que, depuis lors, sa femme n'avait plus prononcé devant lui le nom de Mme Olenska. L'allusion de May n'avait été sans doute que le brin de paille levé pour voir d'où vient le vent. Le résultat avait été communiqué à la famille, et Archer tacitement exclu de leurs conseils. Il admirait la discipline de tribu qui soumettait May à cette décision. Elle trouvait probablement, avec sa famille, que Mme Olenska aurait une meilleure situation comme femme malheureuse que comme femme séparée, et qu'il était inutile de discuter le cas avec Newland, qui mettait parfois en doute les vérités les plus évidentes.
—Est-il possible, reprit M. Rivière, que vous ne sachiez pas que la famille se demande si elle a le droit de conseiller à la comtesse Olenska le refus des dernières propositions de son mari?
—Celles que vous avez apportées?
—Celles que j'ai apportées.
Archer fut sur le point de répondre que ce qu'il pouvait savoir ou ne pas savoir ne regardait en rien M. Rivière; mais l'attitude du jeune homme lui en imposait, et il répondit à la question par une autre.
—Quel est votre but en venant me parler de tout ceci?
La réponse ne se fit pas attendre.
—Je viens vous prier, monsieur, vous prier avec toute la force dont je suis capable, de ne pas laisser la comtesse Olenska retourner auprès de son mari.
Archer le regarda avec un étonnement croissant.
—Puis-je vous demander, dit-il enfin, si c'est dans ce sens que vous avez parlé à Mme Olenska?
M. Rivière rougit, mais ses yeux ne se baissèrent point.
—J'ai accepté ma mission de bonne foi. Je croyais vraiment, pour des raisons dont il est inutile que je vous importune, qu'il valait mieux pour Mme Olenska retrouver la situation, la fortune et les conditions sociales que la position de son mari lui assure.
—Évidemment; sinon, vous auriez difficilement accepté une pareille mission.
—Je ne l'aurais pas acceptée.
—Alors?
Durant un silence, leurs regards se croisèrent, cherchant à se pénétrer.
—Ah! monsieur, après l'avoir vue, après l'avoir écoutée, j'ai compris qu'elle était mieux ici. J'ai rempli ma mission loyalement. J'ai développé les arguments du comte. J'ai communiqué ses offres, sans y ajouter aucun commentaire personnel. La comtesse a bien voulu m'écouter patiemment; elle a poussé la bonté jusqu'à me recevoir deux fois; elle a étudié impartialement tout ce que j'étais venu lui dire. Et c'est au cours de ces deux conversations que j'ai changé d'avis, et que les choses me sont apparues sous un autre jour.
—Puis-je vous demander à quoi est dû ce revirement?
—Au changement que j'ai constaté en elle.
—Vous connaissiez donc déjà la comtesse?
Le visage du jeune homme se colora à nouveau.
—Je la voyais chez son mari. Je connais le comte Olenski depuis plusieurs années. Vous comprenez qu'il n'aurait pu charger un étranger d'une pareille mission.
—Et de quel genre est ce changement que vous avez constaté?
—Cela est difficile à expliquer... Après tout, ce n'est peut-être pas elle qui a changé, c'est moi qui me suis rendu compte pour la première fois, en la voyant dans son pays, qu'elle est une Américaine, et que certaines choses acceptées dans d'autres, sociétés, ou au moins tolérées, pour une Américaine de son espèce sont impossibles. Si les parents de Mme Olenska connaissaient mieux le milieu où il s'agit pour elle de rentrer, ils la soutiendraient dans son refus; mais ils ont l'air de prendre la démarche du comte pour un élan de tendresse conjugale...
Pendant quelques secondes, Archer ne se sentit pas assez maître de lui pour prononcer une parole. Il entendit M. Rivière reculer sa chaise, comprit que celui-ci s'était levé, et, ayant tourné les yeux vers lui, il le vit aussi ému qu'il l'était lui-même.
—Merci, dit-il, simplement.
—Vous n'avez pas à me remercier, monsieur, c'est moi qui... plutôt...
M. Rivière s'arrêta comme s'il éprouvait, lui aussi, une difficulté à parler. Puis il continua d'une voix plus ferme:
—Je voudrais cependant ajouter une chose, vous m'avez demandé si j'étais au service du comte Olenski. Je suis revenu chez lui, il y a quelques mois, en raison de difficultés personnelles comme il s'en présente quand on a la charge de parents malades ou âgés; mais, depuis que j'ai fait la démarche de venir vous voir pour vous faire certaines confidences, je considère que je ne puis continuer mes fonctions auprès du comte. Je le lui dirai en arrivant.
M. Rivière salua, prêt à se retirer. Archer lui tendit les mains et les deux hommes s'étreignirent.
XXVI
Tous les ans, le quinze octobre, la Cinquième Avenue rouvrait ses persiennes, déroulait ses tapis et raccrochait ses triples rideaux. Vers le premier novembre, ces préparatifs étaient terminés, et la vie mondaine recommençait. Vers le quinze, la saison battait son plein: l'opéra et les théâtres affichaient leurs nouveaux programmes, les invitations pleuvaient; on fixait les dates des bals. Et, invariablement, à cette époque, Mrs Archer disait que New-York était bien changé.
Mrs Archer vivait retirée du monde et l'observait du haut de sa solitude. Secondée par Mr Jackson et Miss Sophy, elle notait chaque craquement nouveau à la surface de la société, chaque plante intruse qui cherchait à pousser entre les carrés réguliers des gros légumes mondains. Toute sa jeunesse durant, Archer s'était amusé de cet oracle annuel, et d'entendre énumérer de menus signes de désagrégation qui avaient échappé à son insouciance de jeune homme. Selon Mrs Archer, New-York ne changeait que pour empirer, et Miss Sophy Jackson, là-dessus, renchérissait.
Mr Sillerton Jackson, en homme du monde, prêtait l'oreille aux lamentations des dames, et suspendait son jugement. Cependant, il ne pouvait nier que la société changeât. Même Newland Archer, le second hiver après son mariage, fut obligé d'avouer que, si le changement n'était pas encore accompli, certainement il était en cours.
Ce sujet fut abordé comme d'habitude au dîner du Thanksgiving Day[2] que donnait Mrs Archer. À la date où elle était officiellement invitée à rendre grâces pour les bénédictions de l'année, elle avait coutume de faire, avec tristesse, quoique sans amertume, le bilan de son petit univers, et de se demander quel objet donner à sa gratitude. Ce n'était certes pas l'état de la société. La société,—si toutefois elle existait encore!—offrait plutôt un spectacle digne des malédictions bibliques et, du reste, chacun savait quelles étaient les intentions du révérend Dr Ashmore quand il avait choisi comme texte un passage de Jérémie pour son sermon d'action de grâces.
—Il n'y a pas de doute, le docteur Ashmore a raison, disait-elle en secouant la tête.
—C'est égal, c'est un singulier texte pour un jour d'actions de grâces, observa Miss Jackson, et son hôtesse reprit sèchement:—Il nous engage à remercier le ciel pour le peu qui nous reste.
—La folie de la toilette d'abord, commença Miss Jackson. Sillerton m'a menée à la première de l'Opéra, et je vous affirme que Jane Merry était la seule qui portât une robe de l'année dernière, une robe venue de chez Worth il y a deux ans; je le sais parce que c'est ma couturière qui rectifie à l'arrivée ses robes de Paris.
—Ah! Jane Merry est des nôtres, dit Mrs Archer en soupirant.
—Oui, reprit Miss Jackson, elle est du petit nombre de celles qui gardent les traditions. Dans ma jeunesse, il était de mauvais goût de porter les dernières modes; Amy Sillerton m'a toujours dit qu'à Boston il fallait mettre en réserve pendant deux ans les robes de Paris. La vieille Mrs Baxter Pennilow, qui faisait très bien les choses, faisait venir douze robes par an: deux de satin, deux de soie et six autres de popeline ou de cachemire fin. C'était une commande à date fixe, et comme elle a été alitée pendant deux ans avant sa mort, ses filles ont trouvé quarante-huit robes de Worth qui étaient toujours restées dans leur papier de soie.
—Boston est plus conservateur que New-York; mais je trouve plus comme il faut de ne porter ses robes françaises qu'après une saison, dit Mrs Archer.
—C'est Beaufort qui a lancé le nouveau genre, en faisant arborer à sa femme ses toilettes parisiennes dès leur arrivée. Quelquefois il faut toute la distinction de Regina pour ne pas ressembler à... à...
Miss Jackson jeta un regard autour de la table, surprit les yeux ronds de Janey, et finit sa phrase dans un murmure inintelligible.
—À ses rivales, dit Mr Sillerton Jackson, comme pour lancer une épigramme.
—Oh! firent les dames, et Mrs Archer ajouta:—La pauvre Regina, son jour de Thanksgiving n'a pas été bien gai. Avez-vous entendu parler, Sillerton, des bruits qui courent sur les spéculations de Beaufort?
Mr. Jackson fit un oui nonchalant. Tout le monde était au courant: il dédaignait de confirmer une histoire passée déjà dans le domaine public.
Il se fit un lourd silence. Personne n'aimait véritablement Beaufort, et on n'eût pas été fâché d'apprendre les pires choses sur sa vie privée. Cependant, qu'il pût entacher d'un déshonneur financier la famille de sa femme, c'était là un scandale dont ses ennemis eux-mêmes ne pouvaient se réjouir. Le vieux New-York d'Archer tolérait l'hypocrisie dans les relations privées, mais en affaires il exigeait une honnêteté complète et inattaquable. Il n'était personne qui ne se rappelât comment, après la dernière faillite de Wall Street, les chefs de la maison qui croulait avaient été frappés d'anéantissement social. Il en serait de même pour les Beaufort, en dépit du pouvoir du banquier et de la vogue mondaine de sa femme. Toute la force liguée de ses parents ne pourrait sauver la pauvre Regina, si les bruits qu'on faisait courir sur les spéculations illicites de son mari se confirmaient.
La conversation aborda des sujets moins sombres, mais qui semblaient tous renforcer chez Mrs Archer le sentiment que la société était en train de s'effondrer.
—Je sais, Newland, que tu autorises la chère May à aller aux dimanches de Mrs Struthers, commença-t-elle.
May l'interrompit en riant:
—Oh! vous savez, tout le monde va maintenant chez Mrs Struthers. Elle a été invitée à la dernière réception de grand'mère.
—Je sais, je sais, ma chérie, soupira Mrs Archer, mais que voulez-vous, quand on ne va dans le monde que pour s'amuser! J'en veux encore un peu à votre cousine Mme Olenska d'avoir été la première à patronner Mrs Struthers.
Une rougeur subite colora le visage de la jeune Mrs Archer.
—Oh! Ellen, murmura-t-elle, du même ton de désapprobation dont ses parents auraient dit: «Oh! les Blenker!»
C'était la note adoptée par la famille quand il s'agissait de Mme Olenska, depuis que celle-ci, contre l'avis de ses parents, s'était dérobée aux avances de son mari. Pourtant, chez May, cette attitude surprenait; Archer la regardait, gêné, et la sentant étrangère à lui, comme cela lui arrivait chaque fois qu'elle subissait l'ambiance familiale. Elle ajouta:
—Je ne crois pas qu'Ellen se soucie beaucoup de l'opinion du monde.
Chacun savait que la comtesse Olenska n'était plus dans les bonnes grâces de sa famille. La vieille Mrs Manson Mingott elle-même, son champion, avait dû renoncer à la défendre quand elle avait refusé de rejoindre son mari. Les Mingott n'avaient pas formulé tout haut leur opinion: la solidarité chez eux était trop forte. Comme le disait Mrs Welland, ils s'étaient contentés de laisser la pauvre Ellen chercher un milieu à son niveau, et elle l'avait trouvé dans les obscures régions où régnaient les Blenker, et où les «gens de lettres» célébraient leurs rites sans prestiges. C'était incroyable, mais c'était un fait: Ellen tournant le dos à son destin de privilégiée se déclassait. La conclusion n'en était que plus évidente; elle avait commis une lourde faute en ne retournant pas chez Olenski. Après tout, la place d'une jeune femme était sous le toit de son mari, surtout quand elle l'avait quitté dans des circonstances que—hum!—si on voulait y regarder de près...
—Mme Olenska est très appréciée par les messieurs, observa miss Sophy avec un faux air de conciliation.
—Ah! c'est là le danger pour une jeune femme comme Mme Olenska, opina tristement Mrs Archer; et là-dessus les dames ramassèrent leurs traînes pour se rendre dans le salon pendant que les hommes gagnaient la bibliothèque gothique.
Installé devant le feu, consolé de l'insuffisance du dîner par la perfection de son cigare, Mr Jackson devint communicatif et important:
—Si le krach Beaufort se produit, il y aura des révélations, annonça-t-il.
Archer leva vivement la tête. Ce nom suscitait toujours en lui une vision précise: la lourde personne de Beaufort, dans son opulente pelisse, s'avançant sur la neige à Skuytercliff.
—C'est inévitable, continua Mr Jackson. Ce sera la plus vilaine des lessives. Car ce n'est pas pour Regina qu'il a dépensé son argent.
—Espérons qu'il s'en tirera, dit Archer, désireux de changer de sujet.
Une pensée l'obsédait. Pourquoi May avait-elle rougi au nom d'Ellen? Quatre mois s'étaient écoulés depuis la journée d'été qu'il avait passée avec Mme Olenska. Depuis, il ne l'avait pas revue. Sachant qu'elle était retournée à Washington dans la petite maison qu'elle habitait avec Medora Manson, il lui avait écrit une fois pour lui demander quand il pourrait la revoir; elle avait répondu: «Pas encore.» Depuis, plus rien; mais il lui avait érigé dans son cœur un sanctuaire qui bientôt était devenu le seul théâtre de sa vie réelle; là aboutissaient toutes ses idées, tous ses sentiments. Hors de là, sa vie ordinaire lui semblait de plus en plus irréelle. Il se heurtait contre les préjugés et les points de vue traditionnels comme un homme absorbé se heurte contre le mobilier de sa chambre. Il était absent. Il s'étonnait parfois que les personnes qui l'entouraient pussent s'imaginer qu'il fût encore là.
Mr Jackson reprit:
—Je ne sais pas jusqu'à quel point la famille de votre femme se rend compte combien ce refus de Mme Olenska est regrettable.
—Et pourquoi regrettable?
Le regard de Mr Jackson coula le long de sa jambe, jusqu'à la chaussette lisse bordée de l'escarpin verni.
—Eh bien! sans chercher plus loin, de quoi vivra-t-elle maintenant?
—Maintenant?
—Oui: si Beaufort est ruiné...
Archer se leva d'un bond, frappant du poing le bureau de noyer: les couvercles du double encrier de cuivre sursautèrent.
—Que voulez-vous dire par là?
Mr Jackson, se redressant un peu, regarda avec sang-froid la figure bouleversée du jeune homme.
—Mon Dieu, je tiens de bonne source,—en fait, de la vieille Catherine elle-même,—que la famille a considérablement réduit la rente de la comtesse Olenska depuis qu'elle a refusé de retourner chez son mari. Par ce refus, la comtesse a aussi renoncé aux sommes qui lui avaient été reconnues par contrat.
Archer, appuyé contre la cheminée, secoua sur le foyer les cendres de son cigare.
—Je ne sais rien des affaires de Mme Olenska; mais je n'ai pas besoin de les connaître pour être certain que ce que vous insinuez...
—Oh! ce n'est pas moi, c'est Lefferts, interrompit Mr Jackson.
—Lefferts! qui lui a fait la cour, et qui a été remis à sa place, dit Archer avec mépris.
—Ah! il lui a fait la cour? rétorqua l'autre, comme si c'était là ce qu'il avait cherché à savoir.
Archer s'était laissé prendre au piège.
—Allons, allons! reprit Mr Jackson, c'est fâcheux qu'elle ne soit pas partie avant la faillite Beaufort. Si elle part maintenant et que celui-ci croule, l'impression, qui, entre nous, n'est pas particulière à Lefferts, sera confirmée.
—Elle ne partira certainement pas! à présent moins que jamais!...
Archer n'eut pas plus tôt prononcé ces mots qu'il se rendit compte qu'il était de nouveau tombé dans un piège.
Le vieillard le fixa du regard.
—C'est votre avis? Vous avez vos raisons, sans doute. Mais tout le monde vous dira que les quelques sous qui appartiennent à Medora Manson sont entre les mains de Beaufort. Et comment les deux femmes pourront-elles surnager s'il vient à sombrer? Mme Olenska peut encore amadouer la vieille Catherine, qui avait pourtant violemment pris parti pour le retour chez le mari. La vieille Catherine pourrait lui faire une belle rente; mais nous savons tous qu'elle n'aime pas à se séparer de son argent. Et le reste de la famille a tout intérêt à ne pas voir rester ici Mme Olenska.
Archer brûlait d'une colère impuissante. Tout l'avertissait d'être prudent, mais les insinuations à propos de Beaufort l'exaspéraient. Pourtant Mr Jackson, sous le toit de sa mère, était son hôte. Le vieux New-York observait scrupuleusement l'étiquette de l'hospitalité: un désaccord avec un invité ne devait pas dégénérer en dispute.
—Allons-nous rejoindre ma mère? proposa Archer sèchement, quand Mr Jackson eut laissé tomber dans le cendrier de cuivre son dernier cône de cendres.
Pendant le retour, May garda un silence singulier; Archer se souvint de sa brusque rougeur à dîner, et sentit une menace. Laquelle? Il ne le devinait pas; mais il lui suffisait de se souvenir que c'était le nom de Mme Olenska qui avait si visiblement troublé sa femme.
Ils montèrent l'escalier. Archer se dirigea vers la bibliothèque, où May le suivait ordinairement; mais il l'entendit prendre le couloir qui conduisait à sa chambre.
—May, appela-t-il brusquement.
Elle revint sur ses pas.
—Cette lampe file encore. Les domestiques pourraient faire attention à la mèche, grommela-t-il, nerveux.
—Je regrette. Cela n'arrivera plus, dit-elle, de ce ton ferme et dégagé qu'elle avait appris de sa mère. Elle se pencha pour baisser la mèche. La façon qu'elle avait déjà de se plier à son humeur, comme s'il était un Mr Welland plus jeune, énervait Archer.
—May, dit-il tout à coup, je peux être obligé d'aller à Washington pour quelques jours,—bientôt,—la semaine prochaine peut-être.
La main de la jeune femme resta appuyée sur la clef de la lampe pendant qu'il parlait. La chaleur de la flamme avait donné de l'éclat à son visage, mais elle pâlit en regardant son mari.
—Pour affaires? demanda-t-elle, d'un ton qui impliquait qu'il ne pouvait y avoir d'autre raison, et qu'elle avait posé la question automatiquement, pour achever la phrase.
—Naturellement. Il y a une question de brevet qui vient devant la Cour Suprême.
Il donna le nom de l'inventeur, et continua, fournissant des détails avec un luxe de fausse précision.
—Le changement vous fera du bien, dit-elle simplement quand il eut fini; et elle ajouta, du ton qu'elle aurait pris pour lui rappeler quelque devoir ennuyeux, en le regardant dans les yeux avec un sourire franc et candide:
—Et surtout, n'oubliez pas d'aller voir Ellen.
Ce fut le seul mot prononcé entre eux sur ce sujet, mais dans leur code cela signifiait: «Vous comprenez, bien entendu, que je sais tout ce qui a été dit sur Ellen, et que je suis de tout cœur avec ma famille dans l'effort tenté pour l'engager à retourner chez son mari. Je sais aussi que, pour des raisons que vous n'avez pas cru devoir me dire, vous l'avez dissuadée de suivre ce conseil unanime. Je sais que c'est avec votre appui qu'Ellen nous brave tous, et s'expose aux critiques auxquelles Mr Jackson a probablement fait allusion ce soir. C'est du reste ce qui vous a rendu si nerveux. Puisque rien jusqu'ici n'a pu vous faire changer d'attitude, j'interviens à mon tour, sous la seule forme admise entre gens bien élevés quand ils ont quelque chose de pénible à se communiquer. Comprenez bien que je sais votre intention bien arrêtée de voir Ellen quand vous serez à Washington, et que vous n'y allez peut-être que pour cela; et puisque vous la verrez sûrement, je veux que ce soit avec mon entière et absolue approbation.»
Sa main était encore sur la clef de la lampe quand le dernier mot de ce message muet parvint à Archer. Elle baissa la mèche, leva le globe et souffla sur la flamme.
—Elles sentent moins quand on les éteint en soufflant, expliqua-t-elle, avec son ton assuré de maîtresse de maison. Sur le pas de la porte, elle se retourna et attendit le baiser de son mari.
[2]Le Thanksgiving Day est une fête nationale des États-Unis qui a lieu le dernier jeudi de novembre. Une proclamation du Président invite tous les citoyens à rendre grâces au ciel pour les bienfaits reçus pendant l'année.
XXVII
Le lendemain, dans Wall Street, les nouvelles de la situation de Beaufort étaient plus rassurantes. On savait qu'en cas d'urgence, le banquier trouverait de puissants appuis. Et, ce soir-là, quand Mrs Beaufort parut à l'Opéra parée de son même sourire et d'un nouveau collier d'émeraudes, la société poussa un soupir de soulagement.
Archer s'était décidé au voyage à Washington. Il attendait seulement l'ouverture du procès dont il avait parlé à May, pour en faire coïncider la date avec son absence. Mais le mardi suivant, ayant appris par Mr Letterblair que la cause était remise de plusieurs semaines, il rentra chez lui résolu à partir malgré tout le lendemain. Il y avait toute chance que May, qui ne savait rien de sa vie professionnelle, et n'y portait aucun intérêt, n'apprît pas ce renvoi de l'affaire, et ne se rappelât pas les noms des plaideurs, s'ils étaient prononcés devant elle. Quoi qu'il dût arriver, il avait besoin de revoir Mme Olenska. Il avait trop de choses à lui dire...
Le lendemain, quand il arriva au bureau, il trouva Mr Letterblair extrêmement troublé. En fait, Beaufort n'avait pas réussi à «s'en tirer,» mais, en répandant des rumeurs favorables, il avait rassuré ses déposants, et de fortes sommes avaient été versées à la banque jusqu'à la veille au soir. Puis les bruits fâcheux avaient repris leur vol. En conséquence, une foule de déposants avaient déjà envahi la banque et très probablement elle fermerait ses portes, avant la nuit. Cette manœuvre de la dernière heure, tentée par Beaufort, était qualifiée de la façon la plus dure, et sa faillite s'annonçait comme une des plus déshonorantes dans l'histoire de Wall Street.
L'étendue du désastre laissait Mr Letterblair atterré.
—J'ai vu de vilaines choses de mon temps, mais rien de pareil. Tout le monde est atteint, d'une manière ou d'une autre. Et que fera-t-on pour Mrs Beaufort? Que peut-on faire pour elle? Je plains Mrs Manson Mingott plus que n'importe qui; à son âge, on ne sait jamais l'effet que peut produire une pareille catastrophe. Elle a toujours eu confiance en Beaufort. Elle en avait fait un ami! Puis il y a toute la famille Dallas. La pauvre Mrs Beaufort est alliée à chacun de vous. Sa seule ressource serait de quitter son mari. Mais qui peut le lui conseiller? Son devoir est auprès de lui, et elle n'a jamais eu l'air de s'apercevoir qu'il la trompait.
On frappa à la porte. Un clerc remit une lettre à Archer. Le jeune homme, reconnaissant l'écriture de sa femme, ouvrit l'enveloppe et lut: «Voulez-vous rentrer le plus tôt possible? Grand'mère a eu une légère attaque la nuit dernière. Elle a appris, on ne sait comment, avant nous tous, les affreuses nouvelles de la banque. Mon oncle Lovell est absent de New-York, et le scandale a tellement bouleversé mon pauvre papa qu'il ne peut pas quitter sa chambre. Maman a le plus grand besoin de vous. Je vous en prie, venez tout droit chez grand'mère.»
Quelques minutes plus tard, Archer était chez Mrs Mingott. Le vestibule avait l'aspect insolite que prend une maison bien tenue devant l'invasion soudaine de la maladie. Des manteaux et des fourrures s'entassaient sur les chaises; une trousse et un pardessus de médecin se trouvaient sur la table, où lettres et cartes déjà s'accumulaient.
May mena Archer dans le boudoir de la vieille dame. Ce fut là que Mrs Welland communiqua à son gendre, d'une voix basse, épouvantée, les détails de l'accident. La veille au soir, il s'était passé quelque chose de terrible et de mystérieux. Juste au moment où Mrs Mingott venait de finir sa patience, la sonnette de la porte avait retenti, et une dame soigneusement voilée, que les domestiques ne reconnurent pas tout d'abord, avait demandé à être introduite.
Le maître d'hôtel, au son d'une voix familière, avait ouvert les portes du boudoir en annonçant: «Mrs Julius Beaufort.» Les deux dames avaient dû rester ensemble, estimait-il une heure à peu près. Quand Mrs Mingott sonna, Mrs Beaufort s'était déjà esquivée, et la vieille dame était seule, assise dans son grand fauteuil, toute blanche et effrayante à voir. Elle fit signe au maître d'hôtel de l'aider à regagner sa chambre. Sa femme de chambre la mit au lit et se retira. Mais à trois heures du matin, la sonnette retentit encore, et les deux domestiques accoururent à cet appel insolite (la vieille Catherine dormait ordinairement comme un enfant). C'est alors qu'ils avaient trouvé leur maîtresse appuyée contré les oreillers, les lèvres grimaçantes, tandis qu'une de ses petites mains pendait inerte au bout de l'énorme bras.
L'attaque était légère; mais l'alarme avait été grande, et plus grande encore fut l'indignation quand on apprit, par les fragments de phrases que balbutia la malade, que Regina Beaufort était venue lui demander de soutenir son mari, de ne pas les «lâcher,» comme elle disait, en somme, d'engager toute la famille à couvrir et à patronner l'abominable scandale!
—Je lui ai dit: «L'honneur a toujours été l'honneur, et l'honnêteté l'honnêteté, dans la maison de Manson Mingott; et il en sera ainsi tant qu'on ne m'emmènera pas les pieds devant,» avait bégayé la vieille dame, avec la voix épaisse de l'hémiplégie. Et quand Regina Beaufort avait dit: «Mais mon nom, ma tante, mon nom est Regina Dallas,» j'ai dit: «Ton nom était Beaufort quand il t'a couverte de bijoux, et doit rester Beaufort maintenant qu'il t'a couverte de honte.»
Mrs Lovell Mingott, qui écrivait dans une pièce voisine, vint se mêler à l'entretien. De leur temps, disaient les deux belles-sœurs, une femme dans le cas de Regina n'avait qu'une idée: s'effacer et disparaître avec son mari.
—On dit que le collier d'émeraudes qu'elle portait à l'opéra vendredi dernier, ajouta Mrs Lovell Mingott, avait été envoyé par le bijoutier, à condition, dans la journée. Je me demande s'il le reverra jamais.
Archer écoutait l'inexorable chœur. Lui aussi était trop profondément imbu du code de l'honnêteté financière pour céder à la pitié: une probité sans tache était le «noblesse oblige» du vieux New-York des affaires. Pour Mrs Beaufort, Archer éprouvait certainement plus de compassion que n'en témoignaient ses parents indignés; mais-il lui semblait que le lien entre mari et femme, même s'il pouvait se briser dans la prospérité, devenait indissoluble dans l'infortune. Comme le disait Mr Letterblair, la place d'une femme était à côté de son mari dans l'adversité. Quant à la société, il y a des malheurs dont elle s'éloigne; et la prétention inouïe de Mrs Beaufort d'y trouver un appui semblait faire d'elle presque la complice du banquier. Couvrir un déshonneur, c'était la seule chose à quoi la famille en tant qu'institution dût se refuser.
La femme de chambre mulâtre pria Mrs Lovell Mingott de passer dans le vestibule, et peu après, cette dernière revint, fronçant les sourcils.
—Ma belle-mère veut que je télégraphie à Ellen Olenska. J'avais écrit à Ellen, bien entendu, ainsi qu'à Medora; mais il paraît que cela ne suffit pas. Je dois envoyer une dépêche immédiatement, et lui dire qu'elle vienne seule.
May proposa:
—Voulez-vous que j'écrive le télégramme, ma tante? S'il part tout de suite, Ellen pourra prendre le train de demain matin.
Elle prononça les deux syllabes «Ellen» d'une voix claire, comme si elle tapait sur deux clochettes d'argent.
—Comment faire? dit Mrs Lovell Mingott. Jasper et le valet de pied sont tous les deux sortis pour porter des lettres et des télégrammes.
May se retourna vers son mari avec un sourire:
—Newland s'en chargera. Voulez-vous porter le télégramme, Newland?
Archer acquiesça, et elle s'assit devant le bonheur-du-jour en palissandre pour écrire la dépêche. Elle la sécha soigneusement et la tendit à Archer.
—Quel dommage que vous, deviez justement vous croiser avec Ellen!—Newland, ajouta-t-elle, en se tournant vers sa mère, est obligé d'aller à Washington pour une affaire de brevet qui vient devant la Cour Suprême.
Sur le point de sortir, Archer entendit sa belle-mère qui disait, s'adressant probablement à Mrs. Lovell Mingott:
—Pourquoi vous fait-elle appeler Ellen Olenska? et la voix cristalline de May reprit: Peut-être veut-elle insister encore une fois pour qu'Ellen retourne auprès de son mari.
La porte de la maison se referma, et Archer se dirigea d'un pas pressé vers le bureau télégraphique.
XXVIII
—O—ol—ol—Comment ça s'écrit-il? demanda la voix aigre de la jeune télégraphiste à qui Archer tendait la dépêche.
—Olenska—O—len—ska, répéta-t-il, reprenant le télégramme pour inscrire le nom en caractères plus lisibles au-dessus de la large écriture enfantine de May.
—C'est un nom bien exotique pour notre quartier, fit une voix inattendue, et Archer, se retournant, vit auprès de lui Lawrence Lefferts. Imperturbable, celui-ci tirait sa belle moustache, en affectant de ne pas regarder la dépêche.
—Je pensais bien vous rencontrer ici, Newland. En apprenant l'attaque de la vieille Mrs Mingott, je suis parti pour demander des nouvelles, et je vous ai aperçu tournant le coin. Vous en venez, je suppose?
Archer fit signe que oui, et poussa le télégramme sous le guichet.
—Ça va mal, hein? continua Lefferts. On avertit la famille? Ça doit être grave, si vous y comprenez la comtesse Olenska!
Les lèvres d'Archer se serrèrent et il eut une furieuse envie de gifler ce long, élégant et vaniteux visage.
—Qu'entendez-vous par là? questionna-t-il sèchement.
Lefferts, qui d'ordinaire évitait les discussions, leva les sourcils, comme pour rappeler à son compagnon que derrière le grillage se tenait une oreille attentive. Rien n'était de plus mauvais ton (Lefferts le faisait comprendre par ce geste) que de se quereller dans un lieu public.
Archer était exaspéré; mais il fallait éviter un incident sur le nom de Mme Olenska. Il paya le télégramme, et les deux jeunes gens sortirent ensemble. Dans la rue, Archer, ayant retrouvé son sang-froid, déclara que Mrs Mingott allait beaucoup mieux. Lefferts se déclara heureux et soulagé et s'empressa de passer à la faillite de Beaufort qui était annoncée par tous les journaux, reléguant au second plan la nouvelle de l'attaque de Mrs Mingott.
Tout New-York était contristé par l'histoire du déshonneur de Beaufort. Quant à Mrs Beaufort, depuis sa démarche nocturne auprès de Mrs Manson Mingott, on la trouvait plus cynique encore que lui. Pourtant elle n'avait pas l'excuse d'une origine étrangère. Il y avait un certain plaisir à se rappeler que Beaufort était un étranger; mais si une Dallas de la Caroline du Sud prenait parti pour lui, et disait avec désinvolture qu'il rétablirait bientôt sa situation, l'argument perdait de sa valeur. Il n'y avait plus qu'à plaindre les malheureuses victimes, telles que Medora Manson, les pauvres vieilles Miss Lanning, et d'autres dames de bonnes familles, mal conseillées, qui, si elles avaient seulement écouté Mr Henry van der Luyden...
—Ce que les Beaufort ont de mieux à faire,—disait Mrs Archer, se résumant comme pour un diagnostic,—c'est d'aller vivre dans la petite propriété de Regina dans la Caroline du Nord. Beaufort a toujours eu une écurie de courses: il pourrait faire l'élevage de trotteurs. Je croirais volontiers qu'il a toutes les qualités d'un excellent maquignon.
Le lendemain, Mrs Manson Mingott allait beaucoup mieux; elle avait retrouvé assez de voix pour ordonner que le nom des Beaufort ne fut plus prononcé devant elle. Quand vint le Dr Bencomb, elle demanda quelle mouche piquait sa famille de faire tant d'embarras autour de sa santé.
—Voilà ce qui arrive aux gens de mon âge quand ils s'obstinent à manger du poulet en mayonnaise le soir, observa-t-elle; et, le médecin ayant changé fort à propos son régime, l'attaque prit le nom d'indigestion.
Cependant, malgré la fermeté de son attitude, la vieille Catherine ne se remit pas tout à fait d'aplomb. Cette indifférence qui est un effet de l'âge n'avait pas diminué sa curiosité pour les affaires des autres, mais lui avait enlevé toute pitié pour leurs chagrins. Elle parut n'éprouver aucune difficulté à chasser le désastre Beaufort de sa pensée. Mais, pour la première fois, elle commença de s'intéresser à certains membres de sa famille auxquels jusqu'alors elle n'avait témoigné aucun intérêt.
Mr Welland, en particulier, eut ce privilège d'attirer son attention. C'était celui de ses gendres qu'elle avait le plus constamment ignoré, et tous les efforts de sa femme pour le représenter comme un esprit rare (si seulement il avait voulu se faire valoir) n'avaient provoqué chez elle qu'un gloussement de dérision. Mais comme valétudinaire il méritait la considération; Mrs Mingott l'invita à venir la voir, afin de comparer leurs régimes, dès que sa température le permettrait.
Vingt-quatre heures après l'envoi de la dépêche à Mme Olenska, un télégramme annonça qu'elle arriverait de Washington le lendemain soir. Qui prendrait le bac pour aller la chercher au terminus de Jersey City? Chez les Welland, où les Newland Archer se trouvaient à déjeuner, la difficulté semblait aussi insurmontable que si le Hudson avait été l'Atlantique, et la discussion devint très animée. Mrs Welland ne pouvait aller à la rencontre de sa nièce puisqu'elle devait accompagner son mari chez Mrs Mingott, et qu'il fallait garder le coupé pour ramener Mr Welland, s'il se trouvait trop impressionné par cette première visite à sa belle-mère après l'attaque. Les fils Welland seraient à leurs affaires. La voiture de Mrs Mingott devait aller chercher Mr Lovell Mingott, qui arrivait à cette même heure à une autre gare, et on ne pouvait demander à May, par un soir d'hiver, d'aller seule jusqu'à Jersey City, même dans sa voiture. Pourtant, ce serait peu aimable, et contraire au désir de Mrs Mingott, de laisser arriver Mme Olenska sans qu'un membre de la famille l'attendît à la gare. Archer proposa:
—Voulez-vous que j'aille la chercher? Je peux facilement quitter mon bureau assez tôt pour retrouver le coupé au bac, si May veut l'y envoyer.
Pendant qu'il parlait, il sentait son cœur battre follement.
Mrs Welland poussa un soupir de soulagement, et May enveloppa son mari d'un sourire approbateur.
—Vous voyez, maman, tout s'arrange, dit-elle, se penchant pour déposer un baiser d'adieu sur le front inquiet de sa mère.
Le coupé de May l'attendait à la porte. En s'installant, elle dit à son mari:
—Expliquez-moi comment vous pourrez aller demain au-devant d'Ellen, et la ramener, si vous partez pour Washington?
—Je ne vais plus à Washington. Le procès est ajourné.
—C'est singulier. J'ai vu ce matin un mot de Mr Letterblair, adressé à maman, disant qu'il allait demain à Washington pour une grosse affaire de brevets qu'il doit plaider devant la Cour Suprême. Vous m'avez bien dit que c'était une affaire de brevets, n'est-ce pas?
—Justement; nous ne pouvons pas tous y aller et Letterblair a décidé ce matin qu'il irait.
—Alors l'affaire n'est pas ajournée? continua-t-elle, avec une insistance qui lui ressemblait si peu qu'Archer sentit le sang lui monter au visage.
—L'affaire, non, mais mon départ, répondit-il, maudissant toutes les explications inutiles qu'il avait données pour préparer son voyage. Où avait-il lu que les menteurs adroits donnent des explications, mais que les plus adroits n'en donnent pas? Ce qui lui était odieux, c'était moins encore de faire un accroc à la vérité, que de voir May s'appliquer à faire semblant qu'elle ne remarquait pas son mensonge.
—Je n'irai que plus tard, et cela se trouve bien, puisque cela arrange votre famille, continua-t-il, dissimulant son irritation sous un accent ironique.
À cet instant, leurs regards se croisèrent, et peut-être leurs pensées se pénétrèrent plus avant que l'un et l'autre ne l'auraient désiré.
—Oui, acquiesça May avec un sourire voulu, cela tombe très bien que vous puissiez aller au-devant d'Ellen. Cela fait plaisir à maman.
—J'en suis enchanté.
La voiture s'arrêta à la station de tramway où Newland devait descendre pour regagner Wall Street. May posa sa main sur celle de son mari:
—Adieu, mon chéri, dit-elle.
Ses yeux étaient si bleus qu'il se demanda plus tard s'il ne les avait pas vus briller à travers des larmes.
Il traversa rapidement le square, se répétant, comme dans une sorte de chant intérieur:
—Il faut deux bonnes heures pour aller de Jersey City chez la vieille Catherine; deux bonnes heures, et peut-être plus...
XXIX
L'élégant coupé bleu de May, cadeau de noces des Welland, et dont le vernis était encore neuf, attendait Archer au bac. Il y monta et y fut transporté confortablement à Jersey City.
C'était un après-midi sombre et neigeux, et les becs de gaz éclairaient faiblement la grande gare bruyante. Pendant qu'il arpentait le quai, Archer pensait à ces prophètes qui annonçaient qu'un tunnel passerait un jour sous l'Hudson, et amènerait directement à New-York les trains de Pennsylvanie. C'était la confrérie des visionnaires, de ceux qui prédisaient également des machines volantes, des bateaux traversant l'Atlantique en cinq jours, l'électricité remplaçant le gaz, la télégraphie sans fil, et autres merveilles des Mille et une nuits.
—Tout cela m'est bien égal, songeait-il, puisqu'il n'y a pas aujourd'hui un tunnel sous l'Hudson.
Avec une joie d'écolier, il se figurait Mme Olenska descendant du train; il l'apercevrait de très loin, parmi les visages indifférents. Elle s'appuierait à son bras; il la guiderait vers la voiture; ils s'approcheraient lentement du bac, patinant sur le quai encombré de chevaux, de lourdes charrettes qui s'ébranlaient sous les vociférations des conducteurs. Et puis viendrait le silence soudain du départ, quand, sur le bac, ils seraient assis côte à côte, dans la voiture, sous la neige, tandis que la rive semblerait les fuir.
La lointaine clameur du train s'approcha; puis la locomotive s'engouffra sous le hall. Archer se poussa à travers la foule, fouillant fiévreusement du regard chaque fenêtre des voitures haut perchées. Tout à coup, à deux pas de lui, il aperçut Mme Olenska. Elle était très pâle: la surprise se lisait dans ses yeux. Leurs mains s'unirent, Archer sentit le bras d'Ellen glisser sous le sien. Il lui fraya un passage dans la foule; puis, tout se passa comme il l'avait rêvé. Il l'installa dans le coupé avec ses bagages, et eut plus tard le vague souvenir de l'avoir dûment rassurée sur la santé de sa grand'mère, et de lui avoir résumé la situation de Beaufort. Il fut frappé du ton qu'elle eut pour dire: «Pauvre Regina!» Pendant ce temps la voiture sortait de la gare et descendait la pente qui conduisait au quai, entre les chevaux effarés, les fourgons en attente. Tout à coup, ils croisèrent un corbillard vide. Oh! ce corbillard! Ellen ferma les yeux et saisit la main d'Archer.
—Pourvu que ce ne soit pas un avertissement. Pauvre grand'mère!
—Mais non! Elle va beaucoup mieux; elle va très bien, vraiment. Là, nous l'avons dépassé! s'écria-t-il, comme si on avait conjuré le mauvais sort.
Quand la voiture s'engagea sur le bac, il se pencha, défit le bouton qui fermait l'étroit gant brun de la main qu'il tenait encore, et en baisa la paume. Elle se dégagea doucement. Il dit:
—Vous ne comptiez pas me voir aujourd'hui?
—Certes non.
—J'ai failli vous manquer. J'avais tout arrangé pour aller vous retrouver à Washington. Nous nous serions croisés.
Elle poussa un petit oui, comme effrayée qu'ils eussent été si près de se manquer.
—Savez-vous que je me rappelais à peine comment vous êtes?
—Comment je suis?
—Je veux dire... Comment vous expliquer? C'est toujours la même chose: à chaque rencontre, c'est comme si je vous voyais pour la première fois, comme si vous m'arriviez... de l'inconnu.
—Oui... je comprends.
—Est-ce que?... Moi aussi, pour vous?
Elle se tourna du côté de la vitre. Il l'appela:
—Ellen! Ellen! Ellen!
Elle ne répondit pas; et, sans plus rien dire, il regarda son profil s'effacer peu à peu dans le crépuscule rayé de neige. Qu'avait-elle fait pendant ces quatre longs mois? Combien peu ils se connaissaient, après tout! Les minutes passaient; mais il avait oublié tout ce qu'il voulait lui dire; il ne savait que méditer sur le mystère par lequel ils se trouvaient à la fois unis et si séparés. Être assis l'un contre l'autre sans même se voir, n'était-ce pas l'image de leur destin?
—Quelle jolie voiture! Est-ce celle de May? demanda-t-elle tout à coup.
—Oui.
—Alors, c'est elle qui vous a envoyé pour me chercher? Comme c'est aimable!
Un moment de silence; puis il dit d'une voix changée:
—Le secrétaire de votre mari est venu me voir le lendemain du jour où nous nous sommes rencontrés à Boston.
Dans sa courte lettre à Mme Olenska, Archer s'était gardé de mentionner la visite de M. Rivière. Mais aussi, pourquoi lui rappelait-elle qu'ils étaient dans la voiture de May? Il allait voir, à son tour, si une allusion à M. Rivière lui serait agréable! Comme en d'autres occasions où il avait cru la troubler, la jeune femme ne trahit aucune surprise. Elle s'informa:
—M. Rivière est allé vous voir?
—Ne le saviez-vous pas?
—Nullement.
—Et cela ne vous étonne pas?
Elle hésita.
—Qu'y a-t-il à cela d'étonnant? M. Rivière m'a dit à Boston qu'il vous connaissait, qu'il vous avait rencontré, je crois, en Angleterre.
—Ellen, je veux vous demander une chose.
—Laquelle?
—C'est M. Rivière qui vous a aidée à partir quand vous avez quitté votre mari?
Le cœur du jeune homme battait à se rompre. À cette question, garderait-elle son calme?
—C'est lui. Je lui ai beaucoup d'obligation, ajouta-t-elle sans que sa voix tranquille fût en rien altérée.
L'accent était si naturel qu'Archer se tranquillisa. Encore une fois, elle était parvenue par sa seule simplicité à lui faire sentir qu'il agissait avec la banalité la plus risible, au moment même où il croyait jeter les conventions par-dessus bord.
—Je crois que vous êtes la femme la plus sincère que j'aie jamais connue!
—Une des plus vraies... répondit-elle, avec une voix caressante comme un sourire.
—Le mot importe peu... Vous regardez les choses en face.
—Ah! il l'a bien fallu. J'ai dû fixer mes yeux sur la Gorgone.
—Eh bien! elle ne vous a pas aveuglée.
—Elle n'aveugle pas, elle brûle les larmes.
La réponse semblait monter d'une profondeur d'expérience qu'il ne pouvait atteindre. La lente avance du bac avait cessé; sa proue se heurta contre les pilotis du quai avec une violence qui fit chanceler le coupé, et jeta Archer et Mme Olenska l'un contre l'autre. Le jeune homme, frémissant, sentit sur lui la pression de l'épaule d'Ellen. Il lui passa le bras autour de la taille.
—Ellen, fit-il brusquement, comprenez-moi: ceci ne peut pas durer.
—Qu'est-ce qui ne peut pas durer?
—Que nous soyons ainsi, ensemble et séparés.
—Vous n'auriez pas dû venir, dit-elle, la gorge serrée.
Tout à coup elle se retourna, l'entoura de ses bras et mit un baiser sur ses lèvres. La voiture s'ébranla et s'emplit de lumière, en passant sous un réverbère. Ellen recula, et tous deux restèrent silencieux et immobiles pendant que le coupé se dégageait des abords de l'embarcadère. Quand ils eurent gagné la rue, Archer se mit à parler avec volubilité.
—Ne craignez rien. Vous n'avez pas besoin de vous renfoncer ainsi dans votre coin: un baiser volé n'est pas ce que je veux. Je devine ce qui se passe en vous; vous estimez que le sentiment qui nous unit ne doit pas s'amoindrir dans une intrigue. Je n'aurais pas pu vous parler ainsi hier, parce que, quand nous sommes séparés et que j'aspire à vous revoir, tout mon être s'enflamme et chacune de mes pensées me brûle. Mais vous arrivez, et votre présence dépasse tellement mes souvenirs! Ce que je veux de vous, c'est tellement plus qu'une heure ou deux de temps en temps, avec des siècles d'attente et de soif dans l'intervalle! Et si je puis rester ainsi tranquille à côté de vous, c'est que j'ai dans ma tête une autre vision, et aussi la confiance qu'elle se réalisera.
Elle ne répondit pas tout de suite; puis très bas:
—De quelle vision voulez-vous parler?
—Vous le savez. Et aussi qu'elle se réalisera.
—Vous et moi réunis?
Elle éclata d'un rire soudain et dur.
—Pour me proposer une telle vision, vous choisissez bien l'endroit!
—Le coupé de ma femme? Descendons et marchons, alors. Un peu de neige ne vous fait pas peur.
Elle rit encore, mais plus doucement.
—Non, je ne descendrai pas. J'ai hâte d'arriver chez grand-mère. Vous allez rester assis à côté de moi, et nous envisagerons ensemble non des rêves, mais des réalités.
—Je ne sais pas ce que vous entendez par des réalités. Pour moi, il n'y en a qu'une.
Elle ne répondit que par un long silence, pendant lequel la voiture descendait une obscure rue transversale pour déboucher dans la lumière éclatante de la Cinquième Avenue.
—Vous voudriez donc faire de moi votre maîtresse, puisque je ne peux pas être votre femme? demanda-t-elle.
Cette question directe le déconcerta. Maîtresse, c'était là un mot que les femmes de son monde évitaient de prononcer.
Décontenancé, il balbutia:
—Ce que je veux, c'est partir avec vous pour un monde où des mots comme celui-là,—des catégories comme celles-là,—n'existent pas: où nous serons simplement deux êtres qui s'aiment, qui sont tout l'un pour l'autre, pour lesquels le monde ne compte pas...
Elle poussa un long soupir, qui s'acheva en un rire amer.
—Oh! mon ami! Où est-il, ce pays? Y êtes-vous jamais allé?
Archer restait silencieux. Elle continua:
—J'en connais tant qui ont essayé de le trouver; et, croyez-moi, ils sont tous descendus par erreur aux stations d'à côté, à Boulogne, à Pise, à Monte-Carlo, et ils y retrouvaient toujours le même vieux monde qu'ils voulaient abandonner, seulement plus petit, plus mesquin, plus laid.
Archer ne lui connaissait pas cette âpreté de langage.
—Je vois, dit-il enfin: la Gorgone a brûlé vos larmes.
—Et elle m'a ouvert les yeux. Ce n'est pas vrai de dire qu'elle rend les gens aveugles. Au contraire, elle leur ouvre les yeux tout grands, elle leur coupe les paupières. Et l'on ne connaît plus jamais l'obscurité bienfaisante. Parmi les supplices qu'ont inventés les Chinois, n'en est-il pas un de ce genre?
La voiture avait traversé la Quarante-deuxième Rue au trot rapide d'un cheval vigoureux. Archer était oppressé par le sentiment des minutes perdues, des paroles vaines.
—Maintenant, dit-il, qu'allons-nous faire?
—Nous? Il n'y a pas de nous dans ce sens-là! Nous ne sommes l'un près de l'autre qu'à condition de rester séparés. Alors seulement nous pouvons être nous-mêmes. Autrement, nous serons Newland Archer, le mari de la cousine d'Ellen Olenska, et Ellen Olenska, la cousine de la femme de Newland Archer, volant un bonheur qui ne leur appartient pas.
—Ah! je n'en suis plus là! gémit Archer.
—Vous ne savez pas ce que vous me demandez, dit-elle; et moi je le sais, ajouta-t-elle d'une voix singulière.
Il resta silencieux, abîmé dans sa douleur. Puis, dans l'obscurité de la voiture, il chercha le porte-voix et donna l'ordre au cocher d'arrêter.
—Pourquoi nous arrêtons-nous? Nous ne sommes pas arrivés, s'écria Mme Olenska.
—Je descends ici, bégaya-t-il, et il sauta sur le pavé.
À la lueur d'un réverbère, il vit le visage bouleversé de la jeune femme, le mouvement instinctif qu'elle fit pour le retenir. Il ferma la portière et s'y appuya un moment.
—Vous avez raison, je n'aurais pas dû venir aujourd'hui, dit-il, en baissant la voix pour ne pas être entendu du cocher.
Elle se pencha en avant et sembla prête à parler, mais déjà il avait donné l'ordre de repartir. La voiture s'éloignait. Archer resta cloué sur place. La neige avait cessé, et un vent cinglant le frappait au visage. Tout à coup il sentit quelque chose de raide et de froid sur ses cils: il pleurait, et le vent avait gelé ses larmes.
Il mit ses mains dans ses poches et descendit la Cinquième Avenue, pour rentrer chez lui.
XXX
Ce soir-là, quand Archer descendit, il ne trouva personne au salon. Il devait dîner seul avec sa femme; toutes les sorties du soir avaient été suspendues depuis la maladie de Mrs Manson Mingott, et il fut surpris que May, si exacte, ne l'eût pas devancé.
Elle apparut enfin, en robe décolletée étroitement lacée: le protocole de leur monde exigeait la grande toilette, même en famille. Pas une coque ne manquait aux rouleaux compliqués de ses cheveux blonds. Mais Archer lui trouva le teint pâle et les traits tirés.
—Qu'êtes-vous devenu? demanda-t-elle. Je vous ai attendu chez grand'mère. Ellen est arrivée seule, disant qu'elle vous avait laissé en route, que vous aviez dû courir à vos affaires. Rien de fâcheux?
—Non; quelques lettres à expédier.
—Je regrette bien que vous ne soyez pas venu chez grand'mère; sans doute ces lettres étaient urgentes?
—Oui, fit-il, gêné par cette insistance.
C'est vrai qu'il avait promis, le matin, d'aller retrouver May chez sa grand'mère. Cela l'irritait qu'un si léger manquement fût relevé contre lui après deux ans de mariage. Il était las de vivre dans la fiction d'une lune de miel qui avait les exigences de la passion sans en avoir la chaleur.
Pendant le dîner, May lui apprit la nouvelle qui courait New-York. On disait que les Beaufort ne quittaient pas la ville, que Beaufort allait entrer dans une affaire d'assurances. Un tel aplomb passait toute imagination. Puis la conversation tourna dans l'étroit cercle habituel; mais Archer remarqua que sa femme ne fit aucune allusion à Mme Olenska, ni à l'accueil qu'avait fait à celle-ci la vieille Catherine. Ce silence ne laissait pas d'avoir quelque chose d'inquiétant.
Dans la bibliothèque, Archer alluma une cigarette et ouvrit un livre, tandis que May prenait son panier à ouvrage, et, approchant un fauteuil de la lampe voilée de vert, découvrait un coussin qu'elle brodait pour Newland. Elle n'était pas trop habile ouvrière: ses grandes mains fortes étaient faites pour tenir les guides ou la rame. Mais toutes les femmes brodant des coussins pour leurs maris, elle n'aurait pas manqué à cet acte de dévotion conjugale.
Archer, quand il levait les yeux, la voyait penchée sur son métier. Ses manches courtes, bordées de ruches, découvraient ses bras ronds et fermes; le saphir de ses fiançailles brillait à sa main gauche, au-dessus de sa large alliance d'or, et l'autre main perçait lentement et laborieusement le canevas. En la voyant assise ainsi, sous la lampe, Archer se disait avec une sorte de découragement qu'il saurait toujours toutes les pensées que recelait ce front pur; que jamais, au cours des années à venir, elle ne le surprendrait par une fantaisie, une idée nouvelle, une faiblesse, une violence ou une émotion. Pendant leurs courtes fiançailles, elle avait épuisé tout ce qu'il y avait en elle de poétique et de romanesque. Maintenant, May mûrissait tranquillement, en une exacte reproduction de sa mère; et mystérieusement, et par suite du même développement, elle tendait à faire de lui un second Mr Welland. Il posa son livre et se leva. Elle redressa la tête.
—Qu'y a-t-il?
—On étouffe ici. J'ai besoin d'air.
Il ouvrit les rideaux, releva le châssis à guillotine, et se pencha sur la nuit glacée. Ne plus voir May, assise près de la table, sous la lampe; apercevoir d'autres existences en dehors de la sienne, d'autres villes au delà de New-York, et tout un monde au delà de son monde, cela le soulageait; l'air en devenait plus respirable. Il resta quelques minutes ainsi, accoudé dans l'obscurité. Puis il entendit May qui appelait.
—Newland! Fermez la fenêtre; vous allez mourir de froid.
Il baissa le carreau et se retourna.
«Mourir de froid? pensa-t-il; mais ne suis-je pas déjà mort? n'y a-t-il pas des mois et des mois que ma vie est pareille à la mort?»
Une semaine se passa. Archer n'entendait plus parler de Mme Olenska, et il se rendait compte que le nom de la jeune femme ne serait prononcé devant lui par aucun membre de la famille. Il ne faisait rien pour essayer de la voir. Une résolution germait en lui depuis qu'il s'était penché à la fenêtre de sa bibliothèque dans la nuit glacée. La force grandissante de cette résolution lui donnait du calme pour supporter l'attente.
Enfin, Mrs Manson Mingott lui fit dire qu'elle souhaitait le voir. Son cœur battait violemment quand il sonna chez la vieille Mrs Mingott. Il était là, sur les marches du seuil: derrière la porte, derrière les rideaux du boudoir de damas jaune, la comtesse Olenska l'attendait sûrement. Dans un moment, il la verrait; il pourrait lui parler, avant d'être introduit dans la chambre de la malade. Il voulait seulement lui poser une question; après, il savait ce qu'il aurait à faire... Quelle ne fut pas sa déception, quand il ne trouva que la mulâtresse qui l'introduisit auprès de la vieille Catherine!
L'aïeule était assise dans un vaste fauteuil près de son lit; à côté d'elle, un guéridon d'acajou portait une lampe de bronze au globe gravé, voilé sous un papier vert. Archer ne remarqua sur son visage aucune trace de la récente attaque. Elle était seulement plus pâle, avec des ombres plus noires dans les plis de son visage trop gras. Dans son bonnet tuyauté, attaché par un nœud empesé entre ses deux premiers mentons, le fichu de mousseline croisé sur les vagues de sa robe de chambre violette, on aurait pu la prendre pour le portrait de quelque aïeule bienveillante et avisée, gonflée outre mesure par les plaisirs gastronomiques.
Elle tendit à Archer une des petites mains qui étaient nichées sur ses larges genoux comme des souris blanches.
—Sapho, dit-elle à la femme de chambre, ne laissez entrer personne. Si mes filles me demandent, dites que je dors.
La mulâtresse disparut et la vieille dame se retourna vers son petit-fils.
—Mon cher, suis-je tout à fait affreuse à voir? demanda-t-elle gaîment, en ramenant sur le promontoire de sa poitrine les plis de batiste. Mes filles disent que ça n'a pas d'importance à mon âge, comme si la laideur n'était pas pire à mesure qu'elle devient plus difficile à cacher!
—Ma chère grand'mère, vous êtes mieux que jamais, répondit Archer sur le même ton d'empressement, mieux que personne...
La vieille dame renversa la tête en riant.
—Excepté Ellen! s'amusa-t-elle à dire, en clignant des yeux malicieusement; et avant qu'il pût répondre, elle ajouta:
—Elle était donc bien belle, le jour où tu as été la chercher à la gare? Est-ce parce que tu le lui as dit qu'elle a dû te déposer en route? De mon temps, les jeunes gens ne quittaient ainsi les jolies femmes que si elles les y obligeaient... Quel malheur qu'elle ne se soit pas mariée avec toi! Je le lui ai répété cent fois...
Archer se demanda si la maladie avait affaibli les facultés de la vieille dame; mais déjà elle continuait:
—Eh! bien, j'ai tout arrangé: Ellen va rester avec moi: la famille dira ce qu'elle voudra. Tu as su comme ils étaient tous après moi, Lovell et Letterblair et Augusta Welland: ils voulaient que je lui coupe les vivres: histoire de lui dicter sa conduite. Ils ont cru m'avoir décidée quand je ne sais quel secrétaire est arrivé avec les dernières propositions du mari. Le gaillard se montrait généreux. Et après tout, le mariage est le mariage, l'argent est l'argent: je ne savais que répondre.
Elle s'arrêta court, respirant longuement, comme si de parler lui était devenu un effort.
—Mais aussitôt que j'ai revu Ellen, j'ai dit: «Toi, mon joli oiseau, t'enfermer encore dans cette cage conjugale? Jamais!» Et maintenant, c'est arrangé; elle va rester ici pour soigner sa grand'mère tant qu'il y aura une grand'mère à soigner.
Le jeune homme écoutait, les veines brûlantes. Dans la confusion de son esprit, il savait à peine si la nouvelle lui causait de la joie ou du chagrin. Il s'était si bien résolu à un autre parti, qu'il ne pouvait ajuster ses pensées à celui-ci. Mais peu à peu, un repos délicieux l'envahit. Les difficultés s'éloignaient, miraculeusement. Ellen avait consenti à venir vivre avec sa grand'mère; c'était donc qu'elle s'avouait ne pouvoir renoncer à lui. C'était sa réponse à l'appel suprême de l'autre jour. Si elle ne voulait pas faire le dernier pas, elle cédait pourtant à demi. Il s'abandonnait à cette pensée avec le soulagement d'un homme qui a été prêt à tout risquer, et goûte soudain la dangereuse douceur de la sécurité...
—Elle n'aurait pas pu retourner auprès de son mari, c'était impossible! s'écria-t-il.
—Ah! mon cher, j'ai toujours su que tu étais pour elle, et c'est pourquoi je t'ai fait venir. Car tu vois,—elle redressa la tête autant que le lui permettaient ses doubles mentons, et le regarda en plein dans les yeux,—tu vois, nous aurons encore à combattre. À moi toute seule, je ne suis pas de force, il faut que tu viennes à mon aide.
—Moi? balbutia-t-il.
—Pourquoi pas?—Elle fixa sur lui des regards devenus soudain coupants comme des lames de couteau. Sa main quitta le bras de son fauteuil pour aller se poser sur celle du jeune homme, qu'elle agrippa de ses petits ongles pareils à des griffes d'oiseau.—Pourquoi pas? répéta-t-elle.
Archer, sous ce regard, reprit possession de lui-même.
—Chère grand'mère, vous pouvez très bien tenir contre eux tous, à vous toute seule; mais, si vous avez besoin de moi, je serai derrière vous.
—Alors nous voilà sauvés! soupira-t-elle; et, lui souriant avec toute son ancienne finesse, elle ajouta, calant sa tête sur ses oreillers: J'ai toujours pensé que tu serais avec nous; sais-tu pourquoi? C'est qu'ils ne prononcent jamais ton nom quand ils ressassent leur antienne au sujet du retour d'Ellen chez Olenski.
Il eut un sursaut: cette perspicacité l'effrayait. Il demanda:
—Quand pourrai-je voir Mme Olenska?
La vieille dame joua toute la pantomime de l'espièglerie.
—Pas aujourd'hui. Une de nous à la fois, s'il te plaît! Mme Olenska est sortie.
Il rougit. La déconvenue était cruelle. Mrs Mingott continua:
—Elle est sortie, mon enfant, sortie dans ma voiture, pour aller voir Regina Beaufort!
Elle s'arrêta, laissant cette déclaration produire tout son effet.
—Voilà où nous en sommes déjà! Le lendemain de son arrivée, elle a mis son plus beau chapeau, et m'a dit avec un parfait sang-froid qu'elle allait voir Regina Beaufort. J'ai répondu: «Je ne la connais plus!—C'est votre petite nièce, une femme malheureuse!—La femme d'un misérable!—Et moi donc? Cependant toute ma famille veut que je retourne chez mon mari.» Eh! bien, à cela je n'ai rien trouvé à répondre et je lui ai permis d'y aller. Aujourd'hui je lui ai même permis d'y aller dans ma voiture!... Après tout, Regina est une femme courageuse, et Ellen aussi: et j'aime le courage par-dessus tout.
Archer se pencha et appuya ses lèvres sur la petite main qui tenait encore la sienne.
—Eh! Eh! Eh! Quelle main imagines-tu embrasser, jeune amoureux? Celle de ta femme, j'espère..., fît la vieille dame avec un gloussement moqueur; et comme il se levait pour partir, elle lui cria:
—Dis-lui les tendresses de sa grand'mère. Mais il vaut mieux ne pas lui parler de notre conversation.
XXXI
Archer était abasourdi de ce que lui avait appris la vieille Catherine.
Que Mme Olenska fût accourue à l'appel de sa grand'mère, c'était tout naturel,—mais qu'elle se décidât ainsi à rester chez Mrs Mingott, maintenant que celle-ci était presque remise, cela s'expliquait moins facilement.
Archer était sûr que les considérations matérielles n'étaient pour rien dans cette nouvelle résolution. Elle avait eu d'autres raisons. Ces raisons, il n'avait pas à les chercher bien loin. En revenant de la gare, Mme Olenska lui avait dit qu'ils devaient vivre séparés l'un de l'autre; mais elle le lui avait dit la tête sur sa poitrine. Il la savait incapable d'un calcul de coquetterie. Elle luttait contre son sort, comme il avait lutté contre le sien: elle s'attachait de toutes ses forces à la résolution de ne pas trahir la confiance de May, de toute la famille. Mais dix jours s'étaient écoulés depuis son retour à New-York, et il n'avait fait aucune tentative pour la revoir. Avait-elle peut-être deviné qu'il méditait quelque projet désespéré? Redoutant sa propre faiblesse, n'avait-elle pas trouvé préférable d'accepter un compromis, et de rester à New-York?
Quant à Archer, à l'instant où il était arrivé chez Mrs Mingott, il était non seulement prêt à l'irrévocable, mais impatient de s'y jeter. Le cours nouveau des choses lui avait procuré un premier instant de détente; mais peu à peu il retrouvait toute sa répugnance pour la voie qui s'ouvrait devant lui. Cette voie, il la connaissait, pour l'avoir déjà parcourue; mais alors il était libre, il ne devait compte de ses actions à personne; il pouvait se prêter avec un détachement amusé au jeu clandestin de l'adultère. Maintenant, il apercevait sous un nouveau jour le rôle qui l'attendait. C'était le rôle de l'éternel mensonge: mensonge des sourires, des badinages, des gentillesses, mensonge de jour, mensonge de nuit, mensonge du regard, mensonge dans les caresses et mensonge même dans les querelles, mensonge de chaque parole et de chaque silence. Il y avait un temps pour la vie de garçon; la saison passée, il n'y fallait pas revenir. Bien sûr, Ellen Olenska n'était pas comme les autres femmes, ni lui comme les autres hommes: ils ne relevaient que de leur propre jugement. Oui, mais dans dix minutes il rentrerait chez lui, et là il retrouverait May, l'habitude de la vie conjugale, l'honneur du foyer, toutes les convenances que lui et les siens avaient toujours respectées.
Au coin de sa rue, il hésita, puis continua à descendre la Cinquième Avenue.
Devant lui, dans la nuit d'hiver, se dressait une grande maison sombre. Que de fois l'avait-il vue flamboyante de lumières, la tente des galas s'avançant sur le perron, une double file de voitures alignée dans la rue! Là, dans le jardin d'hiver qui étendait sa masse noire sur la rue transversale, il avait pris à May son premier baiser: c'était là, sous les lustres de la salle de bal, qu'il l'avait vue apparaître, svelte et gracieuse comme une jeune Diane.
Maintenant, la maison était noire comme la tombe, sauf la petite lueur de gaz qui montait des cuisines, et la lumière qui brillait à une des fenêtres de l'étage supérieur, dont les volets n'avaient pas été fermés. En arrivant au coin de la rue, Archer vit que la voiture arrêtée devant la porte était bien celle de Mrs Manson Mingott. Quelle aubaine pour Mr Sillerton Jackson, s'il était venu à passer! Archer avait été touché d'apprendre, par le récit de la vieille Catherine, l'attitude de Mme Olenska envers Mrs Beaufort; mais il savait assez quelle interprétation les salons et les cercles prêteraient aux visites de Mme Olenska chez sa cousine. Il s'arrêta et regarda la fenêtre éclairée. Sans doute les deux femmes étaient assises ensemble dans cette chambre...
Archer se trouvait presque seul dans la perspective nocturne de la Cinquième Avenue. À l'heure où tout le monde était rentré s'habiller pour le dîner, la sortie d'Ellen passerait probablement inaperçue: tant mieux, se disait-il. Comme cette pensée lui traversait l'esprit, la porte s'ouvrit pour laisser passer la jeune femme. Derrière elle, une faible lueur vacillait, portée par quelqu'un qui avait dû l'éclairer. Mme Olenska se retourna pour faire un geste d'adieu, puis descendit le perron.
—Ellen! appela Archer à voix basse.
Elle tressaillit: et, juste au même moment, il vit deux jeunes gens d'allure élégante qui s'approchaient. Il y avait pour Archer, dans leurs pardessus, dans la manière dont leurs foulards de soie se croisaient sur leurs cravates blanches, quelque chose de familier. Ce n'était pas encore l'heure d'aller dîner en ville,—mais Archer se rappela que les Reggie Chivers, à quelques pas de là, allaient en bande ce soir même au théâtre et donnaient à dîner de bonne heure. À la lumière du réverbère, Archer reconnut Lawrence Lefferts et un des jeunes Chivers.
Le désir un peu puéril qu'on ne reconnût pas Mme Olenska devant la porte des Beaufort, s'évanouit dès qu'il sentit la chaleur pénétrante de la main d'Ellen dans la sienne.
—Je vous verrai donc: nous serons ensemble! s'écria-t-il, sachant à peine ce qu'il disait.
—Ah! répondit-elle, grand'mère vous a dit?
Sans la quitter des yeux, Archer vit que Lefferts et Chivers avaient discrètement traversé. Lui-même avait souvent pratiqué ce genre de solidarité masculine. Non, il ne pourrait se résigner à cette vie de mensonge et de complicités.
—Dès demain, dit-il, j'ai besoin de vous voir quelque part où nous soyons seuls.
—Seuls, à New-York? Mais il n'y a ni églises ni monuments.
—Il y a le Musée, répliqua-t-il. À deux heures et demie, je vous attendrai à l'entrée principale.
Sans répondre, elle monta rapidement dans la voiture. En s'éloignant, elle se pencha à la portière: Archer devina un signe d'adieu dans l'obscurité. Il resta les yeux fixés dans la direction où elle disparaissait, en proie à un tumulte de sentiments contradictoires. Il lui semblait, non pas avoir parlé à la femme qu'il aimait, mais à une autre, à une femme envers laquelle il avait contracté la dette du plaisir, mais dont il était déjà fatigué. Écœuré de ce vocabulaire de rendez-vous, qui avait trop servi, «elle viendra,» se dit-il avec une sorte d'amertume.
Le lendemain, Archer et Ellen se retrouvèrent sur le seuil du Musée. Leurs pas retentirent dans le vide des longues galeries sonores: ils s'arrêtèrent dans la salle où la collection Cesnola moisit dans une solitude inviolée et firent mine de regarder les mouvements souples du corps si jeune sous les épaisses fourrures; l'aile de héron bien plantée dans la toque de loutre; la petite boucle de cheveux sombres aplatie sur chaque joue comme une vrille de vigne. Comme toujours, il s'absorbait dans la contemplation des ravissants détails qui faisaient que la jeune femme était elle et non pas une autre.
Ce fut elle qui demanda:
—Qu'aviez-vous à me dire qui fût si grave et si pressé?
—Ce que j'avais à vous dire? C'est qu'à mon avis, si vous êtes venue à New-York, c'est que vous aviez peur.
—Peur de quoi?
—Vous craigniez que je ne vinsse vous rejoindre à Washington.
Elle regarda son manchon, le retournant dans ses mains nerveuses.
—C'est vrai, dit-elle à demi-voix.
—Alors?
—Alors... ceci vaut mieux, n'est-ce pas? reprit-elle avec un long soupir. Nous ferons moins de mal aux autres. Après tout, n'est-ce pas ce que vous avez toujours voulu?
—Nous rencontrer ainsi, en nous cachant?... Mais c'est juste le contraire de ce que je veux! Cela me fait horreur.
—À moi aussi! s'écria-t-elle, avec un profond soupir de soulagement.
—Eh bien! alors, c'est à mon tour de demander: N'imaginez-vous pas pour nous un meilleur avenir?
Elle pencha la tête. Ses mains, dans le manchon, s'agitaient toujours. On s'approchait; un gardien à casquette galonnée traversa la salle avec le pas errant d'un fantôme dans une nécropole. Simultanément, Archer et Mme Olenska se mirent à examiner la vitrine qui leur faisait face. Quand le personnage eut disparu dans une perspective de momies et de sarcophages, Archer renouvela sa question.
Au lieu de répondre, Ellen murmura:
—J'ai promis à grand'mère de rester avec elle parce qu'il m'a semblé que j'étais ici moins en danger.
—Moins en danger de m'aimer? demanda-t-il.
Le profil de la jeune femme resta immobile, mais Archer vit une larme glisser de sa paupière et se prendre aux mailles de son voile.
—Moins en danger de faire un mal irréparable. Ne soyons pas comme tous les autres! protesta-t-elle.
—Les autres? Pourquoi serais-je différent des autres? N'ai-je pas les mêmes désirs? Ne suis-je pas brûlé des mêmes ardeurs?
Elle le regarda avec une sorte de terreur, et Archer vit une faible rougeur colorer son visage.
—Eh bien! j'irai chez vous une fois, et puis nous nous dirons adieu: je partirai, hasarda-t-elle tout à coup, d'une voix basse, mais nette.
Le sang monta au front du jeune homme. Il lui semblait tenir dans ses mains son propre cœur, comme une coupe trop pleine que le moindre geste ferait déborder.
—Vous partirez? Que voulez-vous dire?
—Je retournerai chez mon mari.
—Et vous croyez que jamais j'y consentirai?
Elle leva sur lui des yeux troublés.
—Qu'y a-t-il d'autre à faire? Je ne veux pas rester ici et mentir aux gens qui ont eu pitié de moi.
—Mais c'est justement pourquoi je demande que nous partions ensemble!
—Et que nous brisions leurs existences, quand ils m'ont aidée à refaire la mienne?
Archer se leva brusquement et la regarda avec un désespoir muet.
—Quand viendrez-vous? dit-il enfin.
Elle hésita:
—Après-demain.
—Je vous attendrai.
Ils restèrent les yeux dans les yeux, Archer sur le pâle visage d'Ellen lisait l'intense rayonnement intérieur. Alors, il comprit que jamais auparavant il n'avait de ses yeux vu l'amour.
Archer rentra seul à pied. La nuit tombait quand il arriva chez lui. Il regarda les objets familiers du hall comme de l'autre côté de la tombe. May était sortie en voiture après le déjeuner et n'était pas encore rentrée. Content d'être seul, il entra dans la bibliothèque et se laissa tomber dans son fauteuil. Il n'avait plus conscience du temps qui passait. Une sorte de stupeur l'envahissait. «Cela devait être... Cela devait être...,» se répétait-il. Ce qu'il avait rêvé était si différent!
La porte s'ouvrit et May entra.
—Je suis horriblement en retard. Vous n'étiez pas inquiet? demanda-t-elle.
Il la regarda surpris:
—Est-ce qu'il est tard?
—Sept heures passées. Je vous soupçonne d'avoir dormi.
Elle rit. Ayant retiré les épingles de son chapeau de velours, elle le jeta sur le canapé. Elle avait le visage à la fois plus pâle et plus animé que de coutume.
—Je suis allée voir grand'mère, et comme je partais, Ellen est rentrée. Alors je suis restée, et nous avons causé longuement. Il y avait des siècles que nous n'avions vraiment causé!... Elle a été délicieuse, tout à fait comme l'ancienne Ellen. Je crains de ne pas avoir été juste pour elle dernièrement. J'ai cru quelquefois...
Archer se leva et alla s'appuyer contre la cheminée hors du cercle lumineux de la lampe.
—Qu'est-ce que vous avez cru?...
—Peut-être ne l'ai-je pas toujours comprise. Elle est trop différente. Elle fréquente des gens si bizarres. On dirait qu'elle prend plaisir à se singulariser. Cela tient sans doute à la vie agitée qu'elle a menée dans cette société d'Europe; nous devons lui paraître bien ennuyeux! Mais je ne veux plus être injuste pour elle.
Elle s'arrêta un peu haletante d'avoir, contre son habitude, parlé si longtemps. Elle avait les lèvres entr'ouvertes, une sombre rougeur aux joues. Archer, en la regardant, se rappela le mystérieux éclat qui avait inondé son visage dans le jardin de la mission à Saint-Augustin. Il devina en elle le même effort secret pour atteindre quelque chose au delà de la portée habituelle de sa vision. «Elle déteste Ellen, pensa-t-il elle essaie de dominer ce sentiment.» Cette pensée l'émut. May continua:
—Nous avons fait tout ce que nous avons pu pour Ellen; mais elle n'a jamais paru comprendre. Et maintenant, cette idée d'aller voir Mrs Beaufort, et surtout dans la voiture de grand'mère! J'ai peur qu'elle se soit aliéné les van der Luyden.
—Ah! dit Archer avec un rire énervé.
La barrière qui les séparait s'était de nouveau dressée entre eux.
—Il est temps de nous habiller: nous dînons en ville, n'est-ce pas? demanda-t-il.
Elle se leva, mais ce fut pour jeter les bras autour du cou de son mari et presser sa joue contre la sienne.
—Vous ne m'avez pas embrassée aujourd'hui, dit-elle tendrement.
Et il la sentit trembler dans ses bras.
XXXII
—À la cour des Tuileries, disait Mr Sillerton Jackson, avec le sourire de ses réminiscences parisiennes, ces choses-là étaient assez ouvertement tolérées.
C'était le lendemain de la visite d'Archer au musée; on dînait dans la salle à manger lambrissée de noyer des van der Luyden. Ceux-ci, incapables de supporter les émotions d'un scandale, s'étaient réfugiés à Skuytercliff après la faillite de Beaufort. Mais on leur avait fait observer que leur présence à New-York était indispensable: n'étaient-ils pas les piliers de cette société ébranlée par la faillite?
—Vous devez à vos amis, leur disait Mrs Archer, de vous montrer à l'Opéra et même d'ouvrir vos salons. Il ne faut surtout pas, ma chère Louisa, laisser des gens comme Mrs Lemuel Struthers chausser les souliers de Regina; ce sont les occasions que saisissent les parvenus pour se pousser et prendre pied dans le monde. C'est grâce à l'épidémie de varicelle de l'hiver dernier que les hommes mariés ont pu s'échapper pour aller chez Mrs Struthers pendant que les femmes soignaient leurs enfants. Vous, Louisa, et ce cher Henri, devez garder la place, comme vous l'avez toujours fait.
Mr et Mrs van der Luyden ne pouvaient rester sourds à cet appel. À contre-cœur, mais toujours héroïquement soumis au devoir, ils étaient rentrés en ville, avaient ôté leurs housses, envoyé leurs invitations pour deux dîners et une soirée.
Ce soir-là, Mr Sillerton Jackson, Mrs Archer, Newland et sa femme devaient aller avec eux à l'Opéra. On chantait Faust pour la première fois de l'hiver. Et comme rien ne se faisait sans cérémonie sous le toit des van der Luyden, malgré le petit nombre des invités, le repas avait commencé à sept heures pour que le nombre convenable de services pût se dérouler avec majesté avant le moment des cigares.
Archer était parti de bonne heure pour son bureau, où il avait été retenu. De l'autre côté de la table couverte d'œillets de Skuytercliff et d'argenterie massive, May lui sembla pâle et languissante. Mais ses yeux brillaient, et elle parlait avec une vivacité factice.
Le sujet qui avait provoqué le souvenir des Tuileries cher à Mr Sillerton Jackson avait été soulevé (non sans intention, pensa Archer) par Mrs van der Luyden. La faillite, ou plutôt l'attitude de Beaufort depuis la faillite, était un thème fructueux pour le moraliste de salon. Après avoir analysé et condamné cette attitude, Mrs van der Luyden tourna son regard hésitant vers May Archer.
—Est-il possible, ma chère, que ce qu'on m'a dit soit vrai? On prétend que la voiture de votre grand'mère Mingott a été vue devant la porte de Mrs Beaufort. Déjà Mrs van der Luyden n'appelait plus par son nom de baptême la complice du scandale.
May rougit.
—Je crains, dit Mr van der Luyden, que le bon cœur de Mme Olenska ne l'ait entraînée à commettre l'imprudence d'aller chez Mrs Beaufort.
—Ou son goût pour les gens tarés, ajouta sèchement Mrs Archer.
—Aux Tuileries, reprit Mr Sillerton (et tous les regards attentifs se tournèrent vers lui), les principes étaient souvent des plus élastiques. Si vous demandiez d'où venait la fortune de Morny, ou qui payait les dettes de certaines beautés de la cour...
—Vous ne prétendez pas, j'espère, mon cher Sillerton, que nous prenions exemple! dit Mrs Archer.
—Je ne prétends rien, répliqua Mr Jackson. Mais l'éducation étrangère qu'a reçue Mme Olenska peut l'avoir rendue moins scrupuleuse.
—En effet! soupirèrent les deux dames d'âge.
—Tout de même! faire stationner la voiture de sa grand'mère à la porte d'un banqueroutier, protesta Mr van der Luyden. Archer devina que celui-ci se reprochait les bottes d'œillets qu'il avait envoyées à Mme Olenska.
Mrs van der Luyden ajouta:
—Si seulement elle avait demandé conseil...
—Ah! voilà ce qu'elle n'a jamais fait! reprit Mrs Archer.
À l'Opéra, comme le premier acte finissait, Archer quitta sa famille pour aller dans la loge du cercle. De là, par-dessus les épaules de divers Chivers, Mingott et Rushworth, il voyait la salle telle que deux ans auparavant, le soir de sa première rencontre avec Ellen Olenska. Il croyait qu'elle allait peut-être apparaître dans la loge des Mingott; il l'attendait, les yeux fixés sur la loge, qui demeura vide. Tout à coup éclata le pur soprano de Mme Nilsson:—«M'ama, non m'ama.» Archer se tourna vers la scène où, dans le décor accoutumé de roses géantes et de pensées-essuie-plumes, la même opulente et blonde victime succombait aux artifices du même petit séducteur basané. Quittant la scène, les yeux d'Archer vinrent se poser sur la loge où May était assise entre deux dames plus âgées, exactement comme entre Mrs Lovell Mingott et la nouvelle arrivée, sa cousine étrangère, deux ans auparavant. Elle était, de même, tout en blanc et Archer reconnut le satin à reflets bleutés de sa robe de mariée.
C'était l'usage, dans le vieux New-York, que les jeunes femmes revêtissent ce somptueux ajustement pendant un an ou deux après leur mariage. Sa mère, Archer le savait, conservait sa robe de noces enveloppée de papier de soie, avec l'espoir que Janey la porterait peut-être un jour; mais la pauvre Janey approchait d'un âge où il convient de se marier en popeline gris perle, et sans demoiselles d'honneur. Archer fit la réflexion que May ne portait pas souvent cette toilette nuptiale,—et il se rappela la jeune fille qu'il avait contemplée deux ans auparavant avec un tel élan d'espérance.
La silhouette de May s'était un peu alourdie; mais l'élégance de son port et son expression pure et candide restaient les mêmes. Elle était toujours celle qui jouait avec le bouquet de muguets le soir de ses fiançailles. Cette innocence, aussi touchante que l'étreinte confiante d'un enfant, n'était-elle pas un muet appel à la pitié? Il se rappela la générosité passionnée qui couvait sous ce calme incurieux. Il entendait la voix dont elle lui avait dit naguère, dans le jardin de la Mission: «Je ne veux pas fonder mon bonheur sur un tort envers quelqu'un.» Un désir irrésistible saisit Archer de lui dire la vérité, de demander à sa générosité la liberté que, l'autre fois, il avait refusé de prendre.
Newland Archer était un homme d'habitudes correctes et disciplinées. Il lui aurait profondément déplu de rien faire que Mr van der Luyden eût désapprouvé, ou qui eût été mal jugé au cercle. Mais maintenant il sentait craquer le moule des contraintes sociales: il ne se souciait plus de l'opinion. Quittant la loge du cercle, il gagna celle de Mr van der Luyden. «M'ama!» lançait la voix vibrante de Marguerite. À l'entrée d'Archer, les occupants de la loge se redressèrent, étonnés. Déjà, il violait une de leurs règles: on n'entrait jamais dans une loge pendant un solo. Passant devant Mr van der Luyden et Mr Sillerton Jackson, il se pencha vers sa femme:
—J'ai une mauvaise migraine. Rentrons, voulez-vous?
May lui jeta un coup d'œil d'assentiment. Il la vit parler à voix basse à sa mère, puis murmurer des excuses à Mrs van der Luyden et se lever juste au moment où Marguerite tombait dans les bras de Faust. Comme il tendait à May son manteau, Archer remarqua que les deux autres dames échangeaient un sourire d'intelligence.
Dans la voiture, May posa timidement sa main sur celle de son mari.
—Que je suis ennuyée que vous soyez souffrant! On vous aura encore accablé d'ouvrage au bureau.
—Mais non, je vous assure... Puis-je ouvrir un peu la fenêtre? répondit-il, gêné, tout en baissant la glace. Il fixait sur la rue des yeux vagues, sentant près de lui la muette interrogation de sa femme. En descendant de voiture, May prit sa robe dans le marchepied et tomba contre lui.
—Vous êtes-vous fait mal? demanda-t-il en la soutenant de son bras.
—Non, mais ma pauvre robe,—voyez comme je l'ai déchirée! Elle se courba pour ramasser la traîne souillée et le suivit dans le vestibule.
Quand ils furent dans la bibliothèque:
—May, dit Archer, j'ai quelque chose à vous dire, quelque chose d'important...
Il se tenait à quelques pas d'elle, la regardant comme si la légère distance qui les séparait était un abîme infranchissable. Sa voix résonnait d'un accent étrange dans le silence de cette pièce intime. Il répétait:
—J'ai quelque chose à vous dire...
May s'était laissée tomber dans un fauteuil. Elle restait muette, immobile, sans un battement de paupières. Quoique extrêmement pâle, son visage avait une tranquillité d'expression qui semblait venir d'une source secrète.
Archer refoula les formules banales qui lui venaient aux lèvres pour s'accuser lui-même. Il était résolu à une confession totale et brève.
—Mme Olenska..., dit-il.
Mais à ce nom, sa femme leva la main comme pour lui imposer silence.
—Pourquoi parler d'Ellen ce soir? demanda-t-elle avec une légère moue d'impatience.
—Parce que j'aurais dû déjà vous parler d'elle.
La figure de May conserva son calme.
—Est-ce vraiment utile? Je sais que j'ai été quelquefois injuste envers elle; peut-être l'avons-nous tous été. Vous l'avez comprise sans doute mieux que nous. Vous avez toujours été bon pour elle. Mais puisque tout cela est fini...
Archer la regarda, stupéfait.
—Qu'est-ce qui est fini? Qu'entendez-vous par là?
May continuait à le fixer de son clair regard.
—Ne savez-vous pas qu'elle repart dans quelques jours pour l'Europe! Grand'mère consent et a tout arrangé pour la rendre indépendante de son mari! Je croyais que vous aviez été retenu à l'étude ce soir pour le règlement de ses affaires. Il paraît que tout a été arrêté ce matin.
Archer s'appuya à la cheminée, le visage caché dans ses mains. Était-ce son cœur qui lui résonnait aux oreilles, ou le déclic bruyant de la pendule? Combien de minutes s'écoulèrent ainsi? Enfin, il se retourna:
—C'est impossible! s'écria-t-il.
—Impossible?
—Comment savez-vous ce que vous venez de me dire?
—J'ai reçu un mot d'Ellen aujourd'hui. Lisez-le. Je croyais que vous étiez au courant.
La lettre disait: «May chérie, j'ai enfin fait comprendre à grand'mère que ma visite chez elle ne pouvait être qu'une visite, et elle a été bonne et généreuse comme toujours. Elle comprend maintenant que, si je retourne en Europe, je dois y vivre seule, ou plutôt avec ma pauvre tante Medora, qui m'accompagne. Je pars en hâte pour Washington, où j'ai à faire mes préparatifs, et m'embarquerai la semaine prochaine. Soyez très bonne pour grand'mère quand je serai partie, aussi bonne que vous l'avez toujours été pour moi.—Ellen.—P.-S. Si j'avais des amis qui voulussent modifier ma décision, dites-leur, je vous prie, que c'est absolument inutile.»
Archer relut la lettre deux ou trois fois, puis la jeta sur la table en éclatant de rire. Le son de ce rire le frappa. Il se rappela la frayeur de Janey quand elle l'avait surpris à minuit, secoué d'une gaîté extravagante, devant le télégramme qui annonçait que la date du mariage avait été avancée.
—Pourquoi vous écrit-elle cela? demanda-t-il, se reprenant dans un suprême effort.
May répondit avec son regard de candeur:
—Je crois que c'est parce que nous avons si bien causé hier.
—Causé de quoi?
—Je lui ai dit que je craignais de n'avoir pas été juste pour elle, de n'avoir pas compris ses difficultés ici, au milieu de nous, de ces parents qui étaient comme des étrangers, qui s'arrogeaient le droit de critiquer sans être toujours à même de comprendre...
Elle hésita, puis reprit:
—Je savais que vous étiez le seul ami sur qui elle pût toujours compter, et je voulais qu'elle sût que, vous et moi, dans tous nos sentiments, nous ne faisons qu'un.
Elle ajouta d'une voix grave et lente:
—Elle a compris pourquoi j'avais voulu lui dire cela... Je crois qu'elle comprend tout...
May se leva, prit la main glacée de son mari, la pressa contre sa joue.
—Moi aussi, dit-elle, la tête me fait mal. J'ai besoin de repos. Bonsoir, mon chéri.
Et elle se dirigea vers la porte, relevant la traîne salie et déchirée de sa robe de noces.
XXXIII
Comme Mrs Archer le disait en souriant à Mrs Welland, c'était un événement pour un jeune ménage de donner son premier grand dîner.
Les Newland Archer, depuis qu'ils s'étaient installés chez eux, recevaient souvent dans l'intimité. Mais un grand dîner avec un chef d'extra, deux valets de pied prêtés pour la circonstance, un sorbet à la romaine, des roses de chez Henderson, des menus dorés sur tranches, était une bien autre affaire. «C'était le sorbet, disait Mrs Archer, qui faisait toute la différence;» du moment qu'il y avait un sorbet, il fallait qu'il y eût aussi deux services, des canards canvas-back ou du terrapin, deux plats sucrés, un froid et un chaud, le grand décolleté, et des invités de marque.
C'était toujours intéressant de voir un jeune ménage lancer pour la première fois ses invitations à la troisième personne: même les gens les plus blasés et les plus recherchés refusaient rarement. On admettait pourtant que c'était un triomphe que les van der Luyden, à la requête de May, eussent retardé leur départ pour assister au dîner d'adieu donné à la comtesse Olenska.
L'après-midi du grand jour, Archer, revenu tard de son bureau, trouva les deux belles-mères assises dans le salon de May. Mrs Archer avait fini d'écrire les menus, et commençait à préparer des cartes portant les noms des invités. Mrs Welland présidait à la disposition des palmiers et des grandes lampes à pied. Sur le piano se dressait un grand panier d'orchidées que Mr van der Luyden avait envoyées de Skuytercliff; tout était à la hauteur d'un événement aussi considérable.
Mrs Archer parcourait attentivement la liste des invités, rayant chaque nom de sa fine plume.
—Henry van der Luyden, Louisa, les Lovell Mingott, les Reggie Chivers, Lawrence Lefferts et Gertrude,—oui, May a eu raison de les inviter,—les Selfridge Merry, Sillerton Jackson, Vandie Newland et sa femme. Comme le temps passe! Il me semble que c'était hier qu'il était ton garçon d'honneur, Newland. Et la comtesse Olenska... Voilà, je crois que c'est tout.
Mrs Welland s'adressa à son gendre.
—On ne pourra pas dire, Newland, que vous et May, ne faites pas à Ellen un beau départ!
—Mon Dieu, dit Mrs Archer, May veut que sa cousine dise en Europe que nous ne sommes pas tout à fait des barbares. Elle a raison.
—Je suis sûre qu'Ellen vous en saura gré. Elle restera sur une impression charmante... Les veilles de départ sont généralement si tristes, continua gaiement Mrs Welland.
Dix jours s'étaient écoulés depuis que Mme Olenska avait quitté New-York. Pendant ces dix jours, Archer n'avait eu d'elle d'autre signe de vie que le renvoi d'une clef, adressée à son bureau sous enveloppe cachetée. Cette réponse à son suprême appel pouvait être interprétée comme un suprême refus; mais le jeune homme y vit un sens différent. Ellen luttait encore contre son sort. Elle partait, il est vrai, pour l'Europe, mais elle ne retournait pas chez son mari! Donc, il pouvait la suivre; rien ne saurait l'en empêcher. Quand il aurait fait le pas irrévocable, et qu'elle aurait compris que c'était sans retour, il était persuadé qu'elle ne le renverrait pas.
Cette confiance dans l'avenir l'aidait à jouer son rôle dans le présent, et l'avait empêché d'écrire à Mme Olenska, de trahir par aucun signe sa misère et son humiliation. Dans le jeu silencieux et désespéré qu'ils jouaient l'un contre l'autre, il croyait n'avoir pas encore perdu toutes ses chances, et il attendait.
Quand il entra dans le salon avant le dîner, les grandes lampes étaient allumées et les orchidées de Mr van der Luyden placées en évidence dans des corbeilles de porcelaine moderne ou d'argent repoussé. Le salon de Mrs Newland Archer avait une réputation d'élégance. Une jardinière de bambou doré dont les primulas et les cinéraires étaient régulièrement renouvelées bloquait le bow-window (où l'ancienne mode aurait préféré une réduction en bronze de la Vénus de Milo). Les canapés et les fauteuils de brocart clair étaient savamment groupés autour de petites tables de peluche surchargées de bibelots en argent, d'animaux en porcelaine, et de photographies richement encadrées. Les minuscules lampes aux abat-jours rosés s'élançaient parmi les palmiers comme des fleurs tropicales.
Le salon était presque plein quand Archer eut conscience que Mme Olenska s'approchait de lui.
Elle était excessivement pâle; d'une pâleur que faisait ressortir la masse sombre de ses cheveux bruns. Jamais Archer ne l'avait aimée autant qu'à cette minute. Leurs mains se rencontrèrent et il l'entendit dire: «Oui, nous nous embarquerons demain sur la Russie.» Puis il y eut un bruit de portes qui s'ouvraient, et il entendit la voix de May:
—Newland, voulez-vous donner le bras à Ellen?
Mme Olenska mit sa main sur le bras d'Archer. Il remarqua que cette main était dégantée et il se rappela comme il l'avait tenue sous son regard, certain soir, dans le petit salon de la Vingt-troisième rue. Les yeux fixés sur ces longs doigts pâles, sur le modelé si doux des jointures, il se disait:
—Quand ce ne serait que pour cette main, cela vaut bien que je la suive.
Ce n'était qu'à un dîner ostensiblement offert à quelque étrangère de distinction que Mrs van der Luyden pouvait accepter la gauche du maître de maison. Mme Olenska avait la place d'honneur; pouvait-on souligner avec plus de finesse qu'on ne la tenait plus tout à fait pour une parente? Il y avait des choses qu'il fallait faire sans marchander et, parmi celles-ci, dans le vieux code de New-York, était le dernier ralliement du clan autour du membre qui allait en être retranché. Maintenant qu'elle partait, les Welland et les Mingott tenaient à proclamer leur inaltérable affection envers la comtesse Olenska.
Archer assistait à cette scène avec un étrange sentiment de détachement. Son regard errait de l'une à l'autre de ces figures placides et bien nourries et dans tous ces convives, occupés à savourer les canards canvas-back, il voyait comme une file de conspirateurs muets, engagés dans le même complot contre lui-même et la pâle jeune femme assise à sa droite. Alors, dans un éclair, il eut l'intuition que pour tout ce monde Mme Olenska et lui étaient amants. Il comprit qu'elle et lui avaient été, depuis des mois, le point de mire de regards vigilants et d'oreilles attentives; il comprit que, par des moyens qu'il ignorait encore, la séparation entre lui et sa complice avait été préparée et obtenue. Maintenant, toute la tribu se ralliait autour de May, et il était entendu que personne ne savait rien, n'avait jamais rien soupçonné. Aux yeux de tous, cette réception ne devait avoir d'autre motif que le désir naturel de May de se séparer affectueusement de sa cousine.
C'était ainsi dans ce vieux New-York, où l'on donnait la mort sans effusion de sang; le scandale y était plus à craindre que la maladie, la décence était la forme suprême du courage, tout éclat dénotait un manque d'éducation.
Après le dîner, quand les fumeurs eurent rejoint les dames au salon, Archer rencontra les yeux triomphants de May. Il y lut la conviction que tout s'était parfaitement bien passé. Elle se leva de la place qu'elle occupait auprès de Mme Olenska, et aussitôt Mrs van der Luyden invita celle-ci à venir s'asseoir auprès d'elle. Mrs Selfridge Merry traversa la pièce pour les rejoindre: Archer comprit que là aussi le complot de réhabilitation et de pardon se poursuivait. On était censé n'avoir jamais douté de la parfaite correction de Mme Olenska ni de la félicité sans nuages du ménage Archer. Et, en apercevant une lueur de victoire dans les yeux de sa femme, pour la première fois, il comprit qu'elle aussi le croyait l'amant de Mme Olenska...
Enfin, il vit que Mme Olenska s'était levée et prenait congé.
Elle se dirigea vers May; les autres invités s'étaient rangés en cercle. Les deux jeunes femmes se prirent par la main, et May, se penchant, embrassa sa cousine.
Archer entendit Reggie Chivers dire à voix basse à la jeune Mrs Newland:
—La maîtresse de maison est certainement la plus jolie des deux.
Il se rappela l'insolente plaisanterie de Beaufort sur l'inutile beauté de May.
Dans le hall, il tendit à Mme Olenska son manteau de velours. Si troublé qu'il fut, il se cramponnait à la résolution de ne rien dire qui pût la surprendre ou l'effrayer. Convaincu qu'aucun pouvoir ne l'empêcherait désormais de poursuivre son projet, il avait trouvé la force de laisser les événements se dérouler d'eux-mêmes; mais, tandis qu'il tenait le manteau de Mme Olenska, il fut pris du fiévreux désir de se trouver un moment seul avec elle quand elle monterait en voiture.
—Votre voiture est-elle là? demanda-t-il.
Mais Mrs van der Luyden, qui entrait avec majesté dans ses zibelines, intervint:
—Nous allons reconduire la chère Ellen.
Archer se tut, accablé. Mme Olenska lui tendit la main.
—Adieu, dit-elle.
—Adieu, répondit-il. À bientôt... à Paris.
—Que ce serait aimable, murmura-t-elle, si vous pouviez y venir avec May!
Mr van der Luyden offrit son bras à Mme Olenska et Archer le suivit avec Mrs van der Luyden. Un moment, dans la vague obscurité du grand landau, il entrevit le pâle ovale d'un visage, le rayonnement d'un regard...
Elle avait disparu.
Archer entendit May qui lui disait:
—N'est-ce pas que tout s'est passé à merveille?
Il tressaillit. Aussitôt après le départ de la dernière voiture, il monta dans la bibliothèque, fermant la porte derrière lui avec l'espoir que sa femme, qui s'attardait en bas, se rendrait directement à sa chambre. Mais il la vit bientôt arriver, le visage creusé par la fatigue et l'émotion, avec une excitation un peu fébrile dans le regard.
—Puis-je entrer? demanda-t-elle.
—Sans doute; mais vous devez tomber de sommeil.
—Non, je voudrais rester un peu avec vous, causer avec vous.
Il lui avança un fauteuil près du feu.
—Puisque vous voulez causer, commença-t-il, soit!... Moi aussi, j'ai quelque chose à vous dire... J'ai essayé l'autre soir... Je ne puis continuer à vivre ainsi. J'ai besoin d'un changement. Je veux m'en aller, et tout de suite... partir pour un long voyage... aussi loin que possible... loin de tout!
—Si loin que cela? Où, par exemple?
—Que sais-je? Aux Indes, ou au Japon.
Elle se leva. Comme il restait courbé, le menton dans les mains, il la sentit se pencher sur lui.
—Je vous accompagnerais au bout du monde, mon aimé, car bien entendu, nous irions ensemble... Mais je crains que ce soit impossible, dit-elle d'une voix qui tremblait... J'ai peur que les médecins ne me le permettent pas... Oui, Newland, j'ai la certitude depuis ce matin du bonheur que j'attendais et que j'ai tant souhaité.
Elle s'agenouilla, et blottit son visage contre les genoux de son mari.
—Ma chérie! dit-il, la pressant contre lui, tout en caressant ses cheveux d'une main glacée. Ma chérie!
Il y eut un long silence. Puis May se dégagea de ses bras et se leva.
—Vous n'aviez pas deviné?
—Oui... je... non... c'est-à-dire... Ils se turent; leurs regards se croisèrent un moment. Puis, détournant les yeux, Archer demanda tout à coup:
—Avez-vous annoncé la nouvelle à quelqu'un d'autre?
—Seulement à maman et à votre mère.—Elle s'arrêta, puis ajouta hâtivement, le sang au visage:—Je l'ai dit aussi à Ellen. Vous vous rappelez que nous avons eu ensemble une longue conversation, et combien elle a été délicieuse pour moi.
—Ah! dit Archer.
Son cœur s'arrêtait de battre. Sa femme l'observait attentivement.
—Est-ce que cela vous déplaît, Newland, que je l'aie dit à elle la première?
—Pourquoi cela me déplairait-il?—Il fit un dernier effort pour se ressaisir:—Mais il y a quinze jours que vous avez causé avec Ellen: ne disiez-vous pas que la certitude ne vous est venue qu'aujourd'hui?
May rougit plus violemment encore, mais elle soutint le regard d'Archer.
—Je n'étais pas sûre, en effet; mais j'ai fait comme si je l'étais. Et, vous voyez, je ne me suis pas trompée! s'écria-t-elle, ses yeux bleus humides de pleurs triomphants.
XXXIV
Dans sa maison de la Trente-neuvième rue, Newland Archer était assis devant la table à écrire de sa bibliothèque.
Il revenait d'une réception officielle pour l'inauguration des nouvelles galeries du Musée Métropolitain. La vue des vastes salles remplies de la dépouille des siècles, où la foule élégante circulait parmi des trésors scientifiquement catalogués, avait éveillé de vieux souvenirs dans la mémoire d'Archer.
—«Il me semble que cette salle était consacrée autrefois à la collection Cesnola,» avait-il entendu dire; et aussitôt tout ce qu'il voyait autour de lui s'était évanoui. Il se revoyait seul dans une salle déserte, assis sur un divan de cuir, pendant qu'une svelte silhouette en manteau de loutre s'éloignait dans la perspective des galeries encore si pauvres du vieux musée.
Cette vision en avait appelé une légion d'autres. Cette bibliothèque avait été, pendant plus de trente ans, le centre de sa vie de famille. Il y avait vingt-neuf ans que là, May rougissante et avec des circonlocutions qui feraient sourire les jeunes femmes de la nouvelle génération, lui avait annoncé qu'il allait être père. Là, leur fils aîné, Dallas, trop frêle pour être porté à l'église au cœur de l'hiver, avait été baptisé par leur vieil ami, l'évêque de New-York. Là, leur fille, Mary, qui ressemblait tant à sa mère, avait annoncé ses fiançailles avec le plus nul et le plus sage des nombreux fils Chivers; et là, Archer l'avait embrassée à travers son voile de mariée avant d'entrer dans l'auto qui les menait à Grace Church. Car dans un monde où tout chancelait, la tradition de la cérémonie nuptiale à Grace Church restait immuable.
C'était dans la bibliothèque qu'il causait toujours avec May de l'avenir de leurs enfants: des études de Dallas et de son jeune frère Bill; de l'indifférence invincible de Mary pour les arts d'agrément, de sa passion pour le sport et la bienfaisance; et des goûts artistiques bien modernes, qui avaient conduit l'inquiet et curieux Dallas dans le bureau d'un architecte de New-York. Car, maintenant les jeunes gens désertaient le barreau et les affaires pour s'adonner à l'archéologie ou à l'architecture.
Et c'était dans cette bibliothèque que le grand Théodore Roosevelt, alors Gouverneur de l'État de New-York, venu d'Albany pour dîner et passer la nuit, s'était retourné vers son hôte et lui avait dit, avec sa violence accoutumée: «Au diable les politiciens! Ce sont des hommes comme vous qu'il faut au pays, Archer. Si jamais l'écurie d'Augias peut être nettoyée, il faut que vous y mettiez les mains.»
«Des hommes comme vous!» Archer avait été soulevé d'enthousiasme. Toutefois, il n'était pas bien sûr que les hommes comme lui fussent vraiment ceux dont le pays avait besoin. En effet, après avoir siégé pendant un an à l'Assemblée départementale de New-York, il n'avait pas été réélu, et c'est avec soulagement qu'il s'était retranché dans les modestes, mais utiles travaux de la vie municipale. Il écrivait aussi des articles dans des revues qui essayaient de secouer l'apathie du pays. Tout cela était assez peu de chose; il n'était pas fait pour la vie publique; il serait toujours par nature un contemplatif et un dilettante. Du moins s'était-il passionné pour de belles causes, et l'amitié d'un grand homme avait été sa force et son orgueil.
Il avait été, somme toute, ce qu'on commençait à appeler à New-York «un bon citoyen.» Depuis bien des années, tout nouveau mouvement, philanthropique, municipal ou artistique, avait compté avec son opinion, avait demandé son appui. Qu'il fût question de fonder une école d'infirmières, de réorganiser le Musée, de fonder un cercle de bibliophiles, d'inaugurer une nouvelle bibliothèque, ou de former une société de musique de chambre, on disait toujours: «Il faut demander l'avis d'Archer.» Ses jours étaient remplis, et remplis avec honneur. N'était-ce pas tout ce qu'un homme de bien pouvait demander?
Il savait pourtant ce qui lui avait manqué: la fleur de la vie. Mais il y pensait maintenant comme à une chose hors d'atteinte. Lorsqu'il se souvenait de Mme Olenska, c'était d'une façon irréelle, avec sérénité, comme on penserait à une bien-aimée imaginaire découverte dans un livre ou un tableau. Elle était devenue l'image de tout ce dont il avait été privé. Mais si légère et ténue qu'eût été la vision, elle l'avait empêché de penser à d'autres femmes. Il avait été ce qu'on appelle un mari fidèle, et quand May était morte, emportée par une pneumonie infectieuse prise au chevet de son plus jeune fils, il l'avait sincèrement pleurée. Les longues années qu'ils avaient passées ensemble lui avaient enseigné que le mariage le plus ennuyeux n'est pas une faillite, tant qu'il garde la dignité d'un devoir. Archer honorait ce passé dont il portait le deuil: après tout, il y avait du bon dans les anciennes traditions.
Il embrassa du regard sa bibliothèque transformée par Dallas, qui y avait mis des gravures anglaises, des cabinets Chippendale, des porcelaines de Chine, et sur les lampes électriques avait substitué aux globes de verre gravé la douceur lunaire des abat-jour. Puis ses yeux revinrent au vieux bureau de noyer qu'il n'avait jamais voulu bannir, et à la première photographie de May qu'il avait gardée toujours à la même place.
Elle était là, devant lui, grande, cambrée, la poitrine ronde soulevant sa robe d'organdi, le visage ombragé sous les bords onduleux d'une paille d'Italie, telle qu'il l'avait vue sous les orangers de Saint-Augustin. Elle était restée jusqu'à la fin la May de ce jour-là: généreuse, fidèle, constante, mais si dénuée d'imagination, si peu ouverte aux idées, que le monde de sa jeunesse avait pu tomber en miettes et se reconstruire sous ses yeux, sans qu'elle eût pris conscience du changement. Cette incapacité de s'adapter au mouvement du temps avait amené ses enfants à lui cacher leurs pensées, comme Archer lui avait toujours caché les siennes. Père et enfants s'étaient inconsciemment entendus pour maintenir autour d'elle l'illusion de l'uniformité. Et May avait quitté ce monde, convaincue qu'il était plein de ménages aimants et harmonieux comme le sien, résignée à partir parce qu'elle était certaine que Newland continuerait à inculquer à Dallas les mêmes principes et les mêmes préjugés qui avaient façonné la vie de ses parents, et que Dallas à son tour, quand Newland la suivrait, transmettrait le dépôt sacré au petit Bill. De Mary, elle était sûre comme d'elle-même.
Aussi, après avoir arraché le petit Bill à la mort et payé cet effort de sa vie, elle était partie avec sérénité prendre sa place dans le caveau des Archer à Saint-Marc, où sa belle-mère reposait déjà.
En face du portrait de May se trouvait celui de sa fille. Mary Chivers aussi était grande et blonde, mais elle avait la taille large, la poitrine à peine indiquée, et cette nonchalance d'attitude que permettait la nouvelle mode. Mary Chivers n'aurait pas pu accomplir ses hauts faits d'athlétisme avec les cinquante centimètres de tour de taille que mesurait la ceinture bleu de ciel de May Archer. La différence était symbolique: l'âme de la mère avait été pareillement enfermée dans une armature aussi rigide que sa fine taille. Il y avait du bon aussi dans le nouvel ordre des choses.
L'appel du téléphone se fit entendre. Comme on était loin du temps où toute communication rapide à New-York se faisait par les jambes des petits messenger boys à livrée bleue! «Chicago vous demande.» Ah! ce devait être un message de Dallas. Il avait été envoyé à Chicago pour étudier le plan d'un palais que sa maison construisait pour un jeune millionnaire à idées. Les missions de ce genre étaient toujours confiées à Dallas.
—Allô! père. Voulez-vous vous embarquer avec moi mercredi sur le Mauretania? Notre client veut que je visite quelques jardins italiens avant de rien décider; et vous savez, je dois être rentré le 1er juin.
Il éclata d'un rire joyeux. «Quoi qu'il arrive, semblait dire ce rire, je dois être de retour le premier, puisque Fanny Beaufort et moi devons nous marier le cinq.»
La voix reprit:
—Réfléchir? Pas une minute! Dites tout de suite!... Avez-vous une raison de refuser? Non. J'en étais sûr. Alors, ça va? Dites, père, ce sera la dernière fois que nous voyagerons tous les deux, comme autrefois. Allons! bien! J'étais sûr que vous viendriez.
Chicago coupa. Archer se leva et arpenta la chambre.
La dernière fois qu'ils seraient ensemble tous les deux comme autrefois!... L'enfant avait raison. Sans doute, ils seraient ensemble bien souvent après le mariage de Dallas. Ils avaient toujours été camarades, et Fanny Beaufort, quoi qu'on pût dire d'elle, ne paraissait pas disposée à gêner leur intimité. Cependant,—il fallait se l'avouer,—et, malgré sa sympathie pour sa future belle-fille, c'était tentant pour Archer de saisir cette dernière occasion de se trouver seul avec son fils. Rien ne le retenait. Seulement il avait perdu l'habitude de voyager. May ne s'était jamais déplacée que pour des raisons sérieuses: mener les enfants dans la montagne ou au bord de la mer. Depuis deux ans que May était morte, Archer n'avait aucune raison de continuer sa vie sédentaire; mais il s'était trouvé retenu par l'habitude, les souvenirs, et par une certaine appréhension de ce qui était nouveau.
Maintenant, revoyant son passé, il sentait qu'il s'était, lui aussi, enlisé, alors que tout changeait autour de lui.
Que restait-il du petit monde où il avait grandi, des principes qui l'avaient dominé et enchaîné? Il se rappelait une railleuse prophétie du pauvre Lawrence Lafferts, émise dans cette même pièce tant d'années auparavant: «Si les choses vont de ce train, nos enfants épouseront les bâtards de Beaufort:» C'était justement ce que le fils aîné d'Archer, l'orgueil de sa vie, allait faire, sans que personne l'en blâmât ou s'étonnât seulement. Tante Janey, restée si exactement la même qu'aux jours de sa jeunesse fanée, avait retiré de leur coton rose les émeraudes serties de perles de sa mère, et les avait portées elle-même, de ses mains tremblantes, à la fiancée. Et Fanny Beaufort, loin de paraître déçue de ne pas recevoir une parure d'un joaillier de Paris, avait admiré le style ancien de ces bijoux, et déclaré qu'en les portant elle se sentirait digne d'être peinte par Isabey.
Fanny Beaufort, qui avait fait son apparition à New-York à l'âge de dix-huit ans, après la mort de ses parents, avait conquis les cœurs un peu comme Mme Olenska trente ans auparavant. Seulement, au lieu de la regarder avec une sorte de méfiance, la société l'avait joyeusement acceptée. Elle était jolie, amusante et douée: que pouvait-on demander de plus? Personne n'avait l'esprit assez étroit pour lui faire un grief du passé de son père, ni de son origine à elle. Les personnes âgées, seules, se souvenaient d'un incident perdu dans le mouvement des affaires à New-York: le krach Beaufort. Du reste, après la mort de sa femme, Beaufort, ayant épousé sans bruit la trop célèbre Fanny Ring, avait quitté le pays avec sa nouvelle femme et une petite fille qui héritait de la beauté de sa mère. On avait ensuite appris qu'il était à Constantinople, puis en Russie, et, une douzaine d'années plus tard, des voyageurs américains furent brillamment reçus chez lui à Buenos-Ayres, où il représentait une grande Compagnie d'assurances. Il était mort là, ainsi que sa femme; et, un jour, leur fille, riche et orpheline, était arrivée à New-York, sous la conduite de la belle-sœur de May, Mrs Jack Welland, dont le mari était le tuteur de l'enfant. Elle se trouvait ainsi dans des relations presque de cousinage avec les enfants de Newland Archer, et personne ne s'était étonné quand Dallas avait annoncé ses fiançailles.
Rien ne pouvait donner plus exactement la mesure du chemin que le monde avait parcouru. On était trop absorbé par les réformes et les mouvements sociaux, par les engouements et les modes du jour, pour s'inquiéter beaucoup du passé de ses voisins. Qu'importait le passé dans le grand kaléidoscope où tous les atomes sociaux roulaient sur le même plan?
Le lendemain de leur arrivée à Paris, Archer, de la fenêtre de son hôtel, contemplait le beau décor de la place Vendôme. Une des choses qu'il avait stipulées, presque la seule, quand il avait accepté d'accompagner Dallas, était qu'il ne serait pas obligé de descendre à Paris dans un des nouveaux palaces à la mode.
—Entendu, avait acquiescé Dallas bon prince. Je vous mènerai dans un bon vieil hôtel: le Bristol.
Combien de fois Archer n'avait-il pas pensé à Paris comme au cadre où vivait Mme Olenska! Seul, tard le soir, dans sa bibliothèque, quand toute la maison reposait, il avait évoqué le retour radieux du printemps le long des avenues de marronniers, les fleurs et les statues des jardins publics, les bouffées des lilas entassés dans les charrettes, le cours majestueux du fleuve sous les arches des ponts, et la vie d'art, d'étude et de plaisir qui roulait impétueusement dans les artères de la grande ville. Maintenant, le spectacle était devant lui et, en le considérant, Archer se sentait timide et suranné: un pauvre être insignifiant comparé à l'homme d'énergie qu'il avait rêvé d'être...
La main de Dallas se posa gaiement sur son épaule.
—Eh bien! père! ça vaut la peine, hein?
Ils restèrent un moment, regardant devant eux; puis le jeune homme continua:
—Au fait, j'ai une commission pour vous: la comtesse Olenska nous attend à cinq heures et demie.
Il disait cela avec insouciance comme s'il s'agissait de l'heure du départ pour Florence le lendemain soir. Archer le regarda, et crut voir dans les yeux gais de son fils un éclair de la malice de son arrière-grand'mère Mingott.
—Est-ce que je ne vous l'avais pas dit? poursuivit Dallas. J'ai juré à Fanny de faire trois choses pendant mon séjour à Paris: lui acheter le recueil des dernières mélodies de Debussy; aller au Grand Guignol; et voir Mme Olenska. Vous savez que celle-ci a été la bonté même pour Fanny, quand Mr Beaufort l'a envoyée de Buenos-Ayres au couvent de l'Assomption. Fanny ne connaissait personne à Paris: Mme Olenska s'est occupée d'elle, l'a promenée les jours de congé. Je crois que Mme Olenska a été très liée avec la première Mrs Beaufort,—et puis elle est notre cousine. Aussi, je l'ai appelée au téléphone ce matin avant de sortir, et lui ai dit que nous étions ici pour deux jours, et désirions la voir.
—Tu lui as dit que j'étais ici? balbutia Archer.
—Bien sûr: pourquoi pas?
Dallas eut un sourire innocent. Puis, ne recevant pas de réponse, il glissa son bras sous celui de son père.
—Dites, père, comment était-elle?
Archer se sentit rougir sous le clair regard de son fils.
—Allons, avouez, vous avez été très emballé pour elle, est-ce vrai? N'était-elle pas ravissante?
—Ravissante? Je ne sais pas. Elle était différente des autres.
—Ah! nous y voilà! Toute la question est là, n'est-ce pas? Quand on la trouve, la femme qu'on attend, elle est toujours différente,—et on ne sait pas pourquoi. C'est exactement ce que j'éprouve avec Fanny.
Son père recula d'un pas, dégageant son bras:
—Avec Fanny? Mais, mon ami, je l'espère bien; seulement, je ne vois pas...
—Voyons, père, ne soyez pas cachottier! N'a-t-elle pas été, autrefois, votre Fanny?
Dallas appartenait de tout son être à la nouvelle génération. À ce premier né de Newland et de May Archer, il avait été impossible d'inculquer les plus élémentaires notions de réserve. «Pourquoi faire des mystères? Les gens flairent toujours ce qu'on veut leur cacher,» objectait-il quand on lui recommandait la discrétion. Mais Archer, rencontrant les yeux de son fils, sentit la lueur filiale sous la malice.
—Ma «Fanny»...?
—Eh bien! la femme pour laquelle vous auriez tout envoyé promener. Seulement, vous ne l'avez pas fait.
—Non, je ne l'ai pas fait, répéta Archer avec une sorte de solennité.
—Vous datez, voyez-vous, mon pauvre papa! Ma mère m'a dit...
—Ta mère?
—Oui, la veille de sa mort. Quand elle a voulu me voir seul. Vous vous rappelez? Elle m'a dit qu'elle était tranquille en nous quittant parce qu'une fois, quand elle vous en avait fait la demande, vous lui aviez sacrifié la chose à laquelle vous teniez le plus.
Archer reçut en silence cette singulière communication. Son regard perdu embrassa la place ensoleillée où s'écoulaient les passants. Enfin, il dit à voix basse:
—Elle ne me l'a jamais demandé.
—Non, naturellement. Vous ne vous êtes jamais rien demandé l'un à l'autre, n'est-ce pas? Et vous ne vous êtes jamais rien dit. Vous êtes restés l'un devant l'autre, à observer, à deviner ce qui se passait en dedans,—un duo de sourds-muets, pas vrai? Avec cela, je parie que chacun de vous en savait plus long sur ce que pensait l'autre que nous ne savons, nous, sur ce que nous pensons nous-mêmes. Nous n'avons pas le temps... Dites... père, fit Dallas, vous n'êtes pas fâché, j'espère? Si vous l'êtes, nous allons faire la paix et déjeuner chez Henri... Après, il faut que je coure à Versailles.
Archer n'accompagna pas son fils à Versailles. Il préféra vaguer seul à travers la lumineuse solitude de Paris. Les regrets accumulés, les souvenirs étouffés d'une vie muette, pesaient lourdement sur son âme...
À la réflexion, il ne regretta pas l'indiscrétion de Dallas. Il sentit son cœur allégé d'un lourd fardeau. Quelqu'un avait donc deviné, avait eu pitié; et que ce quelqu'un eût été May, il en ressentait une émotion indicible. Dallas, avec toute sa perspicacité affectueuse, n'aurait pas compris cela. Pour l'enfant, sans doute, l'épisode n'était que l'exemple pathétique d'une vie gâchée. N'était-ce vraiment que cela? Longtemps, Archer, assis sur un banc aux Champs-Élysées, resta perdu dans ses pensées. Autour de lui, la vie... la vie des autres... passait comme un fleuve.
Là, tout près, cette même fin d'après-midi, Ellen Olenska l'attendait. Elle n'était jamais retournée chez son mari, et depuis la mort d'Olenski, elle n'avait rien changé à sa manière de vivre. Il n'y avait plus rien pour la séparer d'Archer: tout à l'heure, il allait la voir.
Il se leva et traversa le jardin des Tuileries. Mme Olenska lui avait dit une fois qu'elle allait souvent au Louvre, et il eut la fantaisie de passer les heures de l'attente dans un endroit où peut-être elle avait été récemment. Pendant plus d'une heure, il erra de salle en salle dans l'éblouissement d'une journée de printemps. L'un après l'autre, des tableaux se révélaient à lui dans leur splendeur à moitié oubliée, et il se laissait peu à peu envahir par les émotions qu'inspire la beauté. La beauté, il en avait eu faim toute sa vie...
Soudain, devant un triomphal Titien, il se prit à dire: «Mais je n'ai que cinquante-sept ans!» Puis, il se détourna. Pour les rêves du chaud été, c'était trop tard; mais non pour un tranquille automne auprès d'Ellen, dans la paix bénie de sa présence.
Il revint à l'hôtel où il devait retrouver Dallas. Tous deux traversèrent la place de la Concorde et la Seine, s'engagèrent sur l'Esplanade des Invalides. Le dôme de Mansart rayonnant, sur la masse grise du monument, absorbait et renvoyait les ors du soleil couchant. Dans l'éther lumineux il semblait le symbole visible de la gloire d'une race.
Archer savait que Mme Olenska demeurait près d'une des avenues qui aboutissent aux Invalides: pourquoi s'était-il figuré un quartier paisible et modeste, oubliant la brillante coupole qui règne sur lui.
Par un singulier enchaînement d'idées, cette lumière dorée devint pour lui la lumière même où Ellen vivait. Pendant près de trente ans, la vie de Mme Olenska,—cette vie dont il était si étrangement ignorant,—s'était déroulée dans cette riche atmosphère. Il pensa à tous les beaux spectacles auxquels elle avait dû assister, aux tableaux qu'elle avait dû regarder, aux sobres et magnifiques demeures où elle avait dû entrer. Il pensa aux gens avec qui elle avait dû causer, aux idées, aux curiosités, aux images et aux comparaisons que remue sans trêve une race d'une intense sociabilité, dans le charme d'une politesse traditionnelle.
Tout à coup, Archer se rappela le jeune Français qui lui avait dit une fois: «Une conversation intéressante, il n'y a rien de tel, n'est-ce pas?» Il n'avait jamais revu M. Rivière, ni entendu parler de lui depuis trente ans. Tout ce qui avait rapport à Mme Olenska était pour lui si lointain! Il était resté séparé d'elle pendant la moitié de sa vie. Elle avait passé ce long intervalle de temps parmi des gens qu'il ne connaissait pas, entourée d'une société dont il pouvait à peine se faire une idée. Lui, il avait vécu avec son souvenir; mais autour d'elle il y avait eu toute une société, toute une vie...
Ils traversèrent la Place des Invalides et suivirent une des avenues qui longent le monument. Archer s'étonnait de ces grandes voies un peu désertes dans ce paysage de splendeur et d'histoire. Paris, en vérité, avait donc beaucoup de ces glorieux trésors, pour qu'autour de celui-ci il y eût le calme et le vide. Le jour s'évanouissait dans un léger brouillard, illuminé par de rares rayons de soleil, et piqué çà et là par les points jaunes des lampes électriques. Les passants étaient rares dans la petite place vers laquelle Archer et son fils s'étaient dirigés.
Brusquement, Dallas s'arrêta et leva la tête.
—Ce doit être ici, dit-il, en glissant son bras sous celui de son père.
Ils restèrent l'un près de l'autre à regarder la maison.
C'était une construction moderne sans caractère, avec de nombreuses fenêtres, et des balcons qui se détachaient avec élégance sur une haute façade blanche. Sur un des balcons supérieurs, qui s'avançaient au-dessus des dômes arrondis des marronniers, les stores étaient encore baissés; le soleil venait de les quitter.
—Je me demande... à quel étage? dit Dallas.—Il passa la tête dans la loge du concierge, et revint en disant:—Au cinquième! ce doit être l'étage aux stores.
Archer restait immobile, les yeux fixés sur les hautes fenêtres, comme si le but de son pèlerinage eût été atteint.
—Vous savez, père, il est près de six heures, lui rappela enfin son fils.
Le père jeta un coup d'œil sur un banc vide sous les arbres.
—Je vais m'asseoir un moment, dit-il.
—Qu'est-ce qu'il y a? Est-ce que vous n'êtes pas bien?
—Si, très bien. Mais j'aime mieux que tu montes sans moi.
Dallas le regarda, déconcerté.
—Voyons, père, est-ce que vous vous ne viendrez pas?
—J'hésite, répondit lentement Archer.
—Si vous ne venez pas, elle ne comprendra pas.
—Va, mon garçon. Je te suivrai peut-être.
—Mais que voulez-vous que je lui dise?
—Mon cher enfant, ne sais-tu pas toujours ce qu'il faut dire? répliqua son père en souriant.
—Je dirai que vous êtes vieux jeu, et que vous préférez monter les cinq étages à pied, parce que vous n'aimez pas les ascenseurs.
—Dis que je suis vieux jeu, ça suffira...
Dallas le regarda encore: puis, avec un geste d'incrédulité, il disparut sous la voûte.
Archer s'assit sur le banc, et continua à regarder le balcon aux stores. Il calcula le temps que mettrait son fils à monter dans l'ascenseur jusqu'au cinquième, à sonner à la porte, à être admis dans l'antichambre, puis introduit dans le salon. Il imagina Dallas entrant dans la pièce de son pas vif, assuré, avec son charmant sourire. Avait-on raison de dire que son fils tenait de lui?
Ensuite, il essaya de se figurer les personnes qui étaient déjà dans le salon; car, à la fin de l'après-midi, il devait y avoir quelques personnes. Mais il ne voyait qu'une dame au pâle visage, avec une masse de cheveux sombres, qui redresserait la tête vivement, se levant à demi pour tendre à Dallas sa longue main fine, ornée de trois bagues. Archer imagina qu'elle serait assise sur un canapé au coin du feu, et qu'il y aurait des azalées en fleurs derrière elle sur une table.
—Je la retrouve mieux que si j'étais là-haut à côté d'elle, se dit-il à haute voix.
Et la crainte de sentir s'évanouir cette dernière illusion le tenait immobile sur le banc pendant que les minutes s'écoulaient.
Longtemps, il demeura ainsi dans l'envahissement du crépuscule, sans quitter des yeux le balcon. À la fin, une lumière perça les fenêtres. Un moment après, un domestique vint relever les stores et fermer les persiennes.
Comme si c'était le signal qu'il attendait, Newland Archer se leva lentement et revint seul à son hôtel.