Aventures merveilleuses mais authentiques du capitaine Corcoran, Deuxième partie
XI
Deux chenapans.
Après ce récit naïf, qui fit rire plus d'une fois les assistants, Alice et Sita se retirèrent chacune de son côté. Corcoran avait fait préparer le plus bel appartement du palais d'Holkar pour son ami. Au moment où Quaterquem se levait, le maharajah le retint par le bras et lui dit:
«Reste, j'ai besoin de toi. Prends ce cigare et écoute-moi.»
Il lui fit alors le récit de ce qui s'était passé dans la journée et lui montra la lettre de Doubleface à lord Henri Braddock.
«Que ferais-tu à ma place? demanda-t-il enfin.
—Si j'étais à ta place, répliqua son ami, je renoncerais au bonheur de gouverner les hommes; je placerais les cinquante millions de roupies (c'est la somme que t'a léguée, je crois, ton défunt beau-père Holkar) sur le trois pour cent français; je garderais, comme argent de poche, cinq ou six cent mille roupies en bonnes quadruples d'Espagne bien sonnantes et trébuchantes; je prierais mon ami et cousin Quaterquem de me céder la moitié de son île et trois places dans son ballon, l'une pour Mme Sita, l'autre pour moi, la troisième pour le jeune Rama; je ferais mes adieux à mes loyaux et fidèles sujets en termes nobles et attendris, enfin je proclamerais la république avant mon départ afin de laisser aux mains des Anglais un chat aux griffes puissantes, dont on ne se rend pas maître comme on veut.
—C'est ce que je ferais, dit le maharajah en secouant la tête, si j'étais Quaterquem; mais étant Corcoran....
—Oui, étant Corcoran et Breton, tu t'entêtes et tu veux jouer un mauvais tour aux Anglais. Je comprends cette idée, oh! oui.... mais alors si tu as pris ton parti, pourquoi me demandes-tu conseil?
—As-tu jamais lu, demanda Corcoran, l'histoire d'Alexandre le Macédonien?
—Un conquérant dont tous les historiens parleront, que tous les imbéciles admireront, que tous les voleurs de grands chemins copieront, et qui rayonne comme un phare dans les ténèbres de l'antiquité.
—Et celle de Gengis Khan et de Tamerlan?
—Deux braves qui ont fait couper plus de têtes qu'un évêque n'en pourrait bénir en trois mille ans, et qui ont acquis une gloire immortelle.
—Parfait. Eh bien, moi, Corcoran, Malouin de naissance, Français de nation, marin de profession, échoué par hasard sur la côte de Malabar et devenu, je ne sais comment, propriétaire de douze millions d'hommes, je veux imiter et surpasser Alexandre, Gengis Khan et Tamerlan; je veux qu'il soit parlé de mon sabre aussi bien que de leur cimeterre; je veux rendre la liberté à cent millions d'Indiens, et s'il m'en coûte la vie, eh bien, je serai heureux de mourir glorieusement, tandis que tant de créatures humaines meurent de faim, de soif, de fièvre, de misère, de choléra, de goutte ou d'indigestion.
«Et pour commencer, que dois-je faire de M. George-William Doubleface, esq., qui m'espionne pour le compte du gouvernement anglais, et qui veut me faire assassiner par son digne ami Baber?
—Avant tout, il faut les confronter l'un avec l'autre, et si la confrontation amène la conviction, eh bien, cher ami, la potence n'est pas faite pour les chiens.
—Tu as raison.»
Corcoran frappa sur un gong.
«Ali, dis à Sougriva d'amener les prisonniers.»
Ali obéit. Doubleface et Baber entrèrent l'un après l'autre dans la salle, les mains liées derrière le dos et suivis de douze soldats. Doubleface gardait sa contenance impassible; Baber, plus humble en apparence, paraissait néanmoins avoir fait d'avance le sacrifice de sa vie.
«Monsieur Doubleface, dit le maharajah, vous connaissez le sort qui vous attend?
—Je sais, dit l'Anglais, que je suis dans vos mains.
—Vous connaissez cette écriture?
—Pourquoi le nier? la lettre est de moi.
—Vous savez, je suppose, quel est le châtiment des traîtres, des espions et des assassins?»
L'Anglais ne sourcilla pas.
«Avec la lettre que voilà, continua Corcoran, je pourrais vous faire empaler et jeter à la voirie, comme un chien, cependant je vous offre votre grâce.... à une condition, bien entendu.
—J'espère, dit Doubleface en se redressant, que cette condition ne sera pas indigne d'un gentleman.
—J'ignore, répliqua le maharajah, ce qui peut être digne ou indigne d'un gentleman tel que vous; mais enfin voici ma condition. Vous me donnerez l'original des instructions de lord Henry Braddock, ou si cet original n'existe plus, vous m'en donnerez une copie exacte, certifiée par votre témoignage et votre signature.
—C'est-à-dire que vous m'offrez la vie à condition que je déshonorerai mon gouvernement? Je refuse.
—Vous êtes libre. Sougriva, fais préparer la potence.»
Sougriva sortit avec empressement.
«A nous deux maintenant, mon cher monsieur Baber, continua Corcoran. Tu vois qu'il s'agit de choses sérieuses. Sois sincère si tu veux que je te pardonne.
—Seigneur, dit Baber, qui se prosterna contre terre, la sincérité est ma vertu principale.
—Cela donne une fameuse idée de tes vertus secondaires, continua Corcoran; mais, avant tout, il faut que tu saches ce que l'Anglais, ton complice, préparait contre toi, si tu avais réussi à m'assassiner.»
Et il lut à haute voix le passage de la lettre de Doubleface, où celui-ci se déclarait prêt, aussitôt que Corcoran aurait été tué, à faire exécuter Baber, si c'était nécessaire.
Cette lecture remplit de rage le coeur de l'Indou. Ses yeux étincelants semblaient vouloir dévorer l'Anglais.
«Tu vois, reprit Corcoran, quels ménagements tu dois à ce gentleman. Parle maintenant.
—Seigneur, s'écria Baber, lumière incréée de l'Éternel, image du resplendissant Indra, cet homme m'a tenté. Par ses conseils, j'ai réuni trente de mes anciens compagnons d'infortune, obligés, comme moi, de fuir, dans les bois et dans les déserts, la justice toujours incertaine des hommes. C'est dans douze jours que nous devions pénétrer dans le palais. Un corps d'armée commandé par le major général Barclay et réuni, sous prétexte de grandes manoeuvres militaires, à quinze lieues de la frontière, devait faire son entrée aussitôt après votre mort. En attendant, plusieurs zémindars, liés par un traité secret avec les Anglais, se tenaient prêts à saisir Bhagavapour, la reine Sita, votre fils et vos trésors. Vous savez tout. Je ne vous demande qu'une grâce, seigneur maharajah, c'est, avant d'être pendu moi-même, de voir pendre cet Anglais doublement traître envers vous et envers moi.
—Tu le détestes donc bien? demanda Corcoran.
—Ordonnez qu'on me délie les mains, s'écria Baber, et qu'on me permette de l'étrangler moi-même.
—C'est une idée, cela, dit Quaterquem.
—Et même une assez bonne, continua le maharajah en riant, et qui m'en suggéra une autre. Monsieur Doubleface, connaissez-vous le maniement du sabre?
—Oui, dit amèrement l'Anglais, et si j'étais libre et armé....
—Oui, oui, j'entends, dit Corcoran en riant, vous êtes de ceux qu'il n'est pas bon de rencontrer au coin d'un bois. Eh bien, nous verrons demain ce que vous savez faire ainsi que Baber. Les conditions ne sont pas tout à fait égales, car vous me paraissez bien supérieur à ce pauvre diable; mais j'aurai soin d'égaliser les chances. Le combat ne pourra pas durer plus d'une heure. Aussitôt l'un des deux tué, je ferai grâce au survivant. Si personne n'est tué, vous serez empalés tous les deux.—Et maintenant, mes bons amis, allez dormir, si vous pouvez.—Sougriva, tu me réponds de ces deux chenapans sur ta tête.»
Sougriva éleva les mains en forme de coupe, et sortit emmenant ses prisonniers.
«Maintenant, mon cher ami, dit Corcoran à Quaterquem, nous sommes seuls. Toute l'Inde est endormie ou va dormir. J'en ai fini avec les traîtres et les espions, causons librement.»
XII
Révélation inattendue.
«Il me tardait, dit Quarterquem, d'être seul avec toi.... Qu'as-tu donc pu faire aux Anglais pour exciter leur bile à ce point? Partout où je vais, leurs journaux te traitent comme un successeur de Cartouche et de Mandrin, leurs espions surveillent tes actions, leurs soldats vont marcher contre toi. Ce matin, en passant au-dessus de Bombay, j'ai vu des préparatifs immenses. Les canons se comptaient par centaines, les voitures de toute espèce par dizaines de mille, et, ce qui est plus significatif encore, l'armée qu'on réunit contre toi n'est composée, sauf sept régiments sikhs et gourkhas, que de troupes européennes, c'est-à-dire de l'élite de l'armée anglo-indienne. Assurément, je n'ai pas de passion pour ce peuple orgueilleux et renfrogné; mais il faut se supporter entre voisins.... Tiens, permets-moi de me citer pour exemple. J'avais autrefois, rue Mazarine, un portier de la pire espèce, bourru, grognon, malfaisant. Passé dix heures du soir il fermait sa.... c'est-à-dire ma porte. Il ne l'ouvrait pas avant sept heures du matin. Dans l'intervalle, s'il m'arrivait d'aller au spectacle ou de m'attarder dans les rues, j'étais forcé de coucher chez mes amis, et un soir, moins heureux, j'ai couché au violon....
—Mon ami, interrompit Corcoran, tu termineras demain l'histoire de ton portier. Écoute les choses sérieuses que je veux te dire et qui t'expliqueront la haine des Anglais. Tu sais ou tu dois savoir que je suis arrivé à l'empire, comme Saül, fils de Kis, qui cherchait des ânesses et qui trouva un royaume. Mes ânesses, à moi, c'était le fameux manuscrit du Gourou-Karamta, soupçonné par Wilson, signalé par Colebrooke, inutilement cherché par vingt orientalistes anglais. Sur la route j'ai rencontré Holkar et j'ai sauvé sa fille et son royaume. Jusque-là, rien que de fort ordinaire; mais voici un secret que je n'ai encore dit à personne, secret terrible, secret redoutable qui peut me coûter la vie ou me donner le plus beau trône de l'Asie. C'est Holkar mourant qui me l'a confié, en me faisant jurer que je vengerais sa mort.
«Au temps où Bonaparte, général en chef de l'armée d'Égypte, méditait la conquête de l'Inde, il fit alliance avec Tippoo-Sahib, sultan de Mysore. Celui-ci crut qu'il allait être secouru par la France; ce qui précipita sa perte. Les Anglais, avertis par leurs espions, se hâtèrent de l'attaquer dans Seringapatam, sa capitale. Il fut tué pendant l'assaut.
«Tippoo-Sahib, quoique musulman, était un esprit fort, et mettait toutes les religions au service de sa politique. Il avait eu l'adresse de créer une immense société secrète qui s'étendait dans tout l'Indoustan, et qui regardait l'extermination des Anglais comme une oeuvre divine. Sa mort arrêta une révolte générale qui était près d'éclater, et pendant quelques années l'association dont il était l'âme parut dissoute; mais un de ses serviteurs fidèles, qui voulait le venger, révéla le secret au père d'Holkar, qui dès lors devint le chef réel et l'espoir des Indous.
«Les Anglais, toujours sur leurs gardes, devinèrent ses desseins et l'attaquèrent avant qu'il fût prêt au moment où il allait conclure une alliance avec le fameux Runjeet-Sing, qui devait les aborder par le nord-ouest, pendant qu'il ferait révolter le centre et le sud de l'Inde. Le grand malheur de ce pauvre pays, c'est que, grâce à la variété des races et des religions, qui se détestent mutuellement, on y trouve facilement des traîtres. Holkar trahi fut vaincu et tué avec deux de ses fils. Runjeet-Sing reçut dix millions de roupies pour rester neutre. Mais les Indous, indignés, ne voulurent pas reconnaître d'autre chef que le jeune Holkar, troisième fils du défunt, et les Anglais, contents de ce premier succès, n'osèrent pas pousser leur ennemi au désespoir. On lui prit la moitié de ses États, cinquante millions de roupies, et on lui donna pour surveillant le colonel Barclay, celui qui vient de se signaler dans la révolte des cipayes et qu'on a fait major général.
—Oui, dit Quaterquem, et la révolte a éclaté, et les cipayes ont été pendus, et Holkar a été tué, comme l'avaient été avant lui son père et Tippoo-Sahib; et toi, Corcoran, natif de Saint-Malo, tu vas te faire trahir et tuer comme tes prédécesseurs. Mon ami, tu es fou. Viens dans mon île; il y a place pour deux. Nous y vivrons tranquillement en jouant aux quilles en été et au billard en hiver, ce qui est le vrai but de la vie. Et si mon île te déplaît, j'en ai découvert une autre dans le voisinage, presque aussi inaccessible et aussi belle que la mienne. Je te l'offre.»
Corcoran regarda quelque temps son ami sans rien dire. Puis il haussa doucement les épaules:
«Mon cher Quaterquem, quand je serais certain d'échouer et d'être fusillé dans dix jours, je n'en ferais pas moins ce que je fais. Mais ne me prends pas pour un rêveur. Connais-tu cet autographe?
—C'est la signature de Napoléon lui-même! s'écria Quaterquem étonné.
—Lis maintenant le titre de ce manuscrit.
—«Liste des étapes de l'armée française, de Strasbourg à Calcutta par voie de terre, écrite sous la dictée de Sa Majesté Napoléon Ier, Empereur des Français, Roi d'Italie, Protecteur de la confédération du Rhin, Médiateur de la confédération Helvétique, et signée de la propre main de Sa Majesté. Paris, 15 avril 1812.»
—Cette note, mon ami, est écrite de la main de M. Daru, intendant général de l'armée. Les agents de Napoléon, Lascaris3 entre autres, qui parcourait la Syrie et le désert sous le nom de Scheik Ibrahim, avaient d'avance éclairé la route et préparé les peuples à de grands événements. Dans les vastes plaines de la Mésopotamie, chez les Wahabites, dans les montagnes de la Perse, du Khoraçan et du Mazanderan, on savait que l'invincible sultan Bounaberdi, le bras droit d'Allah, allait jeter les Anglais à la mer, et tout le monde était prêt à lui fournir des vivres, des bêtes de somme et même des renforts, soit par obéissance aux décrets d'Allah, soit par haine contre les Anglais; car, il faut leur rendre cette justice, que s'ils cessaient un instant d'être les plus forts dans l'Inde, on les hacherait menu comme chair à pâté.»
Note 3: (retour)Tous ceux qui ont lu le Voyage en Orient de M. de Lamartine savent que Lascaris, ancien chevalier de Malte, attaché à la personne de Napoléon et envoyé par lui en Orient après le traité de Tilsit, est un personnage historique. Si Napoléon avait vaincu les Russes et les Anglais, Lascaris serait aujourd'hui plus célèbre que Talleyrand et Metternich.
Voici en résumé quel était le plan de Napoléon, dont une copie fut remise au père d'Holkar par un agent secret qui traversa toute l'Inde déguisé en fakir:
«Napoléon, partant de Dresde, alla rejoindre son armée sur le Niémen. De là, pénétrant en Lithuanie, il coupait en deux et prenait la grande armée russe. (Il s'en fallut de quelques heures de marche, comme tu sais, que ce plan ne réussît, ce qui aurait mis Pétersbourg, Moscou et le czar même à la discrétion de Napoléon). Ce premier point obtenu, le reste était facile. Le czar rendait sa part de Pologne, et l'Autriche la Gallicie. La Pologne entière, remise sur ses pieds, montait à cheval pour suivre Napoléon. Mais ne crois pas qu'on laissât le czar sans compensation. Tu vas voir quel présent on lui faisait! La Chine! Tu ouvres de grands yeux. Mon ami, rien n'était plus facile. La Chine est à qui veut la prendre. C'est un grand corps sans âme. J'ai vu et je sais des choses.... J'ai des projets pour l'avenir.... Napoléon avait fort bien discerné, malgré la distance, qu'un empire immense où tout est classé, étiqueté, parafé, enregistré, où toutes les actions de la vie sont prévues et toutes les heures du jour employées par les rites, où cent mille Tartares à cheval montent la garde autour du souverain et suffisent pour épouvanter trois cent cinquante millions d'hommes,—Napoléon, dis-je, savait bien qu'un tel empire est la proie du premier venu. C'est pourquoi il en offrait la moitié à son compère Alexandre, mais la moitié seulement, et encore était-ce le nord de l'empire, qui est froid et rempli de steppes. Sans le dire, il se réservait le reste, c'est-à-dire tout ce qui est au sud du fleuve Hoang-Ho. A la Chine méridionale il ajoutait la Cochinchine et l'Inde, de façon que tout le continent de l'Asie eût été partagé entre ces deux maîtres, Alexandre et Napoléon.
«Naturellement, les Turcs, étant sur son passage, auraient été les premiers sacrifiés. Pour apaiser l'Autriche, qui devenait vassale, et surtout pour l'opposer à la Russie, on lui faisait aussi sa part, qui était la vallée du Danube, de la source à son embouchure. Puis Napoléon, entraînant sur ses pas la cavalerie hongroise et polonaise, entrait dans Constantinople comme dans un moulin. Tu sais qu'il a rêvé toute sa vie d'être empereur de Constantinople. C'est ce qui l'a brouillé avec le czar, qui faisait juste le même rêve.
«Il avait déjà la France et l'Italie; par son frère Joseph il espérait avoir l'Espagne. Tanger, Oran, Alger et Tripoli n'auraient fait qu'une bouchée. L'Égypte l'attendait, le connaissant déjà, et l'isthme de Suez, que M. de Lesseps perce aujourd'hui avec tant de peine, eût été coupé en six mois. Déjà ses ingénieurs avaient retrouvé les traces d'un vieux canal maintenant ensablé et qui date sans doute du feu roi Sésostris. Enfin, de gré ou de force, la mer Méditerranée était à lui, et du haut de Gibraltar les Anglais auraient vu passer ses flottes sans pouvoir les arrêter au passage.
—Qui t'a révélé tous ces beaux projets de Napoléon? demanda Quaterquem, et de qui tiens-tu ces confidences, qu'il n'a sans doute faites à personne?
—Me prends-tu pour un romancier? répliqua le maharajah. T'imagines-tu que je m'amuserais à prêter à ce grand homme des idées de mon cru? Sache d'abord que Napoléon a toujours été fort mal connu jusqu'ici. Cet homme, qu'on a toujours cru si positif, n'était au fond qu'un grand poëte et un mathématicien distingué. Comme poëte, il avait des fantaisies sans limites; comme mathématicien, il enveloppait ses fantaisies d'une apparence de précision et de calcul qui éblouissait le sens commun des imbéciles.
—Tu as probablement raison, dit Quaterquem; mais encore une fois, qui t'a révélé les projets de Napoléon?
—Lui-même, mon cher ami; oui, lui-même, car, outre la note que tu viens de voir, et qui fut écrite par Daru sous la dictée du maître, il en est une plus complète encore et plus secrète, pour laquelle il n'a pas voulu emprunter la main d'un secrétaire. Tiens, lis toi-même. Voici la dépêche à Lascaris, son seul confident. M. de Lamartine, mal informé, a cru que les Anglais avaient saisi les papiers de Lascaris au Caire après sa mort. C'est le consul anglais qui répandit ce bruit à dessein, pour arrêter les recherches; mais ces papiers précieux existent encore. Les voici. Lascaris mourant avait chargé un ami de les porter au gouvernement français; mais cet ami se voyant surveillé et craignant les piéges de Mehemet-Ali, alors pacha d'Égypte, s'enfuit à Suez, s'embarqua sur un bateau ponté et, ne sachant à qui confier ce précieux dépôt, fit voile vers l'Inde et le remit aux mains d'Holkar lui-même.»
La dépêche de Napoléon est si claire, si ferme, si précise, a si bien prévu tous les incidents qui pouvaient survenir, qu'on la reconnaîtrait au style, quand la signature et l'écriture même n'indiqueraient pas le véritable auteur.
«Mais quel usage veux-tu faire des plans de Napoléon?
—Les exécuter, mon cher ami.
—As-tu comme lui douze cent mille hommes à ta disposition?
—J'ai l'Inde, qui semble assoupie, mais qui veille comme un boa constrictor, nonchalamment étendue au soleil et prête à se jeter sur sa proie. Songe que je suis aux yeux de ces pauvres gens la onzième incarnation de Vichnou. Depuis deux ans, des milliers de brahmines et de fakirs de toute espèce annoncent sous main aux Indous que Vichnou lui-même s'est incarné pour les délivrer. On fait sur moi des légendes. On dit, et je laisse croire, qu'il n'y a rien de plus utile, que les balles s'aplatissent et que les sabres s'émoussent en me touchant. Deux ou trois affaires, où j'ai payé de ma personne et dont je me suis tiré avec bonheur, m'ont fait une réputation incroyable. Tu trouveras dans Bhagavapour cent personnes qui jurent m'avoir vu, de leurs yeux vu, jeter des flammes par la bouche et brûler le camp des Anglais. D'autres m'ont vu mettre en fuite, à coups de cravache, toute la cavalerie anglaise. Plus ces histoires sont absurdes, plus on s'empresse d'y croire. Ces pauvres Indous, en quête d'un héros et d'un vengeur, se sont précipités sur moi. Enfin si les Anglais avaient attendu encore trois ou quatre ans, leur ruine était certaine, car toute l'Inde aurait été en armes et sous mes ordres.
—Oui, mais ils connaissent tes desseins, et ils vont te prévenir. Tu as vu la lettre de ce coquin de Doubleface?
—Celui-là du moins payera pour tous, dit Corcoran. Demain matin, après déjeuner, je te promets un spectacle amusant.»
XIII
De l'éducation et des manières de M. William
Doubleface, esq.
Le lendemain, dès huit heures du matin, Quaterquem fut éveillé par un bruit de tambours et de trompettes. Tout le peuple remplissait les rues et les places de Bhagavapour. En même temps, dans la grande cour du palais, piaffaient d'impatience les chevaux arabes et turcs de Corcoran.
Quaterquem interrogea l'un des serviteurs.
«Seigneur, dit l'Indou, c'est le maharajah qui donne une grande fête à son peuple.
—De quelle fête veux-tu parler?
—C'est aujourd'hui que nous allons voir pendre l'Anglais.
—Pauvre Doubleface!» dit Quaterquem.
Il s'habilla en toute hâte, pour ne rien perdre du spectacle qui se préparait. Corcoran l'attendait déjà et le déjeuner était servi. Alice et Sita s'assirent en face des deux amis.
«Ne pourriez-vous pas, en ma faveur, lui faire grâce et le renvoyer à Calcutta? dit Alice. C'est un compatriote, après tout. Et vous, ma chère Sita, ne ferez-vous rien pour ce malheureux qui va périr?
—Vichnou m'est témoin, dit la douce et charmante fille d'Holkar, que j'ai le sang versé en horreur; mais je croirais trahir Corcoran lui-même si je lui demandais la vie de cet assassin.
—Pour moi, dit Quaterquem, qui voudrais voir pendre tous les traîtres de la création, je ne suis pas fâché qu'on commence par celui-là.
—Au reste, ajouta Corcoran qui s'était tu jusque-là, il lui reste encore une planche de salut. Qu'il s'y accroche, s'il le veut. Qu'il trahisse son gouvernement après m'avoir trahi; une trahison de plus ou de moins, pour un Doubleface, ce n'est rien.»
En même temps il ordonna qu'on fît venir le prisonnier.
Doubleface se présenta d'un air fier. Il était suivi de Baber. Tous deux avaient les fers aux pieds et aux mains.
«Vous savez ce qui vous attend? demanda Corcoran.
—Je m'en doute, répondit l'autre.
—Vous savez à quel prix vous pouvez sauver votre vie et même votre liberté?
—Je le sais. Pendez-moi.
—Je suis fâché, dit Corcoran, que vous ayez consenti à faire un pareil métier, car vous êtes un brave.
—Peuh! dit Doubleface, on fait le métier qu'on peut. Si j'étais né fils aîné de lord, je serais général d'armée, gouverneur de l'Inde, de Gibraltar ou du Canada; je dirais en public des choses dénuées de sens, et je serais applaudi comme un politique de la plus haute volée; je chasserais le renard avec tous les gentlemen du comté; je présiderais tous les banquets, je porterais des toasts à toutes les dames. Mais le sort ne l'a pas voulu. Personne n'a connu mon père. Ma mère m'a élevé, Dieu sait comment, dans les rues de Londres. A dix ans, j'ai été embarqué comme mousse sur un navire qui allait chercher du café et du sucre à l'île Maurice; j'ai fait cinq ou six fois le tour du monde, j'ai appris sept ou huit langues sauvages, et enfin, à bout de tout, ne sachant que faire pour devenir un gentleman, je suis devenu chef de la police à Calcutta. Lord Braddock m'a offert cette mission, je l'ai acceptée. Je savais que je courais le risque d'être pendu; j'ai joué la partie, je l'ai perdue. Faites ce qu'il vous plaira. Quant à trahir celui qui m'emploie, non! Il faut avoir la probité de son métier.
—Bien! dit Corcoran. Je suis fixé. Pour toi, ami Baber, je vais t'offrir, aussi bien qu'à cet Anglais, un moyen de n'être pas pendu. A toi d'en profiter.»
Et, se tournant vers l'escorte:
«Qu'on les conduise tous deux dans le cirque des Éléphants,» dit-il.
Cet ordre fut promptement exécuté.
Tout le monde sait que le cirque des Éléphants, de Bhagavapour, si célèbre dans tout l'Indoustan, a été construit par les ordres et sur les plans du célèbre poëte Valmiki, auteur du Ramayana, et architecte distingué.
C'est une enceinte en briques, parfaitement lisse à l'extérieur, mais qui enferme à l'intérieur un vaste amphithéâtre, assez semblable à ceux des cirques romains. Les places les plus basses et en même temps les plus recherchées du public sont élevées de dix-huit pieds au-dessus de l'arène, qui en est séparée par une seconde enceinte de poteaux énormes et si rapprochés l'un de l'autre, qu'aucun homme, si mince qu'il soit, ne pourrait se glisser dans les interstices.
C'est là que devait avoir lieu, à la grande joie du peuple de Bhagavapour, le combat de Baber et de Doubleface. Le vainqueur, suivant l'arrêt de Corcoran, devait avoir la vie sauve.
Le soleil, resplendissant dans un ciel pur, éclairait cette scène imposante. Tout le peuple de Bhagavapour, assis sur les gradins de l'amphithéâtre, attendait avec curiosité l'ouverture de la fête qui lui avait été promise. Hommes et enfants mangeaient, buvaient et riaient en pensant à la grimace que le malheureux Anglais ne pouvait manquer de faire à son dernier soupir.
Pour calmer un peu l'impatience de la foule, on lâcha d'abord un éléphant sauvage, pris l'avant-veille dans la forêt, et on le plaça entre trois éléphants apprivoisés, dont l'un à sa droite, le second à sa gauche et le troisième par derrière, le poussaient et le frappaient à coups de trompe pour lui enseigner ses nouveaux devoirs. La mine piteuse du pauvre sauvage, ainsi malmené et dressé sous les yeux de quarante mille personnes, était un spectacle étrange et réjouissant. Hélas! pauvre éléphant! il avait été, lui aussi, victime d'une trahison. Une jeune éléphante apprivoisée l'avait, par ses coquetteries, amené dans le piége, et maintenant il excitait la risée des hommes.
Mais on se lassa bientôt de ce vaudeville, et l'on commença à réclamer le drame.
«L'Anglais! l'Anglais! le traître! Baber! Baber!» demandèrent mille voix.
Enfin les trompettes retentirent, et Corcoran entra dans l'amphithéâtre à cheval. A sa droite s'avançait son ami Quaterquem. A sa gauche Louison et Moustache, Alice et Sita n'avaient pas voulu assister au combat et étaient demeurées dans le palais d'Holkar. Garamagrif, trop sauvage encore pour être lâché en public, les gardait.
Corcoran monta d'un pas lent et majestueux les trois marches qui le séparaient du trône et fit asseoir près de lui son ami. Louison s'étendit à ses pieds d'un air gracieux et ennuyé. Le jeune Moustache se coucha entre les pattes de sa mère.
Au même instant, le maharajah fit un signe, et l'on amena les deux prisonniers devant lui.
«Vous connaissez les conditions du combat, dit-il. Vous n'avez que le choix de les accepter ou d'être empalés.
—Lumière incréée des mondes, s'écria Baber en élevant vers le ciel ses mains chargées de chaînes, sublime incarnation de Vichnou, tout ce que ta bouche ordonne sera pour moi comme le Rig-Véda.»
Doubleface ne dit rien, mais fit signe qu'il consentait à tout plutôt que d'être empalé.
XIV
La mort d'un coquin.
«Monsieur Doubleface, continua Corcoran, vous avez le poignet solide?»
L'Anglais fit un signe affirmatif.
«Vous avez les reins solides?»
Même signe.
«Vous connaissez le maniement du sabre?
—Oui, dit encore Doubleface.
—Très-bien, dit Corcoran. Et toi, ami Baber, quelle est l'arme que tu préfères?
—Seigneur, répliqua Baber, ma religion me défend de verser le sang des hommes, mais elle me permet de les étrangler.
—Eh bien, homme pieux, tes désirs et ceux de ce gentleman vont être satisfait. Qu'on donne à Doubleface un sabre de Damas de la plus fine trempe, et à Baber une corde terminée par un noeud coulant, et que chacun des deux s'escrime aux dépens de son voisin! Surtout, qu'ils n'oublient pas qu'il est maintenant neuf heures du matin, et qu'à dix heures l'un des deux doit être tué, sans quoi ils seront tous deux empalés.»
Ce n'est pas sans motifs que Corcoran faisait donner aux deux combattants des armes si différentes. Si le sabre était une arme terrible dans la main de l'Anglais, le noeud coulant n'était pas moins dangereux dans les mains de l'agile et souple Baber, ancien chef des Étrangleurs de Goualior. La lutte était donc incertaine.
Enfin on mit les deux combattants en liberté.
A première vue, on aurait eu peine à deviner quel serait le vainqueur. L'Anglais, haut de cinq pieds huit pouces, robuste, osseux, solidement campé sur ses reins, ressemblait à une tour inébranlable. On lisait dans ses yeux le calme de la force et le mépris absolu de son adversaire. Évidemment il s'attendait à le couper en deux du premier coup de sabre. Ce fut l'opinion de Corcoran lui-même, et tous les Indous, qui haïssaient profondément l'Anglais, furent alarmés en voyant sa contenance impassible et pleine de confiance.
De son côté, Baber n'était pas un homme à dédaigner. Moins grand que Doubleface et plus mince, il paraissait et il était réellement très-inférieur en force physique. Ses bras et ses jambes étaient maigres, sa poitrine étroite et osseuse. Ses yeux mêmes, fauves comme ceux du léopard, exprimaient la ruse plus que le courage; sa ressource principale était une agilité prodigieuse. Il se couchait, se relevait, bondissait comme le tigre, dont on lui avait donné le nom.
Enfin Corcoran regarda sa montre et dit:
«Allez.»
A ce signal, les deux adversaires, éloignés environ de cinquante pas, s'avancèrent l'un sur l'autre.
Baber commença l'attaque. Il partit en bondissant et s'élança sur son adversaire, comme s'il eût voulu le prendre corps à corps; mais ce n'était qu'une feinte. Au moment de lancer un noeud coulant, il fit un bond de côté.
Doubleface reçut cette attaque avec sang-froid. Il pivota brusquement sur lui-même, évita le noeud coulant et assena un coup de sabre épouvantable sur la tête de l'Indou. S'il l'eût atteint, le crâne du malheureux Baber aurait été fendu en deux et, avec le crâne, le nez et le menton; mais Baber n'était pas homme à se laisser surprendre.
D'un saut en arrière il se mit hors de portée, puis il s'enfuit avec la vitesse d'un cerf poursuivi par le chasseur, et fit le tour de l'arène.
Doubleface ne douta plus de sa victoire. Il le suivait de près et allait l'atteindre, lorsqu'un obstacle imprévu l'arrêta dans sa course.
Baber, tout en feignant de fuir et de se laisser atteindre, calculait soigneusement la distance qui le séparait de son adversaire et le regardait par-dessus l'épaule.
Quand il crut le moment venu, il se retourna et lança son noeud coulant.
Doubleface vit venir le noeud et l'évita fort adroitement. La corde, qui devait le saisir et l'étrangler, manqua le but et vint s'enrouler autour de son pied droit.
Il tomba.
Aussitôt Baber s'arrêta pour dégager sa corde et la mettre autour du cou de l'Anglais; mais Doubleface se releva promptement et lui lança un second coup de sabre, aussi inutile que le premier.
L'Indou s'était déjà mis hors de portée.
Le combat dura quelque temps sans succès marqué de part et d'autre. L'Anglais, dans un combat corps à corps, eût été d'une supériorité éclatante; mais Baber était insaisissable.
Cependant une demi-heure s'était écoulée déjà. Le soleil montait rapidement sur l'horizon, et la chaleur devenait insupportable. Baber, accoutumé dès sa naissance au climat brûlant de l'Inde, ne paraissait pas en souffrir; mais Doubleface ruisselait de sueur. Évidemment, si le combat se prolongeait encore pendant un quart d'heure, il était certain de sa défaite. Il résolut donc de faire un effort suprême.
«Lâche coquin! cria-t-il, tu n'oses pas m'attendre!»
Mais cette insulte ne parut pas émouvoir beaucoup Baber.
«Qui t'empêche de courir?» répliqua-t-il.
Au même instant, Doubleface s'élança le sabre nu, l'accula, par deux ou trois feintes bien ménagées, dans un coin de l'enceinte et lui assena un tel coup de sabre, que tous les spectateurs crurent que la dernière heure de l'Indou avait sonné.
Mais le jongleur était déjà hors d'atteinte; avec la prestesse et l'agilité d'un singe, il avait grimpé le long d'un des poteaux de l'enceinte et, assis à son sommet, regardait tranquillement son adversaire.
Tous les spectateurs applaudirent à ce brillant tour de force. Doubleface, irrité et pressé de décider l'affaire, essaya d'imiter et de poursuivre Baber.
Il prit donc son sabre avec les dents et commença à grimper lui-même le long du poteau.
Mais cette idée lui fut fatale.
Baber, qui l'observait, lança, tout à coup le noeud coulant sur le malheureux Doubleface, puis tirant brusquement la corde à lui, il lui causa une si vive douleur, que l'Anglais lâcha prise et resta suspendu en l'air et étranglé.
Ce fut la fin du combat. Tout le peuple de Bhagavapour battit des mains à ce trait d'adresse et de sang-froid, et Baber, triomphant, traîna son ennemi autour de l'enceinte, comme Achille avait traîné Hector autour des remparts de Troie.
«C'est bien, dit Corcoran. Tu vas avoir ta grâce, ami Baber. Et maintenant, Sougriva, fais enterrer ce pauvre Doubleface. De son vivant, c'était un misérable traître, un espion, le rebut de l'espèce humaine. Il est mort, paix à ses cendres!»
Puis il rentra dans son palais, suivi des acclamations du peuple de Bhagavapour, qui admirait sa justice et sa clémence.
Là, sans délai, il écrivit la dépêche suivante:
A lord Henri Braddock, gouverneur général de l'Indoustan, à Calcutta.
Bhagavapour, 16 février 1860.
«Les relations de bon voisinage et d'amitié qui ont toujours subsisté et qui, je l'espère, subsisteront toujours entre mon gouvernement et celui de Votre Seigneurie, me font un devoir de vous avertir d'un incident fâcheux qui aurait pu exciter des susceptibilités réciproques; Votre Seigneurie me rendra cette justice, que je n'ai pas ajouté foi à de misérables calomnies, et que j'ai puni le calomniateur comme il le méritait.
«Un certain Scipio Ruskaërt, se disant sujet prussien et protégé anglais, muni d'une lettre de recommandation (fabriquée sans doute par un faussaire) de sir Barrowlinson, est venu me demander aide et protection, sous prétexte d'études scientifiques sur la flore et la faune des monts Vindhya.
«Sur la foi de sir John Barrowlinson, à qui le monde savant doit, je le sais, tant de reconnaissance, mais qui a été en cette occasion la dupe d'un scélérat insigne, j'ai fait à ce Ruskaërt l'accueil le plus flatteur et le plus hospitalier, qu'il a payé de la plus noire ingratitude.
«Votre Seigneurie, en lisant la copie ci-jointe de la lettre que ce Ruskaërt, dont le véritable nom est, paraît-il, Doubleface, Votre Seigneurie, dis-je, sera sans doute indignée de l'abus qu'un tel misérable a prétendu faire de son nom, et des instructions déshonorantes qu'il a osé prêter à Votre Seigneurie. Je me hâte de dire que mon indignation d'une si lâche calomnie a prévenu le mépris de Votre Seigneurie, et que ce Doubleface qui, d'ailleurs, n'a pas nié son titre de chef de la police politique de Calcutta, vient de recevoir le châtiment que méritaient son crime et l'usage qu'il faisait du nom respecté de Votre Seigneurie. En d'autres termes, il a été pendu.
«Votre Seigneurie, mylord, pourra lire dans le Moniteur de Bhagavapour, que je prends soin de lui faire adresser moi-même, tous les détails de la pendaison. La trahison de Doubleface était si odieuse, et d'ailleurs si bien prouvée par son propre aveu, que je n'ai pas cru nécessaire de suivre en cette affaire les règles ordinaires d'une lente procédure.
«Je dois prévenir Votre Seigneurie qu'on a saisi dans les papiers de Doubleface une liste fort exacte et fort bien faite de toutes les ressources financières et militaires de mon royaume.
«Naturellement je n'ai pas cru nécessaire de joindre cette note si précieuse à la présente dépêche, et je crois que Votre Seigneurie approuvera ma réserve et ma discrétion.
«Sur ce, mylord et cousin, que Dieu vous ait en sa sainte garde.
«Corcoran, maharajah.
«Donné en mon palais de Bhagavapour, ce jourd'hui, 5 février 1860 de l'ère chrétienne, l'an trois cent trente-trois mille six cent neuvième de la dixième incarnation de Vichnou, et de notre règne, la troisième.»
«C'est une déclaration de guerre, dit Quaterquem après avoir lu la dépêche, et tes préparatifs ne sont pas faits.
—De toute façon la guerre était inévitable, répliqua Corcoran. Tu l'as vu toi-même, leur armée est en marche. Il en sera ce que Dieu voudra. Pardonner à ce coquin, c'était reculer. Je ne me suis soutenu jusqu'ici qu'à force d'audace; eh bien, je continuerai.
—As-tu des alliés?
—J'aurais eu toute l'Inde pour moi dans deux ou trois ans. A présent, rien n'est prêt. La dernière révolte des cipayes a fait fusiller tout ce qu'il y avait de plus énergique et de plus résolu. Il faut attendre une génération nouvelle, ou que ce peuple amolli et épouvanté ait oublié les vieux massacres.»
Quaterquem se frappa le front.
«J'ai une idée, dit-il, qui peut te donner avant trois mois un puissant et redoutable allié. Dans ce cas, non-seulement tu seras sauvé, mais tu seras maître de l'Inde.
—Quel est cet allié?
—Parlons bas! dit Quaterquem, parlons bas; on pourrait nous entendre.»
Et il dit tout bas un nom à l'oreille de Corcoran, qui tressaillit.
«J'y ai bien pensé, répliqua le maharajah après un instant de silence; mais il y a si loin! La traversée, aller et retour, durera au moins quatre mois. Et qui envoyer d'ailleurs?
—Tu oublies mon ballon, dit Quaterquem, qui fait trois cents lieues à l'heure, et qui va tout droit comme une flèche, sans connaître les mers, les fleuves ou les montagnes. Ce soir, nous verrons représenter Guillaume Tell. Demain, tu auras une audience. Après-demain, nous serons de retour. Sougriva et Louison gouverneront le royaume en ton absence.
—Il est trop tard, dit Corcoran, mais tu peux me rendre un service signalé. Emmène-moi dans ton ballon, et montre-moi le camp anglais et le mien. Fais tes adieux à Sita; je vais faire les miens à Alice. Nous partirons dans une heure.... Qu'on appelle Acajou.
—Bien,» répondit Quaterquem.
Le grand nègre parut.
«Acajou,» dit Quaterquem, prépare le ballon.
Le nègre fit un saut de joie.
«Moi voir Nini et Zozo! Bon maître, massa Quaterquem!
—Acajou, mon ami, nous irons voir Nini et Zozo à la fin de la semaine; aujourd'hui, nous avons d'autres affaires.»
XV
Une plaisanterie d'Acajou.
Les préparatifs du long voyage que Corcoran allait entreprendre avec son ami Quaterquem durèrent toute la journée. Il ne s'agissait pas, on se l'imagine de reste, d'emballer des vêtements ou des vivres, mais de cacher aux Mahrattes le départ du maharajah. Il fut donc résolu qu'on attendrait la nuit pour partir et que Sougriva seul en serait informé. Corcoran ne voulut pas même faire ses adieux à Sita, de peur de lui causer quelque inquiétude. Par bonheur, la nuit était fort sombre, et les deux amis, aidés du nègre Acajou, purent s'élever dans les airs sans être aperçus de personne.
Ici quelque lecteur, curieux de science, voudra connaître sans doute la forme et le moteur de ce ballon merveilleux.
Je suis forcé d'avouer (et, quelque question qu'on fasse, je ne pousserai pas l'indiscrétion plus loin) qu'il ne m'est pas permis de révéler le secret de cette admirable machine. Je puis dire seulement qu'après avoir longtemps étudié le secret du vol des oiseaux, l'inventeur reconnut, comme l'a fait plus tard le célèbre M. Nadar, la justesse du principe: Plus lourd que l'air, et qu'il abandonna complétement l'usage du gaz hydrogène et de ces immenses enveloppes qui offrent tant de prise au vent. En deux mots, la forme de son ballon (j'emploie ce mot impropre) n'est pas autre chose que celle de la frégate, le plus rapide de tous les oiseaux, qui franchit en quelques heures quinze cents lieues de mer. Quant au moteur, je dois à mon ami Quaterquem de garder le secret aussi longtemps qu'il jugera nécessaire de le garder lui-même4.
Note 4: (retour)Le Mémoire adressé par Quaterquem à l'illustre Académie des sciences subsiste encore à l'Institut dans les cartons de l'Académie. Il porte le numéro 719, et le rapporteur, le savant et célèbre M. Bernardet, a daigné écrire de sa main l'apostille suivante: «L'auteur devrait être envoyé à Charenton.»
Au reste, un ciel sans nuages et une atmosphère transparente permettaient de voir et d'admirer jusqu'aux moindres détails du paysage. Quaterquem, assis au gouvernail à côté de son ami, se guidait au moyen des étoiles, aussi sûrement qu'un marin sur l'océan au moyen de la boussole, et désignait de la main les fleuves et les vallées.
«Tu entends le bruit de la rivière qui coule entre ces deux chaînes de montagnes? La reconnais-tu? C'est la Nerbuddah. La montagne de droite est l'une des Ghâtes. Celle de gauche, qui s'élève vers nous toute couverte de forêts sombres, appartient à la chaîne des monts Vindhya.... Entends-tu ce murmure, composé de vingt millions de voix d'hommes, de quadrupèdes, d'oiseaux et d'insectes? C'est l'harmonie du globe terrestre qui ravissait en extase le divin Pythagore. Le grondement sourd qui domine toutes les autres voix, c'est le rugissement rauque du tigre. Cette masse sombre que l'on distingue à peine, et qui paraît se remuer avec tant de lenteur, c'est un troupeau d'éléphants qui galopent dans une rizière, écrasant tout sous leurs pieds.
—Il s'agit bien d'éléphants, interrompit Corcoran; j'ai hâte d'arriver au camp.
—Rien de plus facile.»
Quaterquem fit mouvoir un léger ressort. Le gouvernail obéit à sa main comme un enfant docile à la voix de son maître. En cinq minutes, le ballon plana au-dessus d'un camp retranché, entouré de fortes palissades et garni de cent cinquante canons.
La Frégate s'abattit aussitôt. Quaterquem jeta l'ancre dans un palmier gigantesque, et Corcoran descendit avec une échelle de cordes jusqu'à terre.
«Attends-moi, dit le maharajah.... Je serai de retour dans une heure.»
En même temps il s'avança sans être remarqué des sentinelles (car il était descendu dans l'enceinte même du camp) et se dirigea vers la tente du général Bondocdar-Akbar, communément appelé Akbar, c'est-à-dire le Victorieux, à cause de ses anciennes défaites.
Akbar était assis sur un tapis. Autour de lui ses principaux officiers fumaient en silence.
«Seigneur Akbar, dit l'un d'eux, avez-vous reçu des nouvelles du maharajah?
—Non, dit Akbar.
—Il nous oublie dans son palais de Bhagavapour.
—Le maharajah n'oublie rien, dit Akbar.
—Cependant les Anglais s'avancent et vont nous attaquer avant trois jours. Le maharajah le sait-il?
—Le maharajah sait tout, dit encore Akbar.
—S'il le sait, pourquoi n'est-il pas avec nous?»
A ces mots Corcoran entra.
«Et qui te dit qu'il n'y est pas, Hayder?» demanda-t-il d'une voix forte.
Aussitôt tous les assistants se prosternèrent, la paume des mains élevée vers le ciel.
«Le maharajah est partout et voit tout, dit Corcoran. Il est l'oeil droit de Brahma sur la terre. Il punit la lâcheté. Il devine la trahison.
—Grâce! grâce! seigneur! s'écria Hayder, qui s'attendait à être empalé.
—Qui doute de moi a mérité de périr, dit Corcoran. Mais je te fais grâce, Hayder. Tu vas quitter l'armée. Je ne veux avec moi que des hommes qui sachent bien que Brahma m'a donné sa force et sa puissance.»
Hayder sortit tout tremblant et reprit dès le soir même la route de Bhagavapour.
Après cet exemple qu'il jugea nécessaire, Corcoran se fit rendre compte de la situation de l'armée et des approvisionnements; il se montra aux soldats pour les encourager. A la nouvelle qu'il était au camp, toute l'armée poussa de longs cris de joie et alluma des torches pour éclairer sa marche.
«Longue vie au maharajah! Longue vie au successeur d'Holkar, au dernier des Raghouides!
—C'est bien, dit Corcoran. Que tous les feux s'éteignent. Que tout le monde rentre sous les tentes!»
Il fut obéi sur-le-champ. Son apparition qui tenait du miracle, car aucune sentinelle ne l'avait vu pénétrer dans le camp, fortifia l'opinion déjà répandue qu'il était la dixième incarnation de Vichnou sur la terre.
Dès que le silence et l'obscurité eurent succédé de nouveau au tumulte et à l'éclat des torches, le maharajah alla rejoindre ses compagnons, et, grâce à l'échelle de cordes, remonta aisément dans le palmier d'abord, puis dans la Frégate.
«Je viens de faire une belle peur à un pauvre diable, dit le maharajah, et il raconta la scène qui s'était passée dans la tente.
—Quel singulier plaisir peux-tu trouver à gouverner des traîtres et des poltrons? demanda Quaterquem. Quelque jour ces gens-là te tireront des coups de fusil par derrière.
—Ah! mon cher ami, dit Corcoran, c'est un dur métier que de gouverner les hommes; mais je ne connais personne qui s'en soit dégoûté.
—Et Charles-Quint?
—Bah! un pauvre diable d'empereur qui mangeait trop, qui avait la goutte et des indigestions continuelles.
—Et Dioclétien?
—Il avait peur d'être étranglé ou empoisonné par son gendre Galérius,—un beau nom de coquin.... Mais c'est assez causé des anciens et des modernes. Allons voir nos amis les Anglais. Leur camp ne doit pas être éloigné d'ici. Au rapport de mon fidèle Akbar, ils sont à vingt-trois lieues au sud-est, sur une petite colline qui s'avance en forme de presqu'île dans la vallée du Kérar.»
Quaterquem obéissait, lorsqu'un grand éclat de rire, parti de l'arrière de la Frégate, attira leur attention.
Acajou riait de toutes ses forces en contemplant un objet caché dans l'ombre.
«Qu'est-ce donc? demanda sévèrement Quaterquem.
—Oh! massa Quaterquem, s'écria Acajou en continuant de rire, vous pas fâché; vous bien rire. Acajou bon nègre, joué bon tour.»
Et saisissant entre ses bras l'objet inconnu, il l'apporta, malgré tous ses efforts, sous les yeux de son maître. A la clarté de la lampe on reconnut Baber.
L'Indou avait la bouche bâillonnée et les mains liées derrière le dos. Quant aux jambes, qui avaient été serrées aussi par une forte corde, l'Indou, jongleur et funambule de son métier, était parvenu à les dégager.
«Quel vilain gibier as-tu apporté là? dit Quaterquem.
—Vous comprendre, massa Quaterquem. Si vilain gibier embarrasser bon maître, Acajou jeter vilain gibier par-dessus bord. Mais Baber, bon gibier, pas méchant du tout.
—Est-ce qu'il a voulu s'introduire encore dans la Frégate? demanda Corcoran. En ce cas, jette-le par-dessus le parapet. Je ne fais grâce qu'une fois.
—Non, non, massa, interrompit vivement Acajou. Moi l'avoir vu battre avec Doubleface. Baber étrangler Doubleface. Acajou bien rire. Acajou content de voir le bon tour de Baber. Acajou attendre Baber sur la route, demander la recette pour étrangler les Anglais. Baber impoli pas vouloir donner. Moi, bon nègre, pas méchant du tout, abattre Baber d'un coup de poing; Baber vouloir mordre et égratigner Acajou, arracher cheveux d'Acajou, miauler, rugir, pleurer. Acajou très-bon. Acajou retourner Baber, arracher la corde à Baber, attacher les mains de Baber, les pieds de Baber, ficeler Baber, mettre Baber dans un coin de la Frégate, vouloir apporter Baber à Nini pour amuser Zozo.
—Que le diable t'emporte avec ton Baber et ton Zozo, dit Quaterquem impatienté. Qu'allons-nous faire de ce mauvais drôle? On ne peut pas le jeter dans les airs, puisqu'il est venu dans ma Frégate malgré lui. Le garder n'est pas sûr. Le déposer nous retardera. Au diable le Baber!»
Ces réflexions étaient faites en français, langue inconnue à Baber, mais il voyait assez sur le visage de Quaterquem que sa présence gênait fort les voyageurs.
Quant à Corcoran, le coude appuyé sur son genou, le menton dans la main, les yeux fixés à l'horizon, il réfléchissait. Tout à coup il prit son parti.
«Délie-moi ce Baber,» dit-il.
Acajou hésita.
«Massa, dit-il, mauvais, délier Baber. Mauvais, très-mauvais. Chien galeux, Baber! Baber poignarder Acajou, quand Acajou aura dos tourné.
—Obéis, dit le maharajah. Cela t'apprendra à ne plus recueillir les chiens galeux dans ta Frégate et à ne plus chercher des joujoux pour monsieur Zozo.»
Acajou obéit. Baber, délié, se jeta aussitôt aux pieds de Corcoran. Le maharajah le regarda d'un air sévère.
«Ce qu'Acajou vient de dire est-il vrai?» demanda-t-il.
Baber, qui n'avait pas compris un mot du récit d'Acajou, raconta de la même façon que le nègre ce qui était arrivé.
«C'est bien, dit le maharajah. Si je te dépose à terre, quel métier vas-tu faire pour vivre?
—Seigneur, répliqua Baber sans s'émouvoir, quel métier pourrais-je faire, excepté celui que j'ai déjà fait?
—C'est-à-dire que tu vas encore attendre les voyageurs au coin des bois.»
Baber fit un signe affirmatif.
«Tu sais, continua Corcoran, que si je te reprends dans l'exercice de ta profession, je te ferai pendre.
—Seigneur, on ne change pas de profession à mon âge. J'ai cinquante-cinq ans passés. Mais je ne demeurerai pas dans vos États, j'irai à Bombay, où je suis encore peu connu.
—As-tu peur de la mort?
—Qui? moi! j'aurais peur de rentrer dans le sein de Brahma, père de toutes les créatures! C'est bien mal me connaître.»
Baber sourit d'un air superbe, et, saisissant un couteau que le nègre portait à la ceinture, il l'enfonça froidement dans sa propre cuisse. Le sang jaillit à flots.
«Malheureux! s'écria Corcoran en lui arrachant le couteau.
—Seigneur maharajah, dit Baber, ceci n'est rien. Vingt fois, à la foire de Bénarès, pour acquérir une réputation de piété et gagner une douzaine de roupies, je me suis fait enfoncer un crochet de fer dans le flanc. Voyez mon corps couvert de plus de cinquante cicatrices. Il n'y a peut-être pas six de ces blessures qui n'aient été volontaires5.»
Tout en parlant, il étanchait le sang et bandait sa blessure avec une serviette que le nègre épouvanté lui donna.
«Massa, dit Acajou, mettre à terre ce scélérat. Moi pas vouloir l'emmener dans notre île. Baber manger Nini et Zozo!
—Voyons, interrompit Corcoran, Baber, veux-tu gagner cent mille roupies et te venger des Anglais?»
A cette question, l'Indou sourit à la façon des tigres.
«Seigneur maharajah, dit-il, la vengeance suffirait. Les roupies sont de trop.
—Je te crois, dit Corcoran, car tu m'as l'air d'aimer la vengeance comme mon petit Rama aime les confitures. Mais pour plus de sûreté, je veux y joindre les roupies. Voici déjà une bourse qui en contient deux mille.
—Seigneur maharajah, dit Baber avec dignité, cette confiance m'honore; mais je ne veux rien recevoir de vous avant de vous avoir rendu service. Depuis que le monde est monde, depuis que Vichnou est sorti du lotus de Brahma, et Siva du lotus de Vichnou, jamais homme plus généreux que vous n'a paru sur la terre. Vous pouvez faire justice et vous pardonnez. Oui, j'ai menti, j'ai volé, j'ai tué, j'ai fait plus de faux serments qu'il n'en faudrait faire pour que la voûte du ciel se brisât en éclats et m'écrasât sous ses débris; mais je suis à vous désormais tout entier et pour votre vie entière. Baber n'a jamais eu de maître. Il en aura un désormais.
—D'où lui vient cet enthousiasme subit? demanda Quaterquem, qui n'entendait pas l'hindoustani, mais qui regardait avec étonnement les gestes passionnés de Baber.
—De ce qu'il a reconnu son maître, dit Corcoran en français, pour n'être pas compris de l'Indou. Ce tigre a senti sa faiblesse devant moi. Désormais il me sera dévoué; je m'y connais.
—A peu près comme ta Louison.
—Oh! répliqua Corcoran, peux-tu comparer ma charmante Louison au terrible et féroce babouin que voilà? C'est une véritable impiété.... Mais voici le camp anglais. Je reconnais la colline et la rivière dont Akbar m'a parlé. Jette l'ancre, mon cher ami, dans ce bois de palmiers, à six cents pas des sentinelles.»
Puis, se tournant vers Baber:
«Tu te donnes à moi, dit-il. C'est bien, je t'accepte.»
Et il lui tendit la main. Baber la baisa, et, debout devant le maharajah, il attendit ses ordres.
XVI
Comment Baber se rendit utile, n'ayant pu se rendre
agréable.
Le camp anglais couvrait presque toute la colline.
Dix-huit mille Européens faisaient la principale force de cette armée. Six mille sikhs et quatre mille gourkhas du Népaul, soldats robustes, patients, courageux et redoutables lorsqu'ils sont bien commandés, occupaient la droite et la gauche du camp. Les Anglais étaient au centre. On n'avait pas voulu employer contre Corcoran les régiments cipayes, dont on soupçonnait la fidélité.
Outre les soldats, le camp renfermait une foule nombreuse de marchands de toute espèce au service de l'armée. Ces marchands emmenaient avec eux leurs femmes, leurs enfants, et quelquefois étaient eux-mêmes suivis de serviteurs. Une innombrable quantité de voitures, groupées dans un désordre apparent, encombraient les avenues. Quoiqu'on fût très-loin de l'ennemi, et que la guerre ne fût même pas encore déclarée, le major Barclay connaissait trop bien Corcoran pour ne pas se tenir sur ses gardes.
Car c'était notre ancien ami le colonel Barclay, devenu major général à la suite de la révolte des cipayes, qui commandait de nouveau l'armée dirigée contre Corcoran.
Barclay avait mérité cet honneur dangereux par d'éclatants exploits. Personne, après le général Havelock et sir Colin Campbell, n'avait plus contribué à la défaite des cipayes. Personne aussi, il faut l'avouer, n'avait plus durement traité les vaincus. Il les pend aussi vite qu'il le peut, écrivait à lord Henri Braddock son chef d'état-major, et les arbres sur sa route ont moins de fruits que de pendus. En somme, c'était un brave, honnête et solide gentleman, très-persuadé que le monde est fait pour les gentlemen, et que le reste de l'espèce humaine est fait pour cirer les bottes des gentlemen.
Minuit venait de sonner. Barclay, resté seul dans sa tente, allait se coucher sur son lit de camp. Il était fort content de lui-même. Il venait d'écrire de son plus beau style hindoustani une proclamation destinée à voir le jour cinq jours plus tard et à prévenir les Mahrattes que le gouvernement anglais, dans sa haute sagesse, avait résolu de les délivrer du joug d'un scélérat du nom de Corcoran, qui s'était emparé par vol, fraude et meurtre du royaume d'Holkar. Ayant écrit ce morceau d'éloquence, il s'assoupit.
Quoiqu'il ne dormît pas encore, il rêvait déjà.
Il rêvait à la Chambre des lords et à l'abbaye de Westminster. Rêves délicieux!
Ses précautions étaient prises. Il avait sous ses ordres l'armée la plus redoutable qui eût jamais fait campagne dans l'Hindoustan. Corcoran, tout défiant qu'il fût, devait être surpris, car on allait envahir son royaume sans déclaration de guerre. Peut-être même,—car Barclay n'ignorait pas la conspiration de Doubleface, bien qu'il n'en fût pas complice,—peut-être serait-il mort avant que Barclay eût passé la frontière, et alors quel adversaire rencontrerait-on?
Donc, la victoire n'était pas douteuse.
Donc, Barclay entrerait sans peine dans Bhagavapour.
Donc, il donnerait à l'Angleterre un royaume de plus, comme Clive, Hastings et Wellesley.
Donc, sa part de butin ne pouvait guère être évaluée à moins de trois millions de roupies.
Or, avec douze millions de francs et le titre de vainqueur de Bhagavapour, le major général devait nécessairement obtenir un siège à la Chambre des lords et le titre de marquis. Pour plus de sûreté, le marquisat serait acheté en Angleterre, dans le comté de Kent.
Justement à cinq lieues de Douvres, sur le bord de la mer, est un château tout neuf, Oak-Castle, construit par un marchand de la Cité, qui s'est ruiné au moment de se retirer à l'ombre des chênes et des hêtres. Oak-Castle est à vendre. Tout autour, trois mille hectares de bois, de terre et de prairies.
John Barclay, lord Andover, ne sera pas en peine de meubler Oak-Castle. Grâce au ciel, lady Andover (récemment mistress Barclay) a reçu du ciel en partage une admirable fécondité,—quatre fils et six filles.
L'aîné des fils, James, sera lord Andover. Il est enseigne dans les horse-guards, et donne de grandes espérances à sa mère, car il a déjà fait deux mille livres sterling de dettes. Les trois autres....
Au moment où Barclay allait rêver à l'avenir de ses autres fils, il fut tiré de son rêve par un grand bruit qui se faisait entendre à quelques pas de sa tente.
«Seigneur, disait en hindoustani une voix suppliante, je veux parler au général.
—Que lui veux-tu? demanda l'aide de camp d'une voix brutale.
—Seigneur, je ne puis m'expliquer qu'en présence du général.
—Tu reviendras demain.
—Demain! dit l'Indou. Il sera trop tard.»
Il essaya de nouveau d'entrer; mais Barclay entendit le bruit d'une lutte nouvelle et d'un poing qui s'abattait sur une tête. Puis l'aide de camp cria:
«Holà! Deux hommes! Qu'on emmène ce drôle, et qu'on le tienne sous bonne garde jusqu'à demain.
—Demain! s'écria le malheureux Indou. Demain, vous serez tous morts.»
A ces mots, Barclay sauta à bas de son lit, chaussa précipitamment ses pantoufles et frappa sur un gong.
Aussitôt le valet de chambre indou parut.
«Dyce, dit le général, d'où vient ce bruit?
—Seigneur, répondit Dyce, il s'agit d'un malheureux qui a voulu interrompre le sommeil de Votre Honneur, sous prétexte de faire à Votre Honneur une communication très-importante, disait-il. Mais le major Richardson n'a pas voulu qu'on éveillât Votre Honneur, et a jeté l'Indou à terre d'un tel coup de poing, qu'on vient de le relever presque évanoui.
—Appelez Richardson.»
L'aide de camp entra.
«Où est l'homme que j'entendais tout à l'heure? demanda Barclay.
—Général, dit Richardson, il est sous bonne garde.
—Pourquoi ne m'avez-vous pas averti de sa présence?
—Général, j'ai cru qu'on devait respecter votre sommeil.
—Vous avez eu tort de croire, dit sèchement Barclay. Amenez-moi cet homme.»
Richardson sortit de fort mauvaise humeur.
Cinq minutes après, l'Indou paraissait devant le général. C'était un homme de cinquante ans environ, long, maigre, mal vêtu, et dont la joue toute meurtrie attestait la vigueur du poing de Richardson. De plus, une serviette ensanglantée couvrait mal une blessure assez grave à la cuisse.
En deux mots, c'était notre ami Baber.
A la vue du général, il se prosterna dans une attitude suppliante, et attendit, les yeux baissés, que Barclay voulût bien l'interroger.
«Qui es-tu? demanda le général.
—Un pauvre marchand parsi, général, qui suit le camp et qui vend aux soldats du riz, du sel, du beurre et des oignons.
—Ton nom?
—Baber.
—Que me veux-tu?
—Général, dit l'Indou, je venais vous sauver; mais on m'a repoussé à coups de poing et de crosse de fusil. Le major que voici m'a cassé deux dents.»
Effectivement, il montra sa mâchoire ensanglantée, et tira de sa poche un mouchoir au fond duquel les dents se faisaient vis-à-vis.
«C'est bien. On te payera, dit Barclay.... Tu venais nous sauver?... Que veux-tu dire?
—Seigneur, dit l'Indou, vous êtes trahi.
—Par qui?
—Par vos régiments sikhs.
—En vérité! et comment le sais-tu?
—J'ai entendu les soldats sikhs causer à voix basse dans le camp. Tous les sous-officiers sont gagnés.
—Par qui?
—Par le maharajah Corcoran.»
Ce nom fit réfléchir Barclay.
«Où est le maharajah?
—Seigneur, je l'ignore. Mais j'entendais, il n'y a qu'un instant, deux soubadards sikhs dire qu'il doit être à présent sur la route de Bombay, à trois lieues d'ici, avec sa cavalerie.»
Cette nouvelle devenait inquiétante. Barclay regarda l'Indou. Sa figure rusée, mais impassible, ne laissait rien deviner.
«Nomme-moi les traîtres, dit Barclay.
—Seigneur, s'écria Baber, je suis prêt à le faire. Mais vous n'avez que le temps de vous mettre sur vos gardes. Dans un instant la révolte éclatera.
—Richardson, faites garder cet homme et éveiller sans bruit tous les régiments anglais. S'il y a trahison, nous surprendrons les traîtres et nous leur donnerons une leçon qui laissera dans l'Inde un souvenir ineffaçable.»
On emmena Baber; mais, au moment où Richardson allait exécuter l'ordre qu'il avait reçu, on entendit tout à coup un grand bruit, et les cris:
«Au feu! au feu!»
Au même instant, le camp parut tout en flammes. Le feu avait été mis, sans qu'on s'en aperçût, à quatre ou cinq places différentes.
Aussitôt les tambours retentirent, les trompettes sonnèrent, appelant tous les soldats aux armes. Cavaliers, fantassins, artilleurs, éveillés tout à coup, couraient demi-nus à leur poste, ne sachant quel ennemi ils avaient à combattre.
Le feu avait envahi d'abord le quartier des marchands et des vivandières qui suivaient l'armée. En un moment, tout fut consumé. Puis, la flamme s'étendant toujours, gagna bientôt les caissons de cartouches, qui commencèrent à éclater en l'air. Déjà tous les hommes attachés au service des équipages de l'armée se répandaient au bas de la colline, fuyant les détonations de toute espèce; les femmes et les enfants les avaient précédés et couraient au hasard en criant:
«Trahison! trahison!»
Barclay, intrépide et calme au milieu du désordre, ne s'inquiétait que de rallier ses régiments anglais, et, malgré le bruit et les cris, il y réussit; mais l'artillerie était déjà hors de service. Les caissons prenaient feu l'un après l'autre, la moitié du camp était déjà brûlée, et l'on n'espérait plus sauver le reste.
Pour comble de malheur, les sikhs et les gourkhas, éveillés par le bruit et par les détonations, atteints par les boulets, les balles et la mitraille, crurent que Barclay avait résolu de les exterminer, et firent feu à leur tour sur les régiments anglais, qui ripostèrent par une fusillade bien nourrie. En cinq minutes, plus de trois cents cadavres jonchèrent le sol. Barclay, persuadé qu'il avait affaire à des traîtres, ordonna d'en finir par une charge à la baïonnette.
A cet ordre, les malheureux sikhs, épouvantés, prirent la fuite et se répandirent dans la campagne. La cavalerie anglaise les poursuivit et les sabra sans pitié.
Au point du jour, tout était fini. Quinze cents soldats de l'armée de Barclay étaient étendus sur la colline et dans les prairies environnantes; les sikhs et les gourkhas cherchaient un asile dans les bois; les Anglais avaient perdu leurs bagages, leurs vivres et leurs munitions; enfin, Barclay reprenait, la tête basse, le chemin de Bombay, où il avait espéré revenir millionnaire, vainqueur, lord Andover et marquis.
Il avait en même temps la douleur de ne pas même pouvoir deviner la cause de son désastre, car les sikhs et les gourkhas, il le voyait maintenant, étaient victimes d'une erreur, et personne n'avait trahi, excepta le maudit Baber. Pour celui-là, si Barclay avait su où le prendre, son compte eût été réglé bien vite. Mais Baber, qui s'en doutait, avait pris la clef des champs pendant l'incendie, et s'en allait d'un pied léger à Bhagavapour toucher les cent mille roupies que lui devait le trésorier du maharajah.
XVII
L'Asie à vol d'oiseau.
Du haut de la frégate, Corcoran et son ami Quaterquem avaient eu l'imposant spectacle de l'incendie du camp anglais. Tous deux gardaient un profond silence.
«C'est horrible, dit enfin Quaterquem. J'aurais voulu pouvoir secourir ou détromper ces malheureux. Quinze cents morts! Deux ou trois mille blessés!
—Mon ami, répliqua le maharajah, il vaut mieux tuer le diable que d'être tué par lui.
—Oui, sans doute.
—Eh bien, pouvais-je m'en tirer à meilleur marché? Ce Baber, il faut l'avouer, est un précieux coquin. En un clin d'oeil, il a allumé, sans être vu de personne, quatre ou cinq incendies. Et avec quelle adresse et quelle subtilité, rampant dans les broussailles, il a su échapper aux sentinelles! Avec quelle constance il a supporté les coups de poing et les coups de crosse! On parle du courage et de la patience de Caton d'Utique. Mon ami, Caton n'était qu'un efféminé auprès de cet Indou. S'il avait, dès sa naissance, appliqué à bien faire, la force étonnante de son caractère, ce gredin serait aujourd'hui le plus vertueux des hommes.
—Mais quel profit espères-tu retirer de ce carnage? Barclay reviendra dans quinze jours avec une armée nouvelle.
—Bah! cette armée ne sera pas reconstituée, approvisionnée et remise en campagne avant un mois. C'est autant de gagné sur l'ennemi. Il se peut, d'ailleurs, que lord Henri Braddock, effrayé d'un si triste début, ne pousse pas plus loin les choses et veuille vivre en paix avec moi; car, enfin, il m'a fait la guerre sans avis préalable, peut-être sans autorisation du gouvernement de Londres. Enfin, comptes-tu comme un mince avantage le bruit qui va se répandre, que le feu de Vichnou est tombé du ciel à ma voix tout exprès pour consumer les Anglais. Qui sait ce qui peut en résulter? Quant au miracle, je compte sur Baber pour en fabriquer la légende.... Mais voici le soleil qui se lève derrière l'Himalaya; il est temps de continuer notre voyage....
—Veux-tu revenir à ton camp?
—Rien ne presse, et, puisque l'occasion se présente, je ne serais pas fâché de voir à vol d'oiseau cette Perse fameuse dont on nous a tant parlé au collège, et où le divin Zoroastre enseignait au roi Gustap les préceptes du Vendidad.
—Comme tu voudras, dit Quaterquem, qui changea la direction de la frégate.
—Or çà, dit le maharajah, quel est ce grand fleuve qui descend de l'Himalaya dans la mer des Indes et qui reçoit une multitude de rivières?
—Ne le reconnais-tu pas? répondit Quaterquem. C'est l'Indus. Les rivières que tu as vues il n'y a qu'un instant sont celles du Pendjab, l'ancien royaume de Randjitsing, de Taxile et de Porus. Devant toi, à l'horizon, ce désert immense et sablonneux, d'un gris jaunâtre, borné au nord par une chaîne de hautes montagnes et au midi par l'océan Indien, c'est l'Arachosie et la Gédrosie où le fameux Alexandre de Macédoine faillit périr de soif avec toute son armée. Les montagnes appartiennent à la chaîne de l'Hindou-Koch, que les Grecs, qui n'avaient que deux ou trois noms à leur service, ont appelé le Caucase indien ou le Paropamise. Nos géographes de cabinet, qui n'ont jamais vu que la route de Paris à Saint-Cloud, te raconteront qu'il y avait là autrefois des nations puissantes et des vallées fertiles. Regarde toi-même; ce que tu as vu au sud, c'est la Béloutchistan; ce que tu vois au nord, c'est le Kaboulistan, l'Afghanistan et le Hérat. Dans ces pays que les Grecs disaient si fertiles et si peuplés, combien aperçois-tu de villes ou de villages? Où sont même les rivières et les routes? Çà et là, dans quelque vallée obscure, perdue entre deux montagnes, tu distingues à grand'peine quelques arbres, et au milieu de ces arbres une mosquée, une fontaine et quelques ruines. Voilà les grandes villes des Perses et des Mèdes.
—Est-ce que les historiens anciens auraient menti? demanda Corcoran.
—Pas tout à fait, mais il s'en faut de peu. Quand tu lis, par exemple, que Lucullus en une seule bataille tua trois cent mille barbares et ne perdit lui-même que cinq hommes, tu reconnais la vantardise fanfaronne des matamores du vieux temps. Quand les Grecs racontent que Xerxès avec trois millions d'hommes n'a pu conquérir leur pays, qui est à peu près aussi grand que trois départements français, tu penses évidemment que cette histoire ressemble beaucoup à celle du Petit Poucet et de l'Ogre, qui faisaient à chaque pas des enjambées de sept lieues. Et ainsi des autres.
—Quel est ce grand lac qui étincelle à notre droite et réfléchit les feux du soleil?
—C'est la mer Caspienne, et cette caravane qui fait halte au-dessous de nous, au milieu de la plaine, vient de Téhéran et se dirige vers Balkh, la ville sainte, l'ancienne Bactra, capitale de la Bactriane. Ces cavaliers que tu vois embusqués à sept ou huit lieues de distance, derrière ces ruines, sont de braves Turkomans de Khiva qui attendent la caravane au passage, comme feu Mandrin attendait au siècle dernier les employés de la régie sur les grands chemins de la Bourgogne et du Lyonnais. Chacun fait ici-bas pour vivre le métier qu'il peut,—témoin ton ami Baber.
—Oui, dit Corcoran, mais il y a des métiers horribles.
—Horribles! mais tous les jours l'homme le plus civilisé, celui que tu rencontres dans tous les salons de Paris et de Londres, fait très-tranquillement des calculs qui lui donneront quelques centaines de mille francs et qui causeront peut-être la mort de plusieurs milliers d'hommes. Je connais à Bombay trois braves négociants—deux parsis et un Anglais,—qui craignent Dieu, qui font leur prière en famille matin et soir, et qui se sont associés l'an dernier pour avoir le monopole du riz dans la présidence de Bombay. En quinze jours, leurs habiles manoeuvres ont doublé le prix de cette marchandise, qui fait vivre trente millions d'hommes. Quarante mille Hindous sont morts de faim; le reste se serrait le ventre; les trois pieux marchands ont fait une fortune prodigieuse. Est-ce que tu refuseras de serrer la main à ces braves gens? Ils n'ont violé aucune loi. Rien ne défend d'acheter du riz et de faire du bénéfice en le revendant.
—Et voilà pourquoi tu t'es retiré dans ton île comme Robinson Crusoé?
—Oui. Là, du moins, je suis à l'abri des autres hommes. Et, tiens, il est huit heures du matin. Nous ne sommes qu'à deux mille lieues de Quaterquem. Viens visiter mon île. En ne nous pressant pas trop, nous arriverons vers six heures du soir. Nini nous fera un excellent souper, et nous passerons la soirée ensemble en causant de omni re scibili et quibusdam aliis. Tu verras si ma solitude, où j'ai toutes les roses de la civilisation,—mais les roses sans les épines,—ne vaut pas bien ton royaume, ta couronne et ton espérance d'être un jour empereur de l'Inde.
—Peut-être as-tu raison, dit Corcoran; au reste, ne pensons plus à cela, et voyons ton île. Je me fais une fête de goûter ce soir la cuisine de Nini et d'embrasser monsieur Zozo, s'il est bien propre.»
A ces mots la frégate reçut un choc inattendu. C'était Acajou qui sautait de joie à la pensée de dîner avec Nini ce jour-là même.
«Oh! massa Quaterquem, s'écria-t-il, bon comme pain chaud; tendre comme gâteau de riz qui sort du four. Oh! Nini bien contente, Nini revoir Acajou, caresser Acajou, passer mains dans cheveux d'Acajou. Nini rebrousser manches, pétrir farine, cuire tarte aux pommes Acajou peler pommes à côté de Nini, tourner broche pour Nini. Acajou tremper son pain dans lèchefrite quand Nini tourne le dos. Acajou tenir Zozo sur ses genoux et dîner avec Zozo. Acajou chanter à Zozo la chanson du crocodile qui avait perdu ses lunettes:
Lunette à Croco
Sur nez à Zozo.»
En même temps, le nègre imitait successivement Nini, Zozo, le crocodile, et riait de tout son coeur.
«Regarde bien ce pauvre Acajou, dit tout bas Quaterquem à son ami. Il n'est pas savant, lui, ni fier, ni intrépide, ni prévoyant, ni intelligent, ni hardi comme toi; il n'est pas maharajah, et bien moins encore songe-t-il à devenir empereur des Indes orientales. Nini et Zozo, Alice et moi, voilà tout son horizon; ma maison, mon île dont on peut faire le tour en trois heures, voilà son univers; eh bien, il est mille fois plus heureux que toi qui travailles, te tourmentes pour arriver à un but chimérique, et qui mourras d'une balle tirée par derrière dans quelque combat d'avant-garde, au moment où tu te croiras près de rendre la liberté à cent millions d'esclaves.
—Et tu conclus de là, interrompit Corcoran, que je ferais mieux d'imiter Acajou? Mon cher ami, c'est demander au pommier de donner des prunes. Aujourd'hui le vin est tiré, il faut le boire.»
Pendant cette conversation, la frégate, dirigée par une main habile et sûre, fendait l'air avec une vitesse que rien ne peut égaler sur la terre, si ce n'est la lumière ou l'électricité.
Des bords de la mer Caspienne où elle était parvenue, elle rebroussa chemin vers l'Orient, atteignit en une heure les premières pentes des monts Himalaya, et plana quelque temps au-dessus des montagnes du Thibet, couvertes de neiges éternelles.
Là, comme la réverbération de la neige fatiguait les yeux des voyageurs en même temps que le froid commençait à les gagner, malgré les couvertures et les épais vêtements de laine dont le prévoyant Quaterquem avait eu soin de se pourvoir, la frégate inclina vers le sud et déploya bientôt ses grandes ailes dans la vaste et sombre vallée du Gange, la plus fertile de l'univers.
On voyait le fleuve sillonné dans son cours d'une immense quantité de bateaux à voiles de toutes grandeurs.
Enfin les voyageurs aperçurent de loin Calcutta.
Il était déjà midi, et un soleil brûlant faisait rentrer les animaux et les hommes dans leurs habitations. La ville immense semblait presque déserte. Çà et là quelques groupes d'Indiens couchés à l'ombre des portiques dormaient paisiblement. Mais pas un Européen ne traversait les rues. Les magasins étaient déserts, et la nature entière semblait goûter le repos.
«Regarde le fort William, dit Corcoran. C'est là que sont nos plus redoutables ennemis. Vois le drapeau anglais qui flotte au-dessus de ce palais. Ce drapeau indique le palais de sir Henry Braddock. Pour un palais magnifique et coûteux, que de masures dans cette immense capitale!
—Eh! mon ami, regarde Paris et Londres. Tu rencontreras les mêmes contrastes.»
Pendant que les deux amis philosophaient ainsi, la frégate, poursuivant son vol dans l'espace, s'élançait à tire d'aile vers l'Indo-Chine. En moins de deux heures elle dépassa l'empire Birman, Siam, le pays des Annamites et l'île sombre et volcanique de Sumatra.
«Tu vois aujourd'hui, dit Quaterquem au maharajah, ce qu'aucun oeil humain n'avait vu avant moi. Dans ces vallées immenses où coulent des fleuves auprès desquels le Danube et le Rhin ne sont que des ruisseaux, l'Européen est un être inconnu. A peine çà et là quelques pieux missionnaires s'engagent dans ces forêts inextricables où les Siamois eux-mêmes et les Annamites n'ont pas osé tracer des routes.»
Déjà le continent de l'Asie semblait fuir sous les voyageurs immobiles. On aurait cru que les nuages se précipitaient avec une vitesse effrayante sous les ailes de la frégate. Pour éviter d'être mouillé par leur contact, Quaterquem faisait mouvoir un secret ressort et s'élevait tout à coup à une hauteur prodigieuse; puis, quand le ciel redevenait pur, il redescendait à quatre ou cinq cents pieds de terre.
Enfin le voisinage du grand Océan se fit sentir. Déjà l'atmosphère s'imprégnait d'odeurs salines, et les vents essayaient tantôt d'arrêter, tantôt de précipiter le vol de la frégate. Mais elle, d'un mouvement toujours égal et sûr, fendait sans peine ces obstacles impuissants.
«Ceci, dit Quaterquem, c'est la mer de Chine. Je commence à sentir que j'approche de mes États, car j'ai des États, moi aussi, bien que mon seul sujet (et je ne désire pas en avoir d'autres) soit maître Acajou que voilà. Écoute, maharajah que tu es. Ceci est le bruit de l'Océan qui se brise contre les rochers de Bornéo. Une belle île, Bornéo, mais le sultan qui la gouverne a de mauvaises habitudes; il aime la chair fraîche et ne ferait qu'une bouchée de toi et de moi, si l'envie nous prenait d'aborder dans ses États.
—J'ai connu pourtant dans mes voyages, dit Corcoran, un Anglais, M. Brooke, qui est venu s'établir tout près de lui, et pour ainsi dire dans la gueule du monstre, à Sarawak.
—Oui, oui, je sais son histoire. M. Brooke est un très-galant homme qui avait servi la Compagnie des Indes. Ayant fait fortune, il s'ennuya. C'est un misanthrope, à peu près comme moi. Il voulait fuir l'Inde, l'Angleterre et tous les pays civilisés. Idée assez naturelle du reste à un Anglais. Mais tout Anglais a besoin d'être riche et confortable; or la fortune de celui-là n'était pas inépuisable. Il fréta un petit vapeur de guerre, le munit de vingt canons, comme on prend son fusil pour chasser le lièvre, et vint chasser le Malais dans les mers de la Chine. Regarde au-dessous de toi....
«Depuis la presqu'île de Malacca jusqu'à l'Australie, ce n'est qu'un immense archipel. Il y a là plus d'îles que de cheveux sur ma tête. Or, les Malais qui s'ennuient de tenir compagnie dans son île au sultan de Bornéo, ont des milliers de barques pontées qui s'embusquent dans tous les coins de l'archipel, et qui attendent au passage les marchands de la Chine, de l'Angleterre et des États-Unis. Ils n'attendent malheureusement pas les nôtres, et pour cause. Il ne passe pas cinquante vaisseaux français, par an, dans ces parages.
«Brooke, qui est un spéculateur hardi et aventureux, offrit aux marchands de Singapore de faire pour eux la police de la mer, à condition qu'ils lui donneraient cinquante francs par tête de pirate malais. Le marché fut accepté et scrupuleusement rempli des deux parts.
«Il gagna, dit-on, quelques centaines de mille francs dans ce petit commerce. Sa renommée s'étendit dans l'archipel, et le sultan de Bornéo, qui craignit de fournir à ce philanthrope l'occasion de gagner une prime de plus, lui offrit son alliance et la petite île de Sarawak, où Brooke vit comme un patriarche à cheveux blancs, entouré des bénédictions des peuples. Vois son île et sa maison, qui ressemble à une forteresse, entourée d'un fossé, comme Lille ou Strasbourg. Un de ces jours nous irons lui demander à déjeuner.»
Cependant le jour commençait à baisser.
«Quelle heure est-il? demanda Corcoran.
—Quatre heures trois quarts. Il est temps d'arriver. Nini, si nous tardions davantage, serait capable d'aller se coucher avec monsieur Zozo, et nous souperions mal.... Hop! la frégate! hop! la belle! En avant!»
A ces mots, la frégate, qui semblait comprendre les intentions de son guide, bondit d'un élan nouveau dans l'espace.
«Nous allons en ce moment-ci avec une vitesse de trois cent cinquante lieues à l'heure, dit Quaterquem. Si nous rencontrions le sommet de quelque montagne, nous serions brisés comme un verre de Bohême.... Ah! enfin! nous touchons au but.»
Au même instant, la frégate s'arrêta si brusquement, que les trois voyageurs faillirent passer par-dessus le parapet.
«C'est la faute d'Acajou, dit Quaterquem. Par trop d'impatience de revoir Mme Nini et le jeune M. Zozo, il a arrêté tout à coup la machine, et nous avons failli vider les étriers.... Patience, maître Acajou. Il s'agit, avant tout, de ne pas se casser les jambes.»
Au même instant, deux cris se firent entendre:
«Acajou, massa Quaterquem!... Papa!»
C'étaient Nini et Zozo qui accouraient.
XVIII
L'île de Quaterquem.
Je ne dirai pas que Nini était la plus belle personne de l'île Quaterquem; ce ne serait pas assez dire, puisqu'elle était seule en l'absence d'Alice. J'irai plus loin, et je proclamerai que Nini était d'une beauté admirable. Il est vrai qu'elle avait la peau noire, mais d'un si beau noir! et les dents étaient si blanches! Le nez était un peu camard, il faut l'avouer, mais si peu! et les yeux étaient si beaux, si noirs, si pleins de tendresse et de douceur! Les lèvres étaient un peu épaisses. Pourquoi non? Aimez-vous mieux les lèvres pincées et serrées qu'on voit sous le nez de tant de Françaises et qui n'indiquent pas, je le crains, une grande bonté de caractère?
Naturellement, tout le reste de la personne était admirablement moulé. Phidias lui-même, qui était, dit-on, un connaisseur, n'aurait pas trouvé mieux.
La beauté de Nini était d'autant plus frappante, qu'elle n'avait pas surchargé sa personne d'ornements superflus.
Si l'on excepte un collier de corail, des pendants d'oreilles d'un grand prix, une dizaine de bagues placées indifféremment aux pieds et aux mains, et quatre bracelets qui entouraient les bras et se faisaient voir au-dessus des chevilles, Nini n'avait rien sacrifié à la vaine gloire. Elle n'avait ni corset, ni crinoline, ni bottines, ni brodequins, ni souliers, ni sabots, ni bas, ni pantoufles, mais elle était vêtue d'une robe de soie rouge qui faisait son orgueil et le bonheur d'Acajou.
Une seule chose lui manquait: c'était un anneau d'or dans son nez, et Acajou déplorait, comme elle, que massa Quaterquem et maîtresse Alice n'eussent pas voulu permettre cet ornement indispensable à la beauté.
Monsieur Zozo, âgé de deux ans à peu près, avait la couleur et la grâce de sa mère, à qui il ressemblait trait pour trait. C'était déjà un luron, fort hardi, qui criait comme un homme et plus qu'un homme, qui mangeait comme un loup, qui faisait claquer son fouet comme un postillon, qui léchait toutes les casseroles, et qui se rendait utile autant que possible en cassant les plats, les verres et les assiettes.
Du reste, un charmant enfant.
Ses vêtements, moins compliqués que ceux de sa mère, consistaient en une chemise courte qui laissait à nu ses jambes et ses épaules,—et un mouchoir de poche cousu par Mme Nini à la chemise de son fils, afin qu'il ne pût pas perdre l'un sans l'autre.
Du reste, Zozo se mouchait plus volontiers avec la manche de sa chemise qu'avec son mouchoir; mais enfin, le mouchoir étant là, le principe était sauvé.
Nini et Zozo firent aux voyageurs l'accueil le plus joyeux et le plus empressé. Nini se jeta dans les bras d'Acajou et Zozo dans les jambes de Quaterquem.
«Oh! massa Quaterquem! s'écria Nini, nous bien heureux de vous revoir. Nini s'ennuyer beaucoup loin de maîtresse Alice.
—Et de moi? demanda le pauvre Acajou.
—Oh! toi parti, bon débarras,» dit Nini en riant de toutes ses forces.
Mais sa figure joyeuse démentait ses paroles.
«Maîtresse Alice ne reviendra pas avant huit jours, dit Quaterquem. Nini, prépare-nous le souper, et fais de ton mieux pour contenter le maharajah.»
En même temps Quaterquem emmena son ami dans le jardin, pour lui montrer les arbres qu'il avait plantés.
«Acajou, dit Nini, qu'est-ce que maharajah?
—Maharajah? répondit Acajou en se grattant la tête; maharajah? Acajou bien embarrassé. Maharajah, grand prince, riche, puissant, faire couper têtes à volonté et empaler tout le monde.»
A cette description terrible du maharajah, Nini commença à trembler de frayeur.
«Mais, dit-elle encore, qu'est-ce qu'empaler?»
Ici Acajou fit le geste d'asseoir un homme sur un pieu pointu, ce qui fit beaucoup rire Zozo et calma un peu la frayeur que lui causait déjà le mot de maharajah.
Cependant Quaterquem et Corcoran visitaient la maison du haut en bas, ce qui n'était pas bien difficile, car elle ne se composait que d'un rez-de-chaussée flanqué de deux pavillons à ses extrémités, et d'un grenier.
«La cuisine est commode et vaste, comme tu vois, disait Quaterquem. Ce n'est pas moi qui l'ai établie, c'est le révérend Smithson. Aux nombreux fourneaux dont elle est pourvue, on devine que mon vendeur et sa famille étaient doués d'un vaste appétit. Ceci est la chambre d'Alice. Comme le révérend n'attendait pas de visites, il n'a pas pris la peine de construire un salon, quoique, Dieu merci, la place ne manquât pas. Si tu viens t'établir ici, nous ferons un parloir, car Alice, qui est Anglaise de la tête aux pieds, ne me pardonnerait pas d'introduire, même en son absence, un gentleman, fût-ce mon meilleur ami, dans sa chambre à coucher.
«De l'autre côté de la cuisine est la salle à manger. Vois ces dressoirs et ce buffet: ne dirait-on pas qu'ils ont été sculptés pour Catherine de Médicis par un artiste florentin? Eh bien, ils n'ont coûté au révérend, mon prédécesseur, que la peine de les ramasser sur la plage. Ils proviennent de quelque navire inconnu qui les portait sans doute à Melbourne ou dans quelque autre ville australienne.
«Dans le pavillon de droite est ma bibliothèque. Viens voir cela. C'est un magnifique fouillis de volumes de tous les temps, de toutes les langues et de toutes les nations. Tu pourrais y faire, toi qui serais bibliophile si tu n'étais maharajah, des découvertes précieuses.
—Voyons cela,» dit Corcoran avec empressement.
La pièce qui servait de bibliothèque était de beaucoup la plus grande de toute la maison.
Cinquante mille volumes environ garnissaient les rayons de bois de chêne. Naturellement, ces livres de toute origine étaient écrits dans toutes les langues; mais le français et l'anglais dominaient. On voyait là, rangés dans un ordre parfait:
Dix-huit exemplaires de Shakspeare;
Douze exemplaires d'Homère (deux en grec, trois traductions anglaises, cinq traductions françaises et deux allemandes);
Soixante-quinze volumes du Musée des Familles;
Vingt-trois exemplaires de Don Quichotte de la Manche;
Puis des romans sans nombre de Walter Scott, d'Alexandre Dumas, de Paul de Kock, de George Sand, et de quelques contemporains plus jeunes que je ne nommerai pas ici, afin d'épargner leur modestie.
Mais de tous les auteurs morts ou vivants, celui qui paraissait obtenir le plus grand et le plus incontestable succès, c'était (pourquoi le nier, puisque les lecteurs de toutes les nations le proclament?) M. le vicomte Ponson du Terrail. La Bible seule le dépassait. Encore fallait-il remarquer que presque tous les exemplaires de la Bible étaient anglais, et qu'un Anglais digne de ce nom ne voyage guère sans sa Bible.
«A parler franchement, dit Quaterquem, mon mobilier est un vrai bric-à-brac amassé à force de patience par mon prédécesseur. La seule chose qui soit vraiment à moi dans ce mélange singulier d'objets de toute espèce et de toute origine, c'est ce que je vais te montrer.... Acajou!»
Le nègre accourut.
«Laisse là Nini et Zozo, qui goûteront bien les sauces sans toi. Va seller Plick et Plock. Le maharajah veut faire un tour de promenade avant le coucher du soleil.»
Acajou disparut et reparut presque aussitôt.
«Plick et Plock attendent massa Quaterquem,» dit-il.
C'étaient deux beaux petits chevaux de race shelandaise, un peu moins grands que des ânes, mais d'une vitesse, d'une vivacité et d'une beauté de formes vraiment admirables.
Corcoran félicita son ami.
«J'aurais volontiers apporté dans l'île des chevaux arabes ou turcomans, répliqua Quaterquem, mais ma frégate n'est pas encore assez bien aménagée pour cela. Ç'aurait été trop d'embarras.»
Malgré leur petite taille, Plick et Plock étaient de vaillants coureurs, et sur la pelouse de Chantilly on aurait eu peine à trouver leurs égaux, aussi, en moins d'un quart d'heure ils arrivèrent à la pointe méridionale de l'île, et les deux promeneurs mirent pied à terre auprès d'un belvédère, situé sur une colline très-élevée qui dominait l'île tout entière.
Ils montèrent au sommet du belvédère, et Quaterquem montrant la mer qui paraissait paisible:
«Tu vois, dit-il, ce léger remous qui va doucement languir et expirer sur le sable au pied de la falaise; c'est le gouffre dont je t'ai parlé. Ce soir, on dirait un lac d'huile; c'est que nous sommes au moment où la tempête est apaisée. Dans une demi-heure elle va recommencer. Les vagues reflueront vers la haute mer et s'engouffreront dans un vaste entonnoir que tu pourrais distinguer parfaitement d'ici.
«Tourne-toi maintenant, et regarde à ta gauche. Voici mes orangers, mes bananiers et mes citronniers. Voici mes champs et mes prairies, car j'ai de tout dans mes étables, des moutons, des boeufs, des vaches, des poules, des dindons, des cochons surtout; c'est le fruit principal du pays.... Mais tu ne me dis plus rien, maharajah! à quoi rêves-tu?
—Je rêve, dit Corcoran, au dîner que Mme Nini doit être en train de nous préparer. Cette vallée que tu me montres est délicieuse. Le ruisseau qui coule sous les arbres, entre ces rochers de granit, est limpide et profond. La colline boisée l'abrite contre le vent qui vient de la mer; ta maison complète admirablement le paysage; enfin tu dois être heureux ici, et je sens que je serais heureux avec ma chère Sita sous ces ombrages; mais le moment n'est pas encore venu. Se reposer avant la fin du jour est une lâcheté. Par un rare bonheur j'ai peut-être entre les mains le moyen de délivrer cent millions d'hommes, et j'irais m'enfermer dans ta joyeuse abbaye de Thélème! Non, par Brahma et Vichnou, ou je vaincrai ou je périrai, et si la Providence me refuse également la mort et la victoire, eh bien, je ne dis pas non: peut-être... En attendant, allons dîner, car le rôti brûle et la nuit tombe.»
Corcoran ne se trompait pas. En arrivant il aperçut Acajou qui rôdait d'un air inquiet pour avertir que le dîner était servi et que Nini commençait à s'impatienter.
En un clin d'oeil Plick et Plock, dessellés, débridés, s'échappèrent au galop dans la prairie. La beauté du ciel, la douceur du climat, l'absence des voleurs et des bêtes féroces ôtaient tout danger à cette liberté.
En entrant dans la salle à manger, le maharajah fut étonné de l'élégance et de la beauté du service. On ne voyait partout que vermeil, or, argent, ivoire et vieux Sèvres. Tout cela était marqué des initiales les plus diverses. On y trouvait de tout,—jusqu'à des couronnes de comte, de duc et de marquis.
Le dîner était abondant et varié, les sauces exquises. Corcoran en fit la remarque et félicita Nini.
«Ceci n'est rien auprès des conserves, dit Quaterquem. Tout ce que l'univers produit de plus exquis arrive en abondance sur nos côtes par l'invariable chemin du naufrage. J'ai des montagnes de jambons de Reims et de viandes de toute espèce. J'ai fini par ne plus même ramasser ce butin encombrant. Acajou a ordre de ne plus faire collection que de vin et de livres. Ma cave et ma bibliothèque sont, grâce à l'Océan, les plus belles de l'univers. Les vins surtout sont exquis. Tu comprends bien qu'on ne se donne pas la peine d'envoyer de la piquette en Australie; la marchandise ne vaudrait pas le prix du transport. Quant à rapporter tout cela aux propriétaires, outre que je ne sais à qui ces trésors appartiennent, ma frégate n'est pas assez bien outillée pour me permettre de me montrer si généreux. Tout ce qu'elle peut transporter ne va pas au delà du poids de deux mille cinq cents ou trois mille kilogrammes de poids utile. Le poids mort est de quinze cents kilogrammes. C'est te dire que mon outillage sera perfectionné avant peu.... Comment trouves-tu ce vin-là?
—Excellent.
—Mon ami, c'est du vin de Constance de l'année 1811. Je n'en ai que vingt-cinq bouteilles, mais j'ose dire que tous les rois de l'univers se coaliseraient inutilement pour t'en faire boire de pareil. Il y a quinze ans qu'il est dans l'île, étant arrivé en même temps et par la même voie que le révérend Smithson. Mais ce constance n'est rien encore auprès d'un certain vin de Champagne dont je ne connais pas l'origine, mais dont j'ai, Dieu merci, abondante provision. A coup sûr, Jupiter et Bouddah, s'ils savaient ce que c'est, descendraient sur la terre pour trinquer avec moi.»
Ainsi buvant, fumant et causant librement, fenêtres ouvertes, doucement caressés par la brise et par le bruit des vagues, les deux amis sentirent enfin leurs paupières s'appesantir. Voyant que Corcoran ne l'écoutait plus qu'à peine, Quaterquem le conduisit lui-même à la chambre qui lui était destinée.
«Voici des bougies, dit-il, et des livres, si tu veux lire. Voici de la limonade, si tu veux boire. Voici de l'encre et du papier, si tu veux écrire un poëme épique. Bonsoir, oublie tes sujets, tes ennemis, tes projets, ta diplomatie et tout ce qui te donne l'air si préoccupé. Tu es sous le toit d'un ami. Dors en paix.»
Et il sortit sans fermer la porte.
A quoi bon? Quel ennemi avait-il à craindre?
Puis il se coucha lui-même et s'endormit du plus profond sommeil.
Acajou, Nini et Zozo ronflaient de toutes leurs forces. Dans cette île bienheureuse personne n'avait d'insomnie.
XIX
Rêve du maharajah.
Vers trois heures du matin, Corcoran fut tiré de son sommeil par un rêve épouvantable....
Comme il n'en a donné les détails à personne, pas même à Quaterquem, son plus intime ami, nous serons forcé de garder le secret comme lui-même; mais il fallait que ce rêve fût bien rempli de funestes pressentiments, car, dès le point du jour, le maharajah se leva et alla éveiller son ami.
Quaterquem ouvrit un oeil, étendit les bras en bâillant et dit:
«Eh bien, qu'est-ce?
—Partons.
—Comment! partir? Tout le monde dort, Acajou ronfle, et moi-même, je....
—Alors je vais partir seul.
—Sans déjeuner?... Nini ne te le pardonnerait pas.
—Déjeunons, s'il le faut, pour obéir à Nini; mais souviens-toi que je dois être à Bhagavapour dans l'après-midi. J'ai le pressentiment qu'un affreux danger nous menace. Que le déjeuner soit prêt dans cinq minutes et la frégate dans un quart d'heure.»
Ce qui fut fait.
Mme Nini, très-satisfaite des présents que Corcoran lui faisait (deux châles du cachemire le plus pure, qui avaient appartenu à la sultane favorite de Tippoo Sahib), se jeta dans les bras d'Acajou, qui monta dans la frégate en grognant de toutes ses forces, non sans avoir embrassé Zozo, qui se frottait les yeux avec ses deux poings, et qui sanglotait comme si son père avait dû être fusillé cinq minutes plus tard.
XX
Grande conversation de Louison et de Garamagrif
avec le puissant Scindiah.
Cependant Sita faisait de son mieux les honneurs de son palais à la belle Alice.
Elles allaient toutes deux en palanquin, sous la garde d'Ali et suivies d'une nombreuse escorte, chasser et se promener dans la forêt. Comme par bonheur Sita était brune, tandis qu'Alice était blonde, et comme aussi il n'y avait personne pour les regarder (j'entends qu'il n'y avait que des moricauds), elles n'étaient point rivales, et la beauté de l'une faisait merveilleusement valoir celle de l'autre. De là, en quelques heures, une amitié touchante et cordiale.
Sougriva, chargé du gouvernement en l'absence du maharajah, s'acquittait très-bien de ses fonctions difficiles. Déjà, suivant l'ordre de son maître, il venait d'envoyer l'ordre à tous les zémindars et à tous les députés de se réunir à Bhagavapour. Comme il s'attendait chaque jour à recevoir la nouvelle de l'attaque des Anglais, Corcoran avait voulu convoquer son parlement mahratte, afin de lui demander son appui dans la guerre qu'il allait soutenir.
A vrai dire, Corcoran ne comptait pas beaucoup sur le courage de son parlement ou de ses soldats; mais le parlement lui était utile (à ce qu'il croyait) pour intimider les traîtres, car il se souvenait toujours des révélations qu'il avait lues dans la dépêche adressée par Doubleface à lord Henri Braddock.
Du reste, avec l'aide de Louison, la lutte lui paraissait presque engagée à égales forces. Louison valait une armée. Malheureusement Louison était mariée au seigneur Garamagrif. Louison avait un fils, le jeune Moustache. Louison, devenue mère de famille, avait d'autres intérêts dans la vie, d'autres amis et d'autres ennemis que Corcoran. Grave sujet d'inquiétude.
On se souvient aussi que la paix avait toujours été fort chancelante entre Louison, Garamagrif et Scindiah.
Garamagrif, rallié à grand'peine, était toujours le tigre orgueilleux, sauvage et redoutable que nous avons connu. Il n'avait pas oublié ses anciennes querelles avec Scindiah et ce fameux caillou qui avait laissé sur sa queue une si désagréable cicatrice. Or Garamagrif était très-justement fier de sa beauté; et bien que Louison eût essayé de le consoler en attestant qu'il était plus beau que jamais, il ne s'en faisait accroire et ne cherchait qu'une occasion de se venger.
L'absence du maharajah fut cette occasion, et Garamagrif, qui craignait par-dessus tout la colère de Corcoran, résolut de satisfaire sa vengeance pendant que le maître et Sifflante, sa bonne cravache, n'étaient pas là. De son côté, Louison, rancunière comme toutes les personnes de son sexe, ne jugea pas à propos de l'en détourner.
Quant à Scindiah, toujours sage, prudent et réservé dans ses actions, comme dans ses discours, il s'apercevait bien des mauvaises dispositions de ses compagnons, mais il ne soufflait mot, regardant du coin de l'oeil, s'attendant à tout, et se préparant à leur donner une leçon dont ils se souviendraient longtemps.
Les coeurs étant ainsi aigris, et personne n'ayant assez de crédit et d'autorité pour imposer aux deux tigres et à l'éléphant, la querelle éclata de la manière suivante.
Le jour même où Corcoran et Quaterquem quittaient leur île par le chemin des airs, vers quatre heures et demie du soir,—ou peut-être cinq heures,—Alice et Sita revinrent de la promenade portées par le puissant Scindiah, qui marchait d'un pas lent et lourd, mais sûr et majestueux, et qui les déposa dans la grande cour intérieure, au pied de l'escalier du palais d'Holkar.
A peine étaient-elles rentrées, lorsqu'un rugissement, qui ressemblait à un éclat de rire (mais rire de tigre, ce rire qui fait trembler les lions), éclata derrière Scindiah.
Garamagrif le désignait ainsi aux moqueries de Louison, et tous deux, l'un à droite, l'autre à gauche, regardaient le bon éléphant avec une curiosité maligne et méprisante.
Le rugissement de Garamagrif (autant du moins qu'on peut en juger par le peu qu'on connaît de la langue des tigres) signifiait à peu près ceci:
«Louison, regarde-moi ce gros colosse. As-tu rien vu de plus laid, de plus bête et de plus mal bâti? Aussi tout le monde s'en moque. On lui met sur le dos les charges les plus pesantes. Les ânes eux-mêmes, qui n'ont pas une grande réputation d'intelligence, refusent quelquefois d'obéir; mais celui-ci, fier et heureux, se dandine comme un marquis, et il n'a même pas la grâce d'un charbonnier. Pouah! la vilaine bête!»
A quoi Louison répondit dans sa langue:
«Ami Garamagrif, je reconnais dans ce portrait peu flatteur ton esprit mordant et juste. Tu as le coup d'oeil précis. Ce pauvre Scindiah est fait comme un bloc taillé à coups de hache. Sa peau est sale comme celle du crapaud. Sa tête est lourde, son ventre énorme comme celui d'un banquier trois fois millionnaire; ses jambes sont si courtes, qu'on croirait qu'il les a changées au vestiaire et qu'à la place de celles que la nature lui a données, il a emprunté celles d'un cochon siamois; il ne se lave jamais, aussi est-il plus sale qu'un babouin; ma foi, je ne sais pas quelle est l'éléphante en peine de placer ses affections qui voudra jamais de lui.»
Scindiah, voyant que la conversation commençait ainsi, s'étendit à terre sur ses quatre pattes, et, d'un air indolent, fermant à demi les yeux, prêta l'oreille aux compliments que le seigneur Garamagrif et son épouse lui prodiguaient.
«Ce qu'il y a de pire, continua Garamagrif, encouragé par le calme apparent de son ennemi, c'est que ce gros butor n'est pas seulement idiot, hideux et gourmand, il est encore plus lâche. Regarde-le: il entend bien tout ce que nous disons. Vois s'il ressentira l'outrage comme un gentilhomme de bonne race, qui sait tirer l'épée et défendre son honneur.
—Mais, dit Louison, de quelle épée veux-tu qu'il se serve? à moins que par son épée tu n'entendes ce nez prodigieux qui est si long, si long, qu'on pourrait en faire un pont pour passer le Gange.
—Pour conclure, Scindiah n'est qu'un pleutre.
—Un lâche, ajouta Louison. Et pour preuve, je vais sauter par-dessus, et je parie qu'il n'osera rien dire.
—Bravo! saute.»
Louison fit le saut, comme elle l'avait dit.
Scindiah ne remua pas plus que s'il avait été de granit ou de marbre.
«Parbleu! rugit Garamagrif, il ne sera pas dit que tu auras fait mieux que moi. Tu as franchi Scindiah en large; moi, je vais le franchir en long.»
Et, prenant son élan, il sauta de la queue à la tête.
Mais cette idée ne fut pas aussi heureuse que celle de Louison, car Scindiah, voyant le tigre bondir en l'air, allongea sa trompe par un mouvement si prompt et si adroit, qu'il le saisit au passage, l'enleva malgré ses griffes et le lança sans effort jusqu'à la hauteur du second étage du palais.
A cette vue, Louison poussa un rugissement si terrible, que Sita et Alice, en l'entendant, frémirent de frayeur.
«Séparez-les!» s'écria Sita.
Mais personne n'osait s'approcher.
Seul, le petit Rama, fils de Corcoran, qui jouait sur le tapis avec son ami Moustache, voulut descendre et rétablir la paix; mais Sita le retint.
Quant aux serviteurs du palais, ils tremblaient de tous leurs membres et fermaient soigneusement les portes.
Le premier rugissement de Louison fut suivi d'un second, plus formidable encore. Garamagrif, enlevé par la trompe de Scindiah jusqu'à la hauteur du second étage, avait espéré du moins mettre enfin pied à terre et prendre sa revanche; mais Scindiah ne le permit pas.
A peine fut-il revenu à portée de sa trompe, que l'éléphant le rattrapa et le lança en l'air une seconde fois; puis, s'adossant au mur du palais, pour que Louison ne pût pas l'attaquer par derrière, il continua de jongler avec le malheureux tigre, dont les rugissements furieux fendaient l'âme des personnes sensibles et déchiraient les oreilles des spectateurs les plus indifférents.
Louison ne resta pas inactive, et, comme font les grands capitaines, essaya de tourner l'ennemi.
Mais Scindiah ne la perdait pas de vue et veillait soigneusement sur ses flancs; et quant à ses derrières, grâce au mur auquel il était adossé, il se croyait en sûreté.
Pendant que Louison faisait son plan de bataille, les rugissements de Garamagrif redoublaient. Il semblait dire:
«Vas-tu me laisser périr?»
Enfin elle se décida, prit son élan, fit une feinte sur la gauche; puis, d'un bond, elle tomba sur le cou de Scindiah et commença à lui déchirer l'oreille droite.
Ce fut au tour de Scindiah de crier et de se lamenter. Il laissa tomber Garamagrif à terre et voulut saisir Louison, mais Louison ne lâchait pas prise, et Garamagrif, redevenu libre de ses mouvements, quoique un peu écloppé par sa chute, saisit à son tour l'autre oreille et commença à la mordre à belles dents.
Scindiah, fou de douleur et de rage, aveuglé par le sang qui coulait jusque sur ses yeux, étourdi par les rugissements féroces des deux tigres, perdant même la conscience de ses actions, galopait au hasard dans la cour. C'était un spectacle effrayant.
Enfin, ne pouvant avec sa trompe les saisir tous les deux à la fois et ne sachant par qui commencer, il se roula par terre et chercha à les écraser sous son poids.
Louison, trop agile et trop adroite pour se laisser prendre à ce piége, abandonna sa proie, et Garamagrif lui-même, quoique plus acharné, sentant craquer ses os à chaque mouvement de l'éléphant, lâcha prise.
Il y eut alors une courte trêve.
Chacun avait de nouvelles injures à venger et voulait porter le dernier coup.
Scindiah reprit promptement son poste de bataille et s'adossa encore au mur; mais un nouvel ennemi se présenta, qui vint aggraver sa triste situation.
C'était le tigrillon de Rama, le jeune Moustache qui, de la fenêtre du premier étage, voyait tout le combat et qui, retenu à grand'peine par Rama, avait cru le moment venu de secourir son père et sa mère.
Au moment où Scindiah s'attendait le moins à recommencer la lutte et essuyait en silence, avec sa trompe, le sang qui coulait de ses oreilles, Moustache sauta sur le derrière de l'éléphant et essaya d'enfoncer ses griffes et ses dents dans la cuirasse épaisse qui protégeait son ennemi.
Cette tentative ralluma la fureur de l'éléphant, qui saisit le malheureux Moustache et le lança contre le mur avec une telle force, que si Louison, toujours attentive, n'eût pas été là pour ressaisir à la volée son nourrisson, c'en était fait, hélas! de sa postérité.
Le combat recommença, furieux; mais Louison, occupée de modérer l'impétuosité du jeune Moustache, ne montrait plus le même acharnement.
Quant à Scindiah, sa colère était au comble.
Il y avait dans la cour une énorme barre de fer qui fermait la porte extérieure du palais. Scindiah, négligeant le soin de sa sûreté et ne pensant qu'à sa vengeance, arracha cette barre d'un puissant effort et en porta un coup terrible à Garamagrif, qui lui rongeait en ce moment le dos avec ses dents et ses griffes.
Le coup fut tel, que le tigre eut la queue écrasée et presque séparée du corps. Cette belle queue, alternativement blanche et noire, dont il était si justement fier, pendait désormais comme un poids inerte. Louison en poussa un rugissement de colère et recommença le combat pour son compte.
Mais, au moment où la fureur des deux partis semblait ne pouvoir s'éteindre que dans le sang de l'ennemi, Alice et Sita, qui regardaient les combattants avec une frayeur facile à comprendre, poussèrent un cri de joie:
«Les voila! les voila!»
Presque au même instant la Frégate s'abattit dans la cour avec une promptitude effrayante. Corcoran mit pied à terre, devina tout, saisit Sifflante, sa cravache, ou, comme il l'appelait quelquefois, son juge de paix, et en cingla un coup sur le dos de Garamagrif, qui avait ressaisi Scindiah par l'oreille.
Garamagrif lâcha aussitôt son adversaire, et, poussant un rugissement, il regarda Corcoran avec des yeux pleins de fureur, comme s'il avait voulu le dévorer.
Mais le maharajah le regarda à son tour d'un air qui fit rentrer en terre le pauvre Garamagrif. Épuisé, couvert de sueur, tout sanglant, il vint se rouler sur le sol aux pieds de Corcoran.
Celui-ci chercha Louison, et s'il l'avait aperçue, il est probable qu'elle aurait eu, elle aussi, une petite conversation avec Sifflante; mais elle avait eu le bonheur de voir venir Corcoran et l'esprit de sauter aussitôt à terre; de sorte qu'elle s'avança d'un air modeste et doux, comme une jeune pensionnaire qui vient embrasser son papa au parloir.
Mais il lui jeta un regard sévère:
«A bas, Louison! à bas! Vous êtes indigne de ma confiance! Comment! je vous laisse la garde de mon royaume, de ma femme, de mon enfant, de mes trésors, de tout ce que j'ai de plus précieux au monde, et le premier usage que vous faites de votre liberté est d'étrangler Scindiah!»
Louison, honteuse d'une réprimande si bien méritée, baissa les yeux.
«C'est elle qui t'a cherché querelle, mon pauvre Scindiah, n'est-ce pas?» dit Corcoran.
Scindiah abaissa sa trompe affirmativement.
«Console-toi, mon gros ami, je te rendrai justice.... Et comment a commencé la querelle?»
Ici Scindiah fit avec sa trompe divers mouvements pour indiquer qu'on avait voulu se moquer de lui et qu'il n'était pas éléphant à le souffrir.
«C'est bien, dit Corcoran. Garamagrif passera deux jours au cachot. Toi, Louison, tu seras aux arrêts pour cinq jours.»
Garamagrif essaya d'abord de résister, mais la vue de Sifflante le réduisit bientôt à l'obéissance, et on l'emmena sans tarder dans les cachots de la citadelle, comme un prisonnier de guerre.
Cette affaire importante réglée, le maharajah et son ami montèrent au premier étage du palais et rendirent compte à la belle Sita et à son amie des incidents du voyage. Comme il achevait son récit, on annonça l'arrivée de Sougriva. Il était fort ému.
«Seigneur maharajah, dit-il, un grand malheur nous arrive.
—Qu'est-ce que je te disais? s'écria Corcoran en se retournant vers son ami.... Oh! mon pressentiment de ce matin!»
Puis, prenant à part Sougriva:
«Qu'est-ce? dit-il.
—Seigneur, répliqua Sougriva, nous sommes trahis. La flottille anglaise remonte la Nerbuddah soutenue par un corps de quinze mille Anglais et Cipayes. Le général Barclay doit, avec son armée, se joindre à celle-ci sous les murs de Bhagavapour.
—Oh! pour Barclay, il y a peu de chose à craindre. Quant à l'autre, rien n'est perdu. On l'a donc laissé avancer sans le combattre?
—Seigneur maharajah, le zémindar Uzbek et une partie du corps qu'il commandait ont passé du côté des Anglais.
—Par le Dieu vivant! s'écria Corcoran après un moment de réflexion, je les tiens. Garde ces nouvelles pour toi. Je veux que Bhagavapour apprenne en même temps la trahison et le châtiment. Fais seller mon cheval et préparer mon escorte. Toi, reste ici. Je pars. J'ai assez fait le maharajah; je vais faire maintenant le capitaine Corcoran, et j'espère que tout le monde,—amis et ennemis,—me reconnaîtra.»
XXI
Départ.
Quand Sougriva fut parti:
«Eh bien, mon cher ami, dit Quaterquem, que s'est-il passé? As-tu quelque nouveau Barclay à combattre? Le premier me semble assez vigoureusement éconduit pour ne pas revenir de sitôt à la charge.
—Comment! vous avez battu le fameux général Barclay, le héros de Lucknow? demanda Alice.
—Et si bien battu, dit Quaterquem, qu'il doit galoper en ce moment sur la route de Bombay.»
Et il raconta l'incendie du camp anglais.
Mais il ne reçut pas de sa femme les applaudissements qu'il croyait avoir mérités. Alice se montra même très-offensée qu'il eût pris part à cette affaire.
«Ma foi, reprit Quaterquem, je suis resté neutre. C'est Corcoran et ce démon de Baber qui ont tout fait. Je me suis contenté de leur prêter ma voiture.
—Eh bien, cher bien-aimé, dit Alice, s'il vous arrive encore de prêter votre voiture comme vous dites, je vous laisserai seul dans votre île et je retournerai en Angleterre par le plus prochain steamer.
—Diable! fit Quaterquem, on ne peut même pas rendre le plus petit service à un ami sans que les femmes s'en mêlent. Je te promets de ne plus me mêler de rien.»
Moyennant cette promesse, il eut sa grâce; et Corcoran, toujours hospitalier, malgré la sortie qu'Alice venait de faire, lui fit ses adieux avec autant de cordialité que si elle eût poussé Quaterquem à le secourir.
Sita offrit à sa nouvelle amie un collier de diamants d'un prix inestimable. Il avait appartenu à la célèbre Nourmahar, qui fut pendant trois générations la plus belle femme de tout l'Hindoustan, et il avait été conquis par le bisaïeul d'Holkar sur le petit-fils de Nourmahar.
Alice se défendit quelque temps de l'accepter, quoiqu'elle en brûlât d'envie; mais la générosité de Sita lui faisait sentir bien délicatement la dureté qu'elle venait de montrer.
«C'est le souvenir d'une amie, dit Sita. Si mon cher et bien-aimé Corcoran est vainqueur, je n'aurai pas besoin de ces trésors. L'Hindoustan est à nous. S'il est vaincu, il se fera tuer, et moi je ne lui survivrai pas. Je monterai sur le bûcher, comme ma grand'mère Sita la Videhaine; et, ayant eu le plaisir d'appartenir au plus glorieux des hommes, je me poignarderai moi-même pour le retrouver plus tôt et me confondre avec lui dans le sein de Brahma!»
Sita parlait avec tant de simplicité, qu'Alice vit bien que sa résolution était prise. Elle accepta en fin ce don inestimable et embrassa Sita avec une tendresse véritable. Elle pensait ne la revoir jamais; car, en bonne Anglaise qu'elle était, il lui semblait impossible que Corcoran fût vainqueur. Pour lui, avec une douce et cordiale gravité, il fit ses adieux à Quaterquem et à sa femme et embrassa ses amis en homme résolu à vaincre ou à mourir.
«Mon cher Quaterquem, dit-il au Malouin, je ne sais si je te reverrai. Garde-moi cette caisse en dépôt dans ton île. Si tu apprends qu'il nous soit arrivé malheur, ouvre-la. Ce qu'elle contient est à toi. Si je suis vainqueur, je te la redemanderai.»
Et se penchant à son oreille:
«Ce sont les pierreries du vieil Holkar, dit-il à voix basse. Elles valent plus de quinze millions de roupies. Ce sera, quoi qu'il arrive, l'héritage de Rama. Adieu.
Ils s'embrassèrent encore, et Quaterquem monta dans la frégate avec sa femme. Avant de prendre son essor:
«Madame, dit-il à Sita, je viendrai le 15 mars à Bhagavapour vous chercher, et je vous emmènerai dans mon île, que vous ne connaissez pas. Corcoran, qui sera, je l'espère, débarrassé de toute inquiétude, et qui aura fait sa paix avec lord Braddock, nous accompagnera. Alice va organiser sa maison en conséquence et chercher une femme de chambre. Adieu, cher et ambitieux maharajah. Tu as pris un chemin de traverse pour arriver au bonheur; mais l'expérience te rendra sage. Adieu.»
La frégate s'enleva dans les airs et se dirigea vers l'Orient.
Corcoran, tout pensif, serra sa femme et Rama sur son coeur, monta à cheval avec son escorte et courut au galop dans la direction de l'armée anglaise.
XXII
A cheval! Mac Farlane! à cheval!
Pendant deux jours et deux nuits, il galopa presque sans relâche, grâce aux relais qu'il avait fait disposer sur toutes les routes. Son escorte harassée l'avait abandonné tout entière après dix-huit heures d'une course effrénée. Corcoran, sans s'étonner, galopait toujours, ne s'arrêtant que pour changer de cheval, manger un morceau de pain et repartant tout de suite.
Vers le matin du troisième jour, il rencontra enfin les fuyards de sa propre armée. Tout couvert de sueur et de poussière, mais fier et intrépide comme on l'avait toujours vu, il les rallia dès les premiers mots.
Un officier supérieur galopait sans l'écouter. Corcoran le saisit au collet, et le retournant de l'autre côté:
«Où vas-tu? dit-il: c'est là qu'est l'ennemi.»
Et comme l'autre, ne le reconnaissant pas, cherchait encore à fuir:
«Si tu fais un pas de plus, je te brûle la cervelle.»
A ce geste, à ce mot, tout le monde s'arrêta épouvanté. On avait reconnu le maître.
«Seigneur, dit l'officier, nous sommes trahis. Pourquoi n'êtes-vous pas venu plus tôt?
—Ne me reconnaissez-vous plus? demanda le maharajah. Qu'on me donne un cheval, et en avant!»
A peine obéi, sans s'inquiéter s'il était suivi, il courut à l'avant-garde.
L'officier n'avait pas menti. Le camp mahratte était dans le plus affreux désordre. L'armée commandée par des traîtres que payait l'or des Anglais, avait été mise en déroute cinq jours auparavant. Trois zémindars avaient donné le signal de la fuite. Deux autres, dont l'un était un Afghan, Usbeck, vieilli au service d'Holkar, avaient passé du côté des Anglais. Le reste, ébranlé par ces fuites et ces défections, avait tourné le dos dès les premières décharges de l'artillerie anglaise.
Enfin tout paraissait perdu.
Mais la vue de Corcoran ranima les courages et fit tourner bride aux fuyards.
«Halte!» cria-t-il d'une voix retentissante.
Tout le monde obéit à cette voix si connue. Les soldats crièrent:
«Vive le maharajah!»
Il tira du fourreau son sabre, le propre cimeterre du fameux Timour, qui avait passé par héritage à l'invincible Akbar et au pieux Aurengreb. Ce sabre, dont la poignée était enrichie de diamants d'un prix inestimable, avait autrefois donné le signal de la mort de plusieurs millions d'hommes. Il avait été forgé, à Samarkhand, par un armurier de Damas, le célèbre Mohammed-el-Din, qui grava sur sa lame ce verset du Coran:
Dieu est grand! Dieu est puissant! Dieu est vainqueur!
Sa trempe était telle, que Timour, au passage de l'Indus, se levant debout sur sa selle, avait fendu depuis le crâne jusqu'à la ceinture un cavalier afghan, coiffé d'un casque en acier damasquiné.
Quand l'armée le vit resplendir au soleil, personne ne douta plus de la victoire. Les rangs se reformèrent rapidement et l'on suivit le maharajah, qui précédait de vingt pas toute son armée.
La cavalerie anglaise venait de cesser la poursuite et de faire halte pendant la grande chaleur du jour. Croyant n'avoir plus qu'à poursuivre des gens sans armes et sans courage, les Anglais n'avaient pris aucune précaution contre un retour offensif. Ils avaient débridé leurs chevaux et s'étaient assis à l'ombre dans une forêt que traversait la grande route. Bien plus, pour ne pas partager le butin avec leurs camarades, les cavaliers anglais n'avaient pas attendu l'arrivée de l'infanterie. Ils étaient à dix lieues en avant, et croyaient prendre l'armée mahratte jusqu'au dernier homme.
Déjà le second déjeuner était prêt. Les domestiques hindous et parsis déballaient avec soin les provisions de bouche, les pâtés de Strasbourg, les jambons d'York, les bouteilles de claret et de champagne mousseux, les puddings froids. On n'entendait plus que le bruit des fourchettes et le joyeux tintement des verres.
«Eh bien, disait le lieutenant James Churchill, eh bien, capitaine Wodsworth, que dites-vous de notre expédition? Ce fameux Corcoran, qu'on disait si redoutable, n'a pas tenu un instant devant nous.
—Oui, dit l'autre, et pendant que Barclay lui donnait le change, nous avons eu assez de bonheur pour ne rencontrer presque aucune résistance. Mais cela même, mon cher Churchill, me fait douter que nous ayons battu Corcoran. Je le connais. J'étais, il y a trois ans, dans le corps d'armée de Barclay, et je vous jure qu'il nous fit passer un mauvais quart d'heure. Ici, au contraire, grâce à ce brave Afghan....
—Oui, oui, dit le major Mac Farlane, buvons à la santé de l'honnête Usbeck, notre ami, et que Dieu donne toujours de pareils lieutenants à nos ennemis.
—Combien a-t-on payé ce coquin?
—C'est une question que le général même ne pourrait pas résoudre. Je crois que lord Henri Braddock et sa police connaissent seuls le prix de cette marchandise.
—Quel jour pourrons-nous dîner à Bhagavapour?
—Il serait bon, dit Mac Farlane, de ne pas marcher trop vite et d'attendre un peu l'infanterie et le général sir John Spalding.
—Bah! dit Churchill, Spalding est un vieil avare qui craint qu'on ne veuille pas partager avec lui le trésor d'Holkar. Avec trois régiments de bonne cavalerie anglaise, ne sommes-nous pas de force à culbuter la nation mahratte et le maharajah par-dessus le marché?»
A ce moment la trompette retentit.
«Que veut dire ceci? s'écria Mac Farlane.
«A cheval, messieurs, à cheval!» s'écria Wodsworth.
En un clin d'oeil, tous les officiers se levèrent, bouclèrent leurs ceinturons, remirent leurs revolvers à la ceinture et sortirent de leurs tentes.
On commençait à voir des flots de poussière, soulevés par une foule nombreuse qui accourait tout affolée de terreur. C'étaient les valets et les marchands du camp. Tous levaient les bras en l'air en poussant de grands cris:
«Le maharajah! Voilà le maharajah!»
A ce nom, à ce cri redoutable, les officiers anglais eux-mêmes se sentirent émus, et chacun courut à son poste.
Mais avant que les soldats eussent repris leurs armes, et que les rangs fussent reformés, Corcoran arriva comme la foudre sur la cavalerie anglaise. Derrière lui, à vingt pas, ses cavaliers s'avançaient au galop, tenant le sabre d'une main, le revolver de l'autre, et la bride dans les dents.
Sans prendre le temps de décharger son revolver, Corcoran passa au travers des Anglais, pointant à coups de sabre tout ce qui était sur son passage.
Animés par son exemple, les Mahrattes montrèrent un courage dont on les aurait crus incapables le matin. L'arme blanche elle-même, qui produit ordinairement sur les Hindous une frayeur si grande, leur semblait familière, tant l'exemple d'un homme de coeur est puissant sur les autres hommes.
Cependant le combat resta quelque temps incertain. Les Anglais, étonnés d'abord de l'impétuosité de Corcoran, mais bientôt rassurés par le mépris que leur inspirait l'armée mahratte, se rallièrent promptement, et, malgré la chaleur du soleil, firent preuve d'une rare intrépidité. En peu d'instants, ils sabrèrent les premiers rangs de la cavalerie hindoue, et Corcoran, emporté par son ardeur, se trouva enfermé dans leurs rangs. Déjà il se croyait abandonné et ne pensait plus qu'à vendre chèrement sa vie, lorsqu'un secours imprévu lui rendit la victoire.
Au milieu du fracas des coups de feu, il s'aperçut tout à coup que les rangs de l'armée anglaise s'ouvraient pour livrer passage à des amis inconnus.
A coup sûr, ce n'étaient pas ses Mahrattes; il les voyait déjà reculer, pas à pas, il est vrai, mais continuellement. Qu'était-ce donc? Et qui pouvait-ce être, sinon sa plus chère et sa plus fidèle amie, la tendre, la bonne, la courageuse Louison?
C'était elle en effet. Aussitôt qu'elle s'était aperçue du départ de Corcoran, elle avait résolu de le suivre, oubliant ses arrêts. Elle avait gratté à la porte du cachot de Garamagrif. D'un commun effort, ils avaient renversé cet obstacle impuissant et s'étaient précipités à la suite du maharajah, Louison suivant Corcoran, Garamagrif ne voulant pas se séparer de Louison.
Grâce à son merveilleux instinct elle avait retrouvé sans peine la trace de son maître, et arrivait à propos pour le sauver—l'ingrat!—des mains de ses ennemis.
A dire vrai, dès qu'elle parut, suivie du formidable Garamagrif, les Mahrattes ne lui disputèrent pas le passage. Les Anglais étonnés essayèrent inutilement de serrer leurs rangs et lui tirèrent quelques coups de revolver.
D'un bond Louison sauta à la gorge du colonel Robertson, du 13° hussards, et l'étendit mort sur le terrain. C'est dommage, car Robertson était un officier de grande espérance. Garamagrif, de son côté, tomba sur le major Wodsworth, qui criait à ses hommes:
«Avancez donc, damnés fils de...!»
Il n'eut pas le temps d'achever sa phrase, car le premier coup de dents de Garamagrif lui donna la mort.
Un brave homme, ce capitaine Wodsworth, et qui laissait à Bénarès une veuve et six orphelins bien intéressants; mais que voulez-vous? C'est la guerre.
Quelle que fût la pensée des hussards anglais (s'ils avaient une pensée, ce que j'ignore), leurs chevaux commencèrent à se cabrer si violemment que les cavaliers n'en étaient plus maîtres et que le désordre se mit dans les rangs. Louison et Garamagrif, bondissant toujours, arrivèrent enfin jusqu'au maharajah, qui se défendait seul, adossé à un bananier, et parait de son mieux les coups de pointe.
Il était blessé de deux balles et perdait beaucoup de sang. Une dizaine de cavaliers l'entouraient, cherchant à le prendre plutôt qu'à le tuer.
«Rendez-vous, maharajah, dit l'un d'eux. Vous en serez quitte pour payer rançon.»
En même temps il cherchait à le désarmer, mais Corcoran, d'un coup de son terrible cimeterre, lui abattit le bras droit, et se retournant contre un autre cavalier, il fendit la tête à ce second adversaire.
Cependant il allait succomber, lorsque Louison arriva. Garamagrif la suivait à trois pas de distance, n'osant sans doute se montrer devant son maître après la réprimande qu'il avait reçue l'avant-veille.
A la vue de ces deux auxiliaires nouveaux du maharajah, les cavaliers anglais tournèrent bride en un clin d'oeil et rejoignirent leur régiment qui déjà s'ébranlait. Corcoran les poursuivit, traversa les rangs des hussards anglais entre ses deux tigres et rejoignit son armée.
Les Mahrattes, qui l'avaient cru perdu, poussèrent un long cri de joie et revinrent à la charge. Corcoran, plus prudent cette fois, envoya sur sa droite une partie de sa cavalerie, pour tourner la gauche des Anglais, pendant que son artillerie, placée en potence, les prenait de flanc et de face, et que le gros de l'armée s'avançait sur le centre.
Le général anglais, qui n'avait ni artillerie, ni infanterie pour se soutenir, ordonna la retraite, qui se fit d'abord avec beaucoup d'ordre. Mais les valets du camp, les vivandières, les femmes et tout ce peuple qui suit les armées anglaises dans l'Inde, craignant d'être abandonnés, se précipitèrent dans les rangs de la cavalerie pour se mettre à l'avant-garde des fuyards et rejoindre plus tôt l'infanterie laissée en arrière avec Spalding.
En quelques instants, le désordre fut au comble.
A la fin tout s'enfuit au hasard, et les officiers eux-mêmes ne cherchèrent plus qu'à devancer leurs camarades. Heureux ceux qui étaient bien montés! Ils rejoignirent le général Spalding dès le soir même.
Corcoran, voyant que rien ne tenait plus devant lui, fit faire halte à son armée, et laissa à la cavalerie le soin de poursuivre les fuyards.
«Mes amis, dit-il d'une voix sonore, voilà comment il faut battre les Anglais. Courez sur eux, sabre ou baïonnette en avant, sans tirer, et Vichnou et Siva vous donneront la victoire... Au reste, tout n'est pas fini; mais c'est assez pour aujourd'hui.»
Il eut soin de placer lui-même les postes avancés. Puis, se tournant vers Louison qui le regardait fixement et qui attendait un mot d'amitié:
«Entre nous, ma belle, dit-il, c'est à la vie et à la mort. Et toi aussi, Garamagrif, grand batailleur, tu seras mon ami, si tu veux; mais ne va plus chercher querelle à Scindiah.»
Il rentra alors dans sa tente, où d'autres soins l'appelaient. Louison et Garamagrif s'étendirent à l'entrée comme deux factionnaires chargés de veiller à la sûreté du maharajah, et personne assurément ne fut tenté de violer la consigne sans nécessité.