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Aziyadé: Extrait des notes et lettres d'un lieutenant de la marine anglaise entré au service de la Turquie le 10 mai 1876 tué dans les murs de Kars, le 27 octobre 1877.

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The Project Gutenberg eBook of Aziyadé

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Title: Aziyadé

Author: Pierre Loti

Release date: February 1, 2004 [eBook #11035]
Most recently updated: December 23, 2020

Language: French

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK AZIYADÉ ***

This Etext was prepared by Walter Debeuf,

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AZIYADE

par PIERRE LOTI

De l'Academie francaise

Extrait des notes et lettres d'un lieutenant de la marine anglaise entre au service de la Turquie le 10 mai 1876 tue dans les murs de Kars le 27 octobre 1877.

PREFACE DE PLUMKETT

AMI DE LOTI

Dans tout roman bien conduit, une description du heros est de rigueur. Mais ce livre n'est point un roman, ou, du moins, c'en est un qui n'a pas ete plus conduit que la vie de son heros. Et puis decrire au public indifferent ce Loti que nous aimions n'est pas chose aisee, et les plus habiles pourraient bien s'y perdre.

Pour son portrait physique, lecteur, allez a Musset: ouvrez "Namouna, conte oriental" et lisez:

    Bien cambre, bien lave; ……..
    Des mains de patricien, l'aspect fier et nerveux
    Ce qu'il avait de beau surtout, c'etaient les yeux.

Comme Hassan, il etait tres joyeux, et pourtant tres maussade; indignement naif, et pourtant tres blase. En bien comme en mal, il allait loin toujours; mais nous l'aimions mieux que cet Hassan egoiste, et c'etait a Rolla plutot qu'il eut pu ressembler …

Dans plus d'une ame on voit deux choses a la fois:

………………

Le ciel,—qui teint les eaux a peine remuees,

………………

Et la vase,—fond morne, affreux, sombre et dormant.

(VICTOR HUGO, les Ondines.)

PLUMKETT.

1

SALONIQUE
JOURNAL DE LOTI

I

16 mai 1876.

… Une belle journee de mai, un beau soleil, un ciel pur … Quand les canots etrangers arriverent, les bourreaux, sur les quais, mettaient la derniere main a leur oeuvre: six pendus executaient en presence de la foule l'horrible contorsion finale … Les fenetres, les toits etaient encombres de spectateurs; sur un balcon voisin, les autorites turques souriaient a ce spectacle familier.

Le gouvernement du sultan avait fait peu de frais pour l'appareil du supplice; les potences etaient si basses que les pieds nus des condamnes touchaient la terre. Leurs ongles crispes grincaient sur le sable.

II

L'execution terminee, les soldats se retirerent et les morts resterent jusqu'a la tombee du jour exposes aux yeux du peuple. Les six cadavres, debout sur leurs pieds, firent, jusqu'au soir, la hideuse grimace de la mort au beau soleil de Turquie, au milieu de promeneurs indifferents et de groupes silencieux de jeunes femmes.

III

Les gouvernements de France et d'Allemagne avaient exige ces executions d'ensemble, comme reparation de ce massacre des consuls qui fit du bruit en Europe au debut de la crise orientale.

Toutes les nations europeennes avaient envoye sur rade de Salonique d'imposants cuirasses. L'Angleterre s'y etait une des premieres fait representer, et c'est ainsi que j'y etais venu moi-meme, sur l'une des corvettes de Sa Majeste.

IV

Un beau jour de printemps, un des premiers ou il nous fut permis de circuler dans Salonique de Macedoine, peu apres les massacres, trois jours apres les pendaisons, vers quatre heures de l'apres-midi, il arriva que je m'arretai devant la porte fermee d'une vieille mosquee, pour regarder se battre deux cigognes.

La scene se passait dans une rue du vieux quartier musulman. Des maisons caduques bordaient de petits chemins tortueux, a moitie recouverts par les saillies des shaknisirs (sorte d'observatoires mysterieux, de grands balcons fermes et grilles, d'ou les passants sont reluques par des petits trous invisibles). Des avoines poussaient entre les paves de galets noirs, et des branches de fraiche verdure couraient sur les toits; le ciel, entrevu par echappees, etait pur et bleu; on respirait partout l'air tiede et la bonne odeur de mai.

La population de Salonique conservait encore envers nous une attitude contrainte et hostile; aussi l'autorite nous obligeait-elle a trainer par les rues un sabre et tout un appareil de guerre. De loin en loin, quelques personnages a turban passaient en longeant les murs, et aucune tete de femme ne se montrait derriere les grillages discrets des haremlikes; on eut dit une ville morte.

Je me croyais si parfaitement seul, que j'eprouvai une etrange impression en apercevant pres de moi, derriere d'epais barreaux de fer, le haut d'une tete humaine, deux grands yeux verts fixes sur les miens.

Les sourcils etaient bruns, legerement fronces, rapproches jusqu'a se rejoindre; l'expression de ce regard etait un melange d'energie et de naivete; on eut dit un regard d'enfant, tant il avait de fraicheur et de jeunesse.

La jeune femme qui avait ces yeux se leva, et montra jusqu'a la ceinture sa taille enveloppee d'un camail a la turque (feredje) aux plis longs et rigides. Le camail etait de soie verte, orne de broderies d'argent. Un voile blanc enveloppait soigneusement la tete, n'en laissant paraitre que le front et les grands yeux. Les prunelles etaient bien vertes, de cette teinte vert de mer d'autrefois chantee par les poetes d'Orient.

Cette jeune femme etait Aziyade.

V

Aziyade me regardait fixement. Devant un Turc, elle se fut cachee; mais un giaour n'est pas un homme; tout au plus est-ce un objet de curiosite qu'on peut contempler a loisir. Elle paraissait surprise qu'un de ces etrangers, qui etaient venus menacer son pays sur de si terribles machines de fer, put etre un tres jeune homme dont l'aspect ne lui causait ni repulsion ni frayeur.

VI

Tous les canots des escadres etaient partis quand je revins sur le quai; les yeux verts m'avaient legerement captive, bien que le visage exquis cache par le voile blanc me fut encore inconnu; j'etais repasse trois fois devant la mosquee aux cigognes, et l'heure s'en etait allee sans que j'en eusse conscience.

Les impossibilites etaient entassees comme a plaisir entre cette jeune femme et moi; impossibilite d'echanger avec elle une pensee, de lui parler ni de lui ecrire; defense de quitter le bord apres six heures du soir, et autrement qu'en armes; depart probable avant huit jours pour ne jamais revenir, et, par dessus tout, les farouches surveillances des harems.

Je regardai s'eloigner les derniers canots anglais, le soleil pres de disparaitre, et je m'assis irresolu sous la tente d'un cafe turc.

VII

Un attroupement fut aussitot forme autour de moi; c'etait une bande de ces hommes qui vivent a la belle etoile sur les quais de Salonique, bateliers ou portefaix, qui desiraient savoir pourquoi j'etais reste a terre et attendaient la, dans l'espoir que peut-etre j'aurais besoin de leurs services.

Dans ce groupe de Macedoniens, je remarquai un homme qui avait une drole de barbe, separee en petites boucles comme les plus antiques statues de ce pays; il etait assis devant moi par terre et m'examinait avec beaucoup de curiosite; mon costume et surtout mes bottines paraissaient l'interesser vivement. Il s'etirait avec des airs calins, des mines de gros chat angora, et baillait en montrant deux rangees de dents toutes petites, aussi brillantes que des perles.

Il avait d'ailleurs une tres belle tete, une grande douceur dans les yeux qui resplendissaient d'honnetete et d'intelligence. Il etait tout depenaille, pieds nus, jambes nues, la chemise en lambeaux, mais propre comme une chatte.

Ce personnage etait Samuel.

VIII

Ces deux etres rencontres le meme jour devaient bientot remplir un role dans mon existence et jouer, pendant trois mois, leur vie pour moi; on m'eut beaucoup etonne en me le disant. Tous deux devaient abandonner ensuite leur pays pour me suivre, et nous etions destines a passer l'hiver ensemble, sous le meme toit, a Stamboul.

IX

Samuel s'enhardit jusqu'a me dire les trois mots qu'il savait d'anglais:

Do you want to go on board? (Avez-vous besoin d'aller a bord?)

Et il continua en sabir:

Te portarem col la mia barca. (Je t'y porterai avec ma barque.)

Samuel entendait le sabir; je songeai tout de suite au parti qu'on pouvait tirer d'un garcon intelligent et determine, parlant une langue connue, pour cette entreprise insensee qui flottait deja devant moi a l'etat de vague ebauche.

L'or etait un moyen de m'attacher ce va-nu-pieds, mais j'en avais peu. Samuel, d'ailleurs, devait etre honnete, et un garcon qui l'est ne consent point pour de l'or a servir d'intermediaire entre un jeune homme et une jeune femme.

X

A WILLIAM BROWN, LIEUTENANT AU 3E D'INFANTERIE DE LIGNE, A LONDRES

Salonique, 2 juin.

… Ce n'etait d'abord qu'une ivresse de l'imagination et des sens; quelque chose de plus est venu ensuite, de l'amour ou peu s'en faut; j'en suis surpris et charme.

Si vous aviez pu suivre aujourd'hui votre ami Loti dans les rues d'un vieux quartier solitaire, vous l'auriez vu monter dans une maison d'aspect fantastique. La porte se referme sur lui avec mystere. C'est la case choisie pour ces changements de decors qui lui sont familiers. (Autrefois, vous vous en souvenez, c'etait pour Isabelle B …, l'etoile : la scene se passait dans un fiacre, ou Hay-Market street, chez la maitresse du grand Martyn; vieille histoire que ces changements de decors, et c'est a peine si le costume oriental leur prete encore quelque peu d'attrait et de nouveaute.)

Debut de melodrame. Premier tableau: Un vieil appartement obscur. Aspect assez miserable, mais beaucoup de couleur orientale. Des narguilhes trainent a terre avec des armes.

Votre ami Loti est plante au milieu et trois vieilles juives s'empressent autour de lui sans mot dire. Elles ont des costumes pittoresques et des nez crochus, de longues vestes ornees de paillettes, des sequins enfiles pour colliers, et, pour coiffure, des catogans de soie verte. Elles se depechent de lui enlever ses vetements d'officier et se mettent a l'habiller a la turque, en s'agenouillant pour commencer par les guetres dorees et les jarretieres. Loti conserve l'air sombre et preoccupe qui convient au heros d'un drame lyrique.

Les trois vieilles mettent dans sa ceinture plusieurs poignards dont les manches d'argent sont incrustes de corail, et les lames damasquinees d'or; elles lui passent une veste doree a manches flottantes, et le coiffent d'un tarbouch. Apres cela, elles expriment, par des gestes, que Loti est tres beau ainsi, et vont chercher un grand miroir.

Loti trouve qu'il n'est pas mal en effet, et sourit tristement a cette toilette qui pourrait lui etre fatale; et puis il disparait par une porte de derriere et traverse toute une ville saugrenue, des bazars d'Orient et des mosquees; il passe inapercu dans des foules bariolees, vetues de ces couleurs eclatantes qu'on affectionne en Turquie; quelques femmes voilees de blanc se disent seulement sur son passage: " Voici un Albanais qui est bien mis, et ses armes sont belles."

Plus loin, mon cher William, il serait imprudent de suivre votre ami Loti; au bout de cette course, il y a l'amour d'une femme turque, laquelle est la femme d'un Turc,—entreprise insensee en tout temps, et qui n'a plus de nom dans les circonstances du jour.—Aupres d'elle, Loti va passer une heure de complete ivresse, au risque de sa tete, de la tete de plusieurs autres, et de toutes sortes de complications diplomatiques.

Vous direz qu'il faut, pour en arriver la, un terrible fond d'egoisme; je ne dis pas le contraire; mais j'en suis venu a penser que tout ce qui me plait est bon a faire et qu'il faut toujours epicer de son mieux le repas si fade de la vie.

Vous ne vous plaindrez pas de moi, mon cher William: je vous ai ecrit longuement. Je ne crois nullement a votre affection, pas plus qu'a celle de personne; mais vous etes, parmi les gens que j'ai rencontres deca et dela dans le monde, un de ceux avec lesquels je puis trouver du plaisir a vivre et a echanger mes impressions. S'il y a dans ma lettre quelque peu d'epanchement, il ne faut pas m'en vouloir: j'avais bu du vin de Chypre.

A present c'est passe; je suis monte sur le pont respirer l'air vif du soir, et Salonique faisait pietre mine; ses minarets avaient l'air d'un tas de vieilles bougies, posees sur une ville sale et noire ou fleurissent les vices de Sodome. Quand l'air humide me saisit comme une douche glacee, et que la nature prend ses airs ternes et piteux, je retombe sur moi-meme; je ne retrouve plus au-dedans de moi que le vide ecoeurant et l'immense ennui de vivre.

Je pense aller bientot a Jerusalem, ou je tacherai de ressaisir quelques bribes de foi. Pour l'instant, mes croyances religieuses et philosophiques, mes principes de morale, mes theories sociales, etc., sont representes par cette grande personnalite: le gendarme.

Je vous reviendrai sans doute en automne dans le Yorkshire. En attendant, je vous serre les mains et je suis votre devoue.

LOTI.

XI

Ce fut une des epoques troublees de mon existence que ces derniers jours de mai 1876.

Longtemps j'etais reste aneanti, le coeur vide, inerte, a force d'avoir souffert; mais cet etat transitoire avait passe, et la force de la jeunesse amenait le reveil. Je m'eveillais seul dans la vie; mes dernieres croyances s'en etaient allees, et aucun frein ne me retenait plus.

Quelque chose comme de l'amour naissait sur ces ruines, et l'Orient jetait son grand charme sur ce reveil de moi-meme, qui se traduisait par le trouble des sens.

XII

Elle etait venue habiter avec les trois autres femmes de son maitre un yali de campagne, dans un bois, sur le chemin de Monastir; la, on la surveillait moins.

Le jour je descendais en armes. Par grosse mer, toujours, un canot me jetait sur les quais, au milieu de la foule des bateliers et des pecheurs; et Samuel, place comme par hasard sur mon passage, recevait par signes mes ordres pour la nuit.

J'ai passe bien des journees a errer sur ce chemin de Monastir. C'etait une campagne nue et triste, ou l'oeil s'etendait a perte de vue sur des cimetieres antiques; des tombes de marbre en ruine, dont le lichen rongeait les inscriptions mysterieuses; des champs plantes de menhirs de granit; des sepultures grecques, byzantines, musulmanes, couvraient ce vieux sol de Macedoine ou les grands peuples du passe ont laisse leur poussiere. De loin en loin, la silhouette aigue d'un cypres, ou un platane immense, abritant des bergers albanais et des chevres; sur la terre aride, de larges fleurs lilas pale, repandant une douce odeur de chevrefeuille, sous un soleil deja brulant. Les moindres details de ce pays sont restes dans ma memoire.

La nuit, c'etait un calme tiede, inalterable, un silence mele de bruits de cigales, un air pur rempli de parfums d'ete; la mer immobile, le ciel aussi brillant qu'autrefois dans mes nuits des tropiques.

Elle ne m'appartenait pas encore; mais il n'y avait plus entre nous que des barrieres materielles, la presence de son maitre, et le grillage de fer de ses fenetres.

Je passais ces nuits a l'attendre, a attendre ce moment, tres court quelquefois, ou je pouvais toucher ses bras a travers les terribles barreaux, et embrasser dans l'obscurite ses mains blanches, ornees de bagues d'Orient.

Et puis, a certaine heure du matin, avant le jour, je pouvais, avec mille dangers, rejoindre ma corvette par un moyen convenu avec les officiers de garde.

XIII

Mes soirees se passaient en compagnie de Samuel. J'ai vu d'etranges choses avec lui, dans les tavernes des bateliers; j'ai fait des etudes de moeurs que peu de gens ont pu faire, dans les cours des miracles et les tapis francs des juifs de la Turquie. Le costume que je promenais dans ces bouges etait celui des matelots turcs, le moins compromettant pour traverser de nuit la rade de Salonique. Samuel contrastait singulierement avec de pareils milieux; sa belle et douce figure rayonnait sur ces sombres repoussoirs. Peu a peu je m'attachais a lui, et son refus de me servir aupres d'Aziyade me faisait l'estimer davantage.

Mais j'ai vu d'etranges choses la nuit avec ce vagabond, une prostitution etrange, dans les caves ou se consomment jusqu'a complete ivresse le mastic et le raki …

XIV

Une nuit tiede de juin, etendus tous deux a terre dans la campagne, nous attendions deux heures du matin,—l'heure convenue.—Je me souviens de cette belle nuit etoilee, ou l'on n'entendait que le faible bruit de la mer calme. Les cypres dessinaient sur la montagne des larmes noires, les platanes des masses obscures; de loin en loin, de vieilles bornes seculaires marquaient la place oubliee de quelque derviche d'autrefois; l'herbe seche, la mousse et le lichen avaient bonne odeur; c'etait un bonheur d'etre en pleine campagne une pareille nuit, et il faisait bon vivre.

Mais Samuel paraissait subir cette corvee nocturne avec une detestable humeur, et ne me repondait meme plus.

Alors je lui pris la main pour la premiere fois, en signe d'amitie, et lui fis en espagnol a peu pres ce discours:

—Mon bon Samuel, vous dormez chaque nuit sur la terre dure ou sur des planches; l'herbe qui est ici est meilleure et sent bon comme le serpolet. Dormez, et vous serez de plus belle humeur apres. N'etes-vous pas content de moi? et qu'ai-je pu vous faire?

Sa main tremblait dans la mienne et la serrait plus qu'il n'eut ete necessaire.

Che volete, dit-il d'une voix sombre et troublee, che volete mi? (Que voulez-vous de moi?) …

Quelque chose d'inoui et de tenebreux avait un moment passe dans la tete du pauvre Samuel;—dans le vieil Orient tout est possible!—et puis il s'etait couvert la figure de ses bras, et restait la, terrifie de lui-meme, immobile et tremblant …

Mais, depuis cet instant etrange, il est a mon service corps et ame; il joue chaque soir sa liberte et sa vie en entrant dans la maison qu'Aziyade habite; il traverse, dans l'obscurite, pour aller la chercher, ce cimetiere rempli pour lui de visions et de terreurs mortelles; il rame jusqu'au matin dans sa barque pour veiller sur la notre, ou bien m'attend toute la nuit, couche pele-mele avec cinquante vagabonds, sur la cinquieme dalle de pierre du quai de Salonique. Sa personnalite est comme absorbee dans la mienne, et je le trouve partout dans mon ombre, quels que soient le lieu et le costume que j'aie choisis, pret a defendre ma vie au risque de la sienne.

XV

LOTI A PLUMKETT, LIEUTENANT DE MARINE

Salonique, mai 1876.

Mon cher Plumkett,

Vous pouvez me raconter, sans m'ennuyer jamais, toutes les choses tristes ou saugrenues, ou meme gaies, qui vous passeront par la tete; comme vous etes classe pour moi en dehors du " vil troupeau ", je lirai toujours avec plaisir ce que vous m'ecrirez.

Votre lettre m'a ete remise sur la fin d'un diner au vin d'Espagne, et je me souviens qu'elle m'a un peu, a premiere vue, abasourdi par son ensemble original. Vous etes en effet " un drole de type ", mais cela, je le savais deja. Vous etes aussi un garcon d'esprit, ce qui etait connu. Mais ce n'est point la seulement ce que j'ai demele dans votre longue lettre, je vous l'assure.

J'ai vu que vous avez du beaucoup souffrir, et c'est la un point de commun entre nous deux. Moi aussi, il y a dix longues annees que j'ai ete lance dans la vie, a Londres, livre a moi-meme a seize ans; j'ai goute un peu toutes les jouissances; mais je ne crois pas non plus qu'aucun genre de douleur m'ait ete epargne. Je me trouve fort vieux, malgre mon extreme jeunesse physique, que j'entretiens par l'escrime et l'acrobatie.

Les confidences d'ailleurs ne servent a rien; il suffit que vous ayez souffert pour qu'il y ait sympathie entre nous.

Je vois aussi que j'ai ete assez heureux pour vous inspirer quelque affection; je vous en remercie. Nous aurons, si vous voulez bien, ce que vous appelez une amitie intellectuelle, et nos relations nous aideront a passer le temps maussade de la vie.

A la quatrieme page de votre papier, votre main courait un peu vite sans doute, quand vous avez ecrit: " une affection et un devouement illimites. " Si vous avez pense cela, vous voyez bien, mon cher ami, qu'il y a encore chez vous de la jeunesse et de la fraicheur, et que tout n'est pas perdu. Ces belles amities-la, a la vie, a la mort, personne plus que moi n'en a eprouve tout le charme; mais, voyez-vous, on les a a dix-huit ans; a vingt-cinq, elles sont finies, et on n'a plus de devouement que pour soi-meme. C'est desolant, ce que je vous dis la, mais c'est terriblement vrai.

XVI

Salonique, juin 1876.

C'etait un bonheur de faire a Salonique ces corvees matinales qui vous mettaient a terre avant le lever du soleil. L'air etait si leger, la fraicheur si delicieuse, qu'on n'avait aucune peine a vivre; on etait comme penetre de bien-etre. Quelques Turcs commencaient a circuler, vetus de robes rouges, vertes ou orange, sous les rues voutees des bazars, a peine eclairees encore d'une demi-lueur transparente.

L'ingenieur Thompson jouait aupres de moi le role du confident d'opera-comique, et nous avons bien couru ensemble par les vieilles rues de cette ville, aux heures les plus prohibees et dans les tenues les moins reglementaires.

Le soir, c'etait pour les yeux un enchantement d'un autre genre: tout etait rose ou dore. L'Olympe avait des teintes de braise ou de metal en fusion, et se reflechissait dans une mer unie comme une glace. Aucune vapeur dans l'air: il semblait qu'il n'y avait plus d'atmosphere et que les montagnes se decoupaient dans le vide, tant leurs aretes les plus lointaines etaient nettes et decidees.

Nous etions souvent assis le soir sur les quais ou se portait la foule, devant cette baie tranquille. Les orgues de Barbarie d'Orient y jouaient leurs airs bizarres, accompagnes de clochettes et de chapeaux chinois; les cafedjis encombraient la voie publique de leurs petites tables toujours garnies, et ne suffisaient plus a servir les narguilhes, les skiros, le lokoum et le raki.

Samuel etait heureux et fier quand nous l'invitions a notre table. Il rodait alentour, pour me transmettre par signes convenus quelque rendez-vous d'Aziyade, et je tremblais d'impatience en songeant a la nuit qui allait venir.

XVII

Salonique, juillet 1876.

Aziyade avait dit a Samuel qu'il resterait cette nuit-la aupres de nous. Je la regardais faire avec etonnement: elle m'avait prie de m'asseoir entre elle et lui, et commencait a lui parler en langue turque.

C'etait un entretien qu'elle voulait, le premier entre nous deux, et Samuel devait servir d'interprete; depuis un mois, lies par l'ivresse des sens, sans avoir pu echanger meme une pensee, nous etions restes jusqu'a cette nuit etrangers l'un a l'autre et inconnus.

—Ou es-tu ne? Ou as-tu vecu? Quel age as-tu? As-tu une mere? Crois-tu en Dieu? Es-tu alle dans le pays des hommes noirs? As-tu eu beaucoup de maitresses? Es-tu un seigneur dans ton pays?

Elle, elle etait une petite fille circassienne venue a Constantinople avec une autre petite de son age; un marchand l'avait vendue a un vieux Turc qui l'avait elevee pour la donner a son fils; le fils etait mort, le vieux Turc aussi; elle, qui avait seize ans, etait extremement belle; alors, elle avait ete prise par cet homme, qui l'avait remarquee a Stamboul et ramenee dans sa maison de Salonique.

—Elle dit, traduisait Samuel, que son Dieu n'est pas le meme que le tien, et qu'elle n'est pas bien sure, d'apres le Koran, que les femmes aient une ame comme les hommes; elle pense que, quand tu seras parti, vous ne vous verrez jamais, meme apres que vous serez morts, et c'est pour cela qu'elle pleure. Maintenant, dit Samuel en riant, elle demande si tu veux te jeter dans la mer avec elle tout de suite; et vous vous laisserez couler au fond en vous tenant serres tous les deux … Et moi, ensuite, je ramenerai la barque, et je dirai que je ne vous ai pas vus.

—Moi, dis-je, je le veux bien, pourvu qu'elle ne pleure plus; partons tout de suite, ce sera fini apres.

Aziyade comprit, elle passa ses bras en tremblant autour de mon cou; et nous nous penchames tous deux sur l'eau.

—Ne faites pas cela, cria Samuel, qui eut peur, en nous retenant tous deux avec une poigne de fer. Vilain baiser que vous vous donneriez la. En se noyant, on se mord et on fait une horrible grimace.

Cela etait dit en sabir avec une crudite sauvage que le francais ne peut pas traduire.

………………

Il etait l'heure pour Aziyade de repartir, et, l'instant d'apres, elle nous quitta.

XVIII

PLUMKETT A LOTI

Londres, juin 1876.

Mon cher Loti,

J'ai une vague souvenance de vous avoir envoye le mois dernier une lettre sans queue ni tete, ni rime ni raison. Une de ces lettres que le primesaut vous dicte, ou l'imagination galope, suivie par la plume, qui, elle, ne fait que trotter, et encore en butant souvent comme une vieille rossinante de louage.

Ces lettres-la, on ne les a jamais relues avant de les fermer car alors on ne les aurait point envoyees. Des digressions plus ou moins pedantesques dont il est inutile de chercher l'a-propos, suivies d'aneries indignes du Tintamarre. Ensuite, pour le bouquet, un auto-panegyrique d'individu incompris qui cherche a se faire plaindre, pour recolter des compliments que vous etes assez bon pour lui envoyer. Conclusion: tout cela etait bien ridicule.

Et les protestations de devouement!—Oh! pour le coup c'est la que la vieille rossinante a deux becs prenait le mors aux dents! Vous repondez a cet article de ma lettre comme eut pu le faire cet ecrivain du XVIe siecle avant notre ere qui ayant essaye de tout, d'etre un grand roi, un grand philosophe, un grand architecte, d'avoir six cents femmes, etc., en vint a s'ennuyer et a se degouter tellement de toutes ces choses, qu'il declara sur ses vieux jours, toutes reflexions faites, que tout n'etait que vanite.

Ce que vous me repondiez la, en style d'Ecclesiaste, je le savais bien; je suis si bien de votre avis sur tout et meme sur autre chose, que je doute fort qu'il m'arrive jamais de discuter avec vous autrement que comme Pandore avec son brigadier. Nous n'avons absolument rien a nous apprendre l'un a l'autre, pour ce qui est des choses de l'ordre moral.

—Les confidences, me dites-vous, sont inutiles.

Plus que jamais, je m'incline: j'aime a avoir des vues d'ensemble sur les personnes et les choses, j'aime a en deviner les grands traits; quant aux details, je les ai toujours eus en horreur.

"Affection et devouement illimites! " Que voulez-vous! c'etait un de ces bons mouvements, un de ces heureux eclairs a la faveur desquels on est meilleur que soi-meme. Croyez bien que l'on est sincere au moment ou l'on ecrit ainsi. Si ce ne sont que des eclairs, a qui faut-il s'en prendre?… Est-ce a vous et a moi, qui ne sommes aucunement responsables de la profonde imperfection de notre nature? Est-ce a celui qui ne nous a crees que pour nous laisser a demi ebauches, susceptibles des aspirations les plus elevees; mais incapables d'actes qui soient en rapport avec nos conceptions? N'est-ce a personne du tout? Dans le doute ou nous sommes a ce sujet, je crois que c'est ce qu'il y a de mieux a faire.

Merci pour ce que vous me dites de la fraicheur de mes sentiments. Pourtant je n'en crois rien. Ils ont trop servi, ou plutot je m'en suis trop servi, pour qu'ils ne soient pas un peu defraichis par l'usage que j'en ai fait. Je pourrais dire que ce sont des sentiments d'occasion, et, a ce propos, je vous rappellerai que souvent on trouve de tres bonnes occasions. Je vous ferai egalement remarquer qu'il est des choses qui gagnent en solidite ce que l'usure peut leur avoir enleve de brillant et de fraicheur; comme exemple tire du noble metier que nous exercons tous deux, je vous citerai le vieux filin.

Il est donc bien entendu que je vous aime beaucoup. Il n'y a plus a revenir la-dessus. Une fois pour toutes, je vous declare que vous etes tres bien doue, et qu'il serait fort malheureux que vous laissiez s'atrophier par l'acrobatie la meilleure partie de vous-meme. Cela pose, je cesse de vous assommer de mon affection et de mon admiration, pour entrer dans quelques details sur mon individu.

Je suis bien portant physiquement, et en traitement pour ce qui est du moral.—Mon traitement consiste a ne plus me tourner la cervelle a l'envers, et a mettre un regulateur a ma sensibilite. Tout est equilibre en ce monde, au-dedans de nous-meme comme au-dehors. Si la sensibilite prend le dessus, c'est toujours aux depens de la raison. Plus vous serez poete, moins vous serez geometre, et, dans la vie, il faut un peu de geometrie, et, ce qui est pis encore, beaucoup d'arithmetique. Je crois, Dieu me pardonne, que je vous ecris la quelque chose qui a presque le sens commun!

Tout a vous,
PLUMKETT.

XIX

Nuit du 27 juillet, Salonique.

A neuf heures, les uns apres les autres, les officiers du bord rentrent dans leurs chambres; ils se retirent tous en me souhaitant bonne chance et bonne nuit: mon secret est devenu celui de tout le monde.

Et je regarde avec anxiete le ciel du cote du vieil Olympe, d'ou partent trop souvent ces gros nuages cuivres, indices d'orages et de pluie torrentielle.

Ce soir, de ce cote-la, tout est pur, et la montagne mythologique decoupe nettement sa cime sur le ciel profond.

Je descends dans ma cabine, je m'habille et je remonte.

Alors commence l'attente anxieuse de chaque soir: une heure, deux heures se passent, les minutes se trainent et sont longues comme des nuits.

A onze heures, un leger bruit d'avirons sur la mer calme; un point lointain s'approche en glissant comme une ombre. C'est la barque de Samuel. Les factionnaires le couchent en joue et le helent. Samuel ne repond rien, et cependant les fusils s'abaissent;—les factionnaires ont une consigne secrete qui concerne lui seul, et le voila le long du bord.

On lui remet pour moi des filets, et differents ustensiles de peche; les apparences sont sauvees ainsi, et je saute dans la barque, qui s'eloigne; j'enleve le manteau qui couvrait mon costume turc et la transformation est faite. Ma veste doree brille legerement dans l'obscurite, la brise est molle et tiede, et Samuel rame sans bruit dans la direction de la terre.

Une petite barque est la qui stationne.—Elle contient une vieille negresse hideuse enveloppee d'un drap bleu, un vieux domestique albanais arme jusqu'aux dents, au costume pittoresque; et puis une femme, tellement voilee qu'on ne voit plus rien d'elle-meme qu'une informe masse blanche.

Samuel recoit dans sa barque les deux premiers de ces personnages, et s'eloigne sans mot dire. Je suis reste seul avec la femme au voile, aussi muette et immobile qu'un fantome blanc; j'ai pris les rames, et, en sens inverse, nous nous eloignons aussi dans la direction du large. —Les yeux fixes sur elle, j'attends avec anxiete qu'elle fasse un mouvement ou un signe.

Quand, a son gre, nous sommes assez loin, elle me tend ses bras; c'est le signal attendu pour venir m'asseoir aupres d'elle. Je tremble en la touchant, ce premier contact me penetre d'une langueur mortelle, son voile est impregne des parfums de l'Orient, son contact est ferme et froid.

J'ai aime plus qu'elle une autre jeune femme que, a present, je n'ai plus le droit de voir; mais jamais mes sens n'ont connu pareille ivresse.

XX

La barque d'Aziyade est remplie de tapis soyeux, de coussins et de couvertures de Turquie. On y trouve tous les raffinements de la nonchalance orientale, et il semblerait voir un lit qui flotte plutot qu'une barque.

C'est une situation singuliere que la notre: il nous est interdit d'echanger seulement une parole; tous les dangers se sont donne rendez-vous autour de ce lit, qui derive sans direction sur la mer profonde; on dirait deux etres qui ne se sont reunis que pour gouter ensemble les charmes enivrants de l'impossible.

Dans trois heures, il faudra partir, quand la Grande Ourse se sera renversee dans le ciel immense. Nous suivons chaque nuit son mouvement regulier, elle est l'aiguille du cadran qui compte nos heures d'ivresse.

D'ici la, c'est l'oubli complet du monde et de la vie, le meme baiser commence le soir qui dure jusqu'au matin, quelque chose de comparable a cette soif ardente des pays de sable de l'Afrique qui s'excite en buvant de l'eau fraiche et que la satiete n'apaise plus …

A une heure, un tapage inattendu dans le silence de cette nuit: des harpes et des voix de femmes; on nous crie gare, et a peine avons-nous le temps de nous garer. Un canot de la Maria Pia passe grand train pres de notre barque; il est rempli d'officiers italiens en partie fine, ivres pour la plupart;—il avait failli passer sur nous et nous couler.

XXI

Quand nous rejoignimes la barque de Samuel, la Grande Ourse avait depasse son point de plus grande inclinaison, et on entendait dans le lointain le chant du coq.

Samuel dormait, roule dans ma couverture, a l'arriere, au fond de la barque; la negresse dormait, accroupie a l'avant comme une macaque; le vieil Albanais dormait entre eux deux, courbe sur ses avirons.

Les deux vieux visiteurs rejoignirent leur maitresse, et la barque qui portait Aziyade s'eloigna sans bruit. Longtemps je suivis des yeux la forme blanche de la jeune femme, etendue inerte a la place ou je l'avais quittee, chaude de baisers, et humide de la rosee de la nuit.

Trois heures sonnaient a bord des cuirasses allemands: une lueur blanche a l'orient profilait le contour sombre des montagnes, dont la base etait perdue dans l'ombre, dans l'epaisseur de leur propre ombre, refletee profondement dans l'eau calme. Il etait impossible d'apprecier encore aucune distance dans l'obscurite projetee par ces montagnes; seulement les etoiles palissaient.

La fraicheur humide du matin commencait a tomber sur la mer; la rosee se deposait en gouttelettes serrees sur les planches de la barque de Samuel; j'etais vetu a peine, les epaules seulement couvertes d'une chemise d'Albanais en mousseline legere. Je cherchais ma veste doree; elle etait restee dans la barque d'Aziyade. Un froid mortel glissait le long de mes bras, et penetrait peu a peu toute ma poitrine. Une heure encore avant le moment favorable pour rentrer a bord en evitant la surveillance des hommes de garde! J'essayai de ramer; un sommeil irresistible engourdissait mes bras. Alors je soulevai avec des precautions infinies la couverture qui enveloppait Samuel, pour m'etendre sans l'eveiller a cote de cet ami de hasard.

Et, sans en avoir eu conscience, en moins d'une seconde, nous nous etions endormis tous deux de ce sommeil accablant contre lequel il n'y a pas de resistance possible;—et la barque s'en alla en derive.

Une voix rauque et germanique nous eveilla au bout d'une heure; la voix criait quelque chose en allemand dans le genre de ceci: " Ohe du canot!"

Nous etions tombes sur les cuirasses allemands, et nous nous eloignames a force de rames; les fusils des hommes de garde nous tenaient en joue. Il etait quatre heures; l'aube, incertaine encore, eclairait la masse blanche de Salonique, les masses noires des navires de guerre; je rentrai a bord comme un voleur, assez heureux pour etre inapercu.

XXII

La nuit d'apres (du 28 au 29), je revai que je quittais brusquement Salonique et Aziyade. Nous voulions courir, Samuel et moi, dans le sentier du village turc ou elle demeure, pour au moins lui dire adieu; l'inertie des reves arretait notre course; l'heure passait et la corvette larguait ses voiles.

—Je t'enverrai de ses cheveux, disait Samuel, toute une longue natte de ses cheveux bruns.

Et nous cherchions toujours a courir.

Alors, on vint m'eveiller pour le quart; il etait minuit. Le timonier alluma une bougie dans ma chambre: je vis briller les dorures et les fleurs de soie de la tapisserie, et m'eveillai tout a fait.

Il plut par torrents cette nuit-la, et je fus trempe.

XXIII

Salonique, 29 juillet.

Je recois ce matin a dix heures cet ordre inattendu: quitter brusquement ma corvette et Salonique: prendre passage demain sur le paquebot de Constantinople, et rejoindre le stationnaire anglais le Deerhound, qui se promene par la-bas, dans les eaux du Bosphore ou du Danube.

Une bande de matelots vient d'envahir ma chambre; ils arrachent les tentures et confectionnent les malles.

J'habitais, tout au fond du Prince-of-Wales, un reduit blinde confinant avec la soute aux poudres. J'avais meuble d'une maniere originale ce caveau, ou ne penetrait pas la lumiere du soleil: sur les murailles de fer, une epaisse soie rouge a fleurs bizarres; des faiences, des vieilleries redorees, des armes, brillant sur ce fond sombre.

J'avais passe des heures tristes, dans l'obscurite de cette chambre, ces heures inevitables du tete-a-tete avec soi-meme, qui sont vouees aux remords, aux regrets dechirants du passe.

XXIV

J'avais quelques bons camarades sur le Prince-of-Wales; j'etais un peu l'enfant gate du bord, mais je ne tiens plus a personne, et il m'est indifferent de les quitter.

Une periode encore de mon existence qui va finir, et Salonique est un coin de la terre que je ne reverrai plus.

J'ai passe pourtant des heures enivrantes sur l'eau tranquille de cette grande baie, des nuits que beaucoup d'hommes acheteraient bien cher et j'aimais presque cette jeune femme, si singulierement delicieuse!

J'oublierai bientot ces nuits tiedes, ou la premiere lueur de l'aube nous trouvait etendus dans une barque, enivres d'amour, et tout trempes de la rosee du matin.

Je regrette Samuel aussi, le pauvre Samuel, qui jouait si gratuitement sa vie pour moi, et qui va pleurer mon depart comme un enfant. C'est ainsi que je me laisse aller encore et prendre a toutes les affections ardentes, a tout ce qui y ressemble, quel qu'en soit le mobile interesse ou tenebreux; j'accepte, en fermant les yeux, tout ce qui peut pour une heure combler le vide effrayant de la vie, tout ce qui est une apparence d'amitie ou d'amour.

XXV

30 juillet. Dimanche.

A midi, par une journee brulante, je quitte Salonique. Samuel vient avec sa barque, a la derniere heure, me dire adieu sur le paquebot qui m'emporte.

Il a l'air fort degage et satisfait.—Encore un qui m'oubliera vite!

—Au revoir, effendim, pensia poco de Samuel! (Au revoir, monseigneur! pense un peu a Samuel!)

XXVI

—En automne, a dit Aziyade, Abeddin-effendi, mon maitre, transportera a Stamboul son domicile et ses femmes; si par hasard il n'y venait pas, moi seule j'y viendrais pour toi.

Va pour Stamboul, et je vais l'y attendre. Mais c'est tout a recommencer, un nouveau genre de vie, dans un nouveau pays, avec de nouveaux visages, et pour un temps que j'ignore.

XXVII

L'etat-major du Prince-of-Wales execute des effets de mouchoirs tres reussis, et le pays s'eloigne, baigne dans le soleil. Longtemps on distingue la tour blanche, ou, la nuit, s'embarquait Aziyade, et cette campagne pierreuse, ca et la plantee de vieux platanes, si souvent parcourue dans l'obscurite.

Salonique n'est plus bientot qu'une tache grise qui s'etale sur des montagnes jaunes et arides, une tache herissee de pointes blanches qui sont des minarets, et de pointes noires qui sont des cypres.

Et puis la tache grise disparait, pour toujours sans doute, derriere les hautes terres du cap Kara-Bournou. Quatre grands sommets mythologiques s'elevent au-dessus de la cote deja lointaine de Macedoine: Olympe, Athos, Pelion et Ossa!

* * * * *

2

SOLITUDE

I

Constantinople, 3 aout 1876.

Traversee en trois jours et trois etapes: Athos, Dedeagatch, les
Dardanelles.

Nous etions une bande ainsi composee: une belle dame grecque, deux belles dames juives, un Allemand, un missionnaire americain, sa femme, et un derviche. Une societe un peu drole! mais nous avons fait bon menage tout de meme, et beaucoup de musique. La conversation generale avait eu lieu en latin, ou en grec du temps d'Homere. Il y avait meme, entre le missionnaire et moi, des apartes en langue polynesienne.

Depuis trois jours, j'habite, aux frais de Sa Majeste Britannique, un hotel du quartier de Pera. Mes voisins sont un lord et une aimable lady, avec laquelle les soirees se passent au piano a jouer tout Beethoven.

J'attends sans impatience le retour de mon bateau, qui se promene quelque part, dans la mer de Marmara.

II

Samuel m'a suivi comme un ami fidele; j'en ai ete touche. Il a reussi a se faufiler, lui aussi, a bord d'un paquebot des Messageries, et m'est arrive ce matin; je l'ai embrasse de bon coeur, heureux de revoir sa franche et honnete figure, la seule qui me soit sympathique dans cette grande ville ou je ne connais ame qui vive.

—Voila, dit-il, effendim; j'ai tout laisse, mes amis, mon pays, ma barque,—et je t'ai suivi.

J'ai eprouve deja que, chez les pauvres gens plus qu'ailleurs, on trouve de ces devouements absolus et spontanes; je les aime mieux que les gens polices, decidement: ils n'en ont pas l'egoisme ni les mesquineries.

III

Tous les verbes de Samuel se terminent en ate; tout ce qui fait du bruit se dit: fate boum (faire boum).

—Si Samuel monte a cheval, dit-il, Samuel fate boum! (Lisez: "Samuel tombera. ")

Ses reflexions sont subites et incoherentes comme celles des petits enfants; il est religieux avec naivete et candeur; ses superstitions sont originales, et ses observances saugrenues. Il n'est jamais si drole que quand il veut faire l'homme serieux.

IV

A LOTI, DE SA SOEUR

Brightbury, aout 1876.

Frere aime,

Tu cours, tu vogues, tu changes, tu te poses … te voila parti comme un petit oiseau sur lequel jamais on ne peut mettre la main. Pauvre cher petit oiseau, capricieux, blase, battu des vents, jouet des mirages, qui n'a pas vu encore ou il fallait qu'il reposat sa tete fatiguee, son aile fremissante.

Mirage a Salonique, mirage ailleurs! Tournoie, tournoie toujours, jusqu'a ce que, degoute de ce vol inconscient, tu te poses pour la vie sur quelque jolie branche de fraiche verdure … Non; tu ne briseras pas tes ailes, et tu ne tomberas pas dans le gouffre, parce que le Dieu des petits oiseaux a une fois parle, et qu'il y a des anges qui veillent autour de cette tete legere et cherie.

C'est donc fini! Tu ne viendras pas cette annee t'asseoir sous les tilleuls! L'hiver arrivera sans que tu aies foule notre gazon! Pendant cinq annees, j'ai vu fleurir nos fleurs, se parer nos ombrages, avec la douce, la charmante pensee que je vous y verrais tous deux. Chaque saison, chaque ete, c'etait mon bonheur … Il n'y a plus que toi, et nous ne t'y verrons pas.

Un beau matin d'aout, je t'ecris de Brightbury, de notre salon de campagne donnant sur la cour aux tilleuls; les oiseaux chantent, et les rayons du soleil filtrent joyeusement partout. C'est samedi, et les pierres, et le plancher, fraichement laves, racontent tout un petit poeme rustique et intime, auquel, je le sais, tu n'es point indifferent. Les grandes chaleurs suffocantes sont passees et nous entrons dans cette periode de paix, de charme penetrant, qui peut etre si justement comparee au second age de l'homme; les fleurs et les plantes, fatiguees de toutes ces voluptes de l'ete, s'elancent maintenant, refleurissent vigoureuses, avec des teintes plus ardentes au milieu d'une verdure eclatante, et quelques feuilles deja jaunies ajoutent au charme viril de cette nature a sa seconde pousse. Dans ce petit coin de mon Eden, tout t'attendait, frere cheri; il semblait que tout poussait pour toi … et encore une fois, tout passera sans toi. C'est decide, nous ne te verrons pas.

V

Le quartier bruyant du Taxim, sur la hauteur de Pera, les equipages europeens, les toilettes europeennes heurtant les equipages et les costumes d'Orient; une grande chaleur, un grand soleil; un vent tiede soulevant la poussiere et les feuilles jaunies d'aout; l'odeur des myrtes; le tapage des marchands de fruits, les rues encombrees de raisins et de pasteques … Les premiers moments de mon sejour a Constantinople ont grave ces images dans mon souvenir.

Je passais des apres-midi au bord de cette route du Taxim, assis au vent sous les arbres, etranger a tous. En revant de ce temps qui venait de finir, je suivais d'un regard distrait ce defile cosmopolite; je songeais beaucoup a elle, etonne de la trouver si bien assise tout au fond de ma pensee.

Je fis dans ce quartier la connaissance du pretre armenien qui me donna les premieres notions de la langue turque. Je n'aimais pas encore ce pays comme je l'ai aime plus tard; je l'observais en touriste; et Stamboul, dont les chretiens avaient peur, m'etait a peu pres inconnu.

Pendant trois mois, je demeurai a Pera, songeant aux moyens d'executer ce projet impossible, aller habiter avec elle sur l'autre rive de la Corne d'or, vivre de la vie musulmane qui etait sa vie, la posseder des jours entiers, comprendre et penetrer ses pensees, lire au fond de son coeur des choses fraiches et sauvages a peine soupconnees dans nos nuits de Salonique,—et l'avoir a moi tout entiere.

Ma maison etait situee en un point retire de Pera, dominant de haut la Corne d'or et le panorama lointain de la ville turque; la splendeur de l'ete donnait du charme a cette habitation. En travaillant la langue de l'islam devant ma grande fenetre ouverte, je planais sur le vieux Stamboul baigne de soleil. Tout au fond, dans un bois de cypres, apparaissait Eyoub, ou il eut ete doux d'aller avec elle cacher son existence,—point mysterieux et ignore ou notre vie eut trouve un cadre etrange et charmant.

Autour de ma maison s'etendaient de vastes terrains dominant Stamboul, plantes de cypres et de tombes,—terrains vagues ou j'ai passe plus d'une nuit a errer, poursuivant quelque aventure imprudente armenienne, ou grecque.

Tout au fond de mon coeur, j'etais reste fidele a Aziyade; mais les jours passaient et elle ne venait pas …

De ces belles creatures, je n'ai conserve que le souvenir sans charme que laisse l'amour enfievre des sens; rien de plus ne m'attacha jamais a aucune d'elles, et elles furent vite oubliees.

Mais j'ai souvent parcouru la nuit ces cimetieres, et j'y ai fait plus d'une facheuse rencontre.

A trois heures, un matin, un homme sorti de derriere un cypres me barra le passage. C'etait un veilleur de nuit; il etait arme d'un long baton ferre, de deux pistolets et d'un poignard;—et j'etais sans armes.

Je compris tout de suite ce que voulait cet homme. Il eut attente a ma vie plutot que de renoncer a son projet.

Je consentis a le suivre: j'avais mon plan. Nous marchions pres de ces fondrieres de cinquante metres de haut qui separent Pera de Kassim-Pacha. Il etait tout au bord; je saisis l'instant favorable, je me jetai sur lui;—il posa un pied dans le vide, et perdit l'equilibre. Je l'entendis rouler tout au fond sur les pierres, avec un bruit sinistre et un gemissement.

Il devait avoir des compagnons et sa chute avait pu s'entendre de loin dans ce silence. Je pris mon vol dans la nuit, fendant l'air d'une course si rapide qu'aucun etre humain n'eut pu m'atteindre.

Le ciel blanchissait a l'orient quand je regagnai ma chambre. La pale debauche me retenait souvent par les rues jusqu'a ces heures matinales. A peine etais-je endormi, qu'une suave musique vint m'eveiller; une vieille aubade d'autrefois, une melodie gaie et orientale, fraiche comme l'aube du jour, des voix humaines accompagnees de harpes et de guitares.

Le choeur passa, et se perdit dans l'eloignement. Par ma fenetre grande ouverte, on ne voyait que la vapeur du matin, le vide immense du ciel; et puis, tout en haut, quelque chose se dessina en rose, un dome et des minarets; la silhouette de la ville turque s'esquissa peu a peu, comme suspendue dans l'air … Alors, je me rappelai que j'etais a Stamboul,— et qu'elle avait jure d'y venir.

VI

La rencontre de cet homme m'avait laisse une impression sinistre; je cessai ce vagabondage nocturne, et n'eus plus d'autres maitresses,—si ce n'est une jeune fille juive nommee Rebecca, qui me connaissait, dans le faubourg israelite de Pri-Pacha, sous le nom de Marketo.

Je passai la fin d'aout et une partie de septembre en excursions dans le Bosphore. Le temps etait tiede et splendide. Les rives ombreuses, les palais et les yalis se miraient dans l'eau calme et bleue que sillonnaient des caiques dores.

On preparait a Stamboul la deposition du sultan Mourad, et le sacre d'Abd-ul-Hamid.

VII

Constantinople, 30 aout.

Minuit! la cinquieme heure aux horloges turques; les veilleurs de nuit frappent le sol de leurs lourds batons ferres. Les chiens sont en revolution dans le quartier de Galata et poussent la-bas des hurlements lamentables. Ceux de mon quartier gardent la neutralite et je leur en sais gre; ils dorment en monceaux devant ma porte. Tout est au grand calme dans mon voisinage; les lumieres s'y sont eteintes une a une, pendant ces trois longues heures que j'ai passees la, etendu devant ma fenetre ouverte.

A mes pieds, les vieilles cases armeniennes sont obscures et endormies; j'ai vue sur un tres profond ravin, au bas duquel un bois de cypres seculaires forme une masse absolument noire; ces arbres tristes ombragent d'antiques sepultures de musulmans; ils exhalent dans la nuit des parfums balsamiques. L'immense horizon est tranquille et pur; je domine de haut tout ce pays. Au-dessus des cypres, une nappe brillante, c'est la Corne d'or; au-dessus encore, tout en haut, la silhouette d'une ville orientale, c'est Stamboul. Les minarets, les hautes coupoles des mosquees se decoupent sur un ciel tres etoile ou un mince croissant de lune est suspendu; l'horizon est tout frange de tours et minarets, legerement dessines en silhouettes bleuatres sur la teinte pale de la nuit. Les grands domes superposes des mosquees montent en teintes vagues jusqu'a la lune, et produisent sur l'imagination l'impression du gigantesque.

Dans un de ces palais la-bas, le Seraskierat, il se passe a l'heure qu'il est une sombre comedie; les grands pachas y sont reunis pour deposer le sultan Mourad; demain, c'est Abd-ul-Hamid qui l'aura remplace. Ce sultan pour l'avenement duquel nous avons fait si grande fete, il y a trois mois, et qu'on servait aujourd'hui encore comme un dieu, on l'etrangle peut-etre cette nuit dans quelque coin du serail.

Tout cependant est silencieux dans Constantinople … A onze heures, des cavaliers et de l'artillerie sont passes au galop, courant vers Stamboul; et puis le roulement sourd des batteries s'est perdu dans le lointain, tout est retombe dans le silence.

Des chouettes chantent dans les cypres, avec la meme voix que celles de mon pays; j'aime ce bruit d'ete qui me ramene aux bois du Yorkshire, aux beaux soirs de mon enfance, passee sous les arbres, la-bas, dans le jardin de Brightbury.

Au milieu de ce calme, les images du passe sont vivement presentes a mon esprit, les images de tout ce qui est brise, parti sans retour.

Je comptais que mon pauvre Samuel serait aupres de moi ce soir, et sans doute je ne le reverrai jamais. J'en ai le coeur serre et ma solitude me pese. Il y a huit jours, je l'avais laisse partir pour gagner quelque argent, sur un navire qui s'en allait a Salonique. Les trois bateaux qui pouvaient me le ramener sont revenus sans lui, le dernier ce soir, et personne a bord n'en avait entendu parler …

Le croissant s'abaisse lentement derriere Stamboul, derriere les domes de la Suleimanieh. Dans cette grande ville, je suis etranger et inconnu. Mon pauvre Samuel etait le seul qui y sut mon nom et mon existence, et sincerement je commencais a l'aimer.

M'a-t-il abandonne, lui aussi, ou bien lui est-il arrive malheur?

VIII

Les amis sont comme les chiens: cela finit mal toujours, et le mieux est de n'en pas avoir.

IX

………………

L'ami Saketo, qui fait le va-et-vient de Salonique a Constantinople sur les paquebots turcs, nous rend frequemment visite. D'abord craintif dans la case, il y vint bientot comme chez lui. Un brave garcon, ami d'enfance de Samuel, auquel il apporte les nouvelles du pays.

La vieille Esther, une juive de Salonique qui avait la-bas mission de me costumer en Turc et m'appelait son caro piccolo, m'envoie, par son intermediaire, ses souhaits et ses souvenirs.

L'ami Saketo est bienvenu, surtout quand il apporte les messages qu'Aziyade lui transmet par l'organe de sa negresse.

—La hanum (la dame turque), dit-il, presente ses salam a M. Loti; elle lui mande qu'il ne faut point se lasser de l'attendre, et qu'avant l'hiver elle sera rendue …

X

LOTI A WILLIAM BROWN

J'ai recu votre triste lettre il y a seulement deux jours; vous l'aviez adressee a bord du Prince-of-Wales, elle est allee me chercher a Tunis et ailleurs.

En effet, mon pauvre ami, votre part de chagrins est lourde aussi, et vous les sentez plus vivement que d'autres parce que, pour votre malheur, vous avez recu comme moi ce genre d'education qui developpe le coeur et la sensibilite.

Vous avez tenu vos promesses, sans doute, en ce qui concerne la jeune femme que vous aimez. A quoi bon, mon pauvre ami, au profit de qui et en vertu de quelle morale? Si vous l'aimez a ce point et si elle vous aime, ne vous embarrassez pas des conventions et des scrupules; prenez-la a n'importe quel prix, vous serez heureux quelque temps, gueri apres, et les consequences sont secondaires.

Je suis en Turquie depuis cinq mois, depuis que je vous ai quitte; j'y ai rencontre une jeune femme etrangement charmante, du nom d'Aziyade, qui m'a aide a passer a Salonique mon temps d'exil,—et un vagabond, Samuel, que j'ai pris pour ami. Le moins possible j'habite le Deerhound; j'y suis intermittent (comme certaines fievres de Guinee), reparaissant tous les quatre jours pour les besoins du service. J'ai un bout de case a Constantinople, dans un quartier ou je suis inconnu; j'y mene une vie qui n'a pour regle que ma fantaisie, et une petite Bulgare de dix-sept ans est ma maitresse du jour.

L'Orient a du charme encore; il est reste plus oriental qu'on ne pense. J'ai fait ce tour de force d'apprendre en deux mois la langue turque; je porte fez et cafetan,—et je joue a l'effendi, comme les enfants jouent aux soldats.

Je riais autrefois de certains romans ou l'on voit de braves gens perdre, apres quelque catastrophe, la sensibilite et le sens moral; peut-etre cependant ce cas-la est-il un peu le mien. Je ne souffre plus, je ne me souviens plus: je passerais indifferent a cote de ceux qu'autrefois j'ai adores.

J'ai essaye d'etre chretien, je ne l'ai pas pu. Cette illusion sublime qui peut elever le courage de certains hommes, de certaines femmes,—nos meres par exemple,—jusqu'a l'heroisme, cette illusion m'est refusee.

Les chretiens du monde me font rire; si je l'etais, moi, le reste n'existerait plus a mes yeux; je me ferais missionnaire et m'en irais quelque part me faire tuer au service du Christ …

Croyez-moi, mon pauvre ami, le temps et la debauche sont deux grands remedes; le coeur s'engourdit a la longue, et c'est alors qu'on ne souffre plus. Cette verite n'est pas neuve, et je reconnais qu'Alfred de Musset vous l'eut beaucoup mieux accommodee; mais, de tous les vieux adages, que, de generation en generation, les hommes se repassent, celui-la est un des plus immortellement vrais. Cet amour pur que vous revez est une fiction comme l'amitie; oubliez celle que vous aimez pour une coureuse. Cette femme ideale vous echappe; eprenez-vous d'une fille de cirque qui aura de belles formes.

Il n'y a pas de Dieu, il n'y a pas de morale, rien n'existe de tout ce qu'on nous a enseigne a respecter; il y a une vie qui passe, a laquelle il est logique de demander le plus de jouissances possible, en attendant l'epouvante finale qui est la mort.

Les vraies miseres, ce sont les maladies, les laideurs et la vieillesse; ni vous ni moi, nous n'avons ces miseres-la; nous pouvons avoir encore une foule de maitresses, et jouir de la vie.

Je vais vous ouvrir mon coeur, vous faire ma profession de foi: j'ai pour regle de conduite de faire toujours ce qui me plait, en depit de toute moralite, de toute convention sociale. Je ne crois a rien ni a personne, je n'aime personne ni rien; je n'ai ni foi ni esperance.

J'ai mis vingt-sept ans a en venir la; si je suis tombe plus bas que la moyenne des hommes j'etais aussi parti de plus haut.

Adieu, je vous embrasse.

LOTI.

XI

La mosquee d'Eyoub, situee au fond de la Corne d'or, fut construite sous
Mahomet II, sur l'emplacement du tombeau d'Eyoub, compagnon du prophete.

L'acces en est de tout temps interdit aux chretiens, et les abords memes n'en sont pas surs pour eux.

Ce monument est bati en marbre blanc; il est place dans un lieu solitaire, a la campagne, et entoure de cimetieres de tous cotes. On voit a peine son dome et ses minarets sortant d'une epaisse verdure, d'un massif de platanes gigantesques et de cypres seculaires.

Les chemins de ces cimetieres sont tres ombrages et sombres, dalles en pierre ou en marbre, chemins creux pour la plupart. Ils sont bordes d'edifices de marbre fort anciens, dont la blancheur, encore inalteree, tranche sur les teintes noires des cypres.

Des centaines de tombes dorees et entourees de fleurs se pressent a l'ombre de ces sentiers; ce sont des tombes de morts veneres, d'anciens pachas, de grands dignitaires musulmans. Les cheik-ul-islam ont leurs kiosques funeraires dans une de ces avenues tristes.

C'est dans la mosquee d'Eyoub que sont sacres les sultans.

XII

Le 6 septembre, a six heures du matin, j'ai pu penetrer dans la seconde cour interieure de la mosquee d'Eyoub.

Le vieux monument etait vide et silencieux; deux derviches m'accompagnaient, tout tremblants de l'audace de cette entreprise. Nous marchions sans mot dire sur les dalles de marbre. La mosquee, a cette heure matinale, etait d'une blancheur de neige; des centaines de pigeons ramiers picoraient et voletaient dans les cours solitaires.

Les deux derviches, en robe de bure, souleverent la portiere de cuir qui fermait le sanctuaire, et il me fut permis de plonger un regard dans ce lieu venere, le plus saint de Stamboul, ou jamais chretien n'a pu porter les yeux.

C'etait la veille du sacre du sultan Abd-ul-Hamid.

Je me souviens du jour ou le nouveau sultan vint en grande pompe prendre possession du palais imperial. J'avais ete un des premiers a le voir, quand il quitta cette retraite sombre du vieux serail ou l'on tient en Turquie les pretendants au trone; de grands caiques de gala etaient venus l'y chercher, et mon caique touchait le sien.

Ces quelques jours de puissance ont deja vieilli le sultan; il avait alors une expression de jeunesse et d'energie qu'il a perdue depuis. L'extreme simplicite de sa mise contrastait avec le luxe oriental dont on venait de l'entourer. Cet homme, que l'on tirait d'une obscurite relative pour le conduire au supreme pouvoir, semblait plonge dans une inquiete reverie; il etait maigre, pale et tristement preoccupe, avec de grands yeux noirs cernes de bistre; sa physionomie etait intelligente et distinguee.

Les caiques du sultan sont conduits chacun par vingt-six rameurs. Leurs formes ont l'elegance originale de l'Orient; ils sont d'une grande magnificence, entierement ciseles et dores, et portent a l'avant un eperon d'or. La livree des laquais de la cour est verte et orange, couverte de dorures. Le trone du sultan, orne de plusieurs soleils, est place sous un dais rouge et or.

XIII

Aujourd'hui, 7 septembre, a lieu la grande representation du sacre d'un sultan.

Abd-ul-Hamid, a ce qu'il semble, est presse de s'entourer du prestige des Khalifes; il se pourrait que son avenement ouvrit a l'islam une ere nouvelle, et qu'il apportat a la Turquie un peu de gloire encore et un dernier eclat.

Dans la mosquee sainte d'Eyoub, Abd-ul-Hamid est alle ceindre en grande pompe le sabre d'Othman.

Apres quoi, suivi d'un long et magnifique cortege, le sultan a traverse Stamboul dans toute sa longueur pour se rendre au palais du vieux serail, faisant une pause et disant une priere, comme il est d'usage, dans les mosquees et les kiosques funeraires qui se trouvaient sur son chemin.

Des hallebardiers ouvraient la marche, coiffes de plumets verts de deux metres de haut, vetus d'habits ecarlates tout chamarres d'or.

Abd-ul-Hamid s'avancait au milieu d'eux, monte sur un cheval blanc monumental, a l'allure lente et majestueuse, caparaconne d'or et de pierreries.

Le cheik-ul-islam en manteau vert, les emirs en turban de cachemire, le sulema en turban blanc a bandelettes d'or, les grands pachas, les grands dignitaires, suivaient sur des chevaux etincelants de dorures,—grave et interminable cortege ou defilaient de singulieres physionomies! De sulemas octogenaires soutenus par des laquais sur leurs montures tranquilles, montraient au peuple des barbes blanches et de sombres regards empreints de fanatisme et d'obscurite.

Une foule innombrable se pressait sur tout ce parcours, une de ces foules turques aupres desquelles les plus luxueuses foules d'Occident paraitraient laides et tristes. Des estrades disposees sur une etendue de plusieurs kilometres pliaient sous le poids des curieux, et tous les costumes d'Europe et d'Asie s'y trouvaient meles.

Sur les hauteurs d'Eyoub s'etalait la masse mouvante des dames turques. Tous ces corps de femmes, enveloppes chacun jusqu'aux pieds de pieces de soie de couleurs eclatantes, toutes ces tetes blanches cachees sous les plis des yachmaks d'ou sortaient des yeux noirs, se confondaient sous les cypres avec les pierres peintes et historiees des tombes. Cela etait si colore et si bizarre, qu'on eut dit moins une realite qu'une composition fantastique de quelque orientaliste hallucine.

XIV

Le retour de Samuel est venu apporter un peu de gaiete a ma triste case. La fortune me sourit aux roulettes de Pera, et l'automne est splendide en Orient. J'habite un des plus beaux pays du monde, et ma liberte est illimitee. Je puis courir, a ma guise, les villages, les montagnes, les bois de la cote d'Asie ou d'Europe, et beaucoup de pauvres gens vivraient une annee des impressions et des peripeties d'un seul de mes jours.

Puisse Allah accorder longue vie au sultan Abd-ul-Hamid, qui fait revivre les grandes fetes religieuses, les grandes solennites de l'islam; Stamboul illumine chaque soir, le Bosphore eclaire aux feux de Bengale, les dernieres lueurs de l'Orient qui s'en va, une feerie a grand spectacle que sans doute on ne reverra plus.

Malgre mon indifference politique, mes sympathies sont pour ce beau pays qu'on veut supprimer, et tout doucement je deviens Turc sans m'en douter.

XV

… Des renseignements sur Samuel et sa nationalite: il est Turc d'occasion, israelite de foi, et Espagnol par ses peres.

A Salonique, il etait un peu va-nu-pieds, batelier et portefaix. Ici, comme la-bas, il exerce son metier sur les quais; comme il a meilleure mine que les autres, il a beaucoup de pratiques et fait de bonnes journees; le soir, il soupe d'un raisin et d'un morceau de pain, et rentre a la case, heureux de vivre.

La roulette ne donne plus, et nous voila fort pauvres tous deux, mais si insouciants que cela compense; assez jeunes d'ailleurs pour avoir pour rien des satisfactions que d'autres payent fort cher.

Samuel met deux culottes percees l'une sur l'autre pour aller au travail; il se figure que les trous ne coincident pas et qu'il est fort convenable ainsi.

Chaque soir, on nous trouve, comme deux bons Orientaux, fumant notre narguilhe sous les platanes d'un cafe turc, ou bien nous allons au theatre des ombres chinoises, voir Karagueuz, le Guignol turc qui nous captive. Nous vivons en dehors de toutes les agitations, et la politique n'existe pas pour nous.

Il y a panique cependant parmi les chretiens de Constantinople, et Stamboul est un objet d'effroi pour les gens de Pera, qui ne passent plus les ponts qu'en tremblant.

XVI

Je traversais hier au soir Stamboul a cheval, pour aller chez Izeddin-Ali. C'etait la grande fete du Bairam, grande feerie orientale, dernier tableau du Ramazan: toutes les mosquees illuminees; les minarets etincelants jusqu'a leur extreme pointe; des versets du Koran en lettres lumineuses suspendus dans l'air; des milliers d'hommes criant a la fois, au bruit du canon, le nom venere d'Allah; une foule en habits de fete, promenant dans les rues des profusions de feux et de lanternes; des femmes voilees circulant par troupes, vetues de soie, d'argent et d'or.

Apres avoir couru, Izeddin-Ali et moi, tout Stamboul, a trois heures du matin nous terminions nos explorations par un souterrain de banlieue, ou de jeunes garcons asiatiques, costumes en almees, executaient des danses lascives devant un public compose de tous les repris de la justice ottomane, saturnale d'une ecoeurante nouveaute. Je demandai grace pour la fin de ce spectacle, digne des beaux moments de Sodome, et nous rentrames au petit jour.

XVII

KARAGUEUZ

Les aventures et les mefaits du seigneur Karagueuz ont amuse un nombre incalculable de generations de Turcs, et rien ne fait presager que la faveur de ce personnage soit pres de finir.

Karagueuz offre beaucoup d'analogies de caractere avec le vieux polichinelle francais; apres avoir battu tout le monde, y compris sa femme, il est battu lui-meme par Cheytan,—le diable,—qui finalement l'emporte, a la grande joie des spectateurs.

Karagueuz est en carton ou en bois; il se presente au public sous forme de marionnette ou d'ombre chinoise; dans les deux cas, il est egalement drole. Il trouve des intonations et des postures que Guignol n'avait pas soupconnees; les caresses qu'il prodigue a madame Karagueuz sont d'un comique irresistible.

Il arrive a Karagueuz d'interpeller les spectateurs et d'avoir ses demeles avec le public. Il lui arrive aussi de se permettre des faceties tout a fait incongrues, et de faire devant tout le monde des choses qui scandaliseraient meme un capucin. En Turquie, cela passe; la censure n'y trouve rien a dire, et on voit chaque soir les bons Turcs s'en aller, la lanterne a la main, conduire a Karagueuz des troupes de petits enfants. On offre a ces pleines salles de bebes un spectacle qui, en Angleterre, ferait rougir un corps de garde.

C'est la un trait curieux des moeurs orientales, et on serait tente d'en deduire que les musulmans sont beaucoup plus depraves que nous-memes, conclusion qui serait absolument fausse.

Les theatres de Karagueuz s'ouvrent le premier jour du mois lunaire du
Ramazan et sont fort courus pendant trente jours.

Le mois fini, tout se ramasse et se demonte. Karagueuz rentre pour un an dans sa boite et n'a plus, sous aucun pretexte, le droit d'en sortir.

XVIII

Pera m'ennuie et je demenage; je vais habiter dans le vieux Stamboul, meme au-dela de Stamboul, dans le saint faubourg d'Eyoub.

Je m'appelle la-bas Arif-Effendi; mon nom et ma position y sont inconnus. Les bons musulmans mes voisins n'ont aucune illusion sur ma nationalite; mais cela leur est egal, et a moi aussi.

Je suis la a deux heures du Deerhound, presque a la campagne, dans une case a moi seul. Le quartier est turc et pittoresque au possible: une rue de village ou regne dans le jour une animation originale; des bazars, des cafedjis, des tentes; et de graves derviches fumant leur narguilhe sous des amandiers.

Une place, ornee d'une vieille fontaine monumentale en marbre blanc, rendez-vous de tout ce qui nous arrive de l'interieur, tziganes, saltimbanques, montreurs d'ours. Sur cette place, une case isolee, —c'est la notre.

En bas, un vestibule badigeonne a la chaux, blanc comme neige, un appartement vide. (Nous ne l'ouvrons que le soir, pour voir, avant de nous coucher, si personne n'est venu s'y cacher, et Samuel pense qu'il est hante.)

Au premier, ma chambre, donnant par trois fenetres sur la place deja mentionnee; la petite chambre de Samuel, et le haremlike, ouvrant a l'est sur la Corne d'or.

On monte encore un etage, on est sur le toit, en terrasse comme un toit arabe; il est ombrage d'une vigne, deja fort jaunie, helas! par le vent de novembre.

Tout a cote de la case, une vieille mosquee de village. Quand le muezzin, qui est mon ami, monte a son minaret, il arrive a la hauteur de ma terrasse, et m'adresse, avant de chanter la priere, un salam amical.

La vue est belle de la-haut. Au fond de la Corne d'or, le sombre paysage d'Eyoub; la mosquee sainte emergeant avec sa blancheur de marbre d'un bas-fond mysterieux, d'un bois d'arbres antiques; et puis des collines tristes, teintees de nuances sombres et parsemees de marbres, des cimetieres immenses, une vraie ville des morts.

A droite, la Corne d'or, sillonnee par des milliers de caiques dores; tout Stamboul en raccourci, les mosquees enchevetrees, confondant leurs domes et leurs minarets.

La-bas, tout au loin, une colline plantee de maisons blanches; c'est
Pera, la ville des chretiens, et le Deerhound est derriere.

XIX

Le decouragement m'avait pris, en presence de cette case vide, de ces murailles nues, de ces fenetres disjointes et de ces portes sans serrures. C'etait si loin d'ailleurs, si loin du Deerhound, et si peu pratique …

XX

Samuel passe huit jours a laver, blanchir et calfeutrer. Nous faisons clouer sur les planchers des nattes blanches qui les tapissent entierement,—usage turc, propre et confortable.—Des rideaux aux fenetres et un large divan couvert d'une etoffe a ramages rouges completent cette premiere installation, qui est pour l'instant une installation modeste.

Deja l'aspect a change; j'entrevois la possibilite de faire un chez moi de cette case ou soufflent tous les vents, et je la trouve moins desolee. Cependant il y faudrait sa presence a elle qui avait jure de venir, et peut-etre est-ce pour elle seule que je me suis isole du monde!

Je suis un peu a Eyoub l'enfant gate du quartier, et Samuel aussi y est fort apprecie.

Mes voisins, mefiants d'abord, ont pris le parti de combler de prevenances l'aimable etranger qu'Allah leur envoie, et chez lequel pour eux tout est enigmatique.

Le derviche Hassan-Effendi, a la suite d'une visite de deux heures, tire ainsi ses conclusions:

—Tu es un garcon invraisemblable, et tout ce que tu fais est etrange! Tu es tres jeune, ou du moins tu le parais, et tu vis dans une si complete independance, que les hommes d'un age mur ne savent pas toujours en conquerir de semblable. Nous ignorons d'ou tu viens, et tu n'as aucun moyen connu d'existence. Tu as deja couru tous les recoins des cinq parties du monde; tu possedes un ensemble de connaissance plus grand que celui de nos ulemas; tu sais tout et tu as tout vu. Tu as vingt ans, vingt-deux peut-etre, et une vie humaine ne suffirait pas a ton passe mysterieux. Ta place serait au premier rang dans la societe europeenne de Pera, et tu viens vivre a Eyoub, dans l'intimite singulierement choisie d'un vagabond israelite. Tu es un garcon invraisemblable; mais j'ai du plaisir a te voir, et je suis charme que tu sois venu t'etablir parmi nous.

XXI

Septembre 1876

Ceremonie du Surre-humayoun. Depart des cadeaux imperiaux pour la Mecque.

Le sultan, chaque annee, expedie a la ville sainte une caravane chargee de presents.

Le cortege, parti du palais de Dolma-Bagtche va s'embarquer a l'echelle de Top-Hane, pour se rendre a Scutari d'Asie.

En tete, une bande d'Arabes dansent au son du tam-tam, en agitant en l'air de longues perches enroulees de banderoles d'or.

Des chameaux s'avancent gravement, coiffes de plumes d'autruche, surmontes d'edifices de brocart d'or enrichis de pierreries; ces edifices contiennent les presents les plus precieux.

Des mulets empanaches portent le reste du tribut du Khalife, dans des caissons de velours rouge brode d'or.

Les ulemas, les grands dignitaires, suivent a cheval, et les troupes forment la haie sur tout le parcours.

Il y a quarante jours de marche entre Stamboul et la ville sainte.

XXII

Eyoub est un pays bien funebre par ces nuits de novembre; j'avais le coeur serre et rempli de sentiments etranges, les premieres nuits que je passai dans cet isolement.

Ma porte fermee, quand l'obscurite eut envahi pour la premiere fois ma maison, une tristesse profonde s'etendit sur moi comme un suaire.

J'imaginai de sortir, j'allumai ma lanterne. (On conduit en prison, a
Stamboul, les promeneurs sans fanal.)

Mais, passe sept heures du soir, tout est ferme et silencieux dans Eyoub; les Turcs se couchent avec le soleil et tirent les verrous sur leurs portes.

De loin en loin, si une lampe dessine sur le pave le grillage d'une fenetre, ne regardez pas par cette ouverture; cette lampe est une lampe funeraire qui n'eclaire que de grands catafalques surmontes de turbans. On vous egorgerait la, devant cette fenetre grillee, qu'aucun secours humain n'en saurait sortir. Ces lampes qui tremblent jusqu'au matin sont moins rassurantes que l'obscurite.

A tous les coins de rue, on rencontre a Stamboul de ces habitations de cadavres.

Et la, tout pres de nous, ou finissent les rues, commencent les grands cimetieres, hantes par ces bandes de malfaiteurs qui, apres vous avoir devalise, vous enterrent sur place, sans que la police turque vienne jamais s'en meler.

Un veilleur de nuit m'engagea a rentrer dans ma case, apres s'etre informe du motif de ma promenade, laquelle lui avait semble tout a fait inexplicable et meme un peu suspecte.

Heureusement il y a de fort braves gens parmi les veilleurs de nuit, et celui-la en particulier, qui devait voir par la suite des allees et venues mysterieuses, fut toujours d'une irreprochable discretion.

XXIII

"On peut trouver un compagnon, mais non pas un ami fidele."

"Si vous traversiez le monde entier, vous ne trouveriez peut-etre pas un ami …"

(Extrait d'une vieille poesie orientale.)

XXIV

LOTI A SA SOEUR, A BRIGHTBURY

Eyoub …, 1876.

… T'ouvrir mon coeur devient de plus en plus difficile, parce que chaque jour ton point de vue et le mien s'eloignent davantage. L'idee chretienne etait restee longtemps flottante dans mon imagination alors meme que je ne croyais plus; elle avait un charme vague et consolant. Aujourd'hui, ce prestige est absolument tombe; je ne connais rien de si vain, de si mensonger, de si inadmissible.

J'ai eu de terribles moments dans ma vie, j'ai cruellement souffert, tu le sais.

J'avais desire me marier, je te l'avais dit; je t'avais confie le soin de chercher une jeune fille qui fut digne de notre toit de famille et de notre vieille mere. Je te prie de n'y plus songer: je rendrais malheureuse la femme que j'epouserais, je prefere continuer une vie de plaisirs …

Je t'ecris dans ma triste case d'Eyoub; a part un petit garcon nomme Yousouf, que meme j'habitue a obeir par signes pour m'epargner l'ennui de parler, je passe chez moi de longues heures sans adresser la parole a ame qui vive.

Je t'ai dit que je ne croyais a l'affection de personne; cela est vrai. J'ai quelques amis qui m'en temoignent beaucoup, mais je n'y crois pas. Samuel, qui vient de me quitter, est peut-etre encore de tous celui qui tient le plus a moi. Je ne me fais pas d'illusion cependant: c'est de sa part un grand enthousiasme d'enfant. Un beau jour, tout s'en ira en fumee, et je me retrouverai seul.

Ton affection a toi, ma soeur, j'y crois dans une certaine mesure; affaire d'habitude au moins, et puis il faut bien croire a quelque chose. Si c'est vrai que tu m'aimes, dis-le-moi, fais-le-moi voir … J'ai besoin de me rattacher a quelqu'un; si c'est vrai, fais que je puisse y croire. Je sens la terre qui manque sous mes pas, le vide se fait autour de moi, et j'eprouve une angoisse profonde …

Tant que je conserverai ma chere vieille mere, je resterai en apparence ce que je suis aujourd'hui. Quand elle n'y sera plus, j'irai te dire adieu, et puis je disparaitrai sans laisser trace de moi-meme …

XXV

LOTI A PLUMKETT

Eyoub, 15 novembre 1876.

Derriere toute cette fantasmagorie orientale qui entoure mon existence, derriere Arif-Effendi, il y a un pauvre garcon triste qui se sent souvent un froid mortel au coeur. Il est peu de gens avec lesquels ce garcon, tres renferme par nature, cause quelquefois d'une maniere un peu intime,—mais vous etes de ces gens-la.—J'ai beau faire, Plumkett, je ne suis pas heureux; aucun expedient ne me reussit pour m'etourdir. J'ai le coeur plein de lassitude et d'amertume.

Dans mon isolement, je me suis beaucoup attache a ce va-nu-pieds ramasse sur les quais de Salonique, qui s'appelle Samuel. Son coeur est sensible et droit; c'est, comme dirait feu Raoul de Nangis, un diamant brut enchasse dans du fer. De plus, sa societe est naive et originale, et je m'ennuie moins quand je l'ai pres de moi.

Je vous ecris a cette heure navrante des crepuscules d'hiver; on n'entend dans le voisinage que la voix du muezzin qui chante tristement, en l'honneur d'Allah, sa complainte seculaire. Les images du passe se presentent a mon esprit avec une nettete poignante; les objets qui m'entourent ont des aspects sinistres et desoles; et je me demande ce que je suis bien venu faire, dans cette retraite perdue d'Eyoub.

Si encore elle etait la,—elle, Aziyade!…

Je l'attends toujours,—mais, helas! comme attendait soeur Anne …

Je ferme mes rideaux, j'allume ma lampe et mon feu: le decor change et mes idees aussi. Je continue ma lettre devant une flamme joyeuse, enveloppe dans un manteau de fourrure, les pieds sur un epais tapis de Turquie. Un instant je me prends pour un derviche, et cela m'amuse.

Je ne sais trop que vous raconter de ma vie, Plumkett, pour vous distraire; il y a abondance de sujets; seulement, c'est l'embarras du choix. Et puis ce qui est passe est passe, n'est-ce pas? et ne vous interesse plus.

Plusieurs maitresses, desquelles je n'ai aime aucune, beaucoup de peripeties, beaucoup d'excursions, a pied et a cheval, par monts et par vaux; partout des visages inconnus, indifferents ou antipathiques; beaucoup de dettes, des juifs a mes trousses; des habits brodes d'or jusqu'a la plante des pieds; la mort dans l'ame et le coeur vide.

Ce soir, 15 novembre, a dix heures, voici quelle est la situation:

C'est l'hiver; une pluie froide et un grand vent battent les vitres de ma triste case; on n'entend plus d'autre bruit que celui qu'ils font, et la vieille lampe turque pendue au-dessus de ma tete est la seule qui brule a cette heure dans Eyoub. C'est un sombre pays qu'Eyoub, le coeur de l'islam; c'est ici qu'est la mosquee sainte ou sont sacres les sultans; de vieux derviches farouches et les gardiens des saints tombeaux sont les seuls habitants de ce quartier, le plus musulman et le plus fanatique de tous …

Je vous disais donc que votre ami Loti est seul dans sa case, bien enveloppe dans un manteau de peau de renard, et en train de se prendre pour un derviche.

Il a tire les verrous de ses portes, et goute le bien-etre egoiste du chez soi, bien-etre d'autant plus grand que l'on serait plus mal au-dehors, par cette tempete, dans ce pays peu sur et inhospitalier.

La chambre de Loti, comme toutes les choses extraordinairement vieilles, porte aux reves bizarres et aux meditations profondes; son plafond de chene sculpte a du jadis abriter de singuliers hotes, et recouvrir plus d'un drame.

L'aspect d'ensemble est reste dans la couleur primitive. Le plancher disparait sous des nattes et d'epais tapis, tout le luxe du logis; et, suivant l'usage turc, on se dechausse en entrant pour ne point les salir. Un divan tres bas et des coussins qui trainent a terre composent a peu pres tout l'ameublement de cette chambre, empreinte de la nonchalance sensuelle des peuples d'Orient. Des armes et des objets decoratifs fort anciens sont pendus aux murailles; des versets du Koran sont peints partout, meles a des fleurs et a des animaux fantastiques.

A cote, c'est le haremlike, comme nous disons en turc, l'appartement des femmes. Il est vide; lui aussi, il attend Aziyade, qui devrait etre deja pres de moi, si elle avait tenu sa promesse.

Une autre petite chambre, aupres de la mienne, est vide egalement: c'est celle de Samuel, qui est alle me chercher a Salonique des nouvelles de la jeune femme aux yeux verts. Et, pas plus qu'elle, il ne parait revenir.

Si pourtant elle ne venait pas, mon Dieu, un de ces jours une autre prendrait sa place. Mais l'effet produit serait fort different. Je l'aimais presque, et c'est pour elle que je me suis fait Turc.

XXVI

A LOTI, DE SA SOEUR

Brightbury …, 1876.

Frere cheri,

Depuis hier, je traine le desespoir dans lequel m'a mise ta lettre … Tu veux disparaitre!… Un jour, peut-etre prochain, ou notre bien-aimee mere nous quittera, tu veux disparaitre, m'abandonner pour toujours. Table rase de tous nos souvenirs, engloutissement de notre passe,—la vieille case de Brightbury vendue, les objets cheris disperses,—et toi qui ne seras pas mort …! qui seras la quelque part a vegeter sous la griffe de Satan, quelque part ou je ne saurai pas, mais ou je sentirai que tu vieillis et que tu souffres!… Que Dieu plutot te fasse mourir! Alors, je te pleurerai; alors, je saurai qu'il faut ainsi que le vide se fasse, j'accepterai, je souffrirai, je courberai la tete.

Ce que tu dis me revolte et me fait saigner la chair. Tu le ferais donc, puisque tu le dis; tu le ferais d'un visage froid, d'un coeur sec, puisque tu te persuades suivre un fil fatal et maudit, puisque je ne suis plus rien dans ton existence … Ta vie est ma vie, il y a un recoin de moi-meme ou personne n'est … c'est ta place a toi, et quand tu me quitteras, elle sera vide et me brulera.

J'ai perdu mon frere, je suis prevenue—affaire de temps, de quelques mois peut-etre,—il est perdu pour le temps, et l'eternite, deja mort de mille morts. Et tout s'effondre, et tout se brise. Le voila, l'enfant cheri qui plonge dans un abime sans fond,—l'abime des abimes! Il souffre, l'air lui manque, la lumiere, le soleil; mais il est sans force; ses yeux restent attaches au fond, a ses pieds; il ne releve plus sa tete, il ne peut plus, le prince des tenebres le lui defend … Quelquefois pourtant il veut resister. Il entend une voix lointaine, celle qui a berce son enfance; mais le prince lui dit: " Mensonge, vanite, folie! " et le pauvre enfant, lie, garrotte, au fond de son abime, sanglant, eperdu, ayant appris de son maitre a appeler le bien mal, et le mal bien, que fait-il?… il sourit.

Rien ne me surprend de ta pauvre ame travaillee et chargee, meme pas le sourire moqueur de Satan … il le fallait bien!

Tu l'as meme perdue, pauvre frere, cette soif d'honnetete dont tu me parlais. Tu ne la veux plus cette petite compagne douce et modeste, fraiche, tendre et jolie, aimable, la mere de petits enfants que tu aurais aimes. Je la voyais, la, dans le vieux salon, assise sous les vieux portraits …

Un vent plein de corruption a passe la-dessus. Ce frere dont le coeur ne peut pourtant pas vivre sans affections, qui en a faim et soif, il n'en veut plus, d'affections pures; il vieillira, mais personne ne sera la pour le cherir et egayer son front. Ses maitresses se riront de lui, on ne peut leur en demander davantage; et alors, abandonne, desespere … alors, il mourra!

Plus tu es malheureux, trouble, ballotte, confiant, plus je t'aime. Ah! mon bien-aime frere, mon cheri, si tu voulais revenir a la vie! si Dieu voulait! si tu voyais la desolation de mon coeur, si tu sentais la chaleur de mes prieres!…

Mais la peur, l'ennui de la conversion, les terreurs blafardes de la vie chretienne … La conversion, quel mot ignoble!… Des sermons ennuyeux, des gens absurdes, un methodisme maussade, une austerite sans couleur, sans rayons, de grands mots, le patois de Chanaan!… Est-ce tout cela qui peut te seduire? Tout cela, vois-tu, n'est pas Jesus, et le Jesus que tu crois n'est pas le maitre radieux que je connais et que j'adore. De celui-la, tu n'auras ni peur, ni ennui, ni eloignement. Tu souffres etrangement, tu brules de douleur … il pleurera avec toi.

Je prie a toute heure, bien-aime; jamais ta pensee ne m'avait tant rempli le coeur … Ne serait-ce que dans dix ans, dans vingt ans, je sais que tu croiras un jour. Peut-etre ne le saurai-je jamais,— peut-etre mourrai-je bientot,—mais j'espererai et je prierai toujours!

Je pense que j'ecris beaucoup trop. Tant de pages! c'est dur a lire! Mon bien-aime a commence a hausser les epaules. Viendra-t-il un jour ou il ne me lira plus?…

XXVII

—Vieux Kairoullah, dis-je, amene-moi des femmes!

Le vieux Kairoullah etait assis devant moi par terre. Il etait ramasse sur lui-meme, comme un insecte malfaisant et immonde; son crane chauve et pointu luisait a la lueur de ma lampe.

Il etait huit heures, une nuit d'hiver, et le quartier d'Eyoub etait aussi noir et silencieux qu'un tombeau.

Le vieux Kairoullah avait un fils de douze ans nomme Joseph, beau comme un ange, et qu'il elevait avec adoration. Ce detail a part, il etait le plus accompli des miserables. Il exercait tous les metiers tenebreux du vieux juif declasse de Stamboul, un surtout pour lequel il traitait avec le Yuzbachi Suleiman, et plusieurs de mes amis musulmans.

Il etait cependant admis et tolere partout, par cette raison que, depuis de longues annees on s'etait habitue a le voir. Quand on le rencontrait dans la rue, on disait: " Bonjour, Kairoullah! " et on touchait meme le bout de ses grands doigts velus.

Le vieux Kairoullah reflechit longuement a ma demande et repondit:

—Monsieur Marketo, dans ce moment-ci les femmes coutent tres cher. Mais, ajouta-t-il, il est des distractions moins couteuses, que je puis ce soir meme vous offrir, monsieur Marketo … Un peu de musique, par exemple, vous sera agreable sans doute …

Sur cette phrase enigmatique, il alluma sa lanterne, mit sa pelisse, ses socques, et disparut.

Une demi-heure apres, la portiere de ma chambre se soulevait pour donner passage a six jeunes garcons israelites, vetus de robes fourrees, rouges, bleues, vertes et orange. Kairoullah les accompagnait avec un autre vieillard plus hideux que lui-meme, et tout ce monde s'assit a terre avec force reverences, tandis que je restais aussi impassible et immobile qu'une idole egyptienne.

Ces enfants portaient de petites harpes dorees sur lesquelles ils se mirent a promener leurs doigts charges de bagues de clinquant. Il en resulta une musique originale que j'ecoutai quelques minutes en silence.

—Comment vous plaisent, monsieur Marketo, me dit le vieux Kairoullah en se penchant a mon oreille.

J'avais deja compris la situation et je ne manifestai aucune surprise; j'eus seulement la curiosite de pousser plus loin cette etude d'abjection humaine.

—Vieux Kairoullah, dis-je, ton fils est plus beau qu'eux …

Le vieux Kairoullah reflechit un instant et repondit:

—Monsieur Marketo, nous pourrons recauser demain …

… Quand j'eus chasse tout ce monde comme une troupe de betes galeuses, je vis de nouveau paraitre la tete allongee du vieux Kairoullah, soulevant sans bruit la draperie de ma porte.

—Monsieur Marketo, dit-il, ayez pitie de moi! Je demeure tres loin et on croit que j'ai de l'or. Mieux vaudrait me tuer de votre main que me mettre a la porte a pareille heure. Laissez-moi dormir dans un coin de votre maison, et, avant le jour, je vous jure de partir.

Je manquai de courage pour mettre dehors ce vieillard, qui y fut mort de froid et de peur, en admettant qu'on ne l'eut point assassine. Je me contentai de lui assigner un coin de ma maison, ou il resta accroupi toute une nuit glaciale, pelotonne comme un vieux cloporte dans sa pelisse rapee. Je l'entendais trembler; une toux profonde sortait de sa poitrine comme un rale; et j'en eus tant de pitie, que je me levai encore pour lui jeter un tapis qui lui servit de couverture.

Des que le ciel parut blanchir, je lui donnai l'ordre de disparaitre, avec le conseil de ne point repasser le seuil de ma porte, et de ne se retrouver meme jamais nulle part sur mon chemin.

* * * * *

3

EYOUB A DEUX

I

Eyoub, le 4 decembre 1876.

On m'avait dit: " Elle est arrivee! "—et depuis deux jours, je vivais dans la fievre de l'attente.

—Ce soir, avait dit Kadidja (la vieille negresse qui, a Salonique, accompagnait la nuit Aziyade dans sa barque et risquait sa vie pour sa maitresse), ce soir, un caique l'amenera a l'echelle d'Eyoub, devant ta maison.

Et j'attendais la depuis trois heures.

La journee avait ete belle et lumineuse; le va-et-vient de la Corne d'or avait une activite inusitee; a la tombee du jour, des milliers de caiques abordaient a l'echelle d'Eyoub, ramenant dans leur quartier tranquille les Turcs que leurs affaires avaient appeles dans les centres populeux de Constantinople, a Galata ou au grand bazar.

On commencait a me connaitre a Eyoub, et a dire:

—Bonsoir, Arif; qu'attendez-vous donc ainsi?

On savait bien que je ne pouvais pas m'appeler Arif, et que j'etais un chretien venu d'Occident; mais ma fantaisie orientale ne portait plus ombrage a personne, et on me donnait quand meme ce nom que j'avais choisi.

II

Portia! flambeau du ciel! Portia! ta main, c'est moi!

(ALFRED DE MUSSET, Portia.)

Le soleil etait couche depuis deux heures quand un dernier caique s'avanca seul, parti d'Azar-Kapou; Samuel etait aux avirons; une femme voilee etait assise a l'arriere sur des coussins. Je vis que c'etait elle.

Quand ils arriverent, la place de la mosquee etait devenue deserte, et la nuit froide.

Je pris sa main sans mot dire, et l'entrainai en courant vers ma maison, oubliant le pauvre Samuel, qui resta dehors …

Et, quand le reve impossible fut accompli, quand elle fut la, dans cette chambre preparee pour elle, seule avec moi, derriere deux portes garnies de fer, je ne sus que me laisser tomber pres d'elle, embrassant ses genoux. Je sentis que je l'avais follement desiree: j'etais comme aneanti.

Alors j'entendis sa voix. Pour la premiere fois, elle parlait et je comprenais,—ravissement encore inconnu!—Et je ne trouvais plus un seul mot de cette langue turque que j'avais apprise pour elle; je lui repondais dans la vieille langue anglaise des choses incoherentes que je n'entendais meme plus!

Severim seni, Lotim! (Je t'aime, Loti, disait-elle, je t'aime!)

On me les avait dits avant Aziyade, ces mots eternels; mais cette douce musique de l'amour frappait pour la premiere fois mes oreilles en langue turque. Delicieuse musique que j'avais oubliee, est-ce bien possible que je l'entende encore partir avec tant d'ivresse du fond d'un coeur pur de jeune femme; tellement, qu'il me semble ne l'avoir entendue jamais; tellement qu'elle vibre comme un chant du ciel dans mon ame blasee …

Alors, je la soulevai dans mes bras, je placai sa tete sous un rayon de lumiere pour la regarder, et je lui dis comme Romeo:

—Repete encore! redis-le!

Et je commencais a lui dire beaucoup de choses qu'elle devait comprendre; la parole me revenait avec les mots turcs, et je lui posais une foule de questions en lui disant:

—Reponds-moi!

Elle, elle me regardait avec extase, mais je voyais que sa tete n'y etait plus, et que je parlais dans le vide.

—Aziyade, dis-je, tu ne m'entends pas?

—Non, repondit-elle.

Et elle me dit d'une voix grave ces mots doux et sauvages:

—Je voudrais manger les paroles de ta bouche! Senin laf yemek isterim! (Loti! je voudrais manger le son de ta voix!)

III

Eyoub, decembre 1876.

Aziyade parle peu; elle sourit souvent, mais ne rit jamais; son pas ne fait aucun bruit; ses mouvements sont souples, ondoyants, tranquilles, et ne s'entendent pas. C'est bien la cette petite personne mysterieuse, qui le plus souvent s'evanouit quand parait le jour, et que la nuit ramene ensuite, a l'heure des djinns et des fantomes.

Elle tient un peu de la vision, et il semble qu'elle illumine les lieux par lesquels elle passe. On cherche des rayons autour de sa tete enfantine et serieuse, et on en trouve en effet, quand la lumiere tombe sur certains petits cheveux impalpables, rebelles a toutes les coiffures, qui entourent delicieusement ses joues et son front.

Elle considere comme tres inconvenants ces petits cheveux, et passe chaque matin une heure en efforts tout a fait sans succes pour les aplatir. Ce travail et celui qui consiste a teindre ses ongles en rouge orange sont ses deux principales occupations.

Elle est paresseuse, comme toutes les femmes elevees en Turquie; cependant elle sait broder, faire de l'eau de rose et ecrire son nom. Elle l'ecrit partout sur les murs, avec autant de serieux que s'il s'agissait d'une operation d'importance, et epointe tous mes crayons a ce travail.

Aziyade me communique ses pensees plus avec ses yeux qu'avec sa bouche; son expression est etonnamment changeante et mobile. Elle est si forte en pantomime du regard, qu'elle pourrait parler beaucoup plus rarement encore ou meme s'en dispenser tout a fait.

Il lui arrive souvent de repondre a certaines situations en chantant des passages de quelques chansons turques, et ce mode de citations, qui serait insipide chez une femme europeenne, a chez elle un singulier charme oriental.

Sa voix est grave, bien que tres jeune et fraiche; elle la prend du reste toujours dans ses notes basses, et les aspirations de la langue turque la font un peu rauque quelquefois.

Aziyade est agee de dix-huit ou dix-neuf ans. Elle est capable de prendre elle-meme et brusquement des resolutions extremes, et de les suivre apres, coute que coute, jusqu'a la mort.

IV

Autrefois a Salonique, quand il fallait risquer la vie de Samuel et la mienne pour passer aupres d'elle seulement une heure, j'avais fait ce reve insense: habiter avec elle, quelque part en Orient, dans un recoin ignore, ou le pauvre Samuel aussi viendrait avec nous. J'ai realise a peu pres ce reve, contraire a toutes les idees musulmanes, impossible a tous egards.

Constantinople etait le seul endroit ou pareille chose put etre tentee; c'est le vrai desert d'hommes dont Paris etait autrefois le type, un assemblage de plusieurs grandes villes ou chacun vit a sa guise et sans controle,—ou l'on peut mener de front plusieurs personnalites differentes,—Loti, Arif et Marketo.

… Laissons souffler le vent d'hiver; laissons les rafales de decembre ebranler les ferrures de notre porte et les grilles de nos fenetres. Proteges par de lourds verrous de fer, par tout un arsenal d'armes chargees,—par l'inviolabilite du domicile turc,—assis devant le brasero de cuivre … petite Aziyade, qu'on est bien chez nous!

V

LOTI A SA SOEUR, A BRIGHBURY

Chere petite soeur,

J'ai ete dur et ingrat de ne pas t'ecrire plus tot. Je t'ai fait beaucoup de mal, tu le dis, et je le crois. Malheureusement, tout ce que j'ai ecrit, je le pensais, et je le pense encore; je ne puis rien maintenant contre ce mal que je t'ai fait; j'ai eu tort seulement de te laisser voir au fond de mon coeur, mais tu l'avais voulu.

Je crois que tu m'aimes; tes lettres me le prouveraient a defaut d'autres preuves. Moi aussi, je t'aime, tu le sais.

Il faudrait m'interesser a quelque chose, dis-tu? a quelque chose de bon et d'honnete, et le prendre a coeur. Mais j'ai ma pauvre chere vieille mere; elle est aujourd'hui un but dans ma vie, le but que je me suis donne a moi-meme. Pour elle, je me compose une certaine gaiete, un certain courage: pour elle, je maintiens le cote positif et raisonnable de mon existence, je reste Loti, officier de marine.

Je suis de ton avis, je ne connais pas de chose plus repoussante qu'un vieux debauche qui s'en va de fatigue et d'usure, et qu'on abandonne. Mais je ne serai point cet objet-la: quand je ne serai plus bien portant, ni jeune, ni aime, c'est alors que je disparaitrai.

Seulement, tu ne m'as pas compris: quand j'aurai disparu, je serai mort.

Pour vous, pour toi, a mon retour, je ferai un supreme effort. Quand je serai au milieu de vous, mes idees changeront; si vous me choisissez une jeune fille que vous aimiez, je tacherai de l'aimer, et de me fixer, pour l'amour de vous, dans cette affection-la.

Puisque je t'ai parle d'Aziyade, je puis bien te dire qu'elle est arrivee.—Elle m'aime de toute son ame, et ne pense pas que je puisse me decider a la quitter jamais.—Samuel est revenu aussi; tous deux m'entourent de tant d'amour, que j'oublie le passe et les ingrats,—un peu aussi les absents …

VI

Peu a peu, de modeste qu'elle etait, la maison d'Arif-Effendi est devenue luxueuse: des tapis de Perse, des portieres de Smyrne, des faiences, des armes. Tous ces objets sont venus un par un, non sans peine, et ce mode de recrutement leur donne plus de charme.

La roulette a fourni des tentures de satin bleu brode de roses rouges, defroques du serail; et les murailles, qui jadis etaient nues, sont aujourd'hui tapissees de soie. Ce luxe, cache dans une masure isolee, semble une vision fantastique.

Aziyade aussi apporte chaque soir quelque objet nouveau; la maison d'Abeddin-Effendi est un capharnauem rempli de vieilles choses precieuses, et les femmes ont le droit, dit-elle, de faire des emprunts aux reserves de leurs maitres.

Elle reprendra tout cela quand le reve sera fini, et ce qui est a moi sera vendu.

VII

Qui me rendra ma vie d'Orient, ma vie libre et en plein air, mes longues promenades sans but, et le tapage de Stamboul?

Partir le matin de l'Atmeidan, pour aboutir la nuit a Eyoub; faire, un chapelet a la main, la tournee des mosquees; s'arreter a tous les cafedjis, aux turbes, aux mausolees, aux bains et sur les places; boire le cafe de Turquie dans les microscopiques tasses bleues a pied de cuivre; s'asseoir au soleil, et s'etourdir doucement a la fumee d'un narguilhe; causer avec les derviches ou les passants; etre soi-meme une partie de ce tableau plein de mouvement et de lumiere; etre libre, insouciant et inconnu; et penser qu'au logis la bien-aimee vous attendra le soir.

Quel charmant petit compagnon de route que mon ami Achmet, gai ou reveur, homme du peuple et poetique a l'exces, riant a tout bout de champ et devoue jusqu'a la mort!

Le tableau s'assombrit a mesure qu'on s'enfonce dans le vieux Stamboul, qu'on s'approche du saint quartier d'Eyoub et des grands cimetieres. Encore des echappees sur la nappe bleue de Marmara, les iles ou les montagnes d'Asie, mais les passants rares et les cases tristes;—un sceau de vetuste et de mystere,—et les objets exterieurs racontant les histoires farouches de la vieille Turquie.

Il est nuit close, le plus souvent, quand nous arrivons a Eyoub, apres avoir dine n'importe ou, dans quelqu'une de ces petites echoppes turques ou Achmet verifie lui-meme la proprete des ingredients et en surveille la preparation.

Nous allumons nos lanternes pour rejoindre le logis,—ce petit logis si perdu et si paisible, dont l'eloignement meme est un des charmes.

VIII

Mon ami Achmet a vingt ans, suivant le compte de son vieux pere Ibrahim; vingt-deux ans, suivant le compte de sa vieille mere Fatma; les Turcs ne savent jamais leur age. Physiquement, c'est un drole de garcon, de petite taille, bati en hercule; pour qui ne le saurait pas, sa figure maigre et bronzee ferait supposer une constitution delicate;—tout petit nez aquilin, toute petite bouche; petits yeux tour a tour pleins d'une douceur triste, ou petillants de gaiete et d'esprit. Dans l'ensemble, un attrait original.

Singulier garcon, gai comme un oiseau;—les idees les plus comiques, exprimees d'une maniere tout a fait neuve; sentiments exageres d'honnetete et d'honneur. Ne sait pas lire et passe sa vie a cheval. Le coeur ouvert comme la main: la moitie de son revenu est distribue aux vieilles mendiantes des rues. Deux chevaux qu'il loue au public composent tout son avoir.

Achmet a mis deux jours a decouvrir qui j'etais et m'a promis le secret de ce qu'il est seul a savoir, a condition d'etre a l'avenir recu dans l'intimite. Peu a peu il s'est impose comme ami, et a pris sa place au foyer. Chevalier servant d'Aziyade qu'il adore, il est jaloux pour elle, plus qu'elle, et m'epie a son service, avec l'adresse d'un vieux policier.

—Prends-moi donc pour domestique, dit-il un beau jour, au lieu de ce petit Yousouf, qui est voleur et malpropre; tu me donneras ce que tu lui donnes, si tu tiens a me donner quelque chose; je serai un peu domestique pour rire, mais je demeurerai dans ta case et cela m'amusera.

Yousouf recut le lendemain son conge et Achmet prit possession de la place.

IX

Un mois apres, d'un air embarrasse, j'offris deux medjidies de salaire a Achmet, qui est la patience meme; il entra dans une colere bleue et enfonca deux vitres qu'il fit le lendemain remplacer a ses frais. La question de ses gages se trouva reglee de cette maniere.

X

Je le vois un soir, debout dans ma chambre et frappant du pied.

Sen tchok cheytan, Loti!… Anlamadum seni! (Toi beaucoup le diable, Loti! Tu es tres malin, Loti! Je ne comprends pas qui tu es!)

Son bras agitait avec colere sa large manche blanche; sa petite tete faisait danser furieusement le gland de soie de son fez.

Il avait complote ceci avec Aziyade pour me faire rester: m'offrir la moitie de son avoir, un de ses chevaux, et je refusais en riant. Pour cela, j'etais tchok cheytan, et incomprehensible.

A dater de cette soiree, je l'ai aime sincerement.

Chere petite Aziyade! elle avait depense sa logique et ses larmes pour me retenir a Stamboul; l'instant prevu de mon depart passait comme un nuage noir sur son bonheur.

Et, quand elle eut tout epuise:

Benim djan senin, Loti. (Mon ame est a toi, Loti.) Tu es mon Dieu, mon frere, mon ami, mon amant; quand tu seras parti, ce sera fini d'Aziyade; ses yeux seront fermes, Aziyade sera morte.—Maintenant, fais ce que tu voudras, toi, tu sais!

Toi, tu sais, phrase intraduisible, qui veut dire a peu pres ceci: "Moi, je ne suis qu'une pauvre petite qui ne peux pas te comprendre; je m'incline devant ta decision, et je l'adore."

Quand tu seras parti, je m'en irai au loin sur la montagne, et je chanterai pour toi ma chanson:

    Cheytanlar , djinler,
    Kaplanlar, duchmanlar,
    Arslandar, etc…

(Les diables, les djinns, les tigres, les lions, les ennemis, passent loin de mon ami …) Et je m'en irai mourir de faim sur la montagne, en chantant ma chanson pour toi.

Suivait la chanson, chantee chaque soir d'une voix douce, chanson longue, monotone, composee sur un rythme etrange, avec les intervalles impossibles, et les finales tristes de l'Orient.

Quand j'aurai quitte Stamboul, quand je serai loin d'elle pour toujours, longtemps encore j'entendrai la nuit la chanson d'Aziyade.

XI

A LOTI, DE SA SOEUR

Brightbury, decembre 1876.

Chere frere,

Je l'ai lue, et relue, ta lettre! C'est tout ce que je puis demander pour le moment, et je puis dire comme la Sunamite voyant son fils mort: "Tout va bien!"

Ton pauvre coeur est plein de contradictions, ainsi que tous les coeurs troubles qui flottent sans boussole. Tu jettes des cris de desespoir, tu dis que tout t'echappe, tu en appelles passionnement a ma tendresse, et, quand je t'en assure moi-meme, avec passion, je trouve que tu oublies les absents, et que tu es si heureux dans ce coin de l'Orient que tu voudrais toujours voir durer cet Eden. Mais voila, moi, c'est permanent, immuable; tu le retrouveras, quand ces douces folies seront oubliees pour faire place a d'autres, et peut-etre en feras-tu plus tard plus de cas que tu ne penses.

Cher frere, tu es a moi, tu es a Dieu, tu es a nous. Je le sens, un jour, bientot peut-etre, tu reprendras courage, confiance et espoir. Tu verras combien cette erreur est douce et delicieuse, precieuse et bienfaisante. Oh! mensonge mille fois beni, que celui qui me fait vivre et me fera mourir, sans regrets, et sans frayeur! qui mene le monde depuis des siecles, qui a fait les martyrs, qui fait les grands peuples, qui change le deuil en allegresse, qui crie partout: " Amour, liberte et charite!"

………………

XII

Aujourd'hui, 10 decembre, visite au padishah.

Tout est blanc comme neige dans les cours du palais de Dolma-Bagtche, meme le sol: quai de marbre, dalles de marbre, marches de marbre; les gardes du sultan en costume ecarlate, les musiciens vetus de bleu de ciel et chamarres d'or, les laquais vert-pomme doubles de jaune-capucine tranchent en nuances crues sur cette invraisemblable blancheur.

Les acroteres et les corniches du palais servent de perchoir a des familles de goelands, de plongeons et de cigognes.

Interieurement, c'est une grande splendeur.

Les hallebardiers forment la haie dans les escaliers, immobiles sous leurs grands plumets, comme des momies dorees. Des officiers des gardes, costumes un peu comme feu Aladdim, les commandent par signes.

Le sultan est grave, pale, fatigue, affaisse.

Reception courte, profonds saluts; on se retire a reculons, courbes jusqu'a terre.

Le cafe est servi dans un grand salon donnant sur le Bosphore.

Des serviteurs a genoux vous allument des chibouks de deux metres de long a bout d'ambre, enrichis de pierreries, et dont les fourneaux reposent sur des plateaux d'argent.

Les zarfs (pieds des tasses a cafe) sont d'argent cisele, entoures de gros diamants tailles en rose, et d'une quantite de pierres precieuses.

XIII

En vain chercherait-on dans tout l'islam un epoux plus infortune que le vieil Abeddin-Effendi. Toujours absent, ce vieillard, toujours en Asie; et quatre femmes dont la plus agee a trente ans, quatre femmes qui, par extraordinaire, s'entendent comme des larrons habiles, et se gardent mutuellement le secret de leurs equipees.

Aziyade elle-meme n'est pas trop detestee, bien qu'elle soit de beaucoup la plus jeune et la plus jolie, et ses ainees ne la vendent pas.

Elle est leur egale d'ailleurs, une ceremonie dont la portee m'echappe, lui ayant donne, comme aux autres, le titre de dame et d'epouse.

XIV

Je disais a Aziyade:

—Que fais-tu chez ton maitre? A quoi passez-vous vos longues journees dans le harem?

—Moi? repondit-elle, je m'ennuie; je pense a toi, Loti; je regarde ton portrait; je touche tes cheveux, ou je m'amuse avec divers petits objets a toi, que j'emporte d'ici pour me faire societe la-bas.

Posseder les cheveux et le portrait de quelqu'un etait pour Aziyade une chose tout a fait singuliere, a laquelle elle n'eut jamais songe sans moi; c'etait une chose contraire a ses idees musulmanes, une innovation de giaour, a laquelle elle trouvait un charme mele d'une certaine frayeur.

Il avait fallu qu'elle m'aimat bien pour me permettre de prendre de ses cheveux a elle; la pensee qu'elle pouvait subitement mourir, avant qu'ils fussent repousses, et paraitre dans un autre monde avec une grosse meche coupee tout ras par un infidele, cette pensee la faisait fremir.

—Mais, lui dis-je encore, avant mon arrivee en Turquie, que faisais-tu, Aziyade?

—Dans ce temps-la, Loti, j'etais presque une petite fille. Quand pour la premiere fois je t'ai vu, il n'y avait pas dix lunes que j'etais dans le harem d'Abeddin, et je ne m'ennuyais pas encore. Je me tenais dans mon appartement, assise sur mon divan, a fumer des cigarettes, ou du hachisch, a jouer aux cartes avec ma servante Emineh, ou a ecouter des histoires tres droles du pays des hommes noirs, que Kadidja sait raconter parfaitement.

"Fenzile-hanum m'apprenait a broder, et puis nous avions les visites a rendre et a recevoir avec les dames des autres harems.

"Nous avions aussi notre service a faire aupres de notre maitre, et enfin la voiture pour nous promener. Le carrosse de notre mari nous appartient en propre un jour a chacune: mais nous aimons mieux nous arranger pour sortir ensemble et faire de compagnie nos promenades.

"Nous nous entendons relativement fort bien.

"Fenzile-hanum, qui m'aime beaucoup, est la dame la plus agee et la plus considerable du harem. Besme est colere, et entre quelquefois dans de grands emportements, mais elle est facile a calmer et cela ne dure pas. Aiche est la plus mauvaise de nous quatre; mais elle a besoin de tout le monde et fait la patte de velours parce qu'elle est aussi la plus coupable. Elle a eu l'audace, une fois, d'amener son amant dans son appartement!…

Cela avait ete bien souvent mon reve aussi, de penetrer une fois dans l'appartement d'Aziyade, pour avoir seulement une idee du lieu ou ma bien-aimee passait son existence. Nous avions beaucoup discute ce projet, au sujet duquel Fenzile-hanum avait meme ete consultee; mais nous ne l'avions pas mis a execution, et plus je suis au courant des coutumes de Turquie, plus je reconnais que l'entreprise eut ete folle.

—Notre harem, concluait Aziyade, est repute partout comme un modele, pour notre patience mutuelle et le bon accord qui regne entre nous.

—Triste modele en tout cas!

Y en a-t-il a Stamboul beaucoup comme celui-la?

Le mal y est entre d'abord par l'intermediaire de la jolie Aiche-hanum. La contagion a fait en deux ans des progres si rapides, que la maison de ce vieillard n'est plus qu'un foyer d'intrigues ou tous les serviteurs sont subornes. Cette grande cage si bien grillee et d'un si severe aspect, est devenue une sorte de boite a trucs, avec portes secretes et escaliers derobes; les oiseaux prisonniers en peuvent impunement sortir, et prennent leur volee dans toutes les directions du ciel.

XV

Stamboul, 25 decembre 1876.

Une belle nuit de Noel, bien claire, bien etoilee, bien froide.

A onze heures, je debarque du Deerhound au pied de la vieille mosquee de
Foundoucli, dont le croissant brille au clair de lune.

Achmet est la qui m'attend, et nous commencons aux lanternes l'ascension de Pera, par les rues biscornues des quartiers turcs.

Grande emotion parmi les chiens. On croirait circuler dans un conte fantastique illustre par Gustave Dore.

J'etais convie la-haut dans la ville europeenne, a une fete de Christmas, pareille a celles qui se celebrent a la meme date dans tous les coins de la patrie.

Helas! les nuits de Noel de mon enfance … quel doux souvenir j'en garde encore!…

XVI

LOTI A PLUMKETT

Eyoub, 27 septembre 1876.

Cher Plumkett,

Voila cette pauvre Turquie qui proclame sa constitution! Ou allons-nous? je vous le demande; et dans quel siecle avons-nous recu le jour? Un sultan constitutionnel, cela deroute toutes les idees qu'on m'avait inculquees sur l'espece.

A Eyoub, on est consterne de cet evenement; tous les bons musulmans pensent qu'Allah les abandonne, et que le padishah perd l'esprit. Moi qui considere comme faceties toutes les choses serieuses, la politique surtout, je me dis seulement qu'au point de vue de son originalite, la Turquie perdra beaucoup a l'application de ce nouveau systeme.

J'etais assis aujourd'hui avec quelques derviches dans le kiosque funeraire de Soliman le Magnifique. Nous faisions un peu de politique, tout en commentant le Koran, et nous disions que, ni ce grand souverain qui fit etrangler en sa presence son fils Mustapha, ni son epouse Roxelane qui inventa les nez en trompette, n'eussent admis la Constitution; la Turquie sera perdue par le regime parlementaire, cela est hors de doute.

XVII

Stamboul, 27 septembre.

7 Zi-il-iddje 1293 de l'hegire.

J'etais entre, pour laisser passer une averse, dans un cafe turc pres de la mosquee de Bayazid.

Rien que de vieux turbans dans ce cafe, et de vieilles barbes blanches. Des vieillards (des hadj-baba) etaient assis, occupes a lire les feuilles publiques, ou a regarder a travers les vitres enfumees les passants qui couraient sous la pluie. Des dames turques, surprises par l'ondee, fuyaient de toute la vitesse que leur permettaient leurs babouches et leurs socques a patins. C'etait dans la rue une grande confusion et dans le public, une grande bousculade; l'eau tombait a torrents.

J'examinai les vieillards qui m'entouraient: leurs costumes indiquaient la recherche minutieuse des modes du bon vieux temps; tout ce qu'ils portaient etait eski, jusqu'a leurs grandes lunettes d'argent, jusqu'aux lignes de leurs vieux profils. Eski, mot prononce avec veneration, qui veut dire antique, et qui s'applique en Turquie aussi bien a de vieilles coutumes qu'a de vieilles formes de vetement ou a de vieilles etoffes. Les Turcs ont l'amour du passe, l'amour de l'immobilite et de la stagnation.

On entendit tout a coup le bruit du canon, une salve d'artillerie partie du Seraskierat; les vieillards echangerent des signes d'intelligence et des sourires ironiques.

—Salut a la constitution de Midhat-pacha, dit l'un d'eux en s'inclinant d'un air de moquerie.

—Des deputes! une charte! marmottait un autre vieux turban vert; les khalifes du temps jadis n'avaient point besoin des representations du peuple.

Voi, voi, voi, Allah!… et nos femmes ne couraient point en voile de gaze; et les croyants disaient plus regulierement leurs prieres; et les Moscow avaient moins d'insolence!

Cette salve d'artillerie annoncait aux musulmans que le padishah leur octroyait une constitution, plus large et plus liberale que toutes les constitutions europeennes; et ces vieux Turcs accueillaient tres froidement ce cadeau de leur souverain.

Cet evenement, qu'Ignatief avait retarde de tout son pouvoir, etait attendu depuis longtemps; on put, a dater de ce jour, considerer la guerre comme tacitement declaree entre la Porte et le czar, et le sultan poussa ses armements avec ardeur.

Il etait sept heures et demie a la turque (environ midi). La promulgation avait lieu a Top-Kapou (la Sublime Porte), et j'y courus sous ce deluge.

Les vizirs, les pachas, les generaux, tous les fonctionnaires, toutes les autorites, en grand costume tous, et chamarres de dorures, etaient parques sur la grande place de Top-Kapou, ou etaient reunies les musiques de la cour.

Le ciel etait noir et tourmente; pluie et grele tombaient abondamment et inondaient tout ce monde. Sous ces cataractes, on donnait au peuple lecture de la charte, et les vieilles murailles crenelees du serail, qui fermaient le tableau, semblaient s'etonner beaucoup d'entendre proferer en plein Stamboul ces paroles subversives.

Des cris, des vivats et des fanfares terminerent cette singuliere ceremonie, et tous les assistants, trempes jusqu'aux os, se disperserent tumultueusement.

A la meme heure, a l'autre bout de Constantinople, au palais de l'Amiraute, s'etaient reunis les membres de la conference internationale.

C'etait un effet combine a dessein: les salves devaient se faire entendre au milieu du discours de Safvet-pacha aux plenipotentiaires, et l'aider dans sa peroraison.

XVIII

    — L'Orient ! l'Orient ! qu'y voyez-vous, poetes ?
    Tournez vers l'Orient vos esprits et vos yeux !
    " Helas ! ont repondu leurs voix longtemps muettes,
    Nous voyons bien la-bas un jour mysterieux !

………………

C'est peut-etre le soir qu'on prend pour une aurore "

………………

(VICTOR HUGO, Chants du crepuscule.)

Je n'oublierai jamais l'aspect qu'avait pris, cette nuit-la, la grande place du Seraskierat, esplanade immense sur la hauteur centrale de Stamboul, d'ou, par-dessus les jardins du serail, le regard s'etend dans le lointain jusqu'aux montagnes d'Asie. Les portiques arabes, la haute tour aux formes bizarres etaient illumines comme aux soirs de grandes fetes. Le deluge de la journee avait fait de ce lieu un vrai lac ou se refletaient toutes ces lignes de feux; autour du vaste horizon surgissaient dans le ciel les domes des mosquees et les minarets aigus, longues tiges surmontees d'aeriennes couronnes de lumieres.

Un silence de mort regnait sur cette place; c'etait un vrai desert.

Le ciel clair, balaye par un vent qu'on ne sentait pas, etait traverse par deux bandes de nuages noirs, au-dessus desquels la lune etait venue plaquer son croissant bleuatre. C'etait un de ces aspects a part que semble prendre la nature dans ces moments ou va se consommer quelque grand evenement de l'histoire des peuples.

Un grand bruit se fit entendre, bruit de pas et de voix humaines; une bande de softas entrait par les portiques du centre, portant des lanternes et des bannieres; ils criaient: " Vive le sultan! vive Midhat-pacha! vive la constitution! vive la guerre! " Ces hommes etaient comme enivres de se croire libres; et, seuls, quelques vieux Turcs qui se souvenaient du passe haussaient les epaules en regardant courir ces foules exaltees.

—Allons saluer Midhat-pacha, s'ecrierent les softas.

Et ils prirent a gauche, par de petites rues solitaires, pour se rendre a l'habitation modeste de ce grand vizir, alors si puissant, qui devait, quelques semaines apres, partir pour l'exil.

Au nombre d'environ deux mille, les softas s'en allerent ensemble prier dans la grande mosquee (la Suleimanieh) et de la passerent la Corne d'or, pour aller, a Dolma-Bagtche, acclamer Abd-ul-Hamid.

Devant les grilles du palais, des deputations de tous les corps, et une grande masse confuse d'hommes s'etaient reunis spontanement dans le but de faire au souverain constitutionnel une ovation enthousiaste.

Ces bandes revinrent a Stamboul par la grande rue de Pera, acclamant sur leur passage lord Salisbury (qui devait bientot devenir si impopulaire), l'ambassade britannique et celle de France.

—Nos ancetres, disaient les hodjas haranguant la foule, nos ancetres, qui n'etaient que quelques centaines d'hommes, ont conquis ce pays, il y a quatre siecles! Nous qui sommes plusieurs centaines de mille, le laisserons-nous envahir par l'etranger? Mourons tous, musulmans et chretiens, mourons pour la patrie ottomane, plutot que d'accepter des conditions deshonorantes …

XIX

La mosquee du sultan Mehmed-fatih (Mehmed le conquerant) nous voit souvent assis, Achmet et moi, devant ses grands portiques de pierres grises, etendus tous deux au soleil et sans souci de la vie, poursuivant quelque reve indecis, intraduisible en aucune langue humaine.

La place de Mehmed-fatih occupe, tout en haut du vieux Stamboul, de grands espaces ou circulent des promeneurs en cafetans de cachemire, coiffes de larges turbans blancs. La mosquee qui s'eleve au centre est une des plus vastes de Constantinople et aussi une des plus venerees.

L'immense place est entouree de murailles mysterieuses, que surmontent des files de domes de pierres, semblables a des alignements de ruches d'abeilles; ce sont des demeures de softas, ou les infideles ne sont point admis.

Ce quartier est le centre d'un mouvement tout oriental; les chameaux le traversent de leur pas tranquille en faisant tinter leurs clochettes monotones; les derviches viennent s'y asseoir pour deviser des choses saintes, et rien n'y est encore arrive d'Occident.

XX

Pres de cette place est une rue sombre et sans passants, ou pousse l'herbe verte et la mousse. La est la demeure d'Aziyade; la est le secret du charme de ce lieu. Les longues journees ou je suis prive de sa presence, je les passe la, moins loin d'elle, ignore de tous et a l'abri de tous les soupcons.

XXI

Aziyade est plus souvent silencieuse, et ses yeux sont plus tristes.

—Qu'as-tu, Loti, dit-elle, et pourquoi es-tu toujours sombre? C'est a moi de l'etre, puisque, quand tu seras parti, je vais mourir.

Et elle fixa ses yeux sur les miens avec tant de penetration et de persistance, que je detournai la tete sous ce regard.

—Moi, dis-je, ma cherie! Je ne me plains de rien quand tu es la, et je suis plus heureux qu'un roi.

—En effet, qui est plus aime que toi, Loti? et qui pourrais-tu bien envier? Envierais-tu meme le sultan?

Cela est vrai, le sultan, l'homme qui, pour les Ottomans, doit jouir de la plus grande somme du bonheur sur la terre, n'est pas l'homme que je puis envier; il est fatigue et vieilli et, de plus il est constitutionnel.

—Je pense, Aziyade, dis-je, que le padishah donnerait tout ce qu'il possede,—meme son emeraude qui est aussi large qu'une main, meme sa charte et son parlement,—pour avoir ma liberte et ma jeunesse.

J'avais envie de dire: " Pour t'avoir, toi!… " mais le padishah ferait sans doute bien peu de cas d'une jeune femme, si charmante qu'elle fut, et j'eus peur surtout de prononcer une rengaine d'opera-comique. Mon costume y pretait d'ailleurs: une glace m'envoyait une image deplaisante de moi-meme, et je me faisais l'effet d'un jeune tenor, pret a entonner un morceau d'Auber.

C'est ainsi que, par moments, je ne reussis plus a me prendre au serieux dans mon role turc; Loti passe le bout de l'oreille sous le turban d'Arif, et je retombe sottement sur moi-meme, impression maussade et insupportable.

XXII

J'ai ete difficile et fier pour tout ce qui porte levite ou chapeau noir; personne n'etait pour moi assez brillant ni assez grand seigneur; j'ai beaucoup meprise mes egaux et choisi mes amis parmi les plus raffines. Ici, je suis devenu homme du peuple, et citoyen d'Eyoub; je m'accommode de la vie modeste des bateliers et des pecheurs, meme de leur societe et de leurs plaisirs.

Au cafe turc, chez le cafedji Suleiman, on elargit le cercle autour du feu, quand j'arrive le soir, avec Samuel et Achmet. Je donne la main a tous les assistants, et je m'assieds pour ecouter le conteur des veillees d'hiver (les longues histoires qui durent huit jours, et ou figurent les djinns et les genies). Les heures passent la sans fatigue et sans remords; je me trouve a l'aise au milieu d'eux, et nullement depayse.

Arif et Loti etant deux personnages tres differents, il suffirait, le jour du depart du Deerhound, qu'Arif restat dans sa maison; personne sans doute ne viendrait l'y chercher; seulement, Loti aurait disparu, et disparu pour toujours.

Cette idee, qui est d'Aziyade, se presente a mon esprit par instants sous des aspects etrangement admissibles.

Rester pres d'elle, non plus a Stamboul, mais dans quelque village turc au bord de la mer; vivre, au soleil et au grand air, de la vie saine des hommes du peuple; vivre au jour le jour, sans creanciers et sans souci de l'avenir! Je suis plus fait pour cette vie que pour la mienne; j'ai horreur de tout travail qui n'est pas du corps et des muscles; horreur de toute science; haine de tous les devoirs conventionnels, de toutes les obligations sociales de nos pays d'Occident.

Etre batelier en veste doree, quelque part au sud de la Turquie, la ou le ciel est toujours pur et le soleil toujours chaud …

Ce serait possible, apres tout, et je serais la moins malheureux qu'ailleurs.

—Je te jure, Aziyade, dis-je, que je laisserais tout sans regret, ma position, mon nom et mon pays. Mes amis … je n'en ai pas et je m'en moque! Mais, vois-tu, j'ai une vieille mere.

Aziyade ne dit plus rien pour me retenir, bien qu'elle ait compris peut-etre que cela ne serait pas tout a fait impossible; mais elle sent par intuition ce que cela doit etre qu'une vieille mere, elle, la pauvre petite qui n'en a jamais eu; et les idees qu'elle a sur la generosite et le sacrifice ont plus de prix chez elle que chez d'autres, parce qu'elles lui sont venues toutes seules, et que personne ne s'est inquiete de les lui donner.

XXIII

DE PLUMKETT A LOTI

Liverpool, 1876.

Mon cher Loti,

Figaro etait un homme de genie: il riait si souvent, qu'il n'avait jamais le temps de pleurer.—Sa devise est la meilleure de toutes, et je le sais si bien, que je m'efforce de la mettre en pratique et y arrive tant bien que mal.

Malheureusement, il m'est fort difficile de rester trop longtemps le meme individu. Trop souvent, la gaiete de Figaro m'abandonne, et c'est alors Jeremie, prophete de malheur, ou David, auguste desespere sur lequel la main celeste s'est appesantie, qui s'empare de moi et me possede. Je ne parle pas, je crie, je rugis! Je n'ecris pas, je ne pourrais que briser ma plume et renverser mon encrier. Je me promene a grands pas en montrant le poing a un etre imaginaire, a un bouc emissaire ideal, auquel je rapporte toutes mes douleurs; je commets toutes les extravagances possibles: je me livre a huis clos aux actes les plus insenses, apres quoi, soulage ou plutot fatigue, je me calme et deviens raisonnable.

Vous allez me repeter encore que je suis un drole de type; un fou, que sais-je? a quoi je repondrai: " Oui mais bien moins que vous ne croyez. Bien moins que vous, par exemple."

Avant de porter un jugement sur moi, encore faudrait-il me connaitre, me comprendre un peu et savoir quelles circonstances ont pu faire d'un individu, ne raisonnable, le drole de type que je suis. Nous sommes, voyez-vous, le produit de deux facteurs qui sont nos dispositions hereditaires, ou l'enjeu que nous apportons en paraissant sur la scene de la vie, et les circonstances qui nous modifient et nous faconnent, comme une matiere plastique qui prend et garde les empreintes de tout ce qui l'a touchee.—Les circonstances, pour moi, n'ont ete que douloureuses; j'ai ete, pour me servir de l'expression consacree, forme a l'ecole du malheur:—tout ce que je sais, je l'ai appris a mes depens; aussi je le sais bien; c'est pourquoi je l'exprime parfois d'une maniere un peu tranchante. Si j'ai l'air parfois de dogmatiser, c'est que j'ai la pretention, moi qui ai souffert beaucoup, d'en savoir plus que ceux qui ont moins souffert que moi, et de parler mieux qu'ils ne le pourraient faire en connaissance de cause.

Pour moi, il n'y a pas d'espoir en ce monde et je n'ai pas cette consolation de ceux qu'une foi ardente rend forts au milieu des luttes de la vie, et confiants dans la justice supreme du createur.

Et, pourtant, je vis sans blasphemer.

Ai-je pu, au milieu de froissements continuels, conserver les illusions, l'enthousiasme et la fraicheur morale de la jeunesse? Non, vous le savez bien; j'ai renonce aux plaisirs de mon age, qui ne sont deja plus de mon gout, j'ai perdu l'aspect et les allures d'un jeune homme, et je vis desormais sans but comme sans espoir … Est-ce a dire pourtant que j'en sois reduit au meme point que vous, degoute de tout, niant tout ce qui est bon, niant la vertu, niant l'amitie, niant tout ce qui peut nous rendre superieurs a la brute? Entendons-nous, mon ami; sur ces points, je pense tout autrement que vous. J'avoue que, malgre mon experience des choses de ce monde (puissiez-vous n'en jamais acquerir une pareille, il en coute trop cher!), je crois encore a tout cela, et a bien d'autres choses encore.

A Londres, Georges m'a fait lire la lettre qu'il venait de recevoir de vous.

Vous la commencez gentiment par le recit, circonstancie et agremente de descriptions, d'une amourette a la turque. Nous vous suivons, Georges et moi, a travers les meandres fantasmagoriques d'une grande fourmiliere orientale. Nous restons la bouche beante en face des tableaux que vous nous tracez; je songe a vos trois poignards, comme je songeais au bouclier d'Achille, si minutieusement chante par Homere! Et puis enfin, peut-etre parce que vous avez recu un grain de poussiere dans l'oeil, peut-etre parce que votre lampe s'est mise a fumer comme vous acheviez votre lettre, peut-etre pour moins que cela, vous terminez en nous lancant la serie des lieux communs edites au siecle dernier! je crois vraiment que les lieux communs des freres ignorantins valent encore mieux que ceux du materialisme, dont le resultat sera l'aneantissement de tout ce qui existe. On les acceptait au XVIIIe siecle, ces idees materialistes: Dieu etait un prejuge; la morale etait devenue l'interet bien entendu, la societe un vaste champ d'exploitation pour l'homme habile. Tout cela seduisait beaucoup de gens par sa nouveaute et par la sanction qu'en recevaient les actes les plus immoraux. Heureuse epoque ou aucun frein ne vous retenait; ou l'on pouvait tout faire; l'on pouvait rire de tout, meme des choses les moins droles, jusqu'au moment ou tant de tetes tomberent sous le couteau de la Revolution, que ceux qui conserverent la leur commencerent a reflechir. Ensuite vint une epoque de transition, ou l'on vit apparaitre une generation atteinte de phtisie morale, affligee de sensiblerie constitutionnelle, regrettant le passe qu'elle ne connaissait pas, maudissant le present qu'elle ne comprenait pas, doutant de l'avenir qu'elle ne devinait pas. Une generation de romantiques, une generation de petits jeunes gens passant leur vie a rire, a pleurer, a prier, a blasphemer, modulant sur tous les tons leur insipide complainte pour en venir un beau jour a se faire sauter la cervelle.

Aujourd'hui, mon ami, on est beaucoup plus raisonnable, beaucoup plus pratique: on se hate, avant d'etre devenu un homme, de devenir une espece d'homme ou un animal particulier, comme vous voudrez. On se fait sur toute chose des opinions ou des prejuges en rapport avec son etat; on tombe dans un certain milieu de la societe, on en prend les idees. Vous acquerez ainsi une certaine tournure d'esprit, ou, si vous aimez mieux, un genre de betise qui cadre bien avec le milieu dans lequel vous vivez; on vous comprend, vous comprenez les autres, vous entrez ainsi en communion intime avec eux et devenez reellement un membre de leur corps. On se fait banquier, ingenieur, bureaucrate, epicier, militaire … Que sais-je? mais au moins on est quelque chose; on fait quelque chose; on a la tete quelque part et non ailleurs; on ne se perd pas dans des reves sans fin. On ne doute de rien; on a sa ligne de conduite toute tracee par les devoirs que l'on est tenu de remplir. Les doutes que l'on pourrait avoir en philosophie, en religion, en politique, les civilites pueriles et honnetes sont la pour les combler; ainsi ne vous embarrassez donc pas pour si peu. La civilisation vous absorbe; les mille et un rouages de la grande machine sociale vous engrenent; vous vous tremoussez dans l'espace; vous vous abetissez dans le temps, grace a la vieillesse: vous faites des enfants qui seront aussi betes que vous. Puis enfin, vous mourez, muni des sacrements de l'Eglise; votre cercueil est inonde d'eau benite, on chante du latin en faux bourdon autour d'un catafalque a la lueur des cierges; ceux qui etaient habitues a vous voir vous regrettent si vous avez ete bon durant votre vie, quelques-uns meme vous pleurent sincerement. Puis enfin, on herite de vous.

Ainsi va le monde!

Tout cela n'empeche pas, mon ami, qu'il n'y ait sur cette terre de fort braves gens, des gens foncierement honnetes, organiquement bons, faisant le bien pour la satisfaction intime qu'ils en retirent: ne volant pas et n'assassinant pas, lors meme qu'ils seraient surs de l'impunite, parce qu'ils ont une conscience qui est un controle perpetuel des actes auxquels leurs passions pourraient les pousser; des gens capables d'aimer, de se devouer corps et ame, des pretres croyant en Dieu et pratiquant la charite chretienne, des medecins bravant les epidemies pour sauver quelques pauvres malades, des soeurs de charite allant au milieu des armees soigner de pauvres blesses, des banquiers a qui vous pourrez confier votre fortune, des amis qui vous donneront la moitie de la leur; des gens, moi par exemple sans aller chercher plus loin, qui seraient peut-etre capables, en depit de tous vos blasphemes, de vous offrir une affection et un devouement illimites.

Cessez donc ces boutades d'enfant malade. Elles viennent de ce que vous revez au lieu de reflechir; de ce que vous suivez la passion au lieu de la raison.

Vous vous calomniez, lorsque vous parlez ainsi. Si je vous disais que tout est vrai dans votre fin de lettre et que je vous crois tel que vous vous y depeignez, vous m'ecririez aussitot pour protester, pour me dire que vous ne pensez pas un mot de toute cette atroce profession de foi; que ce n'est que la bravade d'un coeur plus tendre que les autres; que ce n'est que l'effort douloureux que fait pour se raidir la sensitive contractee par la douleur.

Non, non, mon ami, je ne vous crois pas, et vous ne vous croyez pas vous-meme. Vous etes bon, vous etes aimant, vous etes sensible et delicat; seulement vous souffrez. Aussi je vous pardonne et vous aime et demeure une protestation vivante contre vos negations de tout ce qui est amitie, desinteressement, devouement.

C'est votre vanite qui nie tout cela et non pas vous; votre fierte blessee vous fait cacher vos tresors et etaler a plaisir " l'etre factice cree par votre orgueil et votre ennui ".

PLUMKETT.

XXIV

LOTI A WILLIAM BROWN

Eyoub, decembre 1876.

Mon cher ami,

Je viens vous rappeler que je suis au monde. J'habite, sous le nom de Arif-Effendi, rue Kourou-Tchechmeh, a Eyoub, et vous me feriez grand plaisir en voulant bien me donner signe de vie.

Vous debarquez a Constantinople, cote de Stamboul; vous enfilez quatre kilometres de bazars et de mosquees, vous arrivez au saint faubourg d'Eyoub, ou les enfants prennent pour cible a cailloux votre coiffure insolite; vous demandez la rue Kourou-Tchechmeh, que l'on vous indique immediatement; au bout de cette rue, vous trouvez une fontaine de marbre sous des amandiers, et ma case est a cote.

J'habite la en compagnie d'Aziyade, cette jeune femme de Salonique de laquelle je vous avais autrefois parle, et que je ne suis pas bien loin d'aimer. J'y vis presque heureux, dans l'oubli du passe et des ingrats.

Je ne vous raconterai point quelles circonstances m'ont amene dans ce recoin de l'Orient; ni comment j'en suis venu a adopter pour un temps le langage et les coutumes de la Turquie—meme ses beaux habits de soie et d'or.

Voici seulement, ce soir 30 decembre, quelle est la situation: Beau temps froid, clair de lune.—A la cantonade, les derviches psalmodient d'une voix monotone; c'est le bruit familier qui tinte chaque jour a mes oreilles. Mon chat Kedi-bey et mon domestique Yousouf se sont retires, l'un portant l'autre, dans leur appartement commun.

Aziyade, assise comme une fille de l'Orient sur une pile de tapis et de coussins, est occupee a teindre ses ongles en rouge orange, operation de la plus haute importance. Moi, je me souviens de vous, de notre vie de Londres, de toutes nos sottises,—et je vous ecris en vous priant de vouloir bien me repondre.

Je ne suis pas encore musulman pour tout de bon, comme, au debut de ma lettre, vous pourriez le supposer; je mene seulement de front deux personnalites differentes, et suis toujours officiellement, mais le moins souvent possible, M. Loti, lieutenant de marine.

Comme vous seriez en peine pour mettre mon adresse en turc, ecrivez-moi sous mon nom veritable, par le Deerhound ou l'ambassade britannique.

XXV

Stamboul, 1er janvier 1877.

L'annee 77 debute par une journee radieuse, un temps printanier.

Ayant expedie dans la journee certaines visites, qu'un reste de condescendance pour les coutumes d'Occident m'obligeait a faire dans la colonie de Pera, je rentre le soir a cheval a Eyoub, par le Champ-des-Morts et Kassim-Pacha.

Je croise le coupe du terrible Ignatief, qui revient ventre a terre de la Conference, sous nombreuse escorte de Croates a ses gages; un instant apres, lord Salisbury et l'ambassadeur d'Angleterre rentrent aussi, fort agites l'un et l'autre: on s'est dispute a la seance, et tout est au plus mal.

Les pauvres Turcs refusent avec l'energie du desespoir les conditions qu'on leur impose; pour leur peine, on veut les mettre hors la loi.

Tous les ambassadeurs partiraient ensemble, en criant: " Sauve qui peut!" a la colonie d'Europe. On verrait alors de terribles choses, une grande confusion et beaucoup de sang.

Puisse cette catastrophe passer loin de nous!…

Il faudrait—demain peut-etre—quitter Eyoub pour n'y plus revenir …

XXVI

Nous descendions, par une soiree splendide, la rampe d'Oun-Capan.

Stamboul avait un aspect inaccoutume; les hodjas dans tous les minarets chantaient des prieres inconnues sur des airs etranges; ces voix aigues, parties de si haut, a une heure insolite de la nuit inquietaient l'imagination; et les musulmans, groupes sur leurs portes, semblaient regarder tous quelque point effrayant du ciel.

Achmet suivit leurs regards, et me saisit la main avec terreur: la lune que tout a l'heure nous avions vue si brillante sur le dome de Sainte-Sophie, s'etait eteinte la-haut dans l'immensite; ce n'etait plus qu'une tache rouge, terne et sanglante.

Il n'est rien de si saisissant que les signes du ciel, et ma premiere impression, plus rapide que l'eclair, fut aussi une impression de frayeur. Je n'avais point prevu cet evenement, ayant depuis longtemps neglige de consulter le calendrier.

Achmet m'explique combien c'est la un cas grave et sinistre: d'apres la croyance turque, la lune est en ce moment aux prises avec un dragon qui la devore. On peut la delivrer cependant, en intercedant aupres d'Allah, et en tirant a balle sur le monstre.

On recite en effet, dans toutes les mosquees, des prieres de circonstance, et la fusillade commence a Stamboul. De toutes les fenetres, de tous les toits, on tire des coups de fusil a la lune, dans le but d'obtenir une heureuse solution de l'effrayant phenomene.

Nous prenons un caique au Phanar pour rejoindre notre logis; on nous arrete en route. A mi-chemin de la Corne d'or, le canot des Zapties nous barre le passage: une nuit d'eclipse, se promener en caique est interdit.

Nous ne pouvons cependant pas coucher dans la rue. Nous parlementons, nous discutons, le prenant de tres haut avec MM. les Zapties, et, une fois encore, en payant d'audace nous nous tirons d'affaire.

Nous arrivons a la case, ou Aziyade nous attend dans la consternation et la terreur.

Les chiens hurlent a la lune d'une facon lamentable, qui complique encore la situation.

D'un air mystique, Achmet et Aziyade m'apprennent que ces chiens hurlent ainsi pour demander a Allah un certain pain mysterieux qui leur est dispense dans certaines circonstances solennelles,—et que les hommes ne peuvent voir.

L'eclipse continue sa marche, malgre la fusillade; le disque entier est meme d'une nuance rouge extraordinairement prononcee,—coloration due a un etat particulier de l'atmosphere.

J'essaye l'explication du phenomene au moyen d'une bougie, d'une orange et d'un miroir, vieux procede d'ecole.

J'epuise ma logique, et mes eleves ne comprennent pas; devant cette hypothese tout a fait inadmissible que la terre est ronde, Aziyade s'assied avec dignite, et refuse absolument de me prendre au serieux. Je me fais l'effet d'un pedagogue, image horrible! et je suis pris de fou rire; je mange l'orange et j'abandonne ma demonstration …

A quoi bon du reste cette sotte science, et pourquoi leur oterais-je la superstition qui les rend plus charmants?

Et nous voila, nous aussi, tirant tous les trois des coups de fusil par la fenetre, a la lune qui continue de faire la-haut un effet sanglant, au milieu des etoiles brillantes, dans le plus radieux de tous les ciels!

XXVII

Vers onze heures, Achmet nous eveille pour nous annoncer que le traitement a reussi; la lune est eyu yapilmich (guerie).

En effet, la lune, tout a fait retablie, brillait comme une splendide lampe bleue dans le beau ciel d'Orient.

XXVIII

"Ma mere Behidje " est une tres extraordinaire vieille femme, octogenaire et infirme,—fille et veuve de pacha,—plus musulmane que le Koran, et plus raide que la loi du Cheri.

Feu Chefket-Daoub-pacha, epoux de Behidje-hanum, fut un des favoris du sultan Mahmoud, et trempa dans le massacre des janissaires. Behidje-hanum, admise a cette epoque dans son conseil, l'y avait pousse de tout son pouvoir.

Dans une rue verticale du quartier turc de Djianghir, sur les hauteurs du Taxim, habite la vieille Behidje-hanum. Son appartement, qui deja surplombe des precipices, porte deux shaknisirs en saillie, soigneusement grilles de lattes de frene.

De la, on domine d'aplomb les quartiers de Foundoucli, les palais de
Dolma-Bagtche et de Tcheraghan, la pointe du Serail, le Bosphore, le
Deerhound, pareil a une coquille de noix posee sur une nappe bleue,—et
puis Scutari et toute la cote d'Asie.

Behidje-hanum passe ses journees a cet observatoire, etendue sur un fauteuil, et Aziyade est souvent a ses pieds,—Aziyade attentive au moindre signe de sa vieille amie, et devorant ses paroles comme les arrets divins d'un oracle.

C'est une anomalie que l'intimite de la jeune femme obscure et de la vieille cadine, rigide et fiere, de noble souche et de grande maison.

Behidje-hanum ne m'est connue que par oui-dire: les infideles ne sont point admis dans sa demeure.

Elle est belle encore, affirme Aziyade, malgre ses quatre-vingts ans, "belle comme les beaux soirs d'hiver"

Et, chaque fois qu'Aziyade m'exprime quelque idee neuve, quelque notion nette et profonde sur des choses qu'elle semblerait devoir ignorer absolument, et que je lui demande: " Qui t'a appris cela, ma cherie? "—Aziyade repond: " C'est ma mere Behidje."

"Ma mere " et " mon pere " sont des titres de respect qu'on emploie en Turquie lorsqu'on parle de personnes agees, meme lorsque ces personnes vous sont indifferentes ou inconnues.

Behidje-hanum n'est point une mere pour Aziyade. Tout au moins est-ce une mere imprudente, qui ne craint pas d'exalter terriblement la jeune imagination de son enfant.

Elle l'exalte au point de vue religieux d'abord, tant et si bien, que la pauvre petite abandonnee verse souvent des larmes tres ameres sur son amour pour un infidele.

Elle l'exalte au point de vue romanesque aussi, par le recit de longues histoires, contees avec esprit et avec feu, qui me sont redites la nuit, par les levres fraiches de ma bien-aimee.

Longues histoires fantastiques, aventures du grand Tchengiz ou des anciens heros du desert, legendes persanes ou tartares, ou l'on voit de jeunes princesses, persecutees par les genies, accomplir des prodiges de fidelite et de courage.

Et, quand Aziyade arrive le soir, l'imagination plus surexcitee que de coutume, je puis en toute surete lui dire:

—Tu as passe ta journee, ma chere petite amie, aux pieds de ta mere
Behidje!

XXIX

Janvier 1877.

Huit jours a Buyukdere, dans le haut Bosphore, a l'entree de la mer Noire. Le Deerhound est mouille pres des grands cuirasses turcs, qui sont postes la comme des chiens de garde, a l'intention de la Russie. Cette situation du Deerhound, qui m'eloigne de Stamboul, coincide avec un sejour du vieil Abeddin dans sa demeure; tout est pour le mieux, et cette separation nous tient lieu de prudence.

Il fait froid, il pleut, les journees se passent a courir dans la foret de Belgrade, et ces courses sous bois me ramenent aux temps heureux de mon enfance.

Des chenes antiques, des houx, de la mousse et des fougeres, presque la vegetation du Yorkshire. A part qu'il y pousse aussi des ours, on se croirait dans les bons vieux bois de la patrie.

XXX

Samuel a peur des kedis (des chats). Le jour, les kedis lui inspirent des idees droles; il ne peut les regarder sans rire. La nuit, il devient tres respectueux, et s'en tient a distance.

Je m'habillais pour un bal d'ambassade. Samuel, qui m'avait laisse pour aller dormir, revint tout a coup frapper a ma porte.

Bir madame kedi, disait-il d'un air effare, bir madame kedi (une madame chat; lisez: chatte) qui portate ses piccolos dormir com Samuel (qui a apporte ses petits pour dormir avec Samuel)!

Et il continuait a la cantonade, avec un serieux imperturbable:

—Chez nous, dans ma famille, ceux-la qui derangent les chats, dans le mois meme ils doivent mourir! Monsieur Loti, comment faire?

Quand ma toilette fut achevee, je me decidai a preter main-forte a mon ami, et j'entrai dans sa chambre.

Une dame kedi etait en effet postee sur l'oreiller de Samuel, tout au milieu. C'etait une personne de beaucoup d'embonpoint, revetue d'une belle pelure jaune. Avec un air de dignite et de triomphe, assise sur son innommable, elle contemplait tour a tour Samuel immobile, et ses petits qui s'ebattaient sur la couverture.

Samuel, assis dans un coin, tombant de sommeil, assistait a cette scene de famille dans une attitude de consternation resignee; il attendait que je vinsse a son secours.

Cette madame Kedi m'etait inconnue. Elle ne fit aucune difficulte cependant pour se laisser prendre a mon cou et porter dehors avec ses enfants. Apres quoi, Samuel, ayant soigneusement epoussete sa couverture, fit mine de s'aller coucher.

Je ne devais point rentrer cette nuit-la. J'arrivai a l'improviste a deux heures du matin.

Samuel avait ouvert toute grande la fenetre de sa chambre, et dispose des cordes sur lesquelles il avait etendu ses couvertures, afin de les purger par le grand air de tout effluve de chat. Lui-meme s'etait installe dans mon lit, ou il dormait du sommeil des tetes jeunes et des consciences pures. Pour lui, c'etait bien la son cas.

Le lendemain, nous apprimes que cette madame Kedi etait la bete adoree, mais coureuse, d'un vieux juif du voisinage, repasseur de tarbouchs.

XXXI

C'etait Noel a la grecque; le vieux Phanar etait en fete.

Des bandes d'enfants promenaient des lanternes, des girandoles de papier, de toutes les formes et de toutes les couleurs; ils frappaient a toutes les portes, a tour de bras, et donnaient des serenades terribles, avec accompagnement de tambour.

Achmet, qui passait avec moi, temoignait un grand mepris pour ces rejouissances d'infideles.

Le vieux Phanar, meme au milieu de ce bruit, ne pouvait s'empecher d'avoir l'air sinistre.

On voyait cependant s'ouvrir toutes les petites portes byzantines, rongees de vetuste, et dans leurs embrasures massives apparaissaient des jeunes filles, vetues comme des Parisiennes, qui jetaient aux musiciens des piastres de cuivre.

Ce fut bien pis quand nous arrivames a Galata; jamais, dans aucun pays du monde, il ne fut donne d'ouir un vacarme plus discordant, ni de contempler un spectacle plus miserable.

C'etait un grouillement cosmopolite inimaginable, dans lequel dominait en grande majorite l'element grec. L'immonde population grecque affluait en masses compactes; il en sortait de toutes les ruelles de prostitution, de tous les estaminets, de toutes les tavernes. Impossible de se figurer tout ce qu'il y avait la d'hommes et de femmes ivres, tout ce qu'on y entendait de braillements avines, de cris ecoeurants.

Et quelques bons musulmans s'y trouvaient aussi, venus pour rire tranquillement aux depens des infideles, pour voir comment ces chretiens du Levant sur le sort desquels on a attendri l'Europe, par de si pathetiques discours, celebraient la naissance de leur prophete.

Tous ces hommes qui avaient si grande peur d'etre obliges d'aller se battre comme des Turcs, depuis que la Constitution leur conferait le titre immerite de citoyens, s'en donnaient a coeur joie de chanter et de boire.

XXXII

Je me souviens de cette nuit ou le bay-kouch (le hibou), suivit notre caique sur la Corne d'or.

C'etait une froide nuit de janvier; une brume glaciale embrouillait les grandes ombres de Stamboul, et tombait en pluie fine sur nos tetes. Nous ramions, Achmet et moi, a tour de role, dans le caique qui nous menait a Eyoub.

A l'echelle du Phanar, nous abordames avec precaution dans la nuit noire, au milieu de pieux, d'epaves et de milliers de caiques echoues sur la vase.

On etait la au pied des vieilles murailles du quartier byzantin de Constantinople, lieu qui n'est frequente a pareille heure par aucun etre humain. Deux femmes pourtant s'y tenaient blotties, deux ombres a tete blanche, cachees dans certain recoin obscur qui nous etait familier, sous le balcon d'une maison en ruine … C'etaient Aziyade, et la vieille, la fidele Kadidja.

Quand Aziyade fut assise dans notre barque, nous repartimes.

La distance etait grande encore, de l'echelle du Phanar a celle d'Eyoub. De loin en loin, une rare lumiere, partie d'une maison grecque, laissait tomber dans l'eau trouble une trainee jaune; autrement, c'etait partout la nuit profonde.

Passant devant une antique maison bardee de fer, nous entendimes le bruit d'un orchestre et d'un bal. C'etait une de ces grandes habitations, noires au-dehors, somptueuses au-dedans, ou les anciens Grecs, les Phanariotes, cachent leur opulence, leurs diamants, et leurs toilettes parisiennes.

… Puis le bruit de la fete se perdit dans la brume, et nous retombames dans le silence et l'obscurite.

Un oiseau volait lourdement autour de notre caique, passant et repassant sur nous.

Bou fena (mauvaise affaire)! dit Achmet en hochant la tete.

Bay-Kouch mi? lui demanda Aziyade, tout encapuchonnee et emmaillotee. (Est-ce point le hibou?)

Quand il s'agissait de leurs superstitions ou de leurs croyances, ils avaient coutume de s'entretenir tous les deux, et de ne me compter pour rien.

Bou tchok fena Loti, dit-elle ensuite en me prenant la main; amma sen … bilmezsen! (C'est tres mauvais, cela Loti, mais toi …, tu ne sais pas!…)

C'etait singulier au moins, de voir circuler cette bete une nuit d'hiver, et elle nous suivit sans treve, pendant plus d'une heure que nous mimes a remonter de l'echelle du Phanar a celle d'Eyoub.

Il y avait un courant terrible, cette nuit-la, sur la Corne d'or; la pluie tombait toujours, fine et glaciale; notre lanterne s'etait eteinte, et cela nous exposait a etre arretes par des bachibozouks de patrouille, ce qui eut ete notre perte a tous les trois.

Par le travers de Balata, nous rencontrames des caiques remplis de iaoudis (de juifs). Les iaoudis qui occupent en ce point les deux rives, Balate et Pri-Pacha, voisinent le soir, ou reviennent de la grande synagogue, et ce lieu est le seul ou l'on trouve, la nuit, du mouvement sur la Corne d'or.

Ils chantaient, en passant, une chanson plaintive dans leur langue de iaoudis. Le bay-kouch continuait de voltiger sur nos tetes, et Aziyade pleurait, de froid et de frayeur.

Quelle joie ce fut, quand nous amarrames sans bruit, dans l'obscurite profonde, notre caique a l'echelle d'Eyoub! Sauter sur la vase, de planche en planche (nous connaissions ces planches par coeur, en aveugles), traverser la petite place deserte, faire tourner doucement les serrures et les verrous, et refermer le tout derriere nous trois; passer la visite des appartements vagues du rez-de-chaussee, le dessous de l'escalier, la cuisine, l'interieur du four; laisser nos chaussures pleines de boue et nos vetements mouilles; monter pieds nus sur les nattes blanches, donner le bonsoir a Achmet, qui se retirait dans son appartement; entrer dans notre chambre et la fermer encore a clef; laisser tomber derriere nous la portiere arabe blanche et rouge; nous asseoir sur les tapis epais, devant le brasero de cuivre qui couvait depuis le matin, et repandait une douce chaleur, embaumee de pastilles du serail et d'eau de roses; … c'etait pour au moins vingt-quatre heures, la securite, et l'immense bonheur d'etre ensemble!

Mais le bay-kouch nous avait suivis, et se mit a chanter dans un platane sous nos fenetres.

Et Aziyade, brisee de fatigue, s'endormit au son de sa voix lugubre, en pleurant a chaudes larmes.

XXXIII

Leur " madame " etait une vieille coquine qui avait couru toute l'Europe et fait tous les metiers; leur " madame " (la madame de Samuel et d'Achmet; ils l'appelaient ainsi: bizum madame, notre madame); leur madame parlait toutes les langues et tenait un cafe borgne dans le quartier de Galata.

Le cafe de leur " madame " ouvrait sur la grande rue bruyante; il etait tres profond et tres vaste; il avait une porte de derriere sur une impasse mal famee des quais de Galata, laquelle impasse servait de debouche a plusieurs mauvais lieux. Ce cafe etait surtout le rendez-vous de certains matelots de commerce italiens et maltais, suspects de vol et de contrebande; il s'y traitait plusieurs sortes de marches, et il etait prudent, le soir, d'y entrer avec un revolver.

Leur " madame " nous aimait beaucoup, Samuel, Achmet et moi; c'etait ordinairement elle qui preparait a manger a mes deux amis, leurs affaires les retenant souvent dans ces quartiers; leur " madame" etait remplie pour nous d'attentions maternelles.

Il y avait, au premier, chez leur " madame " un petit cabinet et un coffre qui me servaient aux changements de decors. J'entrais en vetements europeens par la grande porte, et je sortais en Turc par l'impasse.

Leur " madame " etait italienne.

XXXIV

Eyoub, 20 janvier.

Hier finit en queue de rat la grande facetie internationale des conferenciers. La chose ayant rate, les Excellences s'en vont, les ambassadeurs aussi plient bagage, et voila les Turcs hors la loi.

Bon voyage a tout ce monde! heureusement nous, nous restons. A Eyoub, on est fort calme et assez resolu. Dans les cafes turcs, le soir, meme dans les plus modestes, se reunissent indifferemment les riches et les pauvres, les pachas et les hommes du peuple … (O Egalite! inconnue a notre nation democratique, a nos republiques occidentales!) Un erudit est la qui dechiffre aux assistants les grimoires des feuilles du jour; chacun ecoute, avec silence et conviction. Rien de ces discussions bruyantes, a l'ale et a l'absinthe, qui sont d'usage dans nos estaminets de barrieres; on fait a Eyoub de la politique avec sincerite et recueillement.

On ne doit pas desesperer d'un peuple qui a conserve tant de croyances et de serieuse honnetete.

XXXV

Aujourd'hui, 22 janvier, les ministres et les hauts dignitaires de l'empire, reunis en seance solennelle a la Sublime Porte, ont decide a l'unanimite de repousser les propositions de l'Europe sous lesquelles ils voyaient passer la griffe de la sainte Russie. Et des adresses de felicitations arrivent de tous les coins de l'empire aux hommes qui ont pris cette resolution desesperee.

L'enthousiasme national etait grand dans cette assemblee ou l'on vit pour la premiere fois cette chose insolite: des chretiens siegeant a cote de musulmans; des prelats armeniens, a cote des derviches et du cheik-ul-islam; ou l'on entendit pour la premiere fois sortir de bouches mahometanes cette parole inouie: " Nos freres chretiens."

Un grand esprit de fraternite et d'union rapprochait alors les differentes communions religieuses de l'empire ottoman, en face d'un peril commun, et le prelat armenien-catholique prononca dans cette assemblee cet etrange discours guerrier:

"Effendis!

"Les cendres de nos peres a tous reposent depuis cinq siecles dans cette terre de la patrie. Le premier de tous nos devoirs est de defendre ce sol qui nous est echu en heritage. La mort a lieu, en vertu d'une loi de nature. L'histoire nous montre de grands Etats qui ont tour a tour paru et disparu dans la scene du monde. Si donc les decrets de la Providence ont fixe le terme de l'existence de notre patrie, nous n'avons qu'a nous incliner devant son arret; mais autre chose est de s'eteindre honteusement ou de faire une fin glorieuse. Si nous devons perir d'une balle meurtriere ne renoncons donc pas a l'honneur de la recevoir en pleine poitrine et non dans le dos; au moins alors le nom de notre pays figurera glorieusement dans l'histoire. Naguere encore, nous n'etions qu'un corps inerte; la charte qui nous a ete octroyee est venue vivifier et consolider ce corps.—Aujourd'hui, pour la premiere fois, nous sommes invites a ce conseil; graces en soient rendues a Sa Majeste le Sultan et aux ministres de la Sublime Porte! desormais, que la question de religion ne sorte pas du domaine de la conscience! que le musulman aille a sa mosquee et le chretien a son eglise; mais, en face de l'interet de tous, en face de l'ennemi public, soyons et demeurons tous unis!"

XXXVI

Aziyade, qui etait fidele a la petite babouche de maroquin jaune des bonnes musulmanes, sans talon ni dessus de pied, en consommait bien trois paires par semaine; il y en avait toujours de rechange, trainant dans tous les recoins de la maison, et elle ecrivait son nom dans l'interieur, sous pretexte que Achmet ou moi pourrions les lui prendre.

Celles qui avaient servi etaient condamnees a un supplice affreux: lancees dans le vide, la nuit, du haut de la terrasse, et precipitees dans la Corne d'or. Cela s'appelait le kourban des papoutchs, le sacrifice des babouches.

C'etait un plaisir de monter, par les nuits bien claires et bien froides, dans le vieil escalier de bois qui craquait sous nos pas et nous menait sur les toits, et, la au beau clair de lune, mahitabda, apres nous etre assures que tout sommeillait alentour, de consommer le kourban, et faire pirouetter dans l'air, une par une, les babouches condamnees.

Tombera-t-elle dans l'eau, la papoutch, ou sur la vase, ou bien encore sur la tete d'un chat en maraude?

Le bruit de sa chute dans le silence profond indiquait lequel de nous deux avait devine juste, et gagne le pari.

Il faisait bon etre la-haut, si seuls chez nous, si loin des humains, si tranquilles, souvent pietinant sur une blanche couche de neige, et dominant le vieux Stamboul endormi. Nous etions prives, nous, de jouir ensemble de la lumiere du jour dont jouissent tant d'autres qui s'en vont ensemble, bras dessus bras dessous au grand soleil, sans apprecier leur bonheur. La-haut etait notre lieu de promenade; la, nous allions respirer l'air pur et vif des belles nuits d'hiver, en societe de la lune, compagne discrete qui tantot s'abaissait lentement a l'ouest sur les pays des infideles, tantot se levait toute rouge a l'orient, dessinant la silhouette lointaine de Scutari ou de Pera.

XXXVII

Est-ce la fin, Seigneur, ou le commencement?

(VICTOR HUGO, Chants du crepuscule.)

L'animation est grande sur le Bosphore. Les transports arrivent et partent, charges de soldats qui s'en vont en guerre. Il en vient de partout, des soldats et des redifs, du fond de l'Asie, des frontieres de Perse, meme de l'Arabie et de l'Egypte. On les equipe a la hate pour les expedier sur le Danube, ou dans les camps de la Georgie. De bruyantes fanfares, des cris terribles en l'honneur d'Allah, saluent chaque jour leur depart. La Turquie ne s'etait jamais vu tant d'hommes sous les armes, tant d'hommes si decides et si braves. Allah sait ce que deviendront ces multitudes!

XXXVIII

Eyoub, 29 janvier 1877.

Je n'aurais pas pardonne aux Excellences leurs pasquinades diplomatiques, si elles avaient derange ma vie.

Je suis heureux de me retrouver dans cette petite case perdue, qu'un instant j'avais eu peur de quitter.

Il est minuit, la lune promene sur mon papier sa lumiere bleue, et les coqs ont commence leur chanson nocturne. On est bien loin de ses semblables a Eyoub, bien isole la nuit, mais aussi bien paisible. J'ai peine a croire, souvent, que Arif-Effendi, c'est moi; mais je suis si las de moi-meme, depuis vingt-sept ans que je me connais, que j'aime assez pouvoir me prendre un peu pour un autre.

Aziyade est en Asie; elle est en visite, avec son harem, dans un harem d'Ismidt, et me reviendra dans cinq jours.

Samuel est la pres de moi, qui dort par terre, d'un sommeil aussi tranquille que celui des petits enfants. Il a vu dans la journee repecher un noye, lequel etait, il parait, si vilain et lui a fait tant de peur, que, par prudence, il a apporte dans ma chambre sa couverture et son matelas.

Demain matin, des l'aubette, les redifs qui s'en vont en guerre feront tapage, et il y aura foule dans la mosquee. Volontiers je partirais avec eux, me faire tuer aussi quelque part au service du Sultan. C'est une chose belle et entrainante que la lutte d'un peuple qui ne veut pas mourir, et je sens pour la Turquie un peu de cet elan que je sentirais pour mon pays, s'il etait menace comme elle, et en danger de mort.

XXXIX

Nous etions assis, Achmet et moi, sur la place de la mosquee du Sultan Selim. Nous suivions des yeux les vieilles arabesques de pierre qui grimpaient en se tordant le long des minarets gris, et la fumee de nos chibouks qui montait en spirale dans l'air pur.

La place du Sultan Selim est entouree d'une antique muraille, dans laquelle s'ouvrent de loin en loin des portes ogivales. Les promeneurs y sont rares, et quelques tombes s'y abritent sous des cypres; on est la en bon quartier turc, et on peut aisement s'y tromper de deux siecles.

—Moi, disait Achmet d'un air frondeur, je sais bien ce que je ferai, Loti, quand tu seras parti: je menerai joyeuse vie et je me griserai tous les jours; un joueur d'orgue me suivra, et me fera de la musique du matin jusqu'au soir. Je mangerai mon argent, mais cela m'est egal (zarar yok).Je suis comme Aziyade, quand tu seras parti, ce sera fini aussi de ton Achmet.

Et il fallut lui faire jurer d'etre sage; ce qui ne fut point une facile affaire.

—Veux-tu, dit-il, me faire aussi un serment, Loti? Quand tu seras marie et que tu seras riche, tu viendras me chercher, et je serai la-bas ton domestique. Tu ne me payeras pas plus qu'a Stamboul, mais je serai pres de toi, et c'est tout ce que je demande.

Je promis a Achmet de lui donner place sous mon toit, et de lui confier mes petits enfants.

Cette perspective d'elever mes bebes et de les coiffer en fez suffit a le remettre en joie, et nous nous perdimes toute la soiree en projets d'education, bases sur des methodes extremement originales.

XL

PLUMKETT A LOTI

Mon cher ami,

Je ne vous ecrivais pas, tout simplement parce que je n'avais rien a vous dire. En pareil cas, j'ai l'habitude de me taire.

Qu'aurais-je pu vous raconter en effet? Que j'etais tres preoccupe de choses nullement agreables; que j'etais empoigne par dame Realite, etreinte dont il est fort dur de se debarrasser; que je languissais assez tristement au milieu de messieurs maritimes et coloniaux; que les liens sympathiques, les affinites mysterieuses qui, en certains moments, m'unissent si etroitement avec tout ce qui est aimable et beau, etaient rompus.

Je suis sur que vous comprenez tres bien ceci, car c'est la l'etat dans lequel je vous ai vu plus d'une fois plonge.

Votre nature ressemble beaucoup a la mienne, ce qui m'explique fort bien la tres grande sympathie que j'ai ressentie pour vous presque de prime abord.—Axiome: Ce que l'on aime le mieux chez les autres, c'est soi-meme. Lorsque je rencontre un autre moi-meme, il y a chez moi accroissement de forces; il semblerait que les forces pareilles de l'un et l'autre s'ajoutent et que la sympathie ne soit que le desir, la tendance vers cet accroissement de forces qui, pour moi, est synonyme de bonheur. Si vous le voulez bien, j'intitulerai ceci: le grand paradoxe sympathique.

Je vous parle un langage peu litteraire. Je m'en apercois bien: j'emploie un vocabulaire emprunte a la dynamique et fort different de celui de nos bons auteurs; mais il rend bien ma pensee.

Ces sympathies, nous les eprouvons d'une foule de manieres differentes. Vous qui etes musicien, vous les avez ressenties a l'egard de quoi, s'il vous plait? Qu'est-ce qu'un son? Tout simplement une sensation qui nait en nous a l'occasion d'un mouvement vibratoire transmis par l'air a notre tympan et de la a notre nerf acoustique. Que se passe-t-il dans notre cervelle? Voyez donc ce phenomene bizarre: vous etes impressionne par une suite de sons, vous entendez une phrase melodique qui vous plait. Pourquoi vous plait-elle? Parce que les intervalles musicaux dont la suite la compose, autrement dit les rapports des nombres de vibrations du corps sonore, sont exprimes par certains chiffres plutot que par certains autres; changez ces chiffres, votre sympathie n'est plus excitee; vous dites, vous, que cela n'est plus musical, que c'est une suite de sons incoherents. Plusieurs sons simultanes se font entendre, vous recevez une impression qui sera heureuse ou douloureuse: affaire de rapports chiffres, qui sont les rapports sympathiques d'un phenomene exterieur avec vous-meme, etre sensitif.

Il y a de veritables affinites, entre vous et certaines suites de sons, entre vous et certaines couleurs eclatantes, entre vous et certains miroitements lumineux, entre vous et certaines lignes, certaines formes. Bien que les rapports de convenance entre toutes ces differentes choses et vous-meme soient trop compliques pour etre exprimes, comme dans le cas de la musique, vous sentez cependant qu'ils existent.

Pourquoi aime-t-on une femme? Bien souvent cela tient uniquement a ce que la courbe de son nez, l'arc de ses sourcils, l'ovale de son visage, que sais-je? ont ce je ne sais quoi auquel correspond en vous un autre je ne sais quoi qui fait le diable a quatre dans votre imagination. Ne vous recriez pas! la moitie du temps, votre amour ne tient a rien de plus.

Vous me direz qu'il y a chez cette femme un charme moral, une delicatesse de sentiment, une elevation de caractere qui sont la vraie cause de votre amour … Helas! gardez-vous bien de confondre ce qui est en elle et ce qui est en vous. Toutes nos illusions viennent de la: attribuer ce qui est en nous et nulle part ailleurs a ce qui nous plait. Faire une chasse a la femme que l'on aime et prendre son ami pour un homme de genie.

J'ai ete amoureux de la Venus de Milo et d'une nymphe du Correge. Ce n'etaient certes pas les charmes de leur conversation et la soif d'echange intellectuel qui m'attiraient vers elles; non, c'etait l'affinite physique, le seul amour connu des anciens, l'amour qui faisait des artistes. Aujourd'hui, tout est devenu tellement complique, que l'on ne sait plus ou donner de la tete; les neuf dixiemes des gens ne comprennent plus rien a quoi que ce soit.

Tout cela pose, passons a votre definition a vous, Loti. Il y a affinite entre tous les ordres de choses et vous. Vous etes une nature tres avide de jouissances artistiques et intellectuelles, et vous ne pouvez etre heureux qu'au milieu de tout ce qui peut satisfaire vos besoins sympathiques, qui sont immenses. Hors de ces emotions, il n'y a pas de bonheur pour vous. Hors du milieu qui peut vous les procurer, ces emotions, vous serez toujours un pauvre exile.

Celui qui est apte a ressentir ces emotions d'un ordre superieur, pour lesquelles la grande masse des individus n'a pas de sens, sera fort peu impressionne par tout ce qui sera en dessous de ses desirs. Qu'est-ce donc que l'attrait d'un bon diner, d'une partie de chasse, d'une jolie fille pour celui qui a verse des larmes de ravissement en lisant les poetes, qui s'est delicieusement abandonne au courant d'une suave melodie, qui s'est plonge dans cette reverie qui n'est pas la pensee, qui est plus que la sensation, et qu'aucun mot n'exprime?

Qu'est-ce donc que le plaisir de voir passer des figures vulgaires sur lesquelles sont peintes toutes les nuances de la sottise, des corps mal proportionnes, emprisonnes dans des culottes ou des habits noirs, tout cela grouillant sur des paves boueux, autour de murailles sales, de boites a fenetre et de boutiques?

Votre imagination se resserre et la pensee se fige dans votre cerveau …

Quelle impression causera sur vous la conversation de ceux qui vous entourent, s'il n'y a pas harmonie entre vos pensees et celles qu'ils expriment?

Si votre pensee s'elance dans l'espace et dans le temps; si elle embrasse l'infinie simultaneite des faits qui se passent sur toute la surface de la terre, qui n'est qu'une planete tournant autour du soleil, —qui n'est lui-meme qu'un centre particulier au milieu de l'espace; si vous songez que cet infini simultane n'est qu'un instant de l'eternite, qui est un autre infini, que tout cela vous apparait differemment, suivant le point de vue ou vous vous placez, et qu'il y en a une infinite de points de vue; si vous songez que la raison de tout cela, l'essence de toutes ces choses vous est inconnue, et si vous agitez dans votre esprit ces eternels problemes, qu'est-ce que tout cela? que suis-je moi-meme au milieu de cet infini?

Vous aurez bien des chances pour ne pas etre en communion intellectuelle avec ceux qui vous entourent.

Leur conversation ne vous touchera guere plus que celle d'une araignee qui vous raconterait qu'un plumeau devastateur lui a detruit une partie de sa toile; ou que celle d'un crapaud qui vous annoncerait qu'il vient d'heriter d'un gros tas de platras dans lequel il pourra giter tout a l'aise. (Un monsieur me disait aujourd'hui qu'il avait fait de mauvaises recoltes, et qu'il avait herite d'une maison de campagne.)

Vous avez ete amoureux, vous l'etes peut-etre encore; vous avez senti qu'il existait un genre de vie tout special, un etat particulier de votre etre a la faveur duquel tout prenait pour vous des aspects entierement nouveaux.

Une sorte de revelation semble alors se faire; on dirait qu'on vient de naitre une seconde fois, car des lors on vit davantage, on fonctionne tout entier; tout ce qu'il y a en nous d'idees, de sentiments, se reveille et s'avive comme la flamme du punch que l'on agite. (Litterature de l'avenir!)

Bref, on s'epanouit, on est heureux, et tout ce qui est anterieur a ce bonheur disparait dans une sorte de nuit. Il semble qu'on etait dans les limbes; on vivait, relativement a la vie actuelle, comme l'enfant en bas age par rapport au jeune homme. Les sentiments par lesquels on passe lorsque l'on est amoureux, on ne peut les decrire qu'au moment meme ou on les eprouve, et certes, je ne ressens rien de pareil en ce moment-ci. Et pourtant, tenez, sapristi! je m'emballe en remuant toutes ces idees-la, je m'exalte, je perds la tete, je ne sais plus ou j'en suis!… Quelle bonne chose d'aimer et d'etre aime! savoir qu'une nature d'elite a compris la votre; que quelqu'un rapporte toutes ses pensees, tous ses actes a vous; que vous etes un centre, un but, en vue duquel une organisation aussi delicatement compliquee que la votre, vit, pense et agit! Voila qui nous rend forts; voila qui peut faire des hommes de genie.

Et puis cette image gracieuse de la femme que nous aimons, qui est peut-etre moins une realite que le plus pur produit de notre imagination, et ce melange d'impressions, physiques et morales, sensuelles et spirituelles, ces impressions absolument indescriptibles que l'on ne peut que rappeler a l'esprit de celui qui les a deja eprouvees,—impressions que vous causera, par suite d'une mysterieuse association d'idees, le moindre objet ayant appartenu a votre bien-aimee, son nom quand vous l'entendez prononcer, quand vous le voyez simplement ecrit sur du papier, et mille autres sublimes niaiseries, qui sont peut-etre tout ce qu'il y a de meilleur au monde.

Et l'amitie, qui est un sentiment plus severe, plus solidement assis, puisqu'il repose sur tout ce qu'il y a de plus eleve en nous, la partie purement intellectuelle de nous-meme. Quel bonheur de pouvoir dire tout ce que l'on sent a quelqu'un qui vous comprend jusqu'au bout et non pas seulement jusqu'a un certain point, a quelqu'un qui acheve votre pensee avec le meme mot qui etait sur vos levres, dont la replique fait jaillir de chez vous un torrent de conceptions, un flot d'idees. Un demi-mot de votre ami vous en dit plus que bien des phrases, car vous etes habitue a penser avec lui. Vous comprenez tous les sentiments qui l'animent et il le sait. Vous etes deux intelligences qui s'ajoutent et se completent.

Il est certain que celui qui a connu tout ce dont je viens de parler, et a qui tout cela manque, est fort a plaindre.

Pas d'affections, personne qui pense a moi … A quoi bon avoir des idees pour n'avoir personne a qui les dire? a quoi bon avoir du talent s'il n'y a pas en ce monde une personne a l'estime de laquelle je tiens plus qu'a tout le reste? a quoi bon avoir de l'esprit avec des gens qui ne me comprendront pas?

On laisse tout aller; on a eprouve des deceptions, on en eprouve tous les jours de nouvelles; on a vu que rien en ce monde n'etait durable, qu'on ne pouvait compter absolument sur rien: on nie tout. On a les nerfs detendus, on ne pense plus que faiblement, le moi s'amoindrit a tel point que, lorsqu'on est seul, on est quelquefois a se demander si l'on veille ou si l'on dort. L'imagination s'arrete; donc, plus de chateaux en Espagne. Autant vaut dire plus d'esperance. On tombe dans la bravade, on parle cavalierement de bien des choses dont on rit beaucoup quand on n'en pleure pas.

On n'aime rien, et pourtant on etait fait pour tout aimer: on ne croit a rien et on pourrait peut-etre encore bien croire a tout; on etait bon a tout et on n'est bon a rien.

Avoir en soi une exuberance de facultes et sentir que l'on avorte, une excroissance de sensibilite, un excedent de sentiments, et ne savoir qu'en faire, c'est atroce! la vie, dans de telles conditions, est une souffrance de tous les jours: souffrance dont certains plaisirs peuvent vous distraire un instant (votre ecuyere de cirque, l'odalisque Aziyade et autres cocottes turques); mais c'est toujours pour retomber de nouveau, et plus contusionne que jamais.

Voila votre profession de foi expliquee, developpee, et considerablement augmentee par le drole de type qui vous ecrit.

La conclusion de ce long galimatias peu intelligible, la voici: je vous porte un tres vif interet, moins peut-etre a cause de ce que vous etes, que pour ce que je sens que vous pourriez devenir.

Pourquoi avez-vous pris comme derivatif a votre douleur la culture des muscles, qui tuera en vous ce qui seul peut vous sauver? Vous etes clown, acrobate et bon tireur; il eut mieux valu etre un grand artiste, mon cher Loti.

Je voudrais d'ailleurs vous penetrer de cette idee en laquelle j'ai foi : il n'y a pas de douleur morale qui n'ait son remede. C'est a notre raison de le trouver et de l'appliquer suivant la nature du mal et le temperament du sujet.

Le desespoir est un etat completement anormal; c'est une maladie aussi guerissable que beaucoup d'autres; son remede naturel est le temps. Si malheureux que vous soyez, faites en sorte d'avoir toujours un petit coin de vous-meme que vous ne laissiez pas envahir par le mal: ce petit coin sera votre boite a medicaments.—Amen!

PLUMKETT.

Parlez-moi de Stamboul, du Bosphore, des pachas a trois queues, etc. Je baise les mains de vos odalisques et suis votre affectionne.

PLUMKETT.
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