Aziyadé: Extrait des notes et lettres d'un lieutenant de la marine anglaise entré au service de la Turquie le 10 mai 1876 tué dans les murs de Kars, le 27 octobre 1877.
XLI
LOTI A PLUMKETT
Vous avais-je dit, mon cher ami, que j'etais malheureux? Je ne le crois pas, et assurement, si je vous ai dit cela, j'ai du me tromper. Je rentrais ce soir chez moi en me disant, au contraire, que j'etais un des heureux de ce monde, et que ce monde aussi etait bien beau. Je rentrais a cheval par une belle apres-midi de janvier; le soleil couchant dorait les cypres noirs, les vieilles murailles crenelees de Stamboul, et le toit de ma case ignoree, ou Aziyade m'attendait.
Un brasier rechauffait ma chambre, tres parfumee d'essence de roses. Je tirai le verrou de ma porte et m'assis les jambes croisees, position dont vous ignorez le charme. Mon domestique Achmet prepara deux narguilhes, l'un pour moi, l'autre pour lui-meme, et posa a mes pieds un plateau de cuivre ou brulait une pastille du serail.
Aziyade entonna d'une voix grave la chanson des djinns, en frappant sur un tambour charge de paillettes de metal; la fumee se mit a decrire dans l'air ses spirales bleuatres, et peu a peu je perdis conscience de la vie, de la triste vie humaine, en contemplant ces trois visages amis et aimables a regarder: ma maitresse, mon domestique et mon chat.
Point d'intrus d'ailleurs, point de visiteurs inattendus ou deplaisants. Si quelques Turcs me visitent discretement quand je les y invite, mes amis ignorent absolument le chemin de ma demeure, et des treillages de frene gardent si fidelement mes fenetres qu'a aucun moment du jour un regard curieux n'y saurait penetrer.
Les Orientaux, mon cher ami, savent seuls etre chez eux; dans vos logis d'Europe, ouverts a tous venants, vous etes chez vous comme on est ici dans la rue, en butte a l'espionnage des amis facheux et des indiscrets; vous ne connaissez point cette inviolabilite de l'interieur, ni le charme de ce mystere.
Je suis heureux, Plumkett; je retire toutes les lamentations que j'ai ete assez ridicule pour vous envoyer … Et pourtant je souffre encore de tout ce qui a ete brise dans mon coeur: je sens que l'heure presente n'est qu'un repit de ma destinee, que quelque chose de funebre plane toujours sur l'avenir, que le bonheur d'aujourd'hui amenera fatalement un terrible lendemain. Ici meme, et quand elle est pres de moi, j'ai de ces instants de navrante tristesse, comparables a ces angoisses inexpliquees qui souvent, dans mon enfance, s'emparaient de moi a l'approche de la nuit.
Je suis heureux, Plumkett, et meme je me sens rajeunir; je ne suis plus ce garcon de vingt-sept ans, qui avait tant roule, tant vecu, et fait toutes les sottises possibles, dans tous les pays imaginables.
On deciderait difficilement quel est le plus enfant d'Achmet ou d'Aziyade, ou meme de Samuel. J'etais vieux et sceptique; aupres d'eux, j'avais l'air de ces personnages de Buldwer qui vivaient dix vies humaines sans que les annees pussent marquer sur leur visage, et logeaient une vieille ame fatiguee dans un jeune corps de vingt ans.
Mais leur jeunesse rafraichit mon coeur, et vous avez raison, je pourrais peut-etre bien encore croire a tout, moi qui pensais ne plus croire a rien …
XLII
Une certaine apres-midi de janvier, le ciel sur Constantinople etait uniformement sombre; un vent froid chassait une fine pluie d'hiver, et le jour etait pale comme un jour britannique.
Je suivais a cheval une longue et large route, bordee d'interminables murailles de trente pieds de haut, droites, polies, inaccessibles comme des murailles de prison.
En un point de cette route, un pont voute en marbre gris passait en l'air; il etait supporte par des colonnes de marbre curieusement sculptees, et servait de communication entre la partie droite et la partie gauche de ces constructions tristes.
Ces murailles etaient celles du serail de Tcheraghan. D'un cote etaient les jardins, de l'autre le palais et les kiosques, et ce pont de marbre permettait aux belles sultanes de passer des uns aux autres sans etre apercues du dehors.
Trois portes s'ouvraient seulement a de longs intervalles dans ces remparts du palais, trois portes de marbre gris que fermaient des battants de fer, dores et ciseles.
C'etaient d'ailleurs de hautes et majestueuses portes, donnant a deviner quelles pouvaient etre les richesses cachees derriere la monotonie de ces murs.
Des soldats et des eunuques noirs gardaient ces entrees defendues. Les styles de ces portiques semblait indiquer lui-meme que le seuil en etait dangereux a franchir; les colonnes et les frises de marbre, fouillees a jour dans le gout arabe, etaient couvertes de dessins etranges et d'enroulements mysterieux.
Une mosquee de marbre blanc, avec un dome et des croissants d'or etait adossee a des roches sombres ou poussaient des broussailles sauvages. On eut dit qu'une baguette de peri l'avait d'un seul coup fait surgir avec sa neigeuse blancheur, en respectant a dessein l'aspect agreste et rude de la nature qui l'entourait.
Passait une riche voiture, contenant trois femmes turques inconnues, dont l'une, sous son voile transparent, semblait d'une rare beaute.
Deux eunuques, chevauchant a leur suite, indiquaient que ces femmes etaient de grandes dames.
Ces trois Turques se tenaient fort mal, a la facon de toutes les hanums de grande maison qui ne craignent guere d'adresser aux Europeens dans les rues les regards les plus encourageants ou les plus moqueurs.
Celle surtout qui etait jolie m'avait souri avec tant de complaisance, que je tournai bride pour la suivre.
Alors commenca une longue promenade de deux heures, pendant laquelle la belle dame m'envoya par la portiere ouverte la collection de ses plus delicieux sourires. La voiture filait grand train, et je l'escortai sur tout son parcours, passant devant ou derriere, ralentissant ma course, ou galopant pour la depasser. Les eunuques (qui sont surtout terribles dans les operas-comiques) consideraient ce manege avec bonhomie, et continuaient de trotter a leur poste, dans l'impassibilite la plus complete.
Nous passames Dolma-Bagtche, Sali-Bazar, Top-Hane, le bruyant quartier de Galata,—et puis le pont de Stamboul, le triste Phanar et le noir Balate. A Eyoub enfin, dans une vieille rue turque, devant un Conak antique, a la mine opulente et sombre, les trois femmes s'arreterent et descendirent.
La belle Seniha (je sus le lendemain son nom), avant de rentrer dans sa demeure, se retourna pour m'envoyer un dernier sourire; elle avait ete charmee de mon audace, et Achmet augura fort mal de cette aventure …
XLIII
Les femmes turques, les grandes dames surtout, font tres bon marche de la fidelite qu'elles doivent a leurs epoux. Les farouches surveillances de certains hommes, et la terreur du chatiment sont indispensables pour les retenir. Toujours oisives, devorees d'ennui, physiquement obsedees de la solitude des harems, elles sont capables de se livrer au premier venu,—au domestique qui leur tombe sous la patte, ou au batelier qui les promene, s'il est beau et s'il leur plait. Toutes sont fort curieuses des jeunes gens europeens, et ceux-ci en profiteraient quelquefois s'ils les avaient, s'ils l'osaient, ou si plutot ils etaient places dans des conditions favorables pour le tenter. Ma position a Stamboul, ma connaissance de la langue et des usages turcs,—ma porte isolee tournant sans bruit sur ses vieilles ferrures,—etaient choses fort propices a ces sortes d'entreprises; et ma maison eut pu devenir sans doute, si je l'avais desire, le rendez-vous des belles desoeuvrees des harems.
XLIV
Quelques jours plus tard, un gros nuage d'orage s'abattait sur ma case paisible, un nuage bien terrible passait entre moi et celle que je n'avais cependant pas cesse de cherir. Aziyade se revoltait contre un projet cynique que je lui exposais; elle me resistait avec une force de volonte qui voulait maitriser la mienne, sans qu'une larme vint dans ses yeux, ni un tremblement dans sa voix.
Je lui avais declare que le lendemain je ne voulais plus d'elle; qu'une autre allait pour quelques jours prendre sa place; qu'elle-meme reviendrait ensuite, et m'aimerait encore apres cette humiliation sans en garder meme le souvenir.
Elle connaissait cette Seniha, celebre dans les harems par ses scandales et son impunite; elle haissait cette creature que Behidje-hanum chargeait d'anathemes; l'idee d'etre chassee pour cette femme la comblait d'amertume et de honte.
—C'est absolument decide, Loti, disait-elle, quand cette Seniha sera venue, ce sera fini et je ne t'aimerai meme plus. Mon ame est a toi et je t'appartiens; tu es libre de faire ta volonte. Mais, Loti, ce sera fini; j'en mourrai de chagrin peut-etre, mais je ne te reverrai jamais.
XLV
Et, au bout d'une heure, a force d'amour, elle avait consenti a ce compromis insense: elle partait et jurait de revenir—apres quand l'autre s'en serait allee et qu'il me plairait de la faire demander.
Aziyade partit, les joues empourprees et les yeux secs, et Achmet, qui marchait derriere elle, se retourna pour me dire qu'il ne reviendrait plus. La draperie arabe qui fermait ma chambre retomba sur eux, et j'entendis jusqu'a l'escalier trainer leurs babouches sur les tapis. La, leurs pas s'arreterent. Aziyade s'etait affaissee sur les marches pour fondre en larmes, et le bruit de ses sanglots arrivait jusqu'a moi dans le silence de cette nuit.
Cependant, je ne sortis pas de ma chambre et je la laissai partir.
Je venais de le lui dire, et c'etait vrai: je l'adorais, elle, et je n'aimais point cette Seniha; mes sens seulement avaient la fievre et m'emportaient vers cet inconnu plein d'enivrements. Je songeais avec angoisse qu'en effet, si elle ne voulait plus me revoir, une fois retranchee derriere les murs du harem, elle etait a tout jamais perdue, et qu'aucune puissance humaine ne saurait plus me la rendre. J'entendis avec un indicible serrement de coeur la porte de la maison se refermer sur eux. Mais la pensee de cette creature qui allait venir brulait mon sang: je restai la, et je ne les rappelai pas.
XLVI
Le lendemain soir, ma case etait paree et parfumee, pour recevoir la grande dame qui avait desire faire, en tout bien tout honneur, une visite a mon logis solitaire. La belle Seniha arriva tres mysterieusement sur le coup de huit heures, heure indue pour Stamboul.
Elle enleva son voile et le feredje de laine grise qui, par prudence, la couvrait comme une femme du peuple, et laissa tomber la traine d'une toilette francaise dont la vue ne me charma pas. Cette toilette, d'un gout douteux, plus couteuse que moderne, allait mal a Seniha, qui s'en apercut. Ayant manque son effet, elle s'assit cependant avec aisance et parla avec volubilite. Sa voix etait sans charme et ses yeux se promenaient avec curiosite sur ma chambre, dont elle louait tres fort le bon air et l'originalite. Elle insistait surtout sur l'etrangete de ma vie, et me posait sans reserve une foule de questions auxquelles j'evitais de repondre.
Et je regardais Seniha-hanum …
C'etait une bien splendide creature, aux chairs fraiches et veloutees, aux levres entr'ouvertes, rouges et humides. Elle portait la tete en arriere, haute et fiere, avec la conscience de sa beaute souveraine.
L'ardente volupte se pamait dans le sourire de cette bouche, dans le mouvement lent de ces yeux noirs, a moitie caches sous la frange de leurs cils. J'en avais rarement vu de plus belle, la, pres de moi, attendant mon bon plaisir, dans la tiede solitude d'une chambre parfumee; et cependant il se livrait en moi-meme une lutte inattendue; mes sens se debattaient contre ce quelque chose de moins defini qu'on est convenu d'appeler l'ame, et l'ame se debattait contre les sens. A ce moment, j'adorais la chere petite que j'avais chassee; mon coeur debordait pour elle de tendresse et de remords. La belle creature assise pres de moi m'inspirait plus de degout que d'amour; je l'avais desiree, elle etait venue; il ne tenait plus qu'a moi de l'avoir; je n'en demandais pas davantage et sa presence m'etait odieuse.
La conversation languissait, et Seniha avait des intonations ironiques. Je me raidissais contre moi-meme, ayant pris une resolution si forte, que cette femme n'avait plus le pouvoir de la vaincre.
—Madame, dis-je,—toujours en turc,—quand viendra le moment ou vous me causerez le chagrin de me quitter (et je souhaite que ce moment tarde beaucoup encore), me permettrez-vous de vous reconduire?
—Merci, dit-elle, j'ai quelqu'un.
C'etait une femme a precautions: un aimable eunuque, habitue sans doute aux escapades de sa maitresse, se tenait, a toute eventualite, pres de la porte de ma maison.
La grande dame, en passant le seuil de ma demeure, eut un mauvais rire qui me fit monter la colere au visage, et je ne fus pas loin de saisir son bras rond pour la retenir.
Je me calmai cependant, en songeant que je ne m'etais nullement derange, et que, des deux roles que nous avions joue, le plus drole assurement n'etait pas le mien.
XLVII
Achmet, qui ne devait plus revenir, se presenta le lendemain des huit heures.
Il s'etait compose une mine tres bourrue, et me salua d'un air froid.
L'histoire de Seniha-hanum l'eut bientot mis en grande gaiete; il en conclut, comme a l'ordinaire, que j'etais tchok cheytan (tres malin) et s'assit dans un coin pour en rire plus a l'aise.
Quand plus tard, dans nos courses a cheval, nous rencontrions la voiture de Seniha-hanum, il prenait des airs si narquois, que je fus oblige de lui faire a ce sujet des representations et un sermon.
XLVIII
J'expediai Achmet a Oun-Capan chez Kadidja. Il avait mission d'instruire cette macaque de confiance de la reception faite a Seniha; de la prier de dire a Aziyade que j'implorais mon pardon, et que je desirais le soir meme sa chere presence.
J'expediai en meme temps dans la campagne trois enfants charges de me rapporter des branches de verdure, et des gerbes, de pleins paniers de narcisses et de jonquilles. Je voulais que la vieille maison prit ce jour-la pour son retour un aspect inaccoutume de joie et de fete.
Quand Aziyade entra le soir, du seuil de la porte a l'entree de notre chambre, elle trouva un tapis de fleurs; les jonquilles detachees de leurs tiges couvraient le sol d'une epaisse couche odorante; on etait enivre de ce parfum suave, et les marches sur lesquelles elle avait pleure ne se voyaient plus.
Aucune reflexion ni aucun reproche ne sortit de sa bouche rose, elle sourit seulement en regardant ces fleurs; elle etait bien assez intelligente pour saisir d'un seul coup tout ce qu'elles lui disaient de ma part dans leur silencieux langage, et ses yeux cernes par les larmes rayonnaient d'une joie profonde. Elle marchait sur ces fleurs, calme et fiere comme une petite reine reprenant possession de son royaume perdu, ou comme Apsara circulant dans le paradis fleuri des divinites indoues.
Les vraies apsaras et les vrais houris ne sont certes pas plus jolies ni plus fraiches, ni plus gracieuses ni plus charmantes …
L'episode de Seniha-hanum etait clos; il avait eu pour resultat de nous faire plus vivement nous aimer.
XLIX
C'etait l'heure de la priere du soir, un soir d'hiver. Le muezzin chantait son eternelle chanson, et nous etions enfermes tous deux dans notre mysterieux logis d'Eyoub.
Je la vois encore, la chere petite Aziyade, assise a terre sur un tapis rose et bleu que les juifs nous ont pris,—droite et serieuse, les jambes croisees dans son pantalon de soie d'Asie. Elle avait cette expression presque prophetique qui contrastait si fort avec l'extreme jeunesse de son visage et la naivete de ses idees; expression qu'elle prenait lorsqu'elle voulait faire entrer dans ma tete quelque raisonnement a elle, appuye le plus souvent sur quelque parabole orientale, dont l'effet devait etre concluant et irresistible.
—Bak, Lotim, disait-elle en fixant sur moi ses yeux profonds, Katebtane parmak bourada var?
Et elle montrait sa main, les doigts etendus.
(Regarde, Loti, et dis-moi combien de doigts il y a la?)
Et je repondis en riant:
—Cinq, Aziyade.
—Oui, Loti, cinq seulement. Et cependant ils ne sont pas tous semblables. Bou, boundan bir partcha kutchuk. (Celui-ci—le pouce —est un peu plus court que le suivant; le second, un peu plus court que le troisieme, etc.; enfin, celui-ci, le dernier, est le plus petit de tous.)
Il etait en effet tres petit, le plus petit doigt d'Aziyade. Son ongle, tres rose a la base, dans la partie qui venait de pousser, etait a sa partie superieure teint tout comme les autres d'une couche de henne, d'un beau rouge orange.
—Eh bien, dit-elle, de meme, et a plus forte raison, Loti, les creatures d'Allah, qui sont beaucoup plus nombreuses, ne sont pas toutes semblables; toutes les femmes ne sont pas les memes, ni tous les hommes non plus …
C'etait une parabole ayant pour but de me prouver que, si d'autres femmes aimees autrefois avaient pu m'oublier; que, si des amis m'avaient trompe et abandonne, c'etait une erreur de juger par eux toutes les femmes et tous les hommes; qu'elle, Aziyade, n'etait pas comme les autres, et ne pourrait jamais m'oublier; que Achmet lui-meme m'aimerait certainement toujours.
—Donc, Loti, donc, reste avec nous …
Et puis elle songeait a l'avenir, a cet avenir inconnu et sombre qui fascinait sa pensee.
La vieillesse,—chose tres lointaine, qu'elle ne se representait pas bien … Mais pourquoi ne pas vieillir, ensemble et s'aimer encore; —s'aimer eternellement dans la vie, et apres la vie.
—Sen kodja, disait-elle (tu seras vieux); ben kodja (je serai vieille) …
Cette derniere phrase etait a peine articulee, et, suivant son habitude, plutot mimee que parlee. Pour dire: " Je serai vieille ", elle cassait sa voix jeune, et, pendant quelques secondes, elle se ramassait sur elle-meme comme une petite vieille, courbant son corps si plein de jeunesse ardente et fraiche.
—Zarar yok (cela ne fait rien), etait la conclusion. Cela ne fait rien, Loti, nous nous aimerons toujours.
L
Eyoub, fevrier 1877.
Singulier debut, quand on y pense, que le debut de notre histoire!
Toutes les imprudences, toutes les maladresses, entassees jour par jour pendant un mois, dans le but d'arriver a un resultat par lui-meme impossible.
S'habiller en turc a Salonique, dans un costume qui, pour un oeil quelque peu attentif, pechait meme par l'exactitude des details; circuler ainsi par la ville, quand une simple question adressee par un passant eut pu trahir et perdre l'audacieux giaour; faire la cour a une femme musulmane sous son balcon, entreprise sans precedent dans les annales de la Turquie, et tout cela, mon Dieu, plutot pour tromper l'ennui de vivre, plutot pour rester excentrique aux yeux de camarades desoeuvres, plutot par defi jete a l'existence, plutot par bravade que par amour.
Et le succes venant couronner ce comble d'imprudence, l'aventure reussissant par l'emploi des moyens les plus propres a la faire tourner en tragedie.
Ce qui tendrait a prouver qu'il n'y a que les choses les plus notoirement folles qui viennent a bonne fin, qu'il y a une chance pour les fous, un Dieu pour les temeraires.
… Elle, la curiosite et l'inquietude avaient ete les premiers sentiments eveilles dans son coeur. La curiosite avait fixe aux treillages du balcon ses grands yeux, qui exprimaient au debut plus d'etonnement que d'amour.
Elle avait tremble pour lui d'abord, pour cet etranger qui changeait de costume comme feu Protee changeait de forme, et venait en Albanais tout dore se planter sous sa fenetre.
Et puis elle avait songe qu'il fallait qu'il l'aimat bien, elle, l'esclave achetee, l'obscure Aziyade, puisque, pour la contempler, il risquait si temerairement sa tete. Elle ne se doutait pas, la pauvre petite, que ce garcon si jeune de visage avait deja abuse de toutes les choses de la vie, et ne lui apportait qu'un coeur blase, en quete de quelque nouveaute originale; elle s'etait dit qu'il devait faire bon etre aimee ainsi,—et tout doucement elle avait glisse sur la pente qui devait l'amener dans les bras du giaour.
On ne lui avait appris aucun principe de morale qui put la mettre en garde contre elle-meme,—et peu a peu elle s'etait laissee aller au charme de ce premier poeme d'amour chante pour elle, au charme terrible de ce danger. Elle avait donne sa main d'abord, a travers les grilles du yali du chemin de Monastir; et puis son bras, et puis ses levres, jusqu'au soir ou elle avait ouvert tout a fait sa fenetre, et puis etait descendue dans son jardin comme Marguerite,—comme Marguerite dont elle avait la jeunesse et la fraiche candeur.
Comme l'ame de Marguerite, son ame etait pure et vierge, bien que son corps d'enfant, achete par un vieillard, ne le fut deja plus.
LI
Et maintenant que nous agissons d'une maniere sure et reflechie, avec une connaissance complete de tous les usages turcs, de tous les detours de Stamboul, avec tous les perfectionnements de l'art de dissimuler, nous tremblons encore dans nos rendez-vous, et les souvenirs de ces premiers mois de Salonique nous semblent des souvenirs de reves.
Souvent, assis devant le feu tous deux, comme deux enfants devenus raisonnables causent gravement de leurs sottises passees, nous causons de ces temps troubles de Salonique, de ces chaudes nuits d'orage pendant lesquelles nous errions dans la campagne comme des malfaiteurs,—ou sur la mer comme des insenses,—sans pouvoir encore echanger une pensee, ni meme seulement une parole.
Le plus singulier de l'histoire est encore ceci, c'est que je l'aime. —La " petite fleur bleue de l'amour naif " s'est de nouveau epanouie dans mon coeur, au contact de cette passion jeune et ardente. Du plus profond de mon ame, je l'aime et je l'adore …
LII
Un beau dimanche de janvier, rentrant a la case par un gai soleil d'hiver, je vis dans mon quartier cinq cents personnes et des pompes.
—Qu'est-ce qui brule? demandai-je avec impatience.
J'avais toujours eu un pressentiment que ma maison brulerait.
—Cours vite, Arif! me repondit un vieux Turc, cours vite, Arif! c'est ta maison!
Ce genre d'emotion m'etait encore inconnu.
Je m'approchai pourtant d'un air indifferent de ce petit logis que nous avions arrange l'un pour l'autre, elle pour moi, moi pour elle, avec tant d'amour.
La foule s'ouvrait sur mon passage, hostile et menacante; de vieilles femmes en fureur excitaient les hommes et m'injuriaient; on avait senti des odeurs de soufre et vu des flammes vertes; on m'accusait de sorcellerie et de malefices. Les vieilles mefiances n'etaient qu'endormies, et je recueillais les fruits d'etre un personnage inquietant et invraisemblable, ne pouvant se reclamer de personne et sans appui.
J'approchais lentement de notre case. Les portes etaient enfoncees, les vitres brisees, la fumee sortait par le toit; tout etait au pillage, envahi par une de ces foules sinistres qui surgissent a Constantinople dans les heures de bagarre. J'entrai chez moi, il pleuvait de l'eau noire melee de suie, du platre calcine et des planches enflammees …
Le feu cependant etait eteint. Un appartement brule, un plancher, deux portes et une cloison. Avec une grande dose de sang-froid j'avais domine la situation; les bachibozouks avaient arrache aux pillards leur butin, fait evacuer la place et disperse la foule.
Deux zapties en armes faisaient faction a ma porte enfoncee. Je leur confiai la garde de mes biens et m'embarquai pour Galata. J'allais y chercher Achmet, garcon de bon conseil, dont la presence amie m'eut ete precieuse au milieu de ce desarroi.
Au bout d'une heure, j'arrivai dans ce centre du tapage et des estaminets; j'allai inutilement chez leur madame, et dans tous les bouges: Achmet ce soir-la fut introuvable.
Et force me fut de revenir dormir seul, dans ma chambre sans vitres ni portes, roule, par un froid mortel, dans des couvertures mouillees qui sentaient le roussi. Je dormis peu, et mes reflexions furent sombres; cette nuit fut une des nuits desagreables de ma vie.
LIII
Le lendemain matin, Achmet et moi, nous constations les degats; ils etaient relativement minimes, et le mal pouvait aisement se reparer. La piece detruite etait vide et inhabitee; on eut imagine un incendie de commande comme distraction, qu'on l'eut fait faire comme celui-la; les plus legers objets se retrouvaient partout, deranges et salis, mais presents et intacts.
Achmet deployait une activite fievreuse; trois vieilles juives rangeaient et frottaient sous ses ordres, et il se passait des scenes d'un haut comique.
Le jour suivant, tout etait deblaye, lave, seche, net et propre. Un trou noir beant remplacait deux pieces; ce detail a part, la maison avait repris son assiette, et ma chambre, son aspect d'originale elegance.
Mes appartements etaient, ce soir-la meme, disposes pour une grande reception; de nombreux plateaux supportaient des narguilhes, du ratlokoum et du cafe; il y avait meme un orchestre, deux musiciens: un tambour et un hautbois.
Achmet avait voulu tous ces frais, et combine cette mise en scene: a sept heures, je recevais les autorites et les notables qui allaient decider de mon sort.
Je craignais d'etre oblige de me faire connaitre, et de reclamer le secours de l'ambassade britannique: j'etais fort perplexe en attendant ma compagnie.
Cette facon de terminer l'aventure aurait eu pour consequence forcee un ordre superieur coupant court a ma vie de Stamboul, et je redoutais cette solution, plus encore que la justice ottomane.
Je les vois encore tous, tout ce monde, quinze ou vingt personnes, gravement assis sur mes tapis; mon proprietaire, les notables, les voisins, les juges, la police et les derviches; l'orchestre faisant vacarme; et Achmet versant a pleins bords du mastic et du cafe.
Il s'agissait de me justifier de l'accusation d'incendiaire ou d'enchanteur; d'aller en prison ou de payer grosse amende pour avoir failli bruler Eyoub; enfin, d'indemniser mon proprietaire et de reparer a mes frais.
Il ne faut guere compter que sur soi-meme en Turquie, mais en general on reussit tout ce que l'on ose entreprendre et l'aplomb est toujours un moyen de succes. Toute la soiree, je tranchai du grand seigneur, je payai d'impertinence et d'audace; Achmet versait toujours et embrouillait a dessein les interets et les questions, magnifique dans son role;—l'orchestre faisait rage, et, au bout de deux heures, la situation atteignait son paroxysme: mes hotes ne se comprenaient plus et se disputaient entre eux, j'etais hors de cause.
—Allons, Loti, dit Achmet, les voila tous a point et c'est mon oeuvre. Tu ne trouverais pas dans tout Stamboul un autre comme ton Achmet, et je te suis vraiment bien precieux.
La situation etait compliquee et comique,—et Achmet, d'une gaiete folle et contagieuse; je cedai au besoin imperieux de faire une acrobatie, et, sautant sur les mains sans preambule, j'executai deux tours de clown devant l'assistance ahurie.
Achmet, ravi d'une pareille idee, tira profit de cette diversion; avec force saluts, il remit a chacun ses socques, sa pelisse et sa lanterne, et la seance fut dissoute sans que rien fut conclu.
Fin et moralite.—Je n'allai point en prison et ne payai point d'amende. Mon proprietaire fit reparer sa maison en remerciant Allah de lui en avoir laisse la moitie, et je demeurai l'enfant gate du quartier.
Quand, deux jours apres, Aziyade revint au logis, elle le retrouva a son poste, en bon ordre et plein de fleurs.
Le feu prenant tout seul, au milieu d'une maison fermee, est un phenomene d'une explication difficile, et la cause premiere de l'incendie est toujours restee mysterieuse.
LIV
L'essence de cette region est l'oubli…
Quiconque est plonge dans l'Ocean du coeur a trouve
le repos dans cet aneantissement.
Le coeur n'y trouve autre chose que le ne pas etre…
(FERIDEDDIN ATTAR, poete persan.)
Il y avait reception chez Izeddin-Ali-effendi, au fond de Stamboul: la fumee des parfums, la fumee du tembaki, le tambour de basque aux paillettes de cuivre, et des voix d'hommes chantant comme en reve les bizarres melodies de l'Orient.
Ces soirees qui m'avaient paru d'abord d'une etrangete barbare, peu a peu m'etaient devenues familieres, et chez moi, plus tard, avaient lieu des receptions semblables ou l'on s'enivrait au bruit du tambour, avec des parfums et de la fumee.
On arrive le soir aux receptions de Izeddin-Ali-effendi, pour ne repartir qu'au grand jour. Les distances sont grandes a Stamboul par une nuit de neige, et Izeddin entend tres largement l'hospitalite.
La maison d'Izeddin-Ali, vieille et caduque au-dehors, renferme dans ses murailles noires les mysterieuses magnificences du luxe oriental. Izeddin-Ali professe d'ailleurs le culte exclusif de tout ce qui est eski, de tout ce qui rappelle les temps regrettes du passe, de tout ce qui est marque au sceau d'autrefois,
On frappe a la porte, lourde et ferree; deux petites esclaves circassiennes viennent sans bruit vous ouvrir.
On eteint sa lanterne, on se dechausse, operations tres bourgeoises voulues par les usages de la Turquie. Le chez soi, en Orient, n'est jamais souille de la boue du dehors; on la laisse a la porte, et les tapis precieux que le petit-fils a recus de l'aieul, ne sont foules que par des babouches ou des pieds nus.
Ces deux esclaves ont huit ans; elles sont a vendre et elles le savent. Leurs faces epanouies sont regulieres et charmantes; des fleurs sont plantees dans leurs cheveux de bebe, releves tres haut sur le sommet de la tete. Avec respect elles vous prennent la main et la touchent doucement de leur front.
Aziyade, qui avait ete, elle aussi, une petite esclave circassienne, avait conserve cette maniere de m'exprimer la soumission et l'amour …
On monte de vieux escaliers sombres, couverts de somptueux tapis de Perse; le haremlike s'entr'ouvre doucement et des yeux de femmes vous observent, par l'entrebaillement d'une porte incrustee de nacre.
Dans une grande piece ou les tapis sont si epais qu'on croirait marcher sur le dos d'un mouton de Kachemyre, cinq ou six jeunes hommes sont assis, les jambes croisees, dans des attitudes de nonchalance heureuse, et de tranquille reverie. Un grand vase, de cuivre cisele, rempli de braise, fait a cet appartement une atmosphere tiede, un tant soit peu lourde qui porte au sommeil. Des bougies sont suspendues par grappes au plafond de chene sculpte; elles sont enfermees dans des tulipes d'opale, qui ne laissent filtrer qu'une lumiere rose, discrete et voilee.
Les chaises, comme les femmes, sont inconnues dans ces soirees turques. Rien que des divans tres bas, couverts de riches soies d'Asie; des coussins de brocart, de satin et d'or, des plateaux d'argent, ou reposent de longs chibouks de jasmin; de petits meubles a huit pans, supportant des narguilhes que terminent de grosses boules d'ambre incrustees d'or.
Tout le monde n'est pas admis chez Izeddin-Ali, et ceux qui sont la sont choisis; non pas de ces fils de pacha, traines sur les boulevards de Paris, gommeux et abetis, mais tous enfants de la vieille Turquie eleves dans les Yalis dores, a l'abri du vent egalitaire empeste de fumee de houille qui souffle d'Occident. L'oeil ne rencontre dans ces groupes que de sympathiques figures, au regard plein de flamme et de jeunesse.
Ces hommes qui, dans le jour, circulaient en costume europeen, ont repris le soir, dans leur inviolable interieur, la chemise de soie et le long cafetan en cachemire double de fourrure. Le paletot gris n'etait qu'un deguisement passager et sans grace, qui seyait mal a leurs organisations asiatiques.
… La fumee odorante decrit dans la tiede atmosphere des courbes changeantes et compliquees; on cause a voix basse, de la guerre souvent, d'Ignatief et des inquietants " Moscov ", des destinees fatales que Allah prepare au khalife et a l'islam. Les toutes petites tasses de cafe d'Arabie ont ete plusieurs fois remplies et videes; les femmes du harem, qui revent de se montrer, entr'ouvrent la porte pour passer et reprendre elles-memes les plateaux d'argent. On apercoit le bout de leurs doigts, un oeil quelquefois, ou un bras retire furtivement; c'est tout, et, a la cinquieme heure turque (dix heures), la porte du haremlike est close, les belles ne paraissent plus.
Le vin blanc d'Ismidt que le Koran n'a pas interdit est servi dans un verre unique, ou, suivant l'usage, chacun boit a son tour.
On en boit si peu, qu'une jeune fille en demanderait davantage, et que ce vin est tout a fait etranger a ce qui va suivre.
Peu a peu, cependant, la tete devient plus lourde, et les idees plus incertaines se confondent en un reve indecis.
Izeddin-Ali et Suleiman prennent en main des tambours de basque, et chantent d'une voix de somnambule de vieux airs venus d'Asie. On voit plus vaguement la fumee qui monte, les regards qui s'eteignent, les nacres qui brillent, la richesse du logis. Et tout doucement arrive l'ivresse, l'oubli desire de toutes les choses humaines!
Les domestiques apportent les yatags, ou chacun s'etend et s'endort …
… Le matin est rendu; le jour se faufile a travers les treillages de frene, les stores peints et les rideaux de soie.
Les hotes d'Izeddin-Ali s'en vont faire leur toilette, chacun dans un cabinet de marbre blanc, a l'aide de serviettes si brodees et dorees qu'en Angleterre on oserait a peine s'en servir.
Ils fument une cigarette, reunis autour du brasero de cuivre, et se disent adieu.
Le reveil est maussade… On s'imagine avoir ete visite par quelque reve des Mille et Une Nuits, quand on se retrouve le matin, pataugeant dans la boue de Stamboul, dans l'activite des rues et des bazars.
LV
Tous ces bruits des nuits de Constantinople sont restes dans ma memoire, meles au son de sa voix a elle, qui souvent m'en donnait des explications etranges.
Le plus sinistre de tous etait le cri des beckdjis, le cri des veilleurs de nuit annoncant l'incendie, le terrible yangun var! si prolonge, si lugubre, repete dans tous les quartiers de Stamboul, au milieu du silence profond.
Et puis, le matin, c'etait le chant sonore, l'aubade des coqs, precedant de peu la priere des muezzins, chant triste parce qu'il annoncait le jour, et que, demain, pour revenir, tout serait de nouveau en question, tout, meme sa vie!
Une des premieres nuits qu'elle passa dans cette case isolee d'Eyoub, un bruit rapproche, dans l'escalier meme du vieux logis, nous fit tous deux fremir. Tous deux nous crumes entendre a notre porte une troupe de djinns, ou des hommes a turban, rampant sur les marches vermoulues, avec des poignards et des yatagans degaines. Nous avions tout a craindre, quand nous etions reunis, et il nous etait permis de trembler.
Mais le bruit s'etait renouvele, plus distinct et moins terrible, si caracteristique meme qu'il ne laissait plus d'equivoque:
—Setchan! (Les souris!) dit-elle en riant, et tout a fait rassuree …
Le fait est que la vieille masure en etait pleine, et qu'elles s'y livraient, la nuit, des batailles rangees fort meurtrieres.
—Tchok setchan var senin evde, Lotim! disait-elle souvent. (Il y a beaucoup de souris dans ta maison, Loti!)
C'est pourquoi, un beau soir, elle me fit present du jeune Kedi-bey.
Kedi-bey (le seigneur chat), qui devint plus tard un enorme et tres imposant matou, avait alors a peine un mois; c'etait une toute petite boule jaune, ornee de gros yeux verts, et tres gourmande.
Elle me l'avait apporte en surprise, un soir, dans un de ces cabas de velours brode d'or dont se servent les enfants turcs qui vont a l'ecole.
Ce cabas avait ete le sien, a l'epoque ou elle allait, jambes nues et sans voile, faire son instruction tres incomplete chez le vieux pedagogue a turban du village de Canlidja, sur la cote asiatique du Bosphore. Elle avait tres peu profite des lecons de ce maitre, et ecrivait fort mal; ce qui ne m'empechait point d'aimer ce pauvre cabas fane, qui avait ete le compagnon de sa petite enfance …
Kedi-bey, le soir ou il me fut offert, etait emmaillote en outre dans une serviette de soie, ou la frayeur du voyage lui avait fait commettre toute sorte d'incongruites.
Aziyade, qui avait pris la peine de lui broder un collier a paillettes d'or fut tout a fait desolee de voir son eleve dans une situation si penible. Il avait si singuliere mine, elle-meme etait si desappointee, que nous fumes, Achmet et moi, pris d'un acces de fou rire en presence de ce deballage.
Cette presentation de Kedi-bey est restee un des souvenirs que de ma vie je ne pourrai oublier.
LVI
Allah illah Allah, ve Mohammed! recoul Allah (Dieu seul est Dieu, et Mahomet est son prophete!).
Tous les jours, depuis des siecles, a la meme heure, sur les memes notes, du haut du minaret de la djiami, la meme phrase retentit au-dessus de ma maison antique. Le muezzin, de sa voix stridente, la psalmodie aux quatre points cardinaux, avec une monotonie automatique, une regularite fatale.
Ceux-la qui ne sont deja plus qu'un peu de cendre l'entendaient a cette meme place, tout comme nous qui sommes nes d'hier. Et sans treve, depuis trois cents ans, a l'aube incertaine des jours d'hiver, aux beaux levers du soleil d'ete, la phrase sacramentelle de l'islam eclate dans la sonorite matinale, melee au chant des coqs, aux premiers bruits de la vie qui s'eveille. Diane lugubre, triste reveil a nos nuits blanches, a nos nuits d'amour. Et alors, il faut partir, precipitamment nous dire adieu, sans savoir si nous nous reverrons jamais, sans savoir si demain quelque revelation subite, quelque vengeance d'un vieillard trompe par quatre femmes, ne viendra pas nous separer pour toujours, si demain ne se jouera pas quelqu'un de ces sombres drames de harem, contre lesquels toute justice humaine est impuissante, tout secours materiel, impossible.
Elle s'en va, ma chere petite Aziyade, affublee comme une femme du bas peuple d'une grossiere robe de laine grise fabriquee dans ma maison, courbant sa taille flexible,—appuyee sur un baton quelquefois, et cachant son visage sous un epais yachmak.
Un caique l'emmene, la-bas, dans le quartier populeux des bazars, d'ou elle rejoint au grand jour le harem de son maitre, apres avoir repris chez Kadidja ses vetements de cadine. Elle rapporte de sa promenade, pour un peu sauvegarder les apparences, quelques objets pouvant ressembler a des achats de fleurs ou de rubans …
LVII
…Achmet etait tres important et tres solennel: nous accomplissions tous deux une expedition pleine de mystere, et lui etait nanti des instructions d'Aziyade, tandis que moi, j'avais jure de me laisser mener et d'obeir.
A l'echelle d'Eyoub, Achmet debattit le prix d'un caique pour
Azar-kapou. Le marche conclu, il me fit embarquer. Il me dit gravement:
—Assieds-toi, Loti.
Et nous partimes.
A Azar-kapou, je dus le suivre dans d'immondes ruelles de truands, boueuses, noires, sinistres, occupees par des marchands de goudron, de vieilles poulies et de peaux de lapin; de porte en porte, nous demandions un certain vieux Dimitraki, que nous finimes par trouver, au fond d'un bouge inenarrable.
C'etait un vieux Grec en haillons, a barbe blanche, a mine de bandit.
Achmet lui presenta un papier sur lequel etait calligraphie le nom d'Aziyade, et lui tint, dans la langue d'Homere, un long discours que je ne compris pas.
Le vieux tira d'un coffre sordide une maniere de trousse pleine de petits stylets, parmi lesquels il parut choisir les plus affiles, preparatifs peu rassurants!
Il dit a Achmet ces mots, que mes souvenirs classiques me permirent cependant de comprendre:
—Montrez-moi la place.
Et Achmet, ouvrant ma chemise, posa le doigt du cote gauche, sur l'emplacement du coeur …
LVIII
L'operation s'acheva sans grande souffrance, et Achmet remit a l'artiste un papier-monnaie de dix piastres, provenant de la bourse d'Aziyade.
Le vieux Dimitraki exercait l'invraisemblable metier de tatoueur pour marins grecs. Il avait une legerete de touche, et une surete de dessin tres remarquables.
Et j'emportais sur ma poitrine une petite plaque endolorie, rouge, labouree de milliers d'egratignures—qui, en se cicatrisant ensuite, representerent en beau bleu le nom turc d'Aziyade.
Suivant la croyance musulmane, ce tatouage, comme toute autre marque ou defaut de mon corps terrestre, devait me suivre dans l'eternite.
LIX
LOTI A PLUMKETT
Fevrier 1877.
Oh! la belle nuit qu'il faisait … Plumkett, comme Stamboul etait beau!
A huit heures, j'avais quitte le Deerhound.
Quand, apres avoir marche bien longtemps, j'arrivai a Galata, j'entrai chez leur " madame " prendre en passant mon ami Achmet, et tous deux nous nous acheminames vers Azar-kapou, par de solitaires quartiers musulmans.
La, Plumkett, deux chemins se presentent a nous chaque soir, entre lesquels nous devons choisir pour rejoindre Eyoub.
Traverser le grand pont de bateau qui mene a Stamboul, s'en aller a pied par le Phanar, Balate et les cimetieres, est une route directe et originale; mais c'est aussi, la nuit, une route dangereuse que nous n'entreprenons guere qu'a trois, quand nous avons avec nous notre fidele Samuel.
Ce soir-la, nous avions pris un caique au pont de Kara-Keui, pour nous rendre par mer tranquillement a domicile.
Pas un souffle dans l'air, pas un mouvement sur l'eau, pas un bruit!
Stamboul etait enveloppe d'un immense suaire de neige.
C'etait un aspect imposant et septentrional, qu'on n'attendait point de la ville du soleil et du ciel bleu.
Toutes ces collines, couvertes de milliers et de milliers de cases noires, defilaient en silence sous nos yeux, confondues ce soir dans une monotone et sinistre teinte blanche.
Au-dessus de ces fourmilieres humaines ensevelies sous la neige, se dressaient les masses grandioses des mosquees grises, et les pointes aigues des minarets.
La lune, voilee dans les brouillards, promenait sur le tout sa lumiere indecise et bleue.
Quand nous arrivames a Eyoub, nous vimes qu'une lueur filtrait a travers les carreaux, les treillages et les epais rideaux de nos fenetres: elle etait la; la premiere, elle etait rendue au logis …
Voyez-vous, Plumkett, dans vos maisons d'Europe, betement accessibles a vous-memes et aux autres, vous ne pouvez point soupconner ce bonheur d'arriver, qui vaut a lui seul toutes les fatigues et tous les dangers …
LX
Un temps viendra ou, de tout ce reve d'amour, rien ne restera plus; un temps viendra, ou tout sera englouti avec nous-memes dans la nuit profonde; ou tout ce qui etait nous aura disparu, tout jusqu'a nos noms graves sur la pierre …
Il est un pays que j'aime et que je voudrais voir: la Circassie, avec ses sombres montagnes et ses grandes forets. Cette contree exerce sur mon imagination un charme qui lui vient d'Aziyade: la, elle a pris son sang et sa vie.
Quand je vois passer les farouches Circassiens, a moitie sauvages, enveloppes de peaux de betes, quelque chose m'attire vers ces inconnus, parce que le sang de leurs veines est pareil a celui de ma cherie.
Elle, elle se souvient d'un grand lac, au bord duquel elle pense qu'elle etait nee, d'un village perdu dans les bois dont elle ne sait plus le nom, d'une plage ou elle jouait en plein air, avec les autres petits enfants des montagnards …
On voudrait reprendre sur le temps le passe de la bien-aimee, on voudrait avoir vu sa figure d'enfant, sa figure de tous les ages; on voudrait l'avoir cherie petite fille, l'avoir vue grandir dans ses bras a soi, sans que d'autres aient eu ses caresses, sans qu'aucun autre ne l'ait possedee, ni aimee, ni touchee, ni vue. On est jaloux de son passe, jaloux de tout ce qui, avant vous, a ete donne a d'autres; jaloux des moindres sentiments de son coeur, et des moindres paroles de sa bouche, que, avant vous, d'autres ont entendues. L'heure presente ne suffit pas; il faudrait aussi tout le passe, et encore tout l'avenir. On est la, les mains dans les mains; les poitrines se touchent, les levres se pressent; on voudrait pouvoir se toucher sur tous les points a la fois, et avec des sens plus subtils, on voudrait ne faire qu'un seul etre et se fondre l'un dans l'autre …
—Aziyade, dis-je, raconte-moi un peu de petites histoires de ton enfance, et parle-moi du vieux maitre d'ecole de Canlidja.
Aziyade sourit, et cherche dans sa tete quelque histoire nouvelle, entremelee de reflexions fraiches et de parentheses bizarres. Les plus aimees de ces histoires, ou les hodjas (les sorciers) jouent ordinairement les grands premiers roles, les plus aimees sont les plus anciennes, celles qui sont deja a moitie perdues dans sa memoire, et ne sont plus que des souvenirs furtifs de sa petite enfance.
—A toi, Loti, dit-elle ensuite. Continue; nous en etions restes a quand tu avais seize ans …
Helas!… Tout ce que je lui dis dans la langue de Tchengiz, dans d'autres langues, je l'avais dit a d'autres! Tout ce qu'elle me dit, d'autres me l'avaient dit avant elle! Tous ces mots sans suite, delicieusement insenses, qui s'entendent a peine, avant Aziyade, d'autres me les avaient repetes!
Sous le charme d'autres jeunes femmes dont le souvenir est mort dans mon coeur, j'ai aime d'autres pays, d'autres sites, d'autres lieux, et tout est passe!
J'avais fait avec une autre ce reve d'amour infini: nous nous etions jure qu'apres nous etre adores sur la terre, nous etre fondus ensemble tant qu'il y aurait de la vie dans nos veines, nous irions encore dormir dans la meme fosse, et que la meme terre nous reprendrait, pour que nos cendres fussent melees eternellement. Et tout cela est passe, efface, balaye!…Je suis bien jeune encore, et je ne m'en souviens plus.
S'il y a une eternite, avec laquelle irai-je revivre ailleurs? Sera-ce avec elle, petite Aziyade, ou bien avec toi?
Qui pourrait bien demeler, dans ces extases inexpliquees, dans ces ivresses devorantes, qui pourrait bien demeler ce qui vient des sens, de ce qui vient du coeur? Est-ce l'effort supreme de l'ame vers le ciel, ou la puissance aveugle de la nature, qui veut se recreer et revivre? Perpetuelle question, que tous ceux qui ont vecu se sont posee, tellement que c'est divaguer que de se la poser encore.
Nous croyons presque a l'union immaterielle et sans fin, parce que nous nous aimons. Mais combien de milliers d'etres qui y ont cru, depuis des milliers d'annees que les generations passent, combien qui se sont aimes et qui, tout illumines d'espoir, se sont endormis confiants, au mirage trompeur de la mort! Helas! dans vingt ans, dans dix ans peut-etre, ou serons-nous, pauvre Aziyade? Couches en terre, deux debris ignores, des centaines de lieues sans doute separeront nos tombes,—et qui se souviendra encore que nous nous sommes aimes?
Un temps viendra ou, de tout ce reve d'amour, rien ne restera plus. Un temps viendra ou nous serons perdus tous deux dans la nuit profonde, ou rien ne survivra de nous-memes, ou tout s'effacera, tout jusqu'a nos noms ecrits sur nos pierres.
Les petites filles circassiennes viendront toujours de leurs montagnes dans les harems de Constantinople. La chanson triste du muezzin retentira toujours dans le silence des matinees d'hiver,—seulement, elle ne nous reveillera plus!
………………
LXI
Le voyage a Angora, capitale des chats, etait depuis longtemps en question.
J'obtiens de mes chefs l'autorisation de partir (permission de dix jours), a la condition que je ne me mettrai la-bas dans aucune espece de mauvais cas pouvant necessiter l'intervention de mon ambassade.
La bande s'organise a Scutari par un temps sans nuage; les derviches Riza-effendi, Mahmoud-effendi, et plusieurs amis de Stamboul sont de l'expedition; il y a aussi des dames turques, des domestiques et un grand nombre de bagages. La caravane pittoresque defile au soleil, dans la longue avenue de cypres qui traverse les grands cimetieres de Scutari. Le site est la d'une majeste funebre; on a, de ces hauteurs, une incomparable vue de Stamboul.
LXII
La neige retarde de plus en plus notre marche, a mesure que nous nous enfoncons plus avant dans les montagnes. Impossible d'atteindre avant deux semaines la capitale des chats.
Apres trois jours de marche, je me decide a dire adieu a mes compagnons de route; je tourne au sud avec Achmet et deux chevaux choisis, pour visiter Nicomedie et Nicee, les vieilles villes de l'antiquite chretienne.
J'emporte de cette premiere partie du voyage le souvenir d'une nature ombreuse et sauvage, de fraiches fontaines, de profondes vallees, tapissees de chenes verts, de fusains et de rhododendrons en fleurs, le tout par un beau temps d'hiver, et legerement saupoudre de neige.
Nous couchons dans des hane, dans des bouges sans nom.
Celui de Mudurlu est de tous le plus remarquable. Nous arrivons de nuit a Mudurlu; nous montons au premier etage d'un vieux hane enfume ou dorment deja pele-mele des tziganes et des montreurs d'ours. Immense piece noire, si basse, que l'on y marche en courbant la tete. Voici la table d'hote: une vaste marmite ou des objets inqualifiables nagent dans une epaisse sauce; on la pose par terre, et chacun s'assied alentour. Une seule et meme serviette, longue a la verite de plusieurs metres, fait le tour du public et sert a tout le monde.
Achmet declare qu'il aime mieux perir de froid dehors que de dormir dans la malproprete de ce bouge. Au bout d'une heure cependant, transis et harasses de fatigue, nous etions couches et profondement endormis.
Nous nous levons avant le jour, pour aller, de la tete aux pieds, nous laver en plein vent, dans l'eau claire d'une fontaine.
LXIII
Le soir d'apres, nous arrivons a Ismidt (Nicomedie) a la nuit tombante. Nous etions sans passeport et on nous arrete. Certain pacha est assez complaisant pour nous en fabriquer deux de fantaisie, et, apres de longs pourparlers, nous reussissons a ne pas coucher au poste. Nos chevaux cependant sont saisis et dorment en fourriere.
Ismidt est une grande ville turque, assez civilisee, situee au bord d'un golfe admirable; les bazars y sont animes et pittoresques. Il est interdit aux habitants de se promener apres huit heures du soir, meme en compagnie d'une lanterne.
J'ai bon souvenir de la matinee que nous passames dans ce pays, une premiere matinee de printemps, avec un soleil deja chaud, dans un beau ciel bleu. Bien rassasies tous deux d'un bon dejeuner de paysans, bien frais et dispos, et nos papiers en regle, nous commencons l'ascension d'Orkhan-djiami. Nous grimpons par de petites rues pleines d'herbes folles, aussi raides que des sentiers de chevre. Les papillons se promenent et les insectes bourdonnent; les oiseaux chantent le printemps, et la brise est tiede. Les vieilles cases de bois, caduques et biscornues, sont peintes de fleurs et d'arabesques; les cigognes nichent partout sur les toits, avec tant de sans-gene que leurs constructions empechent plusieurs particuliers d'ouvrir leurs fenetres.
Du haut de la djiami d'Orkhan, la vue plane sur le golfe d'Ismidt aux eaux bleues, sur les fertiles plaines d'Asie, et sur l'Olympe de Brousse qui dresse la-haut tout au loin sa grande cime neigeuse.
LXIV
D'Ismidt a Taouchandjil, de Taouchandjil a Kara-Moussar, deuxieme etape ou la pluie nous prend.
De Kara-Moussar a Nicee (Isnik), course a cheval dans des montagnes sombres, par temps de neige; l'hiver est revenu. Course semee de peripeties, un certain Ismael, accompagne de trois zeibeks armes jusqu'aux dents, ayant eu l'intention de nous devaliser. L'affaire s'arrange pour le mieux, grace a une rencontre inattendue de bachibozouks, et nous arrivons a Nicee, crottes seulement. Je presente avec assurance mon passeport de sujet ottoman, fabrique du pacha d'Ismidt; l'autorite, malgre mon langage encore hesitant, se laisse prendre a mon chapelet et a mon costume; me voila pour tout de bon un indiscutable effendi.
A Nicee, de vieux sanctuaires chretiens des premiers siecles, une Aya-Sophia (Sainte-Sophie), soeur ainee de nos plus anciennes eglises d'Occident. Encore des montreurs d'ours pour compagnons de chambree.
Nous voulions rentrer par Brousse et Moudania; l'argent etant venu a manquer, nous retournons a Kara-Moussar, ou nos dernieres piastres passent a dejeuner. Nous tenons conseil, duquel conseil il resulte que je donne ma chemise a Achmet, qui va la vendre. Cet argent suffit a payer notre retour et nous nous embarquons le coeur leger, et la bourse aussi.
Nous voyons reparaitre Stamboul avec joie. Ces quelques journees y ont change l'aspect de la nature; de nouvelles plantes ont pousse sur le toit de ma case; toute une nichee de petits chiens, dernierement nes sur le seuil de ma porte, commencent a japer et a remuer la queue; leur maman nous fait grand accueil.
LXV
Aziyade arriva le soir, me racontant combien elle avait ete inquiete, et combien de fois elle avait dit pour moi:
—Allah! Selamet versen Loti! (Allah! protege Loti!)
Elle m'apportait quelque chose de lourd, contenu dans une toute petite boite, qui sentait l'eau de roses comme tout ce qui venait d'elle. Sa figure rayonnait de joie en me remettant ce petit objet mysterieux, tres soigneusement cache dans sa robe.
—Tiens, Loti, dit-elle, bon benden sana edie. (Ceci est un cadeau que je te fais.)
C'etait une lourde bague en or martele, sur laquelle etait grave son nom.
Depuis longtemps, elle revait de me donner une bague, sur laquelle j'emporterais dans mon pays son nom grave. Mais la pauvre petite n'avait pas d'argent; elle vivait dans une large aisance, dans un luxe relatif; il lui etait possible d'apporter chez moi des pieces de soie brodee, des coussins et differents objets dont elle disposait sans controle; mais on ne lui donnait que de petites sommes; tout passait a payer la discretion d'Emineh, sa servante, et il lui etait difficile d'acheter une bague sur ses economies. Alors elle avait songe a ses bijoux a elle; mais elle avait eu peur de les envoyer vendre ou troquer au bazar des bijoutiers, et il avait fallu recourir aux expedients. C'etaient ses propres bijoux, ecrases au marteau, en cachette, par un forgeron de Scutari, qu'elle m'apportait aujourd'hui, transformes en une enorme bague, irreguliere et massive.
Et je lui fis sur sa demande le serment que cette bague ne me quitterait jamais, que je la porterais toute ma vie …
LXVI
C'etait un matin radieux d'hiver,—de l'hiver si doux du Levant.
Aziyade, qui avait quitte Eyoub une heure avant nous et descendu la Corne d'or en robe grise, la remontait en robe rose pour aller rejoindre le harem de son maitre, a Mehmed-Fatih.—Elle etait gaie et souriante sous son voile blanc; la vieille Kadidja etait aupres d'elle, et toutes deux etaient confortablement assises au fond de leur caique effile, dont l'avant etait orne de perles et de dorures.
Nous descendions, Achmet et moi, en sens inverse, etendus sur les coussins rouges d'un long caique a deux rameurs.
C'etait le moment de la splendeur matinale de Constantinople; les palais et les mosquees, encore roses sous le soleil levant, se reflechissaient dans les profondeurs tranquilles de la Corne d'or; des bandes de karabataks (de plongeons noirs) executaient des cabrioles fantastiques autour des barques des pecheurs, et disparaissaient la tete la premiere dans l'eau froide et bleue.
Le hasard, ou la fantaisie de nos caiqdjis, fit que nos barques dorees passerent l'une pres de l'autre, si pres meme que nos avirons furent engages. Nos bateliers prirent le temps de s'adresser a cette occasion les injures d'usage: " Chien! fils de chien! arriere-petit-fils de chien!" Et Kadidja crut pouvoir nous envoyer un sourire a la derobee, montrant ses longues dents blanches dans sa bouche noire.
Aziyade, au contraire, passa sans sourciller.
Elle semblait uniquement occupee d'espiegleries de karabataks:
—Neh cheytan haivan! disait-elle a Kadidja. (Quel oiseau malin!)
LXVII
"Qui sait, quand la belle saison finira, lequel de nous sera encore envie? " Soyez gais, soyez pleins de joie, car la saison du printemps passe vite, elle ne durera pas. " Ecoutez la chanson du rossignol: la saison vernale s'approche. " Le printemps a deploye un berceau de joie dans chaque bosquet. " Ou l'amandier repand ses fleurs argentees." Soyez gais, soyez pleins de joie, car la saison du printemps passe vite, elle ne durera pas " (Extrait d'une vieille poesie orientale)
… Encore un printemps, les amandiers fleurissent, et moi, je vois avec terreur, chaque saison qui m'entraine plus avant dans la nuit, chaque annee qui m'approche du gouffre … Ou vais-je, mon Dieu?… Qu'y a-t-il apres? et qui sera pres de moi quand il faudra boire la sombre coupe !…
"C'est la saison de la joie et du plaisir: la saison vernale est arrivee. " Ne fais pas de priere avec moi, o pretre; cela a son propre temps."
………………
4
MANE, THECEL, PHARES
I
Stamboul, 19 mars 1877.
L'ordre de depart etait arrive comme un coup de foudre: le Deerhound etait rappele a Southampton. J'avais remue ciel et terre pour eluder cet ordre et prolonger mon sejour a Stamboul; j'avais frappe a toutes les portes, meme a la porte de l'armee ottomane qui fut bien pres de s'ouvrir pour moi.
—Mon cher ami, avait dit le pacha, dans un anglais tres pur, et avec cet air de courtoisie parfaite des Turcs de bonne naissance, mon cher ami, avez-vous aussi l'intention d'embrasser l'islamisme?
—Non, Excellence, dis-je; il me serait indifferent de me faire naturaliser ottoman, de changer de nom et de patrie, mais, officiellement, je resterai chretien.
—Bien, dit-il, j'aime mieux cela; l'islamisme n'est pas indispensable, et nous n'aimons guere les renegats. Je crois pouvoir vous affirmer, continua le pacha, que vos services ne seront pas admis a titre temporaire, votre gouvernement d'ailleurs s'y opposerait; mais ils pourraient etre admis a titre definitif. Voyez si vous voulez nous rester. Il me semble difficile que vous ne partiez pas d'abord avec votre navire, car nous avons peu de temps pour ces demarches; cela vous permettrait d'ailleurs de reflechir longuement a une determination aussi grave, et vous nous reviendrez apres. Si cependant vous le desirez, je puis faire des ce soir presenter votre requete a Sa Majeste le Sultan, et j'ai tout lieu de croire que sa reponse vous sera favorable.
—Excellence, dis-je, j'aime mieux, si cela est possible, que la chose se decide immediatement; plus tard, vous m'oublieriez. Je vous demanderai seulement ensuite un conge pour aller voir ma mere.
Je priai cependant qu'on m'accordat une heure, et je sortis pour reflechir.
Cette heure me parut courte; les minutes s'enfuyaient comme des secondes, et mes pensees se pressaient avec tumulte.
Je marchais au hasard dans les rues du vieux quartier musulman qui couvre les hauteurs du Taxim, entre Pera et Foundoucli. Il faisait un temps sombre, lourd et tiede: les vieilles cases de bois variaient de nuances, entre le gris fonce, le noir et le brun rouge; sur les paves secs, des femmes turques circulaient en petites pantoufles jaunes, en se tenant enveloppees jusqu'aux yeux dans des pieces de soie ecarlate ou orange brodees d'or. On avait des echappees de perspective de trois cents metres de haut, sur le serail blanc et ses jardins de cypres noirs, sur Scutariet sur le Bosphore, a demi voiles par des vapeurs bleues.
Abandonner son pays, abandonner son nom, c'est plus serieux qu'on ne pense quand cela devient une realite pressante, et qu'il faut avant une heure avoir tranche la question pour jamais. Aimerai-je encore Stamboul, quand j'y serai rive pour la vie? L'Angleterre, le train monotone de l'existence britannique, les amis facheux, les ingrats, je laisse tout cela sans regrets et sans remords. Je m'attache a ce pays dans un instant de crise supreme; au printemps, la guerre decidera de son sort et du mien. Je serai le yuzbachi Arif; aussi souvent que dans la marine de Sa Majeste, j'aurai des conges pour aller voir la-bas ceux que j'aime, pour aller m'asseoir encore au foyer, a Brightbury sous les vieux tilleuls.
Mon Dieu, oui!… pourquoi pas, yuzbachi, turc pour de bon, et rester aupres d'elle …
Et je songeai a cet instant d'ivresse: rentrer a Eyoub, un beau jour, costume en yuzbachi, en lui annoncant que je ne m'en vais plus.
Au bout d'une heure, ma decision etait prise et irrevocable: partir et l'abandonner me dechirait le coeur. Je me fis de nouveau introduire chez le pacha, pour lui donner le oui solennel qui devait me lier pour jamais a la Turquie, et le prier de faire, le soir meme, presenter ma requete au sultan.
II
Quand je fus devant le pacha, je me sentis trembler, et un nuage passa devant mes yeux:
—Je vous remercie, Excellence, dis-je; je n'accepte pas. Veuillez seulement vous souvenir de moi; quand je serai en Angleterre, peut-etre vous ecrirai-je …
III
Alors, il fallut pour tout de bon songer a partir.
Courant de porte en porte, j'expediai le soir meme les courses de Pera, remettant, sans demander mon reste, des cartes P. P. C.
Achmet, en tenue de ceremonie, suivait a trois pas, portant mon manteau:
—Ah! dit-il, ah! Loti, tu nous quittes et tu fais tes visites d'adieu; j'ai devine cela, moi. Eh bien, s'il est vrai que tu nous aimes, nous, et que ceux-la t'ennuient; s'il est vrai que les conventions des autres ne sont pas faites pour toi, laisse-les; laisse ces habits noirs qui sont laids, et ce chapeau qui est drole. Viens vite a Stamboul avec nous, et envoie promener tout ce monde.
Plusieurs de mes visites d'adieu furent manquees, par suite de ce discours d'Achmet.
IV
Stamboul, 20 mars 1877.
Une derniere promenade avec Samuel. Nos instants sont comptes. Le temps inexorable emporte ces dernieres heures, apres lesquelles nous nous separerons pour jamais!—des heures d'hiver, grises et froides, avec des rafales de mars.
Il etait convenu qu'il allait s'embarquer pour son pays avant mon depart pour l'Angleterre. Il m'avait demande, comme derniere faveur, de le promener avec moi en voiture ouverte jusqu'au coup de sifflet du paquebot.
Cet Achmet qui avait pris sa place, et devait dans l'avenir me suivre en Angleterre, augmentait sa douleur; il etait malade de chagrin. Il ne comprenait pas, le pauvre Samuel, qu'il y avait un abime entre son affection a lui, si tourmentee, et l'affection limpide et fraternelle de Mihran-Achmet; que lui, Samuel, etait une plante de serre chaude, impossible a transplanter la-bas, sous mon toit paisible.
L'arabahdji nous mene grand train, au grand trot de ses chevaux. Samuel est enveloppe comme un pacha dans mon manteau de fourrure, que je lui abandonne; sa belle tete est pale et triste; il regarde en silence defiler les quartiers de Stamboul, les places immenses et desertes ou poussent l'herbe et la mousse, les minarets gigantesques, les vieilles mosquees decrepites, blanches sur le ciel gris, les vieux monuments avec leur cachet d'antiquite et de delabrement, qui s'en vont en ruine comme l'islamisme.
Stamboul est desole et mort sous ce dernier vent d'hiver; les muezzins chantent la priere de trois heures; c'est l'heure du depart.
Je l'aimais bien pourtant, mon pauvre Samuel; je lui dis, comme on dit aux enfants, que, pour lui aussi, je dois revenir, et que j'irai le voir a Salonique; mais il a compris, lui, qu'il ne me reverra jamais, et ses larmes me brisent un peu le coeur.
V
21 mars.
Pauvre chere petite Aziyade! le courage m'avait manque pour lui dire a elle: " Apres-demain, je vais partir."
Je rentrai le soir a la case. Le soleil couchant eclairait ma chambre de ses beaux rayons rouges; le printemps etait dans l'air. Les cafedjis s'etalaient dehors comme dans les jours d'ete; tous les hommes du voisinage, assis dans la rue, fumaient leur narguilhe sous les amandiers blancs de fleurs.
Achmet etait dans la confidence de mon depart. Nous faisions l'un et l'autre des efforts inouis de conversation; mais Aziyade avait a moitie compris, et promenait sur nous ses grands yeux interrogateurs; la nuit vint, et nous trouva silencieux comme des morts.
A une heure a la turque (sept heures), Achmet apporta une certaine vieille caisse qui, renversee, nous servait de table, et posa dessus notre souper de pauvres. (Nos derniers arrangements avec le juif Isaac nous avaient laisses sans sou ni maille.)
C'etait gai d'ordinaire, notre diner a deux, et nous nous amusions nous-memes de notre misere: deux personnages souvent habilles de soie et d'or, assis sur des tapis de Turquie, et mangeant du pain sec sur le fond d'une vieille caisse.
Aziyade s'etait assise comme moi; mais sa part devant elle restait intacte; ses yeux etaient attaches sur moi avec une fixite etrange, et nous avions peur l'un et l'autre de rompre ce silence.
—J'ai compris, va, Loti, dit-elle … C'est la derniere fois, n'est-ce pas?
Et ses larmes pressees commencerent a tomber sur son pain sec.
—Non, Aziyade, non, ma cherie! Demain encore, et je te le jure.
Apres, je ne sais plus …
Achmet vit que le souper etait inutile. Il emporta sans rien dire la vieille caisse, les assiettes de terre, et se retira, nous laissant dans l'obscurite …
VI
Le lendemain, c'etait le jour de tout arracher, de tout demolir, dans cette chere petite case, meublee peu a peu avec amour, ou chaque objet nous rappelait un souvenir.
Deux hamals que j'avais enroles pour cette besogne etaient la, attendant mes ordres pour s'y mettre; j'imaginai de les envoyer diner pour gagner du temps et retarder cette destruction.
—Loti, dit Achmet, pourquoi ne dessines-tu pas ta chambre? Apres les annees, quand la vieillesse sera venue, tu la regarderas et tu te souviendras de nous.
Et j'employai cette derniere heure a dessiner ma chambre turque. Les annees auront du mal a effacer le charme de ces souvenirs.
Quand Aziyade vint, elle trouva des murailles nues, et tout en desarroi; c'etait le commencement de la fin. Plus que des caisses, des paquets et du desordre; les aspects qu'elle avait aimes etaient detruits pour toujours. Les nattes blanches qui couvraient les planches, les tapis sur lesquels on se promenait nu-pieds, etaient partis chez les juifs, tout avait repris l'air triste et miserable.
Aziyade entra presque gaie, s'etant monte la tete avec je ne sais quoi; elle ne put cependant supporter l'aspect de cette chambre denudee, et fondit en larmes.
VII
Elle m'avait demande cette grace des condamnes a mort, de faire ce dernier jour tout ce qui lui plairait.
—Aujourd'hui, a tout ce que je demanderai, Loti, tu ne diras jamais non. Je veux faire plusieurs choses a ma tete. Tu ne diras rien, et tu approuveras tout.
A neuf heures du soir, rentrant en caique de Galata, j'entendis dans ma case un tapage inusite; il en sortait des chants et une musique originale.
Dans l'appartement recemment incendie, au milieu d'un tourbillon de poussiere, s'agitait la chaine d'une de ces danses turques qui ne finissent qu'apres complet epuisement des acteurs; des gens quelconques, matelots grecs ou musulmans, ramasses sur la Corne d'or, dansaient avec fureur; on leur servait du raki, du mastic et du cafe.
Les habitues de la case, Suleiman, le vieux Riza, les derviches Hassan et Mahmoud, contemplaient ce spectacle avec stupefaction.
La musique partait de ma chambre: j'y trouvai Aziyade tournant elle-meme la manivelle d'une de ces grandes machines assourdissantes, orgues de Barbarie du Levant qui jouent les danses turques sur des notes stridentes, avec accompagnement de sonnettes et de chapeaux chinois.
Aziyade etait devoilee, et les danseurs pouvaient, par la portiere entr'ouverte, apercevoir sa figure. C'etait contraire a tous les usages, et aussi a la prudence la plus elementaire. On n'avait jamais vu dans le saint quartier d'Eyoub pareille scene ni pareil scandale, et, si Achmet n'eut affirme au public qu'elle etait Armenienne, elle eut ete perdue.
Achmet, assis dans un coin, laissait faire avec soumission; c'etait drole et c'etait navrant; j'avais envie de rire, et son regard a elle me serrait le coeur. Les pauvres petites filles qui poussent sans pere ni mere a l'ombre des harems, sont pardonnables de toutes leurs idees saugrenues, et on ne peut juger leurs actions avec les lois qui regissent les femmes chretiennes.
Elle tournait comme une folle la manivelle de cet orgue et tirait de ce grand meuble des sons extravagants.
On a defini la musique turque: les acces d'une gaiete dechirante, et je compris admirablement, ce soir-la, une si paradoxale definition.
Bientot, intimidee de son oeuvre, intimidee de son propre tapage, et toute honteuse de se trouver sans voile a la vue de ces hommes, elle alla s'asseoir sur un large divan, seul meuble qui restat dans la case, et, apres avoir ordonne au joueur d'orgue de continuer sa besogne, elle pria qu'on lui donnat comme aux autres une cigarette et du cafe.
VIII
On avait, suivant la couleur et la forme consacrees, apporte a Aziyade son cafe turc dans une tasse bleue posee sur un pied de cuivre, et grande a peu pres comme la moitie d'un oeuf.
Elle semblait plus calme et me regardait en souriant; ses yeux limpides et tristes me demandaient pardon de cette foule et de ce vacarme; comme un enfant qui a conscience d'avoir fait des sottises, et qui se sait cheri, elle demandait grace avec ses yeux, qui avaient plus de charme et de persuasion que toute parole humaine.
Elle avait fait pour cette soiree une toilette qui la rendait etrangement belle; la richesse orientale de son costume contrastait maintenant avec l'aspect de notre demeure, redevenue sombre et miserable. Elle portait une de ces vestes a longues basques dont les femmes turques d'aujourd'hui ont presque perdu le modele, une veste de soie violette semee de roses d'or. Un pantalon de soie jaune descendait jusqu'a ses chevilles, jusqu'a ses petits pieds chausses de pantoufles dorees. Sa chemise en gaze de Brousse lamee d'argent, laissait echapper ses bras ronds, d'une teinte mate et ambree, frottes d'essence de roses. Ses cheveux bruns etaient divises en huit nattes, si epaisses, que deux d'entre elles auraient suffi au bonheur d'une merveilleuse de Paris; ils s'etalaient a cote d'elle sur le divan, noues au bout par des rubans jaunes, et meles de fils d'or, a la maniere des femmes armeniennes. Une masse d'autres petits cheveux plus courts et plus rebelles formaient nimbe autour de ses joues rondes, d'une paleur chaude et doree. Des teintes d'un ambre plus fonce entouraient ses paupieres; et ses sourcils, tres rapproches d'ordinaire, se rejoignaient ce soir-la avec une expression de profonde douleur.
Elle avait baisse les yeux, et on devinait seulement, sous ses cils, ses larges prunelles glauques, penchees vers la terre; ses dents etaient serrees, et sa levre rouge s'entr'ouvrait par une contraction nerveuse qui lui etait familiere. Ce mouvement qui eut rendu laide une autre femme, la rendait, elle, plus charmante; il indiquait chez elle la preoccupation ou la douleur, et decouvrait deux rangees pareilles de toutes petites perles blanches. On eut vendu son ame pour embrasser ces perles blanches, et la contraction de cette levre rouge, et ces gencives qui semblaient faites de la pulpe d'une cerise mure.
Et j'admirais ma maitresse; je me penetrais a la derniere heure de ses traits bien-aimes pour les fixer dans mon souvenir. Le bruit dechirant de cette musique, la fumee aromatisee du narguilhe amenaient doucement l'ivresse, cette legere ivresse orientale qui est l'aneantissement du passe et l'oubli des heures sombres de la vie.
Et ce reve insense s'imposait a mon esprit: tout oublier, et rester pres d'elle, jusqu'a l'heure froide du desenchantement ou de la mort …
IX
On entendit au milieu de ce tapage un leger craquement de porcelaine: Aziyade etait restee immobile, seulement elle venait de briser sa tasse dans sa main crispee, et les debris tombaient a terre.
Le mal n'etait pas grand; le cafe epais apres avoir desagreablement sali ses doigts, se repandit sur le plancher, et l'incident passa sans qu'aucun de nous fit mine de l'avoir remarque.
Cependant la tache s'elargissait par terre, et un liquide sombre tombait toujours de sa main fermee, goutte a goutte d'abord, ensuite en mince filet noir. Une lanterne eclairait miserablement cette chambre. Je m'approchai pour regarder: il y avait pres d'elle une mare de sang. La porcelaine brisee avait entaille cruellement sa chair, et l'os seulement avait arrete cette coupure profonde.
Le sang de ma cherie coula une demi-heure, sans qu'on trouvat aucun moyen de l'etancher.
On en emportait des cuvettes toutes rougies; on tenait sa main dans l'eau froide en comprimant les levres de cette plaie: rien n'arretait ce sang, et Aziyade, blanche comme une jeune fille morte, s'etait affaissee en fermant les yeux.
Achmet avait pris sa course pour aller reveiller une vieille femme a tete de sorciere qui l'arreta enfin avec des plantes et de la cendre.
La vieille, apres avoir recommande de lui tenir toute la nuit le bras vertical, et reclame trente piastres de salaire, fit quelques signes sur la blessure et disparut.
Il fallut ensuite congedier tous ces hommes et coucher l'enfant malade. Elle etait pour l'instant aussi froide qu'une statue de marbre, et completement evanouie.
La nuit qui suivit fut sans sommeil pour nous deux.
Je la sentais souffrir; tout son corps se raidissait de douleur. Il fallait tenir verticalement ce bras blesse, c'etait la recommandation de l'affreuse vieille, et elle souffrait moins ainsi. Je tenais moi-meme ce bras nu qui avait la fievre; toutes les fibres vibraient et tremblaient, je les sentais aboutir a cette coupure profonde et beante; il me semblait souffrir moi-meme, comme si ma propre chair eut ete coupee jusqu'a l'os et non la sienne.
La lune eclairait des murailles nues, un plancher nu, une chambre vide; les meubles absents, les tables de planches grossieres depouillees de leurs couvertures de soie, eveillaient des idees de misere, de froid et de solitude; les chiens hurlaient au-dehors de cette maniere lugubre qui, en Turquie comme en France est reputee presage de mort; le vent sifflait a notre porte, ou gemissait tout doucement comme un vieillard qui va mourir.
Son desespoir me faisait mal, il etait si profond et si resigne, qu'il eut attendri des pierres. J'etais tout pour elle, le seul qu'elle eut aime, et le seul qui l'eut jamais aimee, et j'allais la quitter pour ne plus revenir.
—Pardon, Loti, disait-elle, de t'avoir donne ce tracas de me couper les doigts; je t'empeche de dormir. Mais dors, Loti, cela ne fait rien que je souffre, puisque c'est fini de moi-meme.
—Ecoute, lui dis-je, Aziyade, ma bien-aimee, veux-tu que je revienne?…
X
Un moment apres, nous etions assis tous deux sur le bord de ce lit; je tenais toujours son bras blesse, et aussi sa tete affaiblie, et suivant la formule musulmane des serments solennels, je lui jurais de revenir.
—Si tu es marie, Loti, disait-elle, cela ne fait rien. Je ne serai plus ta maitresse, je serai ta soeur. Marie-toi, Loti; c'est secondaire, cela! J'aime mieux ton ame. Te revoir seulement, c'est tout ce que je demande a Allah. Apres cela, je serai presque heureuse encore, je vivrai pour t'attendre, tout ne sera pas fini pour Aziyade.
Ensuite, elle commenca a s'endormir tout doucement; le jour se mit a poindre, et je la laissai, comme de coutume avant le soleil, dormant d'un bon sommeil tranquille.
XI
23 mars.
J'allai a bord et je revins a la hate. Course de trois heures.
J'annoncai a Aziyade un sursis de depart de deux jours.
C'est peu, deux jours, quand ce sont les derniers de l'existence, et qu'il faut se hater de jouir l'un de l'autre comme si on allait mourir.
La nouvelle de mon depart avait deja circule et je recus plusieurs visites d'adieu de mes voisins de Stamboul. Aziyade s'enfermait dans la chambre de Samuel, et je l'entendais pleurer. Les visiteurs aussi l'entendaient bien un peu, mais sa presence frequente chez moi avait deja transpire dans le voisinage, et elle etait tacitement admise. Achmet, d'ailleurs, avait affirme la veille au soir au public qu'elle etait Armenienne; et cette assurance, donnee par un musulman, etait sa sauvegarde.
—Nous nous etions toujours attendus, disait le derviche Hassan-effendi, a vous voir disparaitre ainsi, par une trappe ou un coup de baguette. Avant de partir, nous direz-vous, Arif ou Loti, qui vous etes et ce que vous etes venu faire parmi nous?
Hassan-effendi etait de bonne foi; bien que lui et ses amis eussent desire savoir qui j'etais, ils l'ignoraient absolument parce qu'ils ne m'avaient jamais epie. On n'a pas encore importe en Turquie le commissaire de police francais, qui vous depiste en trois heures; on est libre d'y vivre tranquille et inconnu.
Je declinai a Hassan-effendi mes noms et qualites, et nous nous fimes la promesse de nous ecrire.
Aziyade avait pleure plusieurs heures; mais ses larmes etaient moins ameres. L'idee de me revoir commencait a prendre consistance dans son esprit et la rendait plus calme. Elle commencait a dire: " Quand tu seras de retour …"
—Je ne sais pas, Loti, disait-elle, si tu reviendras,—Allah seul le sait! Tous les jours je repeterai: Allah! selamet versen Loti !(Allah! protege Loti!) et Allah ensuite fera selon sa volonte. Pourtant, reprenait-elle avec serieux, comment pourrais-je t'attendre un an, Loti? Comment cela se pourrait-il, quand je ne sais plus rester un jour, non pas meme une heure, sans te voir. Tu ne sais pas, toi, que les jours ou tu es de garde, je vais me promener en haut du Taxim, ou m'installer en visite chez ma mere Behidje, parce que de la on apercoit de loin le Deerhound. Tu vois bien, Loti, que c'est impossible, et que, si tu reviens, Aziyade sera morte …
XII
Achmet aura mission de me transmettre les lettres d'Aziyade et de lui faire passer les miennes, voie de Kadidja, et il me faut une provision d'enveloppes a son adresse.
Or, Achmet ne sait point ecrire, ni lui ni personne de sa famille; Aziyade ecrit trop mal pour affronter la poste, et nous voila tous les trois assis sous la tente de l'ecrivain public, faisant vignette d'Orient.
C'est tres complique, l'adresse d'Achmet, et cela tient huit lignes:
"A Achmet, fils d'Ibrahim, qui demeure a Yedi-Koule, dans une traverse donnant sur Arabahdjilar-Malessi, pres de la mosquee. C'est la troisieme maison apres un tutundji, et a cote il y a une vieille Armenienne qui vend des remedes, et, en face, un derviche."
Aziyade fait confectionner huit enveloppes semblables, qu'elle paye de son argent, huit piastres blanches; apres quoi, il lui faut de ma part le serment de m'en servir.
Elle cache sous son yachmak ses yeux pleins de larmes: ce serment ne la rassure pas. D'abord, comment admettre qu'un papier parti tout seul de si loin puisse lui arriver jamais? Et puis elle sait bien, elle, qu'avant longtemps, " Aziyade sera oubliee pour toujours "!
XIII
Le soir, nous remontions en caique la Corne d'or; jamais nous n'avions tant couru Stamboul ensemble en plein jour. Elle paraissait ne plus se soucier d'aucune precaution, comme si tout etait fini pour elle, et que le monde lui fut indifferent.
Nous avions pris un caique a l'echelle d'Oun-Capan; le jour baissait, le soleil se couchait derriere un ciel de tempete.
On voit rarement en Europe ciel si tourmente et si noir; c'etait, au nord, un de ces terribles nuages arques, a l'aspect de cataclysme, qui annoncent en Afrique les grands orages.
—Regarde, dis-je a Aziyade, voila le ciel que je voyais chaque soir dans le pays des hommes noirs, ou j'ai habite un an avec le frere que j'ai perdu!
Du cote oppose, Stamboul, avec ses pointes aigues, se frangeait sur une grande dechirure jaune, d'une nuance eclatante et profonde,—eclairage fantastique et presque funebre.
Un vent terrible se leva tout a coup sur la Corne d'or; la nuit tombait et nous etions transis de froid.
Les grands yeux d'Aziyade etaient fixes sur les miens, regardant a une etrange profondeur; ses prunelles semblaient se dilater a la lueur crepusculaire, et lire au fond de mon ame. Je ne lui avais jamais vu ce regard et il me causait une impression inconnue; c'etait comme si les replis les plus secrets de moi-meme eussent ete tout a coup penetres par elle, et examines au scalpel. Son regard me posait a la derniere heure cette interrogation supreme: " Qui es-tu, toi que j'ai tant aime? Serai-je oubliee bientot comme une maitresse de hasard, ou bien m'aimes-tu? As-tu dit vrai et dois-tu revenir?"
Les yeux fermes, je retrouve encore ce regard, cette tete blanche, seulement indiquee sous les plis de mousseline du yachmak, et, par-derriere, cette silhouette de Stamboul, profilee sur ce ciel d'orage …
XIV
Nous debarquons encore une fois la-bas, sur cette petite place d'Eyoub que demain je ne verrai plus.
Nous avions voulu jeter ensemble un dernier coup d'oeil a notre demeure.
L'entree en etait encombree de caisses et de paquets, et il y faisait deja nuit. Achmet decouvrit dans un coin une vieille lanterne qu'il promena tristement dans notre chambre vide. J'avais hate de partir: je pris Aziyade par la main et l'entrainai dehors.
Le ciel etait toujours etrangement noir, menacant d'un deluge; les cases et les paves se detachaient en clair sur ce ciel, bien que noirs par eux-memes. La rue etait deserte et balayee par des rafales qui faisaient tout trembler; deux femmes turques etaient blotties dans une porte et nous examinaient curieusement. Je tournai la tete pour voir encore cette demeure ou je ne devais plus revenir, jeter un coup d'oeil dernier sur ce coin de la terre ou j'avais trouve un peu de bonheur …
XV
Nous traversons la petite place de la mosquee pour nous embarquer de nouveau. Un caique nous emporte a Azar-kapou, d'ou nous devons rejoindre Galata, et puis Top-hane, Foundoucli, et le Deerhound.
Aziyade a voulu venir me conduire; elle a jure d'etre sage; elle est a cette derniere heure d'un calme inattendu.
Nous traversons tout le tumulte de Galata; on ne nous avait jamais vus circuler ensemble dans ces quartiers europeens. Leur " madame " est sur sa porte a nous voir passer; la presence de cette jeune femme voilee lui donne le mot de l'enigme qu'elle avait depuis longtemps cherche.
Nous passons Top-hane, pour nous enfoncer dans les quartiers solitaires de Sali-Bazar, dans les larges avenues qui longent les grands harems.
Enfin, voici Foundoucli, ou nous devons nous dire adieu.
Une voiture est la qui stationne, commandee par Achmet, pour ramener
Aziyade dans sa demeure.
Foundoucli est encore un coin de la vieille Turquie, qui semble detache du fond de Stamboul: petite place dallee, au bord de la mer, antique mosquee a croissant d'or, entouree de tombes de derviches, et de sombres retraites d'oulemas.
L'orage est passe et le temps est radieux; on n'entend que le bruit lointain des chiens errants qui jappent dans le silence du soir.
Huit heures sonnent a bord du Deerhound, l'heure a laquelle je dois rentrer. Un coup de sifflet m'annonce qu'un canot du bord va venir ici me prendre. Le voila qui se detache de la masse noire du navire, et qui lentement s'approche de nous. C'est l'heure triste, l'heure inexorable des adieux!
J'embrasse ses levres et ses mains. Ses mains tremblent legerement; cela a part, elle est aussi calme que moi-meme, et sa chair est glacee.
Le canot est rendu: elle et Achmet se retirent dans un angle obscur de la mosquee; je pars, et je les perds de vue!
Un instant apres, j'entends le roulement rapide de la voiture qui emporte pour toujours ma bien-aimee!… bruit aussi sinistre que celui de la terre qui roule sur une tombe cherie.
C'est bien fini sans retour! si je reviens jamais comme je l'ai jure, les annees auront secoue sur tout cela leur cendre, ou bien j'aurai creuse l'abime entre nous deux en en epousant une autre, et elle ne m'appartiendra plus.
Et il me prit une rage folle de courir apres cette voiture, de retenir ma cherie dans mes bras, de nouer mes bras autour d'elle, pendant que nous nous aimions encore de toute la force de notre ame, et de ne plus les ouvrir qu'a l'heure de la mort.
………………
XVI
24 mars.
Un matin pluvieux de mars, un vieux juif demenage la maison d'Arif.
Achmet surveille cette operation d'un oeil morne.
—Achmet, ou va votre maitre? disent les voisins matineux sortis sur leur porte.
—Je ne sais pas, repond Achmet.
Des caisses mouillees, des paquets trempes de pluie, s'embarquent dans un caique, et s'en vont on ne sait ou, descendant la Corne d'or du cote de lamer.
Et c'est fini d'Arif, le personnage a cesse d'exister.
Tout ce reve oriental est acheve; cette etape de mon existence, la derniere sans doute qui aura du charme, est passee sans retour, et le temps peut-etre en balayera jusqu'au souvenir.
XVII
Quand Achmet vint a bord, escortant ce convoi de bagages, je lui annoncai qu'un nouveau sursis nous etait accorde, de vingt-quatre heures au moins. Il ventait tempete du cote de Marmara.
—Allons encore courir Stamboul, lui dis-je; ce sera comme une promenade posthume, qui aura son charme de tristesse. Mais elle, je ne la reverrai plus!
Et j'allai deposer mes habits europeens chez leur " madame "; Arif-effendi en personne sortit encore une fois de ce bouge, et passa les ponts, un chapelet a la main, avec l'air grave et la tenue correcte des bons musulmans qui se prennent au serieux et s'en vont pieusement faire leurs prieres. Achmet marchait a cote de lui, revetu de ses plus beaux habits. Il avait demande de regler lui-meme le programme de cette derniere journee, et se renfermait pour l'instant dans un deuil silencieux.
XVIII
Apres avoir couru tous les recoins familiers du vieux Stamboul, fume un grand nombre de narguilhes et fait station a toutes les mosquees, nous nous retrouvons le soir a Eyoub, ramenes encore une fois vers ce lieu, ou je ne suis plus qu'un etranger sans gite, dont le souvenir meme sera bientot efface.
Mon entree au cafe de Suleiman produit sensation: on m'avait considere comme un personnage disparu, eteint pour tout de bon et pour jamais.
L'assistance, ce soir, y est nombreuse et fort melee: beaucoup de tetes entierement nouvelles, de provenance inconnue; un public de cour des Miracles, ou peu s'en faut.
Achmet cependant organise pour moi une fete d'adieu et commande un orchestre: deux hautbois a l'aigre voix de cornemuse, un orgue et une grosse caisse.
Je consens a ces preparatifs sur la promesse formelle qu'on ne brisera rien, et que je ne verrai pas couler de sang.
Nous allons nous etourdir ce soir; pour mon compte, je ne demande pas mieux.
On m'apporte mon narguilhe et ma tasse de cafe turc, qu'un enfant est charge de renouveler tous les quarts d'heure, et Achmet, prenant les assistants par la main, les forme en cercle et les invite a danser.
Une longue chaine de figures bizarres commence a s'agiter devant moi, a la lueur troublee des lanternes; une musique assourdissante fait trembler les poutres de cette masure; les ustensiles de cuivre pendus aux murailles noires s'ebranlent et donnent des vibrations metalliques; les hautbois poussent des notes stridentes, et la gaiete dechirante eclate avec frenesie.
Au bout d'une heure, tous etaient grises de mouvement et de tapage; la fete etait a souhait.
Je n'y voyais plus moi-meme qu'a travers un nuage, ma tete s'emplissait de pensees etranges et incoherentes. Les groupes, extenues et haletants, passaient et repassaient dans l'obscurite. La danse tourbillonnait toujours, et Achmet, a chaque tour, brisait une vitre du revers de sa main.
Une a une, toutes les vitres de l'etablissement tombaient a terre, et se pulverisaient sous les pieds des danseurs; les mains d'Achmet, labourees de coupures profondes, ensanglantaient le plancher.
Il parait qu'il faut du bruit et du sang aux douleurs turques.
J'etais ecoeure de cette fete, inquiet aussi pour l'avenir de voir Achmet faire de pareilles sottises et se soucier si peu de ses promesses.
Je me levai pour sortir; Achmet comprit et me suivit en silence. L'air froid du dehors nous rendit le calme et la possession de nous-memes.
—Loti, dit Achmet, ou vas-tu?
—A bord, repondis-je; je ne te connais plus; je tiendrai mes promesses comme tu as ce soir tenu les tiennes, tu ne me reverras jamais.
Et j'allai plus loin discuter avec un batelier attarde le prix d'un passage pour Galata.
—Loti, dit Achmet, pardonne-moi, tu ne peux pas laisser ainsi ton frere!
Et il commenca a me supplier en pleurant.
Moi non plus, je ne voulais pas le laisser ainsi, mais j'avais juge qu'une penitence et une semonce lui etaient necessaires, et je restais inexorable.
Alors, il chercha a me retenir avec ses mains pleines de sang, et s'accrocha a moi avec desespoir. Je le repoussai violemment et le lancai contre une pile de bois qui s'ecroula avec fracas. Des bachibozouks de patrouille qui passaient nous prirent pour des malfaiteurs, et s'approcherent avec un fanal.
Nous etions au bord de l'eau, dans un endroit solitaire de la banlieue, loin des murs de Stamboul, et ces mains rouges representaient mal.
—Ce n'est rien, dis-je; seulement, ce garcon a bu, et je le ramenais chez lui.
Alors, je pris Achmet par la main, et l'emmenai chez sa soeur Eriknaz, qui, apres avoir panse ses doigts, lui fit un long sermon et l'envoya coucher.
XIX
26 mars.
Encore un jour,—dernier sursis de notre depart.
Encore un jour, encore une toilette chez leur " madame " et je me retrouve a Stamboul.
Il fait temps sombre d'orage, la brise est tiede et douce. Nous fumons un narguilhe de deux heures sous les arcades mauresques de la rue du Sultan-Selim.—Les colonnades blanches, deformees par les annees, alternent avec les kiosques funeraires et les alignements de tombeaux. Des branches d'arbres, toutes roses de fleurs, passent par-dessus les murailles grises; de fraiches plantes croissent partout, et courent gaiement sur les vieux marbres sacres.
J'aime ce pays, et tous ces details me charment; je l'aime parce que c'est le sien et qu'elle a tout anime de sa presence,—elle qui est encore la tout pres, et que cependant je ne verrai plus.
Le soleil couchant nous trouve assis devant la mosquee de Mehmed-Fatih, sur certain banc ou nous avons autrefois passe de longues heures. Par-ci, par-la, des groupes de musulmans, eparpilles sur l'immense place, fument en causant, et goutent avec nonchalance les charmes d'une soiree de printemps.
Le ciel est redevenu calme et sans nuages; j'aime ce lieu, j'aime cette vie d'Orient, j'ai peine a me figurer qu'elle est finie et que je vais partir.
Je regarde ce vieux portique noir, la-bas, et cette rue deserte qui s'enfonce dans un bas-fond sombre. C'est la qu'elle habite, et, en m'avancant de quelques pas, je verrais encore sa demeure.
Achmet a suivi mon regard et m'examine avec inquietude: il a devine ce que je pense, et compris ce que je veux faire.
—Ah! dit-il, Loti, aie pitie d'elle si tu l'aimes! Tu lui as dit adieu; a present, laisse-la!
Mais j'avais resolu de la voir, et j'etais sans force contre moi-meme.
Achmet plaida avec larmes la cause de la raison, la cause meme du simple bon sens: Abeddin etait la, le vieil Abeddin, son maitre, et toute tentative pour la voir devenait insensee.
—D'ailleurs, disait-il, si meme elle sortait, tu n'as plus de maison pour la recevoir. Ou trouverais-tu, Loti, dans Stamboul, l'hospitalite pour toi et la femme d'un autre? Si elle te voit ou si les femmes lui disent que tu es la, elle se perdra comme une folle, et, demain, tu la laisseras dans la rue. Cela t'est egal, a toi qui vas partir; mais, Loti, si tu fais cela, je te deteste et tu n'as pas de coeur.
Achmet baissa la tete, et se mit a frapper du pied contre le sol, parti qu'il avait coutume de prendre quand ma volonte dominait la sienne.
Je le laissai faire, et je me dirigeai vers le portique.
Je m'adossai contre un pilier, plongeant les yeux dans la rue sombre et deserte: on eut dit la rue d'une ville morte.
Pas une fenetre ouverte, pas un passant, pas un bruit; seulement, de l'herbe croissant entre les pierres, et, gisant sur le pave, deux carcasses dessechees de chiens morts.
C'etait un quartier aristocratique: les vieilles maisons, baties en planches de nuances foncees, decelaient une opulence mysterieuse; des balcons fermes, des shaknisirs en grande saillie, debordant sur la rue triste; derriere les grilles de fer, des treillages discrets en lattes de frene, sur lesquels des artistes d'autrefois avaient peint des arbres et des oiseaux. Toutes les fenetres de Stamboul sont peintes et fermees de cette maniere.
Dans les villes d'Occident, la vie du dedans se devine au-dehors; les passants, par l'ouverture des rideaux, decouvrent des tetes humaines, jeunes ou vieilles, laides ou gracieuses.
Le regard ne plonge jamais dans une demeure turque. Si la porte s'ouvre pour laisser passer un visiteur, elle s'entrebaille seulement; quelqu'un est derriere, qui la referme aussitot. L'interieur ne se devine jamais.
Cette grande maison la-bas, peinte en rouge sombre, c'est celle d'Aziyade. La porte est surmontee d'un soleil, d'une etoile et d'un croissant; le tout en planches vermoulues. Les peintures qui ornent les treillages des shaknisirs representent des tulipes bleues melees a des papillons jaunes. Pas un mouvement n'indique qu'un etre vivant l'habite; on ne sait jamais si, des fenetres d'une maison turque, quelqu'un vous regarde ou ne vous regarde pas.
Derriere moi, la-haut, la grande place est doree par le soleil couchant; ici, dans la rue, tout est deja dans l'ombre.
Je me cache a moitie derriere un pan de muraille, je regarde cette maison, et mon coeur bat terriblement.
Je pense a ce jour ou je l'avais vue, et pour la premiere fois de ma vie, derriere les grilles de la maison de Salonique. Je ne sais plus ce que je veux, ni ce que je suis venu chercher; j'ai peur que les autres femmes ne rient de moi; j'ai peur d'etre ridicule, et surtout j'ai peur de la perdre …
XX
Quand je remontais sur la place de Mehmed-Fatih, le soleil dorait en plein l'immense mosquee, les portiques arabes et les minarets gigantesques. Les oulemas qui sortaient de la priere du soir s'etaient tous arretes sur le seuil, et s'etageaient dans la lumiere sur les grandes marches de pierre. La foule accourait vers eux et les entourait : au milieu du groupe, un jeune homme montrait le ciel, un jeune homme qui avait une admirable tete mystique. Le turban blanc des oulemas entourait son beau front large; son visage etait pale, sa barbe et ses grands yeux etaient noirs comme de l'ebene.
Il montrait en haut un point invisible, il regardait avec extase dans la profondeur du ciel bleu et disait:
—Voila Dieu! Regardez tous! Je vois Allah! Je vois l'Eternel!
Et nous courumes, Achmet et moi, comme la foule, aupres de l'oulema qui voyait Allah.
XXI
Nous ne vimes rien, helas! Nous en aurions eu besoin cependant. Alors, comme toujours, j'aurais donne ma vie pour cette vision divine, ma vie seulement pour un signe du ciel, ma vie pour une simple manifestation du surnaturel.
—Il ment, disait Achmet; quel est l'homme qui a jamais vu Allah?
—Ah! c'est vous, Loti, dit l'oulema Izzet; vous aussi, vous voulez voir Allah? Allah, dit-il en souriant, ne se montre pas aux infideles.
—Il est fou, dirent les derviches.
Et on emmena le visionnaire dans sa cellule.
Achmet avait profite de cette diversion pour m'entrainer sur le versant de Marmara, le plus loin d'elle possible. La nuit vint et nous trouva a moitie egares.
XXII
Nous dinons sous les porches de la rue du Sultan-Selim. Il est deja tard pour Stamboul; les Turcs se couchent avec le soleil.
L'une apres l'autre, les etoiles s'allument dans le ciel pur; la lune eclaire la rue large et deserte, les arcades arabes et les vieilles tombes. De loin en loin un cafe turc encore ouvert jette une lueur rouge sur les paves gris; les passants sont rares et circulent le fanal a la main; par-ci par-la, de petites lampes tristes brulent dans les kiosques funeraires. Je vois pour la derniere fois ces tableaux familiers; demain, a pareille heure, je serai loin de ce pays.
—Nous allons descendre jusqu'a Oun-Capan, dit Achmet, qui a ce soir encore l'autorisation de faire le programme; nous prendrons des chevaux jusqu'a Balate, un caique jusqu'a Pri-pacha, et nous irons coucher chez Eriknaz qui nous attend.
Nous nous perdons pour aller a Oun-Capan, et les chiens aboient apres nos lanternes; nous connaissons bien cependant notre Stamboul, mais les vieux Turcs eux-memes se perdent la nuit dans ces dedales. Personne pour nous indiquer la route; toujours les memes petites rues, qui montent, descendent et se contournent sans motif plausible, comme les sentiers d'un labyrinthe.
A Oun-Capan, a l'entree du Phanar, deux chevaux nous attendent.
Un coureur nous precede, porteur d'un fanal de deux metres de haut, et nous partons comme le vent.
Le sombre et interminable Phanar est endormi; tout y est silencieux. Dans les rues ou nous courons, le soleil en plein midi hesite a descendre, et deux chevaux ont peine a passer de front. D'un cote, c'est la grande muraille de Stamboul; de l'autre, de hautes maisons bardees de fer et plus vieilles que l'islam, qui s'elargissent par le haut, et font voute sur la ruelle humide. Il faut courber la tete en passant a cheval sous les balcons des maisons byzantines, qui tendent au-dessus de vous dans l'obscurite profonde leurs gros bras de pierre.
C'est le chemin que nous faisions chaque soir pour rejoindre le logis d'Eyoub; arrives a Balate, nous en sommes bien pres, mais ce logis n'existe plus …
Nous reveillons un batelier qui nous mene en caique sur l'autre rive …
La, c'est la campagne, et de grands cypres noirs se dressent au milieu des platanes.
Nous commencons aux lanternes l'ascension des sentiers qui menent a la case d'Eriknaz.
XXIII
Eriknaz-hanum est d'une laideur agreable et distinguee, blanche comme de la cire, les yeux et les sourcils noirs comme l'aile du corbeau. Elle nous recoit sans voile, comme une femme franque.
Tout son interieur respire l'ordre, l'aisance, et la plus stricte proprete. Ses amies Murrah et Fenzile, qui veillaient avec elle, a notre arrivee prennent la fuite en se cachant le visage. Elles etaient occupees a broder de paillettes d'or de petites pantoufles rouges, a bouts retrousses comme des trompettes.
Mon amie Alemshah, fille d'Eriknaz et niece d'Achmet, vient prendre sa place habituelle sur mes genoux et s'y endort; c'est une jolie petite creature de trois ans, aux grands yeux de jais, mignonne et proprette comme une poupee.
Apres le cafe et la cigarette, on nous apporte deux matelas blancs, deux yatags blancs, deux couvre-pieds blancs, le tout comme neige; Eriknaz et Alemshah se retirent en nous souhaitant bonne nuit, et nous nous endormons tous deux d'un profond sommeil.
Un soleil radieux vient de grand matin nous eveiller, et quatre a quatre nous degringolons les sentiers qui menent a la Corne d'or. Un caique matinal est la qui nous attend.
La multitude des cases noires de Pri-pacha, etagees la-haut en pyramide, baignent dans la lumiere orangee, et toutes les vitres etincellent. Eriknaz et Alemshah nous regardent de loin partir, perchees, en robes rouges, au soleil levant, sur le toit de leur maison.
Voici Eyoub qui passe, voici le cafe de Suleiman, la petite place de la mosquee, et la case d'Arif-effendi, en pleine lumiere du matin. Personne au bord de l'eau; tout encore est clos et endormi.
Ma demeure, que j'ai si souvent vue sombre et triste, sous la neige et le vent du nord, me laisse comme derniere image un eblouissement de soleil.
Ce dernier lever du jour est d'une splendeur inaccoutumee; tout le long de la Corne d'or, depuis Eyoub jusqu'au serail, les domes et les minarets se dessinent sur le ciel limpide en teintes roses ou irisees. Les caiques dores commencent a circuler par centaines, charges de passants pittoresques ou de femmes voilees.
Au bout d'une heure, nous sommes a bord. Tout y est sens dessus dessous, et c'est bien le depart cette fois.
Il est fixe pour midi.
XXIV
—Viens, Loti, dit Achmet; allons encore a Stamboul, fumer notre narguilhe ensemble pour la derniere fois …
Nous traversons en courant Sali-Bazar, Tophane, Galata. Nous voici au pont de Stamboul.
La foule se presse sous un soleil brulant; c'est bien le printemps, pour tout de bon, qui arrive comme moi je m'en vais. La grande lumiere de midi ruisselle sur tout cet ensemble de murailles, de domes et de minarets, qui couronnent la-haut Stamboul; elle s'eparpille sur une foule bariolee, vetue des couleurs les plus voyantes de l'arc-en-ciel.
Les bateaux arrivent et partent, charges d'un public pittoresque; les marchands ambulants hurlent a tue-tete, en bousculant la foule.
Nous connaissons tous ces bateaux qui nous ont transportes a tous les points du Bosphore; nous connaissons sur le pont de Stamboul toutes les echoppes, tous les passants, meme tous les mendiants, la collection complete des estropies, aveugles, manchots, becs-de-lievre et culs-de-jatte! Toute la truanderie turque est aujourd'hui sur pied; je distribue des aumones a tout ce monde, et recueille toute une kyrielle de benedictions et de salams.
Nous nous arretons a Stamboul, sur la grande place de Jeni-djami, devant la mosquee. Pour la derniere fois de ma vie, je jouis du plaisir d'etre en Turc, assis a cote de mon ami Achmet, fumant un narguilhe au milieu de ce decor oriental.
Aujourd'hui, c'est une vraie fete du printemps, un etalage de costumes et de couleurs. Tout le monde est dehors, assis sous les platanes, autour des fontaines de marbre, sous les berceaux de vignes qui se couvriront bientot de feuilles tendres. Les barbiers ont etabli leurs ateliers dans la rue et operent en plein air; les bons musulmans se font gravement raser la tete, en reservant au sommet la meche par laquelle Mahomet viendra les prendre pour les porter en paradis.
… Qui me portera, moi, dans un paradis quelconque? quelque part ailleurs que dans ce vieux monde qui me fatigue et m'ennuie, quelque part ou rien ne changera plus, quelque part ou je ne serai pas perpetuellement separe de ce que j'aime ou de ce que j'ai aime?
Si quelqu'un pouvait me donner seulement la foi musulmane, comme j'irais, en pleurant de joie, embrasser le drapeau vert du prophete!
—Digression stupide, a propos d'une queue reservee sur le sommet de la tete …
XXV
—Loti, dit Achmet, explique-moi un peu le voyage que tu vas faire.
—Achmet, dis-je, quand j'aurai traverse la mer de Marmara, l'Ak-Deniz (la mer vieille), comme vous l'appelez, j'en traverserai une beaucoup plus grande pour aller au pays des Grecs, une plus grande encore pour aller au pays des Italiens, le pays de ta " madame ", et puis encore une plus grande pour atteindre la pointe d'Espagne. Si au moins je restais dans cette mer si bleue, la Mediterranee, je serais moins loin de vous; ce serait encore un peu votre ciel, et les bateaux qui font le va-et-vient du Levant m'apporteraient souvent des nouvelles de la Turquie! Mais j'entrerai dans une autre mer, tellement immense, que tu n'as aucune idee d'une etendue pareille, et il me faudra, la, naviguer plusieurs jours en remontant vers l'etoile (le nord) pour arriver dans mon pays—dans mon pays, ou nous voyons plus souvent la pluie que le beau temps, et les nuages que le soleil.
"Je serai la-bas bien loin de vous et cette contree ne ressemble guere a la tienne; tout y est plus pale, et les couleurs de toute chose y sont plus ternes; c'est comme ici quand il fait de la brume, encore est-ce moins transparent.
"Le pays est si plat, que tu n'en as jamais vu de semblable, si ce n'est quand tu es alle en Arabie, faire a la Mecque le pelerinage que tout bon musulman doit au tombeau du prophete; seulement, au lieu de sable, c'est de l'herbe verte et de grands champs laboures. Les maisons sont toutes carrees et pareilles; pour perspective, on n'a guere que le mur de son voisin, et souvent cette platitude vous etouffe, on voudrait s'elever pour voir plus loin.
"Encore n'y a-t-il pas, comme en Turquie, des escaliers pour monter sur les toits, et, moi qui te parle, ayant un jour eu l'idee de me promener sur ma maison, je me suis vu passer dans mon quartier pour un garcon excentrique.
"Tout le monde est a l'uniforme, paletot gris, chapeau ou casquette, et c'est pis qu'a Pera. Tout est prevu, regle, numerote; il y a des lois sur tout et des reglements pour tout le monde, si bien que le dernier des cuistres, marchand de bonneterie ou garcon coiffeur, a les memes droits a vivre qu'un garcon intelligent et determine, comme toi ou moi par exemple.
"Enfin, croirais-tu, mon cher Achmedim, que, pour le quart de ce que nous faisons journellement a Stamboul, on aurait dans mon pays des pourparlers d'une heure avec le commissaire de police!
Achmet comprit tres bien cet apercu de civilisation occidentale, et resta un instant reveur.
—Pourquoi, dit-il, apres la guerre, n'amenerais-tu pas ta famille en
Turquie d'Asie, Loti?
—Loti, dit Achmet, je veux que tu emportes ce chapelet qui me vient de mon pere Ibrahim, et promets-moi qu'il ne te quittera jamais. Je sais bien, reprit-il en pleurant, que je ne te reverrai plus. Dans un mois, nous aurons la guerre; c'est fini des pauvres Turcs, c'est fini de Stamboul, les Moscov nous detruiront tous, et, quand tu reviendras, Loti, ton Achmet sera mort.
"Son corps restera quelque part dans la campagne, du cote du Nord; il n'aura meme pas une petite tombe en marbre gris, sous les cypres, dans le cimetiere de Kassim-Pacha; Aziyade sera passee en Asie, et tu ne retrouveras plus sa trace, personne ne pourra plus te parler d'elle. Loti, dit-il en pleurant, reste avec ton frere!
Helas! Je crains ces Moscov autant que lui-meme, je tremble a cette idee horrible que je pourrais en effet perdre sa trace, et que je ne trouverais plus personne au monde qui put jamais me parler d'elle!…
XXVI
Les muezzins montent a leurs minarets, c'est l'heure du namaze de midi; il est temps de partir.
En passant par Galata, je vais saluer leur " madame ". J'embrasserais presque cette vieille coquine.
Achmet me reconduit a bord, ou nous nous disons adieu au milieu du tohu-bohu des visites et de l'appareillage.
Nous partons, et Stamboul s'eloigne …
XXVII
En mer, 27 mars 1877.
Un pale soleil de mars se couche sur la mer de Marmara. L'air du large est vif et froid. Les cotes, tristes et nues, s'eloignent dans la brume du soir. Est-ce fini, mon Dieu, et ne la verrai-je plus?
Stamboul a disparu; les plus hauts domes des plus hautes mosquees, tout s'est perdu dans l'eloignement, tout s'est efface. Je voudrais seulement une minute la voir, je donnerais ma vie pour seulement toucher sa main; j'ai une envie folle de sa presence.
J'ai encore dans la tete tout le tapage de l'Orient, les foules de
Constantinople, l'agitation du depart, et ce calme de la mer m'oppresse.
Si elle etait la, je pleurerais, ce que je n'ai pu faire; je mettrais ma tete sur ses genoux et je pleurerais comme un enfant; elle me verrait pleurer et elle aurait confiance. J'ai ete bien tranquille et bien froid en lui disant adieu.
Et je l'adore pourtant. En dehors de toute ivresse, je l'aime, de l'affection la plus tendre et la plus pure; j'aime son ame et son coeur qui sont a moi; je l'aimerai encore au-dela de la jeunesse, au-dela du charme des sens, dans l'avenir mysterieux qui nous apportera la vieillesse et la mort.
Ce calme de la mer, ce ciel pale de mars me serrent le coeur. Je souffre bien, mon Dieu; c'est une angoisse comme si je l'avais vue mourir. J'embrasse ce qui me vient d'elle; je voudrais pleurer, et je ne le puis meme pas.
Elle est a cette heure dans son harem, ma bien-aimee, dans quelque appartement de cette demeure si sombre et si grillee, etendue, sans paroles et sans larmes, aneantie, a l'approche de la nuit.
Achmet est reste, nous suivant des yeux, assis sur le quai de
Foundoucli; je l'ai perdu de vue en meme temps que ce coin familier de
Constantinople, ou, chaque soir, Samuel ou lui venaient m'attendre.
Lui aussi pense que je ne reviendrai plus.
Pauvre petit ami Achmet, je l'aimais bien, celui-la encore; son amitie m'etait douce et bienfaisante.
C'est fini de l'Orient, le reve est acheve. La patrie est devant nous; dans ce paisible petit Brightbury la-bas, on m'attend avec bonheur. Moi aussi, je les aime tous, mais qu'il est triste ce foyer qui m'attend.
Je revois ce nid, cheri pourtant, ou s'est passee mon enfance, les vieux murs et le lierre, le ciel gris du Yorkshire, les vieux toits, la mousse et les tilleuls, temoins d'autrefois, temoins des premiers reves et du bonheur que rien dans le monde ne peut plus me rendre.
Souvent deja j'y suis revenu, au foyer, le coeur tourmente et dechire; j'y ai rapporte bien des passions, bien des esperances, toujours brisees; il est rempli de poignants souvenirs, son calme beni n'a plus sur moi son action salutaire; j'etoufferai la, maintenant, comme une plante privee de soleil …
XXVIII
A LOTI, DE SA SOEUR
Brightbury, avril 1877.
Cher frere aime, je veux, moi aussi, te souhaiter la bienvenue dans notre pays. Fasse Celui auquel je me confie que tu t'y trouves bien et que notre tendresse adoucisse tes peines! Il me semble que nous ne negligerons rien pour cela, nous sommes pleins de la joie de ton retour.
Je fais souvent la reflexion qu'alors qu'on est si aime, si cheri, et qu'on est l'affection et la pensee dominante de tant de coeurs, il n'y a point de quoi se croire une vie maudite et desheritee dans ce monde. Je t'ai ecrit a Constantinople une longue lettre que tu ne recevras sans doute jamais. Je te disais combien je prenais part a tes peines, a tes douleurs meme. Va, j'ai plus d'une fois verse des larmes en songeant a l'histoire d'Aziyade.
Je pense, cher petit frere, que ce n'est pas tout a fait ta faute, si tu laisses ainsi partout un morceau de ta pauvre existence. On se l'est bien disputee, cette existence, bien qu'elle ne soit pas longue encore … mais tu sais que je crois qu'il y aura bientot quelqu'un qui la prendra tout a fait, et que tu t'en trouveras le mieux du monde.
Le rossignol et le coucou, la fauvette et les hirondelles saluent ton arrivee; tu ne pouvais pas mieux tomber que dans cette saison. Qui sait si nous allons pouvoir te garder un peu, pour te bien gater.
Adieu; tous nos baisers, et a bientot!
XXIX
Traduction d'un grimoire turc, ecrit sous la dictee d'Achmet par un ecrivain public de la place d'Emin-Ounou a Stamboul, et adresse a Loti, a Brightbury.
"ALLAH!
"Mon cher Loti,
"Achmet te fait beaucoup de salutations.
"J'ai fait remettre ta lettre de Mytilene a Aziyade par la vieille Kadidja; elle l'a serree dans sa robe, et n'a pas pu se la faire lire encore, parce qu'elle n'est pas sortie depuis ton depart.
"Le vieux Abeddin a soupconne et tout devine, car nous avions ete sans prudence pendant les derniers jours. Il ne lui a pas fait de reproches, a dit Kadidja, et ne l'a pas chassee, parce qu'il l'aimait beaucoup. Seulement, il n'entre plus dans son appartement; il ne prend plus garde a elle et il ne lui parle plus. Les autres femmes aussi du harem l'ont abandonnee, excepte Fenzile-hanum, qui est allee pour elle consulter le hodja (le sorcier).
"Elle est malade depuis ton depart; cependant le grand ekime (medecin) qui l'a vue a dit qu'elle n'avait rien et n'est pas revenu.
"C'est la vieille qui avait un jour arrete le sang de sa main qui la soigne; elle est sa confidente et je crois qu'elle l'a denoncee pour de l'argent.
"Aziyade te fait dire qu'elle ne vit pas sans toi; qu'elle ne voit pas le moment de ton retour a Constantinople; qu'elle ne croit pas qu'elle puisse jamais voir tes yeux face a face et qu'il lui semble qu'il n'y a plus de soleil.
"Loti, les paroles que tu m'as dites, ne les oublie pas; les promesses que tu m'as faites, ne les oublie jamais! Dans ta pensee, crois-tu que je peux etre heureux un seul moment sans toi a Constantinople? Je ne le puis pas, et, quand tu es parti, mon coeur s'est brise de peine.
"On ne m'a pas encore appele pour la guerre, a cause de mon pere, qui est tres vieux; cependant je pense qu'on m'appellera bientot.
"Je te salue
"Ton frere,
"ACHMET"
"P.-S.—Le feu a pris dans le quartier du Phanar cette derniere semaine. Le Phanar est tout brule."
XXX
LOTI A IZEDDIN-ALI, A STAMBOUL
Brightbury, 20 mai 1877.
Mon cher Izzedin-Ali,
Me voici dans mon pays, bien different du votre! sous les vieux tilleuls qui m'ont abrite enfant, dans ce petit Brightbury dont je vous parlais a Stamboul, au milieu de mes bois de chenes verts. C'est le printemps, mais un pale printemps: de la pluie et de la brume, un peu comme est chez vous l'hiver.
J'ai repris l'uniforme d'Occident, chapeau et paletot gris, il me semble par instants que mon costume, c'est le votre, et que c'est a present que je suis deguise.
J'aime ce petit coin de la patrie cependant; j'aime ce foyer de la famille que j'ai tant de fois deserte; j'aime ceux qui m'aiment ici, et dont l'affection rendait douces et heureuses mes premieres annees. J'aime tout ce qui m'entoure, meme cette campagne et ces vieux bois qui ont leur charme a eux, un grand charme pastoral, quelque chose qu'il m'est difficile de definir pour vous, charme du passe, charme d'autrefois et des anciens bergers.
Les nouvelles se succedent, mon cher effendim, les nouvelles de la guerre; les evenements se precipitent. J'avais espere que le peuple anglais prendrait parti pour la Turquie, et je ne vis qu'a moitie, si loin de Stamboul. Vous avez mes sympathies ardentes; j'aime votre pays, je fais pour lui des voeux sinceres, et sans doute vous me reverrez bientot.
Et puis, vous l'avez devine, effendim, je l'aime, elle, dont vous aviez soupconne et tolere la presence. Votre coeur est grand; vous etes au-dessus de toutes les conventions, de tous les prejuges. Je puis bien vous dire a vous que je l'aime, et que, pour elle surtout, je reviendrai bientot.
XXXI
Brightbury, mai 1877.
J'etais assis a Brightbury, sous les vieux tilleuls. Une mesange a tete bleue chantait au-dessus de ma tete une chanson compliquee et fort longue; elle y mettait toute son ame de mesange, et son chant reveillait chez moi un monde de souvenirs.
C'etait confus d'abord, comme les souvenirs lointains; puis peu a peu les images vinrent, plus nettes et plus precises, je m'y retrouvai tout a fait.
Oui, c'etait la-bas, a Stamboul,—une de nos grandes imprudences, un
de nos jours d'ecole buissonniere et de temerite. Mais c'est si grand,
Stamboul! on y est si inconnu!… Et le vieil Abeddin, qui etait a
Andrinople!…
C'etait une belle apres-midi d'hiver, et nous nous promenions tous deux, elle et moi, heureux comme deux enfants de nous trouver ensemble au soleil, une fois par hasard, et de courir la campagne.
Il etait triste cependant le lieu de promenade que nous avions choisi: nous longions la grande muraille de Stamboul, lieu solitaire par excellence, et ou tout semble s'etre immobilise depuis les derniers empereurs byzantins.
La grande ville a toutes ses communications par mer, et autour de ses murs antiques le silence est aussi complet qu'aux abords d'une necropole. Si, de loin en loin, quelques portes s'ouvrent dans les epaisseurs de ces remparts, on peut affirmer que personne n'y passe et qu'il eut autant valu les supprimer. Ce sont du reste de petites portes basses, contournees, mysterieuses, surmontees d'inscriptions dorees et d'ornements bizarres.
Entre la partie habitee de la ville et ses fortifications s'etendent de vastes terrains vagues occupes par des masures inquietantes, des ruines eboulees de tous les ages de l'histoire.
Et rien au-dehors ne vient interrompre la longue monotonie de ces murailles; a peine, de distance en distance, un minaret dressant sa tige blanche; toujours les memes creneaux, toujours les memes tours, la meme teinte sombre apportee par les siecles,—les memes lignes regulieres, qui s'en vont, droites et funebres, se perdre dans l'extreme horizon.
Nous marchions tous deux seuls au pied de ces grands murs. Tout autour de nous, dans la campagne, c'etaient des bois de ces cypres gigantesques, hauts comme des cathedrales, a l'ombre desquels par milliers se pressaient les sepultures des Osmanlis. Je n'ai vu nulle part autant de cimetieres que dans ce pays, ni autant de tombes, ni autant de morts.
—Ces lieux, disait Aziyade, etaient affectionnes d'Azrael qui, la nuit, y arretait son vol. Il repliait ses grandes ailes et marchait comme un homme sous ces ombrages terribles.
Cette campagne etait silencieuse, ces sites imposants et solennels.
Et cependant nous etions gais, tous les deux, heureux de notre escapade, heureux d'etre jeunes et libres, de circuler une fois par hasard, en plein vent comme tout le monde, et sous le beau ciel bleu.
Son yachmak, tres epais, etait ramene sur ses yeux jusqu'a derober tout son front; a peine voyait-on, par l'ouverture du voile, rouler ses prunelles, si limpides et si mobiles; son feredje d'emprunt etait d'une couleur foncee, d'une coupe severe, que n'adoptent point d'ordinaire les femmes elegantes et jeunes. Et le vieil Abeddin lui-meme ne l'eut point reconnue.
Nous marchions d'un pas souple et rapide, frolant les modestes marguerites blanches et l'herbe courte de janvier, respirant a pleine poitrine le bon air vif et piquant des beaux jours d'hiver.
Tout a coup, dans ce grand silence, nous entendimes un delicieux chant de mesange, en tout semblable a celui d'aujourd'hui; les petits oiseaux de meme espece repetent dans tous les coins du monde la meme chanson.
Aziyade s'arreta court, etonnee; avec une mine de stupefaction comique, du bout de son doigt teint de henne, elle me montrait le petit chanteur pose pres de nous sur une branche de cypres. Ce petit oiseau, tout petit, tout seul, se donnait tant de mal pour faire tout ce bruit, il se demenait d'un air si important et si joyeux, que, de bon coeur, nous nous mimes a rire.
Et nous restames la longtemps a l'ecouter, jusqu'au moment ou il prit son vol, effraye par six grands chameaux qui s'avancaient d'une allure bete, attaches a la queue leu leu par des ficelles.
Apres … apres, nous vimes poindre une troupe de femmes en deuil qui se dirigeaient vers nous.
C'etaient des femmes grecques; deux popes marchaient en tete; elles portaient un petit cadavre, a decouvert sur une civiere, suivant leur rite national.
—Bir guzel tchoudjouk (Un joli petit enfant!), dit Aziyade devenue serieuse.
En effet, c'etait une jolie petite fille de quatre ou cinq ans, une delicieuse poupee de cire qui semblait endormie sur des coussins. Elle etait vetue d'une elegante robe de mousseline blanche et portait sur la tete une couronne de fleurs d'or.
Il y avait une fosse creusee au bord du chemin. On enterre ainsi les morts n'importe ou, le long des routes ou au pied des murs …
—Approchons-nous, dit Aziyade, redevenue enfant; on nous donnera des bonbons.
On avait derange pour creuser cette fosse un cadavre qui ne devait pas etre fort ancien; la terre qui en etait sortie etait pleine d'ossements et de lambeaux de diverses etoffes. Il y avait surtout un bras, plie a angle droit, dont les os, encore rouges, se tenaient au coude par quelque chose que la terre n'avait pas eu le temps de devorer.
Il y avait la deux popes a grands cheveux de femme, couverts de sordides oripeaux dores, sales, patibulaires, assistes de quatre mauvais droles d'enfants de choeur.
Ils marmotterent quelque chose sur l'enfant mort, et puis la mere lui enleva sa couronne de fleurs, et emprisonna avec soin ses cheveux blonds dans un petit bonnet de nuit, toilette qui nous eut fait sourire, si elle n'eut pas ete faite par cette mere.
Quand elle fut couchee tout au fond sur le sol humide, sans planches, sans biere, on jeta sur elle cette terre malsaine; tout tomba dans le trou, sur la jolie petite figure de cire, y compris les vieux os et le vieux coude; et elle fut promptement enfouie.
On nous donna des bonbons en effet; j'ignorais cet usage grec.
Une jeune fille, puisant dans un sac rempli de dragees blanches, en remit une poignee a chacun des assistants, et nous en eumes aussi, bien que nous fussions Turcs.
Quand Aziyade tendit la main pour recevoir les siennes, ses yeux etaient pleins de larmes …
XXXII
Le fait est que ce petit oiseau etait drole de se trouver si heureux de vivre, et d'etre si gai au milieu de ce site funebre!…
………………
* * * * *
5
AZRAEL
I
20 mai 1877.
… C'est bien le ciel pur et la mer bleue du Levant. La-bas, quelque chose se dessine; l'horizon se frange de mosquees et de minarets;—mon coeur bat, c'est Stamboul!
Je mets pied a terre.—C'est une emotion vive que de me retrouver dans ce pays …
Achmet n'est plus la, a son poste, caracolant a Top-Hane sur son cheval blanc. Galata meme est mort; on voit que quelque chose de terrible comme une guerre d'extermination se passe au-dehors.
… J'ai repris mes habits turcs. Je cours a Azarkapou. Je monte dans le premier caique qui passe. Le caiqdji me reconnait.
—Et Achmet?… dis-je.
—Parti, parti pour la guerre!
J'arrive chez Eriknaz, sa soeur.
—Oui, parti, dit-elle. Il etait a Batoum, et, depuis la bataille, nous sommes sans nouvelles.
Les sourcils noirs d'Eriknaz s'etaient contractes avec douleur; elle pleurait amerement ce frere que les hommes lui avaient ravi, et la petite Alemshah pleurait en regardant sa mere.
Je me rendis a la case de Kadidja; mais la vieille avait demenage, et personne ne put m'indiquer sa demeure.
II
Alors, je me dirigeai seul vers la mosquee de Mehmed-Fatih, vers la maison d'Aziyade, sans arreter aucun projet dans ma tete troublee, sans songer meme a ce que j'allais faire, pousse seulement par le besoin de m'approcher d'elle et de la voir!…
Je traversai ce monceau de ruines et de cendres qui avait ete autrefois l'opulent Phanar; ce n'etait plus qu'une grande devastation, une longue suite de rues funebres, encombrees de debris noirs et calcines. C'etait ce Phanar que, chaque soir, je traversais gaiement pour aller a Eyoub, ou m'attendait ma cherie …
On criait dans ces rues; des groupes d'hommes a peine vetus, leves pour la guerre, a moitie armes, a moitie sauvages, aiguisaient leurs yatagans sur les pierres, et promenaient de vieux drapeaux verts, zebres d'inscriptions blanches.
Je marchai longtemps. Je traversai les quartiers solitaires de l'Eski-Stamboul.
J'approchais toujours. J'etais dans la rue sombre qui monte a
Mehmed-Fatih, la rue qu'elle habitait!…
Les objets exterieurs etalaient au soleil des aspects sinistres qui me serraient le coeur. Personne dans cette rue triste; un grand silence, et rien que le bruit de mes pas …
Sur les paves, sur l'herbe verte, apparut une tournure de vieille, rasant les murailles; sous les plis de son manteau passaient ses jambes maigres et nues, d'un noir d'ebene; elle trottinait tete basse, et se parlait a elle-meme … C'etait Kadidja.
Kadidja me reconnut. Elle poussa un intraduisible Ah! avec une intonation aigue de negresse ou de macaque, et un ricanement de moquerie.
—Aziyade? dis-je.
—Eulu! eulu! dit-elle en appuyant a plaisir sur ces mots bizarrement sauvages qui, dans la langue tartare, designent la mort.
—Eulu! eulmuch! criait-elle, comme a quelqu'un qui ne comprend pas.
Et, avec un ricanement de haine et de satisfaction, elle me poursuivait sans pitie de ce mot funebre:
—Morte! Morte!… elle est morte!
On ne comprend pas de suite un mot semblable, qui tombe inattendu comme un coup de foudre; il faut un moment a la souffrance, pour vous etreindre et vous mordre au coeur. Je marchais toujours, j'avais horreur d'etre si calme. Et la vieille me suivait pas a pas, comme une furie, avec son horrible Eulu! eulu!
Je sentais derriere moi la haine exasperee de cette creature, qui adorait sa maitresse que j'avais fait mourir. J'avais peur de me retourner pour la voir, peur de l'interroger, peur d'une preuve et d'une certitude, et je marchais toujours, comme un homme ivre …
………………
III
Je me retrouvai appuye contre une fontaine de marbre, pres de la maison peinte de tulipes et de papillons jaunes qu'Aziyade avait habitee; j'etais assis et la tete me tournait; les maisons sombres et desertes dansaient devant mes yeux une danse macabre; mon front frappait sur le marbre et s'ensanglantait; une vieille main noire, trempee dans l'eau froide de la fontaine, faisait matelas a ma tete … Alors, je vis la vieille Kadidja pres de moi qui pleurait; je serrai ses mains ridees de singe;—elle continuait de verser de l'eau sur mon front …
Des hommes qui passaient ne prenaient pas garde a nous; ils causaient avec animation, en lisant des papiers qu'on distribuait dans les rues, des nouvelles de la premiere bataille de Kars. On etait aux mauvais jours des debuts de la guerre, et les destinees de l'islam semblaient deja perdues.
IV
Je veille, et, nuit et jour, mon front reve enflamme,
Ma joue en pleurs ruisselle,
Depuis qu'Albayde dans la tombe a ferme
Ses beaux yeux de gazelle.
(VICTOR HUGO, Orientales.)
La chose froide que je tenais serree dans mes bras etait une borne de marbre plantee dans le sol.
Ce marbre etait peint en bleu d'azur, et termine en haut par un relief de fleurs d'or. Je vois encore ces fleurs et ces lettres dorees en saillie, que machinalement je lisais …
C'etait une de ces pierres tumulaires qui sont en Turquie particulieres aux femmes, et j'etais assis sur la terre, dans le grand cimetiere de Kassim-Pacha.
La terre rouge et fraichement remuee formait une bosse de la longueur d'un corps humain; de petites plantes deracinees par la beche etaient posees sur ce gueret les racines en l'air; tout alentour, c'etaient la mousse et l'herbe fine, des fleurs sauvages odorantes.—On ne porte ni bouquets ni couronnes sur les tombes turques.
Ce cimetiere n'avait pas l'horreur de nos cimetieres d'Europe; sa tristesse orientale etait plus douce, et aussi plus grandiose. De grandes solitudes mornes, des collines steriles, ca et la plantees de cypres noirs; de loin en loin, a l'ombre de ces arbres immenses, des mottes de terre retournees de la veille, d'antiques bornes funeraires, de bizarres tombes turques, coiffees de tarbouchs et de turbans.
Tout au loin, a mes pieds, la Corne d'or, la silhouette familiere de
Stamboul, et la-bas … Eyoub!
C'etait un soir d'ete; la terre, l'herbe seche, tout etait tiede, a part ce marbre autour duquel j'avais noue mes bras, qui etait reste froid; sa base plongeait en terre, et se refroidissait au contact de la mort.
Les objets exterieurs avaient ces aspects inaccoutumes que prennent les choses, quand les destinees des hommes ou des empires touchent aux grandes crises decisives, quand les destinees s'achevent.
On entendait au loin les fanfares des troupes qui partaient pour la guerre sainte, ces etranges fanfares turques, unisson strident et sonore, timbre inconnu a nos cuivres d'Europe; on eut dit le supreme hallali de l'islamisme et de l'Orient, le chant de mort de la grande race de Tchengiz.
Le yatagan turc trainait a mon cote, je portais l'uniforme de yuzbachi; celui qui etait la ne s'appelait plus Loti, mais Arif, le yuzbachi Arif-Ussam;—j'avais sollicite d'etre envoye aux avant-postes, je partais le lendemain …
Une tristesse immense et recueillie planait sur cette terre sacree de l'islam; le soleil couchant dorait les vieux marbres verdatres des tombes, il promenait des lueurs roses sur les grands cypres, sur leurs troncs seculaires, sur leur melancolique ramure grise. Ce cimetiere etait comme un temple gigantesque d'Allah; il en avait le calme mysterieux, et portait a la priere.
J'y voyais comme a travers un voile funebre, et toute ma vie passee tourbillonnait dans ma tete avec le vague desordre des reves; tous les coins du monde ou j'ai vecu et aime, mes amis, mon frere, des femmes de diverses couleurs que j'ai adorees, et puis, helas! le foyer bien-aime que j'ai deserte pour jamais, l'ombre de nos tilleuls, et ma vieille mere …
Pour elle qui est la couchee, j'ai tout oublie!… Elle m'aimait, elle, de l'amour le plus profond et le plus pur, le plus humble aussi: et tout doucement, lentement, derriere les grilles dorees du harem, elle est morte de douleur, sans m'envoyer une plainte. J'entends encore sa voix grave me dire: " Je ne suis qu'une petite esclave circassienne, moi … Mais, toi, tu sais; pars, Loti, si tu le veux; fais suivant ta volonte!"
Les fanfares retentissaient dans le lointain, sonores comme les fanfares bibliques du jugement dernier; des milliers d'hommes criaient ensemble le nom terrible d'Allah, leur clameur lointaine montait jusqu'a moi et remplissait les grands cimetieres de rumeurs etranges.
Le soleil s'etait couche derriere la colline sacree d'Eyoub, et la nuit d'ete descendait transparente sur l'heritage d'Othman …
… Cette chose sinistre qui est la-dessous, si pres de moi que j'en fremis, cette chose sinistre deja devoree par la terre, et que j'aime encore … Est-ce tout, mon Dieu?… Ou bien y a-t-il un reste indefini, une ame, qui plane ici dans l'air pur du soir, quelque chose qui peut me voir encore pleurant la sur cette terre?…
Mon Dieu, pour elle je suis pres de prier, mon coeur qui s'etait durci et ferme dans la comedie de la vie, s'ouvre a present a toutes les erreurs delicieuses des religions humaines, et mes larmes tombent sans amertume sur cette terre nue. Si tout n'est pas fini dans la sombre poussiere, je le saurai bientot peut-etre, je vais tenter de mourir pour le savoir …
V
CONCLUSION
On lit dans le Djeridei-havadis, journal de Stamboul:
"Parmi les morts de la derniere bataille de Kars, on a retrouve le corps d'un jeune officier de la marine anglaise, recemment engage au service de la Turquie sous le nom de Arif-Ussam-effendi.
"Il a ete inhume parmi les braves defenseurs de l'islam (que Mahomet protege!), aux pieds du Kizil-Tepe, dans les plaines de Karadjemir."