← Retour

Bêtes et gens qui s'aimèrent

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Bêtes et gens qui s'aimèrent

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Bêtes et gens qui s'aimèrent

Author: Claude Farrère

Release date: June 30, 2018 [eBook #57420]

Language: French

Credits: Produced by Winston Smith. Images provided by The Internet Archive.

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BÊTES ET GENS QUI S'AIMÈRENT ***

CLAUDE FARRÈRE

Bêtes et gens qui s'aimèrent

ERNEST FLAMMARION

26, Rue Racine, 26

Quinzième mille


Il a été tiré de cet ouvrage:

trois cent cinquante exemplaires sur papier de Hollande,

soixante-cinq exemplaires sur papier de Chine,

cinq cent quarante exemplaires sur papier vélin pur fil Lafuma,

tous numérotés,

et vingt-cinq exemplaires sur papier de luxe,

hors numérotaqe,

tous signés et parafés de la main de l'auteur,

imprimés spécialement pour ses amis et lui.


 

CLAUDE FARRÈRE

Bêtes et gens qui s'aimèrent

PARIS

ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE, 26

Tous droits de traduction, d'adaptation et de reproduction réservés pour tous les pays


Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays.

Copyright 1920,

by Ernest Flammarion


TABLE DES MATIÈRES


I

LES BÊTES

 

1.—UNE VIE

A Guy de Maupassant.

Le commencement de l'histoire, je ne le sais pas. Rien ne m'oblige, d'ailleurs, à confesser mon ignorance, sauf ma loyauté d'historien. Mais je préfère en vérité perdre la face qu'abuser impudemment mes lecteurs et trancher au hasard le problème des sept villes qui pourraient se disputer l'honneur d'avoir donné le jour à mon héroïne, encore qu'elle ne soit en aucune façon descendante d'Homère. Je suppose qu'elle naquit à Paris; je suppose même que ses père et mère devaient loger dans l'aristocratique arrondissement numéro sept; non loin de ces Invalides qui groupent encore, autour de leur dôme splendide, tous les plus vieux noms, toutes les plus vieilles demeures de notre noblesse de France... Je suppose tout cela; mais ce ne sont que des suppositions. Et je n'affirme rien, sauf que la dite héroïne arriva chez moi, par une belle matinée de juin ou de juillet, dans une litière,—comme il sied à toute personne de qualité;—et que cette litière était un panier: parce que la susdite héroïne était une chatte.

Une chatte ... j'exagère! Disons plutôt qu'elle le devint. Car, dans ce premier instant qui vit les sentiers de nos deux existences s'approcher l'un de l'autre et se prolonger parallèlement, la chatte en question n'était qu'un petit, petit, tout petit chat, qu'un avorton de chaton. Et bien malin qui l'eût affirmée chatte plutôt que chat, ou le contraire! Cela n'était qu'une boule de poils. Et cela venait d'arriver chez moi, ainsi que j'ai dit, dans un panier. Oté le couvercle du contenant, je vis le contenu. C'était vivant, cela remuait. Et, tout de suite, cela s'escrima des quatre griffes pour sortir; et, ma foi, cela y parvint.

En ce temps-là, je venais d'éprouver trois pertes les plus douloureuses du monde: ma grande chatte noire Messaline; sa fille Tigresse, dont le nom révélait la robe; et son fils Petite Vierge, une bestiole tricolore qui avait débauché coup sur coup tout ce que l'immeuble comptait de jeunes chattes bien nées, avant que lui-même eût eu l'âge légal de jeter sa propre gourme ... trois charmantes bêtes qui se partageaient mon cœur, comme a dit le poète: tous l'ayant tout entier!... Tout cela était mort, dans le temps que je prends pour l'écrire. Tigresse et Petite Vierge, sorties ensemble un matin du logis, le soir n'y étaient pas rentrées; et voilà pour elles; on n'en entendit plus parler, jamais. Messaline, qui rachetait par un étalage perpétuel de toutes les plus chastes vertus maternelles le souvenir un peu léger de sa marraine, Messaline, privée de son fils et de sa fille, en était morte immédiatement, comme il sied.

En ce temps-là donc, plus aucun chat dans ma maison. Et mon cœur en était attristé.

J'avais ordonné qu'on y pourvût. J'avais offert aux divinités domestiques un sacrifice: plusieurs drachmes en offrande; et la Lucine des chats, à qui la chose avait été probablement transmise, m'octroyait à n'en pas douter cette petite chose neuve qui, prudemment risquée hors cette litière qui était un panier, allongeait maintenant une à une, sur le tapis de ma chambre, des diminutifs de pattes...

(Certes! à n'en pas douter, la Lucine des chats, elle-même: la grande mouinoutte de la concierge n'avait-elle pas tout récemment fait ses couches? sept jumeaux, beaux comme le jour!... Cette coïncidence valait une certitude.)

Seulement, une difficulté, dans le premier instant, surgit:—Les diminutifs de pattes déjà nommés apparaissaient maintenant dans leur entier. Et c'étaient quatre touffes d'une peluche de soie très fine, mais noire et blanche. Noire et blanche. Or, feu ma dernière chatte Messaline était noire. Toute noire. Et toute noire pareillement, ou plutôt tout noir avait été son prédécesseur, feu mon avant-dernier chat Karakédy[1]. La dynastie s'enorgueillissait d'être, depuis les temps les plus reculés, depuis des huit ans, des dix ans!... des douze ans, peut-être!... être!... couleur de nuit, sans tache. Un chat noir et blanc, vous m'avouerez que ce n'est pas du tout un chat noir!

J'allais donc, sans hésitation, signifier à l'intrus sa sentence, et prononcer l'exclusion perpétuelle: Vous qui vouliez entrer, quittez toute espérance! quand l'intrus lui-même, oui, ce chaton malencontreux, ce rien du tout, ce mal-noirci de quatre sous émit tout à coup la prétention de plaider sa cause! Oui bien: péremptoirement il leva le minois, une houppette à poudre de riz où luisaient deux cabochons de saphir; il ouvrit la bouche, une coquille de corail d'où pointaient quatre quenottes d'ivoire tout neuf; et il miaula...

Oh! il ne miaula guère: un seul miaou. Mais, dans ce miaou, que de choses! et comme c'était dit! Il plaidait magistralement, le chaton mal-noirci! avec sobriété, précision, pathétisme, grandeur, éloquence! Je ne parle pas chat couramment, vous pensez bien. Mais je sais tout de même, comme disait Figaro, le fond de la langue. Et je compris très bien: la harangue était claire!

—Quoi! parce que la pauvre ignorante, ma mère, a cru que je serais plus joli comme cela ... parce que, sans que j'en sois responsable en rien, mon poil ... ici ... là ... et là encore ... n'est pas de la même couleur que partout ailleurs,—vous auriez l'affreux courage de me rejeter dans les ténèbres extérieures après m'avoir admis une minute à goûter la douce lumière du foyer, l'intimité tiède du chez-soi! Et moi, chaton innocent, qui déjà me croyais élu à ce paradis des chats qu'est une maison paisible, féconde en pâtées savoureuses et en caresses et câlineries si chères à toute âme de chat bien né, je n'aurais plus qu'à repasser ce seuil de bon augure et à retrouver, hors le logis déjà aimé, l'exil, l'indigence, la faim et la pluie!»

Mon cœur en chavira dans ma poitrine. Je ne prononçai pas la condamnation. Tout au contraire, j'accueillis le suppliant, séance tenante:

—Puisque tu es venu, ne t'en retourne pas, chat,—lui dis-je.—Demeure tel que tu es, chat, comme cela! Et que tel soit désormais le nom dont tu seras nommé: Chat-Comme-Ça!

Quelques-uns de mes amis, à l'imagination un tantinet snobinette, nommèrent par la suite le Chat-Comme-Ça, Shah-Khom-Cah. Et d'autres, constatant par la suite encore que le Chat-Comme-Ça était une chatte, l'appelèrent Minette. Peu importe. Et pour ce qui va suivre, chacun peut assurément faire choix du nom qu'il aime le mieux.

Ainsi succéda sous mon toit, l'an du Seigneur dix-neuf cent dix et quelques, à feu la respectable Messaline, chatte toute noire, récemment morte de la même maladie qu'anciennement le bon roi Jacques V d'Écosse, à savoir de chagrin; ainsi donc à feu la très respectable Messaline, chatte toute noire, succéda l'irréprochable Chat-Comme-Ça, chatte noire six fois tachée de blanc: au museau, au jabot et aux quatre bouts de ses quatre pattes.

Je viens de citer, à propos de mon chat, un roi. J'en demande bien pardon à mon chat: ç'a été faute d'objet de comparaison qui fût moins inconvenant. Il est bien clair que l'homme est supérieur aux autres bêtes. Mais il est bien clair aussi que le chat est supérieur à l'homme. La preuve la plus immédiate réside en ceci: que, des deux animaux vivants et libres qui vivent dans ma maison: à savoir de mon chat et de moi, un seul travaille, peine et gagne pour la communauté, et que les fruits de son labeur, sans être toutefois confisqués au seul profit de l'autre, sont partagés entre tous les deux, en sorte que mon chat mange, boit, dort et se chauffe aussi confortablement que je fais, sans s'être donné pour cela tracas ni fatigue. Ce qui démontre bien que je suis à peu près son esclave, et qu'il n'est en tout cas nullement le mien. Laissons d'ailleurs ces mots solennels de maîtres et d'esclaves, assez incompréhensibles à l'heure qu'il est. Je consens que je ne sois le serf ni de mon chat, ni de quiconque. Mais qu'on accorde à mon chat qu'il est pour le moins libre autant que moi. Si n'importe qui s'y refuse, je l'invite à la plus simple expérience. Voici le Chat-Comme-Ça, je vous le présente. Appelez-le, histoire d'essayer votre supériorité sur lui, et son assujettissement à vous. Et vous verrez avec quelle placide ironie, vous ayant très bien entendu et compris mieux encore, il ne vous obéira pas du tout, et restera où il est, immuablement.

Tout cela, pour que les hommes mes congénères m'excusent, et acceptent de bon cœur que je puisse ici retracer les primes aventures d'un bébé de chat plus complaisamment que je ne ferais, s'il s'agissait des premières enfances d'un bébé d'homme. J'estime que ceci n'est point supérieur à cela, soit en intérêt, soit en importance. Et peut-être estimerez-vous vous-mêmes qu'en pittoresque, l'histoire du bébé de chat vaut plusieurs histoires de bébés d'hommes?

C'est par une belle matinée d'été que le Chat-Comme-Ça, à la faveur d'une harangue subtile, avait pris possession de l'héritage échappé des pattes défaillantes de feu Messaline. Et le Chat-Comme-Ça était encore un bien, bien petit chat. Sa mère, quelle qu'elle fût,—chatte de la concierge de l'immeuble, comme je l'avais cru d'abord, ou peut-être, comme je le soupçonnai plus tard, chatte mystérieuse d'une mystérieuse dame dont je ne sus jamais rien, sauf qu'elle habitait entre les Invalides et la Tour Eiffel,—la mère du Chat-Comme-Ça, donc, avait choisi, pour ses poétiques amours, le premier mois du printemps, dont les effluves chargés de l'odeur des fleurs d'acacia troublent si fort et si profond l'âme des chattes. La portée qui s'en était suivie avait donc vu le jour au joli mois de mai. Et maintenant que juillet n'en était encore qu'à sa deuxième semaine, le Chat-Comme-Ça, qui ouvrait tant larges qu'il pouvait ses cabochons de saphir sur le spectacle de la vie, ignorait encore le premier mot de son rudiment, et ne savait notamment pas qu'il est cinq éléments, et qu'ils sont l'eau, le feu, l'air, la terre, et celui que j'oublie. (Vous savez, on oublie toujours le septième péché capital, le douzième César de Rome et la Troisième République française.) Un jour vint, que dans la même heure, deux des cinq éléments se révélèrent au Chat-Comme-Ça.

C'était le matin. Allant, venant, tournant, trottant, galopant, tournoyant, tourbillonnant, courant après sa queue et courant après son ombre, le Chat-Comme-Ça venait d'engager une formidable partie de cache-cache avec le balai mécanique. Le balai d'ailleurs s'y prêtait de mauvaise grâce, étant lui-même en train de jouer, et de jouer le vrai jeu des balais, avec la poussière du salon. Les petits chats sont d'ailleurs tous comme cela: ils veulent toujours jouer avec les grands chats, ou avec les grandes personnes, ou avec les grandes choses. Et le résultat fut, cette fois encore, comme il est toujours: le balai, excédé par trop et trop de cabrioles, fit un geste brusque, et le Chat-Comme-Ça, caressé sous le menton d'une bonne tape de bois de frêne, cessa le jeu tout net, et s'en fut, mélancolique, rêver à la brutalité de la vie en général, et des balais mécaniques en particulier, dans la salle de bain.

... Dans la salle de bain, où, par un piège paternel de la Providence, le bain, tout juste à point, attendait d'être pris...

C'est joliment joli, un bain tout préparé, dans une belle baignoire blanche! L'eau là-dedans paraît verte, d'un vert léger, léger comme feuille de bouleau au premier printemps; et les robinets argentés du chauffe-bain s'y reflètent et dansent sur la surface oscillante. Des gouttes tombent une à une, et font des ronds qui vont s'élargissant un à un, et vous n'avez jamais songé, je suis sûr, combien ce serait amusant de s'asseoir, tout près, sur le rebord de grès émaillé, et d'attraper au vol, d'une patte en cuillère, ces gouttes qui dégringolent du robinet dans la baignoire et qui ont l'air de ricocher...

Plouf!

Je n'étais pas dans la salle de bain. Mais en entendant ce plouf-là, je compris tout de suite le cas.

Dans le temps qu'ayant glissé, puis chu, puis s'étant enfoncé, le Chat-Comme-Ça disparut tout entier, pour la première fois de sa vie, au sein de l'aquatique empire, sa sensation exclusive fut une terreur épouvantable. L'eau du bain n'était ni froide ni chaude. Je veux dire qu'elle était juste à la température de la bestiole vivante qui venait d'y faire plongeon. Le Chat-Comme-Ça n'eut donc ni chaud ni froid. Il eut peur tout court. Et n'ayant rien d'autre à faire qu'à avoir peur, il eut peur tout son saoul, tant qu'il put, à s'évanouir, et de la pointe des poils de sa naissante moustache de chat jusqu'à l'extrême bout de ses quatre pattes recroquevillées d'horreur.

Par chance, un miracle survint. Comme les quatre pattes recroquevillées se convulsaient et battaient, comme font toutes pattes de chat agonisant, lesquelles ramènent à soi les draps d'un lit fictif, l'eau fouettée réagit et le Chat-Comme-Ça nagea. Un miracle, je vous ai dit; un miracle, obligatoire et réglementaire: tous les chatons nagent d'instinct et le mieux du monde. Le Chat-Comme-Ça, toutefois, qui n'en savait rien, en fut éberlué; mais pas moins content, au contraire.

—Ouf!—se dit-il, soulagé d'un monde:—voilà qui va déjà beaucoup mieux ... je me suis cru noyé, sinon pis. Mais n'importe: je n'avais sûrement pas le droit de tomber là-dedans, et je me suis mis dans un cas pendable...

(Ce disant, il nageait de toutes ses pattes.)

»... Dans un cas pendable, oui!... et la plus simple prudence m'engage à me tirer de là par mes propres moyens, si faire se peut et sans tapage...

Il nageait de plus belle, longeant patte à patte le bord d'émail vertical et lisse, tout blanc, très beau à voir mais absolument inaccessible.

—Diable!—jugea le Chat-Comme-Ça, inquiet.

Il avait fait le tour presque complet: nul débarcadère possible. C'était partout la même falaise de grès, glissante comme glace. Un miroir qui reflétait sinistrement cette pauvre tête de chaton, anxieuse, et, petit à petit, reprise par sa terreur première.

Finalement, ayant achevé son circuit et bouclé sa boucle, le Chat-Comme-Ça se retrouva sous les gouttelettes, cause première de la catastrophe. L'une lui tomba dans l'oreille! il ne put douter: point d'issue. La baignoire était une prison, et cette prison allait devenir un tombeau. Le cœur du Chat-Comme-Ça défaillit. C'est une terrible épreuve que d'avoir à regarder en face, deux fois dans une minute, la mort. Le Chat-Comme-Ça en oublia tous ses raisonnements de prudence et de silence. Et il se prit, sous le robinet à gouttelettes, à miauler sans nager plus avant. Tout effort personnel étant vain, valait-il pas mieux renoncer sur l'heure, et crier au secours?

Il valait mieux: il y eut encore miracle! preuve qu'il avait encore raison. Une main secourable l'empoigna par la peau du cou, et, après diverses brutalités qui lui ôtèrent même le souffle pour s'en plaindre, le Chat-Comme-Ça se trouva tout roulé, ficelé et emmailloté dans plusieurs grosses serviettes-éponges et déposé non loin d'une chose inconnue, flamboyante et qui dégageait une surnaturelle chaleur.

Tout cela se passait au mois de juillet, je l'ai dit. Il s'en suit logiquement que je n'avais pas encore, depuis que le Chat-Comme-Ça logeait chez moi, jugé utile d'allumer même des radiateurs à gaz qui constituaient le principal mode de chauffage de la maison. Le Chat-Comme-Ça, au sortir de son bain forcé, m'était apparu sous les traits d'un des plus lamentables chatons qui soient, maigre comme un manche à balai, hérissé comme un chapeau de soie brossé à rebours, et ruisselant d'eau comme une éponge qu'on serre. Rouler cette calamiteuse infortune dans du linge sec n'était pas assez. Il eût fallu du linge chaud que je n'avais point. A son défaut, j'allumai donc en hâte le radiateur, et mis à chauffer, devant, tout ensemble les serviettes dans quoi séchait le chat, et le chat dans les serviettes. Voilà pour elles et voilà pour lui.—Dans ma candeur décourageante, il ne m'était pas venu en tête de penser que, quelque jolies que soient des gouttes d'eau tombant d'un robinet dans une baignoire, le coup d'œil n'en est tout de même pas comparable à celui de bougies devenant radiantes, de grises comme cendre qu'elles étaient d'abord, tout à coup et miraculeusement, bleues comme flamme et rouges comme braise...

Mais oui! la chose arriva, comme elle devait arriver. Mektoub, pardi!

Tout ébouriffé encore d'humidité, mais déjà chaud et confortable, le Chat-Comme-Ça, les yeux ronds, considérait l'étrange objet nouvellement offert à ses regards.

Ça se tenait droit; c'était carré; ça ressemblait à une dizaine de petits bâtons tous percés à jour; ça paraissait rouge en bas, bleu en haut; et ça brillait, ça brillait, ça brillait...

—Si c'était bon à manger, qui sait?

Depuis sept ou huit semaines qu'il était au monde, le Chat-Comme-Ça s'était déjà posé bien des fois cette alléchante question. Et la réponse avait été très variable. Neuf fois sur dix, évidemment, non! ce n'était pas bon à manger... Mais, souvent, c'était au moins amusant à mordre. Et, même, rien, en allant au fond des choses, rien, sauf le poivre et la pelote d'aiguilles, n'était absolument mauvais à manger ... surtout pour qui savait s'y prendre, et, prudemment, goûtait d'abord en y mettant la patte avant d'y mettre, comme dans la chanson, le menton...

Je ne sais d'ailleurs pas exactement ce qu'y mit le Chat-Comme-Ça. J'entendis, à travers deux portes fermées, qui me parurent ouvertes, tellement le son les perça vigoureusement. Un cri: pas un miaulement; ce n'était point articulé, ni modulé. J'entendis donc un cri, tout nu, qui me fit mal par contagion. Je courus. Et je trouvai dans une chambre un peu bouleversée deux serviettes-éponges éparses, l'une trop près du radiateur allumé, qui la roussissait; et, dans le coin le plus noir, sous la plus grosse bibliothèque, un débris hérissé qui pleurait très fort, et que je finis par reconnaître pour mon chat, le Chat-Comme-Ça, avec seulement trois pattes, la quatrième quasi-amputée par le radiateur.

Chat échaudé craint l'eau froide, affirme la Sagesse des Nations. Jusqu'au jour qui lui avait révélé coup sur coup, et sans douceur, d'abord l'eau et le feu ensuite, le Chat-Comme-Ça s'était en toutes occurrences montré brave, hardi, voire un brin téméraire. Témérité qui lui seyait à ravir, les taches blanches et noires de son minois évoquant assez bien un bonnet de police qu'il eût porté crânement sur l'oreille. Mais, au lendemain de ce jour effroyable, fini courage et finie témérité. Le Chat-Comme-Ça, du soir au matin, fit volte-face comme une crêpe qu'on retourne et fut le plus poltron chaton d'entre tous les chatons poltrons.

... Somme toute, il avait été brave tant qu'il avait ignoré le danger. Sitôt qu'il le connut, il s'en sauva toujours au plus loin et à toutes jambes. Exactement, mon Dieu! comme la plupart des hommes...

Il fut même parfois pittoresque de mesurer l'énormité de cette couardise, née d'une baignoire d'eau tiède et d'un radiateur à bougies réfractaires. Voici comment:

Quand vint la Noël de cet an-là, le Chat-Comme-Ça, quoique devenu mieux qu'un chaton ... comptez qu'il entrait dans son huitième mois, et c'est bien quelque chose!... le Chat-Comme-Ça, ce nonobstant, demeurait encore un chat très jeune, à maint égard, autant dire un simple chaton. Il n'y avait pas trop de sa faute: vivant en mon logis comme en un couvent cloîtré, n'en sortant jamais, n'y recevant personne, et n'ayant encore de toute sa vie aperçu la queue d'un autre chat, le Chat-Comme-Ça ignorait forcément mille et mille choses que l'on sait couramment dans la plus bornée des gouttières. Il ignorait même qu'il fût des gouttières. Et, pour concrétiser le cas par un exemple, il ignorait ce qu'est un merlan frit. Il fallait bien qu'il l'ignorât, puisqu'il n'en avait jamais vu.

... Il en vit un, pour la première fois, ce jour de Noël que j'ai dit.

Vu la magnificence d'un déjeuner trop plantureux servi pour moi tout seul, un merlan frit d'assez belle taille, grand peut-être comme la moitié d'un chat, ne m'avait ce matin-là inspiré d'autre envie que de n'en pas manger. Je déjeunais, comme de règle, dans ma salle à manger. Et le Chat-Comme-Ça, qui avait, comme de règle aussi, déjeuné une heure plus tôt dans la sienne, (la sienne était ma cuisine à moi), faisait sa sieste, à mes pieds, couché en rond sur son coussin favori. Tout allait selon la norme, donc pour le mieux d'après Candide, quand je m'avisai de déranger l'ordre naturel des choses, en posant par terre, dans son assiette, le merlan frit intact encore, et en éveillant le Chat-Comme-Ça pour le lui montrer.

Le premier mouvement du Chat-Comme-Ça fut un réflexe. Je m'y attendais d'ailleurs. Face à face avec ce monstre inconnu: le merlan frit, le Chat-Comme-Ça n'eut pas un éclair d'hésitation: il se sauva éperdu jusqu'à la porte, tout le poil hérissé et la queue en mât de cocagne.

La porte passée, il s'arrêta pourtant, le temps de souffler: on ne le poursuivait pas; le merlan frit n'avait pas fait acte d'hostilité. Demi-rassuré, le Chat-Comme-Ça prit son courage à quatre pattes, et fit demi-tour; oh! prudemment: tous les muscles bandés, prêt au saut en arrière, et le regard de ses yeux flamboyants ne lâchant pas d'une ligne l'œil, fixe aussi, mais terne, du merlan. D'honneur! si le merlan avait bronché, je n'eusse pas revu le Chat-Comme-Ça d'une semaine. Mais le merlan frit ne broncha pas, et le Chat-Comme-Ça n'eut pas à s'enfuir plus outre. Lors il reprit courage, et s'enhardit enfin jusqu'à risquer un retour offensif. Pour couper court l'anecdote, le merlan frit fut au bout du compte mangé. Mais qui n'a pas vu le Chat-Comme-Ça marchant sur son merlan frit n'a jamais vu poltron luttant contre sa poltronnerie.

Tout cela n'est qu'historiettes de chaton plus ou moins chatonnant. Et je serais fâché qu'on prit en mépris ma pauvre bestiole de Chat-Comme-Ça sous ce pauvre prétexte que, sa mauvaise éducation aidant, il n'était encore à sept mois passés qu'un animal bien simplet,

qu'un mistigri tout neuf et qui n'avait rien vu...

bref, qu'une simple mécanique vivante, idoine à sentir le froid, la faim, la peur, et rien d'autre. Que, dans la dite mécanique, habitât néanmoins quelqu'un d'un peu mieux qu'existant, quelqu'un qui comptait, un être, une personnalité, une âme; quelqu'un qui était votre égal et le mien, sinon davantage, voilà ce dont on ne pouvait pourtant pas douter; voilà ce que je dus bel et bien, par la suite, toucher du doigt; et voilà ce que vous prouvera la fin de cette histoire.

Car, peu après sa rencontre avec le fameux merlan frit du matin de Noël, le Chat-Comme-Ça prit sa toge virile de chat; j'entends cessa d'être chaton; le cessa tout-à-fait. Il devint donc chat, et chat fort beau: le poil long et lustré, la moustache en aigrette; chat tout de bon enfin; chat sérieux; grand chat; et même un peu plus encore: chatte.

Chatte. Cela vint d'un coup, un matin de février ou de mars, tout pareil aux matins qui avaient précédé comme aux matins qui suivirent. Ce matin-là, m'étant levé, je passais de ma chambre à mon cabinet, quand, au coin du corridor, je fis rencontre d'une grande personne fourrée qui ressemblait au Chat-Comme-Ça trait pour trait, sauf qu'au lieu de jouer à cache-cache avec un quelconque balai mécanique, elle se vautrait sur le tapis le plus gracieusement du monde.

Je m'arrêtai net et j'apostrophai la bestiole:

—Comment donc, Chat-Comme-Ça! c'est toi, que voilà?

Il étira ses pattes, qu'il avait, et continua d'avoir, jointes deux par deux, telles des pattes de captif ligoté; il cambra les reins, creusa la nuque, haussa le menton, ferma les yeux, mais pas tout à fait; bref fit tout un manège extraordinaire, avant de répondre. Et puis il répond... oh! pardon! pas il: elle! elle répondit! et quelle réponse: un miaulement tremblé, qui traîna mélodieusement tout le long d'une pleine demi-minute ... ah! cette mélodie-là voulait certes dire bien plus de choses encore qu'elle n'était grosse!...

Je suis homme, donc inintelligent. Je me tournai sans plus de réflexion vers quelqu'un qui était là, et je dis:

—Allons! voilà le chaton devenu chatte, et voilà la chatte en folie!

Le quelqu'un qui était là était par hasard une dame; et qui mieux est, une dame à cheveux blancs: deux raisons pour une de n'être pas aussi lourdaud que je suis. Narquoise, elle releva donc mes paroles,—d'un air de n'y pas toucher:

—Hélas,—dit-elle,—la pauvre bête! elle rêve chatons...

Et j'en demeure, à l'heure qu'il est, perplexe encore...

Chatons?... ou chat?...

Amours, ou progéniture?... Bébés? ou manière de les faire?...

Ne riez pas, s'il vous plaît! ne criez pas au paradoxe! Je reconnais tout de suite que ma chatte, chantant à pleine gorge son chant le plus lascif, et s'étirant tant qu'elle peut sur tous mes tapis a beaucoup plutôt l'air d'appeler le matou proche que les lointaines joies de la maternité...

Tout de même!... on ne rêve un peu nettement que d'objets connus. Alors? n'oubliez pas que, depuis sa naissance, le Chat-Comme-Ça vit dans une tour d'ivoire, absolument cadenassée. Il n'en est jamais sorti. Nul chat ni chatte jamais n'y sont entrés. Rêver chat? il n'en a jamais vu! Davantage: le mystère des sexes doit demeurer forcément pour lui lettre morte: qui lui en aurait soufflé mot? quelle autre bestiole parlant son langage? Tournez et retournez la question tant qu'il vous plaira; pensez-y, comme disent les Chinois, d'abord à droite, ensuite à gauche; appelez à la rescousse vos souvenirs de puberté; et, pour finir, avouez loyalement qu'il faut admettre en l'occurrence une vraie révélation d'En Haut.

Vous l'admettez? Moi de même. Alors, crions au miracle,—ou au miracle et demi. Chatons ou chat, un ange a dû passer par là. Et, pour conclure, quand la chatte en folie nous assourdira, nous nous en consolerons en pensant que, peut-être, la vertu de chasteté est beaucoup moins offensée en l'occurrence qu'il n'y parait...

Peut-être même la fin de cette histoire jettera-t-elle un soupçon de lumière sur ce problème obscur à souhait?...

Le fait est que je viens d'employer le verbe «assourdir»... L'ayant écrit, j'aurais quelque impudence à prétendre à présent que le Chat-Comme-Ça, en ses heures d'émoi, fut toujours une bête silencieuse. Au contraire. Qu'elle jetât ses appels vers chatons ou matou, elle y mit si peu de discrétion que la maison se concerta entière pour me députer une ambassade, et me conjurer, avec toutes les supplications imaginables, d'avoir du même coup pitié de la bête miaulante et pitié des oreilles qu'elle déchirait. En somme, rien n'était plus facile; et c'était l'éternelle chanson: Marie crie pour qu'on la marie. Un mari, cela se trouve. Surtout pour les fiancées à quatre pattes et queue fourrée.

Comme par un fait exprès, on m'avait dit, deux jours plus tôt, monts et merveilles d'un jeune chat de la meilleure extraction, nouvellement arrivé d'au delà des mers: du royaume de Siam, favorisé, comme chacun sait, par les Dieux Chats, puisqu'il y pousse une race chatesque à nulle autre pareille. Le piquant, pour le présent cas, résidait en ceci: que le Chat-Comme-Ça présentait assez exactement les taches d'un Chat de Siam, en blanc sur noir, toutefois, au lieu de brun sur fauve. N'importe: la collaboration d'un couple aux couleurs si pareillement réparties offrait certes les chances d'une progéniture originale et bien marquée. Je fus tenté; et je passai outre à la difficulté principale, qui était la distance d'un logis à l'autre: une bonne lieue, une lieue de quatre kilomètres, séparait la maison du matou siamois de ma maison à moi ... de la maison du Chat-Comme-Ça ai-je voulu dire! de quel droit serais-je propriétaire seul du logis que ma chatte veut bien habiter avec moi?

C'est très long, une lieue! surtout pour un chat, qui mourrait de bon cœur plutôt que de monter dans un taxi-auto, dont l'odeur et le tapage révoltent n'importe quels nerfs moins grossiers que les nôtres. Une lieue, cinq ou six mille pas d'homme!... un chat ne peut faire cela qu'en panier,—qu'en litière.—La litière-panier reparut donc, et fut ouverte devant le Chat-Comme-Ça qui l'avait perdue de vue depuis trop longtemps pour la pouvoir reconnaître.

Le Chat-Comme-Ça n'en regarda pas moins son véhicule sans hostilité, quoique avec quelque défiance. Quand on l'y déposa, d'une main précautionneuse, il ne regimba pas, me regardant toutefois avec des yeux un peu dilatés, interrogateurs et attentifs. Le Chat-Comme-Ça, très visiblement, me témoignait, par l'insistance de son regard, qu'il s'en rapportait à moi, qu'il m'abandonnait son destin et, pour tout dire, qu'il voulait bien, puisque j'y tenais, rester là-dedans, et même souffrir qu'on rabattît un couvercle sur son nez. Malgré quoi...

Malgré quoi?...

Malgré quoi le Chat-Comme-Ça eût préféré comprendre quelque chose à l'affaire... Ce panier fleurait le mystère à plein museau. N'importe! résolu, résigné, le Chat-Comme-Ça s'y lova en glène, le nez sous la queue, et ne frémit pas quand le couvercle rabattu le sépara brusquement du monde.

Et tout aussitôt quelqu'un enleva le panier par l'anse, et le voyage commença...

Je ne veux pas dramatiser. Je ne veux surtout pas, comme disent les mathématiciens, extrapoler, et déduire, d'après les sensations antérieures du Chat-Comme-Ça,—sensations que j'avais pu constater et noter,—quelles furent en ces circonstances toutes nouvelles, ses sensations de voyageur. Ce récit n'est pas un roman. Et j'aurais manqué mon but, si la moindre partie de ce que je raconte ici suscitait l'ombre d'une incrédulité chez ceux qui liront. Il m'a paru que l'histoire de ma chatte enfermait un enseignement ... non! quelque chose de moins ambitieux tout de même ... mettons une moralité; un prétexte à songeries, peut-être pas trop creuses. Si ma véracité devenait sujet à caution, adieu moralités, songeries, enseignement! adieu veau, vache et couvée! Soyons donc sincère avec outrance. Je ne sais absolument pas ce à quoi rêva le Chat-Comme-Ça durant l'heure d'horloge que dura son voyage. Je n'imagine pas davantage le tour que ses pensées durent prendre, quand, enfin parvenu au logis inconnu, duquel il ne voyait rien, mais certes flairait beaucoup, il eut la stupeur de constater que le couvercle du panier-litière ne s'ouvrait pas. Un temps passa. Des voix humaines discutaient alentour. Soudain, le panier, qu'on avait, à l'arrivée, posé par terre, fut derechef enlevé, balancé, emporté. Une porte grinça, battit. La fraîcheur de la rue succéda à la douceur chambrée d'un appartement clos, et le voyage recommença. Ce ne fut qu'au bout d'une seconde heure qu'enfin, le panier déposé encore, et le couvercle cette fois ôté, le Chat-Comme-Ça put hausser prudemment sa frimousse au-dessus du rebord d'osier; et qu'aperçut-il tout stupéfait? qu'il était tout bonnement de retour à son point de départ: en mon logis.

J'explique tout de suite: il y avait eu malentendu. Le chat de Siam que l'on m'avait si fort vanté n'était encore qu'un commencement de matou, trop jeune pour qu'on le mariât. En m'en faisant l'éloge, sa maîtresse n'avait nullement eu l'idée de noces immédiates. Et, quand elle avait vu venir à l'improviste, pour son petit garçon de chat, une épousée toute impatiente et miaulante d'amour, une grande anxiété l'avait prise aux entrailles; et elle n'avait pu se résoudre à mettre face à face cet agneau d'innocence et cette jeune louve quaerens quem devoret. Toute l'histoire tenait là-dedans.

L'expliquer au Chat-Comme-Ça, je rougis d'avouer que je n'y songeai même pas. C'était trop difficile. Il y eût fallu un agrégé ès-langues chatesques; et je suis bien loin d'avoir seulement droit au rang de bachelier. J'y renonçai donc. Quand donc le Chat-Comme-Ça, affranchi de sa litière-geôle et redevenu chat libre en son propre et particulier logis, me croisa au coin du corridor, je ne sus que hausser les épaules en manière de réponse à l'insistance de son regard qui s'appuyait sur moi, tout chargé de questions anxieuses et de reproches très lourds.—Pourquoi ce supplice ridicule qu'on lui avait, par mes ordres, infligé? A quoi rimait cette absurde promenade en circuit fermé? Quelles raisons, pour justifier pareille stupidité, pareille méchanceté, plutôt? Sur le dos en arc, je fis courir une grande caresse bien câline, de la nuque à la queue: «Non, Chat-Comme-Ça! je t'assure qu'on n'a point eu du tout de mauvaises intentions contre toi. Le hasard seul, le détestable hasard a tout fait. Même, crois-moi, mon chat: c'était pour toi, c'était pour ton plaisir, pour ton bonheur peut-être, qu'on t'avait inséré dans ce panier sinistre, et transporté de je ne sais quel boulevard Suchet à je ne sais quel boulevard Malesherbes. Mais les dieux tout puissants, jaloux de toi, ô Chat-Comme-Ça, n'ont pas permis qu'en ce jour-ci le suprême arcane du jeu de la vie,—l'amour,—te soit révélé.... Patience donc et résignation, jeune fille! je te promets qu'on te mariera, ce n'est qu'affaire de temps.» Cependant que je lui débitais ce discours le Chat-Comme-Ça, vibrant tendrement de toute l'épine du dos sous ma paume, clignait lentement des paupières et semblait, ma pure vérité! comprendre mon vulgaire parler de bête à deux pattes aussi clairement que si je lui eusse miaulé toutes ces choses consolantes dans le plus pur chat qu'on miaule de Chatou jusqu'à Charenton.

Comprit-il tout de bon? Savait-il déjà quelque chose de l'affaire, ce qui n'est pas invraisemblable, si l'on songe qu'il était resté dans le logis du trop jeune matou assez longtemps pour en flairer tout le mystère, l'analyser, le décomposer et le résoudre? Difficile question, plus difficile réponse! Ou, simplement, mon chat me faisait-il confiance, m'aimant beaucoup, et non point comme on aime qui s'occupe chaque jour à vous procurer convenablement le vivre et le couvert, mais comme on aime qui l'on a choisi pour ce faire, parce que c'est lui et parce que c'est vous. Mon chat ne se bornait point à m'aimer: il me préférait. Était-ce assez pour qu'il s'en rapportât à moi, même en cette capitale affaire de ses aspirations secrètes et de ses rêves mystérieux? Il se peut ma foi bien! J'ai fini par m'en persuader, quand j'eus été témoin de ce qu'il me reste à vous dire.

A la suite de son malencontreux voyage et de ses épousailles manquées, le Chat-Comme-Ça n'avait pas jugé qu'il y eût dans tout ça de quoi faire trêve à ses exhibitions suggestives non plus qu'à ses symphonies pré-nuptiales. Voire, les symphonies en question redoublèrent sur le champ d'énergie. Pour parler franc, ce fut, le lendemain de ce jour fâcheux, un vacarme affolant, sans merci ni trêve. Le Chat-Comme-Ça,—tout le monde a ses jours,—se trouvait sans doute dans un de ses jours les plus musicaux. Toujours est-il que la maison en résonna comme un tambour. Il avait été la veille désirable qu'on mît fin au concert. Ce jour-ci, la clôture devenait nécessaire et urgente.

J'avais essayé de l'intimidation:

Chat-Comme-Ça, dans ton intérêt personnel, je te conseille de donner un coup d'œil à la pendule: il est l'heure-où-l'on-noie-les-chats moins cinq!

Mais j'avais reçu, lancé de biais, avec une infinie nonchalance, un regard écrasant de dédain:

—Pourquoi fais-tu l'imbécile? Me crois-tu d'âge à gober des contes de nourrice? Miarahrahrahrahhoûuu!

Et j'avais fait demi-tour, humilié.

Sur quoi, fatigué de miauler, le Chat-Comme-Ça se prit à hurler. Deux enfants râblés qu'on eût égorgés avec un couteau coupant mal auraient fait un bruit à peu près du même volume, moins désespéré toutefois.

Je sautai sur mon chapeau, et gagnai la rue. Tout, plutôt qu'endurer ça davantage.

Or, je traversais l'allée de la porte cochère quand une secousse paralysa net mes deux jambes: à trois pas de moi, dos rond, nez en l'air,—incontestablement sous le charme du concert dont l'immeuble entier retentissait,—un matou blanc, vigoureux et bien pris, venait d'entrer, franchissant avec audace ce seuil si magnifiquement mélodieux...

Un matou...

Blanc, il est vrai. Il ne s'agissait plus du merveilleux Siamois aux taches si sympathiques. Non... Mais, en l'occurrence, le matou survenant eût été vert ou violet que je n'aurais pas hésité plus que j'hésitai.

Immobilisant à mon tour, net aussi, la bestiole, d'un appel bien modulé: «Moûoû!» je fus à sa rencontre, et d'une prise brusquée je l'enlevai par la peau du cou jusqu'à la hauteur de ma poitrine, contre quoi je l'appuyai, le nichant confortablement. Il céda, se laissant faire. Les chats reconnaissent à merveille, dès la première caresse, à quelle sorte d'homme ils ont affaire, et s'abandonnent en toute confiance à qui sait les prendre, les porter et les reposer sans rebrousser leur poil ni froisser leurs muscles ou leurs nerfs.

L'ascenseur.—Le matou blanc, tenu très ferme entre mes bras, y pénétra sans autre défiance. Néanmoins, sitôt la porte à grille refermée, sitôt le grincement aigre de la mise en marche, sitôt l'ébranlement de cette formidable machine qu'il avait jusqu'à ce jour ignorée, mon prisonnier fut pris d'une terreur remuante que j'eus toutes les peines du monde à calmer.

J'y parvins tant bien que mal. L'ascension n'était heureusement pas bien longue; et, surtout, d'étage en étage, une attraction mystérieuse, doublant et redoublant de puissance, agissait irrésistiblement sur tout ce chat que j'emportais, et luttait contre sa peur première, la maîtrisant et la subjuguant. Devant que l'ascenseur eût enfin stoppé devant ma porte, le matou blanc n'avait plus peur de rien. Et, seule, ma porte elle-même attirait irrésistiblement ses regards et sa pensée.

Je mis la clé dans la serrure; j'ouvris.

A mon étonnement, le matou blanc ne se précipita pas par l'huis entr'ouvert. Il hésita, ou plutôt prit son temps. Et il n'entra, en fin de compte, que très lentement, avec décence et cérémonial. Le Chat-Comme-Ça, quelque trois portes plus loin, entonnait un couplet fortissimo. Le matou blanc ne répondit pas d'un soupir, mais essaya comme distraitement ses griffes dans la laine du tapis d'entrée. Cela ne fit pas grand bruit. Assez tout de même pour que la mélopée du Chat-Comme-Ça s'interrompît net comme torchette. Et la maison surprise et charmée goûta la douceur d'un silence dont elle avait, depuis deux ou trois fois vingt-quatre heures, perdu toute habitude.

Moi, me réjouissant dans mon cœur, je crus excellent de presser les péripéties. Une après une, j'ouvris les trois portes qui séparaient encore les deux futurs partenaires. Ce fut pour voir le Chat-Comme-Ça s'enfuir incontinent, prompt comme la foudre, et le matou blanc entamer, avec mille précautions prudentes, la poursuite qu'il fallait. Rien là-dedans n'était pour m'étonner. La pudeur a ses exigences.

Enfin, après une bonne demi-heure de préludes stratégiques, les fiancés se joignirent sous un lit divan, très large. Et je m'assurai que tout était pour le mieux: une chatte bien enamourée; un matou, qui, pour parvenir jusqu'à elle, s'est hasardé sur des seuils inconnus, entre des bras suspects, dans un ascenseur, tout pareil à quelque trappe gigantesque et mouvante ... bref, une amoureuse fervente, un amant qui pour ses beaux yeux brava tout!... Quoi de mieux et où trouver tant d'auspices à tel point favorables?

Or, des profondeurs du lit divan montèrent soudain des cris à crever tous les tympans du voisinage. Et une bagarre s'agita. Une houle de chats roulait là-dessous dans les ténèbres. Et soudain, sur une plainte très aiguë, une flèche blanche jaillit vers la porte, et une flèche noire à sa poursuite. Le matou repassa la porte palière, reconduit, pas à pas, par le Chat-Comme-Ça, attentif à vérifier de visu le départ sans retour du fiancé mystérieusement métamorphosé en ennemi. Et je n'eus, moi, qu'à refermer la porte...

Grave, le Chat-Comme-Ça, assis sur son derrière, me considérait maintenant les yeux dans les yeux.

—Chat, explique-moi? ce beau matou blanc ... tu n'en as pas voulu?

Silence.

—Pourquoi?

Silence encore. Mon chat me regarde toujours, avec une attention qui insiste. Ses yeux, bleu pur au temps de sa petite enfance, ont peu à peu tourné au jaune assombri de la topaze brûlée.

—Eh bien, chat? ce matou blanc, ce me semble, n'en était pas moins un fort beau chat; très amoureux, j'en suis persuadé; fort bien élevé, c'était visible. Tu l'as tout de même repoussé, refoulé, brutalement, avec perte et fracas... Pourquoi? Tu étais amoureux pourtant, comme lui-même ... plus que lui, qui sait!... alors?

Cette fois, un long miaulement, très mélancolique. Je ne comprends mon chat, quand il me parle, qu'à moitié. Mais j'ai souvent eu l'intuition que mon chat, quand je lui parle, me comprend, lui, tout à fait, ou peu s'en faut.

A supposer que oui, ce miaulement, que veut-il dire? et que faut-il lire dans ces beaux yeux mordorés, qui appuient avec intensité leur regard inquisiteur au plus profond de mes prunelles?

Je ne sais...

Dans ce panier, dans ce panier-litière à l'inexorable couvercle, dans ce panier qui préserva, au cours de l'obscur voyage que j'ai dit, les yeux du Chat-Comme-Ça de toute vision réelle, de tout démenti à l'azur sans tache de ses rêves, dans ce panier qui, deux immenses heures durant, porta vers l'inconnu ma chatte et sa fortune, à quoi la voyageuse avait-elle pu songer? vers quelles amours couleur de temps, couleur de ciel, couleur de lune et de soleil s'était-elle cru transportée, la fiancée au Prince des Chats Charmants? Et de quelles hauteurs splendides était-elle retombée, que tant et tant d'espoirs magiques avaient soudain fait place à cette réalité terre à terre: un matou blanc?

—Miaou!...

Le Chat-Comme-Ça a hoché la tête, sans cesser de suivre de ses yeux à lui, au fond des miens, le vol confus de mes pensées. Peut-être suit-il ce vol-là plus clairement que je ne fais moi-même...

—Miaou!

Le Chat-Comme-Ça, à l'improviste, a quitté son coussin; il saute sur mes genoux, et frôle, lentement, câlinement, tendrement sa belle fourrure si douce contre ma poitrine, sans cesser de plonger son regard pensif dans mon regard troublé...

Et je me souviens de ce que disait jadis, à mon maître Loti, sa chatte chinoise... N'était-ce pas quelque chose dans le goût de ceci:

—Tu n'as pas compris grand'chose de moi, si tu te figures que je ne cherche, depuis ces jours-ci, que les amours à la hussarde du premier matou plus ou moins blanc qui tomberait pour moi du ciel. Non! non... c'est autre chose dont j'avais envie ... c'est autre chose dont j'ai faim et soif encore... Et peut-être pourrais-tu, toi, tout homme que tu es, apaiser le plus âpre de ma peine: ce tourment de mon cœur trop isolé, trop seul... Écoute ... l'amour après quoi je soupirais est décidément chose bien chimérique ... mais, par cette soirée d'hiver tellement triste à nos deux âmes de bêtes à peu près pareilles, «si nous nous donnions au moins l'un à l'autre un peu de cette chose douce qui berce les misères, qui a son semblant d'immatérialité et de durée non soumise à la mort, et qui s'appelle affection?...»

Auteuil, 1919.

[1] Karakédy, en turc, noir, chat. C. F.


 

II

LES GENS

 

I.—ICI.

2.—LA PREUVE

—«L'Énigme, de Paul Hervieu! Ah!... la pièce où deux maris découvrent l'infortune conjugale de l'un d'eux, sans savoir duquel?... Je me souviens!... Une belle chose, oui ... mais féroce pour la lâcheté humaine... Il y a là-dedans un amant qui est tout à fait un joli monsieur. Quel pleutre, quel laquais que cet amant-là! Sa maîtresse est à ses pieds, la femme qui s'est donnée à lui entière, corps et cœur; elle est sous le couteau, elle crie au secours, et lui, tranquille comme feu Ponce-Pilate, s'en lave les mains et va galamment se tuer dans la coulisse, laissant la misérable agoniser comme elle pourra... Pouah!

—Quoi?... Ce que je voudrais qu'il fit?... Parbleu, son devoir? son devoir, qui lui est tout tracé, clair, impérieux, absolu. Il y a une autre femme n'est-ce pas, et un autre mari? Eh bien! l'amant doit mentir, accuser l'autre femme, l'innocente, et la perdre! l'amant doit avouer, affirmer, proclamer que c'est celle-ci sa maîtresse; celle-ci, pas celle-là; et sauver celle-là, la sienne, aux dépens de celle-ci, qui sans doute n'a rien fait, mais qui ne lui est, à lui, rien...

Hein? ce serait abominable? Et puis après? Bien sûr que ce serait abominable! Mais ce serait, mais c'est le devoir. Il y a des tas de devoirs abominables. C'était le devoir de Lorenzaccio de vendre sa sœur au duc de Florence. C'était le devoir de Napoléon d'habiller de crêpe quarante mille femmes prussiennes, le jour d'Iéna... C'est le devoir d'un amant d'être l'âme damnée de sa maîtresse, et, pour elle, de tuer, de voler, de se parjurer. C'est le devoir. Moi, pour une femme dont j'ai d'ailleurs oublié le nom, j'ai jadis signé des faux et commis des lettres anonymes... Ça vous dégoûte? Ne soyez pas amant alors! personne ne vous force!...

Ecoutez une aventure qui m'est arrivée, il y a ... il y a longtemps. Une aventure en deux actes, comme l'Énigme; moins tragique:—Au premier acte, j'avais vingt ans. Je passais une fin de septembre à la campagne, chez une brave femme, amie de ma mère. J'étais assez joli en ce temps-là; j'avais les joues douces et la moustache fine. Les deux filles de la maison s'en aperçurent vite. Elles étaient, d'ailleurs, délicieuses toutes deux, et je serais aujourd'hui bien embarrassé de choisir entre elles. L'aînée, Marthe, était longue, brune et pâle, avec d'extraordinaires yeux noirs et des cheveux bleus, longs comme ça. La cadette, Louise, ressemblait trait pour trait à Ophélie: rien que du blond, du rose, du diaphane... Oui, aujourd'hui, je ne saurais vraiment pas à qui donner la pomme. Mais je vous ai dit que je n'avais alors que vingt ans. Bête comme tous les heureux gars de cet âge, je n'hésitai pas une seconde: je pris l'aînée, parce que déjà mariée, et je laissai pour compte la cadette, parce qu'encore jeune fille. Une femme mariée, pour un débutant, cela représente le paradis de Mahomet en pantalons de dentelles.

Naturellement ce ne fut qu'une passade: une douzaine de nuits assez chaudes, en tout et pour tout. Quand même, ces douze nuits-là font un souvenir dans ma vie. Cette Marthe, ma première maîtresse «mondaine», je l'avais érigée tout de suite sur un piédestal très haut, comme la déesse exquise de toutes les sensualités et de tous les raffinements. Depuis, bah!... Mais maintenant encore, après tant d'années et tant de femmes, je revois toujours avec plaisir ce corps mince et long, et cette peau brune, et le signe qui attirait toujours mes lèvres, une mouche naturelle piquée près d'une fossette de la hanche gauche...

Mais la douzième nuit passée, je repris le chemin de fer. Et la treizième nuit ne vint jamais.

Rideau.

Au second acte, j'avais trente ans. Je venais d'être élu député de Saône-et-Seine, et ma carrière politique se dessinait. Un soir, à un dîner quelconque, on me présente à ma voisine. Et je la reconnais au premier coup d'œil: c'était Louise; Louise, la sœur de Marthe.

Elle était plus charmante que jamais, toujours très Ophélie, et ses yeux verts devenus profonds comme des lacs. Je parlai de notre rencontre ancienne; elle rougit et se troubla. J'évoquai certains souvenirs; elle perdit absolument contenance. Je lui tendis un rendez-vous; elle s'y accrocha comme une noyée. Et chez moi, dès le canapé, elle m'avoua qu'elle m'aimait depuis dix ans, et que, jeune fille, puis femme, elle n'avait jamais cessé de m'attendre.

Elle avait épousé un mari superbe, une gigantesque brute à barbe gothique qu'elle craignait comme le feu. Par prudence, il me fallut devenir l'ami de ce seigneur, et fréquenter chez lui. Mais, le premier jour, j'eus une étrange surprise. Devinez qui m'attendait dans le salon de Louise? Marthe. Marthe, ma maîtresse de jadis. Les deux sœurs et leurs deux maris habitaient le même petit hôtel. Un mari de moins et je me serais cru rajeuni de dix années.

Seulement, la situation s'était inversée. J'étais maintenant l'amant de Louise et Marthe ne m'était plus rien.

Quand même, tout alla bien, d'abord.

Louise, jadis, n'avait pas vu bien clair dans mon intrigue avec son aînée. Pareillement, Marthe ne constata pas tout de suite que sa cadette lui avait succédé, après interrègne. Et, bonne fille, elle me pardonna tant bien que mal de n'être pas incontinent retombé dans ses bras.

Mais, du jour où la vérité lui apparut, elle ne me pardonna pas du tout d'être tombé dans les bras de sa sœur. Et, sans crier gare, elle commença contre nous deux une guerre au couteau.

Comme début, elle me brouilla avec le mari, je n'ai jamais su par quelle machiavélique rouerie. Après quoi, Louise reçut des lettres anonymes l'informant avec détails d'un caprice que je m'étais passé pour je ne sais quelle chanteuse de café-concert. Il fallut tout mon sang-froid pour éviter une rupture.

Le plus drôle, c'est que je ne devinais pas du tout la main d'où partaient les tuiles. La bêtise masculine est insondable. Face à face, Marthe était la plus indulgente des grandes sœurs. A la voir toujours souriante, et si gentiment camarade en toutes circonstances, j'étais à cent lieues de me défier d'elle.

Elle se démasqua pourtant, mais un peu tard.

Ici, permettez-moi deux mots hors texte: j'ai oublié de poser le décor de mon deuxième acte.

Je recevais trois fois par semaine ma maîtresse chez moi, rue de Courcelles, l'après-midi. Mais Louise, un peu plus romanesque que de raison, trouva bientôt à ces rendez-vous trop réglés un petit goût de pot-au-feu conjugal. Très libre dans sa maison et n'habitant pas au même étage que son mari, elle insista pour me recevoir de temps en temps chez elle, après dîner. L'imprudence n'était pas bien grande de bavarder de dix à onze dans un petit salon commun d'ailleurs aux deux sœurs. Un monsieur en habit n'est pas compromettant, même en tête à tête, tant que minuit n'a pas sonné et que la chambre à coucher n'est point ouverte. Mais, peu à peu, enhardie par l'habitude, ma pauvre Louise en vint à des témérités. D'abord, les séances s'allongèrent. Ensuite, la chambre à coucher s'ouvrit. Finalement, la robe de soir se mua en robe de nuit. Nous étions mûrs pour la catastrophe.

Un soir,—un matin plutôt, c'était l'heure où l'on rentre du cercle,—j'étais seul dans le petit salon: seul, et pour cause: nous avions été deux la minute d'avant, et mon plastron s'en trouvait encore fripé, dangereusement. Une porte craque; je me redresse: le mari entre, apoplectique, et sa barbe de burgrave tremblant de mâle rage. Il tenait encore la lettre anonyme qu'il venait de trouver, la seconde d'avant, au beau milieu de son oreiller.

Ah! cet homme-là était une brute magnifique. Il n'hésita pas une seconde:

—Bandit! gueux! larron d'honneur!—me brailla-t-il.—Où est-elle? où est-elle?

Et, comme un fou, il se rua sur la porte par où Louise était sortie.

Naturellement, je n'en menais pas large: je n'avais pas même un canif. Dans l'instant, j'eus la vision atroce de ma pauvre petite amie abattue sanglante et de cette bête fauve la piétinant.

Déjà, il enfonçait le battant plutôt qu'il ne l'ouvrait. Mais il recula, pétrifié. Derrière la porte, quelqu'un écoutait à la serrure, quelqu'un qui jeta un cri perçant: Marthe, qui n'avait pas résisté à sa féroce envie de voir tout.

Elle s'était embusquée dans ce cabinet qui séparait le petit salon de la chambre de Louise. Trop curieuse!... Le mari, stupide, la regarda d'abord comme un aérolithe. Puis, la voix baissée d'un ton:

—Marthe?—dit-il, comme n'en croyant pas ses yeux; il n'avait pas l'intelligence prompte;—Marthe? vous? Qu'est-ce que vous faites ici?

D'un bond, je m'élançai de mon divan et je lui abattis ma main sur l'épaule. Un éclair m'avait illuminé.

—Et vous?—dis-je rudement:—qu'est-ce que vous y faites? qu'est-ce que vous y f...z, mordieu?

Il pivota, ahuri:

—Moi? mais je suis chez moi, je suppose!

D'un doigt, je pointai le tapis:

—Partout ailleurs, c'est possible; mais ici, non!

—Non?

—Non! Vous êtes chez madame, que voici!

—(Marthe, suffoquée, ne trouva pas une syllabe.)—Et j'imagine que vous n'êtes tout de même pas un mouchard à la solde de votre beau-frère?

—De mon beau-frère?

Quatre secondes interminables il me dévisagea, les yeux ronds. Puis l'idée fit brèche dans sa tête.

Il regarda sa belle-sœur, demi-nue dans un peignoir souple. Incontestablement, nous étions seuls, elle et moi, et tous deux en désordre. Alors, il vacilla sur ses jambes et saisit le dossier d'une chaise. L'autre soupçon hésitait en lui. Mais la lettre anonyme crissa dans sa main.

Il l'entendit, et une fureur nouvelle assaillit son doute:

—Et ça?—cria-t-il en me jetant le papier sous le nez:—et ça, qu'est-ce que vous en dites? Prouvez-le donc que c'est celle-ci votre ... complice ... celle-ci, et pas l'autre?

Je haussai les épaules:

—Je ne tiens pas à rien prouv...

Mais je m'arrêtai net. Une preuve? il voulait une preuve?

—Au fait, si vous y tenez ... priez donc Marthe de vous montrer la mouche qu'elle a, près d'une fossette, à la hanche gauche...

C'était une fameuse brute. Il se rua d'un bond sur la malheureuse et lui arracha son peignoir.

Elle cria, elle se débattit de toutes ses forces. Mais moi, d'une main, je lui fermai la bouche, et, de l'autre, je lui maîtrisai les deux poignets,—tout en proclamant, doucereux: «Il vaut mieux, voyons, chère amie!...» Et, ce disant ...—dame! à certaines heures rouges, on redevient assez bête sauvage ... ce disant,—je lui enfonçai fort agréablement mes ongles dans la chair.

Lui déchirait en lambeaux la mousseline et la batiste. Sous la chemise, une peau mate apparut, dont je me souvenais. Et il hurla soudain:

—La mouche! C'est vrai, c'est bien vrai...

Alors, Louise sauvée, je lâchai Marthe. Il y avait un rien de sang au bout de mes cinq doigts...»

1907.


3.—L'HOMME QUI LE SAVAIT

Bonne mère! faites que je ne le sois pas, qué? Différemment faites que je ne le sache pas ... et les autres non plus, surtout!...

Cet homme-là vous eût certainement fait l'effet qu'il me fit à moi: celui d'être un homme absolument comme les autres, comme tous les autres; tel l'homme qu'on ferait avec tous les autres, comme tous les autres, comme tous les autres hommes additionnés ensemble, puis divisés par leur nombre total. Bref, une sorte d'homme-moyenne. Il était par conséquent l'homme moyen par excellence. Moyen au physique, moyen de la tête aux pieds: ni beau, ni laid, ni grand, ni petit, ni gros, ni maigre; et moyen davantage au moral: de ma vie, je ne l'entendis rien dire qui ne fût lieu commun, ni ne le vis rien faire qui ne fût chose convenable, correcte et mesurée. M. Prud'homme eût pris pour son modèle cet homme dépourvu de toute apparente originalité,—donc comme il faut. En politique, en religion, en art, en littérature,—en amour même, cette pierre de touche de la personnalité,—le dit homme comme il faut avait toujours professé les opinions les plus régulières, donc bien dit, et toujours fait comme il disait. Par exemple, il s'était marié: l'homme n'est pas fait pour vivre seul; il avait eu deux enfants, une fille et un garçon: de quoi contenter tous les goûts; puis un dernier-né: il faut compter avec le mauvais hasard ... mieux encore, sa femme l'avait trompé: un mari comme les autres devrait-il par hasard ne pas porter les cornes?

La femme de cet homme-là,—cette femme qui le trompait,—avait d'ailleurs quelques excuses: au rebours de son mari, elle n'était moyenne en rien du tout. Beaucoup plus jolie que de règle, beaucoup plus gracieuse que jolie, beaucoup plus aguichante que gracieuse, elle méritait incontestablement de séduire beaucoup mieux qu'un quotient d'humanité, si j'ose dire. Elle le méritait, et le désirait aussi, très fort. Que voulez-vous! les Écritures sont là pour poser en dogme qu'elle descendait de notre grand'mère à tous, madame Ève, qui aima mieux s'en faire conter par le diable que de ne s'en faire pas conter du tout.

Ce qu'on désire fort, on l'obtient tôt: le désir est à sa satisfaction ce que l'aimant est au fer: l'un attire l'autre. Ce qu'on obtient tôt, on s'y attache; et quand on le perd, ce n'est pas sans regret. Ce qu'on regrette, on tâche à le remplacer; n'importe comment. Si la qualité manque, la quantité y supplée. D'où le proverbe cher aux belles dames: un ami qui s'en va, dix amis qui s'en viennent...

Tout cela pour que chacun sache que notre jolie, gracieuse, aguichante et coquette petite-fille d'Ève goûta d'abord, selon la norme, d'un seul galant; puis en grignota quelques autres, puis finalement, croqua sa vingtaine; mais aussi pour que chacun comprenne que ce fut tout uniment parce qu'elle connaissait le proverbe cher aux belles dames et parce qu'elle croyait en la Sagesse des Nations ni plus ni moins qu'en Dieu le Père. A telles enseignes, que même au nombre dix, elle préféra le nombre vingt: deux sûretés valent mieux qu'une.

Somme toute, rien de plus louable, aux yeux de quiconque est de bonne foi et dédaigne les morales toutes faites. J'ai d'ailleurs le devoir de prévenir mes lecteurs qu'ayant eu, moi, l'honneur de compter le mari parmi mes bons amis, je ne saurais tolérer sur la femme aucune plaisanterie plus ou moins grivoise. A bon entendeur, n'est-ce pas?...

—Parmi vos bons amis, le mari?

—Certes!

—Et vous avez laissé cet honnête homme, votre bon ami, seul dans la détresse de son infortune conjugale?

—Détresse?

Holà! ho! s'il vous plaît!...

Vous appelez ça une détresse? Être ce que furent César, Napoléon, Molière et La Fontaine? Vous êtes dégoûté!... Moi, j'appelle ça une veine si vous êtes joueur et une médecine si vous êtes amoureux. Et vous voudriez que je prive un ami de cette panacée ou de ce fétiche? Je n'en ferai jamais rien. Et ma raison me dit que, ce faisant, je ferai bien.

D'ailleurs, en l'occurrence, j'avais un autre motif de me taire: des vingt galants, le vingtième était moi-même. Alors, dame! charité bien ordonnée commençant par soi-même...

Vous voyez...

D'ailleurs, vous me la baillez belle, avec votre indignation: «J'ai laissé mon bon ami dans sa détresse...» Comment l'en aurais-je retiré! Vous connaissez le moyen d'empêcher une femme de n'en faire qu'à sa tête et d'aimer où bon lui semble?

—Mais il fallait...

—Pardon? Vous dites?... Il fallait avertir le mari?

Oh! que non, bonnes gens! Il fallait tout ce qu'il vous plaira, plutôt que cette incommensurable bêtise! Et la fin de l'histoire vous va prouver qu'il fallait au contraire, précisément, ne pas l'avertir.

Car si grosse que soit une bêtise, il se trouve toujours un imbécile plus gros qu'elle pour la faire. L'imbécile donc se trouva. Et il s'en fut tout droit chez le mari, faire la bêtise: avertir cet homme qui ne demandait pourtant qu'à n'être pas averti.

Et il arriva ce qui devait arriver. L'imbécile n'eut pas plutôt lâché le paquet:

—Monsieur, votre femme vous trompe!

Que le mari lui servit cette foudroyante réplique:

—Naturellement! je le savais, monsieur.

L'imbécile en changea de couleur:

—Ah!—balbutia-t-il,—vous le saviez!

L'homme qui le savait haussa les épaules:

—Parbleu! me prenez-vous donc pour un autre? Monsieur, huit maris sur dix sont trompés par leur femme. Je prévoyais donc que je le serais. Quand on prévoit, on a vite fait de voir. J'ai vu... Et je vous le redis, monsieur! je savais ce que vous venez d'essayer de m'apprendre. En vérité, oui: je le savais.

Et, satisfait, il allumait une cigarette, quand, les sourcils soudain froncés:

—J'y songe!... pour avoir essayé de me l'apprendre, il faut que vous l'ayez su vous-même?... comment cela, monsieur? seriez-vous par hasard un amant de ma femme?

L'imbécile sauta comme un bouchon de champagne:

—Moi, monsieur! Ah! vous ne me connaissez pas!... une pareille infamie? j'en suis tout à fait incapable...

—Au fait, c'est bien ce que je m'étais dit d'abord...

L'homme qui le savait avait, d'un coup d'œil, soupesé l'imbécile; il précisa:

—Cela m'eût étonné: ma femme a du goût...

Et soudain, les sourcils en arc:

—Mais ... j'y songe encore: voici quelque chose d'incorrect, il me semble ... de fort incorrect?... Voyons, un peu de logique: ma femme me trompe,—bien! je suis ... ce que je suis,—très bien! je sais que je le suis,—de mieux en mieux! Tout cela est en effet comme cela doit être, logique, convenable. Et puis c'est notre affaire, à ma femme et à moi... Mais, que je sache, ce n'est pas votre affaire, à vous, monsieur?

L'imbécile, d'un geste vague, en convint. Et l'homme qui le savait en prit avantage:

—Ce n'est pas votre affaire en rien! Voilà qui est ennuyeux, monsieur! Réfléchissez un peu je vous en prie: doit-on savoir quelque chose des affaires qui ne vous concernent en rien? Non, sans contredit. Ce n'est pas le fait d'un homme comme il faut. En vérité, plus j'y pense... C'est très ennuyeux, monsieur! Voilà que je suis cocu, et voici que vous le savez, vous, qui n'êtes pas même l'amant de ma femme!

—Je vous jure,—s'exclama l'imbécile...

—Moi,—trancha net l'homme qui le savait,—je ne vous jure rien parce que je ne jure jamais, monsieur! jurer se porte assez mal, soit dit sans vous offenser. Je ne jure donc pas, mais je constate que vous m'avez mis dans une situation où jamais personne ne fut! Pour un peu, grâce à vous, je ne serais plus un homme comme les autres!

Il enfonça ses deux mains dans ses poches et conclut:

—C'est excessivement ennuyeux, monsieur!

L'imbécile se hasarda:

—Monsieur, dans tous les cas, je vous affirme...

Il fut encore coupé comme au couteau:

—Que nous voilà tous, vous, moi, ma femme ... pauvre enfant!... et même ses amants, dans une situation intolérable? Cela va de soi! la belle affirmation! qu'il faut sortir de cette situation, n'importe comment? certes oui! mais le moyen?... je n'en vois qu'un!... et encore...

—Monsieur, tout ce que vous ferez sera bien fait,—déclara résolument l'imbécile;—et, d'avance, je me range à votre avis...

—Alors, je n'hésite plus, monsieur. Merci: vous m'ôtez un poids!

Et l'homme qui le savait, respirant plus large, commença d'extraire ses mains des profondeurs de ses poches...

—Croyez d'ailleurs,—dit-il, comme pour prendre congé,—croyez, monsieur, que je suis désolé de n'avoir vu que ce moyen-ci...

Il achevait de dégager l'une de ses mains, la droite...

—... que ce moyen-ci ... qui est brutal, et vraiment incorrect... Mais l'incorrection, convenez-en, serait pire, si les choses demeuraient en l'état...

Et l'homme qui le savait, levant la main et le revolver qu'elle tenait, brûla la cervelle de l'imbécile qui n'aurait pas dû le savoir.

1920.


4.—MON DUEL A MORT

—«Ceci est une histoire gaie; une histoire vraie aussi: pour la première fois, j'ai le droit de raconter une aventure telle qu'elle est arrivée, sans y changer une virgule ... sans même en déguiser le nom des personnages: des trois qu'ils furent, deux sont morts et je suis le troisième. D'ailleurs, l'aventure est honorable pour tous.

Les trois personnages en question, Paris les a fort connus. C'étaient: la comtesse Altéra, dont vous avez sûrement suivi le cercueil l'an passé: il n'y eut jamais tant de roses et tant d'orchidées dans Sainte-Clotilde;—puis le comte Lla Sela, le secrétaire d'Espagne, tué à l'ennemi six mois plus tôt: en 1914, Lla Sela se cacha sous la défroque d'un dragon français, histoire de se battre pour la France;—enfin, moi-même, prince Claudius Alghero. Ceux qui se battirent en duel—à mort—furent, naturellement, Lla Sela et moi. Celle pour qui l'on se battit fut, non moins naturellement, la comtesse. Ma foi! je le dis comme je le pense et sans vergogne, jamais plus adorable femme ne fit s'entre-tuer deux meilleurs amis. Lla Sela, Alghero; Alghero, Lla Sela: le monde confondait parfois. Les deux doigts de la main, exactement.

Mais le diable s'en mêla: vers 1907, la comtesse Altera s'était, j'ignore pourquoi, toquée de Lla Sela qui, lui, l'aimait comme un imbécile depuis toujours. Moi, je fus le confident: rien d'horripilant comme ça. J'y gagnai toutefois ceci que, vers 1911, madame Altera, qui avait eu tôt fait, comme bien vous pensez, d'en avoir assez de Lla Sela, se toqua de moi: les confidents ont l'habitude d'être là à l'heure qu'il faut. J'avais été bon confident, et je fus promu au grade supérieur.

La chose arriva par un soir d'été magnifique... Mon Dieu! qu'il était donc beau, ce soir-là!—du moins, il me sembla tel; mais à Lla Sela, il ne sembla pas tel du tout... Que voulez-vous! il y a des gens qui prendraient le soleil pour la pluie...

Je passe sur les détails, qui n'intéressent que moi. Il en est un toutefois que je dois préciser: tout en commençant de m'aimer chèrement, tout en n'aimant plus du tout Lla Sela, tout en jurant même tant qu'elle pouvait que jamais elle ne l'avait aimé, Elsa (elle s'appelait Elsa...) n'avait pas eu le courage de signifier tout de suite son congé à ce pauvre diable. Elle voulait faire ça tout doucement. En amour, la douceur est inopportune. On gagne un œuf, on perd un bœuf. Entre Lla Sela, qui, par conséquent, se figurait toujours être l'Ami, avec un grand A, et moi, qui étais l'Ami, et qui ne me figurais pas ne pas l'être devenu, la situation fut impossible en moins de temps qu'il n'en faut pour l'écrire. Vous vous figurez sans peine qu'il est désagréable de rencontrer toujours, matin et soir, soit quatorze fois par semaine, le même intrus chez celle que vous aimez, et les mêmes orchidées dans ses cornets à fleurs. D'autant que nous étions tous deux tenus au secret, et que, dans ces conditions, le soulagement semblait interdit de nous entre-chercher querelle! Je crois que nous n'y serions jamais parvenus si Lla Sela n'avait fini par prendre le taureau par les cornes. Nous fréquentions tous les deux chez Maxim's. Une nuit, lui, m'ayant aperçu, sans hésiter vint droit à moi:

—Alghero, un verre avec moi?

—Volontiers, très cher.

Et le verre avalé, il commença par la fin:

—Vous en avez assez de moi, n'est-ce pas, mon pauvre ami? Moi, j'en ai trop de vous.

Je ne fis qu'incliner la tête.

—Alors? L'épée? Le pistolet? Vous préférez quoi?

—Je préfère ce que vous préférez, Lla Sela.

Et de fil en aiguille, et de politesse en politesse, nous préférâmes les deux: quatre balles au commandement, soixante à la minute, vingt mètres, soi-même chargeant son pistolet; et puis, l'épée, si nécessaire, jusqu'à ce que...

—Jusqu'à ce que l'un des adversaires s'avoue lui-même hors de combat.

—Témoins et médecins muets, tout le combat... ou leur client disqualifié.

—Avec tout ça...

—Et avec mieux que tout ça: avec, sur le terrain, un coupé bien clos....

—Bravo! Un coupé, une dame dedans...

—Chut! On n'en sait rien: les stores...

La précaution n'était pas mal trouvée. Il n'est pas très courant de voir, dans un combat de coqs, un des adversaires demander grâce à l'autre, mais en présence d'une poule,—de la poule,—le fait est rigoureusement sans exemple.

Malgré quoi, les duellistes proposant, mais les épées disposant, le soir du 11 juillet, Lla Sela et moi étions bel et bien vivants tous les deux, encore que nous étant battus le matin. Nous avions, cependant fait très bien les choses: au pistolet, je lui avais déchiré la hanche, il m'avait traversée la jambe. A l'épée, il m'avait fourni un coup en séton, derrière l'épaule, et un coup droit sous la première côte... Beau coup, ma foi! il s'en était fallu d'un pouce que Lla Sela, de ce coup, fût vainqueur sans débat; et cette histoire, comme disent les bons auteurs, n'eût jamais été écrite. J'avais, moi, percé une cuisse; puis, d'un coup d'arrêt trop long, pris le bras droit dans toute sa longueur, du poignet à l'épaule, crevant trois fois le muscle et deux fois le tronc nerveux. Le bras tomba tout de son long comme un cadavre, et naturellement ne se releva pas. Le blessé ramassa l'épée de la main gauche et voulut continuer; mais il avait perdu trop de sang; en outre, il tirait de la main gauche pour la première fois. Le tout eût crevé les yeux d'un aveugle. Or madame Altera voyait à merveille. Assassiner sous ses yeux, je ne pouvais vraiment pas! même pour faire plaisir à mon adversaire... Et c'est moi qui jetai mon épée.

Lla Sela n'était vraiment pas content. Il eût donné sa part de paradis pour être tué tout de suite. Je fus obligé de le consoler en lui promettant que nous recommencerions, sitôt rafistolés l'un et l'autre. Même pour moi, ce n'était là rien de trop: je fus un bon mois au repos forcé... Ce mois-là compte probablement dans ma part de paradis à moi. Les blessures ne sont rien, les infirmières sont tout.

Donc, nous devions recommencer la partie, puisque je l'avais promis à Lla Sela. Comme il était logique, d'ailleurs, en tant que duel à mort notre duel n'était vraiment pas fini. Telle une comédie de Molière, la pièce n'avait pas eu de dénouement. Mais vous avez déjà deviné que, telle une comédie de la vie, elle n'en eut jamais.

Six semaines plus tard, j'étais sur pied. Et le logis de la comtesse me revit; et ses cornets à fleurs revirent mes orchidées; et tout fut comme autrefois, sauf Lla Sela: lui, continua d'être absent. Sérieusement blessé, cette absence ne pouvait étonner personne. Et, par le fait, il garda le lit jusqu'à l'hiver. Mais, l'hiver arrivé, il ne se montra pas davantage. J'entends qu'il ne revint pas chez la comtesse, non plus que chez moi. Maîtresse, adversaire, rivalité, duel à mort, il avait tout oublié pêle-mêle et d'un seul coup. A telles enseignes qu'il se souvenait uniquement d'une chose ... d'une vérité ... celle que j'ai énoncée tout à l'heure: «Les blessures ne sont rien, les infirmières sont tout.» Son infirmière à lui avait tout bonnement balayé de sa mémoire mon infirmière à moi, la comtesse Altera. Il n'y a pas là de quoi s'étonner outre mesure: les Espagnols ont peu de goût, c'est un proverbe en Italie.

Et la première fois que je revis Lla Sela, ce fut un an, jour pour jour, après notre duel à mort. Je le rencontrai à l'ambassade d'Angleterre, et il fut enchanté de me revoir.

—D'autant plus enchanté, mon cher, que j'ai un service désagréable à vous demander, et que je sais d'avance pouvoir compter sur vous.

J'étais moi-même ravi de le retrouver vivant.

—Lla Sela, je suis votre homme de la tête aux pieds.

—Eh bien! voici... Avec vous, Alghero, je vais appeler les chats des chats: vous savez que j'aime quelqu'un, vous savez que je suis très épris, vous savez que je suis très heureux...

Tout cela était vrai.

—Lors, quelqu'un ... un autre quelqu'un: un quelqu'un masculin, cette fois ... s'est mis en travers de ma route ... et ce quelqu'un-ci me porte exagérément sur les nerfs.

—Je vous comprends!...

—Bref, il faut en finir... Voulez-vous être mon témoin? Bien entendu, un duel à mort!...

Je lui tendis les deux mains:

—Lla Sela, je ne retire rien: je suis toujours votre homme, et toujours des pieds à la tête. Seulement...

—Seulement?

—Seulement, nous-mêmes nous nous sommes battus l'an passé... Vous vous souvenez?... Je voulais vous tuer, vous vouliez me tuer, vous m'avez manqué, je vous ai manqué,—d'assez peu,—et ... soyons sincères: n'en sommes-nous pas l'un et l'autre singulièrement satisfaits cet an-ci? outre que nous n'avons ni l'un ni l'autre le regret d'avoir mis en terre un ami, nous n'avons ni l'un ni l'autre, entre notre amour et nous, le fantôme sanglant d'un rival abattu. Que voulez-vous! Il en est ainsi, Lla Sela! l'homme, autant que la femme, est un animal changeant. Se battre comme vous voulez vous battre, c'est parfois sacrifier trente ans de bonheur à six mois de patience. Je vous répète, une fois de plus, que je suis votre homme. Mais... songez-y: en amour, un duel à mort n'est jamais une solution...

Il s'est battu tout de même, bien entendu.

1919.


5.—CAS DE CONSCIENCE

—«Messieurs les honnêtes gens, ceci n'est pas une belle histoire ingénieusement imaginée, soit comique, soit touchante, soit terrible; je ne suis ni un nouvelliste, ni un romancier, et n'ai nullement la prétention de faire de la littérature. Mais je suis un honnête homme comme vous, auquel un malheur tragique est advenu, et qui, entraîné dans l'engrenage d'une fatalité mystérieuse, s'adresse à vous, ses semblables, pour en obtenir conseil, et, si faire se peut, assistance.

Voici mon cas...

Un bout de présentation, pour commencer. Il importe que vous sachiez exactement à qui vous avez affaire. Je m'appelle Pierre Allevard. J'ai trente-quatre ans. Je ne suis ni beau, ni laid, ni brun, ni blond, ni grand, ni petit. J'ai fait mes classes, comme tout le monde. Mais, étant, sinon riche, du moins largement à mon aise, j'ai jugé superflu d'embrasser aucune profession. Je suis donc rentier, sans plus. Par ailleurs, orphelin de père et mère, et fils unique. Pas d'oncle, non plus, ni de tante, ni de cousin, ni de cousine. Pas de femme. Célibataire et libre de la tête aux pieds.

J'habite Paris, 40 rue du Cirque. Une simple garçonnière. J'y vis seul, c'est-à-dire dans l'unique compagnie de mon valet de chambre. Voilà qui est dit; j'ai fini. Vous en savez maintenant sur moi aussi long que j'en sais moi-même...

Maintenant, l'aventure:

L'an passé,—1909,—je remontais, un soir de mars, le boulevard. J'allais à pied, il faisait beau. Par hasard, une passante me croisa, jeune et jolie. Je n'avais rien de mieux à faire qu'à la suivre. Je la suivis.

C'était au coin de la rue Vignon que je l'avais rencontrée. Ce fut au coin de la rue Scribe qu'elle se décida à me sourire. La distance de l'une à l'autre rue peut vous renseigner sur la sorte de femme sur qui j'étais tombé: point du tout une professionnelle; point tout à fait une femme du monde. Je la persuadai d'accepter sur le champ une tasse de thé, lui promettant de ne pas la considérer comme engagée par la suite à davantage. Elle s'y engagea pourtant sans grandes façons, dès cette première entrevue, et ne fit, en outre, nulle difficulté à me renseigner très complètement sur elle-même. Les femmes, à l'ordinaire, sont en pareilles occurrences plus prudentes ou plus timorées. Et telle qui déjà nous nomme de notre prénom évite avec soin de nous apprendre son nom de famille. Celle dont je parle ignorait ces menues précautions. Et, avant même qu'elle eût pour la première fois passé mon seuil, la rue du Cirque, je savais de sa bouche qu'elle était la femme—très légitime—d'un brave bourgeois domicilié aux Batignolles; rue Nollet, pour préciser; et qu'elle s'appelait madame T...

Je m'étonnai un peu de sa confiance et de son audace, et je crus poli de l'en féliciter. Elle rit aux éclats et je me souviens mot pour mot de sa réponse:

—Eh! mon cher ami! si vous connaissiez mon mari, vous ne parleriez ni d'audace, ni de confiance! Il n'y a pas plus de courage à tromper ce mari-là qu'à boire cette tasse de thé-ci. Et vous iriez vous-même demain dire à M. T... que vous êtes l'amant de sa femme qu'il se moquerait de vous et ne vous croirait pas.

M. T..., je m'en rendis promptement compte, était en effet un mari de la race des sourds-muets aveugles. Cet infirme, pour comble, exerçait un métier de Sganarelle: il était voyageur de commerce, donc absent six jours sur sept du domicile conjugal. Madame T... me prouva copieusement la sécurité qu'elle tirait de cette situation: nous n'étions pas amants depuis quinze jours que j'avais déjà passé deux nuits rue Nollet, dans le propre lit de ma maîtresse, au lieu et place de son époux. La maisonnée ne comprenait en fait de domestiques logés à demeure, qu'une femme de chambre du nom de Sylvie, laquelle témoignait à Mme T... une affection visible, et se pliait de la meilleure grâce à toutes les complicités qu'il fallait.

Jusqu'ici, n'est-ce pas? rien que de fort ordinaire. Tous, tant que vous êtes, vous avez assurément vécu des aventures moins simplettes.

Oui... mais, s'il vous plaît, un peu de patience.

Ce que je viens de vous exposer avait débuté en mars 1909, il y a eu tout juste un an, avant-hier. Cette année s'était écoulée le plus paisiblement du monde. Mon amie et moi, nous étions, petit à petit, gentiment habitués l'un à l'autre. Si bien qu'au caprice de la prime rencontre avait succédé, sinon l'amour, du moins une tendresse véritable et fort douce.

Or, samedi dernier, étant au lit ensemble, je m'avisai de la date que marquait notre calendrier: le mardi qui allait venir devait être l'anniversaire de cette prime rencontre que je rappelais à l'instant. Et j'offris à ma compagne de fêter de notre mieux un anniversaire aussi favorable.

—Très bonne idée!—me dit-elle.—Eh bien! veux-tu que, mardi, nous soupions d'abord n'importe où et qu'ensuite tu me ramènes ici?

Ici, c'était chez elle, rue Nollet. J'approuvai naturellement le programme, et je le complétai:

—Rien ne nous empêche même de commencer la fête plus tôt. Si ça te plaît, je passerai te prendre en auto dans l'après-midi pour une promenade où tu voudras. Ton mari est à Poitiers, je crois?

—A Poitiers, oui.

—Par surcroît de prudence, envoie-moi donc un bleu mardi matin. Et je frapperai à ta porte entre deux et trois heures.

Écoutez, à présent!

Mardi, à onze heures et demie, le bleu convenu m'arriva, timbré de neuf heures quarante.—Je vous le copie ici, pour plus de clarté:

Monsieur Allevard

40, rue du Cirque (VIIIe).

T'attends avec impatience. Bon anniversaire, mon chéri! A toi toute ta petite aimée.

En foi de quoi, à deux heures et quart, je carillonnai joyeusement à l'huis accoutumé.

On m'ouvrait d'ordinaire en moins de quatre secondes. Cette fois on ne m'ouvrit pas du tout.

Stupéfait, je carillonnai de plus belle.

Alors un pas lourd résonna derrière la porte close. Et j'entendis un bruit de verrous lentement tirés.

Le vantail s'entre-bâilla. Je vis un homme de haute taille, à longue barbe brune, qui me regardait fixement.

J'étais si loin d'admettre la possibilité d'un retour du mari que je crus, contre toute vraisemblance, m'être trompé d'étage.

Et comme l'homme à barbe brune me demandait, d'une voix d'ailleurs fort calme:

—Vous désirez, monsieur?

Je répondis, sans hésiter:

—Madame T...?

Mais l'homme inclina la tête:

—Madame T... c'est bien ici. Seulement, monsieur, elle est morte.

Et le vantail, repoussé un peu brusquement, claqua devant mon visage.

Voilà, messieurs les honnêtes gens, ce qui m'est arrivé.

Messieurs, donnez-moi, s'il vous plaît, conseil, et, si faire se peut, assistance.

Il est réel que ma maîtresse est morte: j'ai rôdé tout hier mercredi, et tout aujourd'hui, jeudi, rue Nollet. Ce soir, le cercueil est sorti par la porte qui tant de fois m'avait vu entrer. J'ai vérifié d'ailleurs l'acte de décès à la mairie.

Comment est-elle morte? Cela, je l'ignore. Dois-je chercher à savoir? Dois-je-enquêter, dois-je lancer la justice sur la trace de ce trépas, pour le moins bizarre? Dois-je, au contraire, laisser dormir en paix celle que nulle intervention ne réveillera, désormais, de son sommeil épouvantable, et dont la mémoire peut être éclaboussée si je ne me tais pas?

Messieurs les honnêtes gens, à ma place, que feriez-vous?»

1910.


6.—LES TROIS VERDICTS

—Moi,—déclara, ex abrupto, le père Lécoutard, tout en bordant plat la grand'voile du yacht,—je n'ai eu «ça» que trois fois dans toute ma pauvre pirate de vie. Trois fois seulement, monsieur! Comme je vous le dis. Point une fois de plus, point une fois de moins... Ho! de l'avant!... Kermadec! enfant de traînée!... sans que je manque de respect à ta vénérable mère... Kermadec! je m'en vas tout à l'heure t'enlever la peau du dos, si je vois ton foc ballon faseyer!... Et ferme ta manche à saletés: le mistral sent mauvais, quand tu parles... De quoi? je m'en vas t'apprendre à être poli avec moi comme je suis avec toi, hein? as-tu compris? bougre de malapris! marin juif! soldat du pape! figure![1]

Oui, monsieur, je n'ai eu «ça» que trois fois, depuis que ma mère m'a fait ... «ça»,—la jalousie;—et vous pouvez m'en croire, si le cœur vous en dit, «ça», c'est la plus extraordinaire des maladies. Les autres, de maladies ... la fièvre jaune, le choléra, la petite vérole, la grande, la peste, le paludisse, la truberculose, et la gangredène ... je les ai toutes eues des tas de fois, et je ne m'en porte guère plus mal. Mais la jalousie,—Kermadec! ton foc ballon! embraque donc l'écoute, et souque un coup, bon sang!—la jalousie, monsieur, c'est d'un autre tonneau, et si j'avais eu ça quatre fois au lieu de trois, sûr et certain que je ne serais point ici pour vous le raconter. Vous allez pouvoir en juger. Si je mens d'un mot, je veux être estropié!

La première de mes trois fois, «ça» me tomba dessus du temps que j'étais jeune.—Quatorze ans que j'avais!—On est précoce dans la marine. A quatorze ans, j'avais déjà une petite bonne amie, une jolie fille dans mes âges, qui vendait des bouquets de violettes sur la Croisette, durant que je polissonnais avec les gredins comme moi, sur le quai du port. Voilà qu'un jour elle s'amène du côté du môle des yachts, où j'étais; et qu'est-ce que je vois? un novice en maillot bleu et blanc, assis sur le tableau d'arrière d'une goélette italienne, qui commence à lui envoyer des baisers. Oui-dà! un failli chien d'italien, qui envoyait des baisers comme ça, sur le dos de sa main, vers ma petite bonne amie—le sang ne m'en fit qu'un tour, vous n'auriez pas eu le temps de dire: «Non de d'là!» que j'étais déjà sur la planche de la goélette,—juste à point pour pincer la jeune personne en train de renvoyer baiser pour baiser au novice.—«Toi, que je lui dis, à ce type-là, arrive ici, j'ai quelque chose à te dire qui intéresse ton avenir!»—Il comprend sans plus d'explications, me regarde en rigolant et descend de son bâtiment. Ça ne l'épatait pas beaucoup, parce qu'il avait bien seize ans contre moi quatorze. Mais moi, ça ne m'épatait pas du tout, parce que j'étais jaloux.

Pour lors, on s'empoigne tous les deux, et la petite nous regarde faire, les poings sur les hanches et la langue entre les lèvres. C'est du nanan, pour une fille, deux garçons qui se battent à cause d'elle. Moi et l'italien, nous y allâmes bon jeu bon argent. Il me pocha un œil, je lui cassai le nez. La fin finale, il n'y a que la Madone à savoir ce que ç'aurait été, attendu qu'au plus beau moment de la bagarre, les sergots nous tombèrent sur le poil. Et le soir, je couchai au violon. L'Italien aussi.

Jusque-là, ce n'était point méchant. Mais voyez la suite, histoire de voir: le lendemain, dès patron minette, les hommes de la goélette italienne s'en vinrent tous comme un seul, réclamer leur novice au commissaire; et tous, comme un seul, ils jurèrent sur le sang du Christ que ce novice-là était un gars tout ce qu'il y avait de mignon et de gentil, l'enfant du bon Dieu, quoi! tandis que j'étais, moi, le dernier des derniers, un nervi, un apache et un assassin. D'ailleurs, c'était moi qui avais cherché l'autre. Le commissaire, pas trop bien disposé pour moi, d'après tout ce tas de témoignages, envoya chercher mon père, qui,—un vrai fait exprès, monsieur!—m'avait la surveille cassé sa canne sur le dos, je ne sais plus pour quelle idiotie que j'avais faite!—Ah! misère! quand une fois le guignon s'en mêle!—En conséquence de quoi, mon père, en manière de renseignements sur moi, me renia, net comme torchette, et déclara que je n'étais plus son fils. Du coup, ça ne traîna pas: le commissaire me renvoya au juge, le juge me renvoya au tribunal,—au tribunal correctionnel! excusez du peu!—et le tribunal me condamna.—A quoi, que vous me demandez?—A sept ans de bagne, monsieur! Comme je vous le dis: on m'interna dans une maison de correction jusqu'à ma majorité.—Vingt et un ans moins quatorze ans que j'avais, resta sept ans à faire. Sept ans de bagne, donc, ni plus ni moins! Et, tout ça, pour avoir été jaloux.—Qu'est-ce que vous en dites?


Ho! de l'avant!... Kermadec!... c'est-il que tu penses à ta petite sœur, ou c'est-il que tu es borgne des deux yeux, pour ne point voir la bouée de virage?... Pare à virer!... abruti!... Envoyez!... File ton foc, ramasse ton ballon, change les amures!... Et ferme, je te dis! le papier s'envole... Y a du bon, monsieur, nous doublerons la balise noire de ce bord-ci, ou je ne m'appelle plus Lécoutard! A cette heure les autres racers sont baisés, sûr comme amen à l'église!...


Va donc comme je te pousse! La deuxième fois que j'ai eu «ça» c'était huit, neuf, dix ans plus tard. J'avais fini mon temps de correction,—sale temps, vous pouvez m'en croire!—et je m'étais engagé volontaire, pour cinq années, dans la flotte. J'étais donc matelot à bord d'un croiseur d'escadre qui faisait la navette entre Toulon, Le Golfe, Bizerte, et le reste du tremblement.—L'Amiral Germinet, qu'on l'appelait, ce croiseur.

Bon! voilà qu'un soir, à Marseille, je rencontre une jolie blonde. Je la regarde, elle me regarde, et la suite, comme ça se doit. Seulement, moi, j'étais resté bien moussaillon, malgré mes sept ans de malheur. Et comme la jolie blonde était bigrement blonde et bougrement jolie, je ne fais ni une ni deux, et j'y offre le mariage.—Rien que ça, monsieur, comme je vous le dis!—Elle, probable, que si je n'en avais pas parlé, elle n'y aurait tant seulement pas pensé, à cette histoire-là,—le mariage.—Mais du moment qu'elle me vit assez godiche pour lui demander de dire «oui», elle ne fut point si gourde que de dire «non». Et nous voilà promis. Sur quoi, qu'est-ce que j'apprends? qu'elle avait un autre galant! Et comme bien juste, elle le préférait, cet homme,—rapport qu'il ne l'était point autant que moi, godiche, puisqu'il ne lui offrait pas l'église et la mairie! Qu'est-ce que vous auriez fait, si vous aviez été, moi, monsieur? Vous auriez été jaloux, point d'erreur! Je le fus, et salement, je vous en fiche mon billet. J'allai donc trouver mon capitaine de compagnie, à bord du Germinet, et je lui racontai une histoire du feu de Dieu ... je ne sais même plus quoi, preuve que c'était du vrai beau!... tout ça pour obtenir quarante-huit heures de permission!

Il me les donna. Et je m'en fus m'embusquer à Marseille, partout où j'espérais les rencontrer, elle et lui. Parce que je voulais les tuer, comme juste, lui et elle ... je voulais tuer les voisins aussi ... je voulais tuer tout le quartier!—J'étais jaloux, qu'est-ce que vous voulez que je vous dise!

Pour lors, je m'embusque dans un caboulot, moi et mes quarante-huit heures de permission. Et j'attends. J'attends tout le premier jour et puis tout le second jour; et puis je continue d'attendre. Je tirais bordée, quoi!—Une chose dont je me battais l'œil dans les grandes largeurs, par exemple: tirer bordée!—Le tarif des punitions prévoit, pour les tireurs de bordée, huit jours de prison, ou quinze, enfin une affaire dans ces prix-là. Vous pensez comme ça pouvait taper sur l'imagination d'un lascar comme j'étais, d'un lascar, revolver au poing, qui s'apprêtait à tuer tout le quartier!... oui! n'est-ce pas?

Mais on les avait prévenus en douceur, les tourtereaux. Et je ne vis pas même l'ombre du couple, ni le premier jour, ni le second, ni le troisième, ni le quatrième, ni le cinquième, ni le sixième, ni le septième. Et pour sûr que je serais tombé enragé sous peu, si le huitième jour, je n'avais vu tout d'un coup autre chose, autre chose que je n'attendais guère plus que le Jugement Dernier: deux «brasse-carré»! deux gendarmes, oui, monsieur, deux grands gueux de gendarmes, qui me crochèrent tout de suite sans dire ouf. Je n'avais pourtant tué personne encore. Mais, par exemple, j'étais,—qu'ils m'expliquèrent,—en absence illégale de plus de six jours; et je me trouvais, de ce coup, promu déserteur! Pas de veine au loto, hein!

Et c'est comme ça que pour mon second coup de jalousie, j'ai encore été jugé, et encore condamné naturellement. Plus par un tribunal correctionnel: par un conseil de guerre maritime. Ce qui fit, comme vous pensez bien, une petite différence: les correctionneux m'avaient collé sept ans de travaux forcés pour m'être boxé avec un galopin de mon genre. Les juges du conseil me collèrent seulement, pour avoir déserté, deux ans de prison. Je me rappelle l'effet que ça me fit: comme une envie de danser la matchiche! Deux ans, dame! deux ans de prison, pour moi qui m'attendais, ric et rac, à la guillotine!...


Hein? monsieur! quand je vous le disais que nous la doublerions, la balise noire! Nous voilà du vent dans les voiles, à cette heure!... et ce n'est pas ce failli requin manqué d'Américain qui regagnera sur nous, d'ici la ligne d'arrivée! La course est gagnée, il n'y a plus qu'à ne rien risquer de casser. Kermadec, ramasse la flèche ... et ramasse le clinfoc aussi, mon fils ... et du mou dans le ballon ... nous voilà grand largue, point la peine de fatiguer le bâton de beaupré...


Reste donc la troisième de mes trois fois, monsieur. Mais, celle-là, vous la connaissez comme tout chacun ... peuchère! Les gazettes m'ont assez imprimé, dans le temps que ça s'est passé, l'avant de l'avant-dernière année...

Bé oui!... c'est l'histoire de ma pauvre bonne femme de femme ... la sainte pure créature du Bon Dieu!... Vous savez comme quoi je fus assez abruti pour croire qu'elle m'avait trahi ... et comme quoi, un soir que son père, le pauvre brave homme! était venu la voir chez nous, histoire de faire un bout de causette à la veillée, je rentrai par malheur à un moment qu'on ne m'attendait pas, je trouvai dans le corridor un chapeau que je ne reconnus point, et ... enfin, le reste ... sale reste, bon sang de bon sort! Vous savez tout ça mieux que moi, rapport que, par la suite, je n'ai jamais été foutu de me rappeler le détail... C'est les juges de la cour d'assises qui me firent assavoir que j'avais tué cinq hommes en tout, sans compter ma pauvre bonne femme de femme, la première crevée!... Et pour rien de rien, monsieur! jamais personne n'a vu ni connu d'épouse moitié si fidèle qu'était la mienne!... Mais que voulez-vous, j'étais encore jaloux...

Par exemple, les braves juges de cette brave cour d'assises ont été honnêtes avec moi. Sûr et certain que j'avais massacré cinq hommes et une femme. Mais mon avocat, qui avait la langue pendue au clou qu'il fallait, prouva clair comme la nuit que c'était bonnement et simplement à cause que j'étais amoureux de la femme et à cause que j'avais cru qu'elle me trompait avec les cinq hommes. Alors on m'a acquitté avec bien des félicitations...


Et voilà ce que je vous disais tout à l'heure, monsieur: la première fois que j'ai eu «ça»,—la jalousie,—j'ai donné un coup de poing à un gosse, et la correctionnelle m'a fichu sept grandes années de travaux; la deuxième fois, j'ai déserté en temps de paix, et le conseil de guerre ne m'a envoyé que deux petites années de prison; la troisième fois, j'ai tué six braves gens, et la cour d'assises m'a fait des compliments...

Alors, n'est-ce pas? Si j'avais eu «ça» une quatrième fois, sûr et certain que je ne serais point ici pour vous le raconter: parce que, sûr et certain, cette quatrième fois, j'aurais mis toute la République à feu et à sang, et la Haute Cour de justice m'aurait pour le moins nommé roi de France!

Juin 1914.

[1] Cette simple locution: «figure!» constitue le dernier terme de l'insulte, entre matelots.


7.—LE SAC A FERMOIR D'OR

A l'angle du boulevard Malesherbes et de la rue d'Anjou, un cheval abattu bouleversa toute une file de fiacres et d'automobiles. Il bruinait. La chaussée, glissante de boue, me parut dangereuse à traverser, parmi les voitures entassées et grouillantes. Sur le bord du trottoir, j'attendis.

Des passants s'arrêtaient comme moi. Une dame, audacieuse, rassembla ses jupes et se risqua entre les roues. Mais le piétinement d'un attelage impatienté lui fit peur. Elle rebroussa chemin, regagna en deux sauts le trottoir. Le bout de sa fourrure me frôla.

Je la regardai, profitant de ce hasard qui nous faisait voisins pour quelques secondes; elle me parut jeune: trente ans peut-être; et jolie: les yeux verts très grands, une fossette sensuelle au coin de la lèvre qui luisait rouge à travers le chantilly de sa voilette; élégante, en outre: robe de drap uni, boléro de velours, longue étole de chinchilla. Hors du manchon, un petit sac en daim gris à fermoir d'or pendait au bout de sa chaîne.

Je pensai:

—Quelle femme est-ce là?

Le parfum était délicat mais un peu fort. Au-dessus du col, un bout de nuque apparaissait, nuagé d'or par des cheveux follets très habilement chiffonnés au petit fer.

—Monde ou demi? Bah! partageons la différence: trois quarts. Si je la suivais?...

J'allais débiter une galanterie, quand le flot des véhicules s'écoula tout à coup. Sur la chaussée dégagée, la dame avança. Elle traversa la rue d'Anjou, suivit le boulevard. Au coin de la rue Roquépine, je me décidai à l'aborder et lui contai la première fadeur venue. Elle feignit de ne pas entendre. Mais comme je la dépassais pour la mieux voir, elle m'examina d'un coup d'œil furtif. Et il ne me parut pas que ma hardiesse l'eût irritée.

En conséquence, je récidivai, exposant en style persuasif que j'avais au numéro 34 de la jolie rue Murillo un rez-de-chaussée fort goûté de mes amies: divan de vieux Chiraz, chartreuse du temps des moines, estampes japonaises, fumerie d'opium, et le parc Monceau dans les fenêtres, et deux sorties..

On continuait de faire la sourde et on allait droit devant soi, d'un pas vif de vraie Parisienne. Cela ne m'inquiétait pas outre mesure: le boulevard Malesherbes conduit au boulevard Haussmann, et le boulevard Haussmann à l'avenue de Messine ... pour aller rue Murillo, rien n'est plus direct...

Au carrefour Saint-Augustin, la dame hésita. Pour la dernière fois, je renouvelai, plus pressantes, mes offres et ma prière. Un regard rapide m'enveloppa; mais je n'eus point d'autre réponse: légère comme un moineau, la dame s'était lancée sur la chaussée du carrefour, traversant en oblique vers le boulevard Haussmann. J'eus la sensation d'être vainqueur. Et j'allais courir sur les traces de ma conquête, quand une auto frôlant le trottoir me força de demeurer un instant. Une cohue de voitures débouchait à la fois des deux boulevards. Je vis un énorme tramway vert stopper bruyamment, obstruant la rue d'Astorg. En même temps un «gare de l'Est-Trocadéro» se précipita hors de la rue de la Boétie, au trot furieux de ses trois percherons[1]. Une angoisse soudaine m'étreignit: prise entre le tramway et l'omnibus, la dame se rejetait à droite, fuyant les roues éclaboussantes. Et un camion, surgi tout à coup derrière le tramway, lui barrait la route. Elle cria de peur, tournoya, affolée, glissa, tomba et le sabot d'un cheval lui brisa la poitrine.

J'avais bondi à travers la haie mouvante des véhicules et je fus le premier auprès du corps étendu. La dame gisait sans connaissance, les yeux grands ouverts, un peu d'écume rose à la bouche. Le manchon de chinchilla et le petit sac à fermoir d'or tenaient encore à la main gantée, souillée de boue...

Quelqu'un se précipita derrière moi, un homme grand et robuste quoique vieux: cheveux gris et moustache blanche. Il jura:

—Tonnerre de tonnerre!

Un sergent de ville accourait aussi. L'homme qui avait juré l'interpella d'un ton bref:

—Mathieu! faites-moi dégager le camion et l'omnibus. Rondement!

—Tout de suite, monsieur le commissaire...

J'étais penché sur le visage déjà livide. Et je ne dissimulais pas mon émotion. L'homme à moustache blanche me saisit le bras:

—Monsieur, ayez du courage, je vous en conjure. Tenez, aidez-moi! Nous allons d'abord porter madame chez le pharmacien du boulevard... Je suis le commissaire de police du quartier.

Je compris qu'il me prenait pour le mari. Sans protester, je soulevai les épaules tièdes. Il prit les hanches. Alentour les voitures, refoulées par le sergent de ville, faisaient place nette.

... C'était lourd à porter, ce corps sans vie...

Le pharmacien fit la grimace: trois côtes étaient cassées, et les os rompus avaient dû déchirer le cœur même: le pouls ne battait plus. La dame était morte.

Le commissaire de police, formaliste, ôta son chapeau.

—Monsieur,—me dit-il,—excusez-moi de troubler votre douleur... Mais voulez-vous me donner votre nom et votre adresse, pour le transport.

Il fallait tout de suite dissiper l'équivoque.

—Pour le transport? Mais, monsieur le commissaire, cette dame n'habite pas chez moi ... je n'ai même pas l'honneur de la connaître... J'étais là; je l'ai secourue de mon mieux, voilà tout... Au surplus, si mon nom peut vous être utile...

Il me remercia poliment et regarda le cadavre:

—La malheureuse a peut-être une carte de visite sur elle.

—Probablement dans son réticule...

Le petit sac à fermoir d'or pendait au bout de la main crispée. Il fallut un effort pour arracher la chaînette.

—Voyons,—dit le commissaire en ouvrant.

Mais il eut aussitôt un haut-le-corps, et ses yeux s'arrondirent...

Il est trôs difficile d'expliquer pudiquement ce qu'il y avait dans le petit sac... Il y avait ... voyons: d'abord, divers produits pharmaceutiques, dosés, empaquetés, étiquetés... Ensuite un objet dont la place logique est au cabinet de toilette, et qui ne peut guère s'en absenter pour motif avouable... Enfin, quelques photographies, probablement tirées au magnésium, avec un jeu de cartes que la régie n'avait pas timbré. Le tout, très bien classé et rangé dans les multiples poches du réticule. Ce ne fut qu'au fond du dernier compartiment que le commissaire avisa un étui de maroquin vert d'eau, dans lequel plusieurs cartons gravés à la dernière mode nous révélèrent le nom de la dame:

Madame X...

—Madame X...!—répéta le commissaire, ahuri. Mais—alors ... c'est la femme du ministre?...

Une minute, nous nous regardâmes en silence, et nous regardâmes le sac à fermoir d'or. Mais le commissaire se ressaisit vite. C'était un vieil homme, rompu aux hasards parisiens.

—Mathieu,—dit-il au sergent de ville qui, à la porte, écartait les curieux,—courez chez le ministre des Communications... Oui, M. X... 50, rue de Surène ... et prévenez que madame X... est ici, victime d'un accident.

Puis, quand nous fûmes seuls:

—Madame X...—prononça-t-il gravement, était une femme de la plus haute honorabilité. Vous me comprendrez, monsieur, si je fais appel à votre discrétion absolue...

Et, délibérément, il prit le réticule, et l'empocha dans son pardessus.

Il n'y a pas bien loin du carrefour Saint-Augustin à la rue de Surène. La foule attroupée devant la pharmacie n'était pas encore dispersée que, luttant contre l'agent qui voulait la retenir, une fillette de douze ans se précipita dans la pharmacie...

—Maman!—cria-t-elle...

Un homme nu-tête, et en courant aussi, suivait. Je le reconnus: je l'avais vu maintes fois à la Chambre. Une terrible angoisse tordait sa bouche. Visiblement, il rassemblait toute son énergie pour ne pas pleurer.

La fillette était tombée à genoux devant le cadavre et sanglotait violemment. Le mari s'agenouilla aussi et se cacha le visage. Ce n'était point là un désespoir de commande. Sans nul doute, la femme qui gisait à nos pieds avait été une bonne mère; une bonne épouse aussi...

Une douloureuse minute passa. M. X..., enfin, se releva, les yeux rouges. Et, d'une voix brisée:

—Comment l'a-t-on reconnue?—demanda-t-il.

—Elle tenait une carte à la main,—répondit le commissaire de police sans hésiter.

M. X... le remercia d'un signe de tête. Il avait ramassé le manchon de chinchilla, et le pressait contre sa bouche.

Tout à coup, il chercha des yeux autour de lui:

—Ma femme n'avait-elle pas sur elle un petit sac à fermoir d'or?

—Non,—dit le commissaire.—C'est moi qui ai relevé madame X..., monsieur le ministre... Et je n'ai vu aucun sac.

1906.

[1] 1906.


8.—LE CAS DE MADEMOISELLE AMOROSA

A Henry Daguerches.

L'aventure commença dans le cabinet de mon éditeur. Ce matin-là,—un matin de juin 1906,—j'étais allé, n'ayant rien de mieux à faire, jeter un coup d'œil sur «la recette», comme disent nos confrères, les gens de théâtre. Et, dès l'antichambre de la librairie, je compris, au salut en plongeon des garçons de salle, qu'un événement sensationnel m'avait, depuis ma dernière visite, relevé notablement dans l'échelle sociale.

L'instant d'après tout s'expliqua. Prévenu de mon arrivée, le vieux Brown descendait déjà du fauteuil directorial pour accourir à ma rencontre, et, du seuil de mon sanctuaire, me clamait la grande nouvelle:

—Ça y est! Il est parti! il est parti, le centième mille de votre Grande Ennemie!

Et je crus indispensable de masquer ma réelle émotion d'un haussement d'épaules.

La Grande Ennemie était un roman, d'ailleurs sans prétention, que j'avais commis au cours de l'année précédente, et qui se vendait assez bien, quoique la critique l'eût décrété idiot dès le premier symptôme de son succès. Le vieux Brown, qui se piquait d'être, en matière de bouquins à gros tirage, prophète, voyant et sorcier, s'enorgueillissait violemment d'avoir prédit cette brillante victoire:

—Souvenez-vous-en! Je l'avais flairé de loin, ce centième mille! C'est égal! mes compliments, monsieur Jalin! Et maintenant, nous allons faire, à nous deux, de grandes choses. D'abord et tout de suite, je commence à vous préparer une édition illustrée ... et, le mois prochain, une édition de grand luxe... Vous choisirez vous-même les dessinateurs... Ensuite...

Il bavarda. Moi, je n'écoutais guère... Un centième mille!... il y avait, dans ces trois mots, de quoi tourner une tête plus solide que la mienne. Un centième mille! cela signifiait tout bonnement la fortune pour commencer et la gloire pour finir. Du moins, je le croyais en ce temps-là...

Au bout du compte, nous échangeâmes, le vieux Brown et moi, l'accolade réglementaire, tels Wellington et de Blücher vainqueurs à Waterloo. Après quoi:

—J'oubliais,—me dit Brown:—il y a là une lettre pour vous que j'allais vous faire porter...

—Ah!... donnez...

—Voici...

Un quart d'heure plus tard, dans le taxi qui me ramenait chez moi, j'ouvris la missive. Et, quoique endurci aux surprises épistolaires, je me frottai le front d'ahurissement.

Car la lettre, une lettre de femme, commençait avec simplicité par ces mots:

Mon poète,

Vous dites si noblement de si nobles choses que mon âme, tel un papillon printanier, couleur de neige et d'azur, est venue brûler toutes ses ailes à la flamme éblouissante de votre génie...

Avec simplicité, je vous dis!

Et ça continuait, sur le même ton, quatre pages durant.

La fin surtout valait son pesant de perles fines:

Je ne veux rien de vous: ni amour ni pitié; non! et pas même la moitié de votre gloire! Mais j'ambitionne la joie unique de baiser la sublime main qui écrivit la Grande Ennemie! Ne refusez pas l'hommage de mes lèvres! Je serai aujourd'hui, demain et après-demain, au soleil couchant, sur le cap le plus sud de l'allée des Cygnes, et j'attendrai là mon destin. J'ai vingt ans. Je suis vierge. Et l'on me nomme Amorosa.

Amorosa, oui. Elle avait signé Amorosa. Vous avez bien lu...

Ici, j'ouvre une parenthèse.

Les romanciers—j'en appelle à tous mes chers confrères—reçoivent beaucoup de lettres de femmes. Moins qu'ils ne l'avouent, mais plus qu'on ne le croit. Dans la hiérarchie des messieurs vers qui les belles désœuvrées jettent leurs fantaisies, calligraphiées sur vélin mauve ou vert d'eau, les romanciers occupent très véritablement la troisième place. Seuls les clowns de cirque et les comiques de beuglant sont plus favorisés...

Toutefois les dames qui écrivent aux romanciers—sœurs jumelles des dames qui écrivent aux comiques de beuglant et aux clowns de cirque—se rangent presque toujours dans deux catégories, l'une et l'autre dépourvues d'originalité.

A savoir:

La catégorie des quêteuses d'autographes et la catégorie des chercheuses de sensations.

En sorte que celles-là esquivent prudemment tout rendez-vous et toute rencontre: «Ne vous dérangez pas, cher maître! Un simple petit billet...» et que celles-ci exigent le huis-clos et le tête-à-tête: «Où vous voir librement, secrètement, intimement?...»

Or, «le cap le plus sud de l'allée des Cygnes» n'est point une chambre à coucher, ni davantage un bureau à écrire...

Si bien que la lettre de mademoiselle Amorosa, anormale certes quant à la forme, me parut l'être davantage quant au fond.

Et, l'ensemble piquant ma curiosité, je m'en fus, le jour même, et à l'heure dite, où l'on me priait d'aller.

Ce fut un rendez-vous tout ce que vous pouvez imaginer de banal.

Au rebours de son épître, à tout le moins pittoresque, mademoiselle Amorosa se révéla, des pieds à la tête et du cœur à la cervelle, rigoureusement identique à n'importe quelle modiste affligée de vague à l'âme; identique à ce point qu'aujourd'hui son image flotte fort brumeuse dans le plus vague de ma mémoire...

Je me souviens d'un assez gentil visage, aux contours un peu mous... Je me souviens d'un chapeau discret, posé sur des cheveux un peu ternes... Je me souviens d'une taille et d'une gorge quelconques, d'un front moyen, d'une main moyenne, d'un pied moyen, et d'une bouche, mon Dieu! pareille à toutes les bouches...

Surtout, je me souviens d'une femme pareille à toutes les femmes: ni plus haute, ni plus basse; ni meilleure, ni pire. Une heure durant, mademoiselle Amorosa m'entretint d'abord de moi et de ce livre qui lui avait inspiré un si véhément désir de me connaître; de ce livre, me déclara-t-elle, qui lui avait fait oublier tout ce qu'elle avait lu jusqu'à ce jour; de ce livre qui avait balayé sa mémoire de tous les autres livres, jadis aimés, aujourd'hui disparus, inconnus, inexistants!... de ce livre magique qui lui avait, comme d'un coup de baguette, restitué ses premières sensations d'esprit, la recréant en quelque sorte ignorante, naïve, vierge...» Il me parut, d'ailleurs, qu'elle admirait beaucoup et comprenait moins.

Une autre heure durant, mademoiselle Amorosa m'entretint d'elle-même; de son passé, de son présent, de son avenir et de la soif qui la dévorait d'être aimée par un poète sublime et d'être habillée par un couturier très cher...

A la fin, la nuit devenant noire et la Seine s'étant toute constellée de reflets jaunes, blancs, verts et rouges, les lèvres de mademoiselle Amorosa rencontrèrent mes lèvres. Et l'instant d'après, mademoiselle Amorosa, plus effarouchée peut-être que ne le comportait cet incident, s'échappa de mes bras et s'enfuit.

Un peu surpris, je courus pour la rejoindre ... car le baiser n'avait pas été sans quelque saveur. Elle fit, sous un réverbère, une halte brusque:

—Qu'avez-vous à courir derrière moi?—me demanda-t-elle d'une voix singulière.

Je m'arrêtai naturellement. Quatre pas nous séparaient. Je vis très distinctement son visage, qui me parut fort pâle, et ses yeux qui brillaient d'une flamme bizarre.

—Mais,—dis-je,—j'aimerais à vous dire adieu...

—Adieu?—fit-elle, comme ne comprenant pas.—Adieu?... pourquoi?... Qui êtes-vous?...

J'avais avancé d'un pas. Elle cria tout à coup, saisie d'une inexplicable peur, bondit en arrière, et, galopant, fut, en dix secondes, hors de vue.

Je restai sur place, tout ahuri de cette étrange fin d'une entrevue qui, jusque-là, n'avait rien eu du tout d'étrange.

Mais je m'avisai alors qu'il était tard et qu'il y a loin de Grenelle à la Madeleine. Le soin de trouver un véhicule m'eut bientôt distrait.

Et la vie quotidienne me fit promptement oublier mademoiselle Amorosa.

Or, en avril de cette année, 1907, je rentrais d'une promenade aux Antilles, quand, sur un quai de Bordeaux, je rencontrai mon ami, Max Frêle, près de partir, lui, pour le Dahomey.

Max Frêle venait de publier ses Hommes sans Mémoire, ce prodigieux bouquin qui l'a rendu d'un coup, à vingt-cinq ans, illustre.

Je le félicitai de tout mon cœur. Nous bavardâmes. Il était convenablement fier de sa jeune gloire, et pourtant très mélancolique.

—Le succès?—murmurait-il—: qu'est-ce que c'est que ça? quelle valeur ça a-t-il? en quelle bonne et trébuchante monnaie de bonheur peut-on le changer? Ah! si j'avais quelque part, fût-ce au-delà de toutes les mers, une maîtresse aimée dont le cœur pût battre au bruit de ma victoire, oui, parbleu! cela vaudrait la peine d'être vainqueur! Mais moi, qui suis seul?...

Je protestai:

—Tu es seul parce que ça te chante! Au lendemain de ton triomphe combien de femmes se sont-elles jetées à ton cou?

Il haussa les épaules:

—Cinquante. Et après? Je ne me souviens d'aucune...

Mais soudain, il sourit:

—Si, tout de même! je me souviens de la cinquantième! Où plutôt je me souviens de la lettre qu'elle m'avait écrite ... une lettre inouïe, qui finissait par cette phrase savoureuse: «J'ai vingt ans. Je suis vierge. Et l'on me nomme...»

Je sautai en l'air:

—«Amorosa?»

Max Frêle, étonné, me regarda:

—«Amorosa!...» oui!... Mais comment devines-tu?...

Je lui expliquai que j'avais reçu, dix mois auparavant, de la même correspondante une lettre singulièrement analogue.

—Ah bah?—fit Max Frêle.—Baroque! Au fait ... j'y songe... Tu es allé au rendez-vous de mademoiselle Amorosa?

—Oui.

—Moi aussi. Eh bien?

—Eh bien! rien; la banalité même...

—La banalité même, pareillement...

—Sauf toutefois, qu'en me quittant la jeune personne, après un baiser...

—S'est enfuie, tout éperdue, comme si ton baiser l'avait brûlée?...

—Oui!...

—L'as-tu poursuivie par curiosité?

—J'ai essayé. Mais elle a paru tellement effrayée de ma poursuite...

—Que tu n'as pas insisté et que tu as fait demi-tour? Moi comme toi...

Nous nous étions arrêtés sur le quai grouillant de foule.

—Max,—dis-je,—que penses-tu de mademoiselle Amorosa?

Il hésita, puis sourit:

—Je pense ... je pense d'abord qu'elle embrasse agréablement... Ensuite...

—Ensuite...

—Peuh!... je pense qu'elle est une sorte de toquée!... Oui, une maniaque qui ne peut pas lire un roman sans écrire une lettre au romancier...

—Une lettre dont les termes varient peu...

—Dame! l'imagination humaine a des limites!...

Et nous parlâmes d'autre chose.

Or, la semaine dernière, mon nouveau roman, La Guerrière masquée, apparaissait à toutes les vitrines de libraires. Et, hier, je reçus une lettre ... une lettre de mademoiselle Amorosa!... une lettre, non: la lettre! la lettre que j'avais déjà reçue quinze mois plus tôt ... la lettre qu'avait reçue Max Frêle ... la lettre ne varietur, la lettre stéréotypée... J'en comparai le nouvel exemplaire à l'ancien pieusement conservé: à La Grande Ennemie s'était substituée La Guerrière masquée, et voilà tout. Ma première sensation fut de la gaîté:

—Admirable! mademoiselle Amorosa écrit à tant de gens qu'elle oublie ses lettres au fur et à mesure!

A la réflexion, je m'étonnai, pourtant:

—Bizarre, tout de même... Oublier les lettres, bon! mais oublier les rendez-vous!... la distraction est un peu forte! Bah! qu'est-ce que cela me fait? Certes, j'irai demain à l'île des Cygnes! Il y aura quelque confusion, quand on m'apercevra, quand on me reconnaîtra...

«Demain», c'était aujourd'hui. Je suis allé à l'île des Cygnes. J'en reviens...

J'en reviens... Et sur mon âme!... je ne sais plus lequel est fou ... ou halluciné ... de mademoiselle Amorosa et de moi-même!...

Il pleuvait. L'allée, gluante de boue, semblait tout près de fondre et de s'engloutir dans le fleuve visqueux. Le crépuscule était gris de fer. Un peu de brouillard flottait...

De loin, j'aperçus une femme. Une femme que je ne reconnus pas. Je n'en eus point de surprise: l'ancienne image était tellement floue dans ma mémoire! J'avançai. Et, regardant mieux, je compris que cette femme était de celles qu'on ne reconnaît pas, qu'on ne reconnaît jamais, parce que rien de leur taille ou de leur visage n'accroche un de nos souvenirs, parce qu'elles sont des pieds à la tête et du cœur à la cervelle, pareilles à toutes les autres femmes ... parce qu'elles n'ont donc, proprement à elles, ni corps, ni âme ... point de personnalité, point d'individualité ... point de «soi»...

Ces femmes-là, au fait, existent-elles?

J'avançai toujours. Et l'être qui était là—mademoiselle Amorosa—vint à moi. Je la saluai. Et je parlai le premier. Je dis:

—Bonjour! Comment allez-vous depuis l'an dernier?

Elle ouvrit une bouche stupéfaite, et je lus dans ses yeux une incompréhension absolue.

—Quoi donc!—dis-je encore:—vous ne vous rappelez pas? nous nous sommes rencontrés déjà, il y a quinze mois, ma chère? Mais oui: le soir du jour où vous aviez lu ma Grande Ennemie.

Elle passa la main sur son front, elle répéta d'une voix balbutiante:

—Votre Grande Ennemie?

—Oui!... Voyons, rappelez-vous! un soir de juin ... ici ... ici même!... La nuit était toute chaude et pure... Je vous ai baisé la bouche, et vous vous êtes enfuie...

—Vous êtes fou!—cria-t-elle.

—Fou,—moi?...

—Fou!... N'approchez pas ou j'appelle au secours!... Vous êtes fou, fou, fou!... Je ne vous ai jamais vu! Je ne vous connais pas! Je ne comprends rien à vos paroles! Et je jure Dieu que personne, jamais, n'a baisé ma bouche! J'ai vingt ans et je suis vierge!...

Elle reculait. Son talon heurta un caillou.

Elle répéta:

—Je suis vierge!...

Et, tournant soudain sur elle-même, elle courut vers l'escalier de pierre qui accède au pont de Grenelle. Derrière la pile du pont, elle disparut. De loin, j'entendis sa voix, qui s'étouffa dans le bruissement mat de la pluie:

—Vierge!... et je me nomme...

J'hésitai une longue minute. Un trouble voisin de la peur me clouait sur place. A la fin, je surmontai cet étrange malaise, et, à mon tour, je contournai la pile du pont.

L'escalier tendait ses marches ruisselantes. Au pied, la Seine, lente et funèbre, glissait entre deux rives de brume. Un frisson secoua mes épaules... Cette Seine-là ressemblait au Styx...

Alentour, nulle silhouette n'apparaissait, mademoiselle Amorosa évidemment, avait gravi l'escalier de pierre. Je gravis l'escalier, moi aussi.

Mais, au haut, sur le trottoir du pont, je vis un sergent de ville, debout contre le parapet.

Et je l'interrogeai:

—Une femme vient de monter par là, n'est-ce pas? Est-elle allée vers Auteuil ou vers Grenelle?

Il me regarda, étonné:

—Une femme?

—Oui: une femme qui courait?...

—Il n'est monté ni femme, ni homme, monsieur... Personne du tout. J'en suis bien sûr: voilà plus d'une heure que je suis de faction, sans bouger d'ici... Dame! par des jours comme aujourd'hui, les jeunesses n'affectionnent pas l'allée des Cygnes: c'est humide, ça glisse... faudrait avoir envie de se noyer!...

1908.


9.—CINQ A SEPT

A Augusto Gilbert de Voisins.

La chambre, très jolie et d'un luxe délicat, avait été parée comme pour une fête. La table à goûter était servie, et l'on avait répandu des violettes sur la petite nappe de dentelle. Des grains de myrrhe s'évaporaient dans le brûle-parfums. Et, formant abat-jour autour des quatre lampes, des guirlandes d'orchidées retombaient en cascades. Sur le lit,—un lit de reine amoureuse, bas comme un divan et plus large que long,—une soierie de Chine rayonnait, féeriquement brodée de dix mille nuances pareilles au bariolage divin des ciels de printemps. Enfin, sur la laine épaisse du tapis, un chemin de roses effeuillées allait de la porte à la table et de la table au lit...

Seulement, dans ce lit, au lieu d'un couple d'amants enlacés, il y avait un agonisant dont les mains transparentes esquissaient déjà le geste funèbre de ramener les draps,—d'attirer le linceul. Au chevet, une infirmière, l'aide dans sa robe de toile bise, remplaçait la maîtresse absente.

Frédéric de Guibre, ce soir-là, achevait de mourir. Péritonite foudroyante, continuant une appendicite maladroitement opérée. Quatre jours plus tôt, la santé. A présent, l'agonie. Rien à faire, d'ailleurs. Le diagnostic était tombé tout à l'heure des lèvres du médecin. Guibre, brave, avait exigé la vérité. On la lui avait dite: quatre heures encore à vivre, pas une de plus.

—Ça me donne jusqu'à huit heures à peu près?

—Oui.

—Bien. Merci.

Et il s'était tu.

Sur sa face déjà figée, rien ne transparaissait; ni angoisse, ni souffrance. Stoïque, il songeait.

Il allait donc mourir,—mourir ce jourd'hui, 21 janvier 1909,—un mercredi...

Un mercredi. Or, chaque mercredi, depuis plus de quatre années, une femme était venue, sans y manquer jamais, dans cette même chambre, où lui, Frédéric de Guibre, allait mourir. Une femme qui, pour lui, avait été la femme unique, adorée, vénérée, idolâtrée, maîtresse, sœur, amie, fée, déesse, tout,—tout ensemble. Une femme vers laquelle, consciemment ou inconsciemment, il avait dirigé chacun de ses actes, chacune de ses pensées, chacun de ses rêves. Une femme à laquelle il avait tout sacrifié, tout donné, tout prodigué avec joie, avec ivresse, avec folie...

Chaque mercredi, elle était venue. Elle viendrait encore ce mercredi-ci, le dernier. Elle viendrait tout à l'heure. Il la reverrait. C'était pour elle, le goûter servi, les roses effeuillées, la chambre parée;—pour elle. Il la reverrait. Il mourrait dans ses bras. Sur les lèvres déjà exsangues, un sourire naquit, dura... Goûter une fois encore la douceur de l'étreinte, goûter une fois encore le miel du baiser,—en vérité, en vérité, la mort auprès de ce bonheur surhumain, n'était pas grand chose.

Au mur, le cartel sonnait cinq heures. Le mourant songea: «Elle ne tardera plus beaucoup...»

Elle ne tarda plus que de quarante minutes.

A vrai dire, elle ne savait pas qu'il fût mourant. Elle ne savait même pas qu'il fût malade. Sur le seuil, elle s'arrêta, stupéfaite et angoissée:

—Oh! Fred!... vous êtes souffrant?

Il la regarda, sans amertume, ni mélancolie:

—Oui... Cela ne fait rien...

Elle avança. Elle vint jusqu'au lit, surmontant une imperceptible répugnance. Elle baisa très gentiment la tempe brûlante et sèche:

—Mon pauvre ami, dites, ce n'est pas grave, au moins?

—Non...

L'infirmière discrète s'était retirée. Ils étaient seuls. Il répéta:

—Non ... ce n'est pas grave... Vous êtes là!...

Il exigea qu'elle fit comme elle faisait toujours selon le rite joli de leurs tendresses; qu'elle dépinglât sa toque et dégrafât sa veste de fourrure, qu'elle se dégantât, qu'elle s'assît, qu'elle goûtât. Il la regardait avidement, il la buvait par ses prunelles larges dilatées, comme afin d'emporter jusque dans le cercueil l'image chérie, photographiée, gravée, burinée au fond de sa rétine...

Elle, à demi rassurée par cette énergie qu'il déployait encore, souriait et obéissait. Et peu à peu, la chambre quasi mortuaire s'emplissait de grâce, de parfum, et presque de gaieté...

Mais, quand elle eut achevé sa dînette et qu'elle revint s'asseoir tout près du lit, prête à bavarder, il l'écarta tout à coup parce qu'il sentait la mort plus proche:

—Attendez...

Elle s'était arrêtée, surprise. Il parla, d'une voix déjà moins nette et qui commençait de ressembler à un râle:

—Mon amour, d'abord ... il faut ... que vous ouvriez ce meuble ... oui, celui-là ... tout de suite... Prenez la clé, sous l'oreiller... Tout de suite, parce que, tout à l'heure, il ne sera ... peut-être ... plus temps...

Une terreur brusque germa en elle. Elle pressentit sans oser comprendre encore. Il acheva, péniblement:

—Vos lettres ... sont là ... toutes. Il faut ... oui, il faut ... que vous les preniez ... que vous les emportiez ... ce soir même... Ou plutôt ... mieux: que vous les brûliez ... ici, maintenant ... dans la cheminée... Il le faut, mon amour ... pour que je puisse ensuite ... dormir ... en paix...

Elle cessa de respirer. Elle fit deux pas en arrière et s'adossa au mur, effarée:

—Oh Fred! que dites-vous?

Calme il inclina la tête:

—Je dis ... oui ... je dis ce que vous avez entendu... Mon amour, cela ne fait rien ... rien du tout... Et il ne faut pas, il ne faut pas que vous ayez du chagrin...

Elle poussa un cri et cacha sa figure dans ses mains. Ce n'était pas du chagrin qu'elle avait, c'était de la peur, c'était de l'effroi; un effroi sans nom. Elle aimait son amant, certes! Elle l'aimait très affectueusement, comme les femmes aiment leurs amants après quatre années d'habitudes fidèles... Et tout à l'heure, quand un peu de sang-froid lui serait revenu, elle aurait sans nul doute une vraie peine, à songer qu'il allait mourir ... qu'il allait la quitter, la quitter pour toujours. Une vraie peine, oui! Mais une peine qui, pour le moment, se noyait sous l'épouvante atroce de la Mort. Dans ce lit où tant de fois elle-même s'était couchée, souple, chaude, amoureuse, un cadavre tout à l'heure serait étendu, un cadavre glacé, raide, sinistre... Debout, à quatre pas du lit, elle demeurait immobile et n'osait découvrir son visage. Et quand le mourant, de sa voix encore ferme, répéta: «Prenez la clé...» ce fut les yeux fermés qu'elle approcha du lit et qu'elle tâtonna sous l'oreiller d'une main grelottante...

Elle avait trouvé la clé. Elle alla vers le meuble, un petit bahut chinois, mystérieux et noir. Elle ouvrit la porte d'ébène. Et, stupéfaite, elle resta muette, une main sur le battant repoussé...

Le bahut était proprement une chapelle, un sanctuaire tendu de soie, tapissé de velours et religieusement éclairé d'une veilleuse rouge pareille à une lampe liturgique. Des bâtons de parfum brûlaient dans une cassolette d'or, et les minces spirales odorantes montaient comme des prières vers une sorte d'autel dont trois longues boîtes de maroquin formaient le tabernacle. Une miniature était au-dessus, sertie d'un splendide rang de perles, l'icone de la déesse, de la déesse vivante qui venait d'ouvrir son propre tabernacle et qui demeurait au seuil, interdite, et tellement étonnée qu'elle en oubliait sa première terreur...

Mais la voix du mourant, déjà moins distincte, insista:

—Les boîtes ... les trois boîtes...

Du battant de la porte, la main tremblante se détacha. Et l'une après l'autre, les trois boîtes sortirent du meuble-sanctuaire...

C'étaient trois coffrets somptueux, trois écrins de cuir ciselé, pareils à des reliures de missels. L'intérieur en était doublé de sachets embaumés; et c'était entre ces sachets que reposaient les lettres d'amour, comme reposent les reliques des saints au fond des reliquaires, ou dans le ciboire, l'hostie...

La voix, maintenant sourde et sifflante, ordonna:

—Brûlez!...

Mais, immobile et silencieuse, la femme tant vénérée, tant adorée, tant idolâtrée, n'obéit pas tout de suite.

Elle regardait les lettres et les coffrets précieux, et l'étrange chapelle magnifique et mystérieuse... Elle respirait le parfum grave qui s'exhalait de tout cela... Et elle mesurait, tout d'un coup, et pour la première fois, l'immense amour dont son amant l'avait aimée...

Machinalement, elle prit une des lettres, au hasard. Qu'avait-elle donc jamais écrit là-dessus, qui valût un tel amour? qu'avait-elle donc mêlé de son âme à ces pages, pour les rendre dignes de ce tribut religieux qu'on leur servait?

Elle lut:

Mon ami, ne m'attendez pas demain. Je viendrai, comme d'habitude, mercredi. Mais plus souvent, combien de fois vous ai-je dit que c'est impossible? Demain, j'ai mille choses à bâcler, deux essayages, un thé, des visites... Non. Soyez aussi raisonnable que moi et baisez mes mains, que je vous tends...

Elle lut encore:

Mon ami, je vous en prie, soyez prudent, plus prudent que vous n'êtes. Ne m'écrivez pas de semblables folies. N'avez-vous pas assez d'un jour par semaine pour me les dire? Songez aux ennuis sans fin que me vaudrait une lettre décachetée...

Et encore:

Vos fleurs sont les plus jolies que j'ai jamais reçues; on les dirait choisies une à une... Je veux vous récompenser, venez ce soir à l'Opéra, nous serons toute une bande très joyeuse, on soupera n'importe où ... et je vous promets une robe très belle que vous ne connaissez pas encore...

Des yeux, brusquement embués, deux larmes jaillirent.

Quoi? c'était cela? ce n'était que cela?

Et, soudain une grande honte amère submergea le cœur douloureux, déchiré, désespéré. Elle comprenait, maintenant, elle sentait, elle voyait. On l'avait aimée, comme les dévots n'aiment pas leur madone; et, elle, n'avait pas, n'avait jamais aimé. A cette passion merveilleuse dont on l'avait enveloppée toute, elle avait répondu d'une affection banale, à peine colorée d'une teinte de tendresse et d'un soupçon de sensualité. Et cet amant, qui lui avait tant donné et à qui elle avait rendu si peu, voici qu'il allait aujourd'hui mourir, mourir sans qu'elle eût devant elle un seul jour pour lui payer, n'importe comment, cette prodigieuse dette d'amour, pour lui rendre, fût-ce en une seule étreinte, ardeur pour ardeur, délire pour délire, folie pour folie?...

Un sursaut de désespoir la jeta à genoux contre le lit. Et, sur la main, déjà froide, elle colla éperdument sa bouche.

Elle allait parler, tout dire, vider son âme, crier son repentir et son remords. Mais, dans le même instant, le cartel, au mur, sonna sept coups. Et ce fut l'amant qui parla:

—Il est l'heure... Vous êtes venue ... merci! A présent, il est l'heure ... partez. Adieu!...

Elle releva la tête. Elle le regarda, ayant entendu, ne comprenant pas. Il répéta:

—Partez!... Il est l'heure: sept heures... Il faut rentrer chez vous...

Mais elle sanglota, et, violemment, rejeta ses lèvres sur la main moribonde, qui luttait pour les repousser:

—Partir?... Partir, à présent?...

Et elle cria, presque farouche:

—Partir à présent que je sais combien tu m'as aimée, combien tu m'aimes?... Partir, et te laisser seul, te laisser mourir seul, moi qui ne t'aimais pas et qui t'aime maintenant, et qui ai tout ton amour à te rendre, à te payer, dans ces suprêmes minutes qui nous restent? Partir, avant de t'avoir à mon tour adoré, avant d'avoir à mon tour jeté mon cœur sous tes pieds, pour que tu l'écrases? Non, non, non, non!... Jamais!

Mais, alors, lui se redressa, d'un effort terrible:

—Partir!—dit-il, d'une voix ranimée par un miracle d'énergie.—Partir, oui! Il est sept heures; et, déjà, on t'attend dans ta maison, et il ne faut pas qu'on t'attende: il ne faut pas qu'on s'étonne ni qu'on s'inquiète; car demain la vie doit recommencer pour toi, égale et sereine, sans que rien jamais ne subsiste de ce qui fut notre vie à nous deux, sans qu'aucun vestige n'en apparaisse aux yeux du monde et sans que ta robe blanche puisse être effleurée d'un soupçon!... Partir, oui! Tu vas partir, rentrer chez toi, retrouver ton mari, ton enfant, sourire à tous deux et m'oublier. Ne dis pas non, car je le veux. Et si tu as compris ce soir ce que tu n'avais pas compris encore, si tu veux me payer cette dette dont tu ne t'étais pas encore aperçue, eh bien, paie! C'est moi qui choisis, qui exige cette monnaie: ton obéissance! Obéis donc: va-t'en! Je puis mourir seul. Je le veux. Et ne pleure plus: ton fils verrait tes yeux rouges. Et n'aie plus de chagrin: car, ma part de joie, tu me la donnes ... tu vas me la donner ... en obéissant...

Elle obéit. Elle s'en alla;

Et Frédéric de Guibre mourut seul, une demi-heure plus tard.

1909.


II.—AILLEURS.

10.—LA GRANDE MURAILLE

A Gérard d'Houville.

I

Quand la petite Nectar eut dix ans, et qu'elle sut les choses qu'on enseigne à l'école arménienne de Kadi-Keuy, ses parents la prêtèrent à Perrouz-hanoun, la grande artiste du théâtre turc, pour qu'elle apprît à danser.

Et la petite Nectar, après un apprentissage fatigant et sévère, devint Nectar-hanoun, danseuse, chanteuse et comédienne, trois métiers qui n'en font qu'un, en Orient.

Son père avait dit: «C'est un bon métier pour elle, parce qu'elle est jolie et souple. Alors, elle gagnera beaucoup d'argent, non seulement au théâtre, mais encore dans les harems, où les dames turques la feront venir comme maîtresse de chant, et aussi pour se débaucher avec elle.»

Et sa mère avait ajouté: «Sans compter qu'au théâtre elle sera vue les jours de représentations par beaucoup de Turcs et de Chrétiens riches, qui lui donneront encore davantage d'argent pour coucher une nuit avec elle.»

Le père et la mère de la petite Nectar étaient Arméniens. C'est pourquoi tous deux, et leur fille aussi, prisaient l'argent par-dessus toutes choses; car tel est l'esprit de leur race.

II

Le père et la mère de la petite Nectar habitaient à Kadi-Keuy une maison de bois pareille à toutes les maisons des Arméniens du peuple. Ils étaient pauvres, mais pourtant vivaient sans beaucoup travailler, parce que, si peu d'argent qu'ils eussent, ils le prêtaient aux Turcs, qui n'entendent rien à l'usure, et leur gagnaient de gros intérêts.

La petite Nectar avait une sœur et un frère. La sœur était grande, et elle avait déjà un bébé, mais elle ne savait pas de qui. Le frère, plus jeune, courait les rues, et gagnait des métalliks à guider les touristes dans le grand cimetière de Skutari d'Asie.

Tous ensemble vivaient très unis et heureux, quoiqu'ils eussent peur des Turcs, qui parfois deviennent fanatiques et font des massacres, quand ils n'ont plus du tout d'argent pour payer leurs intérêts aux pauvres prêteurs arméniens.

III

Tout le temps de son apprentissage, et même plus tard, quand elle dansa et chanta au théâtre, et fut enfin, comme Perrouz-hanoun, une artiste et une étoile, Nectar-hanoun ne manqua jamais de s'asseoir, toutes les fois que ce fut possible, à la table de famille, non plus que de rapporter honnêtement à la maison tout l'argent qu'elle gagnait de diverses manières.

Car elle était une jeune fille irréprochable selon sa race, et le Dieu des Arméniens se réjouissait d'elle. Tout ce que ses parents avaient souhaité qu'elle fût, elle le devenait.

IV

Perrouz-hanoun avait vite pris en amitié son élève.

Perrouz-hanoun avait quarante ans. C'était une Arménienne très grasse et qui avait été très belle. Elle avait encore un charme réel et prenant, et le public était enthousiaste d'elle. En Turquie, comme aux pays franks, les artistes sont mieux goûtées quand elles sont déjà mûres. Leur grâce et leur talent, presque entamés par la vieillesse, apparaissent plus fragiles, plus touchants et plus précieux.

Nectar-hanoun, toute jeune et trop mince, mais docile et appliquée, commençait à gagner le suffrage des connaisseurs. Perrouz-hanoun était fière de son élève; en outre, elle la trouvait jolie, et lui enseignait avec beaucoup de plaisir les caresses que préfèrent les dames de harem. Ces leçons sensuelles, souvent prolongées et répétées, préludaient entre les deux amies à de longues causeries et à de longues confidences; car toutes deux étaient de la même race et d'une éducation pareille, tellement que les pensées de leurs deux têtes se ressemblaient et s'échangeaient aisément avec une joie réciproque.

V

Le théâtre d'Hassan-effendi, où jouaient Perrouz-hanoun et Nectar-hanoun, était une belle baraque ronde en planches vernies avec un rang de loges grillées pour les dames turques. Sur la scène, on jouait des comédies très amusantes, et on dansait en intermèdes. Les danseuses s'agitaient mollement, deux à deux ou l'une après l'autre, et pimentaient la saveur de leurs attitudes par des paroles lascives chantées sur des airs sauvages ou plaintifs.

VI

Nectar-hanoun fut d'abord admirée pour sa beauté évidente, avant de l'être pour son talent qui croissait.

Les spectateurs l'applaudissaient tous, chacun suivant la manière de sa race.

Les Turcs riaient fort et battaient des mains. Les Grecs attachaient ensemble deux colombes, et les jetaient liées sur la scène. Les Franks, quand il y en avait, se levaient et criaient «bravo», et lançaient les fleurs de leurs boutonnières.

Souvent, après la représentation, les plus enthousiastes, musulmans ou chrétiens, attendaient à la petite porte. Mais, instruite par Perrouz-hanoun, et très prudente, Nectar-hanoun n'écoutait rien et se hâtait vers son araba ou son caïque.

Et c'était alors que son petit frère, habitué à ces choses, allait tirer par leur manche les admirateurs, et débattait comme il convient les marchés.

VII

Cela se passait différemment pour les dames qui, du fond de leur loge grillée, avaient trouvé Nectar-hanoun à leur goût.

Les dames turques envoyaient sans mystère une servante frapper à la maison arménienne de Kadi-Keuy. Et la servante présentait officiellement à Nectar-hanoun les salaam des dames du harem, et la conviait à venir, demain ou après-demain, à telle heure, dans leur haremlick, pour une leçon de danse.

Les haremlick de Turquie sont grillés soigneusement par de petites lattes de bois croisées en diagonales. Ni vous ni moi ne saurons jamais ce qui s'y passe.

VIII

Et, peu à peu, Nectar-hanoun devint célèbre, quoiqu'elle n'eût encore que dix-neuf ans. Sans quitter le théâtre d'Hassan-effendi, dont elle était maintenant la seconde étoile, ne le cédant plus qu'à sa maîtresse chérie Perrouz-hanoun, elle dansa et chanta sur d'autres scènes, pour gagner plus d'argent, en excitant la jalousie des directeurs de troupes.

IX

Or, un soir, elle dansait à Péra, dans un théâtre de Franks et de Giaours. Là, les choses ne se passaient pas comme à Skutari ou à Stamboul. Et ce fut, pendant un entr'acte, la vieille femme qui ouvre la porte des loges qui s'en vint l'avertir qu'un spectateur désirait l'aimer.

—Est-ce un Turc? est-il très vieux? Combien donnera-t-il?—demanda-t-elle d'abord prudemment.

—Il n'est pas vieux. C'est un Frank de France. Il donnera ce que tu veux.

Nectar-hanoun songea que les Franks valent mieux que les Turcs, car leurs femmes sont moins jalouses, et le danger est plus petit.

—Il parle turc, tu sais!—insistait la vieille, qui voulait gagner son backchich:—il parle turc très bien.

—Oh!—dit Nectar-hanoun,—cela m'est égal qu'il parle turc: avec les étrangers, même quand on se comprend, on n'a jamais rien à se dire... Mais qu'est-ce que cela fait! je veux bien coucher avec lui...»

X

Nectar-hanoun donna rendez-vous à l'étranger dans la maison turque de la rue Abdullah. C'est une maison très mystérieuse, que les pachas choisissent pour leurs intrigues tout à fait secrètes. Elle a deux portes qui donnent sur deux carrefours obscurs. Et n'importe qui peut passer par là sans être remarqué, parce que c'est le chemin le plus court entre la rue Sira-Selvi et la rue de Péra, deux rues très élégantes de Constantinople.

Nectar-hanoun n'avait pas besoin de tant de précautions pour recevoir l'étranger. Mais Perrouz-hanoun lui avait enseigné que les amants aiment par-dessus tout le mystère, même inutile. En outre, elle était de sa race, la plus craintive et la plus rusée du monde! Allah a fait le lièvre, le serpent et l'Arménien.

XI

Dans leur chambre tapissée de nattes et meublée de tapis en divans, Nectar-hanoun et l'étranger essayèrent d'abord de converser, avant l'amour.

L'étranger parlait vraiment très bien turc.

—Quand vous dansiez,—dit-il avec courtoisie,—j'ai cru voir un papillon et une sauterelle.

Et il dit beaucoup de choses aimables, à quoi Nectar-hanoun répondait par d'autres compliments. Mais il voulut ensuite lui expliquer pourquoi il la trouvait belle et artiste, et elle ne comprit pas du tout ses raisons: il l'admirait tout à fait à tort à travers, louant ce qui était le moins bien, négligeant ce qui était le mieux. D'ailleurs, elle ne s'étonnait pas, sachant bien que les étrangers sont toujours ainsi. Et, poliment, elle continuait de le remercier avec des révérences turques, la main au sein, puis à la bouche, puis au front.

XII

... Ils s'étaient enlacés sur le divan, et ils avaient joui l'un de l'autre. Dans le plaisir, elle avait crié: «Aman! aman! aman!» comme crient toutes les femmes d'Anatolie. Et lui avait crié aussi, mais des mots inconnus, d'une langue incompréhensible.

XIII

Ensuite ils se reposèrent. Il la pria de rester nue et de prendre devant lui l'attitude cambrée d'une de ses danses. Elle voulut bien, quoique ne comprenant pas sa fantaisie.

—Pourquoi maintenant?—songeait-elle:—il n'a pas besoin de s'exciter, puisque c'est fini? Et d'ailleurs il n'est pas vieux.

XIV

Soudain l'étranger pleura.

—0 petite fille,—disait-il dans ses larmes,—il n'y a plus un seul voile entre ton corps et le mien, et, tout à l'heure, nous n'étions qu'un même être enivré par une même caresse. Pourtant nos âmes sont encore, seront toujours deux inconnues, effroyablement lointaines l'une de l'autre et qui jamais ne se comprendront. Il n'y a rien de commun entre toi et moi, et c'est la chose la plus triste de toutes les choses.

«Parce que nos mères nous ont enfantés des deux côtés de l'Océan, parce qu'on nous a endormis dans nos berceaux avec des chansons différentes, parce qu'on nous a inventé des dieux qui ne se ressemblent pas, voilà qu'une grande muraille est entre nous, plus haute, plus farouche, plus infranchissable cent fois que toutes celles de Chine.

XV

Nectar-hanoun écouta très attentivement.

Mais elle ne comprit guère que ceci: l'étranger avait du chagrin. Alors, pour le consoler, elle le reprit dans ses bras souples.

XVI

Des jours passèrent, Nectar-hanoun dansait chaque soir dans divers théâtres. Plusieurs fois l'étranger lui demanda de revenir dans la maison turque de la rue Abdullah. Elle revint très volontiers, n'ayant pas de répugnance pour lui. D'ailleurs, il payait cher.

Mais, maintenant, ils n'échangeaient que de courtes phrases polies. Et ils s'aimaient en silence. Ou bien encore, quand il l'en priait, elle demeurait nue devant lui, dans sa belle attitude cambrée. Et il la regardait avec mélancolie.

XVII

Un jour, l'étranger lui envoya la vieille femme qui ouvre les loges:

—Hanoun-effendi, ton ami frank voudrait te faire danser et chanter, en costume, devant des seigneurs de son pays, qui sont venus lui rendre visite à Stamboul.

Nectar-hanoun dansait souvent dans les harems, devant les dames turques. Mais danser devant des Franks, c'était une chose nouvelle. Elle s'inquiéta: Allah a fait le lièvre...

Mais, précisément, les dernières pluies avaient beaucoup abîmé la maison de bois de Kadi-Keuy, et les parents de Nectar-hanoun pleuraient misère. Nectar-hanoun calcula qu'un peu d'argent serait bien utile. Elle fit son prix et réclama un paiement d'avance. Le père de Nectar-hanoun fit le lendemain repeindre sa vieille maison, avec de belle peinture rouge et jaune.

XVIII

A l'heure convenue, Nectar-hanoun, dans son plus beau costume de tchinn ghane, entra dans la salle où les seigneurs franks attendaient.

Ils étaient huit ou dix. Ils avaient des dames avec eux. Des dames franques, naturellement: dévoilées; très jolies.

L'une regarda Nectar-hanoun avec d'étranges yeux noirs calmes. Et Nectar-hanoun se sentit soudain percée par ces yeux-là, comme par des épées.

Elle frissonna. Tout de même elle surmonta son trouble, fit correctement ses révérences. Puis, à la mode des harems, elle vint tendre sa main aux dames dévoilées. Mais le cœur lui faillit en touchant celle dont les yeux la blessaient de plus en plus, la blessaient jusqu'à l'âme... Et elle eut un grand étonnement bizarre, à sentir que la main qu'on lui donnait était douce, brûlante et vivante, à sa propre main pareille...

XIX

Nectar-hanoun dansa.

De tout son talent, de toute sa grâce. A l'étrangère, elle voulait, sans savoir pourquoi, prodiguer sa beauté et son art.

Elle dansa des pas jolis et sauvages. Ces pas-là, Perrouz-hanoun les lui avait appris patiemment et minutieusement, et chaque détail en était réglé et immuable. Mais c'était tellement différent de tout ce que l'on voit aux pays des Franks que cela paraissait improvisé.

Elle s'élançait, impétueuse et aérienne,—et tout d'un coup, cassait son élan, pour s'épanouir en une pause voluptueuse;—l'instant d'après elle repartait.—Elle tournoyait comme éperdue,—et se figeait les poings aux hanches;—et ces hanches lascives achevaient le rythme interrompu.—Immobile ensuite, et comme gaînée de marbre des pieds à la taille, son buste seul ondulait et se gonflait,—puis ses seins,—puis son cou,—puis sa tête malicieuse.—Et, brusquement rendue au mouvement, redevenue chair et vie, elle bondissait toute.

Elle chantait en dansant. Elle chantait des chansons très sensuelles et énervantes. Elle chantait d'une voix douce et rauque, pareille à la voix des femmes en amour. Et, dans ce chant-là, il y avait des baisers, des étreintes, des spasmes. Mais ce n'était pas inconvenant du tout, à cause de la volupté qui emplissait chaque son, une volupté grave, âpre, religieuse...

XX

Nectar-hanoun dansa très longtemps. Devant l'étrangère, elle aurait souhaité danser toute la nuit, danser toute la vie.

A la fin, elle se souvint du plaisir que préférait son ami frank, dans leurs rendez-vous d'amour. Alors, d'instinct, sans réfléchir, elle fit face à l'étrangère, et s'offrit, toute, dans sa belle attitude cambrée.

XXI

Elle avait très chaud. De petites perles suintaient de ses tempes.

Les seigneurs franks la complimentèrent beaucoup, avec des phrases extrêmement polies.

L'étrangère, à son tour, parla en souriant, dans son langage inconnu.

—Que dit-elle?—demandait Nectar-hanoun, anxieuse.

L'ami frank traduisit:

—Elle dit que Nectar-hanoun est très habile et bien jolie ... qu'elle lui plaît beaucoup...

—Mais... pourquoi?... Elle ne dit pas pourquoi?

L'étranger, doucement, hocha la tête:

—Petite fille, petite fille, il y a une grande muraille...

XXII

Quand ils s'en allèrent, son ami frank lui demanda si elle voulait, ce soir?

—Non,—dit-elle.—Demain seulement, voulez-vous?

Et elle se hâta vers son araba. Et elle s'en fut très vite sangloter d'une étrange douleur entre les bras de Perrouz-hanoun, qui la berça et la consola, avec des tendresses arméniennes.

Stamboul, 1904[1].

Chargement de la publicité...