Bêtes et gens qui s'aimèrent
[1] L'auteur, depuis seize ans, n'a pas changé d'avis sur la mentalité arménienne.
11.—UNE DEMI-MINUTE
«Cette demi-minute là, c'est moi,—je, soussigné, Henry Précy, lieutenant de vaisseau, commandant le «scout» de la République Néreïde,—qui en ai compté, une après une, les trente mortelles secondes. Et je vous fiche mon billet que, pour trente ans supplémentaires à vivre, je ne voudrais pas recompter trente autres secondes du goût de celles-ci.
C'est la première fois que je conte cette histoire. Elle est vieille déjà de douze ou treize ans pour le moins. Mais vous comprendrez tout à l'heure pourquoi j'ai préféré me taire là-dessus jusqu'à ce jour et pourquoi je parle aujourd'hui.
Il y a donc douze ou treize ans de cela. J'étais alors un petit enseigne, plus gentil que vous n'imagineriez d'après l'actuelle couleur de mon vieux cuir. Et les femmes me regardaient parfois quand je passais...
Une, un jour, me regarda de plus près que les autres. Et cela ne me déplut pas du tout. Figurez-vous la plus délicate créature, longue, souple, blanche, avec des mains de Sainte-Vierge et des cheveux de petit Jésus. L'ensemble m'aurait imposé un respect définitif si deux yeux de braise bleue et deux lèvres de sang rouge ne m'eussent rendu quelque audace, en évoquant pour mon imagination diverses imaginations d'assez précise sensualité. Bref, madame de ... mettons madame de Trémières ... devint ma maîtresse. Et je pus alors constater que ses yeux ni ses lèvres ne mentaient à leurs promesses. J'ai voyagé plus qu'on ne voyage normalement. J'ai connu, un peu partout, force maîtresses de bien des races réputées ardentes. Mais nulle part il ne me souvient d'avoir éprouvé plus de voluptueuse fougue qu'en cette Parisienne dont ma prime jeunesse fut vraiment ensoleillée. Non! nulle part, ni chez les Andalouses, sœurs de Concha Pérez, ni chez les Siciliennes, dont les veines charrient la lave de leur volcan, ni, plus-loin, chez les Cubaines, les Péruviennes, les Malaises, les Maories... Non: nulle part, exactement. Ce qui prouve, pour citer Shakespeare, qu'il y a plus de choses entre la Madeleine et le bois de Boulogne que l'imagination des hommes n'en saurait concevoir.
Telle quelle, ma maîtresse me plaisait fort. Elle était mon aînée de quelques printemps; mais du diable si je m'en serais jamais douté, n'eût été l'existence d'une fillette de quatorze ans, dont madame de Trémières était la mère très légitime. Toutes deux d'ailleurs se ressemblaient de près, et surtout quant aux yeux et quant à la bouche. Qui dit fille de quatorze ans suppose bien mère de trente-trois ou de trente-quatre ans. Tout de même quand celle-ci et celle-là vous regardaient en face et se prenaient à vous sourire, vous eussiez sans barguigner donné vingt ans à l'une et vingt-cinq ans à l'autre, tellement ces diables d'yeux et ces diablesses débouchés vous les rapprochaient l'une de l'autre, pour en faire deux véritables sœurs sensuelles presque également prêtes à l'amour!...
Tout cela, je me le dis aujourd'hui, après treize ans passés. Mais alors, oh! soyez tranquille! je n'y songeais pas plus qu'à la création des mondes. Et cette histoire n'est pas un fait divers de neuvième chambre. J'étais, je vous le répète, un petit enseigne de vaisseau tout à fait normal, sain de corps et d'esprit, vertueux même. Et j'étais pleinement heureux d'étreindre, sans arrière-pensée d'aucune sorte, le corps toujours svelte et jeune de ma maîtresse. Quant à la fillette, je ne m'en inquiétais que pour garer prudemment mes faits et gestes de ses yeux. Car, plusieurs fois, le problème s'était posé pour moi: qu'avait-elle aperçu, cette enfant, si proche de devenir femme, qu'avait-elle aperçu de ma liaison avec sa mère? Rien, j'en aurais juré. Mais comment convenait-il de déjouer des curiosités inévitables, vigilantes peut-être? Souvent, je considérais la petite alors qu'elle se jetait impétueusement dans les bras de sa mère, pour des baisers qui n'en finissaient plus. Entre elles, c'était mieux que de la tendresse: c'était, d'une part, une adoration quasi folle, et de l'autre, un culte tout à fait fétichiste. Et je songeais alors, avec quelque malaise, au cataclysme qu'eût été, dans ce cœur de petite fille déjà très grande, la révélation de ce que je vous ai dit. Cataclysme, oui!—car, une maman, c'est une idole; une idole sacrée, intangible, qu'on met dans un temple d'or pur, sur un piédestal très haut, très haut. Et, de ce piédestal-là, l'idole ne peut descendre qu'en tombant, pour se briser comme verre...
Or, la susdite fillette se nommait Isabelle; un certain 22 février, ce fut donc, pour la quinzième fois depuis sa naissance, sa fête.
Je m'en souviens comme d'hier, et pour cause. Cette année-là, madame de Trémières hivernait avec sa fille sur la côte d'Argent, dans l'un des «palaces» de Biarritz. Moi, j'étais venu passer une permission dans ma petite villa d'Hendaye. Et nous voisinions.
En l'honneur de la sainte Isabelle, j'eus l'honneur d'arranger pour nous trois un petit dîner gentil au cabaret. La gosse, ravie de ce qu'elle considérait comme une entrée officielle dans le monde fêtard, se grisa aux trois-quarts de tapage, de lumière électrique, de musique tzigane et de champagne doux. Sa mère et moi, grisés à notre tour par la contagion de cette gaieté étourdissante, perdîmes un peu le sentiment du lieu, du temps et des prudences indispensables. Bref, quand il fut l'heure de rentrer chacun chez soi, je remis, comme il se devait, l'une et l'autre de mes convives au seuil de leurs chambres. Mais, au lieu de m'en retourner ensuite sagement vers ma voiture, j'attendis un quart d'heure dans un salon du palace et je revins ensuite gratter hardiment à la porte de ma maîtresse; laquelle porte me fut ouverte sans débat...
Ce qui s'ensuivit n'intéresserait que les jeunes filles. Quelque pressante que soit leur juste curiosité, j'abrégerai donc ce récit par égard pour tous mes autres lecteurs. Qu'on sache seulement qu'un peu plus tard madame de Trémières et moi avions fort chaud et que la chambre, théâtre de nos ébats, présentait un assez beau désordre. Un moment vint où ma maîtresse, debout devant la glace de pied, et toute nue, s'avisa de retoucher sa bouche au crayon rouge, cependant que moi-même, assis auprès, je commençais de fumer me cigarette. Or, ce moment-là fut tout justement celui que choisit le destin pour frapper, d'un doigt de petite fille, trois coups à notre porte—non verrouillée!—et pour murmurer dans le trou de la serrure, d'une douce voix fluette: «Maman, je suis un peu malade... Est-ce que je peux entrer?... je voudrais ton crayon...»
C'est alors que commença la première des trente secondes dont il était question au début de ce récit.
Debout tous deux, face à face, et gris comme cendre, madame de Trémières et moi nous nous regardions, paralysés de terreur. La porte épouvantable ne s'ouvrait pas, pas encore. Mais combien de battements de nos deux cœurs, avant qu'elle eût tourné sur ses gonds? Notre silence même ne pouvait manquer de déchaîner plus promptement la catastrophe: inquiète de n'avoir point de réponse, l'enfant, infailliblement, allait passer outre, et entrer...
Enfin, madame de Trémières trouva, dans l'excès même de son horreur, la force miraculeuse d'une décision. Elle remua, elle put remuer; elle parla, elle put articuler: «Est-ce toi, Bella? Attend,, mon chéri, je vais t'ouvrir...» Et elle marcha vers la porte d'un pas presque ferme, tout en me désignant, désespérément, les grands rideaux de la fenêtre-baie.
Mes vêtements gisaient à terre. En passant, madame de Trémières réussit à les pousser, du pied, jusque sous le lit, tous. Moi, j'étais déjà blotti dans l'étoffe qu'encerclait heureusement une grosse embrasse solide. De là, j'entendis le bruissement léger du peignoir, vite rejeté sur les épaules maintenant pudiques...
Et la porte s'ouvrit, et la fillette entra.
Alors, une après une, les trente secondes mortelles se traînèrent.
La petite était venue chercher un crayon à migraine. Mais, le crayon trouvé, elle ne s'en alla pas tout de suite. Un siècle durant, j'entendis son pas léger errer çà et là par la chambre. Deux fois, elle frôla mon rideau qui remua. Elle se plaignait à mi-voix, quêtant une caresse maternelle: le champagne était un peu lourd dans sa tête. Elle bavardait néanmoins, rappelant toute cette mémorable journée de fête, les cadeaux qu'on lui avait faits, le dîner, les tziganes, moi-même, et faisant des projets pour la prochaine journée. Reprise maintenant par sa terreur atroce, la mère, pétrifiée de nouveau, ne parlait plus, n'osait souffler...
Et, à la fin, la fillette s'inquiéta de ce silence; j'entendis:
—Mais, maman, est-ce que tu es souffrante, toi aussi? Tu es toute pâle? Tu as l'air oppressée? Veux-tu que je t'ouvre un moment la fenêtre.
Cette seconde-là fut la pire des trente. Le pas léger vint droit à ma cachette. D'instinct, je baissai une main pour cacher, au moins, ma nudité à cette enfant...
Mais, à temps, la mère eut la force de répondre:
—Non! non! n'ouvre pas, j'ai froid, au contraire...
Et le pas terrifiant s'arrêta.
C'était la fin de l'épreuve. La voix puérile, l'instant d'après, reprit:
—Tu as froid? Mais alors, il faut te recoucher, ma pauvre maman! et vite, vite, vite! Je me sauve! Bonsoir! dors bien!...
La porte, refermée, battit le tac de la dernière des trente secondes. Quand je sortis de mon rideau, j'étais plus vieux d'autant de bonnes ... non: d'autant de mauvaises années...
Aujourd'hui, madame de Trémières habite Rio-de-Janeiro, et sa fille, mariée depuis longtemps, m'envoyait, le mois passé, en manière de Christmas-card, une carte postale de Sydney d'Australie, laquelle carte m'est arrivée ce matin même.
Il n'y a donc plus d'inconvénient à raconter cette histoire, devenue tout à fait anonyme. Et voilà pourquoi je l'ai racontée.»
1911.
12.—MANON
Comme la farandole se brisait au pied du grand escalier qui mène aux salles de jeu, ma danseuse essoufflée arracha son masque. Et je vis un admirable visage et deux yeux dorés dont le regard m'arracha un cri de stupeur.
—Manon!...
—Eh oui!—dit-elle:—c'est moi! Vous n'aviez pas reconnu ma voix?
Au lieu de répondre, je reculai instinctivement.
La redoute «bouton-d'or et cyclamen» tournoyait autour de nous, parmi des flots étincelants de satin jaune et de velours mauve. Des parfums voluptueux flottaient et se mêlaient. Dix mille lampes électriques enguirlandées de fleurs versaient un soleil artificiel plus splendide que l'autre. Çà et là, luisait la blancheur d'une épaule nue. Çà et là, une main dégantée agitait l'orient de ses ongles et de ses perles. Partout le luxe s'étalait, éblouissant, victorieux, souverain.
Et, dans le sursaut de ma pensée, je venais d'apercevoir un spectacle étrangement différent: le spectacle d'une cellule du bagne. Quatre murs sinistres. Une paillasse. Une cruche. Un pain noir. Et le jour froid d'un soupirail éclairant la face jaune et flétrie du condamné, du condamné lamentablement célèbre qui se nomme Ulrich Weyer... Ulrich Weyer, l'ancien amant de Manon, l'homme qui devint voleur et assassin pour l'amour d'elle...
Le contraste était trop atroce, de l'amant en casaque matriculée et de la maîtresse en robe de fête. J'avais reculé et je me taisais.
Manon ne rougit pas; et je vis ses sourcils trembler un peu et l'or pur de ses yeux s'assombrir.
—Ah!—dit-elle d'un ton changé;—ah! vous pensez à lui...
J'inclinai la tête.
—Bien! adieu donc! Inutile, ne me reconduisez pas!... N'étant pas, que je sache, accusée, je n'ai que faire d'un juge, et surtout d'un juge tel que vous!...
Elle me tourna le dos, orgueilleuse. Etonné et curieux, je la rejoignis:
—Manon, pardonnez-moi... Je n'ai ni le droit, ni le goût d'être votre juge... Et je regrette de vous avoir involontairement blessée... Voulez-vous prendre mon bras? Il fait chaud, et vous avez soif...
Elle haussa les épaules et se laissa emmener.
Au bar, c'était presque la solitude. L'orchestre retenait dans le hall la foule dansante. Un barman empressé nous battit des cocktails. Manon, pour aspirer son chalumeau, posa sa tempe sur le bout de ses doigts minces...
—Je ne vous en veux pas,—me dit-elle tout à coup.—J'ai eu tort de me fâcher tout à l'heure: vous êtes pareil à tous les autres hommes et injuste comme eux. Bah! j'y suis habituée...
—Injuste?
—Injuste, oui! vous me rendez responsable du crime de Weyer?...
—Responsable, vous exagérez...
—Pardon! responsable et complice. Ne niez pas, je connais l'antienne. Je l'ai subie bien des fois, depuis que l'avocat en robe noire et que le président en robe rouge me l'ont infligée publiquement, en pleine cour d'assises, parmi le ricanement vertueux de tout l'auditoire vite ameuté contre une femme sans défense, contre une fille!...
Un éclair de mépris flamboyait dans les beaux yeux fixes.
J'eus un peu de pitié:
—Manon, tous ceux qui vous ont insultée ont été bas et lâches. Assurément, vous étiez alors beaucoup plus malheureuse que coupable. Votre amant arrêté, votre vie bouleversée, et tout ce scandale autour de vous...
Mais elle m'interrompit impétueusement.
—Ne me plaignez donc pas! Mon amant arrêté? ma vie bouleversée? Qui vous a dit qu'à propos de cela j'aie jamais versé une larme? Qui vous a dit que je l'aimais, Ulrich? Qui vous a dit qu'au contraire ce bouleversement de ma vie n'eût pas été pour moi une délivrance, si l'imbécile réprobation des hommes ne m'avait aussitôt poursuivie et accablée, chassée, traquée, forcée de fuir, de changer de nom et de ville? Pourtant j'étais innocente, moi! Lui avait triché au jeu, volé, assassiné. Et on l'excusait. On l'absolvait presque. La honte, l'opprobre, c'était pour moi!...
A mon tour, je haussai les épaules:
—Mais pour lui, le bagne!... je vous supplie de ne pas l'oublier, Manon! Et s'il avait triché, volé, assassiné, qui donc avait profité de ses crimes? Quand on l'arrêta, il n'avait plus un sou et il était criblé de dettes. Pourtant il avait dérobé une fortune. Où était-elle? Qui en avait joui? Ulrich Weyer s'est déshonoré, soit! Mais, vous, vous n'avez pas le droit de lui jeter la pierre. Ulrich Weyer vous aimait, et c'est pour l'amour de vous qu'il s'est déshonoré...
—Il m'aimait? Lui! Allons donc! Il s'aimait soi-même! Il n'a jamais aimé que soi!
Violente, elle avait renversé son verre, encore demi-plein. Le barman, obséquieux, se hâta de battre un second cocktail. Et Manon but d'un seul trait.
—Vous ne savez rien, reprit-elle ensuite. Vous n'avez pas compris.
Elle parlait maintenant presque à voix basse.
—Ecoutez mon histoire. Et publiez-la, qu'elle serve de leçon aux honnêtes gens qui méprisent les filles de joie, après avoir couché avec elles...
«Je suis née en province. Mes parents étaient de bons bourgeois. Peu vous importent leur nom, leur état, et comment j'ai quitté leur maison dès seize ans. J'abrège. Je ne vous conte ni mes débuts, ni mes premières aventures. Je viens au fait. Vous m'avez connue quand j'avais vingt ans. A cette époque, j'étais aussi heureuse que peut l'être la femme que j'étais: une petite grue suffisamment jolie et amusante, qui ne manquait ni d'amants, ni de camarades, ni même d'amis. Je vous ai reçu dans la gentille villa où j'habitais alors. Tout y était simple et coquet. Fille de bourgeois, je n'avais point de goûts trop luxueux. Mes amants me payaient honnêtement, et leurs générosités additionnées suffisaient à mon entretien. Ma vie me plaisait. J'aimais la fête. J'aimais rire, souper, danser, montrer mes robes. J'aimais mes amants. J'aimais en changer. La liberté m'a toujours paru le bien le plus indispensable. Si j'avais quitté mes parents, ce n'était pas pour mener loin d'eux une existence pareille à la leur!
«Un soir, je rencontrai Weyer.
«C'était à un bal d'étudiants. Nous dansâmes ensemble. Je lui plus. Il me le dit. Lui ne me déplaisait pas. Il était plutôt joli que laid, avec de grands yeux et des mains petites; par ailleurs élégant et correct. Je n'en demandais jamais plus. Il voulut me reconduire. Je n'avais point de compagnon ce soir-là. J'acceptai.
«Nous passâmes une très agréable nuit. Pourquoi ne l'avouerais-je pas?
«Le lendemain, il était amoureux. Moi, je n'étais pas amoureuse. Il refusa de s'en aller. Je fus ennuyée, mais que faire? Je ne pouvais guère le mettre à la porte. Il me suppliait à genoux. Je me laissai fléchir. Il resta.
«Il resta une semaine, un mois, deux mois. Je commençais à le prendre en grippe. Il ne me quittait pas plus que mon ombre. Il me gardait à vue. Il me tenait en laisse. Il m'accompagnait chez la modiste et chez la couturière. Il était là quand je m'habillais, quand je sortais, quand je me promenais, quand je rentrais, quand je me fardais, quand je me baignais, quand je dormais! Tout le temps de notre liaison, je n'ai pas eu un jour de solitude, une heure de liberté. Finis les bals et les soupers; finies les parties folles, finis les caprices, les fantaisies, les intrigues, les amourettes, tout ce qui me plaisait, tout ce que j'aimais, tout ce qui m'avait séduite et arrachée à la maison familiale! Je menais une vie de femme du monde. Ulrich était un mari, un geôlier. Je me sentais en cage.
«Et je vous passe les jalousies, les crises, les scènes.
«—Tu ne m'aimes plus! Tu me trompes! Je te tuerai!
«L'aimer? Je ne l'avais jamais aimé. Le tromper? J'aurais bien voulu, mais comment? Être tuée? je n'y tenais pas du tout et j'en avais peur.
«Au bout de deux mois, je n'en pouvais plus. Je lui déclarai à brûle-pourpoint que j'en avais assez, que j'étais résolue à rompre.
«—Pourquoi?
«—Parce que.
«—Tu me quittes pour un autre.
«—Si tu veux.
«—Qui? Je te jure que je le tue!
«Tuer! Il n'avait que ce mot-là à la bouche! Je ne pouvais pourtant pas lui nommer le premier venu, pour qu'il allât le massacrer! Je changeai de chanson:
«—Je ne te quitte pas pour un autre. Mais j'ai besoin d'argent.
«C'était vrai, d'ailleurs. Il m'avait contrainte de fermer ma porte à tout venant, et mon train quotidien exigeait trente ou quarante louis par mois... Oh! vous le voyez: en ce temps-là, j'étais modeste!
«—Tu as besoin d'argent? Je t'en donnerai.
«Il m'en donna.
«Ce n'était pas ce que j'avais espéré. J'avais espéré qu'il ne me donnerait pas d'argent et qu'il s'en irait. Une colère me saisit.
«—Ah! tu es riche? Eh bien, mon bonhomme, tu paieras, et tu paieras cher! Tu me voles ma liberté, mon plaisir, ma paix? Bon! moi je vais te voler ta fortune!
«Et je me fis exigeante. D'abord, j'osais à peine! Parole! mon cher! D'instinct, j'étais délicate et désintéressée... Beaucoup de petites grues sont ainsi, beaucoup ... beaucoup plus que vous ne croyez! Mais c'est une habitude à perdre. Je la perdis. Il me fallut des bijoux, des dentelles, des zibelines. Lui ne marchandait pas. Au contraire. Il me poussait à dépenser. Et je compris vite son calcul: mon luxe nouveau m'attachait plus étroitement au joug! Dame! trente louis par mois, je savais où les trouver. Trois cents, je ne savais pas. Weyer parti, que devenir? Comment, du jour au lendemain, payer mes fournisseurs, mes domestiques, mon loyer? Il n'était plus question de petite villa! nous habitions un hôtel!
«Alors, une vraie haine me prit contre cet homme qui s'imposait ainsi à moi, et qui, patiemment, habilement, honteusement, m'avait réduite en esclavage. Du fond de mon âme, je souhaitai sa ruine ou sa mort. Pourtant, je le jure ici sur ma propre tête, jamais je ne tentai rien contre lui. Et chaque fois que je lui mis le marché en main: «Paie ou va-t'en!» ce fut toujours avec l'espoir ardent qu'il ne paierait pas, qu'il s'en irait, qu'il m'abandonnerait! Et je me réjouissais d'avance à la pensée des dettes, des embarras, des ennuis, de tout ce qui aurait fondu sur moi! des huissiers même, et de la police, de cette police abominable, plus dure aux filles pauvres que le bagne n'est dur aux galériens! Oui, je m'en réjouissais! N'importe quoi, mais être libre! Je ne fus pas libre! il paya toujours. Il paya jusqu'au bout...
«A la fin, j'avais cessé de lutter. A quoi bon? mon impuissance m'écrasait. Ulrich Weyer me tenait liée et garrottée, je n'apercevais plus la possibilité d'être affranchie. Une femme ne secoue pas la chaîne d'un homme. Celui-ci m'avait et me gardait. Mon amour ou mon dégoût ne lui importaient pas. J'étais à lui, cela lui suffisait. Il pouvait à son gré me caresser et m'étreindre. Que je voulusse ou non, il obtenait toujours ce qu'il désirait de moi: son plaisir. Son plaisir à lui. Je ne résistais guère. Une femme au lit se refuse difficilement, vous le savez. Il y faut un courage que nous n'avons pas. Je cédais comme cèdent les autres. Et, à ce jeu ignoble, j'ai perdu tout ce qui me restait de pudeur et de dignité, tout ce qui me restait d'orgueil et d'honneur. On s'avilit promptement à subir le baiser d'une bouche qui vous répugne! Et je l'ai subi deux ans, ce baiser-là!
«Mais enfin, à l'heure même où je songeais tout de bon au laudanum, la catastrophe, l'heureuse catastrophe arriva! Ulrich Weyer, un beau soir,—le premier soir depuis le commencement de ce qu'il appelait nos amours,—ne rentra pas. On l'avait arrêté. Et j'appris la vérité, dont jamais je n'avais eu le moindre soupçon. Pour soutenir nos dépenses stupides et folles, le misérable avait d'abord joué et triché; volé ensuite; et assassiné, quand on l'avait surpris volant. On le jugea. On le condamna. Je l'avais haï, le croyant honnête homme: vous admettrez que je ne le pleurai pas, le sachant bandit!
«Mais la morale du monde eut tôt fait de me rappeler à l'hypocrisie obligatoire. J'avais déposé devant la Cour d'assises; et je n'avais pas cru nécessaire de sangloter; et je n'avais pas arboré le crêpe traditionnel des veuves. J'étais donc, d'abord, une créature sans cœur et sans âme; par-dessus le marché, une criminelle, voire, une criminelle plus coupable que Weyer lui-même! Eh oui! Il avait volé, il avait tué; mais pour qui? pour moi! pour mes toilettes, pour mes diamants; pour mon luxe; pour moi, je vous dis! Tout le monde le proclama. Vous-même le répétiez encore tout à l'heure!
«Imbéciles! imbéciles, vous et tous! Weyer avait volé et tué pour lui-même, pour lui seul! pour satisfaire son monstrueux égoïsme, sa vanité sinistre, sa tyrannie et sa luxure! pour jouir de ce luxe qu'il m'avait imposé, et pour jouir de moi-même, esclave somptueuse! pour jouir de moi, sa victime!
«Personne n'a compris. J'ai été maudite, honnie, injuriée, chassée. J'ai dû fuir, et recommencer au loin ma vie...
«Ça m'est égal! Il doit y avoir, je ne sais où, une justice immanente, puisque me revoilà, libre, contente et courtisée comme jadis, avec même un surcroît de raffinement et d'élégance que je dois peut-être au souvenir du luxe de Weyer... Il doit y avoir une justice: puisque vous, qui m'insultiez encore, il y a cinq minutes, à présent vous baisez ma main...
1908.
13.—L'INTACTE VERTU
«Des femmes vertueuses? Il y en a. Dans ma vie, j'en ai rencontré une.—A Basse Terre de la Guadeloupe, en 1904.—Oh! je vivrais très longtemps, sans perdre le souvenir de cette vertu-là, vraiment intacte.
C'était une madame de Vermorne, une créole d'ancienne souche française, un peu mâtinée, mais bien peu: ça ne se voyait pas. A Basse-Terre, où l'élément nègre domine, elle passait pour tout à fait blanche, au moins dans le monde des étrangers, dont j'étais. Elle était d'ailleurs jolie à miracle, blonde cendrée, avec d'admirables yeux noirs, et une taille à prendre entre deux doigts. Point de mari. Mais il y en avait eu un, ce qui suffisait pour ranger madame de Vermorne dans la catégorie des femmes qui ne dorment avec le premier venu qu'après quelques préliminaires.
Or, je souhaitais fort que ce premier venu fût moi; et, volontiers, j'aurais souscrit à tous les préliminaires qu'il eût fallu. Cette taille de guêpe m'avait ensorcelé. Madame de Vermorne portait toujours des corsets à l'ancienne mode, et des robes qu'on eût dites à crinoline; si bien que le dessin de ses hanches et de ses cuisses n'apparaissait point, caché, perdu, noyé, sous le flot bouillonnant des volants et des ruches. Mais, de ce flot soyeux et parfumé, la taille émergeait si fière et si fine, qu'on eût dit une néréide jaillissant au-dessus des vagues. Et mon désir s'énervait à l'idée de tout ce que cachaient les vagues d'étoffe.
Le pis, c'est que madame de Vermorne était une coquette enragée. Une dizaine d'amoureux rôdaient sans trêve autour de ses jupes. Et bien loin de s'offenser des pires audaces et des tentatives les plus sensuelles, elle les provoquait de toutes manières, et versait des flots d'huile sur tous les feux. A première vue, je lui avais prêté six amants, au minimum. J'en avais rabattu ensuite. Mais en fin de compte, j'étais demeuré convaincu qu'elle était au moins la maîtresse du petit Bréva, le lieutenant de vaisseau, qui jouait si bien au tennis. Cette conviction m'était venue d'un match que Bréva avait gagné sous les yeux de Mme de Vermorne. J'étais là, spectateur comme elle. Et tandis que l'officier, raquette haute, bras et nuque nus, déployait devant nous sa grâce robuste, j'avais surpris dix fois le regard de la jeune femme attaché à ces bras et à cette nuque, un regard furtif et affamé, un regard de petite chienne prête à sauter sur la côtelette tentatrice... Vrai, il n'y avait point à se méprendre à ce regard-là.
Si bien, que, trois jours plus tard, je ne me retins pas d'être goujat, et je fis à Bréva, sur sa bonne fortune, quelques compliments du plus mauvais goût. Or, il ne se fâcha pas, ce qui, du galant homme qu'il était, m'étonna fort.
—Ah! vous aussi?—me dit-il seulement, l'air tout à fait ironique:—vous aussi, vous me croyez du dernier bien avec la madame? Eh bien, mon cher, j'en suis navré pour vous, mais vous êtes le trentième à émettre cette gracieuse supposition, et le trentième à vous fourrer, si j'ose dire, le doigt dans l'œil jusqu'au coude.
—Mon cher!...
—Mon cher, c'est comme je vous le dis!... La discrétion puérile et honnête devrait sans doute mettre un bœuf sur ma langue. Mais cette femme s'est trop de fois promise et trop de fois refusée pour qu'elle ait le droit à aucun ménagement de ma part. Je dis tout haut ce que je pense d'elle: pis que pendre. Madame de Vermorne est tout bonnement le diable, oui: l'être incombustible qui vit avec volupté dans le feu. Et ne tombez jamais sous ses pattes! Tous les supplices infernaux, y compris celui de Tantale, ne seraient rien auprès du vôtre.
Je restai coi, et m'en allai désorienté.
Bréva ne mentait pas, nul doute à cela. Mais d'autre part, j'avais vu, moi, les yeux de «l'être incombustible», le jour du match. Et c'étaient des yeux qui brûlaient à grand feu, des yeux de désir et de folie. Nul doute à cela non plus. Alors?
Un soir, j'obtins de madame de Vermorne un rendez-vous. Oh! rien de décisif, ni même de compromettant. Mme de Vermorne avait accepté de se promener avec moi, à la brune, dans la forêt proche de la ville. Rien de plus. Et je n'avais même pas la ressource de nous perdre sous bois, les sentiers étant rares et les futaies impénétrables. S'écarter de la lisière des arbres est une impossibilité.
Nous marchions donc sur cette lisière, dans une ombre encore entrecoupée de soleil. Des fougères arborescentes alternaient au bord du chemin avec des talus d'herbe molle. Le pêle-mêle prodigieux des deux végétations, la tropicale et la tempérée, abondantes l'une et l'autre, jaillissait de toutes parts autour de nous. Et je me taisais, et j'oubliais de faire ma cour, saisi par le silence formidable de la forêt, confondu par la majesté muette, mais vivante et violente, de ces légions de troncs pressés, innombrables, de ces feuillages opaques, pareils à des toits de cathédrales, et de toute cette profondeur indéfinie, inexplorée,—si belle,—et qui pourtant sert de refuge aux fléaux terribles inconnus de l'Europe, le paludisme, la fièvre jaune, la pachydermie, la lèpre...
J'oubliais de faire ma cour. Mais madame de Vermorne, provocante à son habitude, imagina de s'asseoir au bord du sentier, et profita de la halte pour me reprocher, non sans ironie, mon silence:
—Moi qui hésitais tellement à vous l'accorder, ce rendez-vous! Je me serais décidée bien plus vite, si j'avais prévu que vous seriez si sage...
Elle souhaitait clairement que je le fusse moins. Je me lançai poliment dans le flirt. Contente, elle marivauda avec beaucoup, de grâce. Les mots hardis ne l'effarouchaient pas du tout, et elle se frottait au désir des hommes comme un papillon au verre brûlant d'une lampe.
La nuit tombait. Le lieu était absolument désert. Je risquai quelques gestes, en assaisonnement aux paroles. Elle m'abandonna sans difficulté ses mains, puis ses bras, et ne se fâcha pas quand mes lèvres se faufilèrent, sous les manches courtes, vers les épaules. Elle portait un corsage créole, en linon blanc ruché de mousseline, et, comme toujours, une de ces jupes très amples et raides, qu'elle affectionnait si fort qu'aucune mode ne la persuadait d'en changer...
Des épaules, mon baiser passait la nuque. Brusque, elle me repoussa quand mes mains enserrèrent sa taille.
—A bas! je suis très bonne, mais il y a des frontières.
Quand j'ai pris une taille de femme, mon habitude n'est pas de la lâcher. Elle s'irrita, plus vite que je n'attendais.
—Finirez-vous? je vous dis que je ne veux pas!
En amour, «non» et «oui» sont parfois synonymes.
Je regardai ma partenaire en face: elle mordait nerveusement ses lèvres, et baissa ses yeux devant mes yeux. Pas assez vite, toutefois, pour que je n'eusse reconnu le regard qu'elle avait donné à Bréva,—le regard furtif et affamé, le regard du désir et de la folie.,
C'était un aveu que ce regard-là. J'en profitai brutalement: je la renversai sur l'herbe, et je saisis sa cheville. Elle cria désespérément:
—Non, non!...
Et de toutes ses forces,—trop faibles,—elle me repoussa et me frappa au visage. Je me rendis compte, alors, dans le temps d'un coup dégriffé, qu'elle se défendait pour de bon. Mais j'avais trop avancé pour qu'une reculade fût possible. J'avançai donc plus outre. Et ce qui devait arriver arriva: ma main toucha, plus haut que son genou, sa chair...
Dieux! dieux! comment exprimer cette chose? J'ai reçu, au travers de mon corps, des décharges d'électricité,—et ce n'est rien;—j'ai touché à l'improviste des cadavres déjà raides,—et ce n'est rien; j'ai enfoncé mes doigts, en cueillant une fleur, dans la spirale atroce d'un serpent caché, et ce n'est rien, rien, moins que rien—Mais cela, cette chair de femme!...
Ce n'était pas de la chair. C'était une substance inconnue, horrible: un métal gluant, écaillé et glacé, mais vivant quand même. Une chair. Mais quelle chair! chair décomposée, pourrie, pétrifiée, vénéneuse, chair de cauchemar et d'épouvante.
Je m'étais relevé d'un bond, éperdu, terrifié. À mes pieds, madame de Vermorne se tordait comme en agonie. Et je l'entendais, du fond de sa honte et de son désespoir, prier et supplier:
—Oh! ne le dites pas! ne le dites pas!... que j'ai la lèpre...»
1906.
14.—LA REDOUTE AZUR ET RUBIS
Or, en l'an de grâce 1906, les couleurs de la grande redoute, au carnaval de Nice, furent rubis et azur.
Le soir de ce jour fantasque, comme onze heures venaient de sonner,—déjà la salle énorme, fleurie, enguirlandée, illuminée, regorgeait d'une éblouissante cohue bleue et rose,—une bergère azur, au pied du grand escalier courbe qui monte vers les salles de jeu, osa aborder un berger rubis:
—Je te connais,—dit-elle.
(Évident mensonge: si elle l'eut connu, point n'eût-elle avoué le connaître.)
Il la regarda en silence. Leurs deux masques, bien attachés et barbus de longues dentelles, dissimulaient entièrement leurs deux visages. Lui ne voyait que ses yeux à elle, des yeux verts, et elle, que ses yeux à lui, des yeux roux.
Elle continua, enhardie:
—Tu es tout seul... Tu n'as pas l'air de t'amuser... Tes amis t'ont laissé là?... Mais tu n'as peut-être pas d'amis... Pourquoi es-tu venu à la redoute?
Il la regardait toujours, très fixement. Il répondit enfin:
—Je suis venu pour vous rencontrer.
Elle recula d'un pas:
—Pour me rencontrer ... moi?... Mais tu ... vous ne savez même pas mon nom!
Il haussa doucement les épaules:
—Je n'ai pas besoin de le savoir. Vous êtes celle que j'attendais. L'inconnue, l'aventureuse que j'ai espérée depuis toujours. Cela m'est égal que vous vous nommiez Jeanne ou Suzanne.
Elle le considérait, un peu inquiète. Elle demanda:
—Pourquoi ne me tutoyez-vous pas?
Il s'inclina devant elle:
—Parce que j'ai entendu le son de votre voix. Dès lors, vous n'êtes plus pour moi un masque anonyme. Je vous ai reconnue et je sais que vous êtes celle que j'attendais: ma fiancée. Il n'est pas convenable de tutoyer sa fiancée. Je vous tutoierai quand vous serez ma femme.
Elle rit:
—Je suis déjà la femme de quelqu'un. Voyez.
Elle tendait sa main gauche, où, sous le gant de soie bleue, transparaissait l'alliance d'or. Il prit la main, la déganta, la baisa et ôta l'anneau:
—Voyez vous-même. Il n'y a plus rien. La main est nue, et la femme est libre.
Elle n'eut pas du tout envie de se fâcher. Elle prit le bras qu'il offrait et ils se mêlèrent à la foule. Une farandole se nouait et tourbillonnait d'un bout à l'autre de la salle, grande comme un parc. Emportés par le vent, ils coururent. Ils se tenaient par la main, et leurs paumes serrées l'une contre l'autre, échangeaient leurs chaleurs vivantes...
Velours bleu et satin rose, ils semblèrent, cinq minutes durant, deux pantins chatoyants, secoués par des fils en délire. La farandole enfin se brisa, les rejetant, essoufflés et moites, sur deux fauteuils au bord d'un massif de palmiers.
—Je n'en peux plus!—dit-elle.—C'est fou!...
Pour respirer, elle souleva son loup... Oh! le temps d'un clin d'œil: il put tout juste entrevoir une bouche sensuelle et un nez mutin...
—Buvez un peu, voulez-vous? C'est vrai que la farandole tournait un peu vite. Mais pourquoi serions-nous ici, si ce n'était pour nous étourdir?...
Il lui versa d'un champagne doux qu'elle avala à grandes gorgées. Elle tenait son verre à deux mains, comme une petite fille qui a très soif. Tout de suite, elle fut grise. Elle se leva, voulut danser encore. En lui prenant la taille, il caressa son sein. Elle rit, et menaça du doigt:
—C'est bon pour une fois, mais ne recommencez pas!...
—Puisque vous n'avez plus d'alliance!
La cohue joyeuse les assiégeait, pressant et mêlant leurs deux corps. Il répéta:
—Vous n'avez plus d'alliance. Le dernier petit lien qui vous rattachait à la vie est cassé. Vous appartenez toute au rêve, au rêve rose et bleu! Vous n'êtes plus du tout celle dont je ne sais pas le nom, Suzanne ou Jeanne: vous êtes tout à fait ma fiancée... Et bientôt vous serez ma femme. Bientôt: dès que je vous aurai enlevée...
—Enlevée... dans une chaise de poste, ou en croupe de votre coursier?
—En croupe d'abord, et dans la chaise ensuite, comme il est convenable. J'ai quarante chevaux magiques, quarante chevaux de bronze et d'acier qui attendent à la porte de ce palais. Et j'enverrai tout à l'heure un génie ailé, un génie plus prompt que le vent et la foudre, retenir pour nous deux, au plus proche relais, un sleeping dans le char de feu qui part à minuit.
—Et qui va où?
—Qui va n'importe où!... au château de la fée, votre marraine ... ou dans l'île fortunée que Mathô voulait donner à la sœur d'Hannibal ... ou autre part. Qu'est-ce que cela fait? A Paris, si vous voulez ... chez moi.
—C'est encore un pays de rêve. Figurez-vous une très petite maison qui se cache sous de très grands arbres. Pour votre arrivée, les marches du perron seront jonchées de feuilles de roses. Et l'esclave jaune que j'ai ramenée du royaume de la soie s'agenouillera pour baiser le bas de votre jupe...
—Quel dommage que tout cela ne soit qu'un rêve!...
—Un rêve assurément. Mais souvenez-vous que, ce soir, c'est la vie qui est irréelle, et nos rêves, la réalité...
Le hasard les avait conduits près de la porte. Le vestibule, désert, les attira vers sa fraîcheur. Ils s'arrêtèrent un moment pour respirer, et il se démasqua à son tour, une seconde. Une seule seconde. Mais un valet attentif le reconnut et se précipita au dehors, criant à tue-tête:
—La voiture de M. le comte de...
Le nom se perdit dans le brouhaha de la rue. Tout aussitôt le hennissement d'une auto s'approcha. Et, pareille à quelque flamboyant dragon de légende, la quarante chevaux, ses deux phares crevant la nuit, se rangea au bord du trottoir. Le valet, empressé, ouvrait la portière...
Eux, la bergère azur et le berger rubis, debout sur le seuil, se regardèrent...
—Vous voyez!—dit-il soudain: j'avais raison! le rêve, presque malgré nous, se réalise. Venez!...
Elle fit un grand effort pour reculer, pour se ressaisir. Mais le vin qu'elle avait bu menait dans sa tête une sarabande d'idées folles. Voulait-elle, ne voulait-elle pas? Elle ne savait plus. Les phares l'éblouissaient comme un miroir une alouette. Elle tourna deux fois sur elle-même, comme prise de vertige ... et, brusquement, courut vers la portière ouverte...
Lui, s'élança derrière elle. Au passage, il jeta un ordre au valet:
—Téléphonez à la gare: un sleeping dans le rapide...
L'auto gronda dans la rue nocturne...
Alors, seul à seule, ils relevèrent leurs masques, pour goûter à leurs lèvres. Mais, comme la nuit épaississait son ombre autour de leur étreinte, ils ne se virent pas, pas encore...
Et ils ne se virent pas davantage ensuite, dans l'obscurité plus secrète du sleeping, fuyant vertigineux par les plaines et par les monts.
Or, ils s'aimèrent, puis dormirent. Dans le wagon sombre, leurs deux corps enlacés faisaient une tache soyeuse couleur de ciel et couleur d'aurore. Un reste de rêve planait encore sur leur sommeil.
Mais, peu à peu, la vitre du sleeping blanchit. L'aube se leva, blême et froide comme un suaire. Des nuages bas pesèrent sur une campagne triste, champs boueux, squelettes d'arbres, givre épars. Le jour chassa la nuit, un jour d'hiver, décoloré, lugubre. Le velours azur et le satin rubis ne furent plus que des oripeaux froissés, souillés, grotesques.
Et, ensemble, l'amante et l'amant se réveillèrent. Le train franchissait un fleuve. Alentour, des vagues de brouillard flottaient. Une ville transparaissait au-dessous. Des cheminées d'usine émergeaient, mêlant leurs fumées aux nuages.
Le train stoppa. Des employés se hâtèrent le long des wagons:
—Lyon! quinze minutes d'arrêt...
La bergère masquée passa deux fois sa main sur son visage:
—Lyon?...
Elle ne comprenait pas... Elle se souvenait très mal ... ce wagon?... cette défroque de carnaval?... cet homme inconnu, assis près d'elle ... trop près d'elle?...
Soudain, elle se rappela. Elle comprit. Elle cria:
—Mon Dieu! je suis perdue!...
Lui ne protesta pas. A quoi bon d'inutiles paroles? C'était évident qu'elle était perdue, selon la loi morale du monde. Il se tut donc, triste jusqu'au fond de l'âme. Maintenant, elle pleurait:
—Toute ma vie cassée!... mon mari ... ma maison ... ma pauvre petite fille!...
Une émotion violente le secoua de la tête aux pieds. D'un bond il fut debout. Il arracha son masque, il déchira son pourpoint. Elle, machinalement, l'imitait, ôtait sa cotte et sa guimpe. Elle apparut vêtue d'une robe de ville, correcte, grise.
—Madame,—dit-il,—daignez m'écouter. Ne pleurez pas ainsi, je vous en conjure! Cela, ces huit heures que vous venez de vivre ... que vous croyez avoir vécues ... cela n'est qu'un rêve, qu'un mauvais rêve, un cauchemar ... rien de plus! Il n'est rien arrivé, rien du tout, absolument rien. La seule réalité, la voici: hier, on vous a grisée; vous avez été ivre. Aujourd'hui ... aujourd'hui vous allez prendre ici, sur la voie à gauche, le train que vous voyez ... oui, celui-là ... et ce train va vous ramener à Nice. Votre mari sera indulgent. Votre fille ne saura jamais. Moi ... moi, je n'existe pas. Allez! Adieu, madame.
Il ouvrit la portière. Elle ne descendit pas tout de suite; elle regardait, à ses pieds, avec une fixité singulière, les deux tas de satin rubis et de velours azur. Mais enfin, comme d'un effort, elle s'élança, elle s'enfuit, elle courut vers l'autre train, elle s'y jeta...
Les deux coups de sifflet hurlèrent ensemble. Seul dans le wagon qui l'emportait, lui, loin d'elle, il s'agenouilla, pour baiser, pieusement, les lambeaux de soie bariolée, linceul du rêve mort.
1907.
15.—UN FÉMINISTE
—Et où est Moulaï Hafid, à présent?
—Sur la piste de Mékinez! Le sultan du nord marche vers le sud, le sultan du sud marche vers le nord. C'est la logique même. Et soyez bien certains qu'ils ne se rencontreront pas en route.
—Alors, le conflit peut durer indéfiniment?
—Indéfiniment, non. Quinze ou vingt ans, oui... Jusqu'à ce que l'un des deux adversaires soit mort, mort dans son lit, naturellement! Mon cher duc, le Maroc est une terre moyenâgeuse. Nous ne sommes pas en 1908 ici: nous sommes en 1326!... consultez plutôt le calendrier musulman!... Oui, en 1326. La guerre de Cent Ans n'est, donc pas encore commencée!
—Tant qu'il vous plaira, mon cher ministre. Mais la France est intéressée dans l'affaire; et les guerres de cent ans ne sont plus à la mode chez nous.
—La France est neutre entre les deux frères ennemis!
—Neutre, neutre...
—Neutre! demandez plutôt à Sid Mohamed...
—Neutre absolument, monsieur d'Étioles! Et c'est bien cette neutralité qui nous désespère, nous autres Marocains à peu près civilisés!...
Sid Mohamed ben Chékib, splendide dans son caftan bleu de ciel voilé de mousseline d'argent, élargissait ses bras robustes aux longues mains fines pour un geste de souriante désolation.
C'était à Tanger chez le ministre plénipotentiaire de Bohême, à l'heure des cigarettes turques et des citronnades glacées. On fêtait le passage du duc d'Étioles, en croisière sur son yacht Briseis. Toute la ville élégante était venue, et, avec elle, les cinq ou six Arabes «de grande tente» ou de large fortune qui daignent frayer avec l'Europe; Sid Mohamed tout le premier, bien entendu.
---Qui est-ce?—avait demandé le duc, ignorant des personnalités marocaines, et qui venait pour la première fois à Tanger.
—Sid Mohamed ben Chékib? Un caïd qui est chérif... Caïd, c'est-à-dire chef de tribu; chérif, c'est-à-dire descendant du Prophète... Les deux titres sont fréquents. Ce qui est plus rare, c'est l'homme qui les porte. Sid Mohamed ben Chékib, plus riche et plus puissant que la grande majorité de ses pairs, a jadis vécu douze ou quinze ans à Londres et à Paris, et il en est revenu parisien et anglomane, féru de civilisation, de réformes, de lumières et de progrès. Quoique seigneur féodal, et d'une irréprochable fidélité à son suzerain, le sultan légitime, il n'en appelle pas moins de tous ses vœux l'heure bénie qui supprimera la féodalité arabe et mettra Abdel Aziz sous le protectorat français.
—Allons donc?
—Écoutez-le plutôt discourir! Et ne doutez pas de sa sincérité: la France n'a réellement point de plus ferme partisan dans les conseils du maghzen. Sid Mohamed n'a, d'ailleurs, qu'à tout espérer de l'Europe; et, d'autre part, s'il avait eu la moindre fantaisie de favoriser le parti de la guerre sainte, rien ne lui aurait été plus aisé, voire plus profitable.
—Alors, un caïd chérif du boulevard?
—Tout au moins le plus boulevardier des caïds chérifs...
Sid Mohamed ben Chékib, le dos à la cheminée, secoue d'un doigt délicat la cendre de sa cigarette. Il parle à demi-voix pour un auditoire restreint, mais choisi; un secrétaire d'ambassade, un constructeur de phares et môles, et trois jeunes femmes, dont deux Françaises, jolies:
—Oui, en vérité, c'est un grand malheur que la France, trop influencée par je ne sais quelle hostilité diplomatique, (incapable d'ailleurs d'aucune manifestation active), n'ait pas osé prendre parti, résolument, pour l'ordre contre le désordre, pour la paix contre la guerre, pour la tolérance contre le fanatisme, pour mon maître Abd el Aziz, enfin, contre un prétendant de grands chemins!... Un grand malheur pour vous tous, messieurs, pour vous, que cette agitation déplorable arrête dans votre mission civilisatrice; et un plus grand malheur pour notre Moghreb, pour notre peuple, pour nos tribus, lasses, effroyablement! de ces éternelles luttes intestines, lasses et altérées de calme, et affamées de liberté!... de liberté vraie, et féconde, et non d'indépendance creuse et stérile!...
—Sid Mohamed,—objecte le secrétaire d'ambassade,—êtes-vous bien sûr de ne pas exagérer un peu? Que vos tribus en aient assez de toujours et toujours se battre, je le veux bien; mais qu'elles sachent comprendre et apprécier comme vous venez de le faire, la différence qui sépare leur actuelle indépendance de la liberté dont nous voudrions les doter?...
—Elles le savent, cher monsieur! Elles le savent ou du moins le sauront bientôt... J'excepte évidemment les tribus pillardes qui ont de tout temps vécu de brigandage, et que vos soldats mettent à la raison dans la Chaouïa... Mais les autres, les tribus pacifiques, les agglomérations rurales, qui labourent ou qui élèvent, et, surtout, les populations urbaines de Fez, de Marrakech, de Mékinez, celles enfin de tous les ports et de toutes les grandes cités de l'empire... ah! ne prenez pas tout cela pour une barbarie pure et simple! Le Maroc compte d'ailleurs, proportionnellement, beaucoup plus de villes que bien des États européens... Croyez-vous donc qu'une nation nombreuse ait pu vivre tant de siècles en société sans que sa barbarie première se soit usée?... Songez que nous avions pour nous notre religion très haute, et les traditions de notre ancienne patrie d'Arabie! Songez que ces Berbères chez qui nous entrions en conquérants, et qui sont aujourd'hui nos frères, avaient jadis reçu les leçons des Phéniciens et de Rome!... Songez enfin que nous formions des familles bien constituées, très unies, qu'on n'a jamais trouvé mieux que les femmes pour civiliser les enfants!... Mesdames, vous avez lu l'admirable livre de Pierre Loti, les Désenchantées!... eh bien, ces belles Turques, devenues, au fond de leur harem, de petites princesses de lettres, de science ou d'art, sont très exactement les sœurs aînées de nos dames arabes ou berbères... Sans doute, nos troubles politiques ont retardé notre évolution intellectuelle... Fez n'est pas encore l'égale de Stamboul... Mais aussi, les hommes du Moghreb, incomparablement plus souples que ne le sont les Osmanlis, accepteront très vite, acceptent déjà l'influence transformatrice de leurs compagnes.
—Vous êtes un féministe très convaincu, Sid Mohamed!
—Qui ne l'est pas, peu ou prou? Voyez-vous, l'erreur, la seule erreur de notre Islam est de n'avoir pas su reconnaître dès l'origine l'incontestable supériorité du beau sexe sur l'autre!... Mais nous réagissons contre cette erreur-là!...
—Sid Mohamed,—interrompt la plus jeune des deux Françaises,—vous me donnez une extrême envie de connaître votre harem! J'ai déjà rendu visite à des dames musulmanes, et je les ai trouvées délicieuses. Mais elles ne parlaient pas français et je n'ai pas du tout pu satisfaire mon goût immodéré pour le bavardage ... au lieu que chez vous!...
—Madame,—réplique Sid Mohamed en s'inclinant,—ma mère et ma femme seraient charmées de votre gracieuse venue... Mais elles sont à Rabat... J'ai dû laisser toute ma maison là-bas, auprès du sultan... Ici, je ne fais que camper, avec mes chevaux et mes armes... Vous avez peut-être aperçu, à la porte de ma villa, une tente toujours plantée, prête: la mienne...
—Quel dommage...
—Vous me rendez confus!... Et combien on regrettera, à Rabat, l'honneur charmant que vous vouliez nous faire!... J'y songe, madame, daignerez-vous me rendre très heureux?... J'ai reçu hier, de là-bas, une broderie qu'on a faite pour moi... Cela peut servir de coussin... Ici, que puis-je faire d'un coussin? Et la brodeuse serait si fière d'apprendre que vous avez accepté ce très modeste présent...
—Oh! jamais de la vie...
—Pourquoi? Raisonnablement, vous ne pouvez pas refuser... Ce serait une injure! Allons, voilà qui est dit. Je vous apporterai cette bagatelle demain, au tennis...
Le cercle est rompu. Le ministre vient d'inviter ses hôtes à passer dans le salon voisin, où sont exposés de somptueux tapis, envoi fraternel de S. M. le sultan à S. M. le roi de Bohème... Sid Mohamed s'attarde, et retient avec lui la dame française si blonde, et profite ingénieusement du tête à tête pour conter fleurette... Et la dame semble écouter sans déplaisir...
—Un flirt?—questionne discrètement, du pas de la porte, le duc d'Étioles.
—Oh! réplique en riant un diplomate bien informé,—Sid Mohamed ne manque jamais une occasion de rafraîchir ses souvenirs de la plaine Monceau...
—Moi qui me figurais que les Arabes avaient su maintenir la femme à sa bonne vieille place domestique, et refouler intelligemment la marée montante de nos modernes amazones! Je déchante! Est-ce qu'il y a beaucoup de caïds comme celui-là entre Tanger et Agadir?
Le diplomate bien informé allonge une moue bien indécise:
—Comme celui-là? Non, je pense... Quoique, peut-être, celui-là ne soit pas tout à fait le personnage que vous imaginez...
Minuit. Sid Mohamed ben Chékib, enveloppé maintenant de sa djellaba bleu sombre et de son grand burnous neigeux, monte à cheval pour regagner sa villa, la villa où il campe. Un écuyer tient la bête par la bride. Un valet marche devant, portant lanterne. Et deux soldats à casque rouge suivent, fusil au poing.
Les rues en escaliers... Les hautes portes barrées de chaînes... La route pavée, entre ses acacias fleuris qui embaument... La plaine enfin, toute verdoyante, et clairsemée de tentes pointues...
La villa de Sid Mohamed ben Chékib est entourée d'un grand mur bleuâtre. On entre par une voûte oblique. Des gardes, accroupis sur leurs nattes, se lèvent en hâte à la vue du maître.
Sid Mohamed met pied à terre, franchit le jardin plein de roses, pénètre dans l'habitation, traverse deux salles de marbre et de stuc, ciselées comme dentelles...
Une troisième salle très tapissée... Deux négresses, debout, au seuil, se prosternent. Trois femmes blanches sont là, belles et parées.. Sid Mohameh s'est sans doute trompé tout à l'heure, en affirmant que son harem était à Rabat ... trois femmes blanches sont là, et s'immobilisent soudain, dans une attitude d'extrême respect...
Sid Mohamed, sans dire mot, marche vers l'une des trois qui s'appuyait l'instant d'avant sur un fort beau coussin de soie brodé.
—Donne!—commande-t-il en arabe.
Il prend le coussin, le jette vers les négresses avec un ordre bref, qu'il laisse tomber par-dessus l'épaule, dédaigneusement.
Les trois femmes ont écouté, muettes.
Alors, il passe devant elles, les regardant l'une après l'autre, lentement. Et, s'arrêtant enfin, il en touche une du bout de sa cravache:
—Toi,—dit-il.
L'élue se lève, docile, et obéit.
En mer, devant Safi.
Mai 1908.
III.—NULLE PART
16.—LA DAME BLEUE
Il m'est arrivé une fois,—et une seule—de rencontrer dans la rue l'impossible.
Voici:
L'an 1329 de l'hégire, le lundi 26 de shaban, un tableau primitif, le prince et le premier de tous les primitifs, sans contredit: la Dame Bleue, attribuée à Dante Alighieri... la Dame Bleue, seule toile que nous ayons et de l'homme,—l'homme qui fit l'enfer!—et de l'époque; la Dame Bleue, l'œuvre moyenâgeuse qui devança la Renaissance, si l'on peut dire, en la prophétisant: tant elle en approche, l'égalant par la perfection, la dépassant par l'expression et le sentiment; la Dame Bleue, vrai portrait,—on l'affirme,—de la vraie Béatrice, de cette maîtresse qu'il adora, et qui le trahit pour s'enfuir de Florence avec un chevalier de la chevalerie impériale, du nom d'Otberg, lequel l'aima chèrement aussi, dit la légende, mais ne sut l'empêcher d'être reprise à peu près de force par Dante, et séquestrée, puis mise en oubliette,—et d'en mourir; cette tragique Dame Bleue, belle d'ailleurs à miracle dans sa robe de satin turquoise et dans ses dentelles amoureusement dessinées, avec son front, le plus doux et le plus pur qui soit, ses yeux, les plus pensifs et les plus profonds, sa bouche, la plus secrète et la plus voluptueuse, et dont le sourire est une ironie éternelle ... la Dame Bleue enfin, qui efface la Joconde; la Dame Bleue, aujourd'hui merveilleux ornement de la merveilleuse Sainte-Chapelle, qui l'expose, comme chacun sait, au-dessus de l'autel de Sainte-Geneviève, dont elle est censée figurer l'image,—la Dame Bleue, comme l'horloge du Palais sonnait les douze coups de midi, soit, ce jour-là, quatre heures à la turque,—disparut. On put préciser l'heure, puisque, au cours de l'enquête, deux témoins qui, conduits par un gardien, visitaient à cet instant même la Sainte-Chapelle, en témoignèrent:—l'un certifia qu'au premier des douze coups de l'horloge, il avait encore vu, et bien vu le chef-d'œuvre; qu'il s'était même arrêté, et attardé à le contempler, au point d'impatienter le gardien, qui confirma la chose;—et l'autre attesta qu'au douzième des mêmes douze coups, levant par hasard les yeux vers le tableau, il avait constaté, et fait constater sur-le-champ par tout le monde, que le cadre y était encore, et même la toile avec le paysage et l'architecture qui fait le fond du portrait, mais que le portrait n'y était plus: à sa place, un trou béant s'ouvrait, découpé comme à l'emporte-pièce. La Dame Bleue s'en était allée toute seule; et rien autre qu'elle; mais elle s'en était allée bel et bien.
Le bruit que cela fit sur toute la planète, vous vous en souvenez. La disparition était effarante; je dirais impossible si je ne tenais pas à réserver le mot. On parla d'enlèvement mystérieux. L'imagination du public s'enfiévra. Force gens, qui, de leur vie, n'avaient vu la Dame Bleue, ni peut-être ouï parler d'elle, force gens qui, dans tous les cas, se souciaient d'elle (le dimanche 25 de shaban) comme moi de votre première chemise, n'en pleurèrent pas moins amèrement, (le mardi 27,) à la pensée qu'il était maintenant trop tard, que personne ne verrait plus jamais la Dame Bleue, et qu'eux ne l'auraient jamais vue. Je me moque, j'ai tort. Ces gens étaient des hommes, comme moi; et pour eux, comme pour moi, comme pour toute la race des pauvres animaux que nous sommes, rare vaut mieux que beau et que bon, additionnés. Si je fus, en l'occurrence, moins ridicule que les pleureurs, je n'ai pas de quoi me vanter: j'étais amoureux. Je conjuguais même le verbe aimer à la voix réciproque, ce qui n'arrive guère aux amants que la semaine des quatre jeudis. Car aimer est un verbe actif ou passif, mais actif ou passif seulement. J'avais raison tout à l'heure: nous sommes décidément de pauvres animaux, moins à blâmer qu'à plaindre.
N'importe! j'aimais alors et j'étais aimé: vous concevez que les yeux et la bouche de la Dame Bleue m'inquiétaient médiocrement. Une autre bouche, d'autres yeux... Mais là-dessus, silence! en amour, comme en religion, moins on parle, moins on souille. Respect aux dieux!
Quant à la Dame Bleue, elle avait disparu, elle ne reparut pas. On n'en eut point de nouvelles, on n'en découvrit pas l'ombre d'un vestige. Des jours passèrent, puis des semaines, puis des mois. Les absents ont tort: la Dame Bleue fut oubliée. Je l'oubliai moi-même plus que personne, ne m'en étant guère préoccupé jamais, et cherchant, comme cherchent tous ceux qui aiment, à toujours tout balayer hors de ma mémoire, pour y faire place plus grande et plus pure à l'image de celle que j'aimais. Cela, simplement pour vous bien convaincre, que le 17 de moharrem suivant, (vous voyez que ce n'est pas le lendemain du 26 de shaban!) j'étais certes à cent lieues de penser à la Dame Bleue, tandis que, dans Paris nocturne, je m'en revenais à pied d'Auteuil à mon île Saint-Louis,—j'habite quai de Bourbon,—après avoir dîné,—dîné très gaîment,—chez un ami. A pied: parce qu'il faisait une belle nuit froide et laiteuse, et parce que j'aime à marcher quand les rues sont dégagées, nettoyées, de ce grouillement tapageur et malodorant qu'est la foule. Les pauvres animaux que je disais tout à l'heure sont aussi des animaux très malpropres.
Il pouvait être cinq heures à la turque; et, ce jour-là, à la franque, cela faisait justement minuit[1]. J'avais pris par le chemin des écoliers; le chemin des écoliers m'avait conduit à l'Etoile. Je marchais droit devant moi: je ne contournai donc pas la place: je traversai, allant sans y songer vers la grande Porte qui attendait encore, en ce temps-là, que la Gloire, sur le cheval de Foch, y passât. J'arrivai au seuil; à la ligne tracée par l'ombre noire de l'Arc sur le pavé blanc de lune.
Là, je m'arrêtai net: la place était solitaire; je n'avais pas imaginé rencontrer quelqu'un sous l'Arc même. Or je rencontrai quelqu'un: dans l'ombre plus opaque de la voûte, une silhouette apparaissait vaguement, adossée contre l'angle intérieur du premier pilier, à main droite ... la silhouette d'une femme...
Je m'étais arrêté surpris et plutôt inquiet.
Il n'y avait guère de quoi s'étonner ni s'inquiéter. Je le fus pourtant bel et bien. Allah sait pourquoi, si moi, je n'en sais rien! Ce que je sais, en tout cas, c'est que je demeurai bien trente bonnes secondes face à face avec cette silhouette, femme présumée. Je la regardais. Elle ne me regardait pas. Il va de soi que je ne distinguais pas ses yeux. Mais, un regard appuyé sur vos yeux, cela pèse: je ne sentis pas le poids de ce regard-là. Néanmoins, petit à petit, ma gêne et mon inquiétude du premier instant tournaient en malaise ... en trouble ... et ... ma foi! en peur!... oui-dà! en une peur inconnue, toute froide et toute blême, qui était peut-être bien la peur des fantômes et de l'invisible, la peur de l'au-delà, de l'inconnaissable, de la mort. Fichue peur!
Les trente secondes me semblèrent longues. A la trentième, je dus me cramponner à tout ce que j'ai d'amour-propre pour ne pas me sauver bravement à toutes jambes.
Je ne me sauvai pourtant pas. Au contraire. L'orgueil est un bon professeur d'énergie. Je me raidis dans le mien, et je repartis, marchant à l'ennemi ... c'est-à-dire à l'apparition ... (apparition, c'est à ce mot que j'avais pensé dès les premiers instants.)
Ma peur devenait terreur, terreur glacée, grelottante, atroce et s'empirait au fur et à mesure que j'avançais. Les vingt pas me semblèrent plus longs que tout à l'heure les trente secondes. J'obliquai même à gauche pour passer plus loin du pilier dangereux. Mais je ne reculai pas. J'eus seulement une hésitation à mi-route: l'apparition m'avait regardé; et ce regard frappa mes yeux comme un coup. Choc sensible. Et surtout, commotion imprévue. A ma peur, qui d'ailleurs n'en diminua point, se mêla soudain une autre émotion, la plus extravagante:—l'admiration. Oui.
Cette ombre que je voyais à peine, voilà que tout d'un coup je l'admirais! j'en étais émerveillé, ébloui; cette silhouette ténue, j'en admirais la longueur svelte, la courbe souple, la grâce; cette tache bleuâtre sur la pierre grise, j'en admirais la justesse et l'harmonie... Bleuâtre, la tache?... oui ... bleuâtre ... bleue. Et comme ce mot-là,—bleu,—me passait par l'esprit, mon admiration, inexplicablement, s'en augmenta. Oui: cette simple tache de pénombre sur l'ombre de la nuit, cet étroit fusain à peine esquissé au pied de ce grand mur devint pour moi tout à coup quelque chose d'extraordinaire! de prodigieusement beau, pur, grave, et ironique aussi... Tout cela, toutes ces perfections étranges, une seule seconde les évoqua pour moi, devant ce seul profil esquissé sur un mur...
Il est clair que dès cette seconde-là, je commençai de tâter l'impossible.
Des vingt pas maintenant, j'en avais fait quinze. Les cinq derniers furent cinq étapes. Mon admiration s'exaltait, mais ma peur ne cédait pas. Au contraire. A la fin, je fus dans l'éblouissement et dans la terreur à la fois. Les mourants doivent connaître cette épouvante extasiée, quand tout à coup, surgi des brouillards de la mort, ils aperçoivent Azraël, splendide et terrible.
Le dernier pas.—Soudain, choc brutal: l'apparition parla. C'était donc une femme tout de bon? une femme vivante? Elle parla; elle me dit:
—Monsieur, il est presque minuit, n'est-ce pas?
La voix sonnait voilée, très voilée, mais très douce aussi, grave; et par-dessus tout apeurée, et probablement d'une peur qui ne le cédait pas à la mienne. Un peureux rassure toujours. Et puis l'éducation vaut deux fois la nature: quel homme élevé ne répondrait pas à une femme? Je répondis tout de suite, avant de ne plus trembler:
—Il est plus de minuit, madame. Voyez: minuit dix.
Un gémissement,—un soupir plutôt,—accueillit seul ma réponse. La dame ... (la femme était une dame, élégante même; trop peut-être pour aller à pied; trop, sûrement, pour s'adosser de nuit, à l'un des piliers de l'Arc-de-Triomphe...) la dame chancela. Et je m'avançai pour la soutenir. L'éducation encore!—D'ailleurs mes craintes commençaient de me quitter, au fur et à mesure que je voyais les siennes monter à son visage qui pâlissait... Car je le voyais maintenant, ce visage que j'avais admiré d'avance et d'intuition. Et je n'avais pas à me dédire: il était beau miraculeusement. L'ovale des joues encadrait une bouche voluptueuse et secrète à la fois, qui souriait d'un indicible sourire, fait d'ironie, mais d'ironie pour ainsi dire éternelle; encadrait des yeux profonds comme la mer et pensifs comme le ciel, sous un front pur comme le matin, doux comme le baiser... Plus bas, le cou ferme et gonflé se dégageait hors d'une dentelle somptueuse, dans l'échancrure d'une robe de satin turquoise, très ample ... je vous ai dit que l'ensemble était trop élégant pour l'heure et pour le lieu.
Mais la dame avait chancelé, et je la soutins juste à temps: elle allait choir. Mon bras entoura une taille souple, ma main saisit un bras ferme, mais glacé.
On s'évanouissait tout de bon. A tel point que je crus utile de frapper dans les mains qui devenaient inertes. La dame alors se raidit:
—Monsieur,—s'écria-t-elle,—c'est impossible! il n'est pas minuit... Songez, songez, s'il était minuit, et que le chevalier ne fût pas là ... ce serait que ... mon Dieu! mon Dieu!..
Je rapportera phrase telle que je l'entendis; incohérente à souhait. Ainsi balbutia la Dame Bleue...
... La Dame Bleue...
C'est alors seulement que j'y songeai. (Vous, vous y avez songé depuis longtemps? parbleu! mais tâchez de vous mettre à ma place!)
La Dame Bleue? eh bien, oui!... C'était la Dame Bleue, celle de l'Alighieri, celle de la Sainte-Chapelle, que j'avais là dans mes bras. Seulement, de toile peinte, elle était devenue chair et sang; d'image, femme: de portrait, modèle; de morte, vivante. Fors ce détail, la Dame Bleue à n'en pas douter! La ressemblance criait, de la tête aux pieds, de la robe à la peau. La Dame Bleue; Béatrice, celle qu'aima Dante et que Dante tua...
Au fait, la tua-t-il?
S'il ne l'avait pas tuée?... qui sait?..
Elle parlait encore ... et je trouvais ses paroles moins, beaucoup moins incohérentes:
—Le chevalier ne peut me joindre qu'avant minuit ... minuit passé, tout est à l'Autre ... et l'Autre, qui m'a cloîtrée tant, tant de siècles ... dans cette atroce prison de bois, de toile, d'huile, de vernis, que sais-je!... s'il revenait, s'il me reprenait...
Elle cria tout à coup de joie, s'arracha de mes mains:
—Enfin! enfin! sire Otbert! c'est vous! je savais bien qu'il eût fallu, pour vous empêcher de venir...
Elle n'acheva pas. Je la regardais. Je vis se décomposer tout son visage.
Quelqu'un était survenu, très silencieusement. Quelqu'un de masqué en quelque sorte, par le capuchon d'un manteau. Mais le capuchon se relevait, et sans doute, celui qui survenait n'était pas celui qu'on avait attendu.
Le capuchon s'était relevé. Je vis une face maigre jusqu'à l'ascétisme; ardente jusqu'au fanatisme; lumineuse de génie, terrible. La face que personne jamais n'oublie après l'avoir vue, peinte ou taillée: Dante.—Dante revenu,—lui comme elle,—de l'Au-delà.
Il dit, achevant ce qu'elle ne pouvait achever:
—Il eût fallu qu'il fût mort? I| est mort en effet. Il ne reviendra plus cette fois.
Elle ne cria pas. Rien qu'un soupir. Ses genoux faiblirent. Sans plus.
Il se détourna pour murmurer:
—Virgile me l'avait dit, que même le Secret ne peut vaincre l'Amour... Ah! maudite!
Il revint à elle, prostrée, pétrifiée:
—Il est mort! pas captif, cette fois; pas envoûté, pas enchanté: mort. Vous, vous ne le joindrez plus. Car vous ne mourrez pas.
Elle joignit les mains.
Le capuchon retomba sur l'implacable face.
—Allez!—dit-il,—retournez d'où vous êtes venue. Je vous reprends. Allez.
Malgré moi, j'avais reculé jusqu'à la muraille de l'Arc, histoire de toucher de la pierre, du ciment, des choses de ce monde-ci. Je touchai. Puis je regardai derechef. Et je ne vis plus rien.
L'impossible avait disparu.
C'est le 18 moharrem, le lendemain de cette nuit-là que les journaux relatèrent l'inexplicable retour de la Dame Bleue dans son cadre, au mur de la Sainte-Chapelle...
[1] L'heure turque est réglée sur le coucher du soleil. La correspondance des heures «à la turque» et «à la franque» varie donc selon les saisons.
17.—LA BAGUETTE DE CIRCÉ
Comme je me garais d'un Madeleine-Bastille en sautant sur le refuge du carrefour des Écrasés, Arif, par derrière, me frappa sur l'épaule.
—C'est une chance, j'allais chez toi,—me cria-t-il dans l'oreille... (l'omnibus faisait un effroyable ferraillement le long du trottoir, et trente voitures nous cernaient d'un rempart tournoyant...)—Mon vieux, il faut que tu viennes ce soir à la fumerie, j'aurai un numéro vraiment curieux.
—Quel genre?
—Une dame qui veut fumer. Une femme de trente ans ayant mari, enfants, amant. Un produit superbe et complet de la civilisation actuelle; une forteresse de tous nos préjugés héréditaires, religion, morale, convention sociale et convention mondaine; bref, une créature en qui le geste de donner ses doigts à baiser est devenu aussi instinctif que le geste de mâcher la viande qu'elle mange. Mon vieux, voilà ce que nous mettrons, ce soir, face à face avec la drogue..
—C'est le mari qui te l'amène?
—Non, l'amant ... un amant moderne, bien entendu, pas aimé: choisi; choisi raisonnablement, pour sa correction de sportsman et pour ce qu'on a trouvé de bien assorti dans la liaison qu'il offrait... D'ailleurs, mon petit, ne blaguons pas! au demeurant, une charmante femme.
—Et l'amant?
—Oh! lui, absolument quelconque: un homme du monde! et jaloux d'elle, par-dessus le marché.
—Histoire d'être quelconque davantage?
—Oui. Il ne la quittera pas d'une semelle.
—Tant pis. A ce soir.
Il y eut une fissure dans le bloc mouvant des véhicules et je m'y faufilai.
Ça ne m'intéressait pas beaucoup, l'attraction d'Arif. L'opinion, voyez-vous, se suffit à soi-même, et les condiments que les jeunes fumeurs cherchent à y mêler n'en relèvent pas la saveur calme et souveraine. Arif fume depuis son consultat de Fou-Tchéou, ce qui ne fait que trois ans; moi, depuis toujours. Et quand neuf heures sonnèrent, je fus d'abord tenté de rentrer chez moi et de fumer ma propre pipe. Mais un fiacre passa, portant la lanterne de Grenelle. Et je me laissai mener par ce hasard.
Arif habite, tout près du pont de Molitor, une petite maison parmi de grands arbres.
On entre par une grille et on traverse un jardin, une pelouse plutôt plantée d'acacias et de hêtres. La grille est haute et tapissée de lierre. On ne voit pas à travers, ni par-dessus. Si bien que la maison semble au milieu d'une forêt.
Il y a d'abord une allée moussue, puis un perron, puis une antichambre à dalles bleues et blanches. Ensuite, à gauche, le cabinet de travail avec, en guise de murs, deux grandes baies par où le jardin entre. Tout cela très élégant et confortable, moderne, sans rien d'exotique ni de bizarre.
Mais, derrière le cabinet, il y a la fumerie, étroite et longue, toute tendue de rouge, et très sombre, à cause d'un lierre opaque pressé contre la fenêtre: sombre comme une eau-forte de Rembrandt. J'aime cette fumerie différente du reste de la maison, différente de tout ce qu'on voit à Paris,—et autre part. Elle est nue et mystérieuse. Pas de meubles, pas de bibelots, rien de visible, rien de réel à quoi accrocher sa pensée: rien que les nattes silencieuses du sol et le vide enfermé entre les quatre murs de crêpe couleur de sang ancien. La nuit, la lampe à opium éclaire tant bien que mal ces quatre murs; mais le vide du milieu reste obscur,—je n'ai jamais compris pourquoi...
Maintenant, nous fumions, Arif et moi, couchés sur le flanc, face à face, et le plateau à opium entre nos poitrines.
—Quand ils sonneront,—dit Arif en tournant l'aiguille au-dessus de la lampe,—tu iras ouvrir la grille. Mais, en passant par le cabinet, tu prendras le burnous qui est sur la liseuse et tu l'endosseras par-dessus ta robe.
—Il ne fait pas froid du tout.
—Non, mais tu sais que les robes chinoises sont laides hors de la fumerie. Il ne faut jamais rien de laid.
Parce que j'avais déjà fumé huit pipes, j'entendis de très loin le bruit du moteur et le crissement des pneumatiques sur le sable; et j'ouvris la grille avant qu'ils eussent sonné.
—Venez,—dis-je.
La femme, encapuchonnée d'une sortie de bal, hésita. L'homme élégant s'inquiéta de ma longue barbe et du burnous blanc d'où sortait une manche de satin brodée.
—Mais c'est M. Arif,—commença-t-il...
—Arif est mon ami. Venez.
La maîtresse prit le bras de l'amant, un peu craintivement, et ils me suivirent dans l'allée, entre les hêtres.
Elle entra la première, rassérénée dès l'antichambre.
Dans le cabinet de travail, je la priai d'ôter son manteau. Curieuse, elle regarda la table encombrée de livres, les aquarelles des murs et les acacias pressés contre les vitres des baies.
Elle se tournait vers son amant:
—C'est délicieux, n'est-ce pas, mon cher? Une garçonnière rêvée!
Elle se détourna sans affectation d'une estampe de Rops un peu réaliste pour admirer un brûle-parfums correct.
—Tout est d'un goût!... M. Arif est vraiment un artiste. Et quel ami charmant! Il y a longtemps que vous le connaissez, monsieur?
Elle s'était assise, souriante, aisée, mondaine. Elle attendait le maître de maison, sans marquer l'étonnement qu'elle avait qu'il ne fût pas là pour la recevoir. Elle imaginait visiblement qu'il allait venir, s'excusant de son retard, et qu'il la conduirait avec cérémonie vers quelque table de souper.
L'opium, cela devait être une cigarette très parfumée, qu'on allumerait entre deux coupes de Mumm...
L'homme à orchidée, l'amant, demeurait de bout, le pardessus au bras gauche. Et je lisais sur sa figure un blâme dédaigneux pour l'accoutrement de carnaval dont il me voyait revêtu, et pour tout ce qu'il flairait d'incorrect dans cette maison de bohème où il n'était entré qu'à regret, pour plaire à sa maîtresse.
Elle, apercevant une psyché, s'était levée pour rajuster sa coiffure, froissée par le capuchon de la sortie de bal. Dans le miroir, je surpris son vrai regard—son regard de femme vivante, et non plus factice—appuyé sur moi. Une seconde. Et elle se retourna, les yeux indifférents.
Je l'empêchai de se rasseoir.
—Madame, s'il vous plaît maintenant d'entrer...
Et j'ouvris la fumerie rouge, pleine d'ombre.
Elle avança de trois pas et s'arrêta.
Arif fumait. Sa silhouette de satin bleu et noir se distinguait mal parmi les volutes grises qui ondulaient sur les nattes. On voyait cependant qu'il ne bougeait pas et que peut-être il ne s'était point aperçu de notre entrée. Le silence était accru, matérialisé par le grésillement menu de l'opium, au-dessus de la lampe. Moi, j'avais laissé tomber le burnous hors de la fumerie et fermé la porte, pour exclure le dehors. Et je me couchais en face du fumeur, comme auparavant.
Arif acheva d'aspirer le bambou noir, puis se rejeta sur le dos, sa nuque à la renverse heurtant le coussin de cuir; et il parla:
—Madame, la fumerie est toute à vous... Vous voyez qu'on fume l'opium couché. S'il vous est agréable de ne pas gâter votre toilette et d'être à l'aise dans une robe molle, j'ai des kimonos citron qui iront bien à votre peau pâle, et le cabinet de toilette est à vous, comme la fumerie...
Elle regarda son amant, stupéfaite, et fit un effort pour répondre:
—Merci... je fumerai comme je suis.
Je me rangeai pour lui faire place sur la natte, près du plateau. Mon bras toucha le panier de la théière, et je remplis une tasse que je lui offris. Elle hésita, impressionnée jusqu'à l'impolitesse:
—C'est bien du thé?—murmura-t-elle sans boire.
Paisiblement, je lui repris la tasse et je bus à sa place. Elle rougit, et, pour cacher sa confusion, s'allongea tout de suite le long du plateau, serrant ses jupes aux chevilles et prenant grand soin de ne pas effleurer mon corps étendu près du sien.
—Comment fait-on?—demanda-t-elle, perplexe devant le bambou.
—On aspire d'un seul trait jusqu'au bout de son souffle.
Elle appuya le bout de jade contre ses lèvres, et la drogue ruissela lentement dans ses poumons vierges.
Je ne la regardais pas du tout. Cela ne m'intéressait point. Et puis, il aurait fallu tourner ma tête à droite, et j'étais bien, sur le dos, les yeux au mur rouge. Au mur, il y avait l'amant, adossé. De la fumée grise floconnait entre lui et moi, et, à travers, il ne me paraissait plus tout à fait réel, lui qui ne fumait pas: moitié homme, moitié larve...
A bout de souffle, elle lâcha la pipe et se raidit brusquement en arrière. J'entendis le choc de ses peignes sur le sol et le cri des nattes griffées par ses deux mains.
Sans parler, Arif prit une autre goutte d'opium au bout de l'aiguille. Puis, la pipe cuite, il me la tendit.
Pour fumer, je dus appuyer ma joue sur l'épaule droite de la fumeuse. Elle, si ombrageuse tout à l'heure, ne remua ni ne tressaillit.
—A vous, madame,—dit Arif ensuite.
Elle se tourna immédiatement et reprit le bambou.
Tandis qu'elle fumait, Arif parla, sans cesser de guider le fourneau au-dessus de la flamme:
—Cela m'ennuie de vous appeler madame. Je ne sais pas votre prénom, et d'ailleurs il est peut-être laid. Peu importe. Ici, nous vous nommerons d'un nom de fleur, voulez-vous?
—Lotus,—dis-je.
Elle ne s'interrompit pas de fumer pour répondre. Et le bambou vidé, le fourneau redevenu lisse, elle attendit d'avoir savouré le vertige enivré de sa cervelle en tumulte pour murmurer:
—Lotus, oui.
J'appuyai encore ma joue sur son épaule, pour fumer. Cette fois, de sa main gauche, elle caressa lentement mes cheveux, d'un geste très simple.
Plus tard, elle parla d'une voix chantante, les yeux fermés:
—Je suis bien, bien! Il me semble que me revoilà toute petite, toute blanche... Mon corps ne pèse plus ... comme c'est délicieux!
Elle se tut très longtemps. Son tour vint d'aspirer la fumée magicienne. Et elle reprit ensuite:
—Je suis bien!... il me semble que je n'ai jamais eu de mari, ni d'ami...
Arif me tendit la pipe. Une fois encore, ma tête posa sur l'épaule nue. La main frôla ma joue, mon cou, et, par l'ouverture de la robe chinoise, joua sur ma poitrine.
La pipe fumée, je restai sur place. Nous étions presque enlacés comme des amants.
Elle murmura:
—Pourtant je ne vous connais pas du tout... Si vous m'aviez rencontrée tout à l'heure, dans la rue, et si vous m'aviez seulement effleuré la main, je vous aurais souffleté...
Elle murmura ensuite:
—Vous me plaisez...
La fumée grise était maintenant opaque. Entre les murs rouges, il faisait tout à fait obscur. Et l'amant, toujours debout au fond de la fumerie, se dissolvait peu à peu dans l'opium épars.
Quand même, on le sentait là, profane. Lotus, parfois, regardait vers cet intrus.
Après la neuvième pipe, elle souleva la tête:
—Allez-vous-en!—dit-elle.
Il remua. Sa voix arriva jusqu'à nous, balbutiante d'étonnement:
—Mais ... comment ... vous?...
Elle répéta:
—Allez-vous-en!
J'entendis la porte de la fumerie; puis, plus lointaine, mais également distincte à mes oreilles affinées, la porte de la grille.
Alors, Lotus appuya profondément sa bouche sur ma bouche...
1907.
TABLE DES MATIÈRES
| I.—LES BÊTES | ||
| Pages. | ||
| 1.— | Une vie | 7 | 
| II.—LES GENS | ||
| I.—Ici | ||
| 2.— | La preuve | 51 | 
| 3.— | L'homme qui le savait | 63 | 
| 4.— | Mon duel à mort | 73 | 
| 5.— | Cas de conscience | 83 | 
| 6.— | Les trois verdicts | 91 | 
| 7.— | Le sac à fermoir d'or | 103 | 
| 8.— | Le cas de mademoiselle Amorosa | 113 | 
| 9.— | Cinq à sept | 129 | 
| II.—Ailleurs | ||
| 10.— | La grande muraille | 143 | 
| 11.— | Une demi-minute | 163 | 
| 12.— | Manon | 173 | 
| 13.— | L'intacte vertu | 187 | 
| 14.— | La redoute azur et rubis | 197 | 
| 15.— | Un féministe | 207 | 
| III.—Nulle part | ||
| 16.— | La Dame bleue | 219 | 
| 17.— | La baguette de Circé | 233 |