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Blanche et Bleue ou les deux couleuvres-fées, roman chinois

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The Project Gutenberg eBook of Blanche et Bleue ou les deux couleuvres-fées, roman chinois

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Title: Blanche et Bleue ou les deux couleuvres-fées, roman chinois

Translator: Stanislas Julien

Release date: April 29, 2013 [eBook #42615]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Laurent Vogel, Eleni Christofaki and the Online
Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net (This
file was produced from images generously made available
by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BLANCHE ET BLEUE OU LES DEUX COULEUVRES-FÉES, ROMAN CHINOIS ***

Note sur la Transcription:

Les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et n'a pas été harmonisée.


BLANCHE ET BLEUE,

OU

LES DEUX COULEUVRES-FÉES.


DE L'IMPRIMERIE DE CRAPELET,
rue de Vaugirard, nº 9.


BLANCHE ET BLEUE,
OU
LES DEUX COULEUVRES-FÉES;

ROMAN CHINOIS,
TRADUIT
PAR STANISLAS JULIEN,
MEMBRE DE L'INSTITUT, ET PROFESSEUR DE LANGUE CHINOISE AU COLLÉGE
DE FRANCE.

PARIS.
LIBRAIRIE DE CHARLES GOSSELIN,
RUE SAINT-GERMAIN-DES-PRÉS, Nº 9.

M DCCC XXXIV.


A

MONSIEUR JOHN CURTIS

TÉMOIGNAGE D'ESTIME ET D'AMITIÉ.

Stanislas Julien.


AVERTISSEMENT.[1]

Tout le monde sait que les Chinois possèdent une multitude de romans. On en connaît déjà deux en Europe qui ont obtenu un succès mérité: le Iu-kiao-li, ou les Deux Cousines, et le Hao-kieou-tchouên, dont M. Francis Davis a publié, en 1829, une traduction anglaise, sous le titre de The fortunate Union. Ces deux ouvrages, qui sont fort estimés dans le pays pour lequel ils ont été écrits, peignent avec fidélité les mœurs d'une société choisie, où figurent au premier rang les lettrés et les fonctionnaires publics.

Il est un autre genre de compositions plus modestes, et aussi répandues en Chine, qui ne paraissent pas moins dignes d'exciter la curiosité et l'intérêt des lecteurs européens; ce sont celles qui sont principalement destinées aux classes inférieures, et qui sont basées sur les croyances populaires, qu'elles ont pour but de propager ou d'entretenir par des récits merveilleux propres à frapper l'imagination. C'est à cette classe qu'appartient le Roman que nous publions aujourd'hui; nous n'avons pas besoin de dire que c'est le premier de ce genre qui ait paru jusqu'ici en Europe.

Les personnes qui ont écrit sur la littérature chinoise ont parlé maintes fois de romans qui décrivent les scènes de la vie réelle, tels que les Deux Cousines et l'Union bien assortie, ou les romans historiques, dont les chefs-d'œuvre sont le Sân-koué-tchi (l'Histoire[2] des trois Royaumes) et le Chouï-hou-tchouên (l'Histoire des Insurgés), mais elles n'ont jamais dit un mot des romans mêlés de merveilleux et de féerie, qui sont très nombreux en Chine. J'en possède plusieurs[3] d'une date très récente, qui, si l'on s'en rapporte aux éloges pompeux des Éditeurs, doivent être lus en Chine avec autant d'avidité et d'intérêt que le sont chez nous les Mille et une Nuits. Mais les deux principaux sont d'une grande étendue, et, pour traduire l'un ou l'autre, il m'eût fallu y consacrer un temps que réclament des travaux d'un ordre plus élevé.

Lorsque parut le roman des Deux Cousines, qui, suivant l'opinion du Traducteur, a dû être composé il y a plusieurs siècles, des critiques éclairés exprimèrent le désir de voir publier quelque composition moderne, afin de juger si un long intervalle de temps avait pu apporter quelques changements dans le style, dans les idées et les mœurs.

L'histoire de Blanche et Bleue remonte à une époque peu éloignée de nous. La préface, rédigée par un ami de l'auteur, porte la date de 1807. Par malheur, elle est écrite en caractères tsao, espèce de sténographie chinoise où la plupart des mots sont tellement défigurés et abrégés, qu'il est presque impossible à un Européen de les déchiffrer. Cette difficulté nous a empêché de puiser dans l'Avant-propos qui précède le texte chinois, divers renseignements qui ne manqueraient pas d'intéresser nos lecteurs. La seule observation importante que nous ayons cru saisir, c'est que l'auteur, qui prenait le titre Iu-chân-tchu-jîn[4] (l'hôte de la Montagne de Jade), était un lettré célèbre qui recherchait avec ardeur toutes les traditions anciennes. Comme il visitait un jour la ville de Tchîn-kiang pour examiner les restes de ses antiques monuments, un vieillard lui raconta l'histoire merveilleuse de Blanche et Bleue, qui paraît remonter[5] à la dynastie des Liang.[6]

La plupart des personnes qui lisent le roman de Michel Cervantes, n'y cherchent et n'y voient que des aventures amusantes; il en est peu qui sachent y reconnaître à chaque pas, la critique spirituelle qu'il fait des romans de chevalerie. Nous ne prétendons établir ici aucune comparaison, mais il est facile de prévoir qu'un grand nombre de lecteurs ne seront frappés que des aventures merveilleuses de notre roman, sans chercher à les rattacher aux croyances religieuses sur lesquelles repose tout l'ouvrage. Nous nous contenterons d'en indiquer le sujet.

Blanche est une femme, que Fo[7] a fait passer dans le corps d'une Couleuvre blanche, pour expier, pendant des siècles, les fautes de sa vie antérieure. Au bout de dix-huit cents ans, ce dieu décide que l'astre Wen-sing (l'astre de la littérature) descendra sur la terre, où il doit parvenir aux plus hauts honneurs. En conséquence, il permet à Blanche de reprendre un corps humain, et d'épouser Hân-wen, afin de donner le jour à l'astre Wen-sing, qu'il veut récompenser d'une manière éclatante. Pendant plusieurs années Blanche est exposée aux plus grands périls, il lui arrive même une fois de perdre la vie; mais comme de hautes destinées se rattachent à son existence, Bouddha ordonne à un dieu placé sous ses ordres de la protéger lorsqu'elle est en danger de périr[8], et de lui communiquer son souffle divin, après que la vue du génie de l'astre Nân-sing l'a fait mourir de frayeur[9]. Enfin, après beaucoup de vicissitudes où domine toujours le merveilleux, Blanche arrive au terme de sa grossesse: une lumière brillante illumine toute la maison, et l'astre Wen-sing descend dans le monde.

Dès ce moment le rôle de Blanche est accompli; et comme elle n'avait pas encore expié toutes ses fautes lorsque Bouddha la choisit pour être, à l'égard de l'astre Wen-sing, l'instrument de ses desseins, il ordonne au religieux Fa-haï de l'ensevelir sous la pagode de Louï-pong[10]. Vingt ans après, lorsque Blanche a rempli la mesure de ses souffrances, Fa-haï vient la tirer de sa prison, et l'élève au séjour des dieux.

Je terminerai cet Avertissement par une observation qui ne s'adresse qu'aux sinologues. Le texte dont je me suis servi est imprimé avec une extrême négligence, et j'ai souvent regretté de n'avoir pu imiter M. Francis Davis, qui eut l'avantage de faire corriger, par un Lettré chinois, son édition de l'Union bien assortie. Je crois avoir restitué fidèlement la majeure partie des caractères qui étaient illisibles ou incorrects; mais, dans un très petit nombre de passages, j'ai dû me contenter d'adopter un sens qui résulte plutôt de l'ensemble de la phrase que de la valeur individuelle des mots. J'ose espérer que la difficulté que je viens de signaler me servira d'excuse.

Avril 1834.

NOTES:

[1] Les quatre caractères chinois placés au-dessus du titre, se prononcent PÉ-CHÉ-TSING-KI, c'est-à-dire, l'Histoire de l'Esprit de la Couleuvre blanche; le titre que nous avons adopté nous a paru donner une idée plus juste de l'ouvrage.

[2] Suivant les Chinois, l'Histoire des trois Royaumes est la lecture favorite des hommes faits, et les jeunes gens ont un goût passionné pour l'Histoire des Insurgés.

La Bibliothéque Royale possède ces deux Romans, qu'il serait aisé de traduire en français; mais ils ne feraient pas moins de vingt volumes in-8o, et ce motif s'opposera long-temps à leur publication. Nous avons donné un des plus beaux épisodes du Sân-koué-tchi à la suite de l'Orphelin de la Chine.

[3] Il existe un curieux Recueil de Contes de Fées, en 26 volumes in-12, intitulé Liao-tchaï-tchi-i; il fait partie de ma Collection.

[4] Tous les monosyllabes terminés par la lettre n doivent se prononcer comme si l'n était suivi d'un e muet; lisez châne, jîne.

[5] Voyez page 149, ligne 11.

[6] Cette dynastie a régné en Chine depuis l'an 502 jusqu'à 556 de notre ère. L'Éditeur d'un roman dialogué, sous forme d'un Opéra-féerie en trente-quatre actes, et dont le sujet est puisé à la même source, rapporte à la dynastie des Song (de 960 à 1278) la mission du religieux Fa-haï, qui ensevelit Blanche sous la pagode de Louï-pong.

[7] Fo, le Bouddha des Indiens.

[8] Voyez page 115.

[9] Voyez page 121, 229, etc.

[10] Voyez page 278.


TABLE
DES CHAPITRES.

CHAPITRE I.

Kiao-yong met son jeune frère en apprentissage, afin qu'il puisse gagner sa vie.

La Couleuvre blanche pense au monde, et se revêt d'une forme humaine.

Page 3
CHAPITRE II.

Hân-wen, en se promenant sur le lac Si-hou, rencontre deux belles femmes.

Il commet un crime qui le fait exiler à Kou-sou.

24
CHAPITRE III.

M. Wou, en voyant la lettre, répond pour l'ami qui lui est recommandé.

Blanche se marie dans une hôtellerie.

64
CHAPITRE IV.

Blanche lutte de puissance magique dans le temple de Liu-tsou.

La vue d'une couleuvre fait mourir Hân-wen de frayeur.

87
CHAPITRE V.

Blanche brave mille dangers pour aller dérober de l'ambroisie sur les bords divins du lac Yao-tchi.

Elle exerce la médecine, et aide la femme du gouverneur
à mettre au monde deux jumeaux.

107
CHAPITRE VI.

Les médecins irrités imaginent un stratagème pour perdre Hân-wen.

Un magistrat bienveillant lui témoigne son affection, et le condamne à une peine légère.

141
CHAPITRE VII.

Blanche vend des médicaments à Tchîn-kiang.

Hân-wen, follement épris de sa femme, la reconnaît au milieu de la rue.

164
CHAPITRE VIII.

Siu-kiên est épris de Blanche, et cherche un stratagème pour la posséder.

191
CHAPITRE IX.

Hân-wen étant allé se promener sur la Montagne-d'Or, Fa-haï veut le délivrer de l'obsession des deux Fées.

207
CHAPITRE X.

Les deux Fées déploient leur puissance magique, et inondent la Montagne-d'Or.

Elles rencontrent Hân-wen à Tié-mou-kiao, et lui racontent ce qui leur est arrivé.

218
CHAPITRE XI.

Le Tao-ssé du mont Mao-chân, descend, la rage dans le cœur, du sommet de sa montagne.

L'astre Wen-sing entre dans le monde, et sa naissance fait éclater des transports de joie.

241
CHAPITRE XII.

Fa-haï, par l'ordre de Bouddha, reçoit l'âme de la Fée.

Le dieu Kouân-chi-în prend la forme d'un Tao-ssé et guérit les maladies.

261
CHAPITRE XIII.

Hân-wen est inscrit sur la Liste d'Or, et son nom est proclamé dans les rues de la capitale.

Il forme un heureux mariage qui réunit deux familles.

297

FIN DE LA TABLE.


BLANCHE ET BLEUE,
OU
LES DEUX FÉES.


CHAPITRE I.

ARGUMENT.

Kiao-yong met son jeune frère en apprentissage, afin qu'il puisse gagner sa vie.

La Couleuvre blanche pense au monde, et se revêt d'une forme humaine.


Une fée reçoit de grands bienfaits, et par sa reconnaissance elle rachète les fautes de sa vie passée. Elle donne le jour à un fils qui obtient de brillants honneurs. Le nom de Blanche vivra autant que la source qui coule auprès de la pagode de Louï-pong.

Sous la dynastie mongole des Youan[11], dans le district de Tsien-tang, dépendant du département de Hang-tcheou-fou, de la province de Tché-kiang, il y avait un étudiant nommé Hiu; son surnom était Sien, et son nom honorifique Hân-wen. Son père Hiu-ing, dont le titre était Nan-ki, exerçait la profession de marchand; sa mère se nommait Tchin-chi.

Hân-wen avait à peine atteint l'âge de cinq ans, que son père et sa mère tombèrent malades en même temps, et se suivirent dans la tombe, laissant à leur fils un modeste héritage. Heureusement pour cet enfant qu'il avait une sœur aînée, nommée Kiao-yong, qui avait épousé un habitant du même district, appelé Li-kong-fou; ce Li-kong-fou était employé auprès du gouverneur du district.

Quand Hân-wen eut perdu ses parents, Kiao-yong le prit chez elle, et l'éleva avec toute la tendresse d'une mère. Mais le temps s'écoule rapidement; les jours et les mois glissent comme la navette que lance une main légère.

Hân-wen atteignit bientôt l'âge de seize ans. La nature s'était plue à l'embellir: ses yeux étaient vifs et perçants; ses sourcils noirs formaient deux arcs gracieux, et sa figure ronde et fleurie brillait de tous les agréments de la jeunesse. Kong-fou et Kiao-yong le chérissaient comme un fils. Un jour que Kong-fou n'avait point d'occupation qui l'appelât à son bureau, il vint à songer à la situation de Hân-wen, qui était déjà grand et fort, et en âge d'embrasser une profession.

«Votre jeune frère, dit-il à Kiao-yong, demeure avec nous depuis sa plus tendre enfance; maintenant que le voilà devenu grand, il convient de lui faire apprendre un état avec lequel il puisse gagner sa vie: il ne faut pas qu'il passe oisivement le temps de sa jeunesse.

—Mon père et ma mère, répondit Kiao-yong, ont quitté la vie de bonne heure; et, depuis son enfance, mon jeune frère a été constamment l'objet de vos soins et de votre tendresse. Maintenant que le voilà devenu grand et fort, si vous daignez vous occuper de son avenir, ma reconnaissance sera sans bornes.

—Chère épouse, répondit Kong-fou, n'ayez aucune inquiétude sur le sort de votre frère. J'ai un ami nommé Wang; son surnom est Ming, et son nom honorifique Fong-chan. Il demeure maintenant dans cette ville, et il a ouvert, à l'entrée de la rue de Hoaï-tsing, une pharmacie qui est très fréquentée. Demain matin j'irai lui faire visite, et je lui présenterai votre jeune frère, afin qu'il acquière sous sa direction la science de l'herboriste et du pharmacien.» Kiao-yong fut au comble de la joie; ils se couchèrent, et la nuit se passa sans qu'il fût question de ce nouveau projet.

Quand le jour fut venu, Kong-fou s'habilla promptement, et alla tout droit à la boutique de M. Wang. Celui-ci vint le recevoir d'un air épanoui, le fit entrer dans sa pharmacie; et, quand ils furent assis à la place prescrite par les rites: «Monsieur Li, lui dit-il, quels ordres avez-vous à me donner, pour venir de si bonne heure dans mon humble boutique?

—Je vais vous apprendre le motif de ma visite, lui repartit Kong-fou. Votre serviteur a un beau-frère nommé Hiu; son surnom est Sien, et son nom honorifique Hân-wen. C'est un jeune homme d'un esprit actif et d'un excellent naturel. Depuis son enfance, il demeure dans ma maison; et comme les faibles ressources de mon commerce ne me permettent pas de le garder toujours sans rien faire, je désirerais le confier à vos soins, afin qu'il étudiât la pharmacie sous votre direction. J'ignore si vous daignerez consentir à ma demande.

—Depuis quelque temps, répondit M. Wang, mon commerce a pris une grande extension. J'avais justement besoin d'un homme actif et intelligent qui pût me seconder. Monsieur Li, le choix que vous daignez faire de moi pour diriger votre beau-frère me donne une nouvelle preuve de votre excellente amitié.»

Kong-fou, voyant que M. Wang se rendait de si bonne grâce à sa demande, se retira en lui témoignant toute sa reconnaissance. Dès qu'il fut rentré chez lui, il fit part à sa femme et à Hân-wen des dispositions bienveillantes de son ami. Cette nouvelle les transporta de joie.

Kong-fou alla aussitôt trouver un astrologue, et le pria de lui choisir un jour heureux pour conduire Hân-wen dans la pharmacie de M. Wang. Lorsqu'il était sur le point de partir avec son beau-frère, Kiao-yong donna à Hân-wen des conseils que lui dictaient son expérience et sa vive affection pour lui. Quand ils furent entrés dans la boutique, et qu'ils eurent pris chacun la place fixée par les rites: «Monsieur, dit Kong-fou, ces jours derniers vous avez accueilli ma demande avec bienveillance; et comme nous voici dans un jour heureux, j'ai voulu vous amener mon beau-frère, afin qu'il reçoive vos doctes leçons. Si, par la suite, il acquiert quelque habileté dans cette profession, je n'oublierai jamais vos bienfaits, et ma reconnaissance durera autant que ma vie.»

M. Wang fut rempli de joie en voyant Hân-wen, qui paraissait l'emporter, autant par son esprit que par les agréments de sa figure, sur tous les jeunes gens de son âge. «Votre beau-frère, lui dit-il, semble doué de tous les dons du ciel; il ne peut manquer de devenir un jour un homme célèbre, et de répandre sur son humble maître quelques rayons de sa renommée.»

Kong-fou ordonna aussitôt à Hân-wen de venir saluer M. Wang, qui lui rendit la moitié de ses salutations. Kong-fou prit congé de M. Wang, et, dès qu'il fut de retour, il ne manqua pas de raconter en détail à sa femme tout ce qui s'était passé.

Hân-wen, dès ce jour, se fixa dans la maison de M. Wang. Celui-ci voyant que son élève s'exprimait avec une rare facilité, et montrait, dans l'accomplissement de ses devoirs, un zèle et une aptitude au-dessus de tout éloge, le prit en affection, et finit par le préférer aux autres personnes qui l'entouraient. Kong-fou venait presque tous les jours dans la pharmacie pour voir son beau-frère et s'informer de ses progrès. Un poète a dit avec raison:

«Si la froidure ne pénétrait pas les plantes en hiver, comment leurs fleurs pourraient-elles, en été, nous réjouir par leurs parfums délicieux?»

Mais passons à un autre sujet.

A l'ouest de Tching-tou-fou, capitale de la province de Ssé-tchouen, il y avait une montagne appelée Tsing-tching-chan (la montagne de la ville bleue). Elle était hérissée de pics sourcilleux, bizarrement entassés les uns sur les autres, et prolongeait ses flancs escarpés sur une étendue de mille lis. Cette montagne s'appelait encore le cinquième ciel aux grottes mystérieuses. Il y avait soixante-douze petites grottes qui répondaient aux soixante-douze heou[12], et huit grandes grottes qui se rapportaient aux huit tsié.[13]

On dit, depuis l'antiquité: Lorsqu'une montagne est haute, elle doit renfermer des êtres surnaturels; les sommets sourcilleux peuvent enfanter des esprits. Sur cette montagne, il y avait encore une autre grotte appelée Tsing-fong-tong (c'est-à-dire, la grotte du vent pur). Dans cette grotte habitait l'esprit d'une Couleuvre blanche, qui passait là des siècles entiers à pratiquer la vertu. Les fleurs les plus rares ornaient cette caverne mystérieuse, et mille plantes inconnues y étalaient à l'envi leurs parfums et leurs couleurs. Cette retraite charmante, où régnaient la paix et le silence, n'était jamais foulée par des hommes; c'était vraiment un lieu fait pour épurer son âme dans l'étude de la raison. Or, cette Couleuvre blanche était dans cette grotte depuis dix-huit cents ans, uniquement occupée à pratiquer la vertu, et pendant tout ce temps, elle n'avait jamais fait de mal à un seul homme. Comme elle cultivait le bien depuis une longue suite d'années, elle avait acquis, à un degré éminent, la faculté de faire des prodiges. Elle s'appelait elle-même Blanche, et se donnait le surnom de Tchin-niang. Au fond, elle appartenait à la classe des bêtes, et n'avait pas encore pu sortir de cette honteuse condition, et s'élever à la perfection de la vertu.

Un jour qu'elle se promenait dans sa grotte pour charmer ses ennuis: «Il y a bien des années, se dit-elle, que je demeure ici, occupée à pratiquer la vertu, et, jusqu'à présent, je n'ai pas encore pu me dégager de cette enveloppe hideuse et m'élever à la perfection où j'aspire. J'ai envie de quitter un instant ce séjour monotone, et d'aller faire une promenade sur quelque montagne célèbre.»

Soudain, elle pense à la province de Tché-Kiang, à Hang-tcheou, sa capitale, que l'on appelle le royaume des fleurs, au lac Si-hou, sur les bords duquel se déploient des sites ravissants. «Allons, dit-elle, visiter ces riantes contrées; j'y pourrai goûter quelques instants de bonheur!»

Sa résolution est prise; elle ferme l'entrée de la grotte, monte sur un char de nuages, et s'élève au milieu des airs. En moins d'un clin d'œil elle voit devant elle la ville de Hang-tcheou. Elle n'avait pas prévu que ce jour-là Tchin-wou, le puissant génie du pôle du Nord, reviendrait de faire sa cour au maître du ciel. Tchin-wou était encore sur la montagne des dieux; du sein des nues, il promène au loin ses yeux, doués d'une pénétration divine. Tout à coup il découvre un nuage enchanté qui arrivait de l'occident.

Le grand génie s'écrie d'une voix tonnante: «D'où vient ce monstre odieux qui est assez téméraire pour se promener ainsi sur un nuage enchanté?»

La Couleuvre blanche reconnaît le grand génie du pôle du Nord; elle est glacée de terreur, et son âme est prête à s'échapper. Soudain elle se prosterne sur son char de nuages, et, d'une voix tremblante: «Je suis, dit-elle, l'esprit de la Couleuvre blanche, reléguée dans la grotte du vent pur, sur la montagne de la ville bleue. Depuis dix-huit cents ans je pratique la vertu, et, pendant cette longue suite de siècles, je n'ai jamais fait la plus légère blessure à un être vivant. Jusqu'à présent mes bonnes œuvres ont été infructueuses, et je n'ai pas encore pu m'élever à la perfection où j'aspire. Je voulais aller aujourd'hui vers la mer du Midi, pour obtenir la faveur de voir le dieu Kouan-in et l'interroger sur le sort qui m'est réservé; j'ignorais que je dusse rencontrer le grand génie qui gouverne le pôle du Nord. J'ai commis un crime en négligeant de m'éloigner devant lui; je mérite la mort! je mérite la mort!...

—Malheureuse! lui dit en souriant le grand génie, si tu désires sincèrement aller vers la mer du Midi, il faut que tu en fasses le serment. Alors je te laisserai partir en liberté.»

La Couleuvre blanche se prosterna de nouveau devant lui, et prononça le serment qu'il exigeait. «Si j'ai laissé échapper, lui dit-elle, une parole mensongère, si je ne me dirige point vers la mer du Midi, je veux être ensevelie sous la pagode de Louï-pong!»

Le grand génie voyant qu'elle avait prononcé son serment, ordonna à un dieu de sa suite de l'inscrire sur le livre sacré; et aussitôt après il retourna sur la montagne céleste où il a fixé son séjour.

La Couleuvre blanche est ravie du départ du grand génie, et, sans perdre de temps, elle remonte sur son char vaporeux et arrive à la ville de Hang-tcheou.

Elle abaisse le nuage, et cherche un jardin silencieux et solitaire où elle puisse se reposer.

Or, il faut savoir que Hang-tcheou est le pays le plus délicieux et le plus brillant de tout l'empire, et l'on ne pourrait compter les palais somptueux, les jardins célèbres et les temples antiques qui apparaissent de toutes parts. Mais il est un jardin dont la richesse et l'éclat effacent tous les autres; il est situé à l'est de la ville, et dépend de l'ancien palais de Kieou-wang. On y voit des tours majestueuses, des galeries, des terrasses qui semblent suspendues au haut des airs, et qui sont sans cesse entourées d'une ceinture de nuages. Mais, par la suite des temps, le palais a perdu ses hôtes, et nul homme ne fréquente plus ce jardin, où règnent maintenant la solitude et le silence.

La Couleuvre blanche est remplie de joie à la vue de ce séjour riant et tranquille, et s'y glisse à la dérobée. Elle ignorait que, dans le lieu le plus profond et le plus retiré de ce jardin, habitait l'esprit d'une Couleuvre bleue, qui avait choisi pour asile le pavillon de Tsouï-tchun[14]. Il y avait déjà plus de huit cents ans que cette couleuvre s'appliquait à la pratique de la vertu; elle avait le pouvoir de voler dans les airs et d'opérer des prodiges et des transformations. Dès qu'elle vit venir la Couleuvre blanche, elle s'élança rapidement à sa rencontre pour l'empêcher d'avancer.

«D'où viens-tu, monstre audacieux? lui dit-elle; comment oses-tu pénétrer dans mon jardin fleuri? Ne crains-tu pas le tranchant de mon glaive?

—Petite Couleuvre bleue, lui dit en riant la Couleuvre blanche, il n'est pas nécessaire de vanter ta puissance. Écoute avec attention ce que je vais te raconter: Je suis la Couleuvre blanche qui habite la grotte du vent pur, sur la montagne de la ville bleue. Comme je cultive la vertu depuis dix-huit cents ans sans avoir pu jusqu'ici arriver à la perfection, je suis montée sur un char de nuages, et je me promène dans tout l'empire, cherchant la route qui mène à l'immortalité. Permets-moi de me reposer quelques instants dans ce jardin fleuri. Une même destinée nous unit, un même souffle nous anime; pourquoi me montrer cette bouillante colère?

—Ce jardin, lui répondit la Couleuvre bleue, est mon divin palais; tu n'es qu'un esprit sauvage des contrées étrangères: comment es-tu assez téméraire pour pénétrer, malgré moi, dans ces parterres fleuris? Mais si tu as le pouvoir d'opérer des prodiges, veux-tu lutter contre moi?

—Petite Couleuvre bleue, dit en souriant la Couleuvre blanche, écoute-moi: Tu veux mesurer ta puissance magique avec la mienne: j'y consens; mais puisque tu es revêtue d'un corps semblable au mien, je te regarde comme ma sœur, et je ne voudrais point attenter à ta vie. Luttons seulement pour voir qui de nous deux possède une plus grande puissance magique. Celle qui sera vaincue deviendra la servante de l'autre.

—Tu es bien présomptueuse! s'écrie avec courroux la Couleuvre bleue. Voyons si tu justifieras le pouvoir magique dont tu parles avec tant de jactance.» Soudain elle tire une précieuse épée qu'elle portait à sa ceinture, l'élève d'un air menaçant et la lance contre la joue de la Couleuvre blanche. Celle-ci, sans s'émouvoir, saisit une épée à deux tranchants dont elle était toujours armée, et l'enfonce dans la figure de son ennemie. Elle n'eut pas besoin de recommencer la lutte; cette première rencontre fit éclater au grand jour la supériorité de sa puissance magique. Elle murmura ensuite quelques paroles, s'empara de l'épée de la Couleuvre bleue sans qu'elle s'en aperçût et la rendit invisible.

La Couleuvre bleue est glacée de terreur; et, se prosternant humblement: «Madame, lui dit-elle, c'en est assez. La petite Couleuvre bleue avoue sa défaite; elle désire devenir votre servante, et vous obéir jusqu'à la fin de ses jours comme à sa maîtresse. Je vous en supplie, faites-moi grâce de la vie.

—Je voulais, lui répondit en riant la Couleuvre blanche, te montrer seulement ma faible puissance et subjuguer ton esprit obstiné. Puisque tu formes le vœu de devenir ma servante, tout débat cesse entre nous. Comment pourrais-je attenter à ta vie?»

La Couleuvre bleue est au comble de la joie, et, sur-le-champ, elle fait quatre salutations à la Couleuvre blanche, et lui dit: «Madame, tenez-vous debout, afin que la petite Couleuvre bleue se prosterne devant vous.»

La Couleuvre blanche l'ayant relevée avec empressement, elles entrèrent ensemble dans le jardin fleuri.

Ces deux fées continuèrent à vivre ensemble dans le même jardin, en observant mutuellement les rapports que les rites ont établis entre une maîtresse et sa servante.

Unies par un même sort, elles partagent le même séjour. Elles rehaussent leur beauté par l'éclat de la parure, en attendant l'époux qui leur est destiné.

Revenons à Hiu-hân-wen, que nous avons laissé dans la pharmacie de M. Wang. Son maître l'aimait comme son propre fils. Mais peu à peu vint la fin de l'hiver, et aux frimas rigoureux succédèrent les douces matinées du printemps qui brillait de tous ses charmes. Bientôt arriva l'époque désirée qu'on appelle Tsing-ming (le 5 avril). C'est alors que les pêchers et les pruniers se couronnent de fleurs. Hân-wen étant assis dans la boutique, voyait la route couverte d'une foule de personnes qui allaient nettoyer les tombes de leurs parents, et y déposer des offrandes funèbres.

Hân-wen est ému jusqu'au fond du cœur, et sent se réveiller sa douleur et sa piété filiale. «Dès le moment que mon père et ma mère ont quitté la vie, se dit-il en lui-même, le mari de ma sœur a pris soin de moi et m'a comblé de ses bontés. Maintenant me voilà devenu grand, et j'ai honte de penser que je ne suis pas encore allé visiter les tombes de mes parents. Nous sommes aujourd'hui à l'époque qu'on appelle Tsing-ming; je vois la foule couvrir tous les chemins, et aller avec un pieux empressement nettoyer les tombes et y déposer des offrandes funèbres. Il faut que j'avertisse M. Wang, et que, demain matin au lever du soleil, j'aille à mon tour faire des offrandes sur les tombes de mon père et de ma mère, afin de remplir, autant qu'il est en moi, les devoirs de la piété filiale.»

Dès que sa résolution est prise, il pénètre dans l'intérieur de la maison. En ce moment M. Wang était tranquillement assis dans le vestibule. A peine eut-il aperçu Hân-wen qui se dirigeait vers lui, «Mon fils, lui dit-il avec bonté, quel motif vous amène ici?

—Je vais vous l'apprendre, répondit Hân-wen. Votre serviteur a perdu son père et sa mère dans sa plus tendre enfance, et, dès ce moment, j'ai vécu dans la maison de mon beau-frère, qui m'a guidé de ses conseils jusqu'à ce que je fusse devenu grand. Je songe avec douleur que je n'ai pu nourrir mes parents, et que, jusqu'à ce jour, je ne leur ai offert aucun sacrifice funèbre. Je désirerais aller demain matin, au lever du soleil, visiter les tombes de mes parents, et leur rendre les honneurs prescrits par les rites; mais j'ignore si vous daignerez consentir à ma demande.

—Puisque vous désirez aller visiter les tombes de vos parents, lui répondit M. Wang en souriant, comment pourrais-je m'y opposer et vous empêcher d'accomplir un des plus nobles devoirs de la piété filiale?»

Hân-wen fut rempli de joie, et quitta son maître en faisant éclater les transports de sa reconnaissance.

M. Wang retourna dans sa pharmacie pour préparer comme à l'ordinaire des médicaments. Ensuite il appela un de ses domestiques nommé Wang-touan, et le chargea d'aller acheter des monnaies de papier doré et des offrandes funèbres, et de les porter, le lendemain matin, près des tombes que devait visiter Hân-wen.

Beaucoup d'événements dignes d'être racontés se passèrent depuis le départ de Hân-wen. Mais hélas! lorsque vous admirez le calme qui règne dans la nature, tout à coup le ciel gronde, et une violente tempête bouleverse la terre et les mers.

Si vous désirez connaître ce qui arriva à Hân-wen, lisez le chapitre suivant.

NOTES:

[11] La dynastie des Youan a régné en Chine depuis l'an 1260, jusqu'en 1361.

[12] Les 72 heou sont des divisions de l'année. Un espace de cinq jours s'appelle heou; trois heou forment un khi; six khi forment une saison; les quatre saisons forment l'année. (Siao-hio-kan-tchou, liv. I, page 27.)

L'année des Chinois est partagée en quatre parties à peu près égales, appelées ssé-chi, ou les quatre saisons, et puis encore en 24 parties égales (appelées les 24 khi, ou tsié-khi), qui sont les points où le soleil se trouve, en parcourant les différents signes de notre zodiaque. (Mémoires sur les Chinois, tome I, page 160. Voy. aussi Morrison, View of China, page 103.)

[13] Les huit tsie (pa-tsié) sont huit époques qui tombent au commencement et au milieu de chaque saison. Voici leurs noms: 1. Li-tchhum (5 février), 2. Tchhun-fun (22 mars), 3. Li-hia (7 mai), 4. Hia-chi (solstice d'été), 5. Li-tchhun (9 août), 6. Thsieou-fun (24 septembre), 7. Li-tong (8 octobre), 8. Tong-tchi (solstice d'hiver, 22 décembre).

[14] C'est-à-dire, le pavillon où l'on s'enivre des beautés du printemps.


CHAPITRE II.

ARGUMENT.

Hân-wen, en se promenant sur le lac Si-hou, rencontre deux belles femmes.

Il commet un crime qui le fait exiler à Kou-sou.


Une belle, aux sourcils noirs, désire imiter l'heureuse union des phénix. La vanille et l'epidendrum marient leurs parfums, et l'amour pénètre deux cœurs à la fois. Mais, un matin, le malheur sépare le phénix de sa compagne.

Revenons à Hân-wen. Le lendemain il se lève de bonne heure, et s'habille avec le plus grand soin. Comme Wang-touan était sur le point de sortir pour aller porter les offrandes funèbres, M. Wang recommanda à Hân-wen de revenir aussitôt qu'il aurait offert le sacrifice, et le pria instamment de ne point s'amuser hors de la maison. Hân-wen le lui promit.

Il sortit aussitôt, suivi de Wang-touan, qui portait les offrandes, et se dirigea vers le cimetière de l'Ouest. Quand ils furent arrivés près du tombeau, Wang-touan rangea les offrandes prescrites. Hân-wen se mit à genoux, et, les yeux baignés de larmes, il adressa ses hommages à son père et à sa mère; ensuite il présenta les offrandes, et brûla des monnaies de papier doré. Lorsque cette triste cérémonie fut achevée, Wang-touan recueillit les offrandes funèbres, et s'en retourna avec son maître. «Nous ne sommes pas loin du lac Si-hou, se dit en lui-même Hân-wen; j'ai envie de profiter de cette occasion pour m'y promener, et contempler les sites enchanteurs qui ornent ses rives. Wang-touan, dit-il au domestique, remporte cette boîte à la maison; j'ai l'intention de suivre ce chemin qui conduit chez mon beau-frère, et d'aller faire une visite à ma sœur aînée; je reviendrai aussitôt après cette courte excursion.

—Monsieur, lui répondit Wang-touan, il faut que nous nous hâtions de nous en retourner, de peur de causer de l'inquiétude à M. Wang.

—Je sais ce que j'ai à faire, repartit Hân-wen.»

Wang-touan partit donc seul, et reporta à la maison la boîte dont il était chargé.

Hân-wen se dirigea vers le lac Si-hou, et, après avoir parcouru plusieurs lis, il se trouva aux bords du fleuve Kiang. Il monta sur une barque, et arriva bientôt au lac Si-hou. Il découvre de loin de riches palais ornés d'élégants pavillons à doubles étages, et le lac Si-hou déroule devant lui ses eaux transparentes que sillonnent des milliers de barques, couvertes de sculptures et étincelant des plus vives couleurs. Des groupes joyeux allaient, venaient, et se croisaient sans interruption.

Hân-wen est transporté de joie, et ne peut suffire à contempler les merveilles qui s'offrent de toutes parts. Soudain il aperçoit deux jeunes filles qui étaient arrêtées au milieu du pont, et se plaisaient à prendre part au spectacle riant et varié que présentait le lac.

A peine Hân-wen a-t-il arrêté ses yeux sur elles, que ses esprits se troublent et sa raison s'égare.

Une coiffure légère, comme un nuage diaphane, caressait leurs noirs cheveux, leur taille était svelte et gracieuse, et leur figure brillait de tous les charmes de la jeunesse et de la beauté. On les eût prises pour les filles de Wang-tsiang et de Si-ché; elles auraient éclipsé les deux Kiao, dont le nom retentit encore à l'orient du fleuve Kiang.

On pouvait juger, d'après leur costume, que l'une était la maîtresse et l'autre sa servante; mais la première éclipsait sa compagne par la grâce et l'éclat de sa figure.

Hân-wen se sent pénétré d'une flamme soudaine; il ne se possède plus, et ressemble, comme dit le proverbe, «à un lion placé devant un brasier ardent.» Des coups d'œil passionnés sont lancés et rendus de part et d'autre. Hân-wen fixe ses regards sur les deux jeunes beautés, et ne peut se lasser de les voir et de les admirer.

Le lecteur demandera sans doute quelles étaient ces deux jeunes filles. C'étaient la Couleuvre blanche et la Couleuvre bleue que nous avons vues naguère dans le jardin fleuri du palais de Kieou-wang.

Cette promenade, sur les bords du lac Si-hou, n'était point un événement fortuit; elle devait fournir à Hân-wen l'occasion de contracter un mariage que le ciel avait arrêté depuis cinq cents ans. Cette première entrevue avait formé entre eux un lien indissoluble.

Les deux fées se sentent émues à leur tour en voyant la figure riante et fleurie de Hân-wen, sa tournure noble et aisée, et les agréments répandus sur toute sa personne; elles le regardent furtivement, et laissent lire dans leurs yeux les sentiments qui les animent.

Mais tandis qu'ils étaient occupés à s'observer tendrement de part et d'autre, tout à coup le ciel se couvre de nuages sombres, le vent et la pluie fondent à la fois sur les joyeux promeneurs; chacun se sépare, et s'enfuit pour chercher un abri contre la tempête.

Hân-wen ne peut oublier l'émotion que lui a causée la vue des deux fées. «J'ignore, se dit-il en lui-même, où demeurent et à quelle famille appartiennent ces deux jeunes filles, si fraîches et si séduisantes! Quel malheur que le maître du ciel ait envoyé cette pluie fatale, qui m'empêche de voler sur leurs pas et de m'informer du lieu de leur naissance! Voici la nuit qui s'approche; il faut que je traverse le fleuve, et que j'aille à Tsien-tang, dans la maison de ma sœur, pour y passer la nuit. Demain matin, je reviendrai ici pour obtenir les renseignements qui m'intéressent.» En ce moment, Hân-wen oublia que M. Wang l'attendait avec anxiété; et, aveuglé par sa passion, il foula aux pieds les bienfaits qu'il avait reçus de lui.

Bientôt il arrive aux bords du fleuve Kiang; il aperçoit une petite barque qui était à l'ancre, et appelle le batelier. «Faites-moi vite passer le fleuve, lui dit-il; je vous donnerai de quoi boire.» A ces mots, le batelier conduit sa barque à bord, et vient prendre Hân-wen.

A peine avaient-ils vogué pendant quelques instants, qu'ils entendent des voix de femmes qui demandaient à passer le fleuve. Hân-wen lève la tête, et reconnaît les deux jeunes filles qu'il avait vues sur le pont du lac Si-hou. Son cœur bondit de joie; il s'approche avec empressement du batelier. «Voyez-vous là-bas ces deux jeunes femmes? lui dit-il; elles vous crient de les recevoir dans votre barque. Hâtez-vous de vous rapprocher du bord, et de leur faire passer le fleuve; il y a de l'argent à gagner.»

A ces mots, le visage du vieux batelier s'épanouit de joie, et en un instant il ramena son bateau au rivage. La petite Bleue donne la main à Blanche pour l'aider à descendre dans la barque, et la prie à plusieurs reprises de marcher avec précaution. Blanche se plaît à faire briller tous ses attraits, et ses joues se colorent d'une feinte rougeur; elle va s'asseoir au bord du bateau. La petite Bleue reconnaît Hân-wen, et le regarde avec un gracieux sourire. Hân-wen n'est plus maître de son émotion; et, leur adressant le premier la parole: «Mesdemoiselles, leur dit-il, quel est votre pays, quel est le nom célèbre de votre famille, quel est votre noble surnom, où désirez-vous aller sur ce bateau?

—Monsieur, lui dit la petite Bleue en souriant, ma maîtresse habite la ville de Tsien-tang; sa maison est située dans la rue des Deux-Thés. Son père était jadis gouverneur général des frontières; il n'eut qu'une fille: c'est elle que vous voyez devant vous. Son père et sa mère tombèrent malades l'un après l'autre, et se suivirent dans la tombe. Nous trouvant à l'époque heureuse qu'on appelle Tsing-ming, je suis allée sur la montagne avec ma maîtresse pour déposer des offrandes funèbres sur les tombes de ses parents. En revenant, nous nous sommes arrêtées sur les bords charmants du lac Si-hou; mais tout à coup est survenue une pluie violente qui a inondé les chemins, et les a rendus impraticables. Voilà le motif qui nous a engagées à monter sur cette barque pour retourner chez nous. A mon tour, monsieur, j'oserai vous demander quel est votre divin pays, votre célèbre nom de famille et votre illustre surnom; je vous prie de daigner satisfaire ma juste impatience.

—Et moi aussi, lui répondit Hân-wen, je suis né dans la ville de Tsien-tang. Mon nom de famille est Hiu; mon surnom est Sien, et mon nom honorifique Hân-wen: j'ai maintenant dix-sept ans accomplis. Il y a long-temps que mon père et ma mère ont quitté ce monde, et je suis resté avec ma sœur aînée, qui a épousé un habitant de la même ville, nommé M. Li. Le mari de ma sœur me comble de bontés; il m'a mis en apprentissage chez M. Wang, qui tient une pharmacie dans la rue de Hoaï-tsing. Aujourd'hui, j'étais sorti pour visiter les tombes de mes parents; et, profitant de cette occasion, je suis allé me promener sur les bords du lac Si-hou. Mais soudain le ciel a laissé tomber des torrents de pluie; et, comme les chemins étaient devenus difficiles, je suis monté sur ce bateau pour m'en retourner chez moi.»

Tout en causant, ils touchèrent promptement le bord, et débarquèrent ensemble; puis ils payèrent le batelier. Celui-ci reçut l'argent d'un air joyeux; et, après les avoir remerciés, il alla attacher son bateau au pied des saules qui ombrageaient le rivage. C'est ici l'occasion de dire, avec le poète:[15]

Songez seulement à enlever la neige qui blanchit le seuil de votre porte, et ne faites nulle attention au givre qui couvre la maison de votre voisin.

Hân-wen voit une pluie fine et pressée qui tombait sans interruption. «Mademoiselle, dit-il à la petite Bleue, votre serviteur a un parapluie; permettez-lui de vous le prêter, afin que vous en couvriez votre maîtresse jusqu'à son hôtel.» A ces mots, il présente son parapluie à la petite Bleue, qui le reçoit avec les marques de la plus vive gratitude.

«Monsieur, lui dit-elle en le remerciant, le ciel n'a point encore repris sa pureté, et il ne convient pas que nous vous laissions exposé à cette pluie d'orage; en vérité, nous ne souffrirons pas que vous nous prêtiez votre parapluie pour nous en retourner.

—Votre maîtresse, répondit Hân-wen, ne pourra marcher avec ses petits pieds sur ce chemin glissant; mais, nous autres hommes, nous courons partout d'un pas ferme et assuré. D'ailleurs, me voici tout près de la maison de mon beau-frère; ainsi, mademoiselle, rien n'empêche que vous acceptiez mon offre.

—Monsieur, répondit la petite Bleue, nous vous remercions mille fois de vos bontés, et nous ne les oublierons jamais; mais je crains de ne point vous trouver lorsque je viendrai demain chez vous pour vous remettre votre parapluie. Dans ce cas, comment devrai-je faire?

—Mademoiselle, lui répondit Hân-wen, il n'est pas nécessaire de me le reporter; demain matin, si le temps est pur, je viendrai moi-même le prendre chez vous.

—Vous avez une excellente idée», repartit la petite Bleue; elle lui indique aussitôt son adresse, et lui fait ses adieux.

La petite Bleue prend le parapluie de la main gauche, et de la droite elle soutient sa jeune maîtresse[16]. Au moment de s'éloigner, elles lancent au jeune homme quelques coups d'œil passionnés; mais elles avaient déjà subjugué l'âme et les sens de Hân-wen. Dès qu'elles l'ont quitté, il les suit des yeux, et ne songe à s'en retourner que lorsqu'il les a entièrement perdues de vue.

Laissons partir les deux fées, et revenons à Hân-wen.

Hân-wen, tout occupé de la passion qui s'était emparé de lui, marcha lentement, et n'arriva que fort tard chez son beau-frère.

«Mon frère, lui dit Hiu-chi[17] en l'apercevant, par quel hasard avez-vous trouvé du loisir pour venir nous voir?

—Ma sœur, répondit Hân-wen, comme c'est aujourd'hui l'heureuse époque appelée Tsing-ming, j'ai demandé à M. Wang la permission d'aller sur la montagne faire des offrandes funèbres sur les tombes de mon père et de ma mère, et j'ai profité de cette occasion pour venir m'informer de la santé de mon beau-frère et de ma sœur.»

A ces mots, Hiu-chi est transportée de joie. «Mon frère, lui dit-elle, cette conduite fait l'éloge de votre piété filiale et de votre excellent naturel. Mon mari est sorti de bonne heure pour se rendre à son bureau, où l'appelaient des occupations pressantes; je vous prie de vous asseoir.»

Aussitôt elle se hâte de faire chauffer du vin et de préparer des légumes, et les sert dans le vestibule. Le frère et la sœur mangent à la même table, et s'entretiennent affectueusement ensemble; mais Hân-wen se garda bien de dire un mot des jeunes filles qu'il avait rencontrées dans le bateau, et auxquelles il avait prêté son parapluie. Le repas fini, Hiu-chi dispose un lit pour son frère dans une chambre particulière, et l'engage à aller prendre du repos.

Mais à peine Hân-wen fut-il couché, qu'il se mit à penser aux deux belles qu'il avait vues et qui avaient fait une si vive impression sur lui; toute la nuit, il se tourne et s'agite dans son lit, et ne peut trouver un instant de sommeil.

Parlons maintenant des deux fées, qui étaient retournées dans leur jardin fleuri. Blanche dit à sa servante: «Vous avez vu, petite Bleue, de quelle manière Hân-wen nous a regardées; il est décidément amoureux, et je suis sûre que demain matin il ne manquera pas de venir lui-même chercher son parapluie. Je vous avouerai qu'il m'a plu par sa figure noble et gracieuse et par ses paroles pleines de bonté et de douceur, et je m'estimerais heureuse de pouvoir devenir son épouse. Mais une chose m'arrête; ce jeune homme n'a pas de fortune, et il lui sera impossible de faire les dépenses nécessaires. Nous-mêmes, nous sommes aussi pauvres que lui, et n'aurions pas une seule once d'argent à lui donner. Que faire? que devenir?

—Madame, répondit la petite Bleue, votre servante avait tout à l'heure la même pensée que vous; mais s'il ne s'agit que de lui offrir une somme d'argent, je n'y vois aucune difficulté. Vous êtes douée d'une puissance surnaturelle qui ne connaît point de bornes; faites ce soir un tour de magie, et vous ne serez plus en peine pour le combler de riches présents. Je vois à cela plusieurs avantages: d'abord vous ferez briller à ses yeux notre opulence, et il vous prendra pour la fille de quelque magistrat de première distinction; en second lieu, il sera pénétré de reconnaissance pour les bienfaits dont vous l'aurez comblé.

—Voilà une heureuse idée, repartit Blanche toute joyeuse; ce soir même je veux essayer ma puissance magique.»

La nuit arrive, et, à la troisième veille, Blanche saisit sa précieuse épée, s'élance au sommet de la constellation du Boisseau; et à l'aide de quelques paroles magiques, elle évoque tous les démons des cinq parties du monde. Ils obéissent à sa voix puissante, et, en un clin d'œil, elle les voit tous prosternés devant elle. «Madame, lui dirent-ils d'une voix tremblante, quels ordres suprêmes avez-vous à nous donner?

—J'ordonne, dit-elle, à tous ces démons d'aller me chercher cette nuit mille onces d'argent. Celui qui me désobéira sera châtié sur l'heure.»

Ils s'éloignent tous, et vont délibérer en secret. Soudain ils se rendent à la ville de Tsien-tang, s'introduisent sans être vus dans le trésor, et dérobent les mille onces d'argent, qu'ils vont remettre entre les mains de Blanche.

Dès que Blanche eut reçu la somme dont elle avait besoin, elle congédia les démons.

Les deux fées vont faire leur toilette, et revêtir une parure brillante qui doit rehausser leurs charmes. Un poète a dit, dans une occasion semblable:

Le chasseur prépare un arc ciselé avec art, pour percer le tigre de la forêt; le pêcheur attache à l'hameçon un appât odorant, pour attirer et prendre le poisson Ngao.

Cependant Hân-wen était couché dans la chambre que lui avait préparée sa sœur aînée. Toute la nuit il ne cessa de penser aux deux jeunes filles, et ne put dormir un seul instant. Son impatience était trop grande pour qu'il attendît l'aurore. Il se lève, s'habille avec un soin recherché, et revêt un habit d'un rouge éclatant. Il sort à la dérobée sans avertir sa sœur, et court directement à la rue des Deux-Thés. Un vieillard était debout à l'entrée de la rue. «Mon vénérable ami, lui dit Hân-wen, j'oserai vous demander si c'est ici la rue des Deux-Thés.

—Vous y êtes, répondit le vieillard.

—Veuillez me dire, ajouta Hân-wen, dans quelle partie de la rue est situé l'hôtel du général Leblanc.

—Tout ce que je sais, repartit le vieillard, c'est que vous êtes dans la rue des Deux-Thés; quant à l'hôtel du général Leblanc, je ne sais pas ce que vous voulez dire.»

A ces mots, il quitte le jeune homme et disparaît.

Dans son embarras, Hân-wen entre dans la rue, et se dispose à examiner attentivement toutes les maisons. Il aperçoit d'abord un jardin magnifique qui étalait toutes les richesses du printemps. Comme il était occupé à examiner ce jardin, soudain la petite Bleue ouvre la porte et vient au-devant de lui.

Hân-wen palpite de joie en reconnaissant la petite Bleue; et s'approchant d'elle d'un air empressé: «Mademoiselle, lui dit-il, me voici venu pour vous voir.

—Monsieur, lui répond la petite Bleue avec un air épanoui, veuillez entrer.»

Hân-wen a bientôt franchi le seuil de la porte; il suit la petite Bleue, qui le conduit dans un vestibule appelé le Pavillon des parfums.

«Veuillez vous asseoir, lui dit-elle, en attendant que j'aille dans l'intérieur avertir ma maîtresse de votre arrivée.

—Mademoiselle, répondit Hân-wen, gardez-vous de déranger votre maîtresse; prenez seulement le parapluie et remettez-le à votre serviteur, qui a hâte de partir.

—Seigneur, répondit la petite Bleue, il faut que je vous dise qu'hier mademoiselle m'a recommandé instamment de l'avertir quand vous viendriez chercher votre parapluie, afin de pouvoir venir elle-même vous remercier.

—Comment pourrais-je souffrir, répondit Hân-wen, que vous dérangiez votre maîtresse à cause de moi?»

Quoiqu'il parlât de la sorte, il restait toujours assis, et brûlait d'impatience de voir bientôt paraître mademoiselle Blanche, s'estimant heureux s'il pouvait l'apercevoir un seul instant.

A peine la petite Bleue est-elle entrée dans l'intérieur de l'hôtel, qu'un vent parfumé vint réjouir Hân-wen. Soudain Blanche sort de la salle, et glisse vers le jeune homme d'un pas leste et gracieux. La petite Bleue marchait après elle.

Dès que Hân-wen l'aperçoit, il se lève avec empressement et lui présente ses hommages.

Blanche, à son tour, le salue en lui souhaitant mille félicités, et le prie de s'asseoir. «Monsieur, lui dit-elle, sans le sentiment d'humanité qui vous a porté à nous prêter votre précieux parapluie, la maîtresse et sa servante n'auraient peut-être pu s'en retourner chez elles.

—C'est une bagatelle, lui répondit Hân-wen; je ne mérite point pour cela que vous daigniez m'accorder de pompeux compliments.»

Ils s'assirent tous deux après les compliments d'usage; et au bout de quelques instants, la petite Bleue servit du thé qui répandait une odeur délicieuse.

Dès que Hân-wen en eut pris quelques tasses, il se leva en remerciant, comme pour reprendre le parapluie et s'en retourner.

«Je ne pouvais espérer, lui dit Blanche, de voir ici mon bienfaiteur, comment pourrais-je souffrir qu'il s'en retourne à jeun? Si vous ne dédaignez pas une modeste collation, je serai heureuse de vous l'offrir pour vous témoigner ma reconnaissance.

—Mademoiselle, lui répondit Hân-wen en la remerciant, je suis confus de vous causer tant d'embarras; personne n'est plus indigne que moi d'une réception aussi distinguée.»

Blanche lui fit de nouvelles instances.

Quelques instants après la petite Bleue sert sur une table élégante les mets les plus rares et les plus exquis. Blanche cède poliment sa place à Hân-wen, et lui tient compagnie sur une petite table voisine de la sienne. La petite Bleue reste debout à leurs côtés, et les sert avec autant de grâce que de prévenance.

Après qu'ils eurent pris quelques tasses de vin, Blanche rompit le silence: «Généreux bienfaiteur, dit-elle à Hân-wen, je dois vous dire que Pé-ing, mon père, avait jadis la charge de gouverneur des frontières, et que Lieou-chi, ma mère, avait reçu de l'empereur des lettres de noblesse. Ils n'eurent point de fils. Le seul fruit de leur mariage fut l'humble servante que vous voyez devant vous, et à qui ils donnèrent le surnom de Tchin-niang. Mais, hélas! mon père et ma mère quittèrent bientôt la vie et se suivirent dans la tombe. Me trouvant sans parents, sans appui, dans un âge encore tendre, je craignais de me perdre au milieu de la corruption du siècle, et je passais les jours et les nuits à pleurer et à gémir. Hier, comme j'étais allée sur la colline pour faire des offrandes funèbres à mon père et à ma mère, je fus assaillie par une pluie d'orage. Heureusement, monsieur, que je vous ai rencontré, et que vous avez eu la générosité de me prêter votre parapluie. Ce service précieux m'a montré la bonté de votre cœur. Si vous ne trouvez point mon origine trop obscure, j'oserai vous offrir de vous servir toute ma vie. J'ignore si vous daignerez exaucer mes vœux.»

Hân-wen ne se possède plus; il est dans le ravissement, comme un homme qui aurait reçu ordre écrit de la main de l'empereur; mais il fait semblant de refuser du geste et de la voix.

«Mademoiselle, lui dit-il, votre noble personne a grandi dans un appartement parfumé, et vous vous distinguez à la fois par l'éclat de la naissance et de la beauté. Mais moi, je ne suis qu'un pauvre étudiant, sans renom et sans fortune, et je flotte encore incertain entre le pinceau[18] et l'épée. Comment oserais-je prétendre à m'unir avec vous?

—Monsieur, lui dit Blanche en souriant, il n'appartient qu'au vulgaire de se laisser guider par de telles considérations, et de faire attention, en se mariant, à l'éclat ou à l'obscurité de la naissance. Dès mon enfance j'ai appris la science de la physionomie; aussitôt que j'ai aperçu les traits de votre visage j'ai jugé que vous étiez destiné au bonheur. J'espère que mon bienfaiteur ne repoussera pas ma demande.

—Je reçois avec joie l'expression de vos sentiments, lui répondit Hân-wen; mais, hélas! je suis sans fortune, et il me serait difficile d'acheter des présents de noces qui fussent dignes de vous.

—Cela ne fait rien,» lui répondit Blanche.

A ces mots elle appela la petite Bleue. «Va dans ma chambre, lui dit-elle, ouvre ma cassette d'or et prends deux lingots d'argent fin que tu donneras à monsieur.»

La petite Bleue obéit, et revient promptement avec deux lingots d'argent qui pesaient cent onces, et les dépose sur la table.

Blanche prit elle-même l'argent et le remit à Hân-wen. «Monsieur, lui dit-elle, emportez cet argent. Vous pouvez maintenant acheter les présents de noces.»

Hân-wen est ravi de joie, et se lève pour recevoir l'argent. «Je vous remercie, lui dit-il, de cette générosité, qui est grande comme le ciel. Je vais aller trouver mon beau-frère et ma sœur aînée, et les prier de présider à mon mariage. Mademoiselle, ajouta-t-il, je ne vous quitte que pour quelque temps, et j'espère avoir bientôt le bonheur de vous revoir.»

Au moment de partir, Blanche lui adressa les plus instantes prières. «Monsieur, lui dit-elle, gardez-vous d'oublier les sentiments que je vous ai voués.

—Mademoiselle, lui dit Hân-wen en faisant un serment, si jamais je vous oublie je veux être en butte à toute la colère du ciel!»

Blanche est ravie de joie, et aussitôt elle ordonne à la petite Bleue d'aller reconduire Hân-wen.

Laissons maintenant les deux fées, et revenons à Hân-wen. Il partit tout joyeux, et, pendant la route, il ne songea qu'à son bonheur. Il arriva bientôt à la maison de son beau-frère.

Or, il faut savoir que, la nuit précédente, on avait volé mille onces d'argent dans le trésor de Tsien-tang, dont la garde était confiée à Kong-fou. Le gouverneur de la ville lui avait fait donner vingt coups de bâton, et lui avait ordonné de chercher le coupable, en le menaçant des peines les plus rigoureuses si la somme n'était pas rapportée tout entière au bout de trois jours. Il raconta son malheur à sa femme.

Les deux époux étaient plongés dans la plus profonde tristesse, lorsqu'ils virent venir Hân-wen avec un visage épanoui.

«Mon frère, lui dit Hiu-chi, tu es sorti de bonne heure aujourd'hui; où as-tu pris cet air riant, et cette joie animée qui brille sur ton visage?

—C'est qu'il m'est arrivé un grand bonheur, lui répondit gaîment Hân-wen; je vais vous l'apprendre dans tous ses détails. Hier, comme je revenais de visiter les tombes de mes parents, j'allai me promener sur les bords charmants du lac Si-hou; mais, tout à coup, le ciel fit tomber une pluie d'orage. Je descendis alors dans un bateau pour regagner votre maison. Je fis la rencontre d'une demoiselle et de sa suivante, qui demandèrent à passer sur le même bateau. Après que je leur eus adressé quelques questions, la servante causa avec moi, et m'apprit qu'elles demeuraient dans la rue des Deux-Thés; que sa maîtresse, qui a maintenant dix-sept ans, s'appelait mademoiselle Blanche, et que son surnom était Tchin-niang; la servante ajouta que son nom à elle, était la petite Bleue. Lorsque nous débarquâmes, la pluie tombait encore; je leur prêtai alors mon parapluie pour s'en retourner chez elles. Ce matin, comme j'étais allé demander mon parapluie, elles m'ont retenu pour m'offrir une petite collation. Ce n'est pas tout: la maîtresse, sans être arrêtée par l'idée de mon humble condition, m'a témoigné le désir généreux de se marier avec moi; et comme je refusais cet honneur, en alléguant que j'étais sans fortune, elle me fit cadeau de cent onces d'argent. Je suis revenu pour prier mon beau-frère et ma sœur aînée de présider à mon mariage.»

A ces mots, il prit l'argent et le remit à Hiu-chi.

Kong-fou et sa femme furent transportés de joie; mais lorsque Kong-fou eut examiné avec attention l'estampille de cet argent, il reconnut sur-le-champ qu'il provenait du trésor de Tsien-tang. «Les cent onces qui viennent d'être volées dans le trésor de Tsien-tang, se dit-il en lui-même, m'ont attiré un rude châtiment; mais, grâces au ciel, voilà cet argent retrouvé. Mon beau-frère, lui dit-il, ce mariage inespéré est une faveur du ciel. Restez ici; je vais aller à la ville de Tsien-tang pour vous changer cet argent.»—Je m'en rapporte à vous, lui répondit Hân-wen.

Kong-fou prit l'argent, et courut en toute hâte chez le gouverneur de la ville. «Seigneur, lui dit-il après s'être mis à genoux à ses pieds, l'argent qu'on avait volé hier dans le trésor est maintenant retrouvé.»

A ces mots, il présente les deux lingots au magistrat.

Dès que le gouverneur les eut examinés un instant, il reconnut que c'était en effet l'argent du trésor. Puis adressant la parole à Kong-fou: «Dans quel endroit avez-vous retrouvé ces deux lingots? lui demanda-t-il. Où est le voleur?

—Seigneur, répondit Kong-fou, ma femme a un frère cadet qui s'appelle Hân-wen; je l'ai élevé chez moi dès son enfance. Ce matin il est sorti de très bonne heure, et a rencontré, je ne sais où, deux jeunes filles avec qui il a formé un projet de mariage[19]. Ces jeunes filles lui ont donné cette somme d'argent qu'il m'a remise, en me priant d'aller la lui changer à la ville et de présider à son mariage. Votre serviteur ayant reconnu que cet argent provenait du trésor, je n'ai pas osé vous cacher la vérité. J'ai profité du moment où il était à m'attendre dans ma maison, pour venir informer votre Excellence de cette découverte.»

Aussitôt le gouverneur délivra à quatre gendarmes un mandat d'amener, et leur ordonna d'aller de suite chercher Hân-wen.

Les gendarmes obéissent, et partent comme s'ils avaient des ailes. Ils arrivent bientôt à la maison de Kong-fou, et entrent brusquement. Hân-wen ignorait le motif de cette visite inattendue, et au moment où il allait le leur demander, ils le saisissent avec violence, et lui attachent au cou une chaîne de fer arrêtée avec un cadenas. Ils l'entraînent hors de la maison, et l'amènent au tribunal du gouverneur.

Le magistrat est surpris de voir dans Hân-wen un air noble et distingué qui annonce toute autre chose qu'un criminel, et il est disposé à croire qu'il y a là-dedans quelque méprise. Puis, adoucissant son visage irrité: «Est-ce vous qui êtes Hân-wen? lui demanda-t-il d'un ton bienveillant.

—C'est votre serviteur, répondit Hân-wen.

—Où demeurez-vous? lui demanda le gouverneur. Quel est votre âge? Votre père et votre mère vivent-ils encore? Avez-vous des frères? Êtes-vous marié? D'où viennent ces deux lingots d'argent? Avouez la vérité devant mon tribunal, si vous voulez échapper aux tortures.

—Seigneur, répondit Hân-wen, votre serviteur habite dans cette ville; j'ai dix-sept ans accomplis, mon père et ma mère ne sont plus de ce monde, et je n'ai aucun frère; j'ai seulement une sœur aînée qui a épousé un homme appelé Kong-fou. Dès mon enfance, j'ai demeuré dans la maison de mon beau-frère, qui a bien voulu me mettre en apprentissage chez un pharmacien. Je ne suis pas encore marié. Cet argent m'a été donné par une personne de mes amis. J'espère que votre Excellence examinera mûrement ma cause, et qu'elle me mettra en liberté.

—Quelle impudence! s'écria le magistrat d'un ton courroucé. Eh bien, faites-moi connaître le nom de cet ami.

—C'est une personne d'une famille distinguée, se dit en lui-même Hân-wen; si j'avoue la vérité, ne sera-ce pas compromettre sa réputation? J'aime mieux subir le châtiment qui me menace que de lui faire du tort.—Seigneur, dit-il au magistrat, cet ami était un étranger, et d'ailleurs son nom s'est échappé de ma mémoire.»

A ces mots le magistrat est transporté de colère; et il laisse tomber d'un étui d'or les fiches qui servent à déterminer les coups de bâton.

Soudain des licteurs accourent des deux côtés de la salle, en poussant un espèce de rugissement. Ils se saisissent de Hân-wen, le couchent sur le ventre, et lui appliquent quarante coups de bâton. C'était pitié de voir la peau fraîche et délicate de Hân-wen toute déchirée, et rougie d'un sang vermeil qui ruisselait le long de ses jambes. Il resta long-temps sans connaissance. Quand il eut repris l'usage de ses sens, il versa une pluie de larmes que lui arrachait la douleur. «Seigneur, dit-il en sanglotant, votre serviteur est victime d'une fausse accusation.

—Misérable! lui dit le gouverneur en l'accablant d'injures, votre accusateur est ici; nous verrons si vous oserez le démentir.»

Hân-wen est glacé d'effroi, en apprenant qu'il a un accusateur. «Seigneur, s'écria-t-il, votre serviteur est accusé injustement; quel est l'homme qui prétend m'accuser?»

Le magistrat fait amener Kong-fou, pour le mettre en présence de l'accusé.

«Mon beau-frère, lui dit Kong-fou, parlez-moi maintenant avec sincérité. Mademoiselle Blanche, qui vous a donné cet argent, a formé avec vous un projet de mariage. Vous m'avez remis vous-même ces deux lingots, et vous m'avez prié de présider à vos noces. Comme on a volé une somme d'argent dans le trésor, dont la garde est confiée à mes soins, et que son Excellence m'a fait punir de ma négligence, et m'a menacé du châtiment le plus rigoureux si la somme entière n'était pas retrouvée au bout de trois jours; dès que j'ai reconnu que ces deux lingots provenaient du trésor, je n'ai pu m'empêcher d'aller vous dénoncer. Ce n'est pas que j'aie manqué à votre égard de justice et d'humanité; mais il m'a été impossible de résister aux tortures. Je vous engage à avouer promptement votre crime, si vous voulez échapper aux peines les plus sévères.»

Hân-wen, pressé par le témoignage de Kong-fou, palpite de crainte et change de visage. «Mademoiselle Blanche, dit-il au fond de son cœur, ne croyez pas que je manque à la justice, et que je craigne lâchement la mort; mais accablé par le témoignage de mon beau-frère, il m'est impossible de cacher plus long-temps la vérité.»

Aussitôt il raconta comment, en revenant de visiter les tombes, il avait rencontré une demoiselle qui monta ensuite sur le même bateau que lui; il exposa aussi tous les détails qui se rattachaient au prêt du parapluie, au don des lingots d'argent, et à la conclusion du mariage.

Le magistrat ordonna au greffier de transcrire cette déposition; puis adressant la parole à Hân-wen: «On a volé dans le trésor de la ville mille onces d'argent, qui devaient former vingt lingots. Je n'en vois ici que deux; où sont les dix-huit autres?

—Elle ne m'a donné que deux lingots, répondit Hân-wen; je vous jure, seigneur, que j'ignore où sont les dix-huit autres.

—En ce cas, lui dit le gouverneur, je vais envoyer des soldats avec vous pour prendre ces deux jeunes filles, et leur faire rendre le reste de la somme. De cette manière, vous serez dégagé du crime qui pèse sur vous.»

A ces mots il rédigea un mandat d'amener, et chargea huit sergents du tribunal d'aller avec Hân-wen pour prendre les deux jeunes filles.

Ils obéissent, sortent du tribunal, et partent comme un trait.

Revenons maintenant à Blanche. Dès le moment que Hân-wen était parti avec l'argent qu'elle lui avait donné, elle avait été agitée d'une inquiétude mortelle. Elle eut recours aux sorts, et s'écria plusieurs fois: «Malheur! malheur!»

La petite Bleue ayant entendu cette triste exclamation, en demanda la cause à sa maîtresse.

«Nous avons mal fait, lui dit Blanche, de donner de l'argent à Hân-wen; il provient du trésor de Tsien-tang. Le mari de sa sœur est maintenant employé auprès du gouverneur de la ville; s'il aperçoit cet argent, Hân-wen est un homme perdu. Je t'en prie, va vite prendre des renseignements à ce sujet.»

La petite Bleue obéit; elle monte sur un nuage, et s'élève au milieu des airs. Elle voit Hân-wen qui subissait la torture au pied du tribunal, et qui, accablé par le témoignage de Kong-fou, avouait tout ce qui s'était passé. Elle aperçoit ensuite le gouverneur, qui envoyait des sergents pour les arrêter toutes deux. La petite Bleue est remplie d'effroi; elle détourne aussitôt le nuage, et revient trouver Blanche, à qui elle raconte ce qu'elle a vu.

«Petite Bleue, lui dit Blanche après avoir médité quelques instants, échappons-nous, et laissons les sergents reprendre le reste de la somme, pour que Hân-wen ne soit point exposé à de nouvelles tortures.

—Votre idée est excellente, lui répondit la petite Bleue.»

Laissons les deux fées s'enfuir, et revenons aux sergents. Quand ils furent arrivés dans la rue des Deux-Thés, ils entrèrent dans le jardin de Kieou-Wang, et le fouillèrent dans tous les sens; mais ils ne virent pas même l'ombre d'un homme: seulement ils découvrirent les dix-huit lingots, qui avaient été laissés par terre au bas d'un pavillon. Ils interrogèrent les voisins, qui leur répondirent: «Ce jardin dépend de l'antique palais de Kieou-wang; il est désert, et l'on n'y voit jamais personne. Souvent des esprits malins apparaissent dans ce jardin; c'est pour cela qu'aucun homme n'ose y mettre le pied.»

Les quatre sergents furent obligés de se contenter de ces renseignements. Ils prirent les dix-huit lingots, et reconduisirent Hân-wen au tribunal du gouverneur. «Seigneur, lui dirent-ils en se prosternant devant lui, nous sommes allés dans le jardin fleuri du palais de Kieou-wang, pour prendre les deux jeunes filles, mais nous n'avons pas même aperçu leur ombre; seulement nous avons trouvé, au bas d'un pavillon, les dix-huit lingots qui manquaient.» A ces mots ils présentèrent l'argent au gouverneur, qui le fit reporter au trésor. Ensuite il fit approcher Hân-wen.

«Si je n'avais égard qu'à votre crime, lui dit-il, je devrais vous condamner à mort, comme tous ceux qui volent le trésor public; mais je considère que vous êtes encore jeune, et que vous avez été trompé par des fées; c'est ce qui me porte à vous traiter avec indulgence. Je me contente de vous exiler dans le département de Sou-tcheou, à la poste de Siu-kiang.»

Le magistrat appela alors Kong-fou. «Emmenez ce jeune homme chez vous, lui dit-il, en attendant mes ordres.»

Kong-fou obéit et ramena Hân-wen dans sa maison.

Hiu-chi le reçut en pleurant. «Je n'ai que toi de frère, lui dit-elle, et voilà que des fées t'ont plongé dans le malheur! Il est heureux pour toi que le mari de ta sœur ait reconnu l'argent du trésor, et qu'il ait couru te dénoncer; sans cela tu serais tombé complétement dans leurs piéges, et tu étais perdu pour toujours. Je ne désire qu'une chose, c'est que tu aies un heureux voyage, et qu'au bout de trois ans tu reviennes en bonne santé.»

Comme ils étaient à pleurer et à gémir ensemble, ils voient entrer M. Wang qui, ayant appris ce qui s'était passé, était accouru en toute hâte pour voir Hân-wen. Dès que le jeune homme eut reconnu son maître, il éprouva un redoublement de douleur et de désespoir.

«Mon enfant, lui dit M. Wang en versant des larmes, je ne prévoyais pas que vous dussiez tomber dans ce malheur; mais c'était votre destinée: il faut vous y soumettre avec résignation. Voici quelques onces d'argent que je vous offre pour subvenir aux frais de votre voyage. J'ai à Sou-tcheou un ami intime dont le nom de famille est Wou, et le surnom Jin-kié; il demeure dans la rue de Wou-kia où il a ouvert une pharmacie. Je vais vous écrire une lettre que vous lui remettrez vous-même. Dès qu'il aura reçu ma recommandation, je suis sûr qu'il s'intéressera à vous.

—Je vous remercie, monsieur, lui dit Hân-wen; je n'oublierai de ma vie ce service signalé.»

Aussitôt M. Wang écrivit la lettre, la remit à Hân-wen et reçut ses adieux.

Au bout de quelque temps, le magistrat, de qui dépendait le gouverneur, envoya l'ordre du départ, et fixa un délai de trois jours pour se mettre en route. Le gouverneur lui transmit immédiatement sa réponse, et se hâta d'exécuter ses ordres.

Il chargea deux gendarmes de conduire Hân-wen au lieu de son exil. Ceux-ci se rendent à la maison de Kong-fou, et trouvent le frère et la sœur qui se tenaient embrassés et confondaient leurs soupirs et leurs larmes. Kong-fou offrit aux gendarmes des présents de voyage, et Hân-wen fut obligé de partir avec eux. Kong-fou accompagna son beau-frère hors de la ville jusqu'à une distance de dix lis.

Depuis cette séparation, il se passa beaucoup d'événements dignes d'être racontés. A peine êtes-vous sorti de la gueule du tigre, que vous tombez dans le repaire du renard.

Si vous désirez savoir ce qui arriva à Hân-wen, lisez le chapitre troisième.

NOTES:

[15] Ce passage fait allusion au prêt du parapluie dont il va être parlé tout à l'heure.

[16] Les femmes de distinction, dont les pieds ont été comprimés dès l'enfance pour acquérir cette petitesse qui est un si grand mérite aux yeux des Chinois, ne peuvent marcher commodément si quelqu'un ne leur donne le bras.

[17] Les femmes mariées conservent leur nom de famille.

[18] Les Chinois écrivent avec un pinceau. Cette expression désigne la carrière des lettres.

[19] Il résulte clairement de ce passage que Hân-wen avait épousé les deux fées, l'une comme femme légitime, l'autre comme femme du second rang.


CHAPITRE III.

ARGUMENT.

M. Wou, en voyant la lettre, répond pour l'ami qui lui est recommandé.

Blanche se marie dans une hôtellerie.


Des fées lui ont fait commettre un crime; il retombe de nouveau dans les piéges des fées.

Le ciel avait arrêté son mariage depuis des siècles; et il était dans sa destinée de s'attirer tous ces malheurs.

Les deux époux imitent, par un heureux accord, l'harmonie du Kîn et du Ché, et renouent leurs premières amours.

Grâces à leur industrie, ils réussissent dans leur commerce, et se livrent aux transports de la joie.

Han-wen partit avec les gendarmes, et marcha en se dirigeant vers Sou-tcheou; il s'arrêtait de temps en temps pour boire et manger, dormait la nuit; et se remettait en route dès que le jour était venu. Ils arrivèrent bientôt à Sou-tcheou.

Les gendarmes allèrent présenter leur mandat à la ville de Wou-bien. Le gouverneur en ayant pris connaissance, exila Hân-wen à la poste Siu-kiang; ensuite, il écrivit sa réponse officielle, adressée au magistrat de qui il relevait, et la remit aux gendarmes que nous laisserons retourner dans la province de Tché-kiang.

Hân-wen étant arrivé à sa destination, rendit visite au chef de la poste et alla prendre du repos. Le lendemain, il se leva de bonne heure, pesa une once d'argent et l'offrit à ce magistrat. Ce cadeau de Hân-wen lui inspira des dispositions bienveillantes, et il ne songea nullement à gêner sa liberté.

Hân-wen prit la lettre de M. Wang, sortit de la maison, et alla dans la rue de Wou-kia pour demander la pharmacie de M. Wou. Il le trouva et lui remit la lettre. Quand M. Wou l'eut ouverte et examinée un instant, il pria Hân-wen d'entrer dans le salon, et le fit asseoir auprès de lui, à la place fixée par les rites.

«Monsieur Hân-wen, lui dit-il, puisque mon ami intime, Fong-chân, m'écrit cette lettre pour me prier de prendre soin de vous, vous pouvez compter sur tout l'intérêt que m'inspire cette haute recommandation.»

Hân-wen se leva pour le remercier, et se disposa à partir; mais M. Wou le retint à dîner. Hân-wen ne put se refuser à cette invitation. Pendant le repas, M. Wou le pria de lui raconter en détail tout ce qui lui était arrivé. Hân-wen répondit franchement à toutes les questions de M. Wou, que ce récit remplit d'une tristesse difficile à décrire.

Quand le repas fut terminé, M. Wou alla dans son cabinet, prit dix onces d'argent, et se rendit avec Hân-wen à la poste de Siu-kiang. Dès qu'il eut aperçu le directeur: «Je ne vous cacherai point la vérité, lui dit-il; M. Hân-wen, que voici, est mon parent: j'ai été touché de compassion en le voyant condamné dans un âge si tendre. Je désire prier votre seigneurie d'effacer sa faute, et de me le laisser emmener chez moi. J'ose espérer que vous voudrez bien accepter un faible cadeau.»

A ces mots il tira l'argent de sa manche et le présenta au magistrat. Celui-ci reçut avec empressement les dix onces; il laissa apercevoir sur son visage la joie dont il était rempli, et fit un signe affirmatif.

M. Wou rédigea à la hâte une caution et la présenta au directeur; ensuite il ramena Hân-wen chez lui.

Depuis ce jour, Hân-wen s'établit dans la boutique de M. Wou, où il continua d'étudier la pharmacie.

Revenons maintenant aux deux fées. Quand les gendarmes étaient venus pour les prendre, elles avaient fait un tour de magie, et s'étaient rendues invisibles. Dès qu'ils furent partis, elles revinrent dans leur jardin.

Blanche prit la parole, et s'adressant à la petite Bleue: «Tu sais, lui dit-elle, que nous avons formé un projet de mariage avec M. Hân-wen. J'ai manqué un instant de prudence, lorsque, touchée de sa détresse, je lui ai donné une somme d'argent qui avait été enlevée dans le trésor. Je suis cause que le magistrat lui a fait subir au tribunal un châtiment rigoureux. Maintenant il est exilé à Kou-sou, à une grande distance d'ici; et ainsi nous manquons un établissement qui intéresse notre vie entière.

—Pourquoi vous inquiéter à ce sujet? reprit la petite Bleue. Puisque M. Hân-wen est exilé à Kou-sou, tournons-nous d'un autre côté; croyez-vous que nous manquerons de trouver un autre époux doué d'esprit et de beauté?

—Tu ne sais ce que tu dis, lui répondit Blanche; ce n'est pas qu'il n'y ait ailleurs d'autres époux doués d'esprit et de beauté; mais j'ai reçu de lui des bienfaits sans lui en avoir témoigné ma reconnaissance; en second lieu, nous avons juré de l'épouser, et il ne nous convient pas de nous attacher à un autre homme. Au reste, s'il est exilé dans une contrée étrangère, c'est nous qui l'avons plongé dans ce malheur. J'ai l'intention d'aller le trouver avec toi. Va d'abord prendre sur les lieux d'exactes informations, et voir dans quelle partie de Sou-tcheou il se trouve maintenant; tu viendras promptement me rendre réponse.»

La petite Bleue obéit, et monte sur un nuage qui la transporte en un clin d'œil à Kou-sou. Après qu'elle a pris les informations nécessaires, elle détourne son char vaporeux et arrive aussi prompte que l'éclair dans le jardin fleuri de Kieou-wang. «Madame, s'écria-t-elle en apercevant Blanche, bonnes nouvelles! Votre servante est allée à Kou-sou pour obtenir des nouvelles de Hân-wen. Il est maintenant employé dans la pharmacie de M. Wou qui habite la rue de Wou-kia. Nous ferions bien d'aller le chercher aujourd'hui.»

A ces mots, Blanche est transportée de joie. Les deux fées montent aussitôt sur un nuage enchanté, et, en un instant, elles arrivent dans un lieu retiré de Kou-sou. Elles descendent du nuage, se rendent ensemble dans la rue de Wou-kia, et voient Hân-wen qui était assis dans la boutique. La petite Bleue s'avance et l'appelle par son nom de famille.

Hân-wen ayant levé la tête, reconnaît Blanche et la petite Bleue, et il éprouve à la fois un sentiment de surprise et de colère. «Méchantes Fées, leur dit-il, ni dans la vie passée, ni dans la vie présente, je n'ai excité votre haine et votre vengeance; et pourtant vous êtes cause que j'ai enduré, au tribunal, les plus cruelles tortures, et que je suis exilé loin de mes parents. Quel motifs vous a engagées à venir me chercher ici?»

Les deux Fées sont confondues de ces injures, et deviennent rouges de honte.

«Monsieur, lui dit Blanche, ce qui vous est arrivé est le résultat d'une erreur involontaire. Mais comme je vous ai donné une promesse irrévocable, et que je pense aux sentiments qui doivent animer des époux, j'ai traversé la distance prodigieuse qui me séparait de vous, et je suis venue ici à travers mille dangers. Pouvais-je m'attendre à vous trouver aussi froid et aussi indifférent, et à recevoir de votre part d'aussi cruelles injures? Si j'étais une Fée, comme vous m'en accusez, croyez-vous que je n'aurais pas pu trouver dans le monde, un autre époux doué d'une rare beauté? Croyez-vous que j'aurais voulu essuyer tant de fatigues pour venir exprès vous chercher ici?»

Les personnes qui se trouvaient près de Hân-wen témoignèrent leur étonnement, en voyant en lui tant de froideur et de dureté.

M. Wou, ayant entendu qu'on se disputait vivement devant sa boutique, sortit avec précipitation. Il vit deux jeunes filles parfaitement belles qui se querellaient avec Hân-wen. Soudain il s'approche d'elles: «Mesdemoiselles, leur dit-il, veuillez entrer dans ma maison, et dites à votre vieux serviteur quelle affaire vous amène ici; il ne convient pas à des personnes bien nées, de se disputer de la sorte au milieu de la rue.»

A ces mots, Blanche se hâte d'entrer dans le vestibule avec la petite Bleue, en faisant plusieurs salutations.

M. Wou répondit à leur politesse. «Ma femme, cria-t-il à haute voix, viens recevoir ces demoiselles et leur tenir compagnie avec moi. Mesdemoiselles, ajouta-t-il quand elles furent assises, j'oserai vous demander quel est le noble pays que vous habitez, votre célèbre nom de famille et votre illustre surnom? Votre honoré père, votre respectable mère, sont-ils encore du monde? Quel est votre degré de parenté avec M. Hân-wen? Quel motif vous a conduites vers mon humble boutique? Pourquoi vous disputiez-vous avec lui? J'ose espérer que vous voudrez bien satisfaire ma juste curiosité.

—Monsieur et madame, répondit Blanche les yeux baignés de larmes, daignez prêter l'oreille à mon récit. Votre servante habite la ville de Tsien-tang, qui dépend de Hang-tcheou, dans la province de Tché-kiang. Pé-ing, mon père, avait la charge de gouverneur général des frontières; Lieou-chi, ma mère, avait reçu des lettres de noblesse de l'empereur. Je n'ai point de frères. Mes parents n'eurent point d'autre enfant que votre servante, à qui ils donnèrent le surnom de Tchîn-niang; j'ai maintenant dix-sept ans. Ma suivante que voici s'appelle la petite Bleue. Votre servante a une malheureuse destinée! Mon père et ma mère ont quitté la vie l'un après l'autre, et il ne me reste au monde aucune espèce de parents. Voyant l'époque appelée Tsing-ming, j'étais allée sur la montagne avec la petite Bleue, pour déposer des offrandes funèbres sur les tombes de mon père et de ma mère; mais je fus assaillie par une pluie d'orage, et je montai sur un bateau où se trouvait M. Hân-wen, qui eut l'obligeance de me prêter son parapluie pour m'en retourner chez moi. Le lendemain, comme il était venu lui-même chercher son parapluie, je le retins un instant, et lui offris une modeste collation. Tout en mangeant, je lui demandai des détails sur sa famille; et me voyant sans parents, sans amis, je formai avec lui un projet de mariage: c'était son beau-frère, Ki-kong-fou, qui devait présider à notre union. Votre servante fut touchée de le voir sans fortune, mais elle n'aurait pas dû lui donner, pour subvenir aux dépenses des noces, deux lingots d'argent qui provenaient de l'héritage de son père. Tout à coup on commit un vol dans le trésor de la ville. Le mari de sa sœur alla le dénoncer injustement, et, à force de tortures, on lui arracha l'aveu du crime qui lui était imputé. Le gouverneur lança contre moi un mandat d'amener, et envoya des gendarmes pour me prendre. Heureusement que mes voisins m'avertirent à temps avec ma servante; et, pour leur échapper, nous fûmes obligées de nous enfuir dans une autre maison. Le gouverneur n'ayant pu se saisir de nous, mit Hân-wen en jugement et l'exila dans ce pays. Comme votre servante met au-dessus de tout, son honneur et sa réputation[20], elle a juré qu'elle n'aurait pas d'autre époux que lui. C'est pourquoi elle a franchi avec sa servante une distance de mille lis, et elle est venue ici, à travers les plus grands dangers, espérant de voir accomplir cette union. Je ne pensais pas que M. Hân-wen me montrerait tant d'indifférence, et que, loin de me reconnaître pour son épouse, il concevrait les soupçons les plus injurieux et qu'il me traiterait de Fée! C'en est fait; et puisqu'il ne daigne pas me recevoir, je n'oserai plus retourner dans mon pays natal; j'aime mieux m'ôter la vie et m'en aller dans l'autre monde.»

Elle dit; et se levant avec précipitation, elle se penche en avant, comme pour se briser la tête contre les degrés de pierre. M. Wou et sa femme sont effrayés de cette fatale résolution; madame Wou se précipite vers elle, et la saisit dans ses bras.

«Mademoiselle, lui dit M. Wou, pourquoi faire si peu de cas de la vie? Je me charge de ce mariage, et je vous promets de vous unir tous les deux.»

A ces mots, il ordonna à sa femme d'inviter mademoiselle Blanche et sa servante à entrer dans l'intérieur de la maison pour se reposer de leur long voyage.

M. Wou sortit de la boutique, et ayant appelé Hân-wen, il lui adressa de sévères reproches: «Gardez-vous, lui dit-il, de la repousser avec colère: cette jeune personne appartient à une illustre famille, et elle a bravé les dangers et les fatigues d'un long voyage pour venir vous trouver ici.» Il lui rapporta alors de point en point le récit de mademoiselle Blanche.

Hân-wen est ébranlé par ce discours, mais il conserve encore quelques doutes. «Cependant, se dit-il en lui-même, si cette demoiselle était une Fée, n'aurait-elle pu trouver ailleurs un époux rempli de grâces et d'esprit? Puisqu'elle a fait mille lis pour venir me trouver ici, il faut bien que ce mariage soit arrêté depuis des siècles par le ciel.» Mais ce n'était pas là le seul motif qui désarmait Hân-wen. Il était épris depuis long-temps des charmes de Blanche, et il brûlait de la posséder.

M. Wou voyant que Hân-wen ne lui répondait point, entra tout à coup en colère. «Ingrat que vous êtes, lui dit-il, puisque moi et ma femme nous prenons un tel intérêt à cette demoiselle qui nous est étrangère, ne devriez-vous pas rougir de votre conduite, vous qui êtes lié avec elle par une promesse de mariage? Dès ce moment je ne vous emploie plus dans ma pharmacie, et je romps toute relation avec vous.

—Monsieur, lui dit Hân-wen avec émotion, il n'est pas besoin de vous emporter de la sorte; je suis prêt à vous obéir.»

M. Wou le voyant disposé à céder, adoucit son visage irrité, et lui dit avec douceur: «Monsieur Hân-wen, si je vous donne des conseils, c'est uniquement pour votre bien; et quand je tâche de vous unir tous les deux par les liens du mariage, dites-moi un peu si je cherche mon intérêt ou le vôtre?»

Aussitôt après, M. Wou disposa une chambre particulière, et la garnit de tous les objets nécessaires. Puis il choisit un jour heureux dans le calendrier. Sa femme mit ses habits de fête, et conduisit Blanche à son époux. Quand ils eurent salué ceux qui leur tenaient lieu de parents, ils entrèrent ensemble dans la chambre parfumée (la chambre nuptiale); et le soir même, ils accomplirent ce mariage tant désiré, et se donnèrent les marques du plus tendre amour.

C'est ici le lieu de dire avec le poète:

Il la mène toute tremblante sous les rideaux brodés. Semblable à la belle Meï, elle rougit de délier le dernier voile de soie. L'époux doit ménager sa jeune et timide épouse, dont l'âme novice est prête à s'échapper.

Le troisième matin, Hân-wen et Blanche viennent saluer et remercier M. Wou et sa femme. Dès ce moment, les deux époux se faisaient fête du matin au soir, et du soir au matin. La petite Bleue elle-même n'était point oubliée de Hân-wen, qui, de temps en temps, laissait briller sur elle quelque reflet de sa tendresse.

Mais revenons à M. Wou. Un jour qu'il était tranquillement assis dans sa boutique, il se mit à songer en lui-même. «J'ai cru faire une fort belle chose, se dit-il, en engageant Hân-wen à se marier. Mais il n'est plus seul, comme auparavant, et voilà que sa maison se compose déjà de trois personnes. Il faut que je m'occupe de son avenir, afin de le préserver lui et les siens des rigueurs de la misère.»

Dès que son plan est arrêté, il se lève, sort de sa boutique, et va à la maison de Hân-wen, qui le reçoit dans le vestibule, et le fait asseoir.

«Monsieur Hân-wen, lui dit Wou, comme je n'avais aujourd'hui aucune affaire pressante, je me suis occupé à faire des projets pour vous. Je songe que maintenant votre maison se compose de trois personnes; ce n'est plus comme lorsque vous étiez seul. Si vous ne cherchez pas à former un établissement, comment pourrez-vous subvenir aux besoins de tous les jours? Les anciens disaient: «Il vaut mieux économiser un denier chaque jour que de posséder mille onces d'argent.» Si je songeais à vous faire embrasser un autre genre de commerce que celui dans lequel vous êtes versé, vous auriez de la peine à y gagner de quoi vivre; vous connaissez la pharmacie, et c'est la seule profession qui vous offre des chances de succès. Ainsi je vous engage à établir une petite pharmacie dans cet endroit même; vous pourrez vous tirer d'affaire. Si vous avez besoin de fonds, je vous ouvrirai volontiers ma bourse pour vous aider.

—Monsieur, lui dit Hân-wen tout rempli de joie, vous m'avez déjà comblé de nombreux bienfaits; comment pourrai-je vous témoigner ma reconnaissance?

—Cela n'est rien, lui répondit M. Wou; je veux seulement vous montrer l'intérêt que je vous porte; pourquoi parler de reconnaissance!»

A ces mots il se lève, et prend congé de Hân-wen.

Hân-wen le reconduisit en-dehors de la porte, et revint auprès de Blanche, à qui il fit part de cette conversation. Nous n'avons pas besoin de dire que ces offres de services les comblèrent tous deux de joie. La nuit se passa sans qu'il en fût question.

Le lendemain matin M. Wou se leva de bonne heure, et leur envoya un domestique qui leur remit cent onces d'argent.

Hân-wen fut ravi de ce riche cadeau; il reçut cette somme avec empressement, et alla la présenter à Blanche. Ensuite il fit décorer avec élégance le devant de sa maison, et choisit un jour heureux dans l'almanach pour ouvrir sa boutique de pharmacien. Il fit peindre sur son enseigne les mots Pao-ngan-tang, c'est-à-dire le magasin de la santé, et loua un employé intelligent, nommé Tao-jin, pour l'aider dans son commerce. Bientôt un mois s'était écoulé sans que Hân-wen vît le moindre signe de succès. Il est agité d'inquiétude. «Chère épouse, dit-il à Blanche, il y aura tout à l'heure un mois que nous avons ouvert cette boutique, et, vous le voyez, notre commerce est aussi nul que le premier jour. Comment faire?

—N'ayez aucune inquiétude, lui dit Blanche. Dès mon enfance, j'accompagnais mon père dans son bureau, lorsqu'il était inspecteur général des frontières. Un jour, comme j'étais à m'amuser dans le jardin, tout à coup la vénérable déesse du mont Li-chan descendit du milieu des airs, et s'approchant de moi, elle me dit que j'étais destinée à acquérir la science des dieux, et m'ordonna de la saluer comme sa maîtresse. Je possède, ajouta Blanche, une puissance surnaturelle qui me permet de connaître le passé et le futur: je puis chasser les mauvais esprits et guérir toutes les maladies. Demain matin, mettez une enseigne de médecin; si l'on vient vous consulter je saurai d'avance la maladie de vos clients, et je vous promets de les guérir sur-le-champ en les touchant seulement du bout de mon doigt. Ne craignez plus de manquer d'argent pour subvenir aux besoins de votre maison.»

A ces mots Hân-wen ne se possède pas de joie. «Où trouver au monde, s'écria-t-il, une épouse douée de tant d'habileté et de puissance? Quel bonheur pour moi d'avoir choisi une compagne aussi précieuse!»

Le lendemain matin Hân-wen suspendit une enseigne de médecin, sur laquelle il écrivit: Hiu-hân-wen, docteur en médecine, excelle dans l'art de guérir toutes les maladies.

Il y avait déjà une dizaine de jours que l'enseigne était suspendue, et cependant personne ne venait.

Hân-wen, désespéré, informe encore Blanche du malheur qui lui arrive.

«Monsieur, lui répondit Blanche, j'ai examiné cette nuit les astres qui brillaient au ciel, et j'ai vu que tout à l'heure une maladie contagieuse va se répandre sur toute cette contrée. Je vais de suite composer des pilules pour guérir de la peste. Vous les vendrez trois deniers le grain, et sur-le-champ elles produiront un effet miraculeux. Soyez assuré qu'on viendra en foule pour en acheter.»

Hân-wen fut rempli de joie; il soupa, et, quand la nuit fut venue, il alla prendre du repos.

Cette nuit-là Blanche appela la petite Bleue, et lui adressa les ordres suivants: «Monte sur un nuage, et parcourt tout le pays. Tu répandras dans les bassins et dans les puits des vapeurs empoisonnées que les hommes aspireront en buvant. Pendant ce temps je vais préparer des pilules.»

La petite Bleue obéit aux ordres de sa maîtresse. A la troisième veille, elle monte sur un char de nuages, se transporte dans chaque endroit et répand à la surface des eaux des vapeurs empoisonnées, et s'en revient vers sa maîtresse.

Le lendemain de bonne heure tous les habitants vont puiser de l'eau pour préparer les aliments de la journée, et aspirent les vapeurs empestées qu'elle renferme. Au bout de quelques jours la peste étend ses ravages au-dedans et au-dehors de la ville; de sorte que, sur dix maisons, il y en avait neuf de frappées par la contagion.

Hân-wen affiche devant sa boutique l'annonce des pilules qui guérissent de la peste. Les parents des malades en ayant été informés, vont en acheter chacun un grain, et ne l'ont pas plutôt donné aux personnes malades qu'elles recouvrent aussitôt la santé et abandonnent le lit où elles étaient retenues.

En un instant cette heureuse nouvelle se transmet de bouche en bouche, et bientôt toutes les familles apprennent la vertu miraculeuse des pilules de Hân-wen. Tout le monde vient en acheter; et la foule qui se forme devant sa boutique ne diminue pas un seul instant. Chaque grain se vend trois deniers; et au bout de quelques jours les pilules sont entièrement vendues, et tous les malades ont recouvré la santé.

Hân-wen, qui avait retiré des bénéfices énormes, ne cessait d'exalter la puissance de Blanche. Il est facile de penser que la réputation de la pharmacie de Hân-wen se répandit partout avec la rapidité de l'éclair.

On était alors au premier jour de la quatrième lune: c'était l'époque où l'on célèbre la naissance du dieu Liu-tsou. Les hommes et les femmes se rendent en foule au temple pour y brûler des parfums.

Ce jour-là Hân-wen prit quatre onces d'argent, et voulut aller dans la maison de M. Wou pour acheter de nouveaux médicaments. Comme il passait devant le temple de Liu-tsou, il vit une foule de monde qui entrait à flots pressés dans le temple pour y brûler des parfums. «Puisque je passe par ici, se dit-il, il faut que j'entre comme les autres; j'aurai beaucoup de plaisir à faire une promenade dans ce magnifique édifice.»

Sa résolution est prise, et il s'élance dans le temple.

Depuis ce moment il se passa beaucoup d'événements dignes d'être racontés. Celui qui comptait sur sa science magique trouve une magicienne plus savante que lui, et sa puissance succombe sous une puissance supérieure à la sienne.

Si le lecteur désire savoir ce qui se passa ensuite, qu'il lise le chapitre quatrième.

NOTES:

[20] En Chine, il est peu honorable pour une femme de se remarier, ou de prendre un autre époux que celui avec lequel elle a été fiancée dès son enfance.


CHAPITRE IV.

ARGUMENT.

Blanche lutte de puissance magique dans le temple de Liu-tsou.

La vue d'une couleuvre fait mourir Hân-wen de frayeur.


Il existe d'autres dieux que ceux qui habitent l'île enchantée de Pong-laï. La voix de l'hirondelle, le chant du loriot, retentissent dans de brillants palais. Pour avoir fait boire à son épouse une liqueur enivrante, Hân-wen meurt d'effroi, et son âme s'envole dans l'autre monde.

Parmi les étrangers qui étaient venus visiter le temple du dieu Liu-tsou, se trouvait un Tao-ssé[21], dont le nom de religion était le Saint-homme Lo-i. Il était doué d'une rare puissance en magie; il pouvait expulser les esprits qui animent les fées, chasser les démons, et dompter même les génies du ciel. S'étant promené jusqu'au temple, il s'y était installé et distribuait des médicaments d'une vertu merveilleuse, ne songeant qu'à soulager les maux du genre humain.

Ce jour-là, Hân-wen entra dans le temple avec la foule empressée, et pénétra jusqu'à la salle principale. Le Saint-homme ayant tout à coup levé la tête, vit entrer Hân-wen, et il aperçut dans sa figure quelque chose d'ensorcelé. Il le prend à part, le mène dans une chambre retirée et le fait asseoir.

«Monsieur, lui demanda-t-il, de quelle contrée êtes-vous? Quel est votre illustre nom de famille et votre noble surnom? De combien de personnes se compose votre précieuse maison? D'où vient cet air ensorcelé que je démêle dans vos traits? Je vous prie de répondre d'une manière précise à toutes les questions que j'ose vous adresser.»

Hân-wen est pénétré de respect en voyant ce Tao-ssé avec son air inspiré et son extérieur pieux et imposant.

«Mon père, lui dit-il, votre serviteur habite cette ville; son nom de famille est Hiu, son surnom Sien, et son nom honorifique Hân-wen. Ma femme s'appelle Blanche, et sa servante, la petite Bleue. Si par hasard votre serviteur est dans les liens de quelque démon, de quelque mauvaise fée, je vous en supplie, mon père, veuillez avoir pitié de moi et me délivrer.» En disant ces mots il se jette à ses genoux.

«Mon fils, lui dit le Saint-homme en lui présentant la main avec bonté, levez-vous. Puisque vous désirez que ce pauvre Tao-ssé vous sauve, c'est une chose très facile.» Il quitte aussitôt son siége, et tire d'une cassette trois talismans[22] divins. Puis il dit à Hân-wen: «Voici trois talismans que le pauvre Tao-ssé vous donne. Emportez-les, et gardez-vous surtout d'en parler à votre femme. Cette nuit, à la troisième veille, vous en collerez un sur le seuil de la porte, vous en brûlerez un autre au feu du foyer, et vous garderez le troisième sur vous. Si vous suivez exactement mes conseils, nulle méchante fée ne pourra vous nuire. De mon côté, je vais ordonner aux esprits qui sont sous mes ordres, d'aller arrêter les fées qui vous tourmentent, et de les conduire en enfer pour vous délivrer. Souvenez-vous bien de mes paroles. Adieu!»

Hân-wen remercia le Saint-homme: il prit les trois talismans divins, et lui offrit les quatre onces d'argent qui étaient destinées à acheter de nouveaux médicaments.

«Mon fils, lui dit le Tao-ssé en souriant, mon unique désir est de chasser les mauvais esprits qui vous obsèdent et de vous sauver la vie. Je ne puis accepter cet argent.

—Je voulais seulement, répondit Hân-wen, vous témoigner ma reconnaissance. Si vous refusez, mon père, de recevoir ce faible présent, je n'oserai moi-même prendre vos divins talismans.»

Le Saint-homme, pressé par les instances réitérées de Hân-wen, se décida à accepter son cadeau, puis il le reconduisit jusqu'à la porte du temple.

Mais laissons un moment le Tao-ssé qui rentre dans l'enceinte sacrée, et Hân-wen qui reprend le chemin de sa maison.

Cependant Blanche était tranquille dans sa chambre; mais tout à coup elle est frappée de terreur. Elle a recours aux sorts, et apprend en un instant tout ce qui vient de se passer. «Hân-wen, dit-elle à la petite Bleue, s'est laissé leurrer par un sauvage Tao-ssé du mont Mao-chân; et dans ce moment il revient avec des talismans dont il veut se servir pour nous perdre. Dès qu'il sera entré, tu feras de telle et telle manière; je n'ai pas peur de ses divins talismans.»

La petite Bleue remua la tête en signe d'assentiment.

Quelques instants après Hân-wen entra dans la maison. Il salua Blanche en l'apercevant, et se garda bien de dire un mot des talismans.

«Monsieur, lui dit Blanche, vous êtes sorti de très bonne heure ce matin pour aller acheter de nouveaux médicaments chez M. Wou; comment se fait-il que vous reveniez si tard?»

Hân-wen, déguisant la vérité, lui répondit que M. Wou l'avait retenu à dîner, et que c'était là le motif qui l'avait empêché de revenir immédiatement.

Pendant qu'ils étaient à causer ensemble, la petite Bleue entra avec une tasse de thé et l'offrit à Hân-wen. En étendant le bras, il laissa paraître les talismans qu'il tenait dans sa main.

La petite Bleue s'en étant aperçue lui demanda ce que c'était.

«Ce sont des prescriptions médicales, répondit aussitôt Hân-wen.

—Quelles prescriptions médicales? lui demanda vivement la petite Bleue. Permettez à votre servante d'y jeter elle-même les yeux.

—Vous autres femmes, reprit Hân-wen, vous n'entendez rien à la médecine: qu'avez-vous besoin de voir ces prescriptions?»

La petite Bleue sachant bien que Hân-wen ne consentirait pas à lui communiquer les papiers qu'il tenait, les lui arracha brusquement et s'enfuit. Hân-wen courut après la petite Bleue pour les lui reprendre; mais avant qu'il pût l'atteindre elle les déchira en pièces.

«Petite coquine, s'écria Blanche en faisant semblant de la gronder, comment as-tu l'impudence de déchirer les ordonnances de mon mari?

—Madame, lui répondit la petite Bleue, ce n'étaient pas des ordonnances; c'étaient des vers galants qui m'étaient adressés.

—A quoi bon me tromper, lui dit Blanche en souriant, je sais parfaitement que c'étaient de maudits talismans qui lui ont été donnés dans le temple de Liu-tsou, par un fripon de Tao-ssé du mont Mao-chân. Mon mari s'est laissé leurrer par lui dans l'espoir de chasser je ne sais quelles fées: ce n'est pas tout; le même charlatan lui a escamoté quatre onces d'argent. Demain matin j'irai m'expliquer avec cet imposteur et lui redemander l'argent.»

Hân-wen vit bien que Blanche avait découvert son secret; il fut frappé de stupeur et ne proféra aucune parole. Il passa la nuit dans un morne silence.

Le lendemain, dès l'aurore, Blanche se lève et promptement fait sa toilette. «Monsieur, dit-elle à Hân-wen, venez avec moi au temple, je veux parler à ce charlatan de Tao-ssé et lui redemander l'argent qu'il vous a pris.»

Hân-wen se vit obligé de l'accompagner. La petite Bleue les suivit, après avoir recommandé à Tao-jin de bien garder la maison.

Ils allèrent droit au temple de Liu-tsou, et quand ils furent entrés, ils aperçurent le Saint-homme qui était assis dans la salle principale.

«Est-ce toi qui es le Saint-homme Lo-i? lui demanda Blanche.

—C'est moi-même, lui répondit le Saint-homme.

—Fripon de Tao-ssé, lui dit Blanche en l'accablant d'injures, de quel pays es-tu? Comment as-tu osé venir dans ce lieu vénéré pour escamoter l'argent de mon mari? Allons, rends-lui ses quatre onces et je te laisse tranquille; mais si tu oses faire le moindre signe de refus, c'est en vain que tu espérerais de sauver ta vie.

—Monstre odieux! lui répond le Saint-homme, comment as-tu eu la témérité d'abuser de l'art magique pour fasciner Hân-wen? Je t'engage à rentrer en toi-même et à te retirer promptement dans ta caverne. Tu pourras alors échapper aux dangers qui te menacent; mais si tu ne m'obéis pas, prends garde que, par un effet de ma puissance, je ne te force sur-le-champ à reprendre ta première forme. Il serait trop tard de te repentir de ton obstination.»

A ces mots Blanche devint rouge de colère. «Stupide Tao-ssé, lui dit-elle en l'accablant d'injures, tu as osé me prendre pour une fée? Je te demanderai quelle est cette puissance magique dont tu te vantes; je désire voir quel est le plus fort de nous deux.»

A ces mots le Saint-homme est transporté d'indignation. Il met le pied sur la constellation du Boisseau et prononce des paroles sacrées. Puis il aspire dans un vase quelques gouttes d'eau pure, et les fait jaillir au milieu des airs. Tout à coup le ciel devient sombre, la terre se couvre de ténèbres que déchirent d'affreux éclairs, la pluie tombe par torrents, et le tonnerre gronde et éclate dans l'espace.

«Ta puissance est bien chétive, lui dit Blanche en souriant; ce n'était pas la peine d'en parler.» A ces mots elle prononce quelques paroles magiques; et, montrant le ciel du doigt, elle s'écrie d'une voix tonnante: «Que les nuages disparaissent sur-le-champ, que la pluie se dissipe, et que le grand astre du jour brille dans toute sa splendeur.»

Le Saint-homme voyant qu'elle a rompu son charme, saisit la précieuse épée qui pendait à sa ceinture et l'élève dans les airs pour frapper son ennemie. Mais soudain des milliers de nuages rouges volent vers Blanche en lançant des éclairs éblouissants, s'arrondissent sur sa tête et l'entourent d'une auréole lumineuse. Blanche développe une écharpe, qui s'appelait l'écharpe du ciel et de la terre, et en enveloppe sa tête. Alors la précieuse épée ne pouvait plus l'atteindre et ne faisait que frapper l'air de ses coups impuissants. Blanche prononce de nouveau des paroles sacrées; et montrant du doigt la précieuse épée, elle crie d'une voix tonnante: «Tombe!» et soudain l'épée a roulé dans la poudre. Elle la ramasse et la rend invisible. Puis, d'un ton impérieux: «Où es-tu, vaillant guerrier qui porte le bonnet jaune? Prends vite ce charlatan de Tao-ssé, et suspends-le au milieu des airs.»

Elle n'avait pas encore achevé de parler que le vaillant guerrier au bonnet jaune était déjà accouru à ses ordres. Il prend le Saint-homme et le suspend au milieu des airs. Blanche ordonne au guerrier de le frapper à coups redoublés.

Le Saint-homme, couvert de blessures, pousse des cris lamentables et implore Blanche d'une voix suppliante. «Je ne connaissais pas, lui dit-il, les prodiges sublimes de votre puissance magique; et c'est par ignorance que je vous ai offensée. Je vous en conjure, ayez pitié de ce pauvre Tao-ssé et laissez-lui la vie. Dans la suite il n'osera jamais provoquer votre colère.

—Stupide Tao-ssé, lui dit Blanche en souriant, je suis l'élève de la vénérable déesse du mont Li-chân; et c'est par ordre de ma maîtresse que je suis descendue de la cime mystérieuse qu'elle habite. Tu as eu l'audace de m'insulter en me traitant de fée. Hâte-toi de restituer l'argent que tu as pris, et je te fais grâce de la vie.

—Madame, lui répondit le Saint-homme, l'argent est encore dans ma cellule; je n'en ai pas ôté l'épaisseur d'un cheveu.»

Blanche, cédant à ses supplications qu'il accompagnait de larmes et de sanglots, lui dit en riant: «Je te fais grâce aujourd'hui; plie bagage et va-t-en dans un autre endroit. Si je te retrouve une seconde fois ici, occupé à leurrer la multitude par tes contes et tes ridicules prestiges, tu es un homme perdu!»

Elle dit, et, d'un ton impérieux, elle renvoie le guerrier au bonnet jaune; puis elle détache le Saint-homme, et le remet à la place qu'il occupait.

Le religieux est couvert de honte; il va dans sa cellule chercher les quatre onces d'argent qu'il remet à Blanche; puis il retourne sur la montagne où est situé son couvent, et va visiter son supérieur pour méditer avec lui quelque moyen de vengeance.

Blanche prit les onces d'argent, et reçut les félicitations de toute la foule qui remplissait le temple. Hân-wen et sa femme s'en retournèrent transportés de joie. Quand il fut arrivé dans sa maison, il ordonna à la petite Bleue de faire chauffer du vin afin de boire avec sa femme. Tout en buvant, il ne pouvait se lasser de féliciter Blanche sur le triomphe qu'elle avait obtenu, et sentit redoubler sa tendresse pour elle. Quand le soir fut venu, il ne se contenta pas de paroles pour lui témoigner son attachement.

Hân-wen, se trouvant un peu étourdi par les fumées du vin, alla se coucher le premier.

Pendant ce temps-là, la petite Bleue dit à sa maîtresse: «Madame, vous savez que c'est demain le jour de fête appelé Touan-yang[23]. Dans toutes les familles, on achète du vin où l'on mêle du soufre mâle[24]. On dit communément que quand une Couleuvre voit du soufre mâle, c'est comme lorsqu'un démon voit le roi des enfers. Pour moi, quand je respire l'odeur de cette drogue fatale, j'éprouve des douleurs aussi cruelles que si l'on me coupait par morceaux. Je crains que nous ne reprenions notre première forme, et que Hân-wen ne nous aperçoive. Comment faire? Mais il me vient une idée: il me semble que ce que nous avons de mieux à faire est de nous enfuir ensemble demain matin à l'insu de Hân-wen, et de nous retirer dans un autre endroit; nous reviendrons dans l'après-midi. J'ignore ce que madame pense de mon projet.

—Petite Bleue, répondit Blanche, il y a bien des années que je cultive la science du Tao; comment pourrais-je craindre le soufre mâle? Toi, tu es d'une trempe commune; voilà pourquoi tu as peur pour si peu de chose. J'ai un projet excellent. Il faut qu'à l'instant même tu te mettes au lit, et que tu fasses semblant d'être malade; et demain matin, tu te serviras de ce prétexte pour ne pas te lever. Moi-même je dirai que j'ai la fièvre; et, dans l'après-midi du jour appelé Touan-yang, je me lèverai, comme si j'étais subitement rétablie.»

Mais laissons pour l'instant le projet que Blanche vient de former avec sa servante, et parlons seulement de la petite Bleue. Elle avait coutume de préparer chaque jour les repas de son maître; mais ce jour-là, l'heure du déjeuner se passa sans qu'on la vît paraître. Hân-wen commence à concevoir des doutes et de l'inquiétude; il monte précipitamment au premier étage, et dit à Blanche: «J'ignore pourquoi, ce matin, la petite Bleue a négligé de préparer mon déjeuner.

—Hier soir, lui répondit Blanche, elle se plaignait de maux de tête et de douleurs d'entrailles. Je vais aller la voir avec vous pour savoir comment elle se porte; peut-être que cette friponne n'a d'autre maladie que la paresse et l'envie de dormir.»

Elle dit; et donnant la main à Hân-wen, elle va avec lui dans la chambre du fond. Ils voient la petite Bleue, qui avait les oreilles rouges et le visage tout en feu.

«Petite Bleue, lui dit Hân-wen, comment vous trouvez-vous?

—Monsieur, lui répondit-elle, j'ai ressenti les atteintes du vent et du froid, et c'est là le motif qui m'a empêchée de vous servir ce matin avec madame.

—Si vous pouvez transpirer, lui dit Hân-wen, vous êtes sauvée: nous vous quittons pour vous laisser reposer.» Le mari et la femme s'en retournèrent dans leur chambre.

Mais à peine Blanche s'est-elle étendue sur son lit, qu'elle reste privée de connaissance. Hân-wen l'appelle pendant long-temps, et à la fin elle commence à reprendre l'usage de ses sens.

«J'avais par hasard éprouvé un étourdissement, lui dit Blanche; mais ce n'est rien. Pour vous, allez dans le magasin, et occupez-vous des objets qui réclament vos soins.»

Hân-wen fit préparer tout ce qui était nécessaire pour passer la fête. Ensuite, il fit porter le riz et le vin soufré dans l'appartement qu'occupait Blanche, afin de manger à la même table, et de célébrer avec elle la fête appelée Touan-yang. Hân-wen prit une tasse, et engagea Blanche à la boire.

«Depuis mon enfance, lui répondit-elle, je n'ai jamais pu boire une goutte de ce vin; je prie mon époux de boire seul quelques tasses, pour dissiper ses chagrins et faire évanouir les maléfices des démons. Je me contenterai de m'asseoir auprès de vous pour vous tenir compagnie.»

Hân-wen leva la tasse, et la pressa à plusieurs reprises de la vider. Comment Blanche aurait-elle pu répondre à son invitation? Elle opposa à ses instances les refus les plus obstinés.

Hân-wen lui en témoigna son déplaisir. «Chère épouse, lui dit-il, ne vous refusez pas plus long-temps à mes prières; et si vous ne pouvez vider une tasse entière, buvez-en du moins quelques gouttes pour me contenter.»

Blanche, voyant que son mari commençait à se fâcher, ne put se dispenser de prendre la tasse pour en boire quelques gouttes. Mais Hân-wen poussa brusquement la tasse avec ses mains, et lui fit avaler tout le vin soufré qu'elle contenait.

Blanche est frappée de terreur, et aussitôt de légères douleurs commencent à tirailler ses entrailles. Elle imagine une ruse. «Monsieur, dit-elle à son mari, depuis que vous m'avez fait avaler de force toute cette tasse de vin, je sens que mes yeux s'obscurcissent, et que ma tête se trouble. Il me serait difficile de vous tenir plus long-temps compagnie; permettez-moi de me coucher quelques instants. Pendant ce temps-là, vous irez vous amuser à voir la joute des barques ornées de têtes de dragons.

—En ce cas, lui répondit Hân-wen, je prie ma chère épouse de prendre du repos.» A ces mots il ferma la porte de la chambre, et sortit pour aller voir la joute des barques ornées de têtes de dragons.

Blanche ayant été forcée par son mari d'avaler cette tasse de vin mêlé de soufre mâle, elle gisait dans son lit, en proie aux plus cruelles douleurs. Il lui semblait que le feu de la foudre lui dévorait les entrailles, et que des lames d'acier déchiraient toutes les parties de son corps. Au bout de quelques instants, elle reprit sa première forme.

Pendant ce temps-là, Hân-wen regardait au bord du fleuve la joute des barques ornées de têtes de dragons; mais il était agité d'une inquiétude secrète. Il pensait à sa femme qui était ensevelie dans l'ivresse, et à la petite Bleue qui était tourmentée par la fièvre. «Si elles ont besoin de thé ou de potions médicales, se dit-il en lui-même, qui est-ce qui leur en donnera? Il vaut mieux que je retourne auprès d'elles.»

Aussitôt il part, et prend le chemin de sa maison. Il entre promptement dans sa chambre, et ouvre les rideaux de soie pour voir Blanche. S'il n'eût rien vu, encore passe. Mais quand il eut regardé, il aperçut sur le lit une énorme Couleuvre, qui avait la tête grosse comme un boisseau; ses yeux étaient larges comme des clochettes de cuivre, sa bouche ressemblait à une écuelle pleine de sang, et sa langue exhalait des vapeurs empestées. Il fut si épouvanté à la vue de ce monstre, qu'il poussa un grand cri, et tomba sans mouvement.

Si vous désirez savoir comment Hân-wen recouvra la vie lisez le chapitre suivant.

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