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Blanche et Bleue ou les deux couleuvres-fées, roman chinois

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NOTES:

[28] Il y a dans le texte po-iu, expression qui désigne un vase dont les religieux bouddhistes se servent pour demander l'aumône.

[29] Voyez plus haut, page 177.


CHAPITRE XI.

ARGUMENT.

Le Tao-ssé de Mao-chân descend, avec la rage dans le cœur, du sommet de sa montagne.

L'astre Wen-sing[30] entre dans le monde, et sa naissance fait éclater des transports de joie.


Depuis mille automnes l'astre Wen-sing[31] vivait inconnu sur une montagne céleste[32]. Tantôt il dormait sur les nuages, tantôt il dirigeait une barque légère dans les vagues de l'empyrée.

Les péchés des deux astres qui lui ont donné le jour le retenaient encore captif; mais une fois entré dans le monde, il arrive au faîte des honneurs.

Hân-wen ayant renoué ses premières relations avec les deux Fées, se dispose à les accompagner dans la ville de Tsiên-tang. Ils louent un bateau et arrivent chez Ki-kong-fou, qui se trouvait en ce moment sur le seuil de sa porte. Dès qu'il eut aperçu Hân-wen, il fut rempli de joie, et rentra promptement dans l'intérieur de sa maison. «Chère épouse, dit-il à Hiu-chi, voilà votre frère qui arrive.»

En entendant ces paroles, Kiao-yong éprouve la même allégresse que son mari, et s'élance en un instant hors du vestibule. Elle voit Hân-wen qui se tenait devant la porte, avec deux jeunes femmes d'une rare beauté. Quand Hân-wen eut salué sa sœur, «Je vous félicite, lui dit Hiu-chi, de revenir aujourd'hui chez nous; mais dites-moi, je vous prie, quelles sont ces deux jeunes femmes?

—L'une est mon épouse, lui répondit Hân-wen; son nom est Blanche, et son surnom est Tchîn-niang; l'autre est sa servante, qui s'appelle la petite Bleue.

—Je me réjouis, lui dit Hiu-chi, d'avoir une belle-sœur aussi distinguée.» Blanche et Bleue s'avancèrent ensuite pour saluer Hiu-chi.

Quand tous se furent assis à la place marquée par les rites, le frère et la sœur se racontèrent ce qui leur était arrivé depuis leur séparation. «Depuis que vous m'avez quittée pour aller en exil, dit Hiu-chi, je n'ai eu de repos ni le jour ni la nuit. Heureusement que l'hiver dernier, nous avons reçu de vos nouvelles lorsque vous nous avez envoyé un dépôt d'argent; nous avons su que vous étiez à Kou-sou, et que tout réussissait au gré de vos désirs. Quelque temps après, nous apprîmes qu'une nouvelle condamnation vous avait fait exiler à Tchîn-kiang, et cette nouvelle changea notre joie en tristesse. Mais grâces au ciel, vous revenez aujourd'hui avec votre épouse; cet événement met le comble à notre bonheur.»

Hân-wen allait répondre à sa sœur, mais Blanche eut peur qu'il ne laissât échapper quelque parole imprudente, et se hâta de parler à sa place. «Ma sœur, dit-elle, l'an dernier nous demeurions à Kou-sou. Le jour où l'on célèbre la naissance du dieu Tsou-ssé, l'usage veut que l'on présente dans le temple des objets rares et précieux. J'en avais plusieurs que j'avais trouvés dans l'héritage de mon père; je les remis à mon mari, afin qu'il les offrît dans cette solennité. Quelque temps après, le jour de sa naissance, mon mari étala ces objets précieux dans le vestibule; mais en les voyant, des brigands, venus je ne sais d'où, sentirent s'éveiller leur cupidité. Ils traînèrent M. Hiu devant le magistrat, qui, à force de tortures, lui fit avouer un vol qui lui était faussement imputé, et l'exila à Tchîn-kiang. Votre servante recueillit alors tout l'argent qu'elle possédait, et le déposa entre vos mains. Ensuite elle se rendit à Tchîn-kiang pour servir son mari. Le premier jour de l'année, comme il était allé se promener sur la Montagne-d'Or, il se laissa tromper par un moine nommé Fa-haï, qui l'engagea à se faire couper les cheveux et à embrasser la vie religieuse. Dès que j'eus appris cette nouvelle, j'allai avec ma servante, sur la Montagne-d'Or, pour ramener mon mari. Mais soudain, la ville de Tchîn-kiang fut couverte d'une vaste inondation qui engloutit tous les habitants. Le ciel a permis que je me trouvasse en ce moment sur la Montagne-d'Or, et que j'échappasse ainsi à la fureur des flots. Aujourd'hui que nous voici de retour, nous osons vous demander la permission de demeurer quelques jours chez vous; nous espérons que vous voudrez bien nous accorder cette précieuse faveur.

—Mon frère, dit alors Hiu-chi, il serait difficile de trouver au monde une personne aussi accomplie; tâchez de lui témoigner tout l'amour qu'elle mérite. Mais notre maison est trop étroite pour vous recevoir même pendant quelques jours.

—Ne vous inquiétez pas, lui dit Kong-fou, il y a tout près d'ici une petite maison composée de deux chambres spacieuses. Le propriétaire cherche maintenant à la vendre. Je vais aller le trouver et en arrêter le prix.» A ces mots, Hân-wen fut transporté de joie.

Hiu-chi alla préparer une collation pour son frère et sa belle-sœur, et disposa deux tables séparées. Kong-fou s'assit dans le vestibule avec Hân-wen, et Hiu-chi se plaça dans sa chambre avec Blanche et la petite Bleue. Tout en causant à table, Hân-wen apprit que M. Wang était mort depuis long-temps. Il se rappela les bienfaits qu'il avait reçus de lui, et ne put s'empêcher de verser des larmes.

Quand le repas fut fini, Kong-fou loua, dans le voisinage, un appartement où ses trois hôtes pussent passer la nuit. Le lendemain il prit les cent onces d'argent qui lui avaient été confiées, et les remit à Hân-wen.

«Mon frère, lui dit celui-ci, il n'est pas nécessaire de me rendre ce dépôt; je vous prie d'en employer une partie pour acheter la petite maison dont vous m'avez parlé, et la garnir des meubles et des ustensiles dont nous avons besoin; le reste de la somme me servira à monter une boutique.

—Puisque telles sont vos dispositions, lui dit Kong-fou, je me charge de toute cette affaire, et je vais m'en occuper dans l'instant même.

—Je me repose entièrement sur vous, lui dit Hân-wen.

—Nous sommes étroitement unis par les liens de famille, reprit Kong-fou, et je ne fais que remplir un devoir sacré.» Aussitôt il prit l'argent, et alla trouver le propriétaire de la maison, qui n'eut pas de peine à tomber d'accord avec lui. Ensuite il signe le contrat de vente, et paie la somme convenue. De là, Kong-fou va acheter les meubles et les ustensiles de ménage dont Hân-wen et Blanche avaient besoin. Hân-wen choisit un jour heureux dans le calendrier, et se transporta ensuite avec ses effets dans sa nouvelle maison. Kong-fou remit à son beau-frère l'argent qui lui restait.

Hân-wen remercia son beau-frère, et après avoir mûrement délibéré avec Blanche, il ouvrit, comme auparavant, une boutique de pharmacie. Ces deux familles étant voisines l'une de l'autre, se voyaient tous les jours, et resserraient ainsi leurs liens d'affection et de parenté.

Comme Blanche avait inondé la ville de Tchîn-kiang, et qu'elle avait fait périr tous ses habitants, elle se rendait chaque nuit dans un jardin fleuri où elle brûlait de l'encens, et adressait des prières au ciel, dans l'espoir d'effacer ses crimes, et d'échapper au juste châtiment qu'elle avait mérité.

Au fond de son cœur elle désire de voir calmer les vents et les flots; mais la tempête qu'elle a suscitée va se grossir d'une nouvelle tempête.

Laissons un instant Blanche, et revenons au Saint-homme Lo-i. Le jour où Blanche l'avait vaincu et couvert de confusion, il était retourné, avec la rage dans le cœur, sur sa montagne sacrée, pour cultiver la vertu et se perfectionner davantage dans l'étude de la raison. Il avait reçu parmi ses disciples l'esprit d'un serpent noir[33]. Un jour qu'il était dans sa grotte, occupé de soins religieux, il se dit en lui-même: «Le serpent noir possède maintenant toutes les ressources de la science magique; il faut que je le fasse descendre avec moi de la montagne, et que je le charge de me venger.» Soudain il appelle son disciple, et demande où il est.

Le serpent noir accourt à la voix de son maître, et lui dit d'une voix soumise: «Mon père, voici votre disciple; quels ordres suprêmes avez-vous à lui donner?

—Sage disciple, lui dit le Saint-homme, voici pourquoi je t'ai appelé. Jadis, comme je me trouvais à Sou-tcheou, dans le temple du dieu Liu-tsou, la Couleuvre blanche de la montagne de la ville Bleue m'a suspendu au haut des airs, et m'a couvert de honte. Cet affront sanglant n'est pas encore vengé. La Couleuvre blanche est maintenant à Hang-tcheou. Veux-tu descendre avec moi de la montagne, et aller à Hang-tcheou pour exterminer ce monstre odieux, et satisfaire ma juste fureur?»

Le serpent noir s'élance devant lui par un mouvement impétueux. «Mon père, lui dit-il, votre disciple désire descendre avec vous de la montagne, et exterminer cette méchante fée, pour laver votre affront.»

Le Saint-homme est ravi de cette résolution. Soudain il sort de sa grotte avec le serpent noir, monte sur un nuage enchanté, et arrive en un clin d'œil à la ville de Hang-tcheou. Le maître et le disciple descendent de leur char vaporeux, et se rendent d'abord dans le temple du dieu qui protège la ville. «Sage disciple, dit Lo-i au serpent noir, va maintenant exterminer la Couleuvre blanche. Mais il faut user de prudence, et ne l'attaquer qu'au moment favorable; tâche surtout qu'elle ne puisse s'échapper.»

Le serpent noir obéit. Il monte sur un nuage qui le transporte dans le jardin fleuri de Blanche, et s'y cache en l'attendant.

Revenons maintenant à Blanche. Elle s'était levée au milieu du calme de la nuit, et s'était rendue dans son jardin fleuri pour prier le ciel et brûler des parfums. Comme elle allait se prosterner jusqu'à terre, le serpent noir la voit, et s'élance rapidement de son côté. Blanche est frappée tout à coup d'une odeur empestée, qui s'exhalait autour d'elle. Elle lève la tête, et quand elle aperçoit le monstre, elle tombe par terre sans connaissance et sans mouvement.

Le serpent noir ouvre une gueule béante et se prépare à la dévorer. Mais, du milieu des airs, accourut tout à coup un jeune dieu à tête de loriot blanc. Ému du danger de Blanche, il arriva d'un vol rapide par l'ordre suprême de Bouddha. Dès qu'il eut vu le serpent noir qui allait déchirer Blanche avec ses dents envenimées, il fondit du haut des nues sur ce monstre, et, d'un coup de bec, il lui emporta la moitié du corps; l'autre moitié resta toute sanglante par terre. Aussitôt que le jeune dieu eut ainsi délivré Blanche, il retourna vers la mer du Midi, pour rendre compte à Bouddha de sa commission.

La petite Bleue, se trouvant par hasard dehors, entendit pousser des cris affreux dans le jardin. Elle accourut précipitamment, et aperçut sa maîtresse qui était étendue par terre, sans donner signe de vie. Elle la relève avec empressement, et parvient à rappeler l'usage de ses sens. «Madame, lui demanda-t-elle, comment êtes-vous tombée de la sorte?

—Petite Bleue, lui répondit Blanche, quand elle fut sortie de sa léthargie, tout à l'heure j'étais venue brûler des parfums, et implorer la clémence du ciel; mais tout à coup je fus attaquée par un serpent noir qui était sur le point de me dévorer. Je fus glacée d'effroi et je tombai par terre sans connaissance. Comment as-tu appris ce triste événement, qui est-ce qui t'a envoyée à mon secours?

—Madame, répondit la petite Bleue, j'ai entendu vos cris d'effroi, et voilà pourquoi je suis accourue. Je pense que le serpent noir s'est enfui.» En disant ces mots, elle ramène Blanche dans sa chambre.

Parlons maintenant du Saint-homme Lo-i, qui était resté dans le temple. Ne voyant pas revenir le serpent noir, il conçut les plus vives inquiétudes. Soudain, il monte sur un nuage, pour aller s'informer de ce qu'il était devenu. Il vit le serpent noir qui venait d'expirer sous le bec acéré du dieu à tête de loriot blanc, et resta frappé de stupeur.

La petite Bleue ayant conduit Blanche dans sa chambre à coucher, retourna dans le jardin, pour rapporter la table des parfums, et aperçut, au bas d'une touffe de fleurs, la moitié du corps du serpent noir. Elle n'était pas encore sortie de son étonnement, lorsque, levant la tête, elle vit le Saint-homme Lo-i, qui était monté sur un nuage. Les soupçons de la petite Bleue s'éclaircissent sur-le-champ, et elle ne peut s'empêcher de l'accabler de reproches et d'injures. «Misérable! lui dit-elle, l'an passé ma maîtresse a eu pitié de toi, et t'a fait grâce de la vie; et au lieu de lui témoigner ta reconnaissance, tu es venu aujourd'hui avec un serpent noir pour la faire périr! Mais, grâces au ciel, ce serpent est mort de lui-même. Sans cela, elle aurait succombée sous tes coups homicides.

—Monstre odieux, lui répondit le religieux, elle a tué mon disciple, et elle a redoublé ainsi ma haine acharnée.»

La petite Bleue est transportée de fureur, et lève son glaive pour lui fendre la figure, mais le religieux pare le coup mortel avec un fouet qu'il tenait dans sa main. Après avoir lutté quelques instants sans succès, la fée détache sa ceinture de soie bleue, la lance dans l'air et la transforme en une corde qui a le pouvoir de lier les dieux eux-mêmes. Elle s'en sert pour garrotter le Saint-homme; ensuite elle appelle le vaillant guerrier qui porte un bonnet jaune, et lui ordonne d'aller précipiter le Saint-homme dans la mer d'Orient. La petite Bleue reprend alors sa ceinture, descend de son char de nuages, et rentre dans la chambre de sa maîtresse. «Madame, lui dit-elle, le stupide Tao-ssé du temple de Liu-tsou, était venu avec ce serpent noir, pour venger ses injures; mais je l'ai enchaîné avec ma ceinture bleue, et je l'ai jeté dans la mer d'Orient. J'ignore quel dieu bienfaisant a exterminé ce monstre, et a sauvé la vie de ma maîtresse.»

Blanche eut recours aux sorts. «Petite Bleue, s'écria-t-elle, c'est le jeune dieu à tête de loriot blanc, qui est venu par l'ordre de Fo (Bouddha) pour me délivrer.» A ces mots, elle sort de sa chambre avec la petite Bleue, et se tournant vers le ciel, elle remercia Fo de lui avoir sauvé la vie.

Blanche avait éprouvé tant d'émotion et d'effroi qu'elle était tombée malade, et était forcée de garder le lit. Hân-wen la soignait nuit et jour avec un zèle et une tendresse infatigables. Hiu-chi en ayant été informée, s'empressa de venir lui rendre visite. «Ma sœur, lui dit-elle, j'ai appris la maladie qui afflige votre précieuse santé, et j'ai voulu savoir moi-même de vos nouvelles.

—Je regrette, lui dit Blanche, que l'indisposition fortuite de votre indigne servante vous ait engagée à fatiguer vos pieds, qui sont beaux comme le jade; je ne mérite point un tel degré d'attention.»

La petite Bleue servit le thé dans la chambre à coucher. «Ma sœur, lui dit ensuite Hiu-chi, votre grossesse touche bientôt à son terme; vous devez prendre toutes les précautions convenables. Je ne forme qu'un vœu: c'est que vous ayez un fils qui puisse propager les rejetons de la famille de Hiu.

—Je vous remercie, lui dit Blanche, de ces paroles bienveillantes que j'estime autant que l'or. J'ai appris que ma belle-sœur est devenue enceinte en même temps que sa servante; j'aurais une prière à lui adresser: j'ignore si elle daignera répondre à mes vœux.

—Ma sœur, lui répondit Hiu-chi en souriant, parlez, je n'ai rien à vous refuser.

—Votre servante, lui dit Blanche toute joyeuse, arrivera comme vous, ce mois-ci, au terme de sa grossesse. Si nous avons chacune un fils, je désire qu'ils soient unis comme des frères; si nous avons deux filles, elles se regarderont comme des sœurs; mais si l'une obtient un fils et l'autre une fille, je désire qu'ils soient fiancés ensemble. J'ignore quelles sont vos dispositions.

—Ce serait une affaire charmante, lui dit Hiu-chi en souriant; je serai ravie de me rendre à votre désir. Ma résolution est prise; je jure de n'en jamais changer.»

Blanche allait répondre, lorsque Hân-wen entra dans la chambre. Aussitôt, elle l'informa du projet qu'elle venait de former avec Hiu-chi.

«Puisque ma sœur est dans de si bonnes dispositions, lui dit Hân-wen en riant, je veux lui remettre un faible présent, comme gage de notre promesse.» En disant ces mots, il ôte de son doigt un anneau de jade, et le présente à Hiu-chi. Celle-ci détache de sa tête une aiguille d'or, qu'elle remet à Hân-wen. Hân-wen retint sa sœur, et lui offrit une collation.

Quand le repas fut terminé, Hiu-chi prit congé de ses parents, et fit connaître à son mari le projet de mariage qui devait resserrer encore les liens des deux familles. Cette nouvelle remplit Kong-fou d'une joie inexprimable.

Aujourd'hui elles ont formé un projet de mariage; dans la suite, elles obtiendront de l'empereur de brillantes distinctions.

Revenons maintenant à Blanche. Comme elle était toujours malade, la longue conversation qu'elle avait eue avec Hiu-chi dans cet état de faiblesse, lui avait causé une vive émotion, et avait avancé l'époque de son accouchement. Au milieu de la nuit, elle commença à éprouver les premières douleurs. Hân-wen et la petite Bleue ne quittaient pas son lit, et lui prodiguaient les soins les plus assidus. A la troisième veille, à l'heure de midi, une clarté brillante illumina toute la maison, et l'astre Wen-sing descendit dans le monde. La petite Bleue prend l'enfant dans ses bras, et voyant que c'est un fils, elle se réjouit avec Hân-wen de ce bonheur qui mettait le comble à ses vœux. Ensuite, elle l'aide à porter Blanche sur son lit.

Quand le jour parut, Kong-fou, qui avait été informé de cet heureux événement, accourut pour en féliciter Hân-wen.

Le troisième jour, Hân-wen prépara un repas, auquel il invita son beau-frère et sa sœur. Après qu'ils eurent bu ensemble le Vin de l'allégresse[34], on donna à l'enfant le petit nom de Mong-kiao, et le nom honorifique de Yng-youân. Tout en buvant, Kong-fou dit à Hân-wen: «Votre épouse vient de vous donner un Ki-lin[35] de jade; mais j'ignore quel sera l'enfant de votre noble sœur.

—Mon frère, lui répondit Hân-wen, le ciel exauce toujours les vœux de l'homme; je suis sûr qu'elle vous donnera une fille.» Bientôt le soir vint, et les convives se séparèrent. Au milieu de la nuit, Hiu-chi éprouva les premières douleurs de l'enfantement; et, au lever du soleil, elle mit au monde une fille. Kong-fou et sa femme furent transportés de joie, et reconnurent que le ciel avait en effet exaucé leur vœu. Cette nouvelle ne fit qu'augmenter l'allégresse de Hân-wen et de Blanche. Hân-wen acheta aussitôt un rouleau de satin rouge, et alla le porter le troisième jour dans la maison de son beau-frère. Quand Kong-fou eut reçu ce présent, il invita Hân-wen à boire le Vin de l'allégresse, et donna à sa fille le nom de Pi-liên[36]. Pendant le repas, Hân-wen dit à Kong-fou: «Je vous avais bien dit que ma sœur aurait une fille: vous voyez que le ciel a exaucé nos vœux.» Quand le repas fut terminé, les convives se séparèrent.

Les deux familles fiancèrent leurs enfants, et depuis ce moment, elles se lièrent plus étroitement qu'auparavant. Mais, hélas! de cruels malheurs doivent encore fondre sur Blanche. A peine est-elle sortie de la caverne du tigre, qu'elle tombe sous la dent des dragons des eaux.

Si vous désirez savoir ce qui arriva ensuite, lisez le chapitre douzième.

NOTES:

[30] Le mot Wen-sing signifie l'astre de la littérature. On comprendra aisément pourquoi le fils de Blanche, qui n'est autre que cet astre incarné, obtient dans la suite les premiers honneurs littéraires.

[31] On a vu, dans le chapitre V, pag. 125, ligne 2, que les Chinois regardent les constellations comme des montagnes célestes habitées par des dieux.

[32] Il y a, dans le texte chinois, Kin-sing son père, et Mou-sing sa mère. Les mots Kin-sing et Mou-sing sont les noms des planètes que nous appelons Jupiter et Vénus.

[33] J'ai pris la liberté de mettre un serpent noir au lieu d'un insecte, dont le nom et les dimensions exiguës choquent à la fois le goût et la vraisemblance.

[34] En chinois Hi-tsieou; on appelle ainsi le vin que l'on boit le troisième jour après la naissance d'un enfant.

[35] Le Ki-lin est un animal fabuleux, qui apparaît, dit-on, à la naissance des grands hommes. Cette expression Ki-lin de jade désigne ici un enfant distingué.

[36] Ce mot signifie nénuphar bleu.


CHAPITRE XII.

ARGUMENT.

Fa-haï, par l'ordre de Bouddha, reçoit l'âme de la Fée.

Le dieu Kouân-chi-în prend la forme d'un Tao-ssé, et guérit les maladies.


La paix et le silence règnent dans l'enceinte sacrée, et les fleurs les plus rares y répandent leurs parfums. Mais, hélas! des désirs coupables pénètrent encore dans la salle de jade. Vous tournez la tête, et des malheurs inouis viennent faire couler vos larmes. La pureté du vent, la fraîcheur de la rosée, vous rappellent malgré vous le sort de Lieou-lang.

Revenons maintenant au religieux Fa-haï, qui avait engagé Hân-wen à se retirer dans le couvent de Ling-în-sse. Il apprit, quelque temps après, qu'il avait rencontré les deux Fées au milieu de la route; que, séduit de nouveau par leurs discours perfides, il avait renoué ses premières liaisons avec elles, et les avait ramenées dans la ville de Tsien-tang. Cet événement remplit son âme d'amertume et de douleur.

Un jour que Fa-haï était absorbé dans sa méditation, il vit un personnage vénérable qui tenait un papier jaune dans sa main, et entrait dans sa cellule, située au milieu des nuages.

«Fa-haï, lui dit-il d'une voix imposante, j'arrive des extrémités du Midi pour vous apporter un décret de Bouddha. L'astre Wen-sing vient d'entrer dans la vie. Quand il aura atteint l'âge d'un mois, vous irez dans la ville de Tsien-tang, vous recevrez dans votre vase d'or l'âme de la Couleuvre blanche; et, pour accomplir le serment qu'elle a fait jadis au génie du pôle du nord[37], vous l'ensevelirez sous la pagode de Louï-pong. Vingt ans après, lorsque l'astre Wen-sing aura acquis un nom brillant, et qu'après avoir obtenu des honneurs pour ses parents, il viendra offrir un sacrifice dans cette pagode, vous permettrez à la mère de voir un instant son fils; ensuite elle retournera dans le séjour des âmes heureuses.» Il dit, et disparaît comme une vapeur légère.

Le religieux se prosterna au milieu de sa méditation pour recevoir les ordres de Bouddha. Il quitte sa cellule mystérieuse, et parle ainsi à ses disciples rassemblés: «Je vais descendre de la montagne, et voyager dans l'empire; bientôt je reviendrai au milieu de vous. En attendant, observez la règle dans toute sa pureté, et réprimez sévèrement les écarts de votre cœur.» Ils promettent tous de suivre ses sages instructions.

Fa-haï prend son vase d'or et son bâton sacré, et descend de la montagne. Ensuite il s'élève sur un char de nuages qui le transporte au couvent de Ling-în-sse, dans la ville de Tsien-tang.

Mais le temps s'écoule avec la rapidité de la flèche qui fend les airs. Mong-kiao venait d'atteindre l'âge d'un mois. Hân-wen fait préparer un repas splendide pour traiter ses parents, qui doivent venir le visiter à cette occasion. La nuit suivante, comme Blanche tenait Mong-kiao dans ses bras, elle éprouve une commotion subite, et il lui semble que tout son sang remonte vers son cœur. A peine a-t-elle eu recours aux sorts, qu'elle reste frappée d'effroi, et son âme est prête à s'échapper. «Petite Bleue, s'écrie-t-elle d'une voix gémissante, demain un grand malheur viendra fondre sur moi: comment faire pour le détourner?

—Madame, répond la petite Bleue, vous possédez mille moyens d'échapper aux dangers; qui vous empêche d'avoir recours à votre puissance magique?

—Hélas! lui dit Blanche en soupirant, je crains que mon heure ne soit venue, et alors, il n'y a ni sacrifices, ni science magique qui puissent me faire échapper à ma destinée.»

La petite Bleue fit de nouvelles instances à sa maîtresse. «Eh bien, lui dit Blanche, va préparer dans le jardin une table chargée de parfums: je consens à offrir un sacrifice pour conjurer les calamités qui me menacent.»

La petite Bleue obéit, et se hâte de disposer tous les objets nécessaires pour cette pieuse cérémonie. Blanche se baigna dans une eau parfumée, changea ses vêtements, et se rendit dans le jardin, les cheveux épars, et armée d'un glaive étincelant.

Elle prononce à voix basse des paroles sacrées, brûle des parfums, et consume des étoffes brochées d'or. Le sacrifice achevé, elle revient dans sa chambre avec sa servante.

Le malheur et le bonheur ont été décrétés d'avance; ni les prières ni les sacrifices ne peuvent changer la volonté du ciel.

Le lendemain matin, tous les parents et les amis de Hân-wen vinrent le féliciter. Il allait au-devant d'eux avec un visage épanoui, et les conduisait dans la salle de réception. Pendant qu'il était tout occupé de faire les honneurs de sa maison, il voit un vieillard vénérable qui se tenait sur le seuil de la porte. Hân-wen ne l'a pas plus tôt regardé, qu'il reconnaît Fa-haï, le supérieur du couvent de la Montagne-d'Or. Il se hâte d'aller le recevoir, et l'introduit dans le salon.

Le religieux s'étant assis, adressa la parole à Hân-wen. «Monsieur, lui dit-il, vous souvenez-vous des conseils que ce vieux prêtre vous donna dans le couvent? Vous vous êtes encore laissé tromper par Blanche; mais le jour de votre délivrance est arrivé. Je viens aujourd'hui pour chasser cette Fée qui vous obsède.

—Mon père, lui répondit Hân-wen, peu m'importe qu'elle soit une Fée; elle ne m'a jamais fait de mal, et de plus elle est remplie de sagesse et de vertus; voilà pourquoi votre disciple n'a pu se résoudre à l'abandonner. J'ose espérer, mon père, que vous approuverez ma conduite.

—Eh bien, lui dit le religieux, puisque vous persévérez dans votre aveuglement, je vous abandonne tous deux à votre sort; mais, après un si long voyage, je sens ma bouche desséchée; je vous prie de m'apporter une tasse de thé.

—Nous en avons, lui répondit vivement Hân-wen.» Comme il se levait pour entrer dans l'intérieur de la maison, le religieux le retint. «Je crains, lui dit-il, que vos tasses à thé ne soient pas parfaitement pures. J'ai apporté avec moi un vase qui est à mon usage; vous pouvez aller me le remplir de thé.» Il dit, et lui remet le vase sacré.

Hân-wen ne se doutait pas de la puissance mystérieuse de ce vase; il se contenta de dire en lui-même: Ce religieux est d'une propreté bien recherchée. Aussitôt il prit le vase, et entra dans l'intérieur de la maison.

En ce moment, Blanche était occupée à faire sa toilette. Quand elle vit entrer Hân-wen, qui tenait dans sa main un objet tout brillant d'or, elle eut envie de l'interroger. Mais, tout à coup, le vase s'échappe des mains de Hân-wen et s'élève dans l'air; et, au même instant, des milliers de nuages rouges enveloppent la tête de Blanche d'une auréole de feu. Blanche se sent étreindre par le vase de Bouddha; elle palpite d'effroi, et son âme est prête à s'échapper. Elle se jette à deux genoux par terre, et supplie le religieux de lui faire grâce de la vie.

Hân-wen est frappé de terreur; il s'élance vers Blanche, la serre dans ses bras, et s'efforce d'arracher le vase; mais il semble qu'il ait pris racine sur son corps, et il ne peut le remuer de l'épaisseur d'un cheveu.

Blanche verse deux ruisseaux de larmes. «Cher époux, lui dit-elle, j'ai outragé la majesté du ciel! Voilà ma dernière heure qui arrive; il faut que je me sépare de vous. Confiez mon fils Mong-kiao à ma belle-sœur, afin qu'elle l'élève avec la tendresse d'une mère. Pour vous, ménagez votre précieuse santé, et ne l'altérez pas en me pleurant.»

Hân-wen sent son âme se briser de douleur, et il ne peut retenir ses soupirs et ses sanglots.

La petite Bleue ayant appris ce qui se passait, accourut dans la chambre, et se jeta aux genoux de Blanche. «Madame, lui dit-elle en pleurant, lorsque je vous ai engagée à offrir un sacrifice expiatoire, j'espérais que vous pourriez détourner les calamités qui vous menaçaient. J'ignorais qu'il était impossible d'échapper à sa destinée, et que vous deviez tomber dans cet affreux malheur.» Elle dit, et verse un torrent de larmes.

«Petite Bleue, lui dit Blanche d'une voix éplorée, je sais que je ne pourrai échapper aujourd'hui au malheur qui me menace. Pendant plusieurs années, tu as été ma fidèle compagne. Quoique j'eusse le rang de maîtresse, et toi celui de servante, cependant je t'ai aimée comme ma sœur. Mais aujourd'hui il faut que je te quitte; voilà ce qui me brise le cœur! Ma belle-sœur pourra prendre soin de mon fils. Fais tes préparatifs de départ, et retourne dans la grotte du Vent pur: ne te laisse point séduire comme moi par les plaisirs du monde; c'est le seul moyen d'échapper au malheur.»

En entendant ces paroles, la petite Bleue s'abandonne de nouveau aux transports de sa douleur. Elle se lève ensuite, prend congé de Hân-wen, et, montant sur un nuage enchanté, elle retourne dans la grotte du Vent pur, afin de se perfectionner encore dans la vertu, et d'être appelée, dans la suite des temps, au céleste séjour de Bouddha. Mais passons à un autre sujet.

Kong-fou et Hiu-chi, sa femme, accoururent précipitamment dans la chambre de Blanche, et, en la voyant, ils restèrent frappés de crainte et de stupeur.

Blanche éleva la voix et prononça ces paroles, qu'interrompaient ses larmes et ses sanglots: «Mon beau-frère, ma belle-sœur, et vous, mon époux, écoutez l'histoire de ma vie. J'étais jadis la Couleuvre blanche, qui habitait la grotte du Vent pur, sur la montagne de la ville Bleue. Il y avait déjà bien des années que je pratiquais la vertu dans cette grotte mystérieuse. Mais un jour que je me promenais au pied de la montagne de Tsouï-'go, je m'endormis, et au milieu d'un songe, je repris ma première forme. Un mendiant me ramassa et me porta au marché pour me vendre. Hân-wen, qui passait par hasard en cet endroit, fut ému de pitié en me voyant. Il m'acheta, et me reporta sur la montagne, où je continuai à vivre en liberté. Je conservai dans mon cœur le souvenir de ce bienfait, et comme je savais que le destin l'avait condamné à ne point avoir d'héritiers dans cette vie, je suis descendue de la montagne pour m'unir avec lui par les liens du mariage, et lui donner des enfans qui pussent continuer la postérité de sa famille. J'ai voulu par là lui témoigner ma reconnaissance. Voyant qu'il était sans fortune, je lui fis présent d'une somme d'argent qui avait été enlevée dans le trésor de la ville. Ce crime le fit exiler à Kou-sou. J'allai le trouver dans cette ville avec ma servante, la petite Bleue, et je l'épousai suivant les usages prescrits par les rites. Je composai des pilules d'une vertu miraculeuse, et je fis prospérer la pharmacie de mon époux. Quelque temps après, comme Hân-wen célébrait la fête appelée Touân-yang, il me fit avaler de force une tasse de vin soufré, et je repris ma première forme. Mais la vue de ma métamorphose le fit mourir de frayeur. Après avoir échappé à la mort comme par miracle, j'allai sur la montagne sacrée qu'habite le dieu qui gouverne le pôle austral, et j'obtins de lui un rameau de la plante d'immortalité, avec lequel je ressuscitai mon mari. Mais craignant qu'il ne découvrît que j'étais une fée, j'imaginai un stratagème pour le tromper[38] et dissiper ses doutes. Du matin au soir je partageai les soins de son commerce, et je contribuai puissamment à la réputation de sa pharmacie. Quelque temps après, vint l'anniversaire de la naissance du dieu Liu-tsou. Les médecins de la ville, qui avaient formé le projet de perdre mon mari, le pressèrent de présenter dans le temple des objets rares et précieux. Hân-wen se désolait de n'en point avoir. Pour le tirer d'embarras, j'eus recours à l'adresse de la petite Bleue, qui alla dérober dans le cabinet de l'empereur les objets précieux dont il avait besoin. Hân-wen ayant étalé ces mêmes objets dans le vestibule, le jour de sa naissance, des officiers que l'empereur avait chargés de chercher les auteurs de ce vol, se saisirent de Hân-wen, et le traînèrent devant le magistrat, afin qu'il le punît suivant la rigueur des lois. Heureusement que le préfet de Sou-tcheou, qui était rempli d'humanité, ne lui infligea qu'une peine légère, et l'exila à Tchîn-kiang. Je recueillis avec la petite Bleue tout l'argent que nous possédions, et j'allai le déposer entre les mains de son beau-frère; ensuite je revins trouver mon mari dans la ville de Tchîn-kiang. Je voulais par là le remercier des bienfaits que j'avais reçus de lui dans ma vie précédente, et quoiqu'il m'ait abandonnée plusieurs fois, je ne lui en ai témoigné ni haine ni colère. Quelque temps après, mon mari étant allé visiter le temple de la Montagne-d'Or, Fa-haï le fit rester dans son couvent. Guidée par mon amour pour lui, j'allai le chercher dans le couvent avec la petite Bleue. N'ayant pu y réussir, je voulus inonder la Montagne-d'Or, et, par mon imprudence, je fis périr sous les flots tous les habitants de Tchîn-kiang. J'ai commis un crime pour lequel il n'est point de pardon. Je désirais attendre que mon fils Mong-kiao eût atteint l'âge d'un mois; je serais retournée dans ma grotte pour me perfectionner encore dans l'étude de la vertu, et racheter mes fautes passées. J'ignorais qu'il est impossible d'échapper à sa destinée. Je supplie ma belle-sœur d'élever mon fils Mong-kiao, et de lui tenir lieu de mère, en souvenir des liens de parenté et d'affection qui nous unissaient, afin que, quand il sera devenu grand, il puisse donner des héritiers à mon époux. J'espère que l'étrangeté de son origine ne l'empêchera pas de prendre soin de lui.»

En entendant le récit de Blanche, Kong-fou et sa femme sont remplis à la fois d'étonnement et de tristesse.

«Ma sœur, lui dit Hiu-chi, nous ne pouvions avec nos yeux charnels, apercevoir le caractère divin que votre fils porte sur son visage. Désormais, il sera encore davantage l'objet de mes soins et de ma tendresse; je vous en prie, ne vous inquiétez point sur son sort. Je ne forme plus qu'un vœu, c'est que le Saint-homme, qu'anime la bienveillance de Bouddha, prenne enfin pitié de vous, et qu'à l'aide de son vase sacré, il vous transporte au séjour des âmes heureuses.

—Chère épouse, dit alors Hân-wen, allons ensemble dans le salon supplier le ministre de Bouddha.

—Ma destinée est irrévocable, lui répondit Blanche; vos larmes et vos prières ne serviraient de rien.»

Pendant que les deux époux s'entretenaient douloureusement ensemble, sans pouvoir se détacher l'un de l'autre, leurs parents et leurs amis qui se trouvaient en dehors de la chambre, s'émurent au bruit de ces nouvelles, et s'enfuirent chacun de leur côté, laissant le religieux tout seul au milieu du salon.

Après avoir attendu long-temps sans voir revenir Hân-wen, il frappa la terre avec le bâton sacré qu'il tenait dans sa main. Au même instant, le vase mystérieux se détacha de lui-même, et Blanche disparut.

Hân-wen s'abandonne à tous les transports de sa douleur; Hiu-chi est muette de saisissement, elle pousse des sanglots et laisse couler silencieusement ses larmes. Hân-wen prend à deux mains le vase sacré, et jetant les yeux dans l'intérieur de la maison, il aperçoit une petite couleuvre blanche qui était roulée au haut du bâton. Hân-wen étendit la main pour la détacher, mais il ne put y réussir. Alors il entre dans le salon en tenant le vase sacré, et arrivé devant le religieux, il se prosterne à ses pieds: «Mon père, lui dit-il, ayez pitié de votre disciple qui vient d'être séparé de ce qu'il avait de plus cher au monde.»

Fa-haï le relève en lui présentant les deux mains. «Mon fils, lui dit-il avec gravité, son destin était fixé par le ciel: ce vieux prêtre qui vous parle, n'était que l'exécuteur des volontés de Bouddha. Eh bien, puisque telle est l'affliction de votre cœur, venez avec moi près du lac Si-hou; je lui ordonnerai de paraître pour que vous la voyiez encore une dernière fois.»

Hân-wen remercia le religieux, qui prit le vase sacré, et se dirigea avec lui vers la porte du nord.

Lorsqu'ils sont arrivés près du lac Si-hou, au pied de la pagode de Louï-pong, Fa-haï élève le vase d'or, et prononce à voix basse des paroles sacrées, puis il dit d'un ton impérieux: «Blanche, paraissez!»

A ces mots une lumière blanche s'élève du milieu du vase; elle se condense et prend la forme de Blanche.

Hân-wen la serre dans ses bras et la presse sur son cœur, en l'arrosant de ses larmes. Au moment où les deux époux se tenaient tendrement enlacés, et confondaient leurs caresses et leurs soupirs, le religieux s'écria d'une voix imposante: «Blanche, partez!»

Blanche se prosterne toute tremblante à ses pieds: «Mon père, lui dit-elle, j'obéis; mais après cette séparation cruelle, j'ignore si plus tard je pourrai sortir de ma prison.

—Partez! lui dit le religieux. Si vous pouvez épurer votre cœur et vous perfectionner dans la science de la vertu; quand votre fils aura acquis un nom illustre, et qu'il reviendra pour offrir un sacrifice dans cette pagode, je briserai moi-même les liens qui vous enchaînent ici, et je vous ferai passer dans le séjour des âmes heureuses. Mais si vous ne purifiez pas votre cœur, si vous n'effacez pas vos fautes, le lac se dessèchera, la pagode tombera en ruines, et vous ne pourrez sortir de votre prison.

—J'obéirai aux ordres de Bouddha,» lui dit Blanche, en frappant la terre de son front.

Le religieux lève son bâton et en frappe la pagode. Au même instant elle s'éloigne, et du sein de la terre s'échappe une source impétueuse. «Blanche, descendez!» s'écrie Fa-haï d'une voix imposante; et soudain Blanche se précipite dans les flots qui coulent aux pieds de la pagode. Il frappe une seconde fois la pagode de son bâton, et la pagode obéissante, revient couvrir la place qu'elle occupait.

Le religieux, ayant exécuté la sentence de Bouddha, monta sur un char de nuages et s'en retourna au couvent de la Montagne-d'Or. On peut dire avec le poète:

L'époux et l'épouse sont comme deux oiseaux d'une même forêt;
quand le terme fatal est arrivé, ils s'envolent chacun de leur côté.

Hân-wen s'abandonna si vivement aux émotions de sa douleur, qu'on craignit un instant pour ses jours. A la fin, il partit, et s'en retourna lentement dans sa maison; mais la vue de Mong-kiao ne fit que redoubler ses gémissements et ses larmes. Kong-fou et sa femme s'efforcent de le consoler, et parviennent à calmer son affliction.

«Mon beau-frère et ma sœur, leur dit-il d'une voix forte, je connais maintenant les vanités et les illusions du monde. Je désire aller au couvent de la Montagne-d'Or. Je me ferai couper les cheveux, et j'embrasserai la vie religieuse. Je vous confie Mong-kiao, afin que vous lui teniez lieu de père et de mère. Si par la suite il peut arriver à l'âge mûr, j'ai l'espoir qu'il donnera des descendants à ses ancêtres. Je vous abandonne tout ce que je possède.»

A ces mots, il part, n'emportant que les habits dont il est revêtu et quelques onces d'argent pour subvenir aux dépenses de son voyage. Déjà il a quitté la maison, et se dirige promptement vers Tchîn-kiang, afin d'aller embrasser la vie religieuse dans le couvent de la Montagne-d'Or.

Kong-fou et Hiu-chi furent remplis de douleur, et versèrent des larmes abondantes. Ils recueillent tous les objets dont ils venaient d'hériter, et emportent Mong-kiao, qu'ils élevèrent avec plus de soins et de tendresse que s'il eût été leur propre fils.

Mais le temps s'échappe avec la vitesse de la navette que lance une main légère. Mong-kiao atteignit bientôt l'âge de dix ans. Il était doué de tous les charmes de la jeunesse, et possédait en même temps l'aplomb et la gravité de l'âge mûr. Kong-fou et Hiu-chi le regardaient comme leur propre enfant. Ils l'envoyèrent aussitôt à l'école, où il se distinguait par la finesse et la pénétration de son esprit. Il lui suffisait de lire une fois sa leçon pour être en état de la réciter. Lorsqu'on l'interrogeait, ses réponses coulaient comme de source. Au bout de trois ans, il acquit une connaissance profonde des auteurs classiques et des historiens. Sa rare intelligence lui avait gagné l'estime et l'amitié de son maître. Ses compagnons d'étude en conçurent de la haine et de la jalousie, et ils ne cessaient de lui chercher querelle; mais Mong-kiao n'y faisait nulle attention. Un jour que le maître était absent, ses camarades se mirent à rire et à jaser sur son compte. «Son nom de famille n'est pas Ki[39], dit l'un d'eux; il s'appelle Pé (Blanc).—Sa mère était une fée, dit un autre. J'ai entendu dire qu'un religieux l'a prise et l'a exterminée.—C'est le fils d'une Couleuvre, ajouta un troisième; il n'a pas le droit de se comparer à nous. Dès ce moment, nous devons rompre toute relation avec lui.»

Quelques-uns de ces propos frappèrent les oreilles de Mong-kiao, qui entra en colère, et s'en retourna aussitôt chez ses parents. Quand il fut arrivé à la maison, il appela sa mère, et la pria de lui ouvrir la porte.

Hiu-chi, entendant la voix de Mong-kiao, alla promptement le recevoir. «Mon fils, lui dit-elle, pourquoi avez-vous quitté si tôt l'école?»

Mong-kiao suit Hiu-chi dans l'intérieur de la maison, puis il se jette à genoux devant elle. «Ma mère, s'écria-t-il en fondant en larmes, si votre fils vous a offensée par quelque parole, daignez lui pardonner d'avoir manqué aux devoirs de la piété filiale.

—Mon fils, lui dit Hiu-chi avec émotion, pourquoi tenir un tel langage?

—Ma mère, répond Mong-kiao en sanglotant, aujourd'hui, pendant que le maître était absent, mes camarades ont dit entre eux que je n'étais pas votre fils, et que je devais le jour à une fée! Je vous en supplie, ma mère, veuillez éclairer votre fils.»

A ces mots, Hiu-chi reste quelque temps interdite, et ne peut retenir ses larmes. «Mon enfant, lui dit-elle, vous voulez connaître le secret de votre naissance: si je ne vous l'apprends pas, vous ne saurez jamais qui étaient votre père et votre mère; mais ce récit réveillera dans mon âme de bien tristes souvenirs!» A ces mots, elle lui raconta toute la vie de Hân-wen et de Blanche, et lui dépeignit le rôle auguste et terrible de Fa-haï.

Mong-kiao poussa des cris de douleur, et tomba par terre sans connaissance et sans mouvement.

Hiu-chi le pressa dans ses bras en fondant en larmes, et s'efforça de rappeler l'usage de ses sens.

Mong-kiao revient enfin de l'abattement dans lequel il était plongé. «Ma mère[40], lui dit-il d'une voix éplorée, vous m'avez élevé avec tendresse, et mon père m'a instruit par ses bienveillantes leçons. Maintenant que je suis devenu grand, je songe avec amertume que je ne pourrais, même par le sacrifice de ma vie, vous témoigner toute ma reconnaissance. Mais, hélas! j'ai l'âme brisée par les malheurs de mon père et de ma mère! Si du moins je pouvais les voir une seule fois, je mourrais sans regret!

—Mon enfant, lui dit Hiu-chi, il ne faut pas vous abandonner ainsi à la douleur. J'ai entendu dire jadis, d'après la prédiction d'un religieux, que si un jour vous revenez à Tsien-tang, après avoir été inscrit sur la liste d'Or[41] et avoir obtenu des honneurs pour vos parents, vous aurez le bonheur de revoir votre mère. Vous devez, mon enfant, tourner tous vos efforts vers les succès littéraires: peut-être que cette heureuse prédiction pourra se réaliser.»

En entendant ces paroles, Mong-kiao passe de la tristesse à la joie; mais il n'ose encore s'abandonner à l'espoir de revoir sa mère.

Depuis ce moment, il songeait jour et nuit à son père et à sa mère, et telle était sa triste préoccupation, qu'il en perdit même le goût de l'étude. Peu à peu sa figure devint pâle et décharnée, son corps maigrit, et il tomba dans une maladie de consomption qui empirait à chaque instant. Le jour et la nuit, il appelait son père et sa mère avec l'accent du désespoir: on eût cru qu'il avait perdu la raison.

Kong-fou et Hiu-chi ne savaient plus quel parti prendre. Ils appelèrent d'habiles médecins, ils invoquèrent les dieux; mais ce fut en vain. Lorsque Kong-fou se trouvait seul avec elle, il lui adressait d'amers reproches. «Vous autres femmes, lui disait-il, vous êtes vraiment dépourvues de sens et de jugement. Il ne fallait pas lui révéler le secret de sa naissance. C'est votre imprudence qui est cause de son affliction profonde et de sa maladie. S'il arrive un malheur, vous aurez à vous reprocher la perte de votre jeune frère, et vous aurez rendu inutiles toutes les peines que nous avons prises pour l'élever.»

Hiu-chi ne répondait que par ses larmes et ses sanglots. Mong-kiao continuait à appeler jour et nuit son père et sa mère avec une persévérance qui semblait tenir de la folie. Kong-fou et sa femme avaient épuisé, pour le guérir, tous les moyens que pouvait suggérer leur tendre affection. Attachés jour et nuit à son chevet, ils ne savaient plus que pleurer et gémir.

Mais laissons un instant Mong-kiao, et passons à un autre sujet. Un jour le Bouddha compatissant de la mer du Midi, se promenait dans le bois de bamboux violets; il rencontra par hasard le dieu Kouân-în. «Je suis ravi de vous voir, lui dit-il; le génie de l'astre Wen-sing est maintenant affligé d'une maladie qu'aucuns remèdes humains ne peuvent guérir. Je veux vous prier d'aller lui sauver la vie.»

Kouân-în obéit. Il sort aussitôt du bois de bamboux violets, s'élève sur un nuage brillant, et se transporte en un clin d'œil aux bords du lac Si-hou. Il se métamorphose, et prend la forme et le costume d'un mendiant de la secte des Tao-ssé. Il arriva bientôt à la porte de Kong-fou, et se mit à demander l'aumône.

En ce moment Kong-fou était dans le vestibule, ne songeant qu'à son neveu, dont la maladie l'accablait de tristesse. Ayant entendu la voix du religieux qui demandait l'aumône, il sortit dehors, et aperçut un Tao-ssé, revêtu du costume de sa secte. Il avait un bâton à la main et des sandales de paille aux pieds, et son visage était empreint d'un caractère noble et élevé. Kong-fou va au-devant de lui, et se hâte de l'introduire dans le salon. «Mon père, lui dit-il après lui avoir présenté ses hommages et l'avoir fait asseoir, quelle est la montagne céleste où se trouve votre cellule vénérée? Veuillez, je vous en supplie, satisfaire à ma demande.

—Ce pauvre Tao-ssé, lui répondit le dieu, a embrassé la vie religieuse dès son enfance. J'ai habité long-temps un couvent de l'Inde, où je rencontrai un homme extraordinaire qui me transmit des recettes divines, et m'apprit à composer des pilules d'une vertu miraculeuse. Je parcours l'empire pour soulager les maux du genre humain. Étant arrivé depuis peu dans votre noble pays, je suis venu aujourd'hui à votre illustre maison pour vous demander une aumône.»

En entendant ces paroles, Kong-fou est transporté de joie. «Mon père, lui dit-il, le fils de votre disciple a une maladie qui tient du délire, et il ne cesse de crier et d'appeler jour et nuit; jusqu'ici, les ressources de la médecine ont été impuissantes. Je suis heureux, mon père, d'apprendre que vous possédez des recettes divines; mais j'ignore si vous daignerez le sauver.

—Mon enfant, lui dit le dieu en souriant, l'unique but de ce pauvre Tao-ssé est d'être utile aux hommes et de les soulager. Puisque le noble fils de mon bienfaiteur est affligé d'une grave maladie, je me ferai un devoir d'employer tous mes soins pour le guérir.»

Kong-fou fut ravi de cette promesse. Il se lève, et invite le dieu à entrer dans la chambre du malade.

«Ce n'est rien, lui dit le dieu; la maladie de votre noble fils vient d'une des sept affections de l'homme (la douleur), qui, portée à l'excès, a égaré son esprit et sa raison. J'ai une pilule d'une vertu miraculeuse: vous la ferez prendre à votre noble fils dans une tasse de bouillon; je vous promets qu'il sera guéri sur-le-champ.»

En disant ces mots, il délie son sac et prend la pilule miraculeuse, qu'il présente à Kong-fou. Celui-ci reçoit la pilule des deux mains, et témoigne au religieux la reconnaissance dont il est pénétré. Puis il la remet à Hiu-chi; et, quittant avec le dieu la chambre du malade, il va s'asseoir près de lui dans la salle de réception, pendant qu'on prépare le repas qu'il veut lui offrir.

Après avoir mangé, Kouân-în fit ses adieux à Kong-fou et s'en retourna vers la mer du Midi, pour rendre compte à Fo (Bouddha) de sa commission.

Hiu-chi fit dissoudre la pilule; puis elle souleva Mong-kiao, et lui fit avaler la potion prescrite.

En moins d'un instant, Mong-kiao se sentit soulagé; sa figure reprit un air de santé et de fraîcheur, et il se trouva presque guéri.

Kong-fou et sa femme ne se possédaient pas de joie. «Cher enfant, lui dirent-ils, tout-à-l'heure vous étiez affligé d'une maladie grave qui vous avait fait perdre l'usage de la raison; toutes les ressources de la médecine avaient été inutiles. Mais heureusement que le ciel nous a envoyé aujourd'hui un saint homme, qui vous a sauvé la vie. Sans lui, nous serions morts de douleur. Dès ce moment, tâchez de ne plus vous abandonner à la tristesse et aux pleurs.»

Mong-kiao inclina la tête en signe d'assentiment. Peu à peu il recouvra sa première santé. Kong-fou pria un maître d'un profond savoir, de venir lui donner dans sa maison, des leçons particulières. Mong-kiao avait entendu dire à sa tante, que s'il obtenait des succès dans les lettres, il verrait un jour sa mère. Encouragé par ce doux espoir, il éloigna de son esprit les pensées douloureuses qui avaient causé sa maladie, et se livra à l'étude avec une ardeur infatigable. Au bout de quelques années, il acquit une érudition précoce qui faisait l'admiration de tout le monde.

Bientôt arriva l'examen annuel du premier degré littéraire. Mong-kiao se présenta au concours, et obtint le premier rang sur la liste des Sieou-tsaï[42]. Quand cette nouvelle parvint chez ses parents, Kong-fou et Hiu-chi furent transportés de joie.

Pendant plusieurs jours, il fut obligé de faire des visites en habits de cérémonie, et reçut les félicitations de tous ses amis. Mais le temps s'échappe avec la rapidité de la flèche qui fend les airs. Le concours d'automne[43] approchait; Mong-kiao fit ses préparatifs de départ, et se rendit ensuite dans la capitale de sa province, pour obtenir le grade de Kiu-jîn. Lorsque le concours fut terminé, et qu'on eut proclamé la liste des candidats qui avaient réussi dans leurs trois compositions, Mong-kiao se trouva le premier des licenciés, et obtint en conséquence le titre de Kiaï-youân[44].

A cette nouvelle, Mong-kiao fut au comble de la joie. Quand il eut assisté au repas appelé Lou-ming-yen[45], il alla saluer les examinateurs du concours, qui ne manquèrent pas de le féliciter des succès honorables qu'il venait d'obtenir.

Après s'être acquitté des devoirs que lui imposaient l'étiquette et les convenances, il s'en retourna chez ses parents.

Nous n'avons pas besoin de dire que pendant plusieurs jours, une foule de parents et d'amis vinrent le voir et lui offrir leurs compliments. En entrant chez lui, Mong-kiao alla saluer Kong-fou et Hiu-chi, qui furent transportés de joie.

«Cher neveu, lui dit Hiu-chi, que je suis heureuse de vous voir revenir aujourd'hui avec un titre littéraire aussi distingué! Nous sommes bien récompensés des peines que nous avons prises pendant dix ans pour votre éducation. Je ne forme plus qu'un vœu, c'est que vous puissiez cueillir la branche d'olivier[46], et qu'après avoir obtenu des honneurs[47] pour vos parents, vous reveniez offrir un sacrifice à votre mère dans la pagode de Louï-pong[48]. Vous pourrez ainsi la remercier de vous avoir donné le jour. Mais il y a une circonstance importante que vous ignorez. Votre père et votre mère vous ont jadis fiancé, avant le moment de votre naissance, avec la fille que je portais dans mon sein. J'ai encore les présents qu'ils m'ont donnés comme gage de leur promesse. Aussitôt que j'eus mis au monde votre cousine Pi-liên, nos deux familles sanctionnèrent ce mariage, suivant les usages prescrits. Depuis que votre mère nous a quittés, vous êtes resté dans notre maison, et vous vous êtes donné le nom de frère et de sœur. Maintenant votre cousine est en âge de se marier, et elle n'attend plus que le moment où cette union pourra se réaliser. Mais j'ignore, cher neveu, quelles sont vos dispositions.

—Mon oncle et ma tante, répondit Mong-kiao, depuis mon enfance vous m'avez élevé avec tendresse; et quand je sacrifierais ma vie pour vous, je ne pourrais vous payer dignement de tous vos bienfaits. Si j'ai été assez heureux pour obtenir quelques succès dans les lettres, je les dois uniquement aux soins que vous avez pris de mon éducation. Si le ciel me favorise, et que je puisse ajouter encore à la faible réputation que j'ai acquise, je ne manquerai pas de demander à Sa Majesté des titres et des honneurs qui puissent vous récompenser des sacrifices que vous avez faits pour moi. Quant à mon mariage avec ma cousine, je vous prie de vouloir bien en régler toutes les dispositions. Puisque vous ne me jugez pas trop indigne d'elle, je me soumets d'avance à vos volontés; mais je vous prie d'attendre la fin du concours de printemps. Je choisirai ensuite un jour heureux pour accomplir cette union, qui est l'objet de toutes mes espérances.

—Cher neveu, lui dit Kong-fou en faisant un mouvement de tête, j'approuve entièrement l'idée que vous venez d'exprimer.»

Pi-liên fut remplie d'une joie secrète en apprenant cette nouvelle dans son appartement retiré.

Mong-kiao fit ses préparatifs, et se disposa à aller à la capitale pour subir son troisième examen, et obtenir le grade de docteur.

Kong-fou lui offrit le repas du départ; et Hiu-chi lui adressa, en le quittant, de sages conseils et de tendres recommandations, qu'il promit de suivre fidèlement.

Kong-fou chargea un vieillard, qui avait toute sa confiance, d'accompagner son neveu dans la capitale.

Depuis ce départ, il se passa beaucoup d'événements dignes d'être racontés. Mong-kiao l'emporte sur tous ses concurrents, et voit inscrire son nom sur la liste d'or.

Si vous désirez connaître la fin de cette histoire, lisez le chapitre treizième.

NOTES:

[37] Voyez page 5, ligne 5.

[38] Voyez page 127.

[39] Son oncle, qui le faisait passer pour son fils, s'appelait Ki-kong-fou.

[40] Dans ce passage, les mots ma mère et mon père désignent la tante et l'oncle de Mong-kiao. Plus bas, ils doivent se prendre dans leur véritable acception.

[41] La liste des docteurs.

[42] Le mot Sieou-tsaï signifie talent en fleurs; il s'applique à ceux qui ont obtenu le premier degré littéraire, qui répond à peu près au titre de Bachelier.

[43] L'examen de province appelé Hiang-chi, pour obtenir le second degré littéraire, ou le grade de Kiu-jîn. Il répond à celui de Licencié.

[44] On appelle ainsi le premier de ceux qui obtiennent le grade de Kiu-jîn, qui est le plus élevé auquel on puisse parvenir dans le concours de province.

[45] Le repas du Chant du cerf, c'est-à-dire dans lequel on chante l'ode du Chi-king, ou livre des Vers (part. I, chap. 1, od. 1), qui commence par ces mots: yeou-yeou lou-ming, «le cerf fait entendre sa voix.» On offre ce repas à ceux qui viennent d'obtenir le grade de Kiu-jîn, ou de Licencié. L'examinateur en chef et le vice-gouverneur président à cette cérémonie, à laquelle assistent les principaux fonctionnaires civils de la province.

[46] Cueillir la branche de l'olea fragrans, c'est-à-dire obtenir le grade de docteur.

[47] Plus haut (page 115, ligne 12), c'est ainsi qu'il faut lire, au lieu de: honneurs posthumes.

[48] Le lecteur n'a pas oublié la prédiction du religieux Fa-haï, lorsqu'il ensevelit Blanche sous la pagode de Louï-pong. Voy. page 315.


CHAPITRE XIII.

ARGUMENT.

Hân-wen est inscrit sur la liste d'or, et son nom est proclamé dans les rues de la capitale.

Il forme un heureux mariage qui réunit deux familles.


Des nuages d'un heureux augure entourent le palais de l'empereur.

Des parfums délicieux pénètrent dans le vestibule rouge.

Un décret suprême descend du neuvième ciel.[49]

Il[50] va à la pagode de Louï-pong, et se voit élevé au séjour des dieux.

Mong-kiao ayant fait ses adieux à son oncle et à sa tante, partit pour la capitale, où il désirait obtenir le grade de Tsîn-ssé[51]. Dès qu'il fut arrivé, il choisit un hôtel, où il continua ses travaux littéraires en attendant l'époque du concours. Au jour marqué, il entra avec ses rivaux dans la salle des examens. Il acheva ses trois compositions[52], dont l'élégance et l'éclat ne pouvaient se comparer qu'à une riche broderie, ou à un réseau formé de perles et de pierres précieuses. Quelques jours après, on publia avec solennité la liste des docteurs: Mong-kiao occupait le premier rang.

Quand cette nouvelle parvint à son hôtel, il fut transporté de joie; et à peine le messager fut-il parti, que tous les employés[53] du concours vinrent lui rendre visite et lui présenter leurs félicitations. Mong-kiao les reçut en habits de cérémonie, et se rendit ensuite au banquet que l'empereur offre aux nouveaux docteurs. Il salua le président, et partagea avec ses collègues tous les plaisirs de cette fête. Bientôt vint l'examen appelé Tiên-chi[54], dans lequel l'empereur pose lui-même des questions d'économie politique. Tous les magistrats se tenaient debout, et deux cents Tsîn-ssé (docteurs) étaient prosternés sur les dalles rouges.

Quand on proclama les trois premiers docteurs[55], Mong-kiao s'entendit donner le titre de Tchoang-youân. On nomma ensuite les deux docteurs qui avaient obtenu le titre de Pang-yân et de Tân-hoa.

Ils burent chacun trois tasses de vin, qui leur fut offert au nom de l'empereur; ensuite on orna leurs cheveux de fleurs, et on suspendit au haut d'un étendard, l'ordre impérial qui leur accordait la faveur d'être promenés en pompe dans toute la ville[56]. Pendant trois jours, ils furent entourés d'honneurs et comblés de félicitations. Tous les habitants de la capitale accoururent en foule pour contempler leur brillant cortége, et ils ne purent s'empêcher de faire éclater leur admiration en voyant la jeunesse et la beauté du Tchoang-youân[57].

Quand cette cérémonie fut achevée, les trois docteurs allèrent au palais pour remercier l'empereur du titre qu'il leur avait accordé.

Quelque temps après, Mong-kiao fut nommé membre de l'Académie des Hân-lîn, et reçut la charge de Sieou-tchân[58]. A peine fut-il entré en fonctions qu'il rédigea un placet, où il exposa succinctement l'histoire de son père et de sa mère, et son séjour dans la maison de Ki-kong-fou, qui avait pris soin de son éducation. A la cinquième veille, il fut admis dans la salle d'audience. Aussitôt que l'empereur fut entré, et qu'il eut été salué par les acclamations unanimes de tous les magistrats, Mong-kiao se prosterna au bas des degrés d'or, et prononça ces paroles: «Votre humble sujet, Hiu-mong-kiao, nouvellement élevé au grade de Tchoang-youân, demande la faveur de présenter un placet à Votre Majesté.

—Quel est l'objet de ce placet?» lui demanda l'empereur.

Mong-kiao ayant remis son placet sur la table du dragon[59], l'empereur l'ouvrit, et le lut en entier avec une grande attention. Ce placet était ainsi conçu:

Le nouveau Tchoang-youân, membre de l'Académie des Hân-lin,

votre sujet

Hiu-mong-kiao, a l'honneur d'exposer, depuis l'origine, les malheurs de son père et de sa mère. Il supplie

Votre Majesté

de daigner l'écouter, et d'accorder des honneurs à ses parents.

votre sujet

a toujours entendu dire que le prince ne fait qu'un corps avec son peuple; qu'il regarde ses sujets comme ses propres enfants, et qu'il se plaît à exaucer les vœux que forme leur piété filiale. Le père de

votre sujet

Hiu-siên, ayant perdu ses parents dès sa plus tendre enfance, demeura dans la maison de sa sœur aînée, qui prit soin de l'élever. La mère de

votre sujet,

Blanche, cultivait la vertu sur la Montagne-Bleue, dans la grotte du Vent-pur, où elle avait fixé son séjour. Ils se rencontrèrent sur le lac Si-hou, et ayant conçu l'un pour l'autre une affection semblable à celle du phénix et de sa compagne, ils se donnèrent une promesse de mariage. Après avoir vécu pendant cinq ans comme de tendres époux, ils se sont vus séparer l'un de l'autre. Lorsque

votre sujet

eut atteint l'âge d'un mois, sa mère eut le malheur d'être ensevelie sous une pagode. Comme

votre sujet

avait perdu son père, et qu'il se trouvait sans asile et sans appui, sa tante Hiu-chi eut pitié de son délaissement et de sa faiblesse, et l'éleva elle-même avec la tendresse d'une mère; elle fit même de grands sacrifices pour payer les frais de son instruction. Enfin elle lui a promis de lui donner sa fille en mariage.

Votre Majesté

a comblé de bienfaits cet indigne Hân-lîn; mais, hélas! son père et sa mère n'ont encore obtenu aucun honneur, aucune dignité! Quand un homme ne s'est point acquitté de ses devoirs de fils, il est à craindre qu'il ne manque à ceux de sujet. Je supplie humblement

Votre Majesté

d'accorder à mon père et à ma mère de brillantes distinctions, et de me permettre de retourner dans mon pays natal pour offrir un sacrifice funèbre à mes parents. Je pourrai ainsi accomplir les devoirs d'un fils, et je serai moins indigne de LA servir comme sujet.

Requête respectueuse.

L'empereur ayant lu ce placet, un sourire de joie brilla sur sa figure majestueuse. «Puisque vos parents ont éprouvé de si grands malheurs, dit-il à Mong-kiao, j'accorde avec plaisir, à votre père, le titre de Tchong-ki-tiên-hio-ssé[60]; à votre mère, le titre de Tsié-i-tiên-siên-fou-jîn[61]; à votre oncle Ki-kong-fou, qui vous a instruit avec succès, le titre de Tchong-i-lang[62]; et à votre tante Hiu-chi, qui vous a élevé comme une tendre mère, le titre de Hién-cho-i-jîn[63]. Je vous accorde un congé d'un an pour retourner dans votre pays natal, offrir un sacrifice à vos parents, et réaliser votre projet de mariage. Vous reviendrez ensuite à la cour pour reprendre vos fonctions.»

Respectez cet ordre.

Mong-kiao remercia l'empereur, et sortit du palais par la porte appelée Wou-men. Il se hâta de faire ses adieux à ses collègues, disposa tout ce qui était nécessaire pour son voyage, et partit sur un char élégant qui lui était destiné. Il fut fêté sur toute la route, et les officiers civils et militaires des villes qu'il traversait vinrent le recevoir avec solennité, et le comblèrent de marques de respect. En passant par Tchîn-kiang, il ne put s'empêcher de songer aux événements qui s'y étaient passés. Il ordonna aussitôt aux personnes de sa suite de s'arrêter avec son équipage dans une hôtellerie. Il prit le costume de bachelier, et se dirigea avec deux domestiques vers le couvent de la Montagne-d'Or. Dès qu'il y fut arrivé, il ne s'arrêta pas à admirer les merveilles qui s'y déploient de toutes parts; il alla droit au sanctuaire du temple pour brûler des parfums et saluer la statue de Bouddha. Il entra ensuite dans une chapelle où il trouva un vénérable religieux qui l'invita à passer dans le couvent.

Quand ils se furent assis à la place marquée par les rites, et qu'un novice leur eut servi le thé, le docteur prit la parole. «Mon père, dit-il au religieux, est-ce vous qui êtes le vénérable Fa-haï?

—Fa-haï est le supérieur de ce couvent, lui répondit-il; maintenant il voyage dans l'empire.

—Mon père, lui dit le docteur, quel est votre nom de religion? quel est le nom honorable que vous portiez dans le monde? pourquoi avez-vous embrassé la vie religieuse? Je vous supplie de satisfaire ma juste curiosité.

—Mon obscur nom de religion est Tao-tsong, lui répondit-il; mon nom séculier est Hiu; mon surnom, Siên; et mon nom honorifique, Hân-wen. Je suis originaire de la ville de Tsiên-tang.» Ensuite il lui raconta son séjour dans la maison de Ki-kong-fou, sa rencontre et son mariage avec Blanche, son double exil, l'inondation de la ville Tchîn-kiang, son retour à Tsiên-tang, la naissance de son fils Mong-kiao, qu'il avait fiancé avec sa nièce lorsqu'ils étaient encore tous deux dans le sein de leur mère, et lui dépeignit le rôle terrible de Fa-haï, qui, lorsque son fils eut atteint l'âge d'un mois, ensevelit Blanche sous la pagode de Louï-pong. «J'ai reconnu, ajouta-t-il, les vanités et la corruption du monde; pour m'y soustraire, je me suis fait couper les cheveux dans le couvent de la Montagne-d'Or, et il y a déjà plusieurs dizaines d'années que je cultive ici la vertu sous la direction du vénérable Fa-haï. J'ai confié mon fils à ma sœur aînée; j'ignore s'il est encore du monde.»

A peine le religieux eut-il achevé de parler que le docteur se jeta à ses pieds en versant des larmes abondantes. «Mon père, s'écria-t-il, je suis Hiu-mong-kiao, votre fils indigne.»

Hân-wen est rempli d'étonnement. Il examine attentivement le jeune homme, et le relevant avec bonté: «Sage lettré, lui dit-il en souriant, vous vous trompez.

—Je ne me trompe point, lui répondit Mong-kiao.» Il lui raconta alors qu'ayant été l'objet des railleries de ses camarades d'école, il était venu s'en plaindre à sa tante, qui lui avait appris l'histoire de ses parents. «A force de pleurer et de gémir en songeant à mon père et à ma mère, ajouta-t-il, je tombai malade. A peine fus-je guéri que je me livrai à l'étude avec ardeur, et j'obtins bientôt le titre Kiaï-youân[64]. J'allai à la capitale afin de concourir pour le doctorat, et grâce à la bienveillance de l'empereur, je reçus le titre de Tchoang-youân[65]. Sa Majesté a mis le comble à ses bienfaits en accordant des honneurs à mon père et à ma mère. Comme je passais par Tchîn-kiang, je suis venu au couvent de la Montagne-d'Or pour rendre visite à mon père, le ramener avec moi dans la ville de Tsiên-tang, et lui procurer une existence honorable, afin de remplir autant qu'il est en moi les devoirs de la piété filiale.»

En entendant ces paroles, Hân-wen éprouva en même temps un sentiment de douleur et de joie. «Mon enfant, s'écria-t-il, d'après votre récit, je reconnais que je suis votre père. Je suis heureux de voir que le ciel a daigné prendre pitié de vous, en permettant que votre nom fût inscrit sur la liste d'or[66]. Mais, hélas! votre mère a été ensevelie sous la pagode de Louï-pong! Cette pensée me poursuit et me tourmente jour et nuit.» Il dit, et ses yeux se baignèrent de larmes.

«Mon père, lui dit Mong-kiao en pleurant, cessez de vous abandonner ainsi à la douleur. J'ai obtenu des honneurs pour ma mère, et je vais lui offrir un sacrifice à la pagode. J'ose espérer que vous voudrez bien descendre de la montagne et accompagner votre fils.

—Mon enfant, lui répond Hân-wen, votre père a embrassé la vie religieuse; il désirerait ne point fouler de nouveau la poussière d'un monde corrompu. Cependant, touché de votre piété filiale et de vos instantes prières, je consens à aller avec vous offrir un sacrifice à votre mère. Je reviendrai ensuite sur la Montagne-d'Or.» Le docteur fut transporté de joie.

Tous les religieux du couvent, ayant appris que Mong-kiao était le Tchoang-youân[67] de la nouvelle promotion, et que Tao-tsong était son père, ils furent remplis d'étonnement et de joie. Ils mettent à la hâte leur tunique et leur bonnet, et accourent en foule dans la salle du couvent.

«Seigneur, disent-ils à Mong-kiao en se prosternant à ses pieds, nous ignorions que son Excellence le Tchoang-youân avait daigné visiter notre obscur couvent. Nous avons manqué de venir le recevoir et lui rendre hommage; nous méritons la mort! nous méritons la mort!»

Le docteur les releva l'un après l'autre. «Mes pères, leur dit-il en souriant, pourquoi tenir un tel langage? Vous avez daigné accueillir Hân-wen dans votre précieux couvent; cet humble lettré en conservera une reconnaissance éternelle.

—Mes frères, leur dit à son tour Hân-wen, je ne puis souffrir que vous vous abaissiez ainsi devant mon fils.»

Les religieux étaient transportés de joie, et ne pouvaient se lasser de louer et d'exalter les talents du Tchoang-youân.

Hân-wen ayant fait connaître aux religieux les bienfaits dont l'empereur l'avait comblé, ils croisèrent les mains sur leur poitrine en signe de respect, et le comblèrent de félicitations.

Le docteur ordonna à un de ses domestiques d'offrir aux religieux vingt onces d'argent[68] pour acheter des parfums.

«Monsieur le docteur, lui dirent-ils, nous ne pouvons recevoir un si riche présent.»

Le docteur les ayant priés avec instance d'accepter cet argent, ils n'osèrent persister dans leur refus. Il invita ensuite son père à quitter avec lui le couvent de la Montagne-d'Or. Les religieux les reconduisirent jusqu'au dehors de la porte.

Revenons maintenant à Ki-kong-fou. Aussitôt que le messager du concours lui eut annoncé que Mong-kiao avait obtenu le titre de Tchoang-youân, sa maison se remplit bientôt de musiciens dont les accords bruyants ébranlaient le ciel et la terre. Ses parents et ses amis accoururent en foule, et la rue fut encombrée en un instant des chevaux et des voitures des visiteurs. Tous les magistrats de la ville vinrent aussi lui offrir leurs félicitations.

Kong-fou et Hiu-chi étaient heureux comme s'ils fussent montés au ciel, et faisaient éclater leurs transports de joie. Nous n'avons pas besoin de dire que Pi-liên[69] partageait toute l'allégresse de ses parents.

Lorsque Kong-fou eut appris ensuite que le docteur avait obtenu un congé pour offrir des sacrifices à ses ancêtres, et accomplir son projet de mariage, il décora sa maison avec magnificence, et fit tous les préparatifs nécessaires en l'attendant.

Le char du Tchoang-youân ne tarda pas à arriver. Tous les magistrats sortirent de la ville pour aller au-devant de lui. Ils le conduisirent en pompe dans sa maison, où il fut reçu au son des instruments de musique, et avec de joyeuses acclamations.

Le docteur salua son oncle et sa tante, qui sentirent redoubler leur joie en voyant que Hân-wen était revenu avec lui. Mong-kiao leur raconta tous les détails de la visite qu'il avait faite au couvent de la Montagne-d'Or, pour voir son père et le ramener auprès de ses parents.

Quand Hân-wen se trouva en présence de son beau-frère et de sa sœur, ils s'embrassèrent tendrement et versèrent des larmes de joie.

Toute la famille se trouvant réunie, ils préparèrent un grand festin pour célébrer ce bonheur inespéré. Mais comme Hân-wen voulait observer fidèlement la règle de son ordre, on lui servit à part plusieurs plats de végétaux. Les convives burent jusqu'au milieu de la nuit.

Le lendemain le docteur se leva dès l'aurore, prit avec lui plusieurs domestiques, et, sortant par la porte de l'ouest, il alla offrir un sacrifice funèbre sur les tombes de ses aïeux. Quand il fut de retour, on le pria de montrer l'ordre impérial qui conférait des titres et des dignités à ses parents.

Hân-wen, Kong-fou et Hiu-chi se revêtirent d'habits de cérémonie, et se prosternèrent du côté du palais pour remercier l'empereur de ses bienfaits.

Le docteur les pria ensuite d'acheter des présents funèbres, et de venir avec lui offrir un sacrifice à la pagode de Louï-pong, sur les bords du lac Si-hou.

Dès qu'ils furent arrivés, ils rangèrent sur une table les offrandes prescrites. Le docteur se mit à genoux, et quand il eut lu le décret impérial qui accordait à sa mère des honneurs posthumes, il poussa des cris lugubres, et resta quelque temps absorbé dans sa douleur.

Hân-wen ne put résister aux émotions de son cœur; il embrassa Kong-fou et Hiu-chi dans une attitude morne et silencieuse, et ils confondirent ensemble leurs soupirs et leurs larmes. Mais tout à coup ils aperçoivent le vénérable Fa-haï, qui descendait du milieu des airs. «Illustre docteur, s'écria-t-il d'un ton inspiré, quel bonheur pour moi de voir que vous êtes revenu aujourd'hui pour sacrifier à la pagode! Ce vieux prêtre vient aussi en ce moment pour accomplir une grande œuvre.»

En voyant le religieux, ils sont transportés de joie et le saluent humblement. «Ce vieillard est le vénérable Fa-haï, dit Hân-wen au docteur.

—Saint homme, lui dit le docteur en se prosternant à ses pieds, je vous en supplie, faites sortir ma mère de sa prison.

—Docteur, lui dit le religieux en le relevant avec bonté, vous êtes maintenant un des plus illustres serviteurs de l'empereur; comment ce vieux prêtre oserait-il désobéir à vos ordres? Votre noble mère a rempli aujourd'hui la mesure de ses peines, et je viens, par l'ordre de Bouddha, pour l'arracher de sa prison et la mettre en présence de son fils.»

En entendant ces paroles, le docteur est rempli d'une joie difficile à décrire.

Soudain le religieux murmure en silence des paroles magiques, et frappe la pagode de son bâton sacré. Au même instant, la pagode s'agite sur sa base et s'éloigne de quelques pas. «Blanche! s'écrie Fa-haï d'une voix imposante, Blanche! paraissez

A ces mots, une lueur blanche s'élève du sein de la terre, et Blanche apparaît à leurs yeux.

Le religieux frappe une seconde fois la pagode, et la pagode docile se transporte aussitôt à la place qu'elle occupait.

Le docteur s'élance vers sa mère, et se jette à genoux devant elle. Puis l'embrassant avec tendresse: «Ma mère, lui dit-il d'une voix éplorée, vous avez éprouvé des malheurs inouïs; plût au ciel que votre fils eût pu les endurer pour vous! Mais, hélas! c'est la première fois aujourd'hui que j'ai le bonheur de voir ma mère.» Il dit, et pousse des cris déchirants.

Blanche le caresse et le console. «Mon fils, lui dit-elle le visage baigné de larmes, que je suis heureuse en ce jour! Après avoir inscrit votre nom sur la liste d'or, et avoir obtenu des honneurs pour votre mère, vous êtes venu encore la délivrer de ses souffrances! Voilà ce qui met le comble à votre piété filiale.

—Tendre épouse! s'écria Hân-wen, votre mari craignait de ne plus vous revoir dans cette vie; comment pouvait-il espérer de vous rencontrer en ce jour?» Il dit, et pleure amèrement.

«Cher époux, lui dit Blanche d'une voix entrecoupée de sanglots, votre servante a commis des crimes qui vous ont forcé de vous retirer dans un couvent; en vous revoyant aujourd'hui, il lui semble qu'elle est bercée par un songe.»

Hiu-chi et Kong-fou s'approchèrent ensuite de Blanche, et lui parlèrent à leur tour avec une émotion mêlée de douleur et de joie.

L'homme rencontre dans la vie des douleurs sans nombre; mais il est une douleur qui les embrasse toutes, c'est la séparation des personnes qu'on aime.

Après avoir attendu la fin de cet entretien, le religieux appela Blanche. «La mesure de vos malheurs et de vos souffrances est remplie aujourd'hui, lui dit-il. Vous ne pouvez rester plus long-temps dans ce monde corrompu. Ce vieux prêtre va vous faire passer au séjour des dieux.» A ces mots, il prend une pièce de soie blanche, et l'étend par terre. «Blanche, s'écria-t-il, marchez sur cette pièce de soie; je vais vous élever aux célestes demeures.»

Blanche se prosterna devant lui pour le remercier d'un si grand bienfait. Puis elle se lève, et place ses pieds sur la pièce de soie.

Le religieux montre du doigt la pièce de soie, et prononce à haute voix des paroles sacrées. Soudain la pièce de soie se change en un nuage blanc, qui embrasse mollement Blanche, et l'élève au neuvième ciel, toute rayonnante de lumière et de gloire.

Fa-haï prend ensuite une pièce de soie bleue, et l'étend par terre. Puis il appelle Hân-wen, de son nom de religion. «Tao-tsong, mon sage disciple, lui dit-il, marchez sur cette pièce de soie bleue; ce vieux prêtre va vous élever au séjour des dieux, pour partager le bonheur de votre épouse.»

Hân-wen se prosterne devant lui en frappant la terre de son front; ensuite il se lève et place ses pieds sur la pièce de soie bleue.

Le religieux ayant prononcé des paroles sacrées, la pièce de soie bleue se changea en un nuage azuré, qui enveloppa Hân-wen, et l'éleva majestueusement au milieu des airs. Au même instant, le ciel fut inondé de vapeurs brillantes qui exhalaient une odeur embaumée. Les deux groupes de nuages lumineux qui portaient Blanche et Hân-wen se dirigèrent vers l'Occident, et disparurent dans l'espace.

Fa-haï ayant élevé ces deux mortels au séjour des dieux, monta sur un nuage qui le transporta sur la montagne sacrée, où il rendit compte à Bouddha de sa mission.

En ce moment, Kong-fou et Hiu-chi se mirent à genoux, et les yeux élevés au ciel, ils saluèrent le religieux, qui les quittait pour toujours. Mais le docteur resta par terre, absorbé dans sa douleur.

Kong-fou se penche vers lui et s'efforce de le consoler. «Mon enfant, lui dit-il, votre père et votre mère viennent de monter au ciel en plein jour; c'est un bonheur qu'il est donné à peu de mortels d'obtenir. Pourquoi vous abandonner ainsi aux gémissements et aux larmes? Je vous en prie, revenez avec nous.»

Le docteur céda aux tendres instances de Kong-fou, monta dans une chaise à porteurs, et revint chez ses parents. Mais à peine fut-il arrivé, qu'il se sentit tourmenté par le souvenir de son père et de sa mère. Il fit mouler en or leur image chérie, qu'il plaça dans sa chambre pour les saluer et leur offrir ses hommages du matin au soir, comme s'ils eussent été vivants.

Le docteur étant resté quelque temps chez ses parents, il ne put s'empêcher de songer que le congé que lui avait accordé l'empereur allait bientôt expirer, et que son mariage n'était pas encore accompli. Au moment où il était occupé de cette pensée, le gouverneur de Tsiên-tang vint lui rendre visite. Il alla le recevoir d'un air joyeux, et le fit entrer dans le salon. «Seigneur, lui dit-il quand il se fut assis, votre serviteur a une affaire importante dont il désire charger Votre Excellence.

—Illustre docteur, lui répondit le magistrat, daignez m'apprendre de quoi il s'agit; je me ferai un devoir d'obéir à vos ordres.

—Seigneur, lui dit-il, depuis mon enfance, j'ai été élevé par mon oncle, qui, sans être arrêté par mon peu de mérite, m'a promis de me donner sa fille en mariage. L'empereur m'a accordé la faveur de retourner dans mon pays natal, pour accomplir cette union, qui est l'objet de tous mes vœux. Au moment où vous êtes entré, je m'inquiétais de n'avoir personne qui pût se charger de la demander en mariage pour moi; j'ose espérer que vous voudrez bien me rendre ce précieux service.

—Illustre docteur, lui répondit-il, puisque tel est votre noble désir, je suis prêt à vous prouver tout mon dévouement.»

Aussitôt il alla trouver Kong-fou, et lui fit connaître l'objet de son message.

Kong-fou donna avec joie son consentement, et il fixa l'époque du mariage au quinzième jour de la huitième lune.

Quand le gouverneur vint rendre réponse au docteur, celui-ci le retint, et lui offrit une collation. Après le repas, le magistrat lui fit ses adieux.

Aussitôt que le jour du mariage fut arrivé, ses parents, ses amis, et tous les fonctionnaires publics, vinrent lui offrir leurs félicitations. Ils remplirent toute sa maison de fleurs d'or, et de riches présents.

Le docteur mit un bonnet de crêpe noir, et se revêtit d'un manteau d'un rouge éclatant. Il enlaça des fleurs d'or dans ses cheveux et s'avança à cheval au milieu d'une foule de musiciens, dont les accords bruyants retentissaient jusqu'au ciel. Le gouverneur de la ville mit ses habits de cérémonie, et vint se joindre à son cortége.

De son côté Pi-liên se para de ses plus riches atours, où étincelaient l'or et les pierres précieuses. En voyant l'éclat de sa toilette, et les agréments répandus sur toute sa personne, on l'eût prise pour une jeune immortelle. Kong-fou et Hiu-chi mirent aussi leurs vêtements de fête en attendant le nouvel époux.

Bientôt le docteur arriva. Ils le saluèrent, et le conduisirent dans leur maison. Après avoir adoré le ciel et la terre, et s'être prosterné ensuite devant les tablettes de son père et de sa mère, il entra avec son épouse dans la chambre parfumée.[70]

On avait servi, dans un salon voisin, un repas magnifique pour traiter le gouverneur, ainsi que les parents et les amis qui étaient venus assister à cette solennité. Les convives burent jusqu'au milieu de la nuit, et se retirèrent chacun de leur côté.

Nous ne parlerons pas des marques d'amour que se donnèrent les deux jeunes époux; nos expressions ne sauraient dépeindre leurs transports et leur bonheur. Il est inutile de rappeler aussi les visites et les félicitations qu'ils reçurent encore le lendemain de leurs parents et de leurs amis.

Au bout d'un mois accompli, le docteur alla saluer son beau-père et sa belle-mère, et les invita à venir demeurer dans sa maison et partager ses honneurs et sa fortune. Dès que le congé que lui avait accordé l'empereur fut expiré, il se disposa à retourner dans la capitale. Il choisit un jour heureux dans le calendrier, et emmena avec lui son beau-père et sa belle-mère. Comme il passait par la ville de Sou-tcheou, il alla seul rendre visite à M. Wou, afin de le remercier de ses bienfaits. Dès qu'il fut arrivé à la capitale, et qu'il eut salué l'empereur, il se rendit au collége des Hân-lin pour s'acquitter des fonctions qui lui avaient été conférées. Dans la suite il fut élevé aux charges les plus éminentes, et après les avoir honorablement remplies, il revint comblé de gloire dans la ville de Tsiên-tang.

Pi-liên eut deux fils. Le docteur voulut que son beau-père adoptât le second, afin qu'il lui donnât des héritiers. Kong-fou et Hiu-chi parvinrent, sans aucune infirmité, à la vieillesse la plus avancée. Le docteur et sa femme eurent le même bonheur, et quittèrent doucement la vie.

Il eut de nombreux descendants, qui s'élevèrent tous aux premières dignités de l'État, et perpétuèrent sans interruption la gloire qu'il leur avait léguée. C'est ainsi que le ciel récompensa sa droiture et sa piété filiale.

FIN.

NOTES:

[49] Cette expression désigne ici l'appartement de l'empereur.

[50] Hân-wen.

[51] Le troisième degré littéraire, qui répond au doctorat.

[52] En chinois san-tchang. Ce sont trois dissertations ou amplifications, faites sur des thèmes donnés par le président du concours. Le premier est tiré des quatre livres classiques, et le second, des cinq livres canoniques; le troisième se compose de questions relatives à l'histoire ou à l'économie politique.

[53] Les inspecteurs, les huissiers, etc.

[54] C'est-à-dire l'examen du palais.

[55] L'empereur examine lui-même les compositions des dix premiers docteurs, et en choisit trois dont le premier reçoit le titre de tchoang-youân (c'est-à-dire celui dont la tête est ornée de fleurs), le second le titre de pang-yân, et le troisième le titre de tân-hoa, c'est-à-dire le chercheur de fleurs, parce qu'il est obligé de demander des fleurs aux deux premiers docteurs.

[56] L'empereur permet aux trois premiers docteurs de porter une fleur d'or à chaque côté de leur bonnet, et de se promener à cheval dans la ville avec un nombreux cortége, pendant les trois premiers jours qui suivent leur promotion. Ce sont de véritables jours de fête pour les nouveaux docteurs, ainsi que pour tous leurs parents et leurs amis.

[57] Du premier des docteurs.

[58] Nom donné à plusieurs membres du collége impérial des Hân-lîn, qui sont spécialement chargés de composer l'histoire nationale.

[59] C'est-à-dire la table de l'empereur.

[60] Charge littéraire dans le palais de l'empereur.

[61] Ce titre signifie littéralement: dame renommée par sa vertu et sa justice, et élevée au rang des dieux.

[62] C'est-à-dire, homme célèbre par sa droiture et sa justice.

[63] C'est-à-dire, dame sage et vertueuse, élevée au cinquième degré de noblesse.

[64] Le premier sur la liste des Licenciés.

[65] Voyez plus haut, pag. 299, note.

[66] La liste des docteurs.

[67] Le premier des docteurs.

[68] Environ 180 francs de notre monnaie.

[69] Nom de leur fille, qui doit épouser Mong-kiao.

[70] La chambre nuptiale.


Correction:

La première ligne indique l'original, la seconde la correction:

Note 12:

  • Voy. aussi Morrison, Wiew of China,
  • Voy. aussi Morrison, View of China,

Page 22:

  • je je ne leur ai offert aucun sacrifice
  • je ne leur ai offert aucun sacrifice
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