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Bouvard et Pécuchet

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CHAPITRE IV

Six mois plus tard, ils étaient devenus des archéologues;—et leur maison ressemblait à un musée.

Une vieille poutre de bois se dressait dans le vestibule. Les spécimens de géologie encombraient l'escalier;—et une chaîne énorme s'étendait par terre tout le long du corridor.

Ils avaient décroché la porte entre les deux chambres où ils ne couchaient pas et condamné l'entrée extérieure de la seconde, pour ne faire de ces deux pièces qu'un même appartement.

Quand on avait franchi le seuil on se heurtait à une auge de pierre (un sarcophage gallo-romain) puis, les yeux étaient frappés par de la quincaillerie.

Contre le mur en face, une bassinoire dominait deux chenets et une plaque de foyer, qui représentait un moine caressant une bergère. Sur des planchettes tout autour, on voyait des flambeaux, des serrures, des boulons, des écrous. Le sol disparaissait sous des tessons de tuiles rouges. Une table au milieu exhibait les curiosités les plus rares: la carcasse d'un bonnet de Cauchoise, deux urnes d'argile, des médailles, une fiole de verre opalin. Un fauteuil en tapisserie avait sur son dossier un triangle de guipure. Un morceau de cotte de mailles ornait la cloison à droite; et en dessous, des pointes maintenaient horizontalement une hallebarde, pièce unique.

La seconde chambre, où l'on descendait par deux marches, renfermait les anciens livres apportés de Paris, et ceux qu'en arrivant ils avaient découverts dans une armoire. Les vantaux en étaient retirés. Ils l'appelaient la bibliothèque.

L'arbre généalogique de la famille Croixmare occupait seul tout le revers de la porte. Sur le lambris en retour, la figure au pastel d'une dame en costume Louis XV faisait pendant au portrait du père Bouvard. Le chambranle de la glace avait pour décoration un sombrero de feutre noir, et une monstrueuse galoche, pleine de feuilles, les restes d'un nid.

Deux noix de coco (appartenant à Pécuchet depuis sa jeunesse) flanquaient sur la cheminée un tonneau de faïence, que chevauchait un paysan. Auprès, dans une corbeille de paille, il y avait un décime, rendu par un canard.

Devant la bibliothèque, se carrait une commode en coquillages, avec des ornements de peluche. Son couvercle supportait un chat tenant une souris dans sa gueule,—pétrification de Saint-Allyre,—une boîte à ouvrage en coquilles mêmement; et sur cette boîte, une carafe d'eau-de-vie contenait une poire de bon-chrétien.

Mais le plus beau, c'était dans l'embrasure de la fenêtre, une statue de saint Pierre! Sa main droite couverte d'un gant serrait la clef du Paradis, de couleur vert pomme; sa chasuble que des fleurs de lis agrémentaient était bleu ciel, et sa tiare très jaune pointue comme une pagode. Il avait les joues fardées, de gros yeux ronds, la bouche béante, le nez de travers et en trompette. Au-dessus pendait un baldaquin fait d'un vieux tapis où l'on distinguait deux amours dans un cercle de roses—et à ses pieds comme une colonne se levait un pot à beurre, portant ces mots en lettres blanches sur fond chocolat: Exécuté devant S.A.R. Monseigneur le duc d'Angoulême, à Noron, le 3 d'octobre 1817.

Pécuchet, de son lit, apercevait tout cela en enfilade—et parfois même il allait jusque dans la chambre de Bouvard, pour allonger la perspective.

Une place demeurait vide en face de la cotte de mailles, celle du bahut renaissance.

Il n'était pas achevé. Gorju y travaillait encore; varlopant les panneaux dans le fournil, et les ajustant, les démontant.

À onze heures, il déjeunait; causait ensuite avec Mélie, et souvent ne reparaissait plus de toute la journée.

Pour avoir des morceaux dans le genre du meuble Bouvard et Pécuchet s'étaient mis en campagne. Ce qu'ils rapportaient ne convenait pas. Mais ils avaient rencontré une foule de choses curieuses. Le goût des bibelots leur était venu, puis l'amour du moyen âge.

D'abord, ils visitèrent les cathédrales;—et les hautes nefs se mirant dans l'eau des bénitiers, les verreries éblouissantes comme des tentures de pierreries, les tombeaux au fond des chapelles, le jour incertain des cryptes, tout, jusqu'à la fraîcheur des murailles leur causa un frémissement de plaisir, une émotion religieuse.

Bientôt, ils furent capables de distinguer les époques—et dédaigneux des sacristains, ils disaient:—Ah! une abside romane! Cela est du XIIe siècle! voilà que nous retombons dans le flamboyant!

Ils tâchaient de comprendre les symboles sculptés sur les chapiteaux, comme les deux griffons de Marigny becquetant un arbre en fleurs. Pécuchet vit une satire dans les chantres à mâchoire grotesque qui terminent les cintres de Feuguerolles;—et pour l'exubérance de l'homme obscène couvrant un des meneaux d'Hérouville, cela prouvait, suivant Bouvard, que nos aïeux avaient chéri la gaudriole.

Ils arrivèrent à ne plus tolérer la moindre marque de décadence. Tout était de la décadence—et ils déploraient le vandalisme, tonnaient contre le badigeon.

Mais le style d'un monument ne s'accorde pas toujours avec la date qu'on lui suppose. Le plein cintre, au XIIIe siècle domine encore dans la Provence. L'ogive est peut-être fort ancienne! et des auteurs contestent l'antériorité du roman sur le gothique—Ce défaut de certitude les contrariait.

Après les églises ils étudièrent les châteaux forts, ceux de Domfront et de Falaise. Ils admiraient sous la porte les rainures de la herse, et parvenus au sommet, ils voyaient d'abord toute la campagne, puis les toits de la ville, les rues s'entrecroisant, des charrettes sur la place, des femmes au lavoir. Le mur dévalait à pic jusqu'aux broussailles des douves—et ils pâlissaient en songeant que des hommes avaient monté là, suspendus à des échelles. Ils se seraient risqués dans les souterrains, mais Bouvard avait pour obstacle son ventre, et Pécuchet la crainte des vipères.

Ils voulurent connaître les vieux manoirs, Curcy, Bully, Fontenay-le-Marmion, Argouges. Parfois, à l'angle des bâtiments, derrière le fumier se dresse une tour carlovingienne. La cuisine garnie de bancs en pierre fait songer à des ripailles féodales. D'autres ont un aspect exclusivement farouche, avec leurs trois enceintes encore visibles, des meurtrières sous l'escalier, de longues tourelles à pans aigus. Puis, on arrive dans un appartement, où une fenêtre du temps des Valois ciselée comme un ivoire laisse entrer le soleil qui chauffe sur le parquet des grains de colza, répandus. Des abbayes servent de grange. Les inscriptions des pierres tombales sont effacées. Au milieu des champs, un pignon reste debout—et du haut en bas est revêtu d'un lierre que le vent fait trembler.

Quantité de choses excitaient leurs convoitises, un pot d'étain, une boucle de strass, des indiennes à grands ramages. Le manque d'argent les retenait.

Par un hasard providentiel, ils déterrèrent à Balleroy, chez un étameur, un vitrail gothique,—qui fut assez grand pour couvrir près du fauteuil la partie droite de la croisée jusqu'au deuxième carreau. Le clocher de Chavignolles se montrait dans le lointain, produisant un effet splendide.

Avec un bas d'armoire, Gorju fabriqua un prie-Dieu pour mettre sous le vitrail, car il flattait leur manie. Elle était si forte qu'ils regrettaient les monuments sur lesquels on ne sait rien du tout,—comme la maison de plaisance des évêques de Séez.

—Bayeux, dit M. de Caumont, devait avoir un théâtre. Ils en cherchèrent la place inutilement.

Le village de Montrecy contient un pré célèbre, par des médailles d'empereurs qu'on y a découvertes autrefois. Ils comptaient y faire une belle récolte. Le gardien leur en refusa l'entrée.

Ils ne furent pas plus heureux sur la communication qui existait entre une citerne de Falaise et le faubourg de Caen. Des canards qu'on y avait introduits reparurent à Vaucelles, en grognant:—Can can can d'où est venu le nom de la ville.

Aucune démarche ne leur coûtait, aucun sacrifice.

À l'auberge de Mesnil-Villement, en 1816, M. Galeron eut un déjeuner pour la somme de quatre sols.—Ils y firent le même repas, et constatèrent avec surprise que les choses ne se passaient plus comme ça!

Quel est le fondateur de l'abbaye de Sainte-Anne? Existe-t-il une parenté entre Marin-Onfroy, qui importa au XIIe siècle une nouvelle espèce de pommes, et Onfroy gouverneur d'Hastings, à l'époque de la conquête? Comment se procurer L'Astucieuse Pythonisse, comédie en vers d'un certain Dutrésor, faite à Bayeux, et actuellement des plus rares? Sous Louis XVI, Hérambert Dupaty, ou Dupastis Hérambert, composa un ouvrage, qui n'a jamais paru, plein d'anecdotes sur Argentan.—l s'agirait de retrouver ces anecdotes. Que sont devenus les mémoires autographes de Mme Dubois de la Pierre, consultés pour l'histoire inédite de Laigle, par Louis Dasprès, desservant de Saint-Martin?—Autant de problèmes, de points curieux à éclaircir.

Mais souvent un faible indice met sur la voie d'une découverte inappréciable.

Donc, ils revêtirent leurs blouses, afin de ne pas donner l'éveil;—et sous l'apparence de colporteurs, ils se présentaient dans les maisons, demandant à acheter de vieux papiers. On leur en vendit des tas. C'étaient des cahiers d'école, des factures, d'anciens journaux, rien d'utile.

Enfin, Bouvard et Pécuchet s'adressèrent à Larsonneur.

Il était perdu dans le celticisme, et répondant sommairement à leurs questions en fit d'autres.

Avaient-ils observé autour d'eux des traces de la religion du chien comme on en voit à Montargis; et des détails spéciaux, sur les feux de la Saint-Jean, les mariages, les dictons populaires, etc.? Il les priait même de recueillir pour lui, quelques-unes de ces haches en silex, appelées alors des celtoe, et que les druides employaient dans leurs criminels holocaustes.

Par Gorju, ils s'en procurèrent une douzaine, lui expédièrent la moins grande—les autres enrichirent le muséum.

Ils s'y promenaient avec amour, le balayaient eux-mêmes, en avaient parlé à toutes leurs connaissances.

Un après-midi, Mme Bordin, et M. Marescot se présentèrent pour le voir.

Bouvard les reçut, et commença la démonstration par le vestibule.

La poutre n'était rien moins que l'ancien gibet de Falaise, d'après le menuisier qui l'avait vendue—lequel tenait ce renseignement de son grand-père.

La grosse chaîne dans le corridor provenait des oubliettes du donjon de Torteval. Elle ressemblait suivant le notaire, aux chaînes des bornes devant les cours d'honneur. Bouvard était convaincu qu'elle servait autrefois à lier les captifs. Et il ouvrit la porte de la première chambre.

—Pourquoi toutes ces tuiles? s'écria Mme Bordin.

—Pour chauffer les étuves! mais un peu d'ordre, s'il vous plaît! Ceci est un tombeau découvert dans une auberge où on l'employait comme abreuvoir.

Ensuite, Bouvard prit les deux urnes pleines d'une terre, qui était de la cendre humaine, et il approcha de ses yeux la fiole, afin de montrer par quelle méthode les Romains y versaient des pleurs.

—Mais on ne voit chez vous que des choses lugubres!

Effectivement, c'était un peu sérieux pour une dame, et alors il tira d'un carton plusieurs monnaies de cuivre, avec un denier d'argent.

Mme Bordin demanda au notaire, quelle somme aujourd'hui cela pourrait valoir.

La cotte de mailles qu'il examinait, lui échappa des doigts; des anneaux se rompirent. Bouvard dissimula son mécontentement.

Il eut même l'obligeance de décrocher la hallebarde—et se courbant, levant les bras, battant du talon, il faisait mine de faucher les jarrets d'un cheval, de pointer comme à la baïonnette, d'assommer un ennemi. La veuve, intérieurement, le trouva un rude gaillard.

Elle fut enthousiasmée par la commode en coquillages. Le chat de
Saint-Allyre l'étonna beaucoup, la poire dans la carafe un peu moins.
Puis arrivant à la cheminée:

—Ah! voilà un chapeau qui aurait besoin de raccommodage.

Trois trous, des marques de balles, en perçaient les bords.

C'était celui d'un chef de voleurs sous le Directoire, David de La
Bazoque, pris en trahison, et tué immédiatement.

—Tant mieux, on a bien fait! dit Mme Bordin.

Marescot souriait devant les objets d'une façon dédaigneuse. Il ne comprenait pas cette galoche qui avait été l'enseigne d'un marchand de chaussures, ni pourquoi le tonneau de faïence, un vulgaire pichet de cidre;—et le saint Pierre, franchement, était lamentable avec sa physionomie d'ivrogne.

Mme Bordin fit cette remarque:—Il a dû vous coûter bon, tout de même?

—Oh pas trop! pas trop!

Un couvreur d'ardoises l'avait donné pour quinze francs.

Ensuite, elle blâma, vu l'inconvenance, le décolletage de la dame en perruque poudrée.

—Où est le mal? reprit Bouvard, quand on possède quelque chose de beau? et il ajouta plus bas: Comme vous, je suis sûr?

Le notaire leur tournait le dos, étudiant les branches de la famille Croixmare. Elle ne répondit rien, mais se mit à jouer avec sa longue chaîne de montre. Ses seins bombaient le taffetas noir de son corsage; et les cils un peu rapprochés, elle baissait le menton, comme une tourterelle qui se rengorge. Puis d'un air ingénu:

—Comment s'appelait cette dame?

—On l'ignore! c'est une maîtresse du Régent,—vous savez—celui qui a fait tant de farces!

—Je crois bien! les mémoires du temps!… et le notaire, sans finir sa phrase déplora cet exemple d'un prince, entraîné par ses passions.

—Mais vous êtes tous comme ça!

Les deux hommes se récrièrent; et un dialogue s'en suivit sur les femmes, sur l'amour. Marescot affirma qu'il existe beaucoup d'unions heureuses.—Parfois même, sans qu'on s'en doute, on a près de soi, ce qu'il faudrait pour son bonheur. L'allusion était directe. Les joues de la veuve s'empourprèrent; mais se remettant presque aussitôt:

—Nous n'avons plus l'âge des folies! n'est-ce pas monsieur Bouvard?

—Eh! eh! moi, je ne dis pas ça! et il offrit son bras pour revenir dans l'autre chambre. Faites attention aux marches. Très bien! Maintenant, observez le vitrail.

On y distinguait un manteau d'écarlate et les deux ailes d'un ange —tout le reste se perdant sous les plombs qui tenaient en équilibre les nombreuses cassures du verre. Le jour diminuait; des ombres s'allongeaient; Mme Bordin était devenue sérieuse.

Bouvard s'éloigna, et reparut, affublé d'une couverture de laine, puis s'agenouilla devant le prie-Dieu, les coudes en dehors, la face dans les mains, la lueur du soleil tombant sur sa calvitie;—et il avait conscience de cet effet, car il dit:—Est-ce que je n'ai pas l'air d'un moine du moyen âge? Ensuite, il leva le front obliquement, les yeux noyés, faisant prendre à sa figure une expression mystique.

On entendit dans le corridor la voix grave de Pécuchet:

—N'aie pas peur! c'est moi!

Et il entra, la tête complètement recouverte d'un casque—un pot de fer à oreillons pointus.

Bouvard ne quitta pas le prie-Dieu. Les deux autres restaient debout.
Une minute se passa dans l'ébahissement.

Mme Bordin parut un peu froide à Pécuchet. Cependant, il voulut savoir si on lui avait tout montré.

—Il me semble? et désignant la muraille: Ah! pardon! nous aurons ici un objet que l'on restaure en ce moment.

La veuve et Marescot se retirèrent.

Les deux amis avaient imaginé de feindre une concurrence. Ils allaient en courses l'un sans l'autre, le second faisant des offres supérieures à celles du premier. Pécuchet ainsi venait d'obtenir le casque.

Bouvard l'en félicita et reçut des éloges à propos de la couverture.

Mélie avec des cordons, l'arrangea en manière de froc. Ils la mettaient à tour de rôle, pour recevoir les visites.

Ils eurent celles de Girbal, de Foureau, du capitaine Heurtaux, puis de personnes inférieures, Langlois, Beljambe, leurs fermiers, jusqu'aux servantes des voisins;—et chaque fois, ils recommençaient leurs explications, montraient la place où serait le bahut, affectaient de la modestie, réclamaient de l'indulgence pour l'encombrement.

Pécuchet, ces jours-là, portait le bonnet de zouave qu'il avait autrefois à Paris, l'estimant plus en rapport avec le milieu artistique. À un certain moment, il se coiffait du casque, et le penchait sur la nuque, afin de dégager son visage. Bouvard n'oubliait pas la manoeuvre de la hallebarde; enfin, d'un coup d'oeil ils se demandaient si le visiteur méritait que l'on fît le moine du moyen âge.

Quelle émotion quand s'arrêta devant leur grille, la voiture de M. de
Faverges! Il n'avait qu'un mot à dire. Voici la chose.

Hurel, son homme d'affaires, lui avait appris que cherchant partout des documents ils avaient acheté de vieux papiers à la ferme de la Aubrye.

Rien de plus vrai.

N'y avaient-ils pas découvert, des lettres du baron de Gonneval, ancien aide de camp du duc d'Angoulême, et qui avait séjourné à la Aubrye? On désirait cette correspondance, pour des intérêts de famille.

Elle n'était pas chez eux. Mais ils détenaient une chose qui l'intéressait s'il daignait les suivre, jusqu'à leur bibliothèque.

Jamais pareilles bottes vernies n'avaient craqué dans le corridor. Elles se heurtèrent contre le sarcophage. Il faillit même écraser plusieurs tuiles, tourna le fauteuil, descendit deux marches—et parvenus dans la seconde chambre, ils lui firent voir sous le baldaquin, devant le saint Pierre, le pot à beurre, exécuté à Noron.

Bouvard et Pécuchet avaient cru que la date, quelquefois, pouvait servir.

Le gentilhomme par politesse inspecta leur musée.—Il répétait: Charmant, très bien! tout en se donnant sur la bouche de petits coups avec le pommeau de sa badine,—pour sa part, il les remerciait d'avoir sauvé ces débris du moyen âge, époque de foi religieuse et de dévouements chevaleresques. Il aimait le progrès,—et se fût livré, comme eux, à ces études intéressantes.—Mais la Politique, le conseil général, l'Agriculture, un véritable tourbillon l'en détournait!

—Après vous, toutefois, on n'aurait que des glanes; car bientôt, vous aurez pris toutes les curiosités du département.

—Sans amour-propre, nous le pensons dit Pécuchet.

Et cependant, on pouvait en découvrir encore à Chavignolles, par exemple, il y avait contre le mur du cimetière dans la ruelle, un bénitier, enfoui sous les herbes, depuis un temps immémorial.

Ils furent heureux du renseignement, puis échangèrent un regard signifiant est-ce la peine? mais déjà le Comte ouvrait la porte.

Mélie, qui se trouvait derrière, s'enfuit brusquement.

Comme il passait dans la cour, il remarqua Gorju, en train de fumer sa pipe, les bras croisés.

—Vous employez ce garçon! Hum! un jour d'émeute je ne m'y fierais pas.
Et M. de Faverges remonta dans son tilbury.

Pourquoi leur bonne semblait-elle en avoir peur?

Ils la questionnèrent; et elle conta qu'elle avait servi dans sa ferme. C'était cette petite fille qui versait à boire aux moissonneuses quand ils étaient venus. Deux ans plus tard, on l'avait prise comme aide, au château—et renvoyée par suite de faux rapports.

Pour Gorju, que lui reprocher? Il était fort habile, et leur marquait infiniment de considération.

Le lendemain, dès l'aube, ils se rendirent au cimetière.

Bouvard, avec sa canne, tâta à la place indiquée. Un corps dur sonna. Ils arrachèrent quelques orties, et découvrirent une cuvette en grès, un font baptismal où des plantes poussaient.

On n'a pas coutume cependant d'enfouir les fonts baptismaux hors des églises.

Pécuchet en fit un dessin, Bouvard la description; et ils envoyèrent le tout à Larsonneur.

Sa réponse fut immédiate.

—Victoire, mes chers confrères! Incontestablement, c'est une cuve druidique!

Toutefois qu'ils y prissent garde! La hache était douteuse.—Et autant pour lui que pour eux-mêmes il leur indiquait une série d'ouvrages à consulter.

Larsonneur confessait en post-scriptum, son envie de connaître cette cuve—ce qui aurait lieu, à quelque jour, quand il ferait le voyage de la Bretagne.

Alors Bouvard et Pécuchet se plongèrent dans l'archéologie celtique. D'après cette science, les anciens Gaulois, nos aïeux, adoraient Kirk et Kron, Taranis, Ésus, Nétalemnia, le Ciel et la Terre, le Vent, les Eaux,—et, par-dessus tout, le grand Teutatès, qui est le Saturne des Païens.—Car Saturne, quand il régnait en Phénicie épousa une nymphe nommée Anobret, dont il eut un enfant appelé Jeüd—et Anobret a les traits de Sara, Jeüd fut sacrifié (ou près de l'être) comme Isaac;—donc, Saturne est Abraham, d'où il faut conclure que la religion des Gaulois avait les mêmes principes que celle des Juifs.

Leur société était fort bien organisée. La première classe de personnes comprenait le peuple, la noblesse et le roi, la deuxième les jurisconsultes,—et dans la troisième, la plus haute, se rangeaient, suivant Taillepied, les diverses manières de philosophes c'est-à-dire les Druides ou Saronides, eux-mêmes divisés en Eubages, Bardes et Vates.

Les uns prophétisaient, les autres chantaient, d'autres enseignaient la Botanique, la Médecine, l'Histoire et la Littérature, bref tous les arts de leur époque. Pythagore et Platon furent leurs élèves. Ils apprirent la métaphysique aux Grecs, la sorcellerie aux Persans, l'aruspicine aux Étrusques—et aux Romains, l'étamage du cuivre et le commerce des jambons.

Mais de ce peuple, qui dominait l'ancien monde, il ne reste que des pierres, soit toutes seules, ou par groupes de trois, ou disposées en galeries, ou formant des enceintes.

Bouvard et Pécuchet, pleins d'ardeur, étudièrent successivement la Pierre-du-Post à Ussy, la Pierre-Couplée au Guest, la Pierre du Jarier, près de Laigie—d'autres encore!

Tous ces blocs, d'une égale insignifiance, les ennuyèrent promptement;—et un jour qu'ils venaient de voir le menhir du Passais, ils allaient s'en retourner, quand leur guide les mena dans un bois de hêtres, encombré par des masses de granit pareilles à des piédestaux, ou à de monstrueuses tortues.

La plus considérable est creusée comme un bassin. Un des bords se relève—et du fond partent deux entailles qui descendent jusqu'à terre; c'était pour l'écoulement du sang; impossible d'en douter! Le hasard ne fait pas de ces choses.

Les racines des arbres s'entremêlaient à ces rocs abrupts. Un peu de pluie tombait; au loin, les flocons de brume montaient, comme de grands fantômes. Il était facile d'imaginer sous les feuillages, les prêtres en tiare d'or et en robe blanche, avec leurs victimes humaines les bras attachés dans le dos—et sur le bord de la cuve la druidesse, observant le ruisseau rouge, pendant qu'autour d'elle, la foule hurlait, au tapage des cymbales et des buccins faits d'une corne d'auroch.

Tout de suite, leur plan fut arrêté.

Et une nuit, par un clair de lune, ils prirent le chemin du cimetière, marchant comme des voleurs, dans l'ombre des maisons. Les persiennes étaient closes, et les masures tranquilles; pas un chien n'aboya. Gorju les accompagnait, ils se mirent à l'ouvrage. On n'entendait que le bruit des cailloux heurtés par la bêche, qui creusait le gazon. Le voisinage des morts leur était désagréable; l'horloge de l'église poussait un râle continu, et la rosace de son tympan avait l'air d'un oeil épiant les sacrilèges.

Enfin, ils emportèrent la cuve.

Le lendemain, ils revinrent au cimetière pour voir les traces de l'opération.

L'abbé, qui prenait le frais sur sa porte, les pria de lui faire l'honneur d'une visite; et les ayant introduits dans sa petite salle, il les regarda singulièrement.

Au milieu du dressoir, entre les assiettes, il y avait une soupière décorée de bouquets jaunes.

Pécuchet la vanta, ne sachant que dire.

—C'est un vieux Rouen reprit le curé, un meuble de famille. Les amateurs le considèrent, M. Marescot, surtout. Pour lui, grâce à Dieu il n'avait pas l'amour des curiosités;—et comme ils semblaient ne pas comprendre, il déclara les avoir aperçus lui-même dérobant le font baptismal.

Les deux archéologues furent très penauds, balbutièrent. L'objet en question n'était plus d'usage.

N'importe! ils devaient le rendre.

Sans doute! Mais au moins qu'on leur permît de faire venir un peintre pour le dessiner.

—Soit, messieurs.

—Entre nous, n'est-ce pas? dit Bouvard sous le sceau de la confession!

L'ecclésiastique, en souriant les rassura d'un geste.

Ce n'était pas lui, qu'ils craignaient, mais plutôt Larsonneur. Quand il passerait par Chavignolles, il aurait envie de la cuve—et ses bavardages iraient jusqu'aux oreilles du gouvernement. Par prudence, ils la cachèrent dans le fournil, puis dans la tonnelle, dans la cahute, dans une armoire. Gorju était las de la trimbaler.

La possession d'un tel morceau les attachait au celticisme de la
Normandie.

Ses origines sont égyptiennes. Séez, dans le département de l'Orne s'écrit parfois Saïs comme la ville du Delta. Les Gaulois juraient par le taureau, importation du boeuf Apis. Le nom latin de Bellocastes qui était celui des gens de Bayeux vient de Beli Casa, demeure, sanctuaire de Bélus. Bélus et Osiris même divinité. Rien ne s'oppose dit Mangon de la Lande à ce qu'il y ait eu, près de Bayeux, des monuments druidiques.

—Ce pays, ajoute M. Roussel, ressemble au pays où les Égyptiens bâtirent le temple de Jupiter-Ammon. Donc, il y avait un temple et qui enfermait des richesses. Tous les monuments celtiques en renferment.

En 1715, relate dom Martin, un sieur Héribel exhuma aux environs de Bayeux, plusieurs vases d'argile, pleins d'ossements—et conclut (d'après la tradition et des autorités évanouies) que cet endroit, une nécropole, était le mont Faunus, où l'on a enterré le Veau d'or.

Cependant le Veau d'or fut brûlé et avalé!—à moins que la Bible ne se trompe?

Premièrement, où est le mont Faunus? Les auteurs ne l'indiquent pas. Les indigènes n'en savent rien. Il aurait fallu se livrer à des fouilles;—et dans ce but, ils envoyèrent à M. le préfet, une pétition, qui n'eut pas de réponse.

Peut-être que le mont Faunus a disparu, et que ce n'était pas une colline mais un tumulus? Que signifiaient les tumulus?

Plusieurs contiennent des squelettes, ayant la position du foetus dans le sein de sa mère. Cela veut dire que le tombeau était pour eux comme une seconde gestation les préparant à une autre vie. Donc, le tumulus symbolise l'organe femelle, comme la pierre levée est l'organe mâle.

En effet, où il y a des menhirs, un culte obscène a persisté. Témoin ce qui se faisait à Guérande, à Chichebouche, au Croisic, à Livarot. Anciennement, les bornes des routes et même les arbres avaient la signification de phallus—et pour Bouvard et Pécuchet tout devint phallus. Ils recueillirent des palonniers de voiture, des jambes de fauteuil, des verrous de cave, des pilons de pharmacien. Quand on venait les voir, ils demandaient: À qui trouvez-vous que cela ressemble? puis, confiaient le mystère—et si l'on se récriait, ils levaient, de pitié, les épaules.

Un soir, qu'ils rêvaient aux dogmes des druides, l'abbé se présenta, discrètement.

Tout de suite, ils montrèrent le musée, en commençant par le vitrail, mais il leur tardait d'arriver à un compartiment nouveau, celui des Phallus. L'ecclésiastique les arrêta, jugeant l'exhibition indécente. Il venait réclamer son font baptismal.

Bouvard et Pécuchet implorèrent quinze jours encore, le temps d'en prendre un moulage.

—Le plus tôt sera le mieux dit l'abbé. Puis il causa de choses indifférentes.

Pécuchet qui s'était absenté une minute, lui glissa dans la main un napoléon.

Le prêtre fit un mouvement en arrière.

—Ah! pour vos pauvres!

Et M. Jeufroy, en rougissant fourra la pièce d'or dans sa soutane.

Rendre la cuve, la cuve aux sacrifices? Jamais de la vie! Ils voulaient même apprendre l'hébreu, qui est la langue mère du celtique, à moins qu'elle n'en dérive?—et ils allaient faire le voyage de la Bretagne,—en commençant par Rennes où ils avaient un rendez-vous avec Larsonneur, pour étudier cette urne mentionnée dans les mémoires de l'Académie celtique et qui paraît avoir contenu les cendres de la reine Artémise—quand le maire entra, le chapeau sur la tête, sans façon, en homme grossier qu'il était.

—Ce n'est pas tout ça, mes petits pères! Il faut le rendre!

—Quoi donc?

—Farceurs! je sais bien que vous le cachez!

On les avait trahis.

Ils répliquèrent qu'ils le détenaient avec la permission de monsieur le curé.

—Nous allons voir.

Et Foureau s'éloigna.

Il revint, une heure après.

—Le curé dit que non! Venez vous expliquer.

Ils s'obstinèrent.

D'abord on n'avait pas besoin de ce bénitier,—qui n'était pas un bénitier. Ils le prouveraient par une foule de raisons scientifiques. Puis, ils offrirent de reconnaître, dans leur testament, qu'il appartenait à la commune.

Ils proposèrent même de l'acheter.

—Et d'ailleurs, c'est mon bien! répétait Pécuchet. Les vingt francs, acceptés par M. Jeufroy, étaient une preuve du contrat—et s'il fallait comparaître devant le juge de paix, tant pis, il ferait un faux serment!

Pendant ces débats, il avait revu la soupière, plusieurs fois; et dans son âme s'était développé le désir, la soif, le prurit de cette faïence. Si on voulait la lui donner, il remettrait la cuve. Autrement, non.

Par fatigue ou peur du scandale, M. Jeufroy la céda.

Elle fut mise dans leur collection, près du bonnet de Cauchoise. La cuve décora le porche de l'église; et ils se consolèrent de ne plus l'avoir par cette idée que les gens de Chavignolles en ignoraient la valeur.

Mais la soupière leur inspira le goût des faïences—nouveau sujet d'études et d'explorations dans la campagne.

C'était l'époque où les gens distingués recherchaient les vieux plats de Rouen. Le notaire en possédait quelques-uns, et tirait de là comme une réputation d'artiste, préjudiciable à son métier, mais qu'il rachetait par des côtés sérieux.

Quand il sut que Bouvard et Pécuchet avaient acquis la soupière, il vint leur proposer un échange.

Pécuchet s'y refusa.

—N'en parlons plus! et Marescot examina leur céramique.

Toutes les pièces accrochées le long des murs étaient bleues sur un fond d'une blancheur malpropre;—et quelques-unes étalaient leur corne d'abondance aux tons verts et rougeâtres, plats à barbe, assiettes et soucoupes, objets longtemps poursuivis et rapportés sur le coeur, dans le sinus de la redingote.

Marescot en fit l'éloge, parla des autres faïences, de l'hispano-arabe, de la hollandaise, de l'anglaise, de l'italienne;—et les ayant éblouis par son érudition:—Si je revoyais votre soupière?

Il la fit sonner d'un coup de doigt, puis contempla les deux S peints sous le couvercle.

—La marque de Rouen! dit Pécuchet.

—Oh! oh! Rouen, à proprement parler, n'avait pas de marque. Quand on ignorait Moustiers toutes les faïences françaises étaient de Nevers. De même pour Rouen, aujourd'hui! D'ailleurs on l'imite dans la perfection à Elbeuf!

—Pas possible!

—On imite bien les majoliques! Votre pièce n'a aucune valeur—et j'allais faire, moi, une belle sottise!

Quand le notaire eut disparu, Pécuchet s'affaissa dans le fauteuil, prostré!

—Il ne fallait pas rendre la cuve dit Bouvard mais tu t'exaltes! tu t'emportes toujours.

—Oui! je m'emporte et Pécuchet empoignant la soupière, la jeta loin de lui, contre le sarcophage.

Bouvard plus calme, ramassa les morceaux, un à un;—et, quelque temps après, eut cette idée:

—Marescot par jalousie, pourrait bien s'être moqué de nous?

—Comment?

—Rien ne m'assure que la soupière ne soit pas authentique? tandis que les autres pièces, qu'il a fait semblant d'admirer, sont fausses peut-être?

Et la fin du jour se passa dans les incertitudes, les regrets.

Ce n'était pas une raison pour abandonner le voyage de la Bretagne. Ils comptaient même emmener Gorju, qui les aiderait dans leurs fouilles.

Depuis quelque temps, il couchait à la maison, afin de terminer plus vite le raccommodage du meuble. La perspective d'un déplacement le contraria et comme ils parlaient des menhirs et des tumulus qu'ils comptaient voir:

—Je connais mieux leur dit-il; en Algérie, dans le Sud, près des sources de Bou-Mursoug, on en rencontre des quantités. Il fit même la description d'un tombeau, ouvert devant lui, par hasard;—et qui contenait un squelette, accroupi comme un singe, les deux bras autour des jambes.

Larsonneur, qu'ils instruisirent du fait, n'en voulut rien croire.

Bouvard approfondit la matière, et le relança.

—Comment se fait-il que les monuments des Gaulois soient informes, tandis que ces mêmes Gaulois étaient civilisés au temps de Jules César? Sans doute, ils proviennent d'un peuple plus ancien?

—Une telle hypothèse, selon Larsonneur, manquait de patriotisme.

—N'importe! rien ne dit que ces monuments soient l'oeuvre des
Gaulois.—Montrez-nous un texte!

L'académicien se fâcha, ne répondit plus;—et ils en furent bien aises, tant les Druides les ennuyaient.

S'ils ne savaient à quoi s'en tenir sur la céramique et sur le celticisme c'est qu'ils ignoraient l'histoire, particulièrement l'histoire de France.

L'ouvrage d'Anquetil se trouvait dans leur bibliothèque; mais la suite des rois fainéants les amusa fort peu, la scélératesse des maires du Palais ne les indigna point;—et ils lâchèrent Anquetil, rebutés par l'ineptie de ses réflexions.

Alors ils demandèrent à Dumouchel quelle est la meilleure histoire de
France.

Dumouchel prit en leur nom, un abonnement à un cabinet de lecture et leur expédia les lettres d'Augustin Thierry, avec deux volumes de M. de Genoude.

D'après cet écrivain, la royauté, la religion, et les assemblées nationales, voilà les principes de la nation française, lesquels remontent aux Mérovingiens. Les Carlovingiens y ont dérogé. Les Capétiens, d'accord avec le peuple s'efforcèrent de les maintenir. Sous Louis XIII, le pouvoir absolu fut établi, pour vaincre le Protestantisme, dernier effort de la Féodalité—et 89 est un retour vers la constitution de nos aïeux.

Pécuchet admira ces idées.

Elles faisaient pitié à Bouvard, qui avait lu Augustin Thierry, d'abord.

—Qu'est-ce que tu me chantes, avec ta nation française! puisqu'il n'existait pas de France, ni d'assemblées nationales! et les Carlovingiens n'ont rien usurpé, du tout! et les Rois n'ont pas affranchi les communes! Lis, toi-même!

Pécuchet se soumit à l'évidence, et bientôt le dépassa en rigueur scientifique! Il se serait cru déshonoré s'il avait dit: Charlemagne et non Karl le Grand, Clovis au lieu de Clodowig.

Néanmoins, il était séduit par Genoude, trouvant habile de faire se rejoindre les deux bouts de l'histoire de France, si bien que le milieu est du remplissage;—et pour en avoir le coeur net, ils prirent la collection de Buchez et Roux.

Mais le pathos des préfaces, cet amalgame de socialisme et de catholicisme les écoeura; les détails trop nombreux empêchaient de voir l'ensemble.

Ils recoururent à M. Thiers.

C'était pendant l'été de 1845, dans le jardin, sous la tonnelle. Pécuchet, un petit banc sous les pieds, lisait tout haut de sa voix caverneuse, sans fatigue, ne s'arrêtant que pour plonger les doigts dans sa tabatière. Bouvard l'écoutait la pipe à la bouche, les jambes ouvertes, le haut du pantalon déboutonné.

Des vieillards leur avaient parlé de 93;—et des souvenirs presque personnels animaient les plates descriptions de l'auteur. Dans ce temps-là, les grandes routes étaient couvertes de soldats qui chantaient la Marseillaise. Sur le seuil des portes, des femmes assises cousaient de la toile, pour faire des tentes. Quelquefois, arrivait un flot d'hommes en bonnet rouge, inclinant au bout d'une pique une tête décolorée, dont les cheveux pendaient. La haute tribune de la Convention dominait un nuage de poussière, où des visages furieux hurlaient des cris de mort. Quand on passait au milieu du jour près du bassin des Tuileries, on entendait le heurt de la guillotine, pareil à des coups de mouton.

Et la brise remuait les pampres de la tonnelle, les orges mûres se balançaient par intervalles, un merle sifflait. En portant des regards autour d'eux, ils savouraient cette tranquillité.

Quel dommage que dès le commencement, on n'ait pu s'entendre—car si les royalistes avaient pensé comme les patriotes, si la Cour y avait mis plus de franchise, et ses adversaires moins de violence, bien des malheurs ne seraient pas arrivés.

À force de bavarder là-dessus, ils se passionnèrent. Bouvard, esprit libéral et coeur sensible, fut constitutionnel, girondin, thermidorien. Pécuchet, bilieux et de tendances autoritaires, se déclara sans-culotte et même robespierriste.

Il approuvait la condamnation du roi, les décrets les plus violents, le culte de l'Être Suprême. Bouvard préférait celui de la nature. Il aurait salué avec plaisir l'image d'une grosse femme, versant de ses mamelles à ses adorateurs, non pas de l'eau, mais du chambertin.

Pour avoir plus de faits à l'appui de leurs arguments, ils se procurèrent d'autres ouvrages, Montgaillard, Prudhomme, Gallois, Lacretelle, etc.; et les contradictions de ces livres ne les embarrassaient nullement. Chacun y prenait ce qui pouvait défendre sa cause.

Ainsi Bouvard ne doutait pas que Danton eût accepté cent mille écus pour faire des motions qui perdraient la République;—et selon Pécuchet Vergniaud aurait demandé six mille francs par mois.

—Jamais de la vie! Explique-moi plutôt, pourquoi la soeur de
Robespierre avait une pension de Louis XVIII?

—Pas du tout! c'était de Bonaparte; et puisque tu le prends comme ça, quel est le personnage qui peu de temps avant la mort d'Égalité eut avec lui une conférence secrète? Je veux qu'on réimprime dans les mémoires de la Campan les paragraphes supprimés! Le décès du Dauphin me paraît louche. La poudrière de Grenelle en sautant tua deux mille personnes! Cause inconnue, dit-on, quelle bêtise! car Pécuchet n'était pas loin de la connaître, et rejetait tous les crimes sur les manoeuvres des aristocrates, l'or de l'étranger.

Dans l'esprit de Bouvard, montez-au-ciel-fils-de-saint-Louis, les vierges de Verdun et les culottes en peau humaine étaient indiscutables. Il acceptait les listes de Prudhomme, un million de victimes tout juste.

Mais la Loire rouge de sang depuis Saumur jusqu'à Nantes, dans une longueur de dix-huit lieues, le fit songer. Pécuchet également conçut des doutes, et ils prirent en méfiance les historiens.

La Révolution est pour les uns, un événement satanique. D'autres la proclament une exception sublime. Les vaincus de chaque côté, naturellement sont des martyrs.

Thierry démontre, à propos des Barbares, combien il est sot de rechercher si tel prince fut bon ou fut mauvais. Pourquoi ne pas suivre cette méthode dans l'examen des époques plus récentes? Mais l'Histoire doit venger la morale; on est reconnaissant à Tacite d'avoir déchiré Tibère. Après tout, que la Reine ait eu des amants, que Dumouriez dès Valmy se proposât de trahir, en prairial que ce soit la Montagne ou la Gironde qui ait commencé, et en thermidor les Jacobins ou la Plaine, qu'importe au développement de la Révolution, dont les origines sont profondes et les résultats incalculables! Donc, elle devait s'accomplir, être ce qu'elle fut; mais supposez la fuite du Roi sans entrave, Robespierre s'échappant ou Bonaparte assassiné—hasards qui dépendaient d'un aubergiste moins scrupuleux, d'une porte ouverte, d'une sentinelle endormie, et le train du monde changeait.

Ils n'avaient plus sur les hommes et les faits de cette époque, une seule idée d'aplomb.

Pour la juger impartialement, il faudrait avoir lu toutes les histoires, tous les mémoires, tous les journaux et toutes les pièces manuscrites, car de la moindre omission une erreur peut dépendre qui en amènera d'autres à l'infini. Ils y renoncèrent.

Mais le goût de l'Histoire leur était venu, le besoin de la vérité pour elle-même.

Peut-être, est-elle plus facile à découvrir dans les époques anciennes? Les auteurs, étant loin des choses, doivent en parler sans passion. Et ils commencèrent le bon Rollin.

—Quel tas de balivernes! s'écria Bouvard, dès le premier chapitre.

—Attends un peu dit Pécuchet, en fouillant dans le bas de leur bibliothèque, où s'entassaient les livres du dernier propriétaire, un vieux jurisconsulte, maniaque et bel esprit;—et ayant déplacé beaucoup de romans et de pièces de théâtre, avec un Montesquieu et des traductions d'Horace, il atteignit ce qu'il cherchait: l'ouvrage de Beaufort sur l'Histoire romaine.

Tite-Live attribue la fondation de Rome à Romulus. Salluste en fait honneur aux Troyens d'Énée. Coriolan mourut en exil selon Fabius Pictor, par les stratagèmes d'Attius Tullus, si l'on en croit Denys; Sénèque affirme qu'Horatius Coclès s'en retourna victorieux, Dion qu'il fut blessé à la jambe. Et La Mothe le Vayer émet des doutes pareils, relativement aux autres peuples.

On n'est pas d'accord sur l'antiquité des Chaldéens, le siècle d'Homère, l'existence de Zoroastre, les deux empires d'Assyrie. Quinte-Curce a fait des contes. Plutarque dément Hérodote. Nous aurions de César une autre idée, si le Vercingétorix avait écrit ses commentaires.

L'Histoire ancienne est obscure par le défaut de documents. Ils abondent dans la moderne;—et Bouvard et Pécuchet revinrent à la France, entamèrent Sismondi.

La succession de tant d'hommes leur donnait envie de les connaître plus profondément, de s'y mêler. Ils voulaient parcourir les originaux, Grégoire de Tours, Monstrelet, Commines, tous ceux dont les noms étaient bizarres ou agréables.

Mais les événements s'embrouillèrent faute de savoir les dates.

Heureusement qu'ils possédaient la mnémotechnie de Dumouchel, un in-12 cartonné avec cette épigraphe: Instruire en amusant.

Elle combinait les trois systèmes d'Allévy, de Pâris, et de Feinaigle.

Allévy transforme les chiffres en figures, le nombre 1 s'exprimant par une tour, 2 par un oiseau, 3 par un chameau, ainsi du reste. Pâris frappe l'imagination au moyen de rébus; un fauteuil garni de clous à vis donnera: Clou, vis = Clovis; et comme le bruit de la friture fait ric, ric des merles dans une poêle rappelleront Chilpéric. Feinaigle divise l'univers en maisons, qui contiennent des chambres, ayant chacune quatre parois à neuf panneaux, chaque panneau portant un emblème. Donc, le premier roi de la première dynastie occupera dans la première chambre le premier panneau. Un phare sur un mont dira comment il s'appelait Phar à mond système Pâris—et d'après le conseil d'Allévy, en plaçant au-dessus un miroir qui signifie 4, un oiseau 2, et un cerceau 0, on obtiendra 420, date de l'avènement de ce prince.

Pour plus de clarté, ils prirent comme base mnémotechnique leur propre maison, leur domicile, attachant à chacune de ses parties un fait distinct;—et la cour, le jardin, les environs, tout le pays, n'avait plus d'autre sens que de faciliter la mémoire. Les bornages dans la campagne limitaient certaines époques, les pommiers étaient des arbres généalogiques, les buissons des batailles, le monde devenait symbole. Ils cherchaient sur les murs, des quantités de choses absentes, finissaient par les voir, mais ne savaient plus les dates qu'elles représentaient.

D'ailleurs, les dates ne sont pas toujours authentiques. Ils apprirent dans un manuel pour les collèges, que la naissance de Jésus doit être reportée cinq ans plus tôt qu'on ne la met ordinairement, qu'il y avait chez les Grecs trois manières de compter les Olympiades, et huit chez les Latins de faire commencer l'année.—Autant d'occasions pour les méprises, outre celles qui résultent des zodiaques, des ères, et des calendriers différents.

Et de l'insouciance des dates, ils passèrent au dédain des faits.

Ce qu'il y a d'important, c'est la philosophie de l'Histoire!

Bouvard ne put achever le célèbre discours de Bossuet.

—L'aigle de Meaux est un farceur! Il oublie la Chine, les Indes et l'Amérique! mais a soin de nous apprendre que Théodose était la joie de l'univers, qu'Abraham traitait d'égal avec les rois et que la philosophie des Grecs descend des Hébreux. Sa préoccupation des Hébreux m'agace!

Pécuchet partagea cette opinion, et voulut lui faire lire Vico.

—Comment admettre objectait Bouvard, que des fables soient plus vraies que les vérités des historiens?

Pécuchet tâcha d'expliquer les mythes, se perdait dans la Scienza
Nuova
.

—Nieras-tu le plan de la Providence?

—Je ne le connais pas! dit Bouvard.

Et ils décidèrent de s'en rapporter à Dumouchel.

Le Professeur avoua qu'il était maintenant dérouté en fait d'histoire.

—Elle change tous les jours. On conteste les rois de Rome et les voyages de Pythagore! On attaque Bélisaire, Guillaume Tell, et jusqu'au Cid, devenu, grâce aux dernières découvertes, un simple bandit. C'est à souhaiter qu'on ne fasse plus de découvertes, et même l'Institut devrait établir une sorte de canon, prescrivant ce qu'il faut croire!

Il envoyait en post-scriptum des règles de critique, prises dans le cours de Daunou:

—Citer comme preuve le témoignage des foules, mauvaise preuve; elles ne sont pas là pour répondre.

—Rejetez les choses impossibles. On fit voir à Pausanias la pierre avalée par Saturne.

—L'architecture peut mentir, exemple: l'Arc du Forum, où Titus est appelé le premier vainqueur de Jérusalem, conquise avant lui par Pompée.

—Les médailles trompent, quelquefois. Sous Charles IX, on battit des monnaies avec le coin de Henri II.

—Tenez en compte l'adresse des faussaires, l'intérêt des apologistes et des calomniateurs.

Peu d'historiens ont travaillé d'après ces règles—mais tous en vue d'une cause spéciale, d'une religion, d'une nation, d'un parti, d'un système, ou pour gourmander les rois, conseiller le peuple, offrir des exemples moraux.

Les autres, qui prétendent narrer seulement, ne valent pas mieux. Car on ne peut tout dire. Il faut un choix. Mais dans le choix des documents, un certain esprit dominera;—et comme il varie, suivant les conditions de l'écrivain, jamais l'histoire ne sera fixée.

C'est triste, pensaient-ils.

Cependant on pourrait prendre un sujet, épuiser les sources, en faire bien l'analyse—puis le condenser dans une narration, qui serait comme un raccourci des choses, reflétant la vérité tout entière. Une telle oeuvre semblait exécutable à Pécuchet.

—Veux-tu que nous essayions de composer une histoire?

—Je ne demande pas mieux! Mais laquelle?

—Effectivement, laquelle?

Bouvard s'était assis. Pécuchet marchait de long en large dans le musée; quand le pot à beurre frappa ses yeux, et s'arrêtant tout à coup:

—Si nous écrivions la vie du duc d'Angoulême?

—Mais c'était un imbécile! répliqua Bouvard.

—Qu'importe! Les personnages du second plan ont parfois une influence énorme—et celui-là, peut-être, tenait le rouage des affaires.

Les livres leur donneraient des renseignements—et M. de Faverges en possédait sans doute, par lui-même, ou par de vieux gentilshommes de ses amis.

Ils méditèrent ce projet, le débattirent, et résolurent enfin, de passer quinze jours à la Bibliothèque municipale de Caen, pour y faire des recherches.

Le Bibliothécaire mit à leur disposition des histoires générales et des brochures, avec une lithographie coloriée, représentant, de trois quarts, Monseigneur le duc d'Angoulême.

Le drap bleu de son habit d'uniforme disparaissait sous les épaulettes, les crachats, et le grand cordon rouge de la Légion d'honneur. Un collet extrêmement haut enfermait son long cou. Sa tête piriforme était encadrée par les frisons de sa chevelure et de ses minces favoris;—et de lourdes paupières, un nez très fort et de grosses lèvres donnaient à sa figure une expression de bonté insignifiante.

Quand ils eurent pris des notes, ils rédigèrent un programme.

Naissance et enfance, peu curieuses. Un de ses gouverneurs est l'abbé Guénée, l'ennemi de Voltaire. À Turin, on lui fait fondre un canon, et il étudie les campagnes de Charles VIII. Aussi, est-il nommé, malgré sa jeunesse, colonel d'un régiment de gardes-nobles.

97. Son mariage.

1814. Les Anglais s'emparent de Bordeaux. Il accourt derrière eux—et montre sa personne aux habitants. Description de la personne du Prince.

1815. Bonaparte le surprend. Tout de suite, il appelle le roi d'Espagne, et Toulon, sans Masséna, était livré à l'Angleterre.

Opérations dans le Midi. Il est battu, mais relâché sous la promesse de rendre les diamants de la couronne, emportés au grand galop par le Roi, son oncle.

Après les Cent-Jours, il revient avec ses parents, et vit tranquille.
Plusieurs années s'écoulent.

Guerre d'Espagne.—Dès qu'il a franchi les Pyrénées, la Victoire suit partout le petit-fils de Henri IV. Il enlève le Trocadéro, atteint les colonnes d'Hercule, écrase les factions, embrasse Ferdinand, et s'en retourne.

Arcs de triomphe, fleurs que présentent les jeunes filles, dîners dans les préfectures, Te Deum dans les cathédrales. Les Parisiens sont au comble de l'ivresse. La ville lui offre un banquet. On chante sur les théâtres des allusions au Héros.

L'enthousiasme diminue. Car en 1827 à Cherbourg un bal organisé par souscription rate.

Comme il est grand-amiral de France, il inspecte la flotte, qui va partir pour Alger.

Juillet 1830. Marmont lui apprend l'état des affaires. Alors il entre dans une telle fureur qu'il se blesse la main à l'épée du général.

Le roi lui confie le commandement de toutes les forces.

Il rencontre, au bois de Boulogne, des détachements de la ligne—et ne trouve pas un seul mot à leur dire.

De Saint-Cloud il vole au pont de Sèvres. Froideur des troupes. Ça ne l'ébranle pas. La famille royale quitte Trianon. Il s'assoit au pied d'un chêne, déploie une carte, médite, remonte à cheval, passe devant Saint-Cyr, et envoie aux élèves des paroles d'espérance.

À Rambouillet, les gardes du corps font leurs adieux.

Il s'embarque, et pendant toute la traversée est malade. Fin de sa carrière.

On doit y relever l'importance qu'eurent les ponts. D'abord il s'expose inutilement sur le pont de l'Inn, il enlève le Pont-Saint-Esprit et le pont de Lauriol; à Lyon, les deux ponts lui sont funestes—et sa fortune expire devant le pont de Sèvres.

Tableau de ses vertus. Inutile de vanter son courage, auquel il joignait une grande politique. Car il offrit soixante francs à chaque soldat, pour abandonner l'Empereur—et en Espagne, il tâcha de corrompre à prix d'argent les Constitutionnels.

Sa réserve était si profonde qu'il consentit au mariage projeté entre son père et la reine d'Étrurie, à la formation d'un cabinet nouveau après les ordonnances, à l'abdication en faveur de Chambord, à tout ce que l'on voulait.

La fermeté pourtant ne lui manquait pas. À Angers, il cassa l'infanterie de la garde nationale, qui jalouse de la cavalerie, et au moyen d'une manoeuvre, était parvenue à lui faire escorte—tellement, que Son Altesse se trouva prise dans les fantassins à en avoir les genoux comprimés. Mais il blâma la cavalerie, cause du désordre, et pardonna à l'infanterie, véritable jugement de Salomon.

Sa piété se signala par de nombreuses dévotions, et sa clémence en obtenant la grâce du général Debelle, qui avait porté les armes contre lui.

Détails intimes—traits du Prince:

Au château de Beauregard, dans son enfance, il prit plaisir avec son frère à creuser une pièce d'eau que l'on voit encore. Une fois il visita la caserne des chasseurs, demanda un verre de vin, et le but à la santé du Roi.

Tout en se promenant, pour marquer le pas, il se répétait, à lui-même:
Une, deux; une, deux; une, deux!

On a conservé quelques-uns de ses mots:

À une députation de Bordelais:—Ce qui me console de n'être pas à
Bordeaux c'est de me trouver au milieu de vous!

Aux protestants de Nîmes:—Je suis bon catholique; mais je n'oublierai jamais que le plus illustre de mes ancêtres fut protestant.

Aux élèves de Saint-Cyr, quand tout est perdu:—Bien, mes amis! Les nouvelles sont bonnes! Ça va bien! très bien.

Après l'abdication de Charles X: Puisqu'ils ne veulent pas de moi, qu'ils s'arrangent!

Et en 1814, à tout propos, dans le moindre village:—Plus de guerre, plus de conscription, plus de droits réunis.

Son style valait sa parole. Ses proclamations dépassent tout.

La première du comte d'Artois débutait ainsi:—Français, le frère de votre roi est arrivé.

Celle du prince:—J'arrive! Je suis le fils de vos rois! Vous êtes
Français.

Ordre du jour, daté de Bayonne:—Soldats, j'arrive!

Une autre, en pleine défection:—Continuez à soutenir avec la vigueur qui convient au soldat français, la lutte que vous avez commencée. La France l'attend de vous!

Dernière à Rambouillet.—Le roi est entré en arrangement avec le gouvernement établi à Paris; et tout porte à croire que cet arrangement est sur le point d'être conclu. Tout porte à croire était sublime.

—Une chose me chiffonne dit Bouvard c'est qu'on ne mentionne pas ses affaires de coeur?

Et ils notèrent en marge: Chercher les amours du Prince!

Au moment de partir, le bibliothécaire se ravisant, leur fit voir un autre portrait du duc d'Angoulême.

Sur celui-là, il était en colonel de cuirassiers, de profil, l'oeil encore plus petit, la bouche ouverte, avec des cheveux plats, voltigeant.

Comment concilier les deux portraits? Avait-il les cheveux plats, ou bien crépus, à moins qu'il ne poussât la coquetterie jusqu'à se faire friser?

Question grave, suivant Pécuchet; car la chevelure donne le tempérament, le tempérament l'individu.

Bouvard pensait qu'on ne sait rien d'un homme tant qu'on ignore ses passions;—et pour éclaircir ces deux points ils se présentèrent au château de Faverges. Le comte n'y était pas, cela retardait leur ouvrage. Ils rentrèrent chez eux, vexés.

La porte de la maison était grande ouverte. Personne dans la cuisine.
Ils montèrent l'escalier; et que virent-ils au milieu de la chambre de
Bouvard? Mme Bordin qui regardait de droite et de gauche.

—Excusez-moi dit-elle en s'efforçant de rire. Depuis une heure je cherche votre cuisinière, dont j'aurais besoin, pour mes confitures.

Ils la trouvèrent dans le bûcher sur une chaise, et dormant profondément. On la secoua. Elle ouvrit les yeux.

—Qu'est-ce encore? Vous êtes toujours à me diguer avec vos questions!

Il était clair qu'en leur absence, Mme Bordin lui en faisait.

Germaine sortit de sa torpeur, et déclara une indigestion.

—Je reste pour vous soigner dit la veuve.

Alors ils aperçurent dans la cour, un grand bonnet, dont les barbes s'agitaient. C'était Mme Castillon la fermière. Elle cria: Gorju! Gorju!

Et du grenier, la voix de leur petite bonne répondit hautement:

—Il n'est pas là!

Elle descendit au bout de cinq minutes, les pommettes rouges, en émoi.—Bouvard et Pécuchet lui reprochèrent sa lenteur. Elle déboucla leurs guêtres sans murmurer.

Ensuite, ils allèrent voir le bahut.

Ses morceaux épars jonchaient le fournil; les sculptures étaient endommagées, les battants rompus.

À ce spectacle, devant cette déception nouvelle, Bouvard retint ses pleurs et Pécuchet en avait un tremblement.

Gorju se montrant presque aussitôt, exposa le fait: il venait de mettre le bahut dehors pour le vernir quand une vache errante l'avait jeté par terre.

—À qui la vache? dit Pécuchet.

—Je ne sais pas.

—Eh! vous aviez laissé la porte ouverte comme tout à l'heure! C'est de votre faute!

Ils y renonçaient du reste: depuis trop longtemps, il les lanternait—et ne voulaient plus de sa personne ni de son travail.

Ces messieurs avaient tort. Le dommage n'était pas si grand. Avant trois semaines tout serait fini;—et Gorju les accompagna jusque dans la cuisine où Germaine en se traînant, arrivait, pour faire le dîner.

Ils remarquèrent sur la table, une bouteille de calvados, aux trois quarts vidée.

—Sans doute par vous? dit Pécuchet à Gorju.

—Moi? jamais.

Bouvard objecta:—Vous étiez le seul homme dans la maison.

—Eh bien, et les femmes? reprit l'ouvrier, avec un clin d'oeil oblique.

Germaine le surprit:—Dites plutôt que c'est moi!

—Certainement c'est vous!

—Et c'est moi, peut-être qui ai démoli l'armoire!

Gorju fit une pirouette.—Vous ne voyez donc pas qu'elle est saoule!

Alors, ils se chamaillèrent violemment, lui pâle, gouailleur, elle empourprée, et arrachant ses touffes de cheveux gris sous son bonnet de coton. Mme Bordin parlait pour Germaine, Mélie pour Gorju.

La vieille éclata.

—Si ce n'est pas une abomination! que vous passiez des journées ensemble dans le bosquet, sans compter la nuit! espèce de Parisien, mangeur de bourgeoises! qui vient chez nos maîtres, pour leur faire accroire des farces.

Les prunelles de Bouvard s'écarquillèrent.—Quelles farces?

—Je dis qu'on se fiche de vous!

—On ne se fiche pas de moi! s'écria Pécuchet, et indigné de son insolence, exaspéré par les déboires, il la chassa; qu'elle eût à déguerpir. Bouvard ne s'opposa point à cette décision—et ils se retirèrent, laissant Germaine pousser des sanglots sur son malheur, tandis que Mme Bordin tâchait de la consoler.

Le soir, quand ils furent calmes, ils reprirent ces événements, se demandèrent qui avait bu le calvados, comment le meuble s'était brisé, que réclamait Mme Castillon en appelant Gorju,—et s'il avait déshonoré Mélie?

—Nous ne savons pas dit Bouvard, ce qui se passe dans notre ménage, et nous prétendons découvrir quels étaient les cheveux et les amours du duc d'Angoulême!

Pécuchet ajouta:—Combien de questions autrement considérables, et encore plus difficiles!

D'où ils conclurent que les faits extérieurs ne sont pas tout. Il faut les compléter par la psychologie. Sans l'imagination, l'Histoire est défectueuse.—Faisons venir quelques romans historiques!

CHAPITRE V

Ils lurent d'abord Walter Scott.

Ce fut comme la surprise d'un monde nouveau.

Les hommes du passé qui n'étaient pour eux que des fantômes ou des noms devinrent des êtres vivants, rois, princes, sorciers, valets, gardes-chasse, moines, bohémiens, marchands et soldats, qui délibèrent, combattent, voyagent, trafiquent, mangent et boivent, chantent et prient, dans la salle d'armes des châteaux, sur le banc noir des auberges, par les rues tortueuses des villes, sous l'auvent des échoppes, dans le cloître des monastères. Des paysages artistement composés, entourent les scènes comme un décor de théâtre. On suit des yeux un cavalier qui galope le long des grèves. On aspire au milieu des genêts la fraîcheur du vent, la lune éclaire des lacs où glisse un bateau, le soleil fait reluire les cuirasses, la pluie tombe sur les huttes de feuillage. Sans connaître les modèles, ils trouvaient ces peintures ressemblantes, et l'illusion était complète. L'hiver s'y passa.

Leur déjeuner fini, ils s'installaient dans la petite salle, aux deux bouts de la cheminée;—et en face l'un de l'autre, avec un livre à la main, ils lisaient silencieusement. Quand le jour baissait, ils allaient se promener sur la grande route, dînaient en hâte, et continuaient leur lecture dans la nuit. Pour se garantir de la lampe Bouvard avait des conserves bleues, Pécuchet portait la visière de sa casquette inclinée sur le front.

Germaine n'était pas partie, et Gorju, de temps à autre, venait fouir au jardin, car ils avaient cédé par indifférence, oubli des choses matérielles.

Après Walter Scott, Alexandre Dumas les divertit à la manière d'une lanterne magique. Ses personnages, alertes comme des singes, forts comme des boeufs, gais comme des pinsons, entrent et partent brusquement, sautent des toits sur le pavé, reçoivent d'affreuses blessures dont ils guérissent, sont crus morts et reparaissent. Il y a des trappes sous les planchers, des antidotes, des déguisements—et tout se mêle, court et se débrouille, sans une minute pour la réflexion. L'amour conserve de la décence, le fanatisme est gai, les massacres font sourire.

Rendus difficiles par ces deux maîtres, ils ne purent tolérer le fatras de Bélisaire, la niaiserie de Numa Pompilius, Marchangy ni d'Arlincourt.

La couleur de Frédéric Soulié, comme celle du bibliophile Jacob leur parut insuffisante—et M. Villemain les scandalisa en montrant page 85 de son Lascaris, un Espagnol qui fume une pipe une longue pipe arabe au milieu du XVe siècle.

Pécuchet consultait la biographie universelle—et il entreprit de réviser Dumas au point de vue de la science.

L'auteur, dans Les Deux Diane se trompe de dates. Le mariage du Dauphin François eut lieu le 14 octobre 1548, et non le 20 mars 1549. Comment sait-il (voir Le Page du Duc de Savoie) que Catherine de Médicis, après la mort de son époux voulait recommencer la guerre? Il est peu probable qu'on ait couronné le duc d'Anjou, la nuit, dans une église, épisode qui agrémente La Dame de Montsoreau. La Reine Margot, principalement, fourmille d'erreurs. Le duc de Nevers n'était pas absent. Il opina au conseil avant la Saint-Barthélémy. Et Henri de Navarre ne suivit pas la procession quatre jours après. Et Henri III ne revint pas de Pologne aussi vite. D'ailleurs, combien de rengaines, le miracle de l'aubépine, le balcon de Charles IX, les gants empoisonnés de Jeanne d'Albret. Pécuchet n'eut plus confiance en Dumas.

Il perdit même tout respect pour Walter Scott, à cause des bévues de son Quentin Durward. Le meurtre de l'évêque de Liège est avancé de quinze ans. La femme de Robert de Lamarck était Jeanne d'Arschel et non Hameline de Croy. Loin d'être tué par un soldat, il fut mis à mort par Maximilien, et la figure du Téméraire, quand on trouva son cadavre, n'exprimait aucune menace, puisque les loups l'avaient à demi dévorée.

Bouvard n'en continua pas moins Walter Scott, mais finit par s'ennuyer de la répétition des mêmes effets. L'héroïne, ordinairement, vit à la campagne avec son père, et l'amoureux, un enfant volé, est rétabli dans ses droits et triomphe de ses rivaux. Il y a toujours un mendiant philosophe, un châtelain bourru, des jeunes filles pures, des valets facétieux et d'interminables dialogues, une pruderie bête, manque complet de profondeur.

En haine du bric-à-brac, Bouvard prit George Sand.

Il s'enthousiasma pour les belles adultères et les nobles amants, aurait voulu être Jacques, Simon, Bénédict, Lélio, et habiter Venise! Il poussait des soupirs, ne savait pas ce qu'il avait, se trouvait lui-même changé.

Pécuchet, travaillant la littérature historique, étudiait les pièces de théâtre. Il avala deux Pharamond, trois Clovis, quatre Charlemagne, plusieurs Philippe-Auguste, une foule de Jeanne d'Arc, et bien des marquises de Pompadour, et des conspirations de Cellamare!

Presque toutes lui parurent encore plus bêtes que les romans. Car il existe pour le théâtre une histoire convenue, que rien ne peut détruire. Louis XI ne manquera pas de s'agenouiller devant les figurines de son chapeau; Henri IV sera constamment jovial; Marie Stuart pleureuse, Richelieu cruel—enfin, tous les caractères se montrent d'un seul bloc, par amour des idées simples et respect de l'ignorance—si bien que le dramaturge, loin d'élever abaisse, au lieu d'instruire abrutit.

Comme Bouvard lui avait vanté George Sand, Pécuchet se mit à lire Consuelo, Horace, Mauprat, fut séduit par la défense des opprimés, le côté social, et républicain, les thèses.

Suivant Bouvard, elles gâtaient la fiction et il demanda au cabinet de lecture des romans d'amour.

À haute voix et l'un après l'autre, ils parcoururent La Nouvelle Héloïse, Delphine, Adolphe, Ourika. Mais les bâillements de celui qui écoutait gagnaient son compagnon, dont les mains bientôt laissaient tomber le livre par terre. Ils reprochaient à tous ceux-là de ne rien dire sur le milieu, l'époque, le costume des personnages. Le coeur seul est traité; toujours du sentiment! comme si le monde ne contenait pas autre chose!

Ensuite, ils tâtèrent des romans humoristiques; tels que Le Voyage autour de ma chambre, par Xavier de Maistre, Sous les Tilleuls, d'Alphonse Karr. Dans ce genre de livres, on doit interrompre la narration pour parler de son chien, de ses pantoufles, ou de sa maîtresse. Un tel sans-gêne, d'abord les charma, puis leur parut stupide;—car l'auteur efface son oeuvre en y étalant sa personne.

Par besoin de dramatique, ils se plongèrent dans les romans d'aventures, l'intrigue les intéressait d'autant plus qu'elle était enchevêtrée, extraordinaire et impossible. Ils s'évertuaient à prévoir les dénouements, devinrent là dessus très forts, et se lassèrent d'une amusette, indigne d'esprits sérieux.

L'oeuvre de Balzac les émerveilla, tout à la fois comme une Babylone, et comme des grains de poussière sous le microscope. Dans les choses les plus banales, des aspects nouveaux surgirent. Ils n'avaient pas soupçonné la vie moderne aussi profonde.

—Quel observateur! s'écriait Bouvard.

—Moi je le trouve chimérique finit par dire Pécuchet. Il croit aux sciences occultes, à la monarchie, à la noblesse, est ébloui par les coquins, vous remue les millions comme des centimes, et ses bourgeois ne sont pas des bourgeois, mais des colosses. Pourquoi gonfler ce qui est plat, et décrire tant de sottises? Il a fait un roman sur la chimie, un autre sur la Banque, un autre sur les machines à imprimer. Comme un certain Ricard avait fait le cocher de fiacre, le porteur d'eau, le marchand de coco. Nous en aurons sur tous les métiers et sur toutes les provinces, puis sur toutes les villes et les étages de chaque maison et chaque individu, ce qui ne sera plus de la littérature, mais de la statistique ou de l'ethnographie.

Peu importait à Bouvard le procédé. Il voulait s'instruire, descendre plus avant dans la connaissance des moeurs. Il relut Paul de Kock, feuilleta de vieux ermites de la Chaussée d'Antin.

—Comment perdre son temps à des inepties pareilles? disait Pécuchet.

—Mais par la suite, ce sera fort curieux, comme documents.

—Va te promener avec tes documents! Je demande quelque chose qui m'exalte, qui m'enlève aux misères de ce monde!

Et Pécuchet, porté à l'idéal tourna Bouvard, insensiblement vers la
Tragédie.

Le lointain où elle se passe, les intérêts qu'on y débat et la condition de ses personnages leur imposaient comme un sentiment de grandeur.

Un jour, Bouvard prit Athalie, et débita le songe tellement bien, que Pécuchet voulut à son tour l'essayer.—Dès la première phrase, sa voix se perdit dans une espèce de bourdonnement. Elle était monotone, et bien que forte, indistincte.

Bouvard, plein d'expérience lui conseilla, pour l'assouplir, de la déployer depuis le ton le plus bas jusqu'au plus haut, et de la replier,—émettant deux gammes, l'une montante, l'autre descendante;—et lui-même se livrait à cet exercice, le matin dans son lit, couché sur le dos, selon le précepte des Grecs. Pécuchet, pendant ce temps-là, travaillait de la même façon; leur porte était close—et ils braillaient séparément.

Ce qui leur plaisait de la Tragédie, c'était l'emphase, les discours sur la Politique, les maximes de perversité.

Ils apprirent par coeur les dialogues les plus fameux de Racine et de Voltaire et ils les déclamaient dans le corridor. Bouvard, comme au Théâtre-Français, marchait la main sur l'épaule de Pécuchet en s'arrêtant par intervalles, et roulait ses yeux, ouvrait les bras, accusait les destins. Il avait de beaux cris de douleur dans le Philoctète de La Harpe, un joli hoquet dans Gabrielle de Vergy—et quand il faisait Denys tyran de Syracuse une manière de considérer son fils en l'appelant Monstre, digne de moi! qui était vraiment terrible. Pécuchet en oubliait son rôle. Les moyens lui manquaient, non la bonne volonté.

Une fois dans la Cléopâtre de Marmontel, il imagina de reproduire le sifflement de l'aspic, tel qu'avait dû le faire l'automate inventé exprès par Vaucanson. Cet effet manqué les fit rire jusqu'au soir. La Tragédie tomba dans leur estime.

Bouvard en fut las le premier, et y mettant de la franchise démontra combien elle est artificielle et podagre: la niaiserie de ses moyens, l'absurdité des confidents.

Ils abordèrent la Comédie—qui est l'école des nuances. Il faut disloquer la phrase, souligner les mots, peser les syllabes. Pécuchet n'en put venir à bout—et échoua complètement dans Célimène.

Du reste, il trouvait les amoureux bien froids, les raisonneurs assommants, les valets intolérables, Clitandre et Sganarelle aussi faux qu'Égisthe et qu'Agamemnon.

Restait la Comédie sérieuse, ou tragédie bourgeoise, celle où l'on voit des pères de famille désolés, des domestiques sauvant leurs maîtres, des richards offrant leur fortune, des couturières innocentes et d'infâmes suborneurs, genre qui se prolonge de Diderot jusqu'à Pixérécourt. Toutes ces pièces prêchant la vertu les choquèrent comme triviales.

Le drame de 1830 les enchanta par son mouvement, sa couleur, sa jeunesse. Ils ne faisaient guère de différence entre Victor Hugo, Dumas, ou Bouchardy;—et la diction ne devait plus être pompeuse ou fine,—mais lyrique, désordonnée.

Un jour que Bouvard tâchait de faire comprendre à Pécuchet le jeu de Frédéric Lemaître, Mme Bordin se montra tout à coup avec son châle vert, et un volume de Pigault-Lebrun qu'elle rapportait, ces messieurs ayant l'obligeance de lui prêter des romans, quelquefois.

—Mais continuez! car elle était là depuis une minute, et avait plaisir à les entendre.

Ils s'excusèrent. Elle insistait.

—Mon Dieu! dit Bouvard rien ne nous empêche!…

Pécuchet allégua, par fausse honte, qu'ils ne pouvaient jouer à l'improviste, sans costume.

—Effectivement! nous aurions besoin de nous déguiser. Et Bouvard chercha un objet quelconque, ne trouva que le bonnet grec, et le prit.

Comme le corridor manquait de largeur, ils descendirent dans le salon.

Des araignées couraient le long des murs—et les spécimens géologiques encombrant le sol avaient blanchi de leur poussière le velours des fauteuils. On étala sur le moins malpropre un torchon pour que Mme Bordin pût s'asseoir.

Il fallait lui servir quelque chose de bien. Bouvard était partisan de La Tour de Nesle. Mais Pécuchet avait peur des rôles qui demandent trop d'action.

—Elle aimera mieux du classique! Phèdre par exemple?

—Soit.

Bouvard conta le sujet.—C'est une reine, dont le mari, a, d'une autre femme, un fils. Elle est devenue folle du jeune homme—y sommes-nous? En route!

—Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée,

—Je l'aime!

Et parlant au profil de Pécuchet, il admirait son port, son visage, cette tête charmante, se désolait de ne l'avoir pas rencontré sur la flotte des Grecs, aurait voulu se perdre avec lui dans le labyrinthe.

La mèche du bonnet rouge s'inclinait amoureusement;—et sa voix tremblante, et sa figure bonne conjuraient le cruel de prendre en pitié sa flamme. Pécuchet, en se détournant, haletait pour marquer de l'émotion.

Mme Bordin immobile écarquillait les yeux, comme devant les faiseurs de tours. Mélie écoutait derrière la porte. Gorju, en manches de chemise, les regardait par la fenêtre.

Bouvard entama la seconde tirade. Son jeu exprimait le délire des sens, le remords, le désespoir, et il se rua sur le glaive idéal de Pécuchet avec tant de violence que trébuchant dans les cailloux, il faillit tomber par terre.

—Ne faites pas attention! Puis, Thésée arrive, et elle s'empoisonne!

—Pauvre femme! dit Mme Bordin.

Ensuite ils la prièrent de leur désigner un morceau.

Le choix l'embarrassait. Elle n'avait vu que trois pièces: Robert le
Diable
dans la capitale, le Jeune Mari à Rouen—et une autre à
Falaise qui était bien amusante et qu'on appelait La Brouette du
Vinaigrier
.

Enfin Bouvard lui proposa la grande scène de Tartuffe, au troisième acte.

Pécuchet crut une explication nécessaire:

Il faut savoir que Tartuffe

Mme Bordin l'interrompit. On sait ce que c'est qu'un Tartuffe!

Bouvard eût désiré, pour un certain passage, une robe.

—Je ne vois que la robe de moine dit Pécuchet.

—N'importe! mets-la!

Il reparut avec elle, et un Molière.

Le commencement fut médiocre. Mais Tartuffe venant à caresser les genoux d'Elmire, Pécuchet prit un ton de gendarme.

—Que fait là votre main?

Bouvard bien vite répliqua d'une voix sucrée:

—Je tâte votre habit, l'étoffe en est moelleuse. Et il dardait ses prunelles, tendait la bouche, reniflait, avait un air extrêmement lubrique, finit même par s'adresser à Mme Bordin.

Les regards de cet homme la gênaient—et quand il s'arrêta, humble et palpitant, elle cherchait presque une réponse.

Pécuchet eut recours au livre:—La déclaration est tout à fait galante.

—Ah! oui, s'écria-t-elle, c'est un fier enjôleur.

—N'est-ce pas? reprit fièrement Bouvard. Mais en voilà une autre, d'un chic plus moderne, et ayant défait sa redingote, il s'accroupit sur un moellon et déclama la tête renversée.

Des flammes de tes yeux inonde ma paupière. Chante-moi quelque chant, comme parfois, le soir, Tu m'en chantais, avec des pleurs dans ton oeil noir.

—Ça me ressemble pensa-t-elle.

Soyons heureux! buvons! car la coupe est remplie, Car cette heure est à nous, et le reste est folie.

—Comme vous êtes drôle!

Et elle riait d'un petit rire, qui lui remontait la gorge et découvrait ses dents.

N'est-ce pas qu'il est doux D'aimer, et de savoir qu'on vous aime à genoux?

Il s'agenouilla.

—Finissez donc!

Oh! laisse-moi dormir et rêver sur ton sein, Doña Sol! ma beauté! mon amour!

—Ici on entend les cloches, un montagnard les dérange.

—Heureusement! car sans cela…! Et Mme Bordin sourit, au lieu de terminer sa phrase. Le jour baissait. Elle se leva.

Il avait plu tout à l'heure—et le chemin par la hêtrée n'étant pas facile, mieux valait s'en retourner par les champs. Bouvard l'accompagna dans le jardin, pour lui ouvrir la porte.

D'abord, ils marchèrent le long des quenouilles, sans parler. Il était encore ému de sa déclamation;—et elle éprouvait au fond de l'âme comme une surprise, un charme qui venait de la Littérature. L'Art, en de certaines occasions, ébranle les esprits médiocres;—et des mondes peuvent être révélés par ses interprètes les plus lourds.

Le soleil avait reparu, faisait luire les feuilles, jetait des taches lumineuses dans les fourrés, çà et là. Trois moineaux avec de petits cris sautillaient sur le tronc d'un vieux tilleul abattu. Une épine en fleurs étalait sa gerbe rose, des lilas alourdis se penchaient.

—Ah! cela fait bien! dit Bouvard, en humant l'air à pleins poumons.

—Aussi, vous vous donnez un mal!

—Ce n'est pas que j'aie du talent, mais pour du feu, j'en possède.

—On voit reprit-elle—et mettant un espace entre les mots que vous avez… aimé… autrefois.

—Autrefois, seulement—vous croyez!

Elle s'arrêta.

—Je n'en sais rien.

—Que veut-elle dire? Et Bouvard sentait battre son coeur.

Une flaque au milieu du sable obligeant à un détour, les fit monter sous la charmille.

Alors ils causèrent de la représentation.

—Comment s'appelle votre dernier morceau?

—C'est tiré de Hernani, un drame.

—Ah! puis lentement, et se parlant à elle-même ce doit être bien agréable, un monsieur qui vous dit des choses pareilles,—pour tout de bon.

—Je suis à vos ordres répondit Bouvard.

—Vous?

—Oui! moi!

—Quelle plaisanterie!

—Pas le moins du monde!

Et ayant jeté un regard autour d'eux, il la prit à la ceinture, par derrière, et la baisa sur la nuque, fortement.

Elle devint très pâle comme si elle allait s'évanouir—et s'appuya d'une main contre un arbre; puis, ouvrit les paupières, et secoua la tête.

—C'est passé.

Il la regardait, avec ébahissement.

La grille ouverte, elle monta sur le seuil de la petite porte. Une rigole coulait de l'autre côté. Elle ramassa tous les plis de sa jupe, et se tenait au bord, indécise.

—Voulez-vous mon aide?

—Inutile!

—Pourquoi?

—Ah! vous êtes trop dangereux!

Et, dans le saut qu'elle fit, son bas blanc parut.

Bouvard se blâma d'avoir raté l'occasion. Bah! elle se retrouverait;—et puis les femmes ne sont pas toutes les mêmes. Il faut brusquer les unes, l'audace vous perd avec les autres. En somme, il était content de lui;—et s'il ne confia pas son espoir à Pécuchet, ce fut dans la peur des observations, et nullement par délicatesse.

À partir de ce jour-là, ils déclamèrent souvent devant Mélie et Gorju tout en regrettant de n'avoir pas un théâtre de société.

La petite bonne s'amusait sans y rien comprendre, ébahie du langage, fascinée par le ronron des vers. Gorju applaudissait les tirades philosophiques des tragédies et tout ce qui était pour le peuple dans les mélodrames;—si bien que charmés de son goût ils pensèrent à lui donner des leçons, pour en faire plus tard un acteur. Cette perspective éblouissait l'ouvrier.

Le bruit de leurs travaux s'était répandu. Vaucorbeil leur en parla d'une façon narquoise. Généralement on les méprisait.

Ils s'en estimaient davantage. Ils se sacrèrent artistes. Pécuchet porta des moustaches, et Bouvard ne trouva rien de mieux, avec sa mine ronde et sa calvitie, que de se faire une tête à la Béranger!

Enfin, ils résolurent de composer une pièce.

Le difficile c'était le sujet.

Ils le cherchaient en déjeunant, et buvaient du café, liqueur indispensable au cerveau, puis deux ou trois petits verres. Ensuite, ils allaient dormir sur leur lit; après quoi, ils descendaient dans le verger, s'y promenaient, enfin sortaient pour trouver dehors l'inspiration, cheminaient côte à côte, et rentraient exténués.

Ou bien, ils s'enfermaient à double tour, Bouvard nettoyait la table, mettait du papier devant lui, trempait sa plume et restait les yeux au plafond, pendant que Pécuchet dans le fauteuil, méditait les jambes droites et la tête basse.

Parfois, ils sentaient un frisson et comme le vent d'une idée; au moment de la saisir, elle avait disparu.

Mais il existe des méthodes pour découvrir des sujets. On prend un titre, au hasard, et un fait en découle; on développe un proverbe, on combine des aventures en une seule. Pas un de ces moyens n'aboutit. Ils feuilletèrent vainement des recueils d'anecdotes, plusieurs volumes des causes célèbres, un tas d'histoires.

Et ils rêvaient d'être joués à l'Odéon, pensaient aux spectacles, regrettaient Paris.

—J'étais fait pour être auteur, et ne pas m'enterrer à la campagne! disait Bouvard.

—Moi de même, répondait Pécuchet.

Une illumination lui vint: s'ils avaient tant de mal, c'est qu'ils ne savaient pas les règles.

Ils les étudièrent, dans La Pratique du Théâtre par d'Aubignac, et dans quelques ouvrages moins démodés.

On y débat des questions importantes: Si la comédie peut s'écrire en vers,—si la tragédie n'excède point les bornes en tirant sa fable de l'histoire moderne,—si les héros doivent être vertueux,—quel genre de scélérats elle comporte,—jusqu'à quel point les horreurs y sont permises? Que les détails concourent à un seul but, que l'intérêt grandisse, que la fin réponde au commencement, sans doute!

«Inventez des ressorts qui puissent m'attacher», dit Boileau.

Par quel moyen inventer des ressorts?

«Que dans tous vos discours la passion émue Aille chercher le coeur, l'échauffe et le remue.»

Comment chauffer le coeur?

Donc les règles ne suffisent pas. Il faut, de plus, le génie.

Et le génie ne suffit pas. Corneille, suivant l'Académie française, n'entend rien au théâtre. Geoffroy dénigra Voltaire. Racine fut bafoué par Subligny. La Harpe rugissait au nom de Shakespeare.

La vieille critique les dégoûtant, ils voulurent connaître la nouvelle, et firent venir les comptes rendus de pièces, dans les journaux.

Quel aplomb! Quel entêtement! Quelle improbité! Des outrages à des chefs-d'oeuvre, des révérences faites à des platitudes—et les âneries de ceux qui passent pour savants et la bêtise des autres que l'on proclame spirituels!

C'est peut-être au Public qu'il faut s'en rapporter?

Mais des oeuvres applaudies parfois leur déplaisaient, et dans les sifflées quelque chose leur agréait.

Ainsi, l'opinion des gens de goût est trompeuse et le jugement de la foule inconcevable.

Bouvard posa le dilemme à Barberou. Pécuchet, de son côté, écrivit à
Dumouchel.

L'ancien commis-voyageur s'étonna du ramollissement causé par la province, son vieux Bouvard tournait à la bedolle, bref n'y était plus du tout.

Le théâtre est un objet de consommation comme un autre. Cela rentre dans l'article-Paris. On va au spectacle pour se divertir. Ce qui est bien, c'est ce qui amuse.

—Mais imbécile s'écria Pécuchet ce qui t'amuse n'est pas ce qui m'amuse—et les autres et toi-même s'en fatigueront plus tard. Si les pièces sont absolument écrites pour être jouées, comment se fait-il que les meilleures soient toujours lues? Et il attendit la réponse de Dumouchel.

Suivant le professeur, le sort immédiat d'une pièce ne prouvait rien. Le Misanthrope et Athalie tombèrent. Zaïre n'est plus comprise. Qui parle aujourd'hui de Ducange et de Picard?—Et il rappelait tous les grands succès contemporains, depuis Fanchon la Vielleuse jusqu'à Gaspardo le Pêcheur, déplorait la décadence de notre scène. Elle a pour cause le mépris de la Littérature—ou plutôt du style.

Alors, ils se demandèrent en quoi consiste précisément le style?—et grâce à des auteurs indiqués par Dumouchel, ils apprirent le secret de tous ses genres.

Comment on obtient le majestueux, le tempéré, le naïf, les tournures qui
sont nobles, les mots qui sont bas. Chiens se relève par dévorants.
Vomir ne s'emploie qu'au figuré. Fièvre s'applique aux passions.
Vaillance est beau en vers.

—Si nous faisions des vers? dit Pécuchet.

—Plus tard! Occupons-nous de la prose, d'abord.

On recommande formellement de choisir un classique pour se mouler sur lui mais tous ont leurs dangers—et non seulement ils ont péché par le style—mais encore par la langue.

Une telle assertion déconcerta Bouvard et Pécuchet et ils se mirent à étudier la grammaire.

Avons-nous dans notre idiome des articles définis et indéfinis comme en latin? Les uns pensent que oui, les autres que non. Ils n'osèrent se décider.

Le sujet s'accorde toujours avec le verbe, sauf les occasions où le sujet ne s'accorde pas.

Nulle distinction autrefois entre l'adjectif verbal et le participe présent, mais l'Académie en pose une peu commode à saisir.

Ils furent bien aises d'apprendre que leur, pronom, s'emploie pour les personnes mais aussi pour les choses, tandis que où et en s'emploient pour les choses et quelquefois pour les personnes.

Doit-on dire cette femme a l'air bon ou l'air bonne?—une bûche de bois sec ou de bois sèche—ne pas laisser de ou que de—une troupe de voleurs survint, ou survinrent?

Autres difficultés: Autour et à l'entour dont Racine et Boileau ne
voyaient pas la différence—imposer ou en imposer synonymes chez
Massillon et chez Voltaire; croasser et coasser confondus par La
Fontaine, qui pourtant savait reconnaître un corbeau d'une grenouille.

Les grammairiens, il est vrai, sont en désaccord; ceux-ci voyant une beauté, où ceux-là découvrent une faute. Ils admettent des principes dont ils repoussent les conséquences, proclament les conséquences dont ils refusent les principes, s'appuient sur la tradition, rejettent les maîtres, et ont des raffinements bizarres. Ménage au lieu de lentilles et cassonade préconise nentilles et castonade. Bouhours jérarchie et non pas hiérarchie, et M. Chapsal les oeils de la soupe.

Pécuchet surtout fut ébahi par Génin. Comment? des z'annetons vaudrait mieux que des hannetons, des z'aricots que des haricots—et sous Louis XIV, on prononçait Roume et M. de Loune pour Rome et M. de Lionne!

Littré leur porta le coup de grâce en affirmant que jamais il n'y eut d'orthographe positive, et qu'il ne saurait y en avoir.

Ils en conclurent que la syntaxe est une fantaisie et la grammaire une illusion.

En ce temps-là, d'ailleurs, une rhétorique nouvelle annonçait qu'il faut écrire comme on parle et que tout sera bien pourvu qu'on ait senti, observé.

Comme ils avaient senti et croyaient avoir observé, ils se jugèrent capables d'écrire. Une pièce est gênante par l'étroitesse du cadre; mais le roman a plus de libertés. Pour en faire un, ils cherchèrent dans leurs souvenirs.

Pécuchet se rappela un de ses chefs de bureau, un très vilain monsieur, et il ambitionnait de s'en venger par un livre.

Bouvard avait connu à l'estaminet, un vieux maître d'écriture ivrogne et misérable. Rien ne serait drôle comme ce personnage.

Au bout de la semaine, ils imaginèrent de fondre ces deux sujets, en un seul—en demeuraient là, passèrent aux suivants:—une femme qui cause le malheur d'une famille—une femme, son mari et son amant—une femme qui serait vertueuse par défaut de conformation, un ambitieux, un mauvais prêtre.

Ils tâchaient de relier à ces conceptions incertaines des choses fournies par leur mémoire, retranchaient, ajoutaient. Pécuchet était pour le sentiment et l'idée, Bouvard pour l'image et la couleur—et ils commençaient à ne plus s'entendre, chacun s'étonnant que l'autre fût si borné.

La science qu'on nomme esthétique, trancherait peut-être leurs différends. Un ami de Dumouchel, professeur de philosophie, leur envoya une liste d'ouvrages sur la matière. Ils travaillaient à part, et se communiquaient leurs réflexions.

D'abord qu'est-ce que le Beau?

Pour Schelling c'est l'infini s'exprimant par le fini, pour Reid une qualité occulte, pour Jouffroy un trait indécomposable, pour De Maistre ce qui plaît à la vertu; pour le P. André, ce qui convient à la Raison.

Et il existe plusieurs sortes de Beau: un beau dans les sciences, la géométrie est belle, un beau dans les moeurs, on ne peut nier que la mort de Socrate ne soit belle. Un beau dans le règne animal. La Beauté du chien consiste dans son odorat. Un cochon ne saurait être beau, vu ses habitudes immondes; un serpent non plus, car il éveille en nous des idées de bassesse. Les fleurs, les papillons, les oiseaux peuvent être beaux. Enfin la condition première du Beau, c'est l'unité dans la variété, voilà le principe.

—Cependant, dit Bouvard, deux yeux louches sont plus variés que deux yeux droits et produisent moins bon effet,—ordinairement.

Ils abordèrent la question du sublime.

Certains objets, sont d'eux-mêmes sublimes, le fracas d'un torrent, des ténèbres profondes, un arbre battu par la tempête. Un caractère est beau quand il triomphe, et sublime quand il lutte.

—Je comprends dit Bouvard le Beau est le Beau, et le Sublime le très
Beau.

Comment les distinguer?

—Au moyen du tact, répondit Pécuchet.

—Et le tact, d'où vient-il?

—Du goût!

—Qu'est-ce que le goût?

On le définit un discernement spécial, un jugement rapide, l'avantage de distinguer certains rapports.

—Enfin le goût c'est le goût,—et tout cela ne dit pas la manière d'en avoir.

Il faut observer les bienséances; mais les bienséances varient;—et si parfaite que soit une oeuvre, elle ne sera pas toujours irréprochable.—Il y a, pourtant, un Beau indestructible, et dont nous ignorons les lois, car sa genèse est mystérieuse.

Puisqu'une idée ne peut se traduire par toutes les formes, nous devons reconnaître des limites entre les Arts, et dans chacun des Arts plusieurs genres. Mais des combinaisons surgissent où le style de l'un entrera dans l'autre sous peine de dévier du but, de ne pas être vrai.

L'application trop exacte du Vrai nuit à la Beauté, et la préoccupation de la Beauté empêche le Vrai. Cependant, sans idéal pas de Vrai;—c'est pourquoi les types sont d'une réalité plus continue que les portraits. L'Art, d'ailleurs, ne traite que la vraisemblance—mais la vraisemblance dépend de qui l'observe, est une chose relative, passagère.

Ils se perdaient ainsi dans les raisonnements. Bouvard, de moins en moins, croyait à l'esthétique.

—Si elle n'est pas une blague, sa rigueur se démontrera par des exemples. Or, écoute. Et il lut une note, qui lui avait demandé bien des recherches.

Bouhours accuse Tacite de n'avoir pas la simplicité que réclame l'Histoire. M. Droz, un professeur, blâme Shakespeare pour son mélange du sérieux et du bouffon, Nisard, autre professeur, trouve qu'André Chénier est comme poète au-dessous du XVIIe siècle, Blair, Anglais, déplore dans Virgile le tableau des harpies. Marmontel gémit sur les licences d'Homère. Lamotte n'admet point l'immoralité de ses héros, Vida s'indigne de ses comparaisons. Enfin, tous les faiseurs de rhétoriques, de poétiques et d'esthétiques me paraissent des imbéciles!

—Tu exagères! dit Pécuchet.

Des doutes l'agitaient—car si les esprits médiocres (comme observe Longin) sont incapables de fautes, les fautes appartiennent aux maîtres, et on devra les admirer? C'est trop fort! Cependant les maîtres sont les maîtres! Il aurait voulu faire s'accorder les doctrines avec les oeuvres, les critiques et les poètes, saisir l'essence du Beau;—et ces questions le travaillèrent tellement que sa bile en fut remuée. Il y gagna une jaunisse.

Elle était à son plus haut période, quand Marianne la cuisinière de Mme
Bordin vint demander à Bouvard un rendez-vous pour sa maîtresse.

La veuve n'avait pas reparu depuis la séance dramatique. Était-ce une avance? Mais pourquoi l'intermédiaire de Marianne?—Et pendant toute la nuit, l'imagination de Bouvard s'égara.

Le lendemain, vers deux heures, il se promenait dans le corridor et regardait de temps à autre par la fenêtre; un coup de sonnette retentit. C'était le notaire.

Il traversa la cour, monta l'escalier, se mit dans le fauteuil—et les premières politesses échangées, dit que las d'attendre Mme Bordin, il avait pris les devants. Elle désirait lui acheter les Écalles.

Bouvard sentit comme un refroidissement et passa dans la chambre de
Pécuchet.

Pécuchet ne sut que répondre. Il était soucieux;—M. Vaucorbeil devant venir tout à l'heure.

Enfin, elle arriva. Son retard s'expliquait par l'importance de sa toilette: un cachemire, un chapeau, des gants glacés, la tenue qui sied aux occasions sérieuses.

Après beaucoup d'ambages, elle demanda si mille écus ne seraient pas suffisants?

—Un acre! Mille écus? jamais!

Elle cligna ses paupières:—Ah! pour moi!

Et tous les trois restaient silencieux. M. de Faverges entra.

Il tenait sous le bras, comme un avoué, une serviette de maroquin—et en la posant sur la table:

—Ce sont des brochures! Elles ont trait à la Réforme—question brûlante;—mais voici une chose qui vous appartient sans doute? Et il tendit à Bouvard le second volume des Mémoires du Diable.

Mélie, tout à l'heure, le lisait dans la cuisine; et comme on doit surveiller les moeurs de ces gens-là, il avait cru bien faire en confisquant le livre.

Bouvard l'avait prêté à sa servante. On causa des romans.

Mme Bordin les aimait, quand ils n'étaient pas lugubres.

—Les écrivains dit M. de Faverges nous peignent la vie sous des couleurs flatteuses!

—Il faut peindre! objecta Bouvard.

—Alors, on n'a plus qu'à suivre l'exemple!…

—Il ne s'agit pas d'exemple!

—Au moins, conviendrez-vous qu'ils peuvent tomber entre les mains d'une jeune fille. Moi, j'en ai une.

—Charmante! dit le notaire, en prenant la figure qu'il avait les jours de contrat de mariage.

—Eh bien, à cause d'elle, ou plutôt des personnes qui l'entourent, je les prohibe dans ma maison, car le Peuple, cher monsieur!…

—Qu'a-t-il fait, le Peuple? dit Vaucorbeil, paraissant tout à coup sur le seuil.

Pécuchet, qui avait reconnu sa voix, vint se mêler à la compagnie.

—Je soutiens reprit le comte qu'il faut écarter de lui certaines lectures.

Vaucorbeil répliqua:—Vous n'êtes donc pas pour l'instruction?

—Si fait! Permettez?

—Quand tous les jours dit Marescot on attaque le gouvernement!

—Où est le mal?

Et le gentilhomme et le médecin se mirent à dénigrer Louis-Philippe, rappelant l'affaire Pritchard, les lois de septembre contre la liberté de la presse.

—Et celle du théâtre! ajouta Pécuchet.

Marescot n'y tenait plus.—Il va trop loin, votre théâtre!

—Pour cela, je vous l'accorde! dit le comte; des pièces qui exaltent le suicide!

—Le suicide est beau!—témoin Caton, objecta Pécuchet.

Sans répondre à l'argument, M. de Faverges stigmatisa ces oeuvres, où l'on bafoue les choses les plus saintes, la famille, la propriété, le mariage!

—Eh bien, et Molière? dit Bouvard.

Marescot, homme de goût, riposta que Molière ne passerait plus—et d'ailleurs était un peu surfait.

—Enfin dit le comte Victor Hugo a été sans pitié—oui sans pitié, pour Marie-Antoinette, en traînant sur la claie, le type de la Reine dans le personnage de Marie Tudor!

—Comment! s'écria Bouvard moi—auteur—je n'ai pas le droit…

—Non, monsieur, vous n'avez pas le droit de nous montrer le crime sans mettre à côté un correctif, sans nous offrir une leçon.

Vaucorbeil trouvait aussi que l'Art devait avoir un but: viser à l'amélioration des masses! Chantez-nous la science, nos découvertes, le patriotisme et il admirait Casimir Delavigne.

Mme Bordin vanta le marquis de Foudras.

Le notaire reprit:—Mais la langue, y pensez-vous?

—La langue? comment?

—On vous parle du style! cria Pécuchet. Trouvez-vous ses ouvrages bien écrits?

—Sans doute, fort intéressants!

Il leva les épaules—et elle rougit sous l'impertinence.

Plusieurs fois, Mme Bordin avait tâché de revenir à son affaire. Il était trop tard pour la conclure. Elle sortit au bras de Marescot.

Le comte distribua ses pamphlets, en recommandant de les propager.

Vaucorbeil allait partir, quand Pécuchet l'arrêta.

—Vous m'oubliez, Docteur!

Sa mine jaune était lamentable, avec ses moustaches, et ses cheveux noirs qui pendaient sous un foulard mal attaché.

—Purgez-vous dit le médecin; et lui donnant deux petites claques comme à un enfant: Trop de nerfs, trop artiste!

Cette familiarité lui fit plaisir. Elle le rassurait;—et dès qu'ils furent seuls:

—Tu crois que ce n'est pas sérieux?

—Non! bien sûr!

Ils résumèrent ce qu'ils venaient d'entendre. La moralité de l'Art se renferme pour chacun dans le côté qui flatte ses intérêts. On n'aime pas la Littérature.

Ensuite ils feuilletèrent les imprimés du Comte. Tous réclamaient le suffrage universel.

—Il me semble dit Pécuchet que nous aurons bientôt du grabuge? Car il voyait tout en noir, peut-être à cause de sa jaunisse.

CHAPITRE VI

Dans la matinée du 25 février 1848, on apprit à Chavignolles, par un individu venant de Falaise, que Paris était couvert de barricades—et le lendemain, la proclamation de la République fut affichée sur la mairie.

Ce grand événement stupéfia les bourgeois.

Mais quand on sut que la Cour de cassation, la Cour d'appel, la Cour des Comptes, le Tribunal de commerce, la Chambre des notaires, l'Ordre des avocats, le Conseil d'État, l'Université, les généraux et M. de la Rochejacquelein lui-même donnaient leur adhésion au Gouvernement Provisoire, les poitrines se desserrèrent;—et comme à Paris on plantait des arbres de la liberté, le Conseil municipal décida qu'il en fallait à Chavignolles.

Bouvard en offrit un, réjoui dans son patriotisme par le triomphe du Peuple—quant à Pécuchet, la chute de la Royauté confirmait trop ses prévisions pour qu'il ne fût pas content.

Gorju, leur obéissant avec zèle, déplanta un des peupliers qui bordaient la prairie au-dessous de la Butte, et le transporta jusqu'au Pas de la Vaque, à l'entrée du bourg, endroit désigné.

Avant l'heure de la cérémonie, tous les trois attendaient le cortège.

Un tambour retentit, une croix d'argent se montra; ensuite, parurent deux flambeaux que tenaient des chantres, et M. le curé avec l'étole, le surplis, la chape et la barrette. Quatre enfants de choeur l'escortaient, un cinquième portait le seau pour l'eau bénite, et le sacristain le suivait.

Il monta sur le rebord de la fosse où se dressait le peuplier, garni de bandelettes tricolores. On voyait en face le maire et ses deux adjoints Beljambe et Marescot, puis les notables, M. de Faverges, Vaucorbeil, Coulon le juge de paix, bonhomme à figure somnolente; Heurtaux s'était coiffé d'un bonnet de police—et Alexandre Petit le nouvel instituteur, avait mis sa redingote, une pauvre redingote verte, celle des dimanches. Les pompiers, que commandait Girbal sabre au poing, formaient un seul rang; de l'autre côté brillaient les plaques blanches de quelques vieux shakos du temps de La Fayette—cinq ou six, pas plus, la garde nationale étant tombée en désuétude à Chavignolles. Des paysans et leurs femmes, des ouvriers des fabriques voisines, des gamins, se tassaient par derrière;—et Placquevent, le garde champêtre, haut de cinq pieds huit pouces, les contenait du regard, en se promenant les bras croisés.

L'allocution du curé fut comme celle des autres prêtres dans la même circonstance. Après avoir tonné contre les Rois, il glorifia la République. Ne dit-on pas la République des Lettres, la République chrétienne? Quoi de plus innocent que l'une, de plus beau que l'autre? Jésus-Christ formula notre sublime devise; l'arbre du peuple c'était l'arbre de la Croix. Pour que la Religion donne ses fruits, elle a besoin de la charité—et au nom de la charité, l'ecclésiastique conjura ses frères de ne commettre aucun désordre, de rentrer chez eux, paisiblement.

Puis, il aspergea l'arbuste, en implorant la bénédiction de Dieu. Qu'il se développe et qu'il nous rappelle l'affranchissement de toute servitude, et cette fraternité plus bienfaisante que l'ombrage de ses rameaux!—Amen!

Des voix répétèrent Amen—et après un battement de tambour, le clergé, poussant un Te Deum, reprit le chemin de l'église.

Son intervention avait produit un excellent effet. Les simples y voyaient une promesse de bonheur, les patriotes une déférence, un hommage rendu à leurs principes.

Bouvard et Pécuchet trouvaient qu'on aurait dû les remercier pour leur cadeau, y faire une allusion, tout au moins;—et ils s'en ouvrirent à Faverges et au docteur.

Qu'importaient de pareilles misères! Vaucorbeil était charmé de la
Révolution, le Comte aussi. Il exécrait les d'Orléans. On ne les
reverrait plus; bon voyage! Tout pour le peuple, désormais!—et suivi de
Hurel, son factotum, il alla rejoindre M. le curé.

Foureau marchait la tête basse, entre le notaire et l'aubergiste, vexé par la cérémonie, ayant peur d'une émeute;—et instinctivement il se retournait vers le garde champêtre, qui déplorait avec le Capitaine, l'insuffisance de Girbal, et la mauvaise tenue de ses hommes.

Des ouvriers passèrent sur la route, en chantant la Marseillaise. Gorju, au milieu d'eux, brandissait une canne; Petit les escortait, l'oeil animé.

—Je n'aime pas cela! dit Marescot, on vocifère, on s'exalte!

—Eh bon Dieu! reprit Coulon, il faut que jeunesse s'amuse!

Foureau soupira. Drôle d'amusement! et puis la guillotine, au bout! Il avait des visions d'échafaud, s'attendait à des horreurs.

Chavignolles reçut le contrecoup des agitations de Paris. Les bourgeois s'abonnèrent à des journaux. Le matin, on s'encombrait au bureau de la poste, et la directrice ne s'en fût pas tirée sans le Capitaine, qui l'aidait, quelquefois. Ensuite, on restait sur la Place, à causer.

La première discussion violente eut pour objet la Pologne.

Heurtaux et Bouvard demandaient qu'on la délivrât.

M. de Faverges pensait autrement.

—De quel droit irions-nous là-bas? C'était déchaîner l'Europe contre nous. Pas d'imprudence! Et tout le monde l'approuvant, les deux Polonais se turent.

Une autre fois, Vaucorbeil défendit les circulaires de Ledru-Rollin.

Foureau riposta par les 45 centimes.

Mais le gouvernement, dit Pécuchet, avait supprimé l'esclavage.

—Qu'est-ce que ça me fait, l'esclavage!

—Eh bien, et l'abolition de la peine de mort, en matière politique?

—Parbleu! reprit Foureau; on voudrait tout abolir. Cependant qui sait?
Les locataires déjà, se montrent d'une exigence!

—Tant mieux! les propriétaires selon Pécuchet étaient favorisés. Celui qui possède un immeuble…

Foureau et Marescot l'interrompirent, criant qu'il était un communiste.

—Moi? communiste!

Et tous parlaient à la fois, quand Pécuchet proposa de fonder un club!
Foureau eut la hardiesse de répondre que jamais on n'en verrait à
Chavignolles.

Ensuite, Gorju réclama des fusils pour la garde nationale—l'opinion l'ayant désigné comme instructeur.

Les seuls fusils qu'il y eût étaient ceux des pompiers. Girbal y tenait.
Foureau ne se souciait pas d'en délivrer.

Gorju le regarda.—On trouve, pourtant, que je sais m'en servir car il joignait à toutes ses industries celle du braconnage—et souvent M. le maire et l'aubergiste lui achetaient un lièvre ou un lapin.

—Ma foi! prenez-les! dit Foureau.

Le soir même, on commença les exercices.

C'était sur la pelouse, devant l'église. Gorju en bourgeron bleu, une cravate autour des reins, exécutait les mouvements d'une façon automatique. Sa voix, quand il commandait, était brutale.—Rentrez les ventres! Et tout de suite, Bouvard s'empêchant de respirer, creusait son abdomen, tendait la croupe.—On ne vous dit pas de faire un arc, nom de Dieu! Pécuchet confondait les files et les rangs, demi-tour à droite, demi-tour à gauche; mais le plus lamentable était l'instituteur: débile et de taille exiguë, avec un collier de barbe blonde, il chancelait sous le poids de son fusil, dont la baïonnette incommodait ses voisins.

On portait des pantalons de toutes les couleurs, des baudriers crasseux, de vieux habits d'uniforme trop courts, laissant voir la chemise sur les flancs;—et chacun prétendait n'avoir pas le moyen de faire autrement. Une souscription fut ouverte pour habiller les plus pauvres. Foureau lésina, tandis que des femmes se signalèrent. Mme Bordin offrit cinq francs, malgré sa haine de la République. M. de Faverges équipa douze hommes; et ne manquait pas à la manoeuvre. Puis il s'installait chez l'épicier et payait des petits verres au premier venu.

Les puissants alors flagornaient la basse classe. Tout passait après les ouvriers. On briguait l'avantage de leur appartenir. Ils devenaient des nobles.

Ceux du canton, pour la plupart, étaient tisserands. D'autres travaillaient dans les manufactures d'indiennes, ou à une fabrique de papiers, nouvellement établie.

Gorju les fascinait par son bagout, leur apprenait la savate, menait boire les intimes chez Mme Castillon.

Mais les paysans étaient plus nombreux; et les jours de marché, M. de Faverges se promenant sur la Place, s'informait de leurs besoins, tâchait de les convertir à ses idées. Ils écoutaient sans répondre, comme le père Gouy, prêt à accepter tout gouvernement, pourvu qu'on diminuât les impôts.

À force de bavarder, Gorju se fit un nom. Peut-être qu'on le porterait à l'Assemblée.

M. de Faverges y pensait comme lui,—tout en cherchant à ne pas se compromettre. Les conservateurs balançaient entre Foureau et Marescot. Mais le notaire tenant à son étude, Foureau fut choisi—un rustre, un crétin. Le docteur s'en indigna.

Fruit sec des concours, il regrettait Paris—et c'était la conscience de sa vie manquée qui lui donnait un air morose. Une carrière plus vaste allait se développer—quelle revanche! Il rédigea une profession de foi et vint la lire à messieurs Bouvard et Pécuchet.

Ils l'en félicitèrent; leurs doctrines étaient les mêmes.

Cependant, ils écrivaient mieux, connaissaient l'histoire, pouvaient aussi bien que lui figurer à la Chambre. Pourquoi pas? Mais lequel devait se présenter? Et une lutte de délicatesse s'engagea. Pécuchet préférait à lui-même, son ami. Non! non, ça te revient! tu as plus de prestance!—Peut-être répondait Bouvard mais toi plus de toupet! Et sans résoudre la difficulté, ils dressèrent des plans de conduite.

Ce vertige de la députation en avait gagné d'autres. Le Capitaine y rêvait sous son bonnet de police, tout en fumant sa bouffarde; et l'instituteur aussi, dans son école, et le curé aussi entre deux prières—tellement que parfois il se surprenait les yeux au ciel, en train de dire: Faites, ô mon Dieu! que je sois député!

Le Docteur, ayant reçu des encouragements, se rendit chez Heurtaux, et lui exposa les chances qu'il avait.

Le capitaine n'y mit pas de façons. Vaucorbeil était connu sans doute; mais peu chéri de ses confrères, et spécialement des pharmaciens. Tous clabauderaient contre lui; le peuple ne voulait pas d'un Monsieur; ses meilleurs malades le quitteraient;—et ayant pesé ces arguments, le médecin regretta sa faiblesse.

Dès qu'il fut parti, Heurtaux alla voir Placquevent. Entre vieux militaires on s'oblige! Mais le garde champêtre, tout dévoué à Foureau, refusa net de le servir.

Le curé démontra à M. de Faverges que l'heure n'était pas venue. Il fallait donner à la République le temps de s'user.

Bouvard et Pécuchet représentèrent à Gorju qu'il ne serait jamais assez fort pour vaincre la coalition des paysans et des bourgeois, l'emplirent d'incertitudes, lui ôtèrent toute confiance.

Petit, par orgueil, avait laissé voir son désir. Beljambe le prévint que s'il échouait, sa destitution était certaine.

Enfin, Monseigneur ordonna au curé de se tenir tranquille.

Donc, il ne restait que Foureau.

Bouvard et Pécuchet le combattirent, rappelant sa mauvaise volonté pour les fusils, son opposition au club, ses idées rétrogrades, son avarice;—et même persuadèrent à Gouy qu'il voulait rétablir l'ancien régime.

Si vague que fût cette chose-là pour le paysan, il l'exécrait d'une haine accumulée dans l'âme de ses aïeux, pendant dix siècles—et il tourna contre Foureau tous ses parents et ceux de sa femme, beaux-frères, cousins, arrière-neveux, une horde.

Gorju, Vaucorbeil et Petit continuaient la démolition de M. le maire; et le terrain ainsi déblayé, Bouvard et Pécuchet, sans que personne s'en doutât, pouvaient réussir.

Ils tirèrent au sort pour savoir qui se présenterait. Le sort ne trancha rien—et ils allèrent consulter là-dessus, le docteur.

Il leur apprit une nouvelle. Flacardoux, rédacteur du Calvados, avait déclaré sa candidature. La déception des deux amis fut grande; chacun, outre la sienne, ressentait celle de l'autre. Mais la Politique les échauffait. Le jour des élections, ils surveillèrent les urnes. Flacardoux l'emporta.

M. le comte s'était rejeté sur la garde nationale, sans obtenir l'épaulette de commandant. Les Chavignollais imaginèrent de nommer Beljambe.

Cette faveur du public, bizarre et imprévue, consterna Heurtaux. Il avait négligé ses devoirs, se bornant à inspecter parfois les manoeuvres, et émettre des observations. N'importe! Il trouvait monstrueux qu'on préférât un aubergiste à un ancien Capitaine de l'Empire—et il dit, après l'envahissement de la Chambre au 15 mai: Si les grades militaires se donnent comme ça dans la capitale, je ne m'étonne plus de ce qui arrive!

La Réaction commençait.

On croyait aux purées d'ananas de Louis Blanc, au lit d'or de Flocon, aux orgies royales de Ledru-Rollin—et comme la province prétend connaître tout ce qui se passe à Paris, les bourgeois de Chavignolles ne doutaient pas de ces inventions, et admettaient les rumeurs les plus absurdes.

M. de Faverges, un soir, vint trouver le curé pour lui apprendre l'arrivée en Normandie du Comte de Chambord.

Joinville, d'après Foureau, se disposait avec ses marins, à vous réduire les socialistes. Heurtaux affirmait que prochainement Louis Bonaparte serait consul.

Les fabriques chômaient. Des pauvres, par bandes nombreuses, erraient dans la campagne.

Un dimanche (c'était dans les premiers jours de juin) un gendarme, tout à coup, partit vers Falaise. Les ouvriers d'Acqueville, Liffard, Pierre-Pont et Saint-Rémy marchaient sur Chavignolles.

Les auvents se fermèrent, le Conseil municipal s'assembla;—et résolut, pour prévenir des malheurs, qu'on ne ferait aucune résistance. La gendarmerie fut même consignée, avec l'injonction de ne pas se montrer.

Bientôt on entendit comme un grondement d'orage. Puis le chant des Girondins ébranla les carreaux;—et des hommes, bras dessus bras dessous, débouchèrent par la route de Caen, poudreux, en sueur, dépenaillés. Ils emplissaient la Place. Un grand brouhaha s'élevait.

Gorju et deux compagnons entrèrent dans la salle. L'un était maigre et à figure chafouine avec un gilet de tricot, dont les rosettes pendaient. L'autre noir de charbon—un mécanicien sans doute—avait les cheveux en brosse, de gros sourcils, et des savates de lisière. Gorju, comme un hussard, portait sa veste sur l'épaule.

Tous les trois restaient debout—et les Conseillers, siégeant autour de la table couverte d'un tapis bleu, les regardaient, blêmes d'angoisse.

—Citoyens! dit Gorju il nous faut de l'ouvrage!

Le maire tremblait; la voix lui manqua.

Marescot répondit à sa place, que le Conseil aviserait immédiatement;—et les compagnons étant sortis, on discuta plusieurs idées.

La première fut de tirer du caillou.

Pour utiliser les cailloux, Girbal proposa un chemin d'Angleville à
Tournebu.

Celui de Bayeux rendait absolument le même service.

On pouvait curer la mare? ce n'était pas un travail suffisant! ou bien creuser une seconde mare! mais à quelle place?

Langlois était d'avis de faire un remblai le long des Mortins, en cas d'inondation—mieux valait, selon Beljambe, défricher les bruyères. Impossible de rien conclure!—Pour calmer la foule, Coulon descendit sur le péristyle, et annonça qu'ils préparaient des ateliers de charité.

—La charité? Merci! s'écria Gorju. À bas les aristos! Nous voulons le droit au travail!

C'était la question de l'époque. Il s'en faisait un moyen de gloire. On applaudit.

En se retournant, il coudoya Bouvard, que Pécuchet avait entraîné jusque-là—et ils engagèrent une conversation. Rien ne pressait; la mairie était cernée. Le Conseil n'échapperait pas.

—Où trouver de l'argent? disait Bouvard.

—Chez les riches! D'ailleurs, le gouvernement ordonnera des travaux.

—Et si on n'a pas besoin de travaux?

—On en fera, par avance!

—Mais les salaires baisseront! riposta Pécuchet. Quand l'ouvrage vient à manquer, c'est qu'il y a trop de produits!—et vous réclamez pour qu'on les augmente!

Gorju se mordait la moustache.—Cependant… avec l'organisation du travail…

—Alors le gouvernement sera le maître?

Quelques-uns, autour d'eux, murmurèrent:—Non! non! plus de maîtres!

Gorju s'irrita.—N'importe! on doit fournir aux travailleurs un capital—ou bien instituer le crédit!

—De quelle manière?

—Ah! je ne sais pas! mais on doit instituer le crédit!

—En voilà assez dit le mécanicien; ils nous embêtent, ces farceurs-là!

Et il gravit le perron, déclarant qu'il enfoncerait la porte.

Placquevent l'y reçut, le jarret droit fléchi, les poings serrés.
—Avance un peu!

Le mécanicien recula.

Une nuée de la foule parvint dans la salle; tous se levèrent, ayant envie de s'enfuir. Le secours de Falaise n'arrivait pas! On déplorait l'absence de M. le Comte. Marescot tortillait une plume. Le père Coulon gémissait. Heurtaux s'emporta pour qu'on fît donner les gendarmes.

—Commandez-les! dit Foureau.

—Je n'ai pas d'ordre.

Le bruit redoublait, cependant. La Place était couverte de monde;—et tous observaient le premier étage de la mairie, quand à la croisée du milieu, sous l'horloge, on vit paraître Pécuchet.

Il avait pris adroitement l'escalier de service;—et voulant faire comme
Lamartine, il se mit à haranguer le peuple:

—Citoyens!

Mais sa casquette, son nez, sa redingote, tout son individu manquait de prestige.

L'homme au tricot l'interpella:

—Est-ce que vous êtes ouvrier?

—Non.

—Patron, alors?

—Pas davantage!

—Eh bien, retirez-vous!

—Pourquoi? reprit fièrement Pécuchet.

Et aussitôt, il disparut dans l'embrasure, empoigné par le mécanicien.
Gorju vint à son aide.—Laisse-le! c'est un brave! Ils se colletaient.

La porte s'ouvrit, et Marescot sur le seuil, proclama la décision municipale. Hurel l'avait suggérée.

Le chemin de Tournebu aurait un embranchement sur Angleville, et qui mènerait au château de Faverges.

C'était un sacrifice que s'imposait la commune dans l'intérêt des travailleurs. Ils se dispersèrent.

En rentrant chez eux, Bouvard et Pécuchet eurent les oreilles frappées par des voix de femmes. Les servantes et Mme Bordin poussaient des exclamations, la veuve criait plus fort,—et à leur aspect:

—Ah! c'est bien heureux! depuis trois heures que je vous attends! mon pauvre jardin! plus une seule tulipe! des cochonneries partout, sur le gazon! Pas moyen de le faire démarrer.

—Qui cela?

—Le père Gouy!

Il était venu avec une charrette de fumier—et l'avait jetée tout à vrac au milieu de l'herbe. Il laboure maintenant! Dépêchez-vous pour qu'il finisse!

—Je vous accompagne! dit Bouvard.

Au bas des marches, en dehors, un cheval dans les brancards d'un tombereau mordait une touffe de lauriers-roses. Les roues, en frôlant les plates-bandes, avaient pilé les buis, cassé un rhododendron, abattu les dahlias—et des mottes de fumier noir, comme des taupinières, bosselaient le gazon. Gouy le bêchait avec ardeur.

Un jour, Mme Bordin avait dit négligemment qu'elle voulait le retourner. Il s'était mis à la besogne, et malgré sa défense continuait. C'est de cette manière qu'il entendait le droit au travail, le discours de Gorju lui ayant tourné la cervelle.

Il ne partit que sur les menaces violentes de Bouvard.

Mme Bordin, comme dédommagement, ne paya pas sa main-d'oeuvre et garda le fumier. Elle était judicieuse, l'épouse du médecin—et même celle du notaire, bien que d'un rang supérieur, la considéraient.

Les ateliers de charité durèrent une semaine. Aucun trouble n'advint.
Gorju avait quitté le pays.

Cependant la garde nationale était toujours sur pied; le dimanche une revue, promenades militaires, quelquefois—et chaque nuit des rondes. Elles inquiétaient le village.

On tirait les sonnettes des maisons, par facétie; on pénétrait dans les chambres où des époux ronflaient sur le même traversin; alors on disait des gaudrioles; et le mari se levant allait vous chercher des petits verres. Puis on revenait au corps de garde, jouer un cent de dominos; on y buvait du cidre, on y mangeait du fromage, et le factionnaire qui s'ennuyait à la porte l'entrebâillait à chaque minute. L'indiscipline régnait, grâce à la mollesse de Beljambe.

Quand éclatèrent les journées de Juin, tout le monde fut d'accord pour
voler au secours de Paris, mais Foureau ne pouvait quitter la mairie,
Marescot son étude, le Docteur sa clientèle, Girbal ses pompiers. M. de
Faverges était à Cherbourg. Beljambe s'alita. Le capitaine grommelait:
On n'a pas voulu de moi, tant pis! et Bouvard eut la sagesse de retenir
Pécuchet.

Les rondes dans la campagne furent étendues plus loin.

Des paniques survenaient, causées par l'ombre d'une meule, ou les formes des branches; une fois, tous les gardes nationaux s'enfuirent. Sous le clair de la lune, ils avaient aperçu dans un pommier, un homme avec un fusil—et qui les tenait en joue.

Une autre fois, par une nuit obscure, la patrouille faisant halte sous la hêtrée entendit quelqu'un devant elle.

—Qui vive?

Pas de réponse!

On laissa l'individu continuer sa route, en le suivant à distance, car il pouvait avoir un pistolet ou un casse-tête—mais quand on fut dans le village, à portée des secours, les douze hommes du peloton, tous à la fois se précipitèrent sur lui, en criant: Vos papiers! Ils le houspillaient, l'accablaient d'injures. Ceux du corps de garde étaient sortis. On l'y traîna;—et à la lueur de la chandelle brûlant sur le poêle, on reconnut enfin Gorju.

Un méchant paletot de lasting craquait à ses épaules. Ses orteils se montraient par les trous de ses bottes. Des éraflures et des contusions faisaient saigner son visage. Il était amaigri prodigieusement, et roulait des yeux, comme un loup.

Foureau, accouru bien vite, lui demanda comment il se trouvait sous la hêtrée, ce qu'il revenait faire à Chavignolles, l'emploi de son temps, depuis six semaines.

Ça ne les regardait pas. Il était libre.

Placquevent le fouilla pour découvrir des cartouches. On allait provisoirement le coffrer.

Bouvard s'interposa.

—Inutile! reprit le maire on connaît vos opinions.

—Cependant?…

—Ah! prenez garde, je vous en avertis! Prenez garde.

Bouvard n'insista plus.

Gorju alors, se tourna vers Pécuchet:—Et vous, patron, vous ne dites rien?

Pécuchet baissa la tête, comme s'il eût douté de son innocence.

Le pauvre diable eut un sourire d'amertume.—Je vous ai défendu, pourtant!

Au petit jour, deux gendarmes l'emmenèrent à Falaise.

Il ne fut pas traduit devant un conseil de guerre, mais condamné par la correctionnelle à trois mois de prison, pour délit de paroles tendant au bouleversement de la société.

De Falaise, il écrivit à ses anciens maîtres de lui envoyer prochainement un certificat de bonne vie et moeurs—et leur signature devant être légalisée par le maire ou par l'adjoint, ils préférèrent demander ce petit service à Marescot.

On les introduisit dans une salle à manger, que décoraient des plats de vieille faïence. Une horloge de Boulle occupait le panneau le plus étroit. Sur la table d'acajou, sans nappe, il y avait deux serviettes, une théière, des bols. Mme Marescot traversa l'appartement dans un peignoir de cachemire bleu. C'était une Parisienne qui s'ennuyait à la campagne. Puis le notaire entra, une toque à la main, un journal de l'autre;—et tout de suite, d'un air aimable, il apposa son cachet—bien que leur protégé fût un homme dangereux.

—Vraiment dit Bouvard, pour quelques paroles!…

—Quand la parole amène des crimes, cher monsieur, permettez!

—Cependant reprit Pécuchet, quelle démarcation établir entre les phrases innocentes et les coupables? Telle chose défendue maintenant sera par la suite applaudie. Et il blâma la manière féroce dont on traitait les insurgés.

Marescot allégua naturellement la défense de la Société, le Salut
Public, loi suprême.

—Pardon! dit Pécuchet, le droit d'un seul est aussi respectable que celui de tous—et vous n'avez rien à lui objecter que la force—s'il retourne contre vous l'axiome.

Marescot, au lieu de répondre, leva les sourcils dédaigneusement. Pourvu qu'il continuât à faire des actes, et à vivre au milieu de ses assiettes, dans son petit intérieur confortable, toutes les injustices pouvaient se présenter sans l'émouvoir. Les affaires le réclamaient. Il s'excusa.

Sa doctrine du salut public les avait indignés. Les conservateurs parlaient maintenant comme Robespierre.

Autre sujet d'étonnement: Cavaignac baissait. La garde mobile devint suspecte. Ledru-Rollin s'était perdu, même dans l'esprit de Vaucorbeil. Les débats sur la Constitution n'intéressèrent personne;—et au 10 décembre, tous les Chavignollais votèrent pour Bonaparte.

Les six millions de voix refroidirent Pécuchet à l'encontre du peuple;—et Bouvard et lui étudièrent la question du suffrage universel.

Appartenant à tout le monde, il ne peut avoir d'intelligence. Un ambitieux le mènera toujours, les autres obéiront comme un troupeau, les électeurs n'étant pas même contraints de savoir lire;—c'est pourquoi, suivant Pécuchet, il y avait eu tant de fraudes dans l'élection présidentielle.

—Aucune, reprit Bouvard, je crois plutôt à la sottise du peuple. Pense à tous ceux qui achètent la Revalescière, la pommade Dupuytren, l'eau des châtelaines, etc.! Ces nigauds forment la masse électorale, et nous subissons leur volonté. Pourquoi ne peut-on se faire avec des lapins trois mille livres de rentes? C'est qu'une agglomération trop nombreuse est une cause de mort.—De même, par le fait seul de la foule, les germes de bêtise qu'elle contient se développent et il en résulte des effets incalculables.

—Ton scepticisme m'épouvante! dit Pécuchet.

Plus tard, au printemps, ils rencontrèrent M. de Faverges, qui leur apprit l'expédition de Rome. On n'attaquerait pas les Italiens. Mais il nous fallait des garanties. Autrement, notre influence était ruinée. Rien de plus légitime que cette intervention.

Bouvard écarquilla les yeux.—À propos de la Pologne, vous souteniez le contraire?

—Ce n'est plus la même chose! Maintenant, il s'agissait du Pape.

Et M. de Faverges en disant: Nous voulons, nous ferons, nous comptons bien représentait un groupe.

Bouvard et Pécuchet furent dégoûtés du petit nombre comme du grand. La plèbe en somme, valait l'aristocratie.

Le droit d'intervention leur semblait louche. Ils en cherchèrent les principes dans Calvo, Martens, Vattel;—et Bouvard conclut:

—On intervient pour remettre un prince sur le trône, pour affranchir un peuple—ou par précaution, en vue d'un danger. Dans les deux cas, c'est un attentat au droit d'autrui, un abus de la force, une violence hypocrite!

—Cependant, dit Pécuchet, les peuples comme les hommes sont solidaires.

—Peut-être! Et Bouvard se mit à rêver.

Bientôt commença l'expédition de Rome à l'intérieur.

En haine des idées subversives, l'élite des bourgeois parisiens, saccagea deux imprimeries. Le grand parti de l'ordre se formait.

Il avait pour chefs dans l'arrondissement, M. le comte, Foureau, Marescot et le curé. Tous les jours, vers quatre heures, ils se promenaient d'un bout à l'autre de la Place, et causaient des événements. L'affaire principale était la distribution des brochures. Les titres ne manquaient pas de saveur: _Dieu le voudra—les Partageux—Sortons du gâchis—Où allons-nous? _Ce qu'il y avait de plus beau, c'était les dialogues en style villageois, avec des jurons et des fautes de français, pour élever le moral des paysans. Par une loi nouvelle, le colportage se trouvait aux mains des préfets—et on venait de fourrer Proudhon à Sainte-Pélagie—immense victoire.

Les arbres de la liberté furent abattus généralement. Chavignolles obéit à la consigne. Bouvard vit de ses yeux les morceaux de son peuplier sur une brouette. Ils servirent à chauffer les gendarmes;—et on offrit la souche à M. le Curé—qui l'avait béni, pourtant! quelle dérision!

L'instituteur ne cacha pas sa manière de penser. Bouvard et Pécuchet l'en félicitèrent un jour qu'ils passaient devant sa porte.

Le lendemain, il se présenta chez eux. À la fin de la semaine, ils lui rendirent sa visite.

Le jour tombait; les gamins venaient de partir, et le maître d'école en bouts de manche, balayait la cour. Sa femme coiffée d'un madras allaitait un enfant. Une petite fille se cacha derrière sa jupe; un mioche hideux jouait par terre, à ses pieds; l'eau du savonnage qu'elle faisait dans la cuisine coulait au bas de la maison.

—Vous voyez dit l'instituteur comme le gouvernement nous traite! Et tout de suite, il s'en prit à l'infâme capital. Il fallait le démocratiser, affranchir la matière!

—Je ne demande pas mieux! dit Pécuchet.

Au moins, on aurait dû reconnaître le droit à l'assistance.

—Encore un droit! dit Bouvard.

N'importe! le Provisoire avait été mollasse, en n'ordonnant pas la
Fraternité.

—Tâchez donc de l'établir!

Comme il ne faisait plus clair, Petit commanda brutalement à sa femme de monter un flambeau dans son cabinet.

Des épingles fixaient aux murs de plâtre les portraits lithographiés des orateurs de la gauche. Un casier avec des livres dominait un bureau de sapin. On avait pour s'asseoir une chaise, un tabouret et une vieille caisse à savon; il affectait d'en rire. Mais la misère plaquait ses joues, et ses tempes étroites dénotaient un entêtement de bélier, un intraitable orgueil. Jamais il ne calerait.

—Voilà d'ailleurs ce qui me soutient!

C'était un amas de journaux, sur une planche—et il exposa en paroles fiévreuses les articles de sa foi: désarmement des troupes, abolition de la magistrature, égalité des salaires, niveau—moyens par lesquels on obtiendrait l'âge d'or, sous la forme de la République—avec un dictateur à la tête, un gaillard pour vous mener ça, rondement!

Puis, il atteignit une bouteille d'anisette, et trois verres, afin de porter un toast au Héros, à l'immortelle victime, au grand Maximilien!

Sur le seuil, la robe noire du curé parut.

Ayant salué vivement la compagnie, il aborda l'instituteur, et lui dit presque à voix basse:

—Notre affaire de Saint-Joseph, où en est-elle?

—Ils n'ont rien donné! reprit le maître d'école.

—C'est de votre faute!

—J'ai fait ce que j'ai pu!

—Ah!—vraiment?

Bouvard et Pécuchet se levèrent par discrétion. Petit les fit se rasseoir; et s'adressant au curé:—Est-ce tout?

L'abbé Jeufroy hésita;—puis, avec un sourire qui tempérait sa réprimande:

—On trouve que vous négligez un peu l'histoire sainte.

—Oh! l'histoire sainte! reprit Bouvard.

—Que lui reprochez-vous, monsieur?

—Moi? rien! Seulement il y a peut-être des choses plus utiles que l'anecdote de Jonas et les rois d'Israël!

—Libre à vous! répliqua sèchement le prêtre—et sans souci des étrangers, ou à cause d'eux: L'heure du catéchisme est trop courte!

Petit leva les épaules.

—Faites attention. Vous perdrez vos pensionnaires!

Les dix francs par mois de ces élèves étaient le meilleur de sa place.
Mais la soutane l'exaspérait.—Tant pis, vengez-vous!

—Un homme de mon caractère ne se venge pas! dit le prêtre, sans s'émouvoir. Seulement,—Je vous rappelle que la loi du 15 mars nous attribue la surveillance de l'instruction primaire.

—Eh! je le sais bien! s'écria l'instituteur. Elle appartient même aux colonels de gendarmerie! Pourquoi pas au garde-champêtre! ce serait complet!

Et il s'affaissa sur l'escabeau, mordant son poing, retenant sa colère, suffoqué par le sentiment de son impuissance.

L'ecclésiastique le toucha légèrement sur l'épaule.

—Je n'ai pas voulu vous affliger, mon ami! Calmez-vous! Un peu de raison! Voilà Pâques bientôt; j'espère que vous donnerez l'exemple,—en communiant avec les autres.

—Ah c'est trop fort! moi! moi! me soumettre à de pareilles bêtises!

Devant ce blasphème le curé pâlit. Ses prunelles fulguraient. Sa mâchoire tremblait.—Taisez-vous, malheureux! taisez-vous!

Et c'est sa femme qui soigne les linges de l'église!

—Eh bien? quoi? Qu'a-t-elle fait?

—Elle manque toujours la messe!—Comme vous, d'ailleurs!

—Eh! on ne renvoie pas un maître d'école, pour ça!

—On peut le déplacer!

Le prêtre ne parla plus. Il était au fond de la pièce, dans l'ombre.
Petit, la tête sur la poitrine, songeait.

Ils arriveraient à l'autre bout de la France, leur dernier sou mangé par le voyage;—et il retrouverait là-bas sous des noms différents, le même curé, le même recteur, le même préfet!—tous, jusqu'au ministre, étaient comme les anneaux de sa chaîne accablante! Il avait reçu déjà un avertissement, d'autres viendraient. Ensuite?—et dans une sorte d'hallucination, il se vit marchant sur une grande route, un sac au dos, ceux qu'il aimait près de lui, la main tendue vers une chaise de poste!

À ce moment-là, sa femme dans la cuisine fut prise d'une quinte de toux, le nouveau-né se mit à vagir; et le marmot pleurait.

—Pauvres enfants! dit le prêtre d'une voix douce.

Le père alors éclata en sanglots.—Oui! oui! tout ce qu'on voudra!

—J'y compte reprit le curé;—et ayant fait la révérence:—Messieurs, bien le bonsoir!

Le maître d'école restait la figure dans les mains.—Il repoussa
Bouvard.

—Non! laissez-moi! j'ai envie de crever! je suis un misérable!

Les deux amis regagnèrent leur domicile, en se félicitant de leur indépendance. Le pouvoir du clergé les effrayait.

On l'appliquait maintenant à raffermir l'ordre social. La République allait bientôt disparaître.

Trois millions d'électeurs se trouvèrent exclus du suffrage universel. Le cautionnement des journaux fut élevé, la censure rétablie. On en voulait aux romans-feuilletons; la philosophie classique était réputée dangereuse; les bourgeois prêchaient le dogme des intérêts matériels—et le Peuple semblait content.

Celui des campagnes revenait à ses anciens maîtres.

M. de Faverges, qui avait des propriétés dans l'Eure, fut porté à la Législative, et sa réélection au Conseil général du Calvados était d'avance certaine.

Il jugea bon d'offrir un déjeuner aux notables du pays.

Le vestibule où trois domestiques les attendaient pour prendre leurs paletots, le billard et les deux salons en enfilade, les plantes dans les vases de la Chine, les bronzes sur les cheminées, les baguettes d'or aux lambris, les rideaux épais, les larges fauteuils, ce luxe immédiatement les flatta comme une politesse qu'on leur faisait;—et en entrant dans la salle à manger, au spectacle de la table couverte de viandes sur les plats d'argent, avec la rangée des verres devant chaque assiette, les hors d'oeuvre çà et là, et un saumon au milieu, tous les visages s'épanouirent.

Ils étaient dix-sept, y compris deux forts cultivateurs, le sous-préfet de Bayeux, et un individu de Cherbourg. M. de Faverges pria ses hôtes d'excuser la comtesse, empêchée par une migraine;—et après des compliments sur les poires et les raisins qui emplissaient quatre corbeilles aux angles, il fut question de la grande nouvelle: le projet d'une descente en Angleterre par Changarnier.

Heurtaux la désirait comme soldat, le curé en haine des protestants,
Foureau dans l'intérêt du commerce.

—Vous exprimez dit Pécuchet des sentiments du moyen âge!

—Le moyen âge avait du bon! reprit Marescot. Ainsi, nos cathédrales!…

—Cependant, monsieur, les abus!…

—N'importe, la Révolution ne serait pas arrivée!…

—Ah! la Révolution, voilà le malheur! dit l'ecclésiastique, en soupirant.

—Mais tout le monde y a contribué! et—(excusez-moi, monsieur le comte), les nobles eux-mêmes par leur alliance avec les philosophes!

—Que voulez-vous! Louis XVIII a légalisé la spoliation! Depuis ce temps-là, le régime parlementaire vous sape les bases!…

Un roastbeef parut—et durant quelques minutes on n'entendit que le bruit des fourchettes et des mâchoires, avec le pas des servants sur le parquet et ces deux mots répétés: Madère! Sauterne!

La conversation fut reprise par le monsieur de Cherbourg. Comment s'arrêter sur le penchant de l'abîme?

—Chez les Athéniens dit Marescot chez les Athéniens, avec lesquels nous avons des rapports, Solon mata les démocrates, en élevant le cens électoral.

—Mieux vaudrait dit Hurel supprimer la Chambre; tout le désordre vient de Paris.

—Décentralisons! dit le notaire.

—Largement! reprit le Comte.

D'après Foureau, la commune devait être maîtresse absolue, jusqu'à interdire ses routes aux voyageurs, si elle le jugeait convenable.

Et pendant que les plats se succédaient, poule au jus, écrevisses, champignons, légumes en salade, rôtis d'alouettes, bien des sujets furent traités: le meilleur système d'impôts, les avantages de la grande culture, l'abolition de la peine de mort—le sous-préfet n'oublia pas de citer ce mot charmant d'un homme d'esprit:—Que MM. les assassins commencent!

Bouvard était surpris par le contraste des choses qui l'entouraient avec celles que l'on disait—car il semble toujours que les paroles doivent correspondre aux milieux, et que les hauts plafonds soient faits pour les grandes pensées. Néanmoins, il était rouge au dessert, et entrevoyait les compotiers dans un brouillard.

On avait pris des vins de Bordeaux, de Bourgogne et de Malaga… M. de Faverges qui connaissait son monde fit déboucher du champagne. Les convives, en trinquant burent au succès de l'élection—et il était plus de trois heures, quand ils passèrent dans le fumoir, pour prendre le café.

Une caricature du Charivari traînait sur une console, entre des numéros de l'Univers; cela représentait un citoyen, dont les basques de la redingote laissaient voir une queue, se terminant par un oeil. Marescot en donna l'explication. On rit beaucoup.

Ils absorbaient des liqueurs—et la cendre des cigares tombait dans les
capitons des meubles. L'abbé voulant convaincre Girbal attaqua Voltaire.
Coulon s'endormit. M. de Faverges déclara son dévouement pour
Chambord.—Les abeilles prouvent la monarchie.

—Mais les fourmilières la République! Du reste, le médecin n'y tenait plus.

—Vous avez raison! dit le sous-préfet. La forme du gouvernement importe peu!

—Avec la liberté! objecta Pécuchet.

—Un honnête homme n'en a pas besoin répliqua Foureau. Je ne fais pas de discours, moi! Je ne suis pas journaliste! et je vous soutiens que la France veut être gouvernée par un bras de fer!

Tous réclamaient un Sauveur.

Et en sortant, Bouvard et Pécuchet entendirent M. de Faverges qui disait à l'abbé Jeufroy:

—Il faut rétablir l'obéissance. L'autorité se meurt, si on la discute!
Le droit divin, il n'y a que ça!

—Parfaitement, monsieur le comte!

Les pâles rayons d'un soleil d'octobre s'allongeaient derrière les bois; un vent humide soufflait;—et en marchant sur les feuilles mortes, ils respiraient comme délivrés.

Tout ce qu'ils n'avaient pu dire s'échappa en exclamations:

—Quels idiots! quelle bassesse! Comment imaginer tant d'entêtement?
D'abord, que signifie le droit divin?

L'ami de Dumouchel, ce professeur qui les avait éclairés sur l'esthétique, répondit à leur question dans une lettre savante.

La théorie du droit divin a été formulée sous Charles II par l'Anglais
Filmer.

La voici:

Le Créateur donna au premier homme la souveraineté du monde. Elle fut transmise à ses descendants; et la puissance du Roi émane de Dieu. Il est son image, écrit Bossuet. L'empire paternel accoutume à la domination d'un seul. On a fait les rois d'après le modèle des pères.

Locke réfuta cette doctrine. Le pouvoir paternel se distingue du monarchique, tout sujet ayant le même droit sur ses enfants que le monarque sur les siens. La royauté n'existe que par le choix populaire—et même l'élection était rappelée dans la cérémonie du sacre, où deux évêques, en montrant le Roi, demandaient aux nobles et aux manants, s'ils l'acceptaient pour tel.

Donc le Pouvoir vient du Peuple. Il a le droit de faire tout ce qu'il veut, dit Helvétius, de changer sa constitution, dit Vattel, de se révolter contre l'injustice, prétendent Glafey, Hotman, Mably, etc.!—et saint Thomas d'Aquin l'autorise à se délivrer d'un tyran. Il est même, dit Jurieu, dispensé d'avoir raison.

Étonnés de l'axiome, ils prirent le Contrat social de Rousseau.

Pécuchet alla jusqu'au bout—puis fermant les yeux, et se renversant la tête, il en fit l'analyse.

—On suppose une convention, par laquelle l'individu aliéna sa liberté. Le Peuple, en même temps, s'engageait à le défendre contre les inégalités de la Nature et le rendait propriétaire des choses qu'il détient.

—Où est la preuve du contrat?

—Nulle part! et la communauté n'offre pas de garantie. Les citoyens s'occuperont exclusivement de politique. Mais comme il faut des métiers, Rousseau conseille l'esclavage. Les sciences ont perdu le genre humain. Le théâtre est corrupteur, l'argent funeste; et l'État doit imposer une religion, sous peine de mort.

Comment, se dirent-ils, voilà le dieu de 93, le pontife de la démocratie!

Tous les réformateurs l'ont copié;—et ils se procurèrent l'Examen du socialisme, par Morant.

Le chapitre premier expose la doctrine saint-simonienne.

Au sommet le Père, à la fois pape et empereur. Abolition des héritages, tous les biens meubles et immeubles composant un fonds social, qui sera exploité hiérarchiquement. Les industriels gouverneront la fortune publique. Mais rien à craindre! on aura pour chef celui qui aime le plus.

Il manque une chose, la Femme. De l'arrivée de la Femme dépend le salut du monde.

—Je ne comprends pas.

—Ni moi!

Et ils abordèrent le Fouriérisme.

Tous les malheurs viennent de la contrainte. Que l'Attraction soit libre, et l'Harmonie s'établira.

Notre âme enferme douze passions principales, cinq égoïstes, quatre animiques, trois distributives. Elles tendent, les premières à l'individu, les suivantes aux groupes, les dernières aux groupes de groupes, ou séries, dont l'ensemble est la Phalange, société de dix-huit cents personnes, habitant un palais. Chaque matin, des voitures emmènent les travailleurs dans la campagne, et les ramènent le soir. On porte des étendards, on donne des fêtes, on mange des gâteaux. Toute femme, si elle y tient, possède trois hommes, le mari, l'amant et le géniteur. Pour les célibataires, le Bayadérisme est institué.

—Ça me va! dit Bouvard; et il se perdit dans les rêves du monde harmonien.

Par la restauration des climatures la terre deviendra plus belle, par le croisement des races la vie humaine plus longue. On dirigera les nuages comme on fait maintenant de la foudre, il pleuvra la nuit sur les villes pour les nettoyer. Des navires traverseront les mers polaires dégelées sous les aurores boréales—car tout se produit par la conjonction des deux fluides mâle et femelle, jaillissant des pôles—et les aurores boréales sont un symptôme du rut de la planète, une émission prolifique.

—Cela me passe dit Pécuchet.

Après Saint-Simon et Fourier, le problème se réduit à des questions de salaire.

Louis Blanc, dans l'intérêt des ouvriers veut qu'on abolisse le commerce extérieur, La Farelle qu'on impose les machines, un autre qu'on dégrève les boissons, ou qu'on refasse les jurandes, ou qu'on distribue des soupes. Proudhon imagine un tarif uniforme, et réclame pour l'État le monopole du sucre.

—Tes socialistes disait Bouvard, demandent toujours la tyrannie.

—Mais non!

—Si fait!

—Tu es absurde!

—Toi, tu me révoltes!

Ils firent venir les ouvrages dont ils ne connaissaient que les résumés.
Bouvard nota plusieurs endroits, et les montrant:

—Lis, toi-même! Ils nous proposent comme exemple, les Esséniens, les Frères Moraves, les Jésuites du Paraguay, et jusqu'au régime des prisons.

Chez les Icariens, le déjeuner se fait en vingt minutes, les femmes accouchent à l'hôpital. Quant aux livres, défense d'en imprimer sans l'autorisation de la République.

—Mais Cabet est un idiot.

—Maintenant voilà du Saint-Simon: les publicistes soumettront leurs travaux à un comité d'industriels.

Et du Pierre Leroux: la loi forcera les citoyens à entendre un orateur.

Et de l'Auguste Comte: les prêtres éduqueront la jeunesse, dirigeront toutes les oeuvres de l'esprit, et engageront le Pouvoir à régler la procréation.

Ces documents affligèrent Pécuchet. Le soir, au dîner, il répliqua.

—Qu'il y ait chez les utopistes, des choses ridicules, j'en conviens. Cependant, ils méritent notre amour. La hideur du monde les désolait, et pour le rendre plus beau, ils ont tout souffert. Rappelle-toi Morus décapité, Campanella mis sept fois à la torture, Buonarroti avec une chaîne autour du cou, Saint-Simon crevant de misère, bien d'autres. Ils auraient pu vivre tranquilles! mais non! ils ont marché dans leur voie, la tête au ciel, comme des héros.

—Crois-tu que le monde reprit Bouvard, changera grâce aux théories d'un monsieur?

—Qu'importe! dit Pécuchet, il est temps de ne plus croupir dans l'égoïsme! Cherchons le meilleur système!

—Alors, tu comptes le trouver?

—Certainement!

—Toi?

Et dans le rire dont Bouvard fut pris, ses épaules et son ventre sautaient d'accord. Plus rouge que les confitures, avec sa serviette sous l'aisselle, il répétait: Ah! ah! ah! d'une façon irritante.

Pécuchet sortit de l'appartement, en faisant claquer la porte.

Germaine le héla par toute la maison;—et on le découvrit au fond de sa chambre dans une bergère, sans feu ni chandelle et la casquette sur les sourcils. Il n'était pas malade; mais se livrait à ses réflexions.

La brouille étant passée, ils reconnurent qu'une base manquait à leurs études: l'économie politique.

Ils s'enquirent de l'offre et de la demande, du capital et du loyer, de l'importation, de la prohibition.

Une nuit, Pécuchet fut réveillé par le craquement d'une botte dans le corridor. La veille comme d'habitude, il avait tiré lui-même tous les verrous—et il appela Bouvard qui dormait profondément.

Ils restèrent immobiles sous leurs couvertures. Le bruit ne recommença pas.

Les servantes interrogées n'avaient rien entendu.

Mais en se promenant dans leur jardin, ils remarquèrent au milieu d'une plate-bande, près de la claire-voie l'empreinte d'une semelle—et deux bâtons du treillage étaient rompus.—On l'avait escaladé, évidemment.

Il fallait prévenir le garde champêtre.

Comme il n'était pas à la mairie, Pécuchet se rendit chez l'épicier.

Que vit-il dans l'arrière-boutique, à côté de Placquevent, parmi les buveurs? Gorju!—Gorju nippé comme un bourgeois,—et régalant la compagnie.

Cette rencontre était insignifiante. Bientôt, ils arrivèrent à la question du Progrès.

Bouvard n'en doutait pas dans le domaine scientifique. Mais en littérature, il est moins clair—et si le bien-être augmente, la splendeur de la vie a disparu.

Pécuchet, pour le convaincre, prit un morceau de papier.

—Je trace obliquement une ligne ondulée. Ceux qui pourraient la parcourir, toutes les fois qu'elle s'abaisse, ne verraient plus l'horizon. Elle se relève pourtant, et malgré ses détours, ils atteindront le sommet. Telle est l'image du Progrès.

Mme Bordin entra.

C'était le 3 décembre 1851. Elle apportait le journal.

Ils lurent bien vite et côte à côte, l'Appel au peuple, la dissolution de la Chambre, l'emprisonne ment des députés.

Pécuchet devint blême. Bouvard considérait la veuve.

—Comment? vous ne dites rien!

—Que voulez-vous que j'y fasse? Ils oubliaient de lui offrir un siège. Moi qui suis venue, croyant vous faire plaisir. Ah! vous n'êtes guère aimables aujourd'hui et elle sortit, choquée de leur impolitesse.

La surprise les avait rendus muets. Puis, ils allèrent dans le village, épandre leur indignation.

Marescot, qui les reçut au milieu des contrats, pensait différemment. Le bavardage de la Chambre était fini, grâce au ciel. On aurait désormais une politique d'affaires.

Beljambe ignorait les événements, et s'en moquait d'ailleurs.

Sous les Halles, ils arrêtèrent Vaucorbeil.

Le médecin était revenu de tout ça.—Vous avez bien tort de vous tourmenter.

Foureau passa près d'eux, en disant d'un air narquois:—Enfoncés les démocrates!—Et le capitaine au bras de Girbal, cria de loin: Vive l'Empereur!

Mais Petit devait les comprendre—et Bouvard ayant frappé au carreau, le maître d'école quitta sa classe.

Il trouvait extrêmement drôle que Thiers fût en prison. Cela vengeait le
Peuple.—Ah! ah! messieurs les Députés, à votre tour!

La fusillade sur les boulevards eut l'approbation de Chavignolles. Pas de grâce aux vaincus, pas de pitié pour les victimes! Dès qu'on se révolte on est un scélérat.

—Remercions la Providence! disait le curé—et après elle Louis
Bonaparte. Il s'entoure des hommes les plus distingués! Le comte de
Faverges deviendra sénateur.

Le lendemain, ils eurent la visite de Placquevent.

Ces messieurs avaient beaucoup parlé. Il les engageait à se taire.

—Veux-tu savoir mon opinion? dit Pécuchet.

Puisque les bourgeois sont féroces, les ouvriers jaloux, les prêtres serviles—et que le Peuple enfin, accepte tous les tyrans, pourvu qu'on lui laisse le museau dans sa gamelle, Napoléon a bien fait!—qu'il le bâillonne, le foule et l'extermine! ce ne sera jamais trop, pour sa haine du droit, sa lâcheté, son ineptie, son aveuglement!

Bouvard songeait:—Hein, le Progrès, quelle blague! Il ajouta:—Et la
Politique, une belle saleté!

—Ce n'est pas une science reprit Pécuchet. L'art militaire vaut mieux, on prévoit ce qui arrive. Nous devrions nous y mettre?

—Ah! merci! répliqua Bouvard. Tout me dégoûte. Vendons plutôt notre baraque—et allons au tonnerre de Dieu, chez les sauvages!

—Comme tu voudras!

Mélie dans la cour, tirait de l'eau.

La pompe en bois avait un long levier. Pour le faire descendre, elle courbait les reins—et on voyait alors ses bas bleus jusqu'à la hauteur de son mollet. Puis, d'un geste rapide, elle levait son bras droit, tandis qu'elle tournait un peu la tête—et Pécuchet en la regardant, sentait quelque chose de tout nouveau, un charme, un plaisir infini.

CHAPITRE VII

Des jours tristes commencèrent.

Ils n'étudiaient plus dans la peur de déceptions; les habitants de Chavignolles s'écartaient d'eux; les journaux tolérés n'apprenaient rien—et leur solitude était profonde, leur désoeuvrement complet.

Quelquefois, ils ouvraient un livre, et le refermaient; à quoi bon? En d'autres jours, ils avaient l'idée de nettoyer le jardin, au bout d'un quart d'heure une fatigue les prenait; ou de voir leur ferme, ils en revenaient écoeurés; ou de s'occuper de leur ménage, Germaine poussait des lamentations; ils y renoncèrent.

Bouvard voulut dresser le catalogue du muséum, et déclara ces bibelots stupides. Pécuchet emprunta la canardière de Langlois pour tirer des alouettes; l'arme éclatant du premier coup faillit le tuer.

Donc ils vivaient dans cet ennui de la campagne, si lourd quand le ciel blanc écrase de sa monotonie un coeur sans espoir. On écoute le pas d'un homme en sabots qui longe le mur, ou les gouttes de la pluie tomber du toit par terre. De temps à autre, une feuille morte vient frôler la vitre, puis tournoie, s'en va. Des glas indistincts sont apportés par le vent. Au fond de l'étable, une vache mugit.

Ils bâillaient l'un devant l'autre, consultaient le calendrier, regardaient la pendule, attendaient les repas;—et l'horizon était toujours le même! des champs en face, à droite l'église, à gauche un rideau de peupliers; leurs cimes se balançaient dans la brume, perpétuellement, d'un air lamentable!

Des habitudes qu'ils avaient tolérées les faisaient souffrir. Pécuchet devenait incommode avec sa manie de poser sur la nappe son mouchoir. Bouvard ne quittait plus la pipe, et causait en se dandinant. Des contestations s'élevaient, à propos des plats ou de la qualité du beurre. Dans leur tête-à-tête ils pensaient à des choses différentes.

Un événement avait bouleversé Pécuchet.

Deux jours après l'émeute de Chavignolles, comme il promenait son déboire politique, il arriva dans un chemin, couvert par des ormes touffus; et il entendit derrière son dos une voix crier:—Arrête!

C'était Mme Castillon. Elle courait de l'autre côté, sans l'apercevoir. Un homme, qui marchait devant elle, se retourna. C'était Gorju;—et ils s'abordèrent à une toise de Pécuchet, la rangée des arbres les séparant de lui.

—Est-ce vrai? dit-elle tu vas te battre?

Pécuchet se coula dans le fossé, pour entendre:

—Eh bien! oui, répliqua Gorju je vais me battre! Qu'est-ce que ça te fait?

—Il le demande! s'écria-t-elle, en se tordant les bras. Mais si tu es tué, mon amour? Oh reste!—Et ses yeux bleus, plus encore que ses paroles, le suppliaient.

—Laisse-moi tranquille! je dois partir!

Elle eut un ricanement de colère.—L'autre l'a permis, hein?

—N'en parle pas! Il leva son poing fermé.

—Non! mon ami, non! je me tais, je ne dis rien. Et de grosses larmes descendaient le long de ses joues dans les ruches de sa collerette.

Il était midi. Le soleil brillait sur la campagne, couverte de blés jaunes. Tout au loin, la bâche d'une voiture glissait lentement. Une torpeur s'étalait dans l'air—pas un cri d'oiseau, pas un bourdonnement d'insecte. Gorju s'était coupé une badine, et en raclait l'écorce. Mme Castillon ne relevait pas la tête.

Elle songeait, la pauvre femme, à la vanité de ses sacrifices, les dettes qu'elle avait soldées, ses engagements d'avenir, sa réputation perdue. Au lieu de se plaindre elle lui rappela les premiers temps de leur amour, quand elle allait, toutes les nuits, le rejoindre dans la grange;—si bien qu'une fois son mari croyant à un voleur, avait lâché par la fenêtre un coup de pistolet. La balle était encore dans le mur.—Du moment que je t'ai connu, tu m'as semblé beau comme un prince. J'aime tes yeux, ta voix, ta démarche, ton odeur! Elle ajouta plus bas:—Je suis en folie de ta personne!

Il souriait, flatté dans son orgueil.

Elle le prit à deux mains par les flancs,—et la tête renversée, comme en adoration.

—Mon cher coeur! mon cher amour! mon âme! ma vie! voyons! parle! que veux-tu?—est-ce de l'argent? on en trouvera. J'ai eu tort! je t'ennuyais! pardon! et commande-toi des habits chez le tailleur, bois du champagne, fais la noce! je te permets tout,—tout!—Elle murmura dans un effort suprême: jusqu'à elle!… pourvu que tu reviennes à moi!

Il se pencha sur sa bouche, un bras autour de ses reins, pour l'empêcher de tomber;—et elle balbutiait:—Cher coeur! cher amour! comme tu es beau! mon Dieu, que tu es beau!

Pécuchet immobile, et la terre du fossé à la hauteur de son menton, les regardait, en haletant.

—Pas de faiblesse! dit Gorju. Je n'aurais qu'à manquer la diligence! on prépare un fameux coup de chien; j'en suis!—Donne-moi dix sous, pour que je paye un gloria au conducteur.

Elle tira cinq francs de sa bourse.—Tu me les rendras bientôt. Aie un peu de patience! Depuis le temps qu'il est paralysé! songe donc!—Et si tu voulais nous irions à la chapelle de la Croix-Janval—et là, mon amour, je jurerais devant la sainte Vierge, de t'épouser, dès qu'il sera mort!

—Eh! il ne meurt jamais, ton mari!

Gorju avait tourné les talons. Elle le rattrapa;—et se cramponnant à ses épaules:

—Laisse-moi partir avec toi! je serai ta domestique! Tu as besoin de quelqu'un. Mais ne t'en va pas! ne me quitte pas! La mort plutôt! Tue-moi!

Elle se traînait à ses genoux, tâchant de saisir ses mains pour les baiser; son bonnet tomba, son peigne ensuite, et ses cheveux courts s'éparpillèrent. Ils étaient blancs sous les oreilles—et comme elle le regardait de bas en haut, toute sanglotante, avec ses paupières rouges et ses lèvres tuméfiées, une exaspération le prit, il la repoussa.

—Arrière la vieille! Bonsoir!

Quand elle se fut relevée, elle arracha la croix d'or, qui pendait à son cou—et la jetant vers lui:

—Tiens! canaille!

Gorju s'éloignait,—en tapant avec sa badine les feuilles des arbres.

Mme Castillon ne pleurait pas. La mâchoire ouverte et les prunelles éteintes elle resta sans faire un mouvement,—pétrifiée dans son désespoir,—n'étant plus un être,—mais une chose en ruines.

Ce qu'il venait de surprendre fut pour Pécuchet comme la découverte d'un monde—tout un monde!—qui avait des lueurs éblouissantes, des floraisons désordonnées, des océans, des tempêtes, des trésors—et des abîmes d'une profondeur infinie;—un effroi s'en dégageait; qu'importe! il rêva l'amour, ambitionnait de le sentir comme elle, de l'inspirer comme lui.

Pourtant, il exécrait Gorju—et, au corps de garde, avait eu peine à ne pas le trahir.

L'amant de Mme Castillon l'humiliait par sa taille mince, ses accroche-coeurs égaux, sa barbe floconneuse, un air de conquérant; —tandis que sa chevelure—à lui—se collait sur son crâne comme une perruque mouillée, son torse dans sa houppelande ressemblait à un traversin, deux canines manquaient, et sa physionomie était sévère. Il trouvait le ciel injuste, se sentait comme déshérité, et son ami ne l'aimait plus. Bouvard l'abandonnait tous les soirs.

Après la mort de sa femme, rien ne l'eût empêché d'en prendre une autre—et qui maintenant le dorloterait, soignerait sa maison. Il était trop vieux pour y songer!

Mais Bouvard se considéra dans la glace. Ses pommettes gardaient leurs couleurs, ses cheveux frisaient comme autrefois; pas une dent n'avait bougé;—et à l'idée qu'il pouvait plaire, il eut un retour de jeunesse; Mme Bordin surgit dans sa mémoire.—Elle lui avait fait des avances, la première fois lors de l'incendie des meules, la seconde à leur dîner, puis dans le muséum, pendant la déclamation, et dernièrement, elle était venue sans rancune, trois dimanches de suite. Il alla donc chez elle, et y retourna, se promettant de la séduire.

Depuis le jour où Pécuchet avait observé la petite bonne tirant de l'eau il lui parlait plus souvent;—et soit qu'elle balayât le corridor, ou qu'elle étendit du linge, ou qu'elle tournât les casseroles, il ne pouvait se rassasier du bonheur de la voir,—surpris lui-même de ses émotions, comme dans l'adolescence. Il en avait les fièvres et les langueurs,—et était persécuté par le souvenir de Mme Castillon, étreignant Gorju.

Il questionna Bouvard sur la manière dont les libertins s'y prennent pour avoir des femmes.

—On leur fait des cadeaux! on les régale au restaurant.

—Très bien! Mais ensuite?

—Il y en a qui feignent de s'évanouir, pour qu'on les porte sur un canapé, d'autres laissent tomber par terre leur mouchoir. Les meilleures vous donnent un rendez-vous, franchement. Et Bouvard se répandit en descriptions, qui incendièrent l'imagination de Pécuchet, comme des gravures obscènes. La première règle, c'est de ne pas croire à ce qu'elles disent. J'en ai connu, qui sous l'apparence de Saintes, étaient de véritables Messalines! Avant tout, il faut être hardi!

Mais la hardiesse ne se commande pas. Pécuchet, quotidiennement ajournait sa décision, était d'ailleurs intimidé par la présence de Germaine.

Espérant qu'elle demanderait son compte, il en exigea un surcroît de besogne, notait les fois qu'elle était grise, remarquait tout haut, sa malpropreté, sa paresse, et fit si bien qu'on la renvoya.

Alors Pécuchet fut libre!

Avec quelle impatience, il attendait la sortie de Bouvard! Quel battement de coeur, dès que la porte était refermée!

Mélie travaillait sur un guéridon, près de la fenêtre, à la clarté d'une chandelle. De temps à autre, elle cassait son fil avec ses dents, puis clignait les yeux, pour l'ajuster dans la fente de l'aiguille.

D'abord, il voulut savoir quels hommes lui plaisaient. Étaient-ce, par exemple, ceux du genre de Bouvard? Pas du tout; elle préférait les maigres. Il osa lui demander si elle avait eu des amoureux?—Jamais!

Puis, se rapprochant, il contemplait son nez fin, sa bouche étroite, le tour de sa figure. Il lui adressa des compliments et l'exhortait à la sagesse.

En se penchant sur elle, il apercevait dans son corsage des formes blanches d'où émanait une tiède senteur, qui lui chauffait la joue. Un soir, il toucha des lèvres les cheveux follets de sa nuque, et il en ressentit un ébranlement jusqu'à la moelle des os. Une autre fois, il la baisa sous le menton, en se retenant de ne pas mordre sa chair, tant elle était savoureuse. Elle lui rendit son baiser. L'appartement tourna. Il n'y voyait plus.

Il lui fit cadeau d'une paire de bottines, et la régalait souvent d'un verre d'anisette.

Pour lui éviter du mal, il se levait de bonne heure, cassait le bois, allumait le feu, poussait l'attention jusqu'à nettoyer les chaussures de Bouvard.

Mélie ne s'évanouit pas, ne laissa pas tomber son mouchoir et Pécuchet ne savait à quoi se résoudre, son désir augmentant par la peur de le satisfaire.

Bouvard faisait assidûment la cour à Mme Bordin.

Elle le recevait, un peu sanglée dans sa robe de soie gorge-pigeon qui craquait comme le harnais d'un cheval, tout en maniant par contenance sa longue chaîne d'or.

Leurs dialogues roulaient sur les gens de Chavignolles, ou défunt son mari, autrefois huissier à Livarot.

Puis, elle s'informa du passé de Bouvard, curieuse de connaître ses farces de jeune homme, sa fortune incidemment, par quels intérêts il était lié à Pécuchet?

Il admirait la tenue de sa maison, et quand il dînait chez elle, la netteté du service, l'excellence de la table. Une suite de plats, d'une saveur profonde, que coupait à intervalles égaux un vieux pommard, les menait jusqu'au dessert où ils étaient fort longtemps à prendre le café;—et Mme Bordin, en dilatant les narines, trempait dans la soucoupe sa lèvre charnue, ombrée légèrement d'un duvet noir.

Un jour, elle apparut décolletée. Ses épaules fascinèrent Bouvard. Comme il était sur une petite chaise devant elle, il se mit à lui passer les deux mains le long des bras. La veuve se fâcha. Il ne recommença plus mais il se figurait des rondeurs d'une amplitude et d'une consistance merveilleuses.

Un soir, que la cuisine de Mélie l'avait dégoûté, il eut une joie en entrant dans le salon de Mme Bordin. C'est là qu'il aurait fallu vivre!

Le globe de la lampe, couvert d'un papier rose, épandait une lumière tranquille. Elle était assise auprès du feu; et son pied passait le bord de sa robe. Dès les premiers mots, l'entretien tomba.

Cependant, elle le regardait, les cils à demi fermés, d'une manière langoureuse, avec obstination.

Bouvard n'y tint plus!—et s'agenouillant sur le parquet, il bredouilla:—Je vous aime! Marions-nous!

Mme Bordin respira fortement; puis, d'un air ingénu, dit qu'il plaisantait, sans doute, on allait se moquer, ce n'était pas raisonnable. Cette déclaration l'étourdissait.

Bouvard objecta qu'ils n'avaient besoin du consentement de personne. Qui vous arrête? est-ce le trousseau? Notre linge a une marque pareille, un B! nous unirons nos majuscules.

L'argument lui plut. Mais une affaire majeure l'empêchait de se décider avant la fin du mois. Et Bouvard gémit.

Elle eut la délicatesse de le reconduire,—escortée de Marianne, qui portait un falot.

Les deux amis s'étaient caché leur passion.

Pécuchet comptait voiler toujours son intrigue avec la bonne. Si Bouvard s'y opposait il l'emmènerait vers d'autres lieux, fût-ce en Algérie, où l'existence n'est pas chère! Mais rarement il formait de ces hypothèses, plein de son amour, sans penser aux conséquences.

Bouvard projetait de faire du muséum la chambre conjugale, à moins que
Pécuchet ne s'y refusât; alors il habiterait le domicile de son épouse.

Un après-midi de la semaine suivante,—c'était chez elle dans son jardin; les bourgeons commençaient à s'ouvrir; et il y avait, entre les nuées, de grands espaces bleus,—elle se baissa pour cueillir des violettes, et dit, en les présentant:

—Saluez Mme Bouvard!

—Comment! Est-ce vrai?

—Parfaitement vrai.

Il voulut la saisir dans ses bras, elle le repoussa. Quel homme!—puis devenue sérieuse, l'avertit que bientôt, elle lui demanderait une faveur.

—Je vous l'accorde!

Ils fixèrent la signature de leur contrat à jeudi prochain.

Personne jusqu'au dernier moment n'en devait rien savoir.

—Convenu!

Et il sortit les yeux au ciel, léger comme un chevreuil.

Pécuchet le matin du même jour s'était promis de mourir, s'il n'obtenait pas les faveurs de sa bonne—et il l'avait accompagnée dans la cave, espérant que les ténèbres lui donneraient de l'audace.

Plusieurs fois, elle avait voulu s'en aller; mais il la retenait pour compter les bouteilles, choisir des lattes, ou voir le fond des tonneaux; cela durait depuis longtemps.

Elle se trouvait en face de lui, sous la lumière du soupirail, droite, les paupières basses, le coin de la bouche un peu relevé.

—M'aimes-tu? dit brusquement Pécuchet.

—Oui! je vous aime.

—Eh bien, alors, prouve-le-moi!

Et l'enveloppant du bras gauche, il commença, de l'autre main, à dégrafer son corset.

—Vous allez me faire du mal?

—Non! mon petit ange! N'aie pas peur!

—Si M. Bouvard…

—Je ne lui dirai rien! Sois tranquille!

Un tas de fagots se trouvait derrière. Elle s'y laissa tomber, les seins hors de la chemise, la tête renversée;—puis se cacha la figure sous un bras—et un autre eût compris qu'elle ne manquait pas d'expérience.

Bouvard, bientôt, arriva pour dîner.

Le repas se fit en silence, chacun ayant peur de se trahir. Mélie les servait impassible, comme d'habitude. Pécuchet tournait les yeux, pour éviter les siens, tandis que Bouvard considérant les murs, songeait à des améliorations.

Huit jours après, le jeudi, il rentra furieux.

—La sacrée garce!

—Qui donc?

—Mme Bordin.

Et il conta qu'il avait poussé la démence jusqu'à vouloir en faire sa femme. Mais tout était fini, depuis un quart d'heure, chez Marescot.

Elle avait prétendu recevoir en dot les Écalles, dont il ne pouvait disposer—l'ayant comme la ferme, soldée en partie avec l'argent d'un autre.

—Effectivement! dit Pécuchet.

—Et moi! qui ai eu la bêtise de lui promettre une faveur, à son choix! C'était celle-là! j'y ai mis de l'entêtement; si elle m'aimait, elle m'eût cédé! La veuve, au contraire s'était emportée en injures, avait dénigré son physique, sa bedaine. Ma bedaine! je te demande un peu.

Pécuchet cependant était sorti plusieurs fois, marchait les jambes écartées.

—Tu souffres? dit Bouvard.

—Oh!—oui! je souffre!

Et ayant fermé la porte, Pécuchet après beaucoup d'hésitations, confessa qu'il venait de se découvrir une maladie secrète.

—Toi?

—Moi-même!

—Ah! mon pauvre garçon! qui te l'a donnée?

Il devint encore plus rouge, et dit d'une voix encore plus basse:

—Ce ne peut être que Mélie!

Bouvard en demeura stupéfait.

La première chose était de renvoyer la jeune personne.

Elle protesta d'un air candide.

Le cas de Pécuchet était grave, pourtant; mais honteux de sa turpitude, il n'osait voir le médecin.

Bouvard imagina de recourir à Barberou.

Ils lui adressèrent le détail de la maladie, pour le montrer à un docteur qui la soignerait par correspondance. Barberou y mit du zèle, persuadé qu'elle concernait Bouvard, et l'appela vieux roquentin, tout en le félicitant.

—À mon âge! disait Pécuchet n'est-ce pas lugubre! Mais pourquoi m'a-t-elle fait ça!

—Tu lui plaisais.

—Elle aurait dû me prévenir.

—Est-ce que la passion raisonne! Et Bouvard se plaignait de Mme Bordin.

Souvent, il l'avait surprise arrêtée devant les Écalles, dans la compagnie de Marescot, en conférence avec Germaine,—tant de manoeuvres pour un peu de terre!

—Elle est avare! Voilà l'explication!

Ils ruminaient ainsi leur mécompte, dans la petite salle, au coin du feu, Pécuchet, tout en avalant ses remèdes, Bouvard en fumant des pipes—et ils dissertaient sur les femmes.

—Étrange besoin, est-ce un besoin?—Elles poussent au crime, à l'héroïsme, et à l'abrutissement! L'enfer sous un jupon, le paradis dans un baiser—ramage de tourterelle, ondulations de serpent, griffe de chat;—perfidie de la mer, variété de la lune—ils dirent tous les lieux communs qu'elles ont fait répandre.

C'était le désir d'en avoir qui avait suspendu leur amitié. Un remords les prit.—Plus de femmes, n'est-ce pas? Vivons sans elles!—Et ils s'embrassèrent avec attendrissement.

Il fallait réagir!—et Bouvard, après la guérison de Pécuchet, estima que l'hydrothérapie leur serait avantageuse.

Germaine, revenue dès le départ de l'autre, charriait tous les matins, la baignoire dans le corridor.

Les deux bonshommes, nus comme des sauvages, se lançaient de grands seaux d'eau;—puis ils couraient pour rejoindre leurs chambres.—On les vit par la claire-voie;—et des personnes furent scandalisées.

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