Bouvard et Pécuchet
CHAPITRE VIII
Satisfaits de leur régime, ils voulurent s'améliorer le tempérament par de la gymnastique.
Et ayant pris le manuel d'Amoros, ils en parcoururent l'atlas.
Tous ces jeunes garçons, accroupis, renversés, debout, pliant les jambes, écartant les bras, montrant le poing, soulevant des fardeaux, chevauchant des poutres, grimpant à des échelles, cabriolant sur des trapèzes, un tel déploiement de force et d'agilité excita leur envie.
Cependant, ils étaient contristés par les splendeurs du gymnase, décrites dans la préface. Car jamais ils ne pourraient se procurer un vestibule pour les équipages, un hippodrome pour les courses, un bassin pour la natation, ni une montagne de gloire, colline artificielle, ayant trente-deux mètres de hauteur.
Un cheval de voltige en bois avec le rembourrage eût été dispendieux, ils y renoncèrent; le tilleul abattu dans le jardin leur servit de mât horizontal; et quand ils furent habiles à le parcourir d'un bout à l'autre, pour en avoir un vertical, ils replantèrent une poutrelle des contre-espaliers. Pécuchet gravit jusqu'en haut. Bouvard glissait, retombait toujours, finalement, y renonça.
Les bâtons orthosomatiques lui plurent davantage, c'est-à-dire deux manches à balai reliés par deux cordes dont la première se passe sous les aisselles, la seconde sur les poignets—et pendant des heures il gardait cet appareil, le menton levé, la poitrine en avant, les coudes le long du corps.
À défaut d'haltères, le charron leur tourna quatre morceaux de frêne qui ressemblaient à des pains de sucre, se terminant en goulot de bouteille. On doit porter ces massues à droite, à gauche, par devant, par derrière; mais trop lourdes, elles échappaient de leurs doigts, au risque de leur broyer les jambes. N'importe, ils s'acharnèrent aux mils persanes et même craignant qu'elles n'éclatassent, tous les soirs, ils les frottaient avec de la cire et un morceau de drap.
Ensuite, ils recherchèrent des fossés. Quand ils en avaient trouvé un à leur convenance, ils appuyaient au milieu une longue perche, s'élançaient du pied gauche, atteignaient l'autre bord, puis recommençaient. La campagne étant plate, on les apercevait au loin;—et les villageois se demandaient quelles étaient ces deux choses extraordinaires, bondissant à l'horizon.
L'automne venu, ils se mirent à la gymnastique de chambre; elle les ennuya. Que n'avaient-ils le trémoussoir ou fauteuil de poste imaginé sous Louis XIV par l'abbé de Saint-Pierre! Comment était-ce construit? où se renseigner? Dumouchel ne daigna pas même leur répondre!
Alors, ils établirent dans le fournil une bascule brachiale. Sur deux poulies vissées au plafond passait une corde, tenant une traverse à chaque bout. Sitôt qu'ils l'avaient prise, l'un poussait la terre de ses orteils, l'autre baissait les bras jusqu'au niveau du sol; le premier, par sa pesanteur, attirait le second, qui lâchant un peu la cordelette, montait à son tour; en moins de cinq minutes leurs membres dégouttelaient de sueur.
Pour suivre les prescriptions du manuel, ils tâchèrent de devenir ambidextres, jusqu'à se priver de la main droite, temporairement. Ils firent plus: Amoros indique les pièces de vers qu'il faut chanter dans les manoeuvres—et Bouvard et Pécuchet, en marchant, répétaient l'hymne nº 9:
Un roi, un roi juste est un bien sur la terre.
Quand ils se battaient les pectoraux: Amis, la couronne et la gloire, etc. Au pas de course:
À nous l'animal timide!
Atteignons le cerf rapide!
Oui! nous vaincrons!
Courons! courons! courons!
Et plus haletants que des chiens, ils s'animaient au bruit de leurs voix.
Un côté de la gymnastique les exaltait: son emploi comme moyen de sauvetage.
Mais il aurait fallu des enfants, pour apprendre à les porter dans des sacs;—et ils prièrent le maître d'école de leur en fournir quelques-uns. Petit objecta que les familles se fâcheraient. Ils se rabattirent sur les secours aux blessés. L'un feignait d'être évanoui; et l'autre le charriait dans une brouette, avec toutes sortes de précautions.
Quant aux escalades militaires, l'auteur préconise l'échelle de Bois-Rosé, ainsi nommée du capitaine qui surprit Fécamp autrefois, en montant par la falaise.
D'après la gravure du livre, ils garnirent de bâtonnets un câble, et l'attachèrent sous le hangar.
Dès qu'on a enfourché le premier bâton, et saisi le troisième, on jette ses jambes en dehors, pour que le deuxième qui était tout à l'heure contre la poitrine se trouve juste sous les cuisses. On se redresse, on empoigne le quatrième et l'on continue.—Malgré de prodigieux déhanchements, il leur fut impossible d'atteindre le deuxième échelon.
Peut-être a-t-on moins de mal en s'accrochant aux pierres avec les mains, comme firent les soldats de Bonaparte à l'attaque du Fort-Chambray?—et pour vous rendre capable d'une telle action, Amoros possède une tour dans son établissement.
Le mur en ruines pouvait la remplacer. Ils en tentèrent l'assaut.
Mais Bouvard, ayant retiré trop vite son pied d'un trou, eut peur et fut pris d'étourdissement.
Pécuchet en accusa leur méthode: ils avaient négligé ce qui concerne les phalanges—si bien qu'ils devaient se remettre aux principes.
Ses exhortations furent vaines;—et dans sa présomption, il aborda les échasses.
La nature semblait l'y avoir destiné; car il employa tout de suite le grand modèle, ayant des palettes à quatre pieds du sol;—et tranquille là-dessus, il arpentait le jardin, pareil à une gigantesque cigogne qui se fût promenée.
Bouvard à la fenêtre le vit tituber—puis s'abattre d'un bloc sur les haricots, dont les rames en se fracassant amortirent sa chute. On le ramassa couvert de terreau, les narines saignantes, livide—et il croyait s'être donné un effort.
Décidément la gymnastique ne convenait point à des hommes de leur âge; ils l'abandonnèrent, n'osaient plus se mouvoir par crainte des accidents, et restaient tout le long du jour assis dans le muséum, à rêver d'autres occupations.
Ce changement d'habitudes influa sur la santé de Bouvard. Il devint très lourd, soufflait après ses repas comme un cachalot, voulut se faire maigrir, mangea moins, et s'affaiblit.
Pécuchet également, se sentait miné, avait des démangeaisons à la peau et des plaques dans la gorge. Ça ne va pas, disaient-ils, ça ne va pas.
Bouvard imagina d'aller choisir à l'auberge quelques bouteilles de vin d'Espagne, afin de se remonter la machine.
Comme il en sortait, le clerc de Marescot et trois hommes apportaient à
Beljambe une grande table de noyer; Monsieur l'en remerciait beaucoup.
Elle s'était parfaitement conduite.
Bouvard connut ainsi la mode nouvelle des tables tournantes. Il en plaisanta le clerc.
Cependant par toute l'Europe, en Amérique, en Australie et dans les Indes, des millions de mortels passaient leur vie à faire tourner des tables;—et on découvrait la manière de rendre les serins prophètes, de donner des concerts sans instruments, de correspondre aux moyens des escargots. La Presse offrant avec sérieux ces bourdes au public, le renforçait dans sa crédulité.
Les Esprits-frappeurs avaient débarqué au château de Faverges, de là s'étaient répandus dans le village—et le notaire principalement, les questionnait.
Choqué du scepticisme de Bouvard, il convia les deux amis à une soirée de tables tournantes.
Était-ce un piège? Mme Bordin se trouverait là. Pécuchet, seul, s'y rendit.
Il y avait, comme assistants, le maire, le percepteur, le capitaine, d'autres bourgeois et leurs épouses, Mme Vaucorbeil, Mme Bordin effectivement, de plus, une ancienne sous-maîtresse de Mme Marescot, Mlle Laverrière, personne un peu louche avec des cheveux gris tombant en spirales sur les épaules, à la façon de 1830. Dans un fauteuil se tenait un cousin de Paris, costumé d'un habit bleu et l'air impertinent.
Les deux lampes de bronze, l'étagère de curiosités, des romances à vignette sur le piano, et des aquarelles minuscules dans des cadres exorbitants faisaient toujours l'étonnement de Chavignolles. Mais ce soir-là les yeux se portaient vers la table d'acajou. On l'éprouverait tout à l'heure, et elle avait l'importance des choses qui contiennent un mystère.
Douze invités prirent place autour d'elle, les mains étendues, les petits doigts se touchant. On n'entendait que le battement de la pendule. Les visages dénotaient une attention profonde.
Au bout de dix minutes, plusieurs se plaignirent de fourmillements dans les bras. Pécuchet était incommodé.
—Vous poussez! dit le capitaine à Foureau.
—Pas du tout!
—Si fait!
—Ah! monsieur!
Le notaire les calma.
À force de tendre l'oreille, on crut distinguer des craquements de bois.—Illusion!—Rien ne bougeait.
L'autre jour, quand les familles Aubert et Lormeau étaient venues de
Lisieux et qu'on avait emprunté exprès la table de Beljambe, tout avait
si bien marché! Mais celle-là aujourd'hui montrait un entêtement!…
Pourquoi?
Le tapis sans doute la contrariait;—et on passa dans la salle à manger.
Le meuble choisi fut un large guéridon, où s'installèrent Pécuchet,
Girbal, Mme Marescot et son cousin M. Alfred.
Le guéridon, qui avait des roulettes, glissa vers la droite; les opérateurs sans déranger leurs doigts suivirent son mouvement, et de lui-même il fit encore deux tours. On fut stupéfait.
Alors M. Alfred articula d'une voix haute:
—Esprit, comment trouves-tu ma cousine?
Le guéridon en oscillant avec lenteur frappa neuf coups. D'après une pancarte, où le nombre des coups se traduisait par des lettres, cela signifiait—charmante. Des bravos éclatèrent.
Puis Marescot, taquinant Mme Bordin, somma l'esprit de déclarer l'âge exact qu'elle avait.
Le pied du guéridon retomba cinq fois.
—Comment? cinq ans! s'écria Girbal.
—Les dizaines ne comptent pas reprit Foureau.
La veuve sourit, intérieurement vexée.
Les réponses aux autres questions manquèrent, tant l'alphabet était compliqué. Mieux valait la Planchette, moyen expéditif et dont Mlle Laverrière s'était servie pour noter sur un album les communications directes de Louis XII, Clémence Isaure, Franklin, Jean-Jacques Rousseau, etc. Ces mécaniques se vendaient rue d'Aumale; M. Alfred en promit une, puis s'adressant à la sous-maîtresse:
—Mais pour le quart d'heure, un peu de piano, n'est-ce pas? une mazurka!
Deux accords plaqués vibrèrent. Il prit sa cousine à la taille, disparut avec elle, revint. On était rafraîchi par le vent de la robe qui frôlait les portes en passant. Elle se renversait la tête, il arrondissait son bras. On admirait la grâce de l'une, l'air fringant de l'autre; et sans attendre les petits fours, Pécuchet se retira, ébahi de la soirée.
Il eut beau répéter:—Mais j'ai vu! Bouvard niait les faits et néanmoins consentit à expérimenter, lui-même.
Pendant quinze jours, ils passèrent leurs après-midi en face l'un de l'autre les mains sur une table, puis sur un chapeau, sur une corbeille, sur des assiettes. Tous ces objets demeurèrent immobiles.
Le phénomène des tables tournantes n'en est pas moins certain. Le vulgaire l'attribue à des Esprits, Faraday au prolongement de l'action nerveuse, Chevreul à l'inconscience des efforts, ou peut-être, comme admet Ségouin, se dégage-t-il de l'assemblage des personnes une impulsion, un courant magnétique?
Cette hypothèse fit rêver Pécuchet. Il prit dans sa bibliothèque le
Guide du magnétiseur par Montacabère, le relut attentivement, et initia
Bouvard à la théorie.
Tous les corps animés reçoivent et communiquent l'influence des astres, propriété analogue à la vertu de l'aimant. En dirigeant cette force on peut guérir les malades, voilà le principe. La science, depuis Mesmer, s'est développée;—mais il importe toujours de verser le fluide et de faire des passes qui, premièrement, doivent endormir.
—Eh bien, endors-moi dit Bouvard.
—Impossible répliqua Pécuchet pour subir l'action magnétique et pour la transmettre la foi est indispensable. Puis considérant Bouvard:—Ah! quel dommage!
—Comment?
—Oui, si tu voulais, avec un peu de pratique, il n'y aurait pas de magnétiseur comme toi!
Car il possédait tout ce qu'il faut: l'abord prévenant, une constitution robuste—et un moral solide.
Cette faculté qu'on venait de lui découvrir flatta Bouvard. Il se plongea sournoisement dans Montacabère.
Puis comme Germaine avait des bourdonnements d'oreilles, qui l'assourdissaient, il dit un soir d'un ton négligé: Si on essayait du magnétisme? Elle ne s'y refusa pas. Il s'assit devant elle, lui prit les deux pouces dans ses mains,—et la regarda fixement, comme s'il n'eût fait autre chose de toute sa vie.
La bonne femme, une chaufferette sous les talons, commença par fléchir
le cou; ses yeux se fermèrent, et tout doucement, elle se mit à ronfler.
Au bout d'une heure qu'ils la contemplaient Pécuchet dit à voix basse:
Que sentez-vous?
Elle se réveilla.
Plus tard sans doute la lucidité viendrait.
Ce succès les enhardit;—et reprenant avec aplomb l'exercice de la médecine ils soignèrent Chamberlan, le bedeau, pour ses douleurs intercostales, Migraine, le maçon, affecté d'une névrose de l'estomac, la mère Varin, dont l'encéphaloïde sous la clavicule exigeait pour se nourrir des emplâtres de viande, un goutteux, le père Lemoine, qui se traînait au bord des cabarets, un phtisique, un hémiplégique, bien d'autres. Ils traitèrent aussi des coryzas et des engelures.
Après l'exploration de la maladie, ils s'interrogeaient du regard pour savoir quelles passes employer, si elles devaient être à grands ou à petits courants, ascendantes ou descendantes, longitudinales, transversales, biditiges, triditiges ou même quinditiges. Quand l'un en avait trop, l'autre le remplaçait. Puis revenus chez eux, ils notaient les observations, sur le journal du traitement.
Leurs manières onctueuses captèrent le monde. Cependant on préférait
Bouvard; et sa réputation parvint jusqu'à Falaise quand il eut guéri la
Barbée, la fille du père Barbey, un ancien capitaine au long cours.
Elle sentait comme un clou à l'occiput, parlait d'une voix rauque, restait souvent plusieurs jours sans manger, puis dévorait du plâtre ou du charbon. Ses crises nerveuses débutant par des sanglots se terminaient dans un flux de larmes; et on avait pratiqué tous les remèdes, depuis les tisanes jusqu'aux moxas—si bien que par lassitude, elle accepta les offres de Bouvard.
Quand il eut congédié la servante et poussé les verrous, il se mit à frictionner son abdomen en appuyant sur la place des ovaires—un bien-être se manifesta par des soupirs et des bâillements. Il lui posa un doigt entre les sourcils au haut du nez—tout à coup elle devint inerte. Si on levait ses bras, ils retombaient; sa tête garda les attitudes qu'il voulut—et les paupières à demi closes, en vibrant d'un mouvement spasmodique, laissaient apercevoir les globes des yeux, qui roulaient avec lenteur; ils se fixèrent dans les angles, convulsés.
Bouvard lui demanda si elle souffrait; elle répondit que non; ce qu'elle éprouvait maintenant? elle distinguait l'intérieur de son corps.
—Qu'y voyez-vous?
—Un ver!
—Que faut-il pour le tuer?
Son front se plissa:—Je cherche,—je ne peux pas; je ne peux pas.
À la deuxième séance, elle se prescrivit un bouillon d'orties, à la troisième de l'herbe au chat. Les crises s'atténuèrent, disparurent. C'était vraiment comme un miracle.
L'addigitation nasale ne réussit point avec les autres; et pour amener le somnambulisme ils projetèrent de construire un baquet mesmérien.—Déjà même Pécuchet avait recueilli de la limaille et nettoyé une vingtaine de bouteilles, quand un scrupule l'arrêta. Parmi les malades, il viendrait des personnes du sexe.—Et que ferons-nous s'il leur prend des accès d'érotisme furieux?
Cela n'eût pas arrêté Bouvard; mais à cause des potins et du chantage peut-être, mieux valait s'abstenir. Ils se contentèrent d'un harmonica et le portaient avec eux dans les maisons, ce qui réjouissait les enfants.
Un jour, que Migraine était plus mal, ils y recoururent. Les sons cristallins l'exaspérèrent; mais Deleuze ordonne de ne pas s'effrayer des plaintes, la musique continua. Assez! assez! criait-il.—Un peu de patience répétait Bouvard. Pécuchet tapotait plus vite sur les lames de verre, et l'instrument vibrait, et le pauvre homme hurlait, quand le médecin parut attiré par le vacarme.
—Comment! encore vous! s'écria-t-il, furieux de les retrouver toujours chez ses clients. Ils expliquèrent leur moyen magnétique. Alors il tonna contre le magnétisme, un tas de jongleries, et dont les effets proviennent de l'imagination.
Cependant on magnétise des animaux. Montacabère l'affirme et M. Lafontaine est parvenu à magnétiser une lionne. Ils n'avaient pas de lionne. Le hasard leur offrit une autre bête.
Car le lendemain à six heures un valet de charrue vint leur dire qu'on les réclamait à la ferme, pour une vache désespérée.
Ils y coururent.
Les pommiers étaient en fleurs, et l'herbe dans la cour fumait sous le soleil levant. Au bord de la mare, à demi couverte d'un drap, une vache beuglait, grelottante des seaux d'eau qu'on lui jetait sur le corps;—et démesurément gonflée, elle ressemblait à un hippopotame.
Sans doute, elle avait pris du venin en pâturant dans les trèfles. Le père et la mère Gouy se désolaient—car le vétérinaire ne pouvait venir, et un charron qui savait des mots contre l'enflure ne voulait pas se déranger, mais ces messieurs dont la bibliothèque était célèbre devaient connaître un secret.
Ayant retroussé leurs manches, ils se placèrent, l'un devant les cornes, l'autre à la croupe—et avec de grands efforts intérieurs et une gesticulation frénétique ils écartaient les doigts, pour épandre sur l'animal des ruisseaux de fluide tandis que le fermier, son épouse, leur garçon et des voisins les regardaient presque effrayés.
Les gargouillements que l'on entendait dans le ventre de la vache provoquèrent des borborygmes au fond de leurs entrailles. Elle émit un vent. Pécuchet dit alors:
—C'est une porte ouverte à l'espérance! un débouché, peut-être?
Le débouché s'opéra; l'espérance jaillit dans un paquet de matières jaunes éclatant avec la force d'un obus. Les coeurs se desserrèrent, la vache dégonfla. Une heure après, il n'y paraissait plus.
Ce n'était pas l'effet de l'imagination, certainement. Donc, le fluide contient une vertu particulière. Elle se laisse enfermer dans des objets, où on ira la prendre sans qu'elle se trouve affaiblie. Un tel moyen épargne les déplacements. Ils l'adoptèrent;—et ils envoyaient à leurs pratiques, des jetons magnétisés, des mouchoirs magnétisés, de l'eau magnétisée, du pain magnétisé.
Puis continuant leurs études, ils abandonnèrent les passes pour le système de Puységur, qui remplace le magnétiseur par un vieil arbre, au tronc duquel une corde s'enroule.
Un poirier dans leur masure semblait fait tout exprès. Ils le préparèrent en l'embrassant fortement à plusieurs reprises. Un banc fut établi en dessous. Leurs habitués s'y rangeaient; et ils obtinrent des résultats si merveilleux que pour enfoncer Vaucorbeil ils le convièrent à une séance, avec les notables du pays.
Pas un n'y manqua.
Germaine les reçut dans la petite salle, en priant de faire excuse, ses maîtres allaient venir.
De temps à autre, on entendait un coup de sonnette. C'était les malades qu'elle introduisait ailleurs. Les invités se montraient du coude les fenêtres poussiéreuses, les taches sur les lambris, la peinture s'éraillant;—et le jardin était lamentable! Du bois mort partout!—Deux bâtons, devant la brèche du mur, barraient le verger.
Pécuchet se présenta.—À vos ordres, messieurs! et l'on vit au fond sous le poirier d'Édouïn, plusieurs personnes assises.
Chamberlan, sans barbe, comme un prêtre, et en soutanelle de lasting avec une calotte de cuir, s'abandonnait à des frissons occasionnés par sa douleur intercostale; Migraine, souffrant toujours de l'estomac, grimaçait près de lui. La mère Varin, pour cacher sa tumeur portait un châle à plusieurs tours. Le père Lemoine, pieds nus dans des savates, avait ses béquilles sous les jarrets—et la Barbée en costume des dimanches était pâle, extraordinairement.
De l'autre côté de l'arbre, on trouva d'autres personnes: une femme à figure d'albinos épongeait les glandes suppurantes de son cou. Le visage d'une petite fille disparaissait à moitié sous des lunettes bleues. Un vieillard dont une contracture déformait l'échine heurtait de ses mouvements involontaires Marcel, une espèce d'idiot, couvert d'une blouse en loques et d'un pantalon rapiécé. Son bec-de-lièvre mal recousu laissait voir ses incisives—et des linges embobelinaient sa joue, tuméfiée par une énorme fluxion.
Tous tenaient à la main une ficelle descendant de l'arbre;—et des oiseaux chantaient, l'odeur du gazon attiédi se roulait dans l'air. Le soleil passait entre les branches. On marchait sur de la mousse.
Cependant les sujets, au lieu de dormir, écarquillaient leurs paupières.
—Jusqu'à présent, ce n'est pas drôle dit Foureau.—Commencez, je m'éloigne une minute. Et il revint, en fumant dans un Abd-el-kader, reste dernier de la porte aux pipes.
Pécuchet se rappela un excellent moyen de magnétisation. Il mit dans sa bouche tous les nez des malades et aspira leur haleine pour tirer à lui l'électricité—et en même temps, Bouvard étreignait l'arbre, dans le but d'accroître le fluide.
Le maçon interrompit ses hoquets, le bedeau fut moins agité, l'homme à la contracture ne bougea plus.—On pouvait maintenant s'approcher d'eux, leur faire subir toutes les épreuves.
Le médecin, avec sa lancette, piqua sous l'oreille Chamberlan, qui tressaillit un peu. La sensibilité chez les autres fut évidente. Le goutteux poussa un cri. Quant à la Barbée, elle souriait comme dans un rêve, et un filet de sang lui coulait sous la mâchoire. Foureau, pour l'éprouver lui-même, voulut saisir la lancette, et le Docteur l'ayant refusée, il pinça la malade fortement. Le Capitaine lui chatouilla les narines avec une plume, le Percepteur allait lui enfoncer une épingle sous la peau.
—Laissez-la donc dit Vaucorbeil rien d'étonnant, après tout! une hystérique! le diable y perdrait son latin!
—Celle-là dit Pécuchet, en désignant Victoire la femme scrofuleuse est un médecin! elle reconnaît les affections et indique les remèdes.
Langlois brûlait de la consulter sur son catarrhe; il n'osa;—mais
Coulon, plus brave, demanda quelque chose pour ses rhumatismes.
Pécuchet lui mit la main droite dans la main gauche de Victoire—et les cils toujours clos, les pommettes un peu rouges, les lèvres frémissantes, la somnambule, après avoir divagué, ordonna du Valum Becum.
Elle avait servi à Bayeux chez un apothicaire. Vaucorbeil en inféra qu'elle voulait dire de _l'album graecum _mot entrevu, peut-être, dans la pharmacie.
Puis il aborda le père Lemoine qui selon Bouvard percevait à travers les corps opaques.
C'était un ancien maître d'école tombé dans la crapule. Des cheveux blancs s'éparpillaient autour de sa figure;—et adossé contre l'arbre, les paumes ouvertes, il dormait, en plein soleil, d'une façon majestueuse.
Le médecin attacha sur ses paupières une double cravate;—et Bouvard lui présentant un journal dit impérieusement:—Lisez.
Il baissa le front, remua les muscles de sa face; puis se renversa la tête, et finit par épeler: Cons-ti-tu-tionnel.
Mais avec de l'adresse on fait glisser tous les bandeaux!
Ces dénégations du médecin révoltaient Pécuchet. Il s'aventura jusqu'à prétendre que la Barbée pourrait décrire ce qui se passait actuellement dans sa propre maison.
—Soit répondit le docteur; et ayant tiré sa montre: À quoi ma femme s'occupe-t-elle?
La Barbée hésita longtemps—puis, d'un air maussade:—Hein? quoi? Ah! j'y suis. Elle coud des rubans à un chapeau de paille.
Vaucorbeil arracha une feuille de son calepin, et écrivit un billet, que le clerc de Marescot s'empressa de porter.
La séance était finie. Les malades s'en allèrent.
Bouvard et Pécuchet en somme, n'avaient pas réussi. Cela tenait-il à la température, ou à l'odeur du tabac, ou au parapluie de l'abbé Jeufroy, qui avait une garniture de cuivre—métal contraire à l'émission fluidique?
Vaucorbeil haussa les épaules.
Cependant, il ne pouvait contester la bonne foi de MM. Deleuze, Bertrand, Morin, Jules Cloquet. Or, ces maîtres affirment que des somnambules ont prédit des événements, subi, sans douleur, des opérations cruelles.
L'abbé rapporta des histoires plus étonnantes. Un missionnaire a vu des brahmanes parcourir une voûte la tête en bas, le Grand-Lama au Thibet se fend les boyaux, pour rendre des oracles.
—Plaisantez-vous? dit le médecin.
—Nullement.
—Allons donc! Quelle farce!
Et la question se détournant chacun produisit des anecdotes.
—Moi dit l'épicier j'ai eu un chien qui était toujours malade quand le mois commençait par un vendredi.
—Nous étions quatorze enfants reprit le juge de paix. Je suis né un 14, mon mariage eut lieu un 14—et le jour de ma fête tombe un 14! Expliquez-moi ça.
Beljambe avait rêvé, bien des fois, le nombre de voyageurs qu'il aurait le lendemain à son auberge. Et Petit conta le souper de Cazotte.
Le curé, alors, fit cette réflexion:—Pourquoi ne pas voir là dedans, tout simplement…
—Les démons, n'est-ce pas? dit Vaucorbeil.
L'abbé, au lieu de répondre, eut un signe de tête.
Marescot parla de la Pythie de Delphes.—Sans aucun doute, des miasmes…
—Ah! les miasmes, maintenant!
—Moi, j'admets un fluide reprit Bouvard.
—Nervoso-sidéral ajouta Pécuchet.
—Mais prouvez-le! montrez-le! votre fluide! D'ailleurs les fluides sont démodés; écoutez-moi.
Vaucorbeil alla plus loin, se mettre à l'ombre. Les bourgeois le suivirent. Si vous dites à un enfant: Je suis un loup, je vais te manger, il se figure que vous êtes un loup et il a peur; c'est donc un rêve commandé par des paroles. De même le somnambule accepte les fantaisies que l'on voudra. Il se souvient et n'imagine pas, n'a que les sensations quand il croit penser. De cette manière des crimes sont suggérés et des gens vertueux, pourront se voir bêtes féroces, et devenir anthropophages.
On regarda Bouvard et Pécuchet. Leur science avait des périls pour la société.
Le clerc de Marescot reparut dans le jardin, en brandissant une lettre de Mme Vaucorbeil.
Le Docteur la décacheta,—pâlit—et enfin lut ces mots:
—Je couds des rubans à un chapeau de paille!
La stupéfaction empêcha de rire.
—Une coïncidence, parbleu! Ça ne prouve rien. Et comme les deux magnétiseurs avaient un air de triomphe, il se retourna sous la porte pour leur dire:
—Ne continuez plus! ce sont des amusements dangereux!
Le curé, en emmenant son bedeau, le tança vertement.
—Êtes-vous fou? sans ma permission! des manoeuvres défendues par l'Église!
Tout le monde venait de partir; Bouvard et Pécuchet causaient sur le vigneau avec l'instituteur quand Marcel débusqua du verger, la mentonnière défaite, et il bredouillait:
—Guéri! guéri! Bons messieurs!
—Bien! assez! laisse-nous tranquilles!
—Ah bons messieurs! je vous aime! serviteur!
Petit, homme de progrès, avait trouvé l'explication du médecin terre à terre, bourgeoise. La Science est un monopole aux mains des Riches. Elle exclut le Peuple. À la vieille analyse du moyen âge, il est temps que succède une synthèse large et primesautière! La Vérité doit s'obtenir par le Coeur—et se déclarant spiritiste, il indiqua plusieurs ouvrages, défectueux sans doute, mais qui étaient le signe d'une aurore.
Ils se les firent envoyer.
Le spiritisme pose en dogme l'amélioration fatale de notre espèce. La terre un jour deviendra le ciel; et c'est pourquoi cette doctrine charmait l'instituteur. Sans être catholique, elle se réclame de saint Augustin et de saint Louis. Allan-Kardec publie même des fragments dictés par eux et qui sont au niveau des opinions contemporaines. Elle est pratique, bienfaisante, et nous révèle, comme le télescope, les mondes supérieurs.
Les Esprits, après la mort et dans l'Extase, y sont transportés. Mais quelquefois ils descendent sur notre globe, où ils font craquer les meubles, se mêlent à nos divertissements, goûtent les beautés de la Nature et les plaisirs des Arts.
Cependant, plusieurs d'entre nous possèdent une trompe aromale, c'est-à-dire derrière le crâne un long tuyau qui monte depuis les cheveux jusqu'aux planètes et nous permet de converser avec les esprits de Saturne;—les choses intangibles n'en sont pas moins réelles, et de la terre aux astres, des astres à la terre, c'est un va-et-vient, une transmission, un échange continu.
Alors le coeur de Pécuchet se gonfla d'aspirations désordonnées—et quand la nuit était venue, Bouvard le surprenait à sa fenêtre contemplant ces espaces lumineux, qui sont peuplés d'esprits.
Swedenborg y a fait de grands voyages. Car en moins d'un an il a exploré
Vénus, Mars, Saturne et vingt-trois fois Jupiter. De plus, il a vu à
Londres Jésus-Christ, il a vu saint Paul, il a vu saint Jean, il a vu
Moïse, et en 1736, il a même vu le Jugement dernier.
Aussi nous donne-t-il des descriptions du ciel.
On y trouve des fleurs, des palais, des marchés et des églises absolument comme chez nous.
Les anges, hommes autrefois, couchent leurs pensées sur des feuillets, devisent des choses du ménage, ou bien de matières spirituelles; et les emplois ecclésiastiques appartiennent à ceux, qui dans leur vie terrestre, ont cultivé l'Écriture sainte.
Quant à l'enfer, il est plein d'une odeur nauséabonde, avec des cahutes, des tas d'immondices, des personnes mal habillées.
Et Pécuchet s'abîmait l'intellect pour comprendre ce qu'il y a de beau
dans ces révélations. Elles parurent à Bouvard le délire d'un imbécile.
Tout cela dépasse les bornes de la Nature! Qui les connaît, cependant?
Et ils se livrèrent aux réflexions suivantes.
Des bateleurs peuvent illusionner une foule; un homme ayant des passions violentes en remuera d'autres; mais comment la seule volonté agirait-elle sur de la matière inerte? Un Bavarois, dit-on, mûrit les raisins; M. Gervais a ranimé un héliotrope; un plus fort à Toulouse écarte les nuages.
Faut-il admettre une substance intermédiaire entre le monde et nous? L'od, un nouvel impondérable, une sorte d'électricité, n'est pas autre chose, peut-être? Ses émissions expliquent la lueur que les magnétisés croient voir, les feux errants des cimetières, la forme des fantômes.
Ces images ne seraient donc pas une illusion, et les dons extraordinaires des Possédés pareils à ceux des somnambules, auraient une cause physique?
Quelle qu'en soit l'origine, il y a une essence, un agent secret et universel. Si nous pouvions le tenir, on n'aurait pas besoin de la force de la durée. Ce qui demande des siècles se développerait en une minute; tout miracle serait praticable et l'univers à notre disposition.
La magie provenait de cette convoitise éternelle de l'esprit humain. On a, sans doute, exagéré sa valeur; mais elle n'est pas un mensonge. Des Orientaux qui la connaissent exécutent des prodiges; tous les voyageurs le déclarent; et au Palais-Royal M. Dupotet trouble avec son doigt, l'aiguille aimantée.
Comment devenir magicien? Cette idée leur parut folle d'abord, mais elle revint, les tourmenta, et ils y cédèrent, tout en affectant d'en rire.
Un régime préparatoire est indispensable.
Afin de mieux s'exalter, ils vivaient la nuit, jeûnaient, et voulant faire de Germaine un médium plus délicat rationnèrent sa nourriture. Elle se dédommageait sur la boisson, et but tant d'eau-de-vie, qu'elle acheva de s'alcooliser. Leurs promenades dans le corridor la réveillaient. Elle confondait le bruit de leurs pas avec ses bourdonnements d'oreilles et les voix imaginaires qu'elle entendait sortir des murs. Un jour qu'elle avait mis le matin un carrelet dans la cave, elle eut peur en le voyant tout couvert de feu, se trouva désormais plus mal; et finit par croire qu'ils lui avaient jeté un sort.
Espérant gagner des visions, ils se comprimèrent la nuque, réciproquement, ils se firent des sachets de belladone, enfin ils adoptèrent la boîte magique; une petite boîte, d'où s'élève un champignon hérissé de clous et que l'on garde sur le coeur par le moyen d'un ruban attaché à la poitrine. Tout rata. Mais ils pouvaient employer le cercle de Dupotet.
Pécuchet avec du charbon barbouilla sur le sol une rondelle noire, afin d'y enclore les esprits animaux que devaient aider les esprits ambiants—et heureux de dominer Bouvard, il lui dit d'un air pontifical: Je te défie de le franchir!
Bouvard considéra cette place ronde. Bientôt son coeur battit, ses yeux se troublaient. Ah! finissons! Et il sauta par-dessus pour fuir un malaise inexprimable.
Pécuchet, dont l'exaltation allait croissant, voulut faire apparaître un mort.
Sous le Directoire, un homme rue de l'Échiquier montrait les victimes de la Terreur. Les exemples de Revenants sont innombrables. Que ce soit une apparence, qu'importe! il s'agit de la produire.
Plus le défunt nous touche de près, mieux il accourt à notre appel; mais il n'avait aucune relique de sa famille, ni bague ni miniature, pas un cheveu, tandis que Bouvard était dans les conditions à évoquer son père—et comme il témoignait de la répugnance Pécuchet lui demanda:—Que crains-tu?
—Moi? Oh! rien du tout! Fais ce que tu voudras!
Ils soudoyèrent Chamberlan qui leur fournit en cachette une vieille tête de mort. Un couturier leur tailla deux houppelandes noires, avec un capuchon comme à la robe de moine. La voiture de Falaise leur apporta un long rouleau dans une enveloppe. Puis ils se mirent à l'oeuvre, l'un curieux de l'exécuter, l'autre ayant peur d'y croire.
Le muséum était tendu comme un catafalque. Trois flambeaux brûlaient au bord de la table poussée contre le mur sous le portrait du père Bouvard, que dominait la tête de mort. Ils avaient même fourré une chandelle dans l'intérieur du crâne;—et des rayons se projetaient par les deux orbites.
Au milieu, sur une chaufferette, de l'encens fumait. Bouvard se tenait derrière—et Pécuchet, lui tournant le dos, jetait dans l'âtre des poignées de soufre.
Avant d'appeler un mort, il faut le consentement des démons. Or, ce jour-là étant un vendredi—jour qui appartient à Béchet, on devait s'occuper de Béchet premièrement. Bouvard ayant salué de droite et de gauche, fléchi le menton, et levé les bras, commença.
—Par Éthaniel, Amazin, Ischyros il avait oublié le reste.—Pécuchet bien vite souffla les mots, notés sur un carton.
—Ischyros, Athanatos, Adonaï, Sadaï, Éloy, Messias la kyrielle était longue je te conjure, je t'obsècre, je t'ordonne, ô Béchet puis baissant la voix: Où es-tu Béchet? Béchet! Béchet! Béchet!
Bouvard s'affaissa dans le fauteuil; et il était bien aise de ne pas voir Béchet—un instinct lui reprochant sa tentative comme un sacrilège. Où était l'âme de son père? Pouvait-elle l'entendre? Si tout à coup, elle allait venir?
Les rideaux se remuaient avec lenteur sous le vent qui entrait par un carreau fêlé;—et les cierges balançaient des ombres sur le crâne de mort et sur la figure peinte. Une couleur terreuse les brunissait également. De la moisissure dévorait les pommettes, les yeux n'avaient plus de lumière. Mais une flamme brillait au-dessus, dans les trous de la tête vide. Elle semblait quelquefois prendre la place de l'autre, poser sur le collet de la redingote, avoir ses favoris;—et la toile, à demi déclouée, oscillait, palpitait.
Peu à peu, ils sentirent comme l'effleurement d'une haleine, l'approche d'un être impalpable. Des gouttes de sueur mouillaient le front de Pécuchet—et voilà que Bouvard se mit à claquer des dents, une crampe lui serrait l'épigastre, le plancher comme une onde fuyait sous ses talons, le soufre qui brûlait dans la cheminée se rabattit à grosses volutes, des chauves-souris en même temps tournoyaient, un cri s'éleva;—qui était-ce?
Et ils avaient sous leurs capuchons, des figures tellement décomposées, que leur effroi en redoublait—n'osant faire un geste, ni même parler—quand derrière la porte ils entendirent des gémissements, comme ceux d'une âme en peine.
Enfin, ils se hasardèrent.
C'était leur vieille bonne—qui les espionnant par une fente de la cloison, avait cru voir le Diable;—et à genoux dans le corridor, elle multipliait les signes de croix.
Tout raisonnement fut inutile. Elle les quitta le soir même—ne voulant plus servir des gens pareils.
Germaine bavarda. Chamberlan perdit sa place;—et il se forma contre eux une sourde coalition, entretenue par l'abbé Jeufroy, Mme Bordin, et Foureau.
Leur manière de vivre—qui n'était pas celle des autres—déplaisait. Ils devinrent suspects; et même inspiraient une vague terreur.
Ce qui les ruina surtout dans l'opinion, ce fut le choix de leur domestique. À défaut d'un autre, ils avaient pris Marcel.
Son bec-de-lièvre, sa hideur et son baragouin écartaient de sa personne. Enfant abandonné, il avait grandi au hasard dans les champs et conservait de sa longue misère une faim irrassasiable. Les bêtes mortes de maladie, du lard en pourriture, un chien écrasé, tout lui convenait, pourvu que le morceau fût gros;—et il était doux comme un mouton; mais entièrement stupide.
La reconnaissance l'avait poussé à s'offrir comme serviteur chez Messieurs Bouvard et Pécuchet;—et puis, les croyant sorciers, il espérait des gains extraordinaires.
Dès les premiers jours, il leur confia un secret. Sur la bruyère de Poligny, autrefois, un homme avait trouvé un lingot d'or. L'anecdote est rapportée dans les historiens de Falaise; ils ignoraient la suite: douze frères avant de partir pour un voyage avaient caché douze lingots pareils, tout le long de la route, depuis Chavignolles jusqu'à Bretteville;—et Marcel supplia ses maîtres de commencer les recherches. Ces lingots, se dirent-ils, avaient peut-être été enfouis au moment de l'émigration.
C'était le cas d'employer la baguette divinatoire. Les vertus en sont douteuses. Ils étudièrent la question, cependant;—et apprirent qu'un certain Pierre Garnier donne pour les défendre des raisons scientifiques: les sources et les métaux projetteraient des corpuscules en affinité avec le bois.
Cela n'est guère probable. Qui sait, pourtant? Essayons!
Ils se taillèrent une fourchette de coudrier—et un matin partirent à la découverte du trésor.
—Il faudra le rendre dit Bouvard.
—Ah! non! par exemple!
Après trois heures de marche, une réflexion les arrêta: La route de Chavignolles à Bretteville!—était-ce l'ancienne, ou la nouvelle? Ce devait être l'ancienne?
Ils rebroussèrent chemin—et parcoururent les alentours, au hasard, le tracé de la vieille route n'étant pas facile à reconnaître.
Marcel courait de droite et de gauche, comme un épagneul en chasse; toutes les cinq minutes, Bouvard était contraint de le rappeler; Pécuchet avançait pas à pas, tenant la baguette par les deux branches, la pointe en haut. Souvent il lui semblait qu'une force, et comme un crampon, la tirait vers le sol;—et Marcel bien vite faisait une entaille aux arbres voisins pour retrouver la place plus tard.
Pécuchet cependant se ralentissait. Sa bouche s'ouvrit, ses prunelles se convulsèrent. Bouvard l'interpella, le secoua par les épaules; il ne remua pas, et demeurait inerte, absolument comme la Barbée.
Puis il conta qu'il avait senti autour du coeur une sorte de déchirement, état bizarre, provenant de la baguette, sans doute;—et il ne voulait plus y toucher.
Le lendemain, ils revinrent devant les marques faites aux arbres. Marcel avec une bêche creusait des trous; jamais la fouille n'amenait rien;—et ils étaient chaque fois extrêmement penauds. Pécuchet s'assit au bord d'un fossé; et comme il rêvait la tête levée, s'efforçant d'entendre la voix des Esprits par sa trompe aromale, se demandant même s'il en avait une, il fixa ses regards sur la visière de sa casquette; l'extase de la veille le reprit. Elle dura longtemps, devenait effrayante.
Au-dessus des avoines, dans un sentier, un chapeau de feutre parut; c'était M. Vaucorbeil trottinant sur sa jument. Bouvard et Marcel le hélèrent.
La crise allait finir quand arriva le médecin. Pour mieux examiner Pécuchet, il lui souleva sa casquette—et apercevant un front couvert de plaques cuivrées:
—Ah! ah! fructus belli!—ce sont des syphilides, mon bonhomme! soignez-vous! diable! ne badinons pas avec l'amour.
Pécuchet, honteux, remit sa casquette, une sorte de béret, bouffant sur une visière en forme de demi-lune, et dont il avait pris le modèle dans l'atlas d'Amoros.
Les paroles du Docteur le stupéfiaient. Il y songeait, les yeux en l'air—et tout à coup fut ressaisi.
Vaucorbeil l'observait, puis d'une chiquenaude, il fit tomber sa casquette.
Pécuchet recouvra ses facultés.
—Je m'en doutais dit le médecin la visière vernie vous hypnotise comme un miroir; et ce phénomène n'est pas rare chez les personnes qui considèrent un corps brillant avec trop d'attention.
Il indiqua comment pratiquer l'expérience sur des poules, enfourcha son bidet, et disparut lentement.
Une demi-lieue plus loin, ils remarquèrent un objet pyramidal, dressé à l'horizon, dans une cour de ferme—on aurait dit une grappe de raisin noir monstrueuse, piquée de points rouges çà et là. C'était suivant l'usage normand, un long mât garni de traverses où juchaient des dindes se rengorgeant au soleil.
—Entrons et Pécuchet aborda le fermier qui consentit à leur demande.
Avec du blanc d'Espagne, ils tracèrent une ligne au milieu du pressoir, lièrent les pattes d'un dindon, puis l'étendirent à plat ventre, le bec posé sur la raie. La bête ferma les yeux, et bientôt sembla morte. Il en fut de même des autres. Bouvard les repassait vivement à Pécuchet, qui les rangeait de côté dès qu'elles étaient engourdies. Les gens de la ferme témoignèrent des inquiétudes. La maîtresse cria; une petite fille pleurait.
Bouvard détacha toutes les volailles. Elles se ranimaient, progressivement; mais on ne savait pas les conséquences. À une objection un peu rêche de Pécuchet le fermier empoigna sa fourche.
—Filez, nom de Dieu! ou je vous crève la paillasse!
Ils détalèrent.
N'importe! le problème était résolu; l'extase dépend d'une cause matérielle.
Qu'est donc la matière? Qu'est-ce que l'Esprit? D'où vient l'influence de l'une sur l'autre, et réciproquement?
Pour s'en rendre compte, ils firent des recherches dans Voltaire, dans Bossuet, dans Fénelon—et même ils reprirent un abonnement à un cabinet de lecture.
Les maîtres anciens étaient inaccessibles par la longueur des oeuvres ou la difficulté de l'idiome; mais Jouffroy et Damiron les initièrent à la philosophie moderne;—et ils avaient des auteurs touchant celle du siècle passé.
Bouvard tirait ses arguments de La Mettrie, de Locke, d'Helvétius; Pécuchet de M. Cousin, Thomas Reid et Gérando. Le premier s'attachait à l'expérience, l'idéal était tout pour le second. Il y avait de l'Aristote dans celui-ci, du Platon dans celui-là—et ils discutaient.
—L'âme est immatérielle disait l'un.
—Nullement! disait l'autre; la folie, le chloroforme, une saignée la bouleversent et puisqu'elle ne pense pas toujours, elle n'est point une substance ne faisant que penser.
—Cependant objecta Pécuchet j'ai, en moi-même, quelque chose de supérieur à mon corps, et qui parfois le contredit.
—Un être dans l'être? l'homo duplex! allons donc! Des tendances différentes révèlent des motifs opposés. Voilà tout.
—Mais ce quelque chose, cette âme, demeure identique sous les changements du dehors. Donc, elle est simple, indivisible et partant spirituelle!
—Si l'âme était simple répliqua Bouvard, le nouveau-né se rappellerait, imaginerait comme l'adulte! La Pensée, au contraire, suit le développement du cerveau. Quant à être indivisible, le parfum d'une rose, ou l'appétit d'un loup, pas plus qu'une volition ou une affirmation ne se coupent en deux.
—Ça n'y fait rien! dit Pécuchet; l'âme est exempte des qualités de la matière!
—Admets-tu la pesanteur? reprit Bouvard. Or si la matière peut tomber, elle peut de même penser. Ayant eu un commencement, notre âme doit finir, et dépendante des organes, disparaître avec eux.
—Moi, je la prétends immortelle! Dieu ne peut vouloir…
—Mais si Dieu n'existe pas?
—Comment? Et Pécuchet débita les trois preuves cartésiennes; primo, Dieu est compris dans l'idée que nous en avons; secundo, l'existence lui est possible; tertio, être fini, comment aurais-je une idée de l'infini?—et puisque nous avons cette idée, elle nous vient de Dieu, donc Dieu existe!
Il passa au témoignage de la conscience, à la tradition des peuples, au besoin d'un créateur. Quand je vois une horloge…
—Oui! oui! connu! mais où est le père de l'horloger?
—Il faut une cause, pourtant!
Bouvard doutait des causes.—De ce qu'un phénomène succède à un phénomène on conclut qu'il en dérive. Prouvez-le!
—Mais le spectacle de l'univers dénote une intention, un plan!
—Pourquoi? Le mal est organisé aussi parfaitement que le Bien. Le ver qui pousse dans la tête du mouton et le fait mourir équivaut comme anatomie au mouton lui-même. Les monstruosités surpassent les fonctions normales. Le corps humain pouvait être mieux bâti. Les trois quarts du globe sont stériles. La Lune, ce lampadaire, ne se montre pas toujours! Crois-tu l'Océan destiné aux navires, et le bois des arbres au chauffage de nos maisons?
Pécuchet répondit:
—Cependant, l'estomac est fait pour digérer, la jambe pour marcher, l'oeil pour voir, bien qu'on ait des dyspepsies, des fractures et des cataractes. Pas d'arrangement sans but! Les effets surviennent actuellement, ou plus tard. Tout dépend de lois. Donc, il y a des causes finales.
Bouvard imagina que Spinoza peut-être, lui fournirait des arguments, et il écrivit à Dumouchel, pour avoir la traduction de Saisset.
Dumouchel lui envoya un exemplaire, appartenant à son ami le professeur
Varlot, exilé au Deux décembre.
L'Éthique les effraya avec ses axiomes, ses corollaires. Ils lurent seulement les endroits marqués d'un coup de crayon, et comprirent ceci:
La substance est ce qui est de soi, par soi, sans cause, sans origine.
Cette substance est Dieu.
Il est seul l'Étendue—et l'Étendue n'a pas de bornes. Avec quoi la borner?
Mais bien qu'elle soit infinie, elle n'est pas l'infini absolu; car elle ne contient qu'un genre de perfection; et l'Absolu les contient tous.
Souvent ils s'arrêtaient, pour mieux réfléchir. Pécuchet absorbait des prises de tabac et Bouvard était rouge d'attention.
—Est-ce que cela t'amuse?
—Oui! sans doute! va toujours!
Dieu se développe en une infinité d'attributs, qui expriment chacun à sa manière, l'infinité de son être. Nous n'en connaissons que deux: l'Étendue et la Pensée.
De la Pensée et de l'Étendue, découlent des modes innombrables, lesquels en contiennent d'autres.
Celui qui embrasserait, à la fois, toute l'Étendue et toute la Pensée n'y verrait aucune contingence, rien d'accidentel—mais une suite géométrique de termes, liés entre eux par des lois nécessaires.
—Ah! ce serait beau! dit Pécuchet.
Donc, il n'y a pas de liberté chez l'homme, ni chez Dieu.
—Tu l'entends! s'écria Bouvard.
Si Dieu avait une volonté, un but, s'il agissait pour une cause, c'est qu'il aurait un besoin, c'est qu'il manquerait d'une perfection. Il ne serait pas Dieu.
Ainsi notre monde n'est qu'un point dans l'ensemble des choses—et l'univers impénétrable à notre connaissance, une portion d'une infinité d'univers émettant près du nôtre des modifications infinies. L'Étendue enveloppe notre univers, mais est enveloppée par Dieu, qui contient dans sa pensée tous les univers possibles, et sa pensée elle-même est enveloppée dans sa substance.
Il leur semblait être en ballon, la nuit, par un froid glacial, emportés d'une course sans fin, vers un abîme sans fond,—et sans rien autour d'eux que l'insaisissable, l'immobile, l'Éternel. C'était trop fort. Ils y renoncèrent.
Et désirant quelque chose de moins rude, ils achetèrent le Cours de philosophie, à l'usage des classes, par monsieur Guesnier.
L'auteur se demande quelle sera la bonne méthode, l'ontologique ou la psychologique?
La première convenait à l'enfance des sociétés, quand l'homme portait son attention vers le monde extérieur. Mais à présent qu'il la replie sur lui-même nous croyons la seconde plus scientifique et Bouvard et Pécuchet se décidèrent pour elle.
Le but de la psychologie est d'étudier les faits qui se passent au sein du moi; on les découvre en observant.
—Observons! Et pendant quinze jours, après le déjeuner habituellement, ils cherchaient dans leur conscience, au hasard—espérant y faire de grandes découvertes, et n'en firent aucune—ce qui les étonna beaucoup.
Un phénomène occupe le moi, à savoir l'idée. De quelle nature est-elle? On a supposé que les objets se mirent dans le cerveau; et le cerveau envoie ces images à notre esprit, qui nous en donne la connaissance.
Mais si l'idée est spirituelle, comment représenter la matière? De là scepticisme quant aux perceptions externes. Si elle est matérielle, les objets spirituels ne seraient pas représentés? De là scepticisme en fait de notions internes. D'ailleurs qu'on y prenne garde! cette hypothèse nous mènerait à l'athéisme! car une image étant une chose finie, il lui est impossible de représenter l'infini.
—Cependant objecta Bouvard quand je songe à une forêt, à une personne, à un chien, je vois cette forêt, cette personne, ce chien. Donc les idées les représentent.
Et ils abordèrent l'origine des idées.
D'après Locke, il y en a deux, la sensation, la réflexion—Condillac réduit tout à la sensation.
Mais alors, la réflexion manquera de base. Elle a besoin d'un sujet, d'un être sentant; et elle est impuissante à nous fournir les grandes vérités fondamentales: Dieu, le mérite et le démérite, le juste, le beau, etc., notions qu'on nomme innées, c'est-à-dire antérieures à l'Expérience et universelles.
—Si elles étaient universelles, nous les aurions dès notre naissance.
—On veut dire, par ce mot, des dispositions à les avoir, et
Descartes…
—Ton Descartes patauge! car il soutient que le foetus les possède et il avoue dans un autre endroit que c'est d'une façon implicite.
Pécuchet fut étonné.
—Où cela se trouve-t-il?
—Dans Gérando! Et Bouvard lui donna une claque sur le ventre.
—Finis donc! dit Pécuchet. Puis venant à Condillac: Nos pensées ne sont pas des métamorphoses de la sensation! Elle les occasionne, les met en jeu. Pour les mettre en jeu, il faut un moteur. Car la matière de soi-même ne peut produire le mouvement;—et j'ai trouvé cela dans ton Voltaire! ajouta Pécuchet, en lui faisant une salutation profonde.
Ils rabâchaient ainsi les mêmes arguments,—chacun méprisant l'opinion de l'autre, sans le convaincre de la sienne.
Mais la Philosophie les grandissait dans leur estime. Ils se rappelaient avec pitié leurs préoccupations d'Agriculture, de Littérature, de Politique.
À présent le muséum les dégoûtait. Ils n'auraient pas mieux demandé que d'en vendre les bibelots;—et ils passèrent au chapitre deuxième: des facultés de l'âme.
On en compte trois, pas davantage! Celle de sentir, celle de connaître, celle de vouloir.
Dans la faculté de sentir distinguons la sensibilité physique de la sensibilité morale.
Les sensations physiques se classent naturellement en cinq espèces, étant amenées par les organes des sens.
Les faits de la sensibilité morale, au contraire, ne doivent rien au corps.—Qu'y a-t-il de commun entre le plaisir d'Archimède trouvant les lois de la pesanteur et la volupté immonde d'Apicius dévorant une hure de sanglier!
Cette sensibilité morale a quatre genres;—et son deuxième genre désirs moraux se divise en cinq espèces, et les phénomènes du quatrième genre affections se subdivisent en deux autres espèces, parmi lesquelles l'amour de soi penchant légitime, sans doute, mais qui devenu exagéré prend le nom d'égoïsme.
Dans la faculté de connaître, se trouve l'aperception rationnelle, où l'on trouve deux mouvements principaux et quatre degrés.
L'Abstraction peut offrir des écueils aux intelligences bizarres.
La mémoire fait correspondre avec le passé comme la prévoyance avec l'avenir.
L'imagination est plutôt une faculté particulière, sui generis.
Tant d'embarras pour démontrer des platitudes, le ton pédantesque de l'auteur, la monotonie des tournures Nous sommes prêts à le reconnaître—Loin de nous la pensée—Interrogeons notre conscience l'éloge sempiternel de Dugalt-Stewart, enfin tout ce verbiage, les écoeura tellement, que sautant par dessus la faculté de vouloir, ils entrèrent dans la Logique.
Elle leur apprit ce qu'est l'Analyse, la Synthèse, l'Induction, la
Déduction et les causes principales de nos erreurs.
Presque toutes viennent du mauvais emploi des mots.
—Le soleil se couche, le temps se rembrunit, l'hiver approche locutions vicieuses et qui feraient croire à des entités personnelles quand il ne s'agit que d'événements bien simples!—Je me souviens de tel objet, de tel axiome, de telle vérité illusion! ce sont les idées, et pas du tout les choses, qui restent dans le moi, et la rigueur du langage exige Je me souviens de tel acte de mon esprit par lequel j'ai perçu cet objet, par lequel j'ai déduit cet axiome, par lequel j'ai admis cette vérité.
Comme le terme qui désigne un accident ne l'embrasse pas dans tous ses modes, ils tâchèrent de n'employer que des mots abstraits—si bien qu'au lieu de dire: Faisons un tour,—il est temps de dîner,—j'ai la colique ils émettaient ces phrases: Une promenade serait salutaire,—voici l'heure d'absorber des aliments,—j'éprouve un besoin d'exonération.
Une fois maîtres de l'instrument logique, ils passèrent en revue les différents critériums, d'abord celui du sens commun.
Si l'individu ne peut rien savoir, pourquoi tous les individus en sauraient-ils davantage? Une erreur, fût-elle vieille de cent mille ans, par cela même qu'elle est vieille ne constitue pas la vérité. La Foule invariablement suit la routine; c'est, au contraire, le petit nombre qui mène le Progrès.
Vaut-il mieux se fier au témoignage des sens? Ils trompent parfois, et ne renseignent jamais que sur l'apparence. Le fond leur échappe.
La Raison offre plus de garanties, étant immuable et impersonnelle —mais pour se manifester, il lui faut s'incarner. Alors, la Raison devient ma raison. Une règle importe peu, si elle est fausse. Rien ne prouve que celle-là soit juste.
On recommande de la contrôler avec les sens; mais ils peuvent épaissir leurs ténèbres. D'une sensation confuse, une loi défectueuse sera induite, et qui plus tard empêchera la vue nette des choses.
Reste la morale. C'est faire descendre Dieu au niveau de l'utile, comme si nos besoins étaient la mesure de l'Absolu!
Quant à l'Évidence, niée par l'un, affirmée par l'autre, elle est à elle-même son critérium. M. Cousin l'a démontré.
—Je ne vois plus que la Révélation dit Bouvard. Mais pour y croire il faut admettre deux connaissances préalables, celle du corps qui a senti, celle de l'intelligence qui a perçu, admettre le Sens et la Raison, témoignages humains, et par conséquent suspects.
Pécuchet réfléchit, se croisa les bras.—Mais nous allons tomber dans l'abîme effrayant du scepticisme.
Il n'effrayait, selon Bouvard, que les pauvres cervelles.
—Merci du compliment! répliqua Pécuchet. Cependant il y a des faits indiscutables. On peut atteindre la vérité dans une certaine limite.
—Laquelle? Deux et deux font-ils quatre toujours? Le contenu est-il, en quelque sorte, moindre que le contenant? Que veut dire un à-peu-près du vrai, une fraction de Dieu, la partie d'une chose indivisible?
—Ah! tu n'es qu'un sophiste! Et Pécuchet, vexé, bouda pendant trois jours.
Ils les employèrent à parcourir les tables de plusieurs volumes. Bouvard souriait de temps à autre—et renouant la conversation:
—C'est qu'il est difficile de ne pas douter! Ainsi, pour Dieu, les preuves de Descartes, de Kant et de Leibniz ne sont pas les mêmes, et mutuellement se ruinent. La création du monde par les atomes, ou par un esprit, demeure inconcevable.
Je me sens à la fois matière et pensée tout en ignorant ce qu'est l'une et l'autre. L'impénétrabilité, la solidité, la pesanteur me paraissent des mystères aussi bien que mon âme—à plus forte raison l'union de l'âme et du corps.
Pour en rendre compte, Leibniz a imaginé son harmonie, Malebranche la prémotion, Cudworth un médiateur, et Bonnet y voit un miracle perpétuel qui est une bêtise, un miracle perpétuel ne serait plus un miracle.
—Effectivement! dit Pécuchet.
Et tous deux s'avouèrent qu'ils étaient las des philosophes. Tant de systèmes vous embrouille. La métaphysique ne sert à rien. On peut vivre sans elle.
D'ailleurs leur gêne pécuniaire augmentait. Ils devaient trois barriques de vin à Beljambe, douze kilogrammes de sucre à Langlois, cent vingt francs au tailleur, soixante au cordonnier. La dépense allait toujours; et maître Gouy ne payait pas.
Ils se rendirent chez Marescot, pour qu'il leur trouvât de l'argent, soit par la vente des Écalles, ou par une hypothèque sur leur ferme, ou en aliénant leur maison, qui serait payée en rentes viagères et dont ils garderaient l'usufruit—moyen impraticable, dit Marescot, mais une affaire meilleure se combinait et ils seraient prévenus.
Ensuite, ils pensèrent à leur pauvre jardin. Bouvard entreprit l'émondage de la charmille. Pécuchet la taille de l'espalier—Marcel devait fouir les plates-bandes.
Au bout d'un quart d'heure, ils s'arrêtaient, l'un fermait sa serpette, l'autre déposait ses ciseaux, et ils commençaient doucement à se promener,—Bouvard à l'ombre des tilleuls, sans gilet, la poitrine en avant, les bras nus, Pécuchet tout le long du mur, la tête basse, les mains dans le dos, la visière de sa casquette tournée sur le cou par précaution; et ils marchaient ainsi parallèlement, sans même voir Marcel, qui se reposant au bord de la cahute mangeait une chiffe de pain.
Dans cette méditation, des pensées avaient surgi; ils s'abordaient, craignant de les perdre; et la métaphysique revenait.
Elle revenait à propos de la pluie ou du soleil, d'un gravier dans leur soulier, d'une fleur sur le gazon, à propos de tout.
En regardant brûler la chandelle, ils se demandaient si la lumière est dans l'objet ou dans notre oeil. Puisque des étoiles peuvent avoir disparu quand leur éclat nous arrive, nous admirons, peut-être, des choses qui n'existent pas.
Ayant retrouvé au fond d'un gilet une cigarette Raspail, ils l'émiettèrent sur de l'eau et le camphre tourna.
Voilà donc le mouvement dans la matière! un degré supérieur du mouvement amènerait la vie.
Mais si la matière en mouvement suffisait à créer les êtres, ils ne seraient pas si variés. Car il n'existait à l'origine, ni terres, ni eaux, ni hommes, ni plantes. Qu'est donc cette matière primordiale, qu'on n'a jamais vue, qui n'est rien des choses du monde, et qui les a toutes produites?
Quelquefois ils avaient besoin d'un livre. Dumouchel, fatigué de les servir, ne leur répondait plus, et ils s'acharnaient à la question, principalement Pécuchet.
Son besoin de vérité devenait une soif ardente.
Ému des discours de Bouvard, il lâchait le spiritualisme, le reprenait bientôt pour le quitter, et s'écriait la tête dans les mains: Oh! le doute! le doute! j'aimerais mieux le néant!
Bouvard apercevait l'insuffisance du matérialisme, et tâchait de s'y retenir, déclarant, du reste, qu'il en perdait la boule.
Ils commençaient des raisonnements sur une base solide. Elle croulait;—et tout à coup plus d'idée,—comme une mouche s'envole, dès qu'on veut la saisir.
Pendant les soirs d'hiver, ils causaient dans le muséum, au coin du feu, en regardant les charbons. Le vent qui sifflait dans le corridor faisait trembler les carreaux, les masses noires des arbres se balançaient, et la tristesse de la nuit augmentait le sérieux de leurs pensées.
Bouvard, de temps à autre, allait jusqu'au bout de l'appartement, puis revenait. Les flambeaux et les bassines contre les murs posaient sur le sol des ombres obliques; et le saint Pierre, vu de profil, étalait au plafond, la silhouette de son nez, pareille à un monstrueux cor de chasse.
On avait peine à circuler entre les objets, et souvent Bouvard, n'y prenant garde, se cognait à la statue. Avec ses gros yeux, sa lippe tombante et son air d'ivrogne, elle gênait aussi Pécuchet. Depuis longtemps, ils voulaient s'en défaire; mais par négligence, remettaient cela, de jour en jour.
Un soir au milieu d'une dispute sur la monade, Bouvard se frappa l'orteil au pouce de saint Pierre—et tournant contre lui son irritation:
—Il m'embête, ce coco-là, flanquons-le dehors!
C'était difficile par l'escalier. Ils ouvrirent la fenêtre, et l'inclinèrent sur le bord doucement. Pécuchet à genoux tâcha de soulever ses talons, pendant que Bouvard pesait sur ses épaules. Le bonhomme de pierre ne branlait pas; ils durent recourir à la hallebarde, comme levier—et arrivèrent enfin à l'étendre tout droit. Alors, ayant basculé, il piqua dans le vide, la tiare en avant—un bruit mat retentit;—et le lendemain, ils le trouvèrent cassé en douze morceaux, dans l'ancien trou aux composts.
Une heure après, le notaire entra, leur apportant une bonne nouvelle. Une personne de la localité avancerait mille écus, moyennant une hypothèque sur leur ferme; et comme ils se réjouissaient: Pardon! elle y met une clause! c'est que vous lui vendrez les Écalles pour quinze cents francs. Le prêt sera soldé aujourd'hui même. L'argent est chez moi dans mon étude.
Ils avaient envie de céder l'un et l'autre. Bouvard finit par répondre:—Mon Dieu… soit!
—Convenu! dit Marescot; et il leur apprit le nom de la personne, qui était Mme Bordin.
—Je m'en doutais! s'écria Pécuchet.
Bouvard, humilié, se tut.
Elle ou un autre, qu'importait! le principal étant de sortir d'embarras.
L'argent touché (celui des Écalles le serait plus tard) ils payèrent immédiatement toutes les notes, et regagnaient leur domicile, quand au détour des Halles, le père Gouy les arrêta.
Il allait chez eux, pour leur faire part d'un malheur. Le vent, la nuit dernière, avait jeté bas vingt pommiers dans les cours, abattu la bouillerie, enlevé le toit de la grange. Ils passèrent le reste de l'après-midi à constater les dégâts, et le lendemain, avec le charpentier, le maçon, et le couvreur. Les réparations monteraient à dix-huit cents francs, pour le moins.
Puis le soir, Gouy se présenta. Marianne, elle-même, lui avait conté tout à l'heure la vente des Écalles. Une pièce d'un rendement magnifique, à sa convenance, qui n'avait presque pas besoin de culture, le meilleur morceau de toute la ferme!—et il demandait une diminution.
Ces messieurs la refusèrent. On soumit le cas au juge de paix, et il conclut pour le fermier. La perte des Écalles, l'acre estimé deux mille francs, lui faisait un tort annuel de soixante-dix francs;—et devant les tribunaux il gagnerait certainement.
Leur fortune se trouvait diminuée. Que faire? Comment vivre bientôt?
Ils se mirent tous les deux à table, pleins de découragement. Marcel n'entendait rien à la cuisine; son dîner cette fois dépassa les autres. La soupe ressemblait à de l'eau de vaisselle, le lapin sentait mauvais, les haricots étaient incuits, les assiettes crasseuses, et au dessert, Bouvard éclata, menaçant de lui casser tout sur la tête.
—Soyons philosophes dit Pécuchet; un peu moins d'argent, les intrigues d'une femme, la maladresse d'un domestique, qu'est-ce que tout cela? Tu es trop plongé dans la matière!
—Mais quand elle me gêne, dit Bouvard.
—Moi, je ne l'admets pas! repartit Pécuchet.
Il avait lu dernièrement une analyse de Berkeley, et ajouta: Je nie l'étendue, le temps, l'espace, voire la substance! car la vraie substance c'est l'esprit percevant les qualités.
—Parfait dit Bouvard mais le monde supprimé, les preuves manqueront pour l'existence de Dieu.
Pécuchet se récria, et longuement, bien qu'il eût un rhume de cerveau, causé par l'iodure de potassium;—et une fièvre permanente contribuait à son exaltation. Bouvard, s'en inquiétant, fit venir le médecin.
Vaucorbeil ordonna du sirop d'orange avec l'iodure, et pour plus tard des bains de cinabre.
—À quoi bon? reprit Pécuchet. Un jour ou l'autre, la forme s'en ira.
L'essence ne périt pas!
—Sans doute dit le médecin la matière est indestructible! Cependant…
—Mais non! mais non! L'indestructible, c'est l'être. Ce corps qui est là devant moi, le vôtre, docteur, m'empêche de connaître votre personne, n'est pour ainsi dire qu'un vêtement, ou plutôt un masque.
Vaucorbeil le crut fou.—Bonsoir! Soignez votre masque!
Pécuchet n'enraya pas. Il se procura une introduction à la philosophie hégélienne, et voulut l'expliquer à Bouvard.
—Tout ce qui est rationnel est réel. Il n'y a même de réel que l'idée. Les lois de l'Esprit sont les lois de l'univers; la raison de l'homme est identique à celle de Dieu.
Bouvard feignait de comprendre.
—Donc, l'Absolu c'est à la fois le sujet et l'objet, l'unité où viennent se rejoindre toutes les différences. Ainsi les contradictoires sont résolus. L'ombre permet la lumière, le froid mêlé au chaud produit la température, l'organisme ne se maintient que par la destruction de l'organisme; partout un principe qui divise, un principe qui enchaîne.
Ils étaient sur le vigneau; et le curé passa le long de la claire-voie, son bréviaire à la main.
Pécuchet le pria d'entrer, pour finir devant lui l'exposition d'Hegel et voir un peu ce qu'il en dirait.
L'homme à la soutane s'assit près d'eux;—et Pécuchet aborda le christianisme.
—Aucune religion n'a établi aussi bien cette vérité: La Nature n'est qu'un moment de l'idée!
—Un moment de l'idée? murmura le prêtre, stupéfait.
—Mais oui! Dieu, en prenant une enveloppe visible, a montré son union consubstantielle avec elle.
—Avec la Nature? oh! oh!
—Par son décès, il a rendu témoignage à l'essence de la mort; donc, la mort était en lui, faisait, fait partie de Dieu.
L'ecclésiastique se renfrogna. Pas de blasphèmes! c'était pour le salut du genre humain qu'il a enduré les souffrances…
—Erreur! On considère la mort dans l'individu, où elle est un mal sans doute, mais relativement aux choses, c'est différent. Ne séparez pas l'esprit de la matière!
—Cependant, monsieur, avant la création…
—Il n'y a pas eu de création. Elle a toujours existé. Autrement ce serait un être nouveau s'ajoutant à la pensée divine; ce qui est absurde.
Le prêtre se leva; des affaires l'appelaient ailleurs.
Je me flatte de l'avoir crossé! dit Pécuchet. Encore un mot! Puisque l'existence du monde n'est qu'un passage continuel de la vie à la mort, et de la mort à la vie, loin que tout soit, rien n'est. Mais tout devient; comprends-tu?
—Oui! je comprends, ou plutôt non! L'idéalisme à la fin exaspérait Bouvard. Je n'en veux plus! le fameux cogito m'embête. On prend les idées des choses pour les choses elles-mêmes. On explique ce qu'on entend fort peu, au moyen de mots qu'on n'entend pas du tout! Substance, étendue, force, matière et âme, autant d'abstractions, d'imaginations. Quant à Dieu, impossible de savoir comment il est, ni même s'il est! Autrefois, il causait le vent, la foudre, les révolutions. À présent, il diminue. D'ailleurs, je n'en vois pas l'utilité.
—Et la morale, dans tout cela?
—Ah! tant pis!
Elle manque de base, effectivement se dit Pécuchet.
Et il demeura silencieux, acculé dans une impasse, conséquence des prémisses qu'il avait lui-même posées. Ce fut une surprise, un écrasement.
Bouvard ne croyait même plus à la matière.
La certitude que rien n'existe (si déplorable qu'elle soit) n'en est pas moins une certitude. Peu de gens sont capables de l'avoir. Cette transcendance leur inspira de l'orgueil; et ils auraient voulu l'étaler. Une occasion s'offrit.
Un matin, en allant acheter du tabac, ils virent un attroupement devant la porte de Langlois. On entourait la gondole de Falaise, et il était question de Touache, un galérien qui vagabondait dans le pays. Le conducteur l'avait rencontré à la Croix-Verte entre deux gendarmes et les Chavignollais exhalèrent un soupir de délivrance.
Girbal et le capitaine restèrent sur la Place; puis, arriva le juge de paix curieux d'avoir des renseignements, et M. Marescot en toque de velours et pantoufles de basane.
Langlois les invita à honorer sa boutique de leur présence. Ils seraient là plus à leur aise; et malgré les chalands, et le bruit de la sonnette, ces messieurs continuèrent à discuter les forfaits de Touache.
—Mon Dieu dit Bouvard il avait de mauvais instincts, voilà tout!
—On en triomphe par la vertu répliqua le notaire.
—Mais si on n'a pas de vertu? Et Bouvard nia positivement le libre arbitre.
—Cependant dit le capitaine je peux faire ce que je veux! je suis libre, par exemple… de remuer la jambe.
—Non! monsieur, car vous avez un motif pour la remuer!
Le capitaine chercha une réponse, n'en trouva pas—mais Girbal décocha ce trait:
—Un républicain qui parle contre la liberté! c'est drôle!
—Histoire de rire! dit Langlois.
Bouvard l'interpella:
—D'où vient que vous ne donnez pas votre fortune aux pauvres?
L'épicier, d'un regard inquiet, parcourut toute sa boutique.
—Tiens! pas si bête! je la garde pour moi!
—Si vous étiez saint Vincent de Paul, vous agiriez différemment, puisque vous auriez son caractère. Vous obéissez au vôtre. Donc vous n'êtes pas libre!
—C'est une chicane répondit en choeur l'assemblée.
Bouvard ne broncha pas;—et désignant la balance sur le comptoir:
—Elle se tiendra inerte, tant qu'un des plateaux sera vide. De même, la volonté;—et l'oscillation de la balance entre deux poids qui semblent égaux, figure le travail de notre esprit, quand il délibère sur les motifs, jusqu'au moment où le plus fort l'emporte, le détermine.
—Tout cela dit Girbal ne fait rien pour Touache, et ne l'empêche pas d'être un gaillard joliment vicieux.
Pécuchet prit la parole:
—Les vices sont des propriétés de la Nature, comme les inondations, les tempêtes.
Le notaire l'arrêta; et se haussant à chaque mot sur la pointe des orteils:
—Je trouve votre système d'une immoralité complète. Il donne carrière à tous les débordements, excuse les crimes, innocente les coupables.
—Parfaitement dit Bouvard. Le malheureux qui suit ses appétits est dans son droit, comme l'honnête homme qui écoute la Raison.
—Ne défendez pas les monstres!
—Pourquoi monstres? Quand il naît un aveugle, un idiot, un homicide, cela nous paraît du désordre, comme si l'ordre nous était connu, comme si la nature agissait pour une fin!
—Alors vous contestez la Providence?
—Oui! je la conteste!
—Voyez plutôt l'Histoire! s'écria Pécuchet rappelez-vous les assassinats de rois, les massacres de peuples, les dissensions dans les familles, le chagrin des particuliers.
—Et en même temps ajouta Bouvard, car ils s'excitaient l'un l'autre cette Providence soigne les petits oiseaux, et fait repousser les pattes des écrevisses. Ah! si vous entendez par Providence, une loi qui règle tout, je veux bien, et encore!
—Cependant, monsieur dit le notaire il y a des principes!
—Qu'est-ce que vous me chantez! Une science, d'après Condillac, est d'autant meilleure qu'elle n'en a pas besoin! Ils ne font que résumer des connaissances acquises, et nous reportent vers ces notions, qui précisément sont discutables.
—Avez-vous comme nous poursuivit Pécuchet, scruté, fouillé les arcanes de la métaphysique?
—Il est vrai, messieurs, il est vrai!
Et la société se dispersa.
Mais Coulon les tirant à l'écart, leur dit d'un ton paterne, qu'il n'était pas dévot certainement et même il détestait les jésuites. Cependant il n'allait pas si loin qu'eux! Oh non! bien sûr;—et au coin de la place, ils passèrent devant le capitaine, qui rallumait sa pipe en grommelant: Je fais pourtant ce que je veux, nom de Dieu!
Bouvard et Pécuchet proférèrent en d'autres occasions leurs abominables paradoxes. Ils mettaient en doute, la probité des hommes, la chasteté des femmes, l'intelligence du gouvernement, le bon sens du peuple, enfin sapaient les bases.
Foureau s'en émut, et les menaça de la prison, s'ils continuaient de tels discours.
L'évidence de leur supériorité blessait. Comme ils soutenaient des thèses immorales, ils devaient être immoraux; des calomnies furent inventées.
Alors une faculté pitoyable se développa dans leur esprit, celle de voir la bêtise et de ne plus la tolérer.
Des choses insignifiantes les attristaient: les réclames des journaux, le profil d'un bourgeois, une sotte réflexion entendue par hasard.
En songeant à ce qu'on disait dans leur village, et qu'il y avait jusqu'aux antipodes d'autres Coulon, d'autres Marescot, d'autres Foureau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la terre.
Ils ne sortaient plus, ne recevaient personne.
Un après-midi, un dialogue s'éleva dans la cour, entre Marcel et un monsieur ayant un chapeau à larges bords avec des conserves noires. C'était l'académicien Larsonneur. Il ne fut pas sans observer un rideau entrouvert, des portes qu'on fermait. Sa démarche était une tentative de raccommodement et il s'en alla furieux, chargeant le domestique de dire à ses maîtres qu'il les regardait comme des goujats.
Bouvard et Pécuchet ne s'en soucièrent. Le monde diminuait d'importance—ils l'apercevaient comme dans un nuage, descendu de leur cerveau sur leurs prunelles.
N'est-ce pas, d'ailleurs, une illusion, un mauvais rêve? Peut-être, qu'en somme, les prospérités et les malheurs s'équilibrent? Mais le bien de l'espèce ne console pas l'individu.
—Et que m'importent les autres! disait Pécuchet.
Son désespoir affligeait Bouvard. C'était lui qui l'avait poussé jusque-là; et le délabrement de leur domicile avivait leur chagrin par des irritations quotidiennes.
Pour se remonter, ils se faisaient des raisonnements, se prescrivaient des travaux, et retombaient vite dans une paresse plus forte, dans un découragement profond.
À la fin des repas, ils restaient les coudes sur la table, à gémir d'un air lugubre—Marcel en écarquillait les yeux, puis retournait dans sa cuisine où il s'empiffrait solitairement.
Au milieu de l'été, ils reçurent un billet de faire-part annonçant le mariage de Dumouchel avec Mme veuve Olympe-Zulma Poulet.
Que Dieu le bénisse! et ils se rappelèrent le temps où ils étaient heureux. Pourquoi ne suivaient-ils plus les moissonneurs? Où étaient les jours qu'ils entraient dans les fermes cherchant partout des antiquités? Rien maintenant n'occasionnerait ces heures si douces qu'emplissaient la distillerie ou la Littérature. Un abîme les en séparait. Quelque chose d'irrévocable était venu.
Ils voulurent faire comme autrefois une promenade dans les champs, allèrent très loin, se perdirent.—De petits nuages moutonnaient dans le ciel, le vent balançait les clochettes des avoines, le long d'un pré un ruisseau murmurait, quand tout à coup une odeur infecte les arrêta; et ils virent sur des cailloux, entre des joncs, la charogne d'un chien.
Les quatre membres étaient desséchés. Le rictus de la gueule découvrait sous des babines bleuâtres des crocs d'ivoire; à la place du ventre, c'était un amas de couleur terreuse, et qui semblait palpiter tant grouillait dessus la vermine. Elle s'agitait, frappée par le soleil, sous le bourdonnement des mouches, dans cette intolérable odeur, une odeur féroce et comme dévorante.
Cependant Bouvard plissait le front; et des larmes mouillèrent ses yeux.—Pécuchet dit stoïquement: Nous serons un jour comme ça!
L'idée de la mort les avait saisis. Ils en causèrent, en revenant.
Après tout, elle n'existe pas. On s'en va dans la rosée, dans la brise, dans les étoiles. On devient quelque chose de la sève des arbres, de l'éclat des pierres fines, du plumage des oiseaux. On redonne à la Nature ce qu'elle vous a prêté et le Néant qui est devant nous n'a rien de plus affreux que le néant qui se trouve derrière.
Ils tâchaient de l'imaginer sous la forme d'une nuit intense, d'un trou sans fond, d'un évanouissement continu. N'importe quoi valait mieux que cette existence monotone, absurde, et sans espoir.
Ils récapitulèrent leurs besoins inassouvis. Bouvard avait toujours désiré des chevaux, des équipages, les grands crus de Bourgogne, et de belles femmes complaisantes dans une habitation splendide. L'ambition de Pécuchet était le savoir philosophique. Or, le plus vaste des problèmes, celui qui contient les autres, peut se résoudre en une minute. Quand donc arriverait-elle?
—Autant tout de suite, en finir.
—Comme tu voudras dit Bouvard.
Et ils examinèrent la question du suicide.
Où est le mal de rejeter un fardeau qui vous écrase? et de commettre une action ne nuisant à personne? Si elle offensait Dieu, aurions-nous ce pouvoir? Ce n'est pas une lâcheté, bien qu'on dise;—et l'insolence est belle, de bafouer même à son détriment, ce que les hommes estiment le plus.
Ils délibérèrent sur le genre de mort.
Le poison fait souffrir. Pour s'égorger, il faut trop de courage. Avec l'asphyxie, on se rate souvent.
Enfin, Pécuchet monta dans le grenier deux câbles de la gymnastique. Puis, les ayant liés à la même traverse du toit, laissa pendre un noeud coulant et avança dessous deux chaises, pour atteindre aux cordes.
Ce moyen fut résolu.
Ils se demandaient quelle impression cela causerait dans l'arrondissement, où iraient ensuite leur bibliothèque, leurs paperasses, leurs collections. La pensée de la mort les faisait s'attendrir sur eux-mêmes. Cependant, ils ne lâchaient point leur projet, et à force d'en parler, s'y accoutumèrent.
Le soir du 25 décembre, entre dix et onze heures, ils réfléchissaient dans le muséum, habillés différemment. Bouvard portait une blouse sur son gilet de tricot—et Pécuchet, depuis trois mois, ne quittait plus la robe de moine, par économie.
Comme ils avaient grand faim (car Marcel sorti dès l'aube n'avait pas reparu) Bouvard crut hygiénique de boire un carafon d'eau-de-vie et Pécuchet de prendre du thé.
En soulevant la bouilloire, il répandit de l'eau sur le parquet.
—Maladroit! s'écria Bouvard.
Puis trouvant l'infusion médiocre, il voulut la renforcer par deux cuillerées de plus.
—Ce sera exécrable dit Pécuchet.
—Pas du tout!
Et chacun tirant à soi la boîte, le plateau tomba; une des tasses fut brisée, la dernière du beau service en porcelaine.
Bouvard pâlit.—Continue! saccage! ne te gêne pas!
—Grand malheur, vraiment!
—Oui! un malheur! Je la tenais de mon père!
—Naturel ajouta Pécuchet, en ricanant.
—Ah! tu m'insultes!
—Non, mais je te fatigue! avoue-le!
Et Pécuchet fut pris de colère, ou plutôt de démence. Bouvard aussi. Ils criaient à la fois tous les deux, l'un irrité par la faim, l'autre par l'alcool. La gorge de Pécuchet n'émettait plus qu'un râle.
—C'est infernal, une vie pareille; j'aime mieux la mort. Adieu.
Il prit le flambeau, tourna les talons, claqua la porte.
Bouvard, au milieu des ténèbres, eut peine à l'ouvrir, courut derrière lui, arriva dans le grenier.
La chandelle était par terre—et Pécuchet debout sur une des chaises avec le câble dans sa main.
L'esprit d'imitation emporta Bouvard:—Attends-moi! Et il montait sur l'autre chaise quand s'arrêtant tout à coup:
—Mais… nous n'avons pas fait notre testament?
—Tiens! c'est juste!
Des sanglots gonflaient leur poitrine. Ils se mirent à la lucarne pour respirer.
L'air était froid; et des astres nombreux brillaient dans le ciel, noir comme de l'encre. La blancheur de la neige, qui couvrait la terre, se perdait dans les brumes de l'horizon.
Ils aperçurent de petites lumières à ras du sol; et grandissant, se rapprochant, toutes allaient du côté de l'église.
Une curiosité les y poussa.
C'était la messe de minuit. Ces lumières provenaient des lanternes des bergers. Quelques-uns, sous le porche, secouaient leurs manteaux.
Le serpent ronflait, l'encens fumait. Des verres, suspendus, dans la longueur de la nef, dessinaient trois couronnes de feux multicolores—et au bout de la perspective des deux côtés du tabernacle, les cierges géants dressaient des flammes rouges. Par dessus les têtes de la foule et les capelines des femmes, au delà des chantres, on distinguait le prêtre dans sa chasuble d'or; à sa voix aiguë répondaient les voix fortes des hommes emplissant le jubé, et la voûte de bois tremblait, sur ses arceaux de pierre. Des images représentant le chemin de la croix décoraient les murs. Au milieu du choeur, devant l'autel, un agneau était couché, les pattes sous le ventre, les oreilles toutes droites.
La tiède température, leur procura un singulier bien-être; et leurs pensées, orageuses tout à l'heure, se faisaient douces, comme des vagues qui s'apaisent.
Ils écoutèrent l'Évangile et le Credo, observaient les mouvements du prêtre. Cependant les vieux, les jeunes, les pauvresses en guenille, les fermières en haut bonnet, les robustes gars à blonds favoris, tous priaient, absorbés dans la même joie profonde;—et voyaient sur la paille d'une étable, rayonner comme un soleil, le corps de l'enfant-Dieu. Cette foi des autres touchait Bouvard en dépit de sa raison, et Pécuchet malgré la dureté de son coeur.
Il y eut un silence; tous les dos se courbèrent—et au tintement d'une clochette, le petit agneau bêla.
L'hostie fut montrée par le prêtre, au bout de ses deux bras, le plus haut possible. Alors éclata un chant d'allégresse, qui conviait le monde aux pieds du Roi des Anges. Bouvard et Pécuchet involontairement s'y mêlèrent; et ils sentaient comme une aurore se lever dans leur âme.
CHAPITRE IX
Marcel reparut le lendemain à trois heures, la face verte, les yeux rouges, une bigne au front, le pantalon déchiré, empestant l'eau-de-vie, immonde.
Il avait été, selon sa coutume annuelle, à six lieues de là, près d'Iqueville faire le réveillon chez un ami;—et bégayant plus que jamais, pleurant, voulant se battre, il implorait sa grâce comme s'il eût commis un crime. Ses maîtres l'octroyèrent. Un calme singulier les portait à l'indulgence.
La neige avait fondu tout à coup—et ils se promenaient dans leur jardin, humant l'air tiède, heureux de vivre.
Était-ce le hasard seulement, qui les avait détournés de la mort? Bouvard se sentait attendri. Pécuchet se rappela sa première communion; et pleins de reconnaissance pour la Force, la Cause dont ils dépendaient, l'idée leur vint de faire des lectures pieuses.
L'Évangile dilata leur âme, les éblouit comme un soleil. Ils apercevaient Jésus, debout sur la montagne, un bras levé, la foule en dessous l'écoutant—ou bien au bord du Lac, parmi les Apôtres qui tirent des filets—puis sur l'ânesse, dans la clameur des alléluias, la chevelure éventée par les palmes frémissantes—enfin au haut de la croix, inclinant sa tête, d'où tombe éternellement une rosée sur le monde. Ce qui les gagna, ce qui les délectait, c'est la tendresse pour les humbles, la défense des pauvres, l'exaltation des opprimés.—Et dans ce livre où le ciel se déploie, rien de théologal; au milieu de tant de préceptes, pas un dogme; nulle exigence que la pureté du coeur.
Quant aux miracles, leur raison n'en fut pas surprise; dès l'enfance, ils les connaissaient. La hauteur de saint Jean ravit Pécuchet—et le disposa à mieux comprendre l'Imitation.
Ici plus de paraboles, de fleurs, d'oiseaux—mais des plaintes, un resserrement de l'âme sur elle-même. Bouvard s'attrista en feuilletant ces pages, qui semblent écrites par un temps de brume, au fond d'un cloître, entre un clocher et un tombeau. Notre vie mortelle y apparaît si lamentable qu'il faut, l'oubliant, se retourner vers Dieu;—et les deux bonshommes, après toutes leurs déceptions, éprouvaient le besoin d'être simples, d'aimer quelque chose, de se reposer l'esprit.
Ils abordèrent l'Ecclésiaste, Isaïe, Jérémie.
Mais la Bible les effrayait avec ses prophètes à voix de lion, le fracas du tonnerre dans les nues, tous les sanglots de la Géhenne, et son Dieu dispersant les empires, comme le vent fait des nuages.
Ils lisaient cela le dimanche, à l'heure des vêpres, pendant que la cloche tintait.
Un jour, ils se rendirent à la messe, puis y retournèrent. C'était une distraction au bout de la semaine. Le comte et la comtesse de Faverges les saluèrent de loin, ce qui fut remarqué. Le juge de paix leur dit, en clignant de l'oeil:—Parfait! je vous approuve. Toutes les bourgeoises, maintenant leur envoyaient le pain bénit.
L'abbé Jeufroy leur fit une visite; ils la rendirent, on se fréquenta; et le prêtre ne parlait pas de religion.
Ils furent étonnés de cette réserve; si bien que Pécuchet, d'un air indifférent lui demanda comment s'y prendre pour obtenir la Foi.
—Pratiquez, d'abord.
Ils se mirent à pratiquer, l'un avec espoir, l'autre par défi, Bouvard étant convaincu qu'il ne serait jamais un dévot. Un mois durant, il suivit régulièrement tous les offices, mais, à l'encontre de Pécuchet, ne voulut pas s'astreindre au maigre.
Était-ce une mesure d'hygiène? on sait ce que vaut l'Hygiène! une affaire de convenance? à bas les convenances! une marque de soumission envers l'Église? il s'en fichait également! bref, déclarait cette règle absurde, pharisaïque, et contraire à l'esprit de l'Évangile.
Le vendredi saint des autres années, ils mangeaient ce que Germaine leur servait.
Mais Bouvard cette fois, s'était commandé un beefsteak. Il s'assit, coupa la viande;—et Marcel le regardait scandalisé, tandis que Pécuchet dépiautait gravement sa tranche de morue.
Bouvard restait la fourchette d'une main, le couteau de l'autre. Enfin se décidant, il monta une bouchée à ses lèvres. Tout à coup ses mains tremblèrent, sa grosse mine pâlit, sa tête se renversait.
—Tu te trouves mal?
—Non!… Mais… et il fit un aveu. Par suite de son éducation (c'était plus fort que lui) il ne pouvait manger du gras ce jour-là, dans la crainte de mourir.
Pécuchet, sans abuser de sa victoire, en profita pour vivre à sa guise.
Un soir, il rentra la figure empreinte d'une joie sérieuse, et lâchant le mot, dit qu'il venait de se confesser.
Alors ils discutèrent l'importance de la confession.
Bouvard admettait celle des premiers chrétiens qui se faisait en public: la moderne est trop facile. Cependant il ne niait pas que cette enquête sur nous-mêmes ne fût un élément de progrès, un levain de moralité.
Pécuchet, désireux de la perfection, chercha ses vices. Les bouffées d'orgueil depuis longtemps étaient parties. Son goût du travail l'exemptait de la paresse. Quant à la gourmandise, personne de plus sobre. Quelquefois des colères l'emportaient. Il se jura de n'en plus avoir.
Ensuite, il faudrait acquérir les vertus, premièrement l'Humilité; —c'est-à-dire se croire incapable de tout mérite, indigne de la moindre récompense, immoler son esprit, et se mettre tellement bas que l'on vous foule aux pieds comme la boue des chemins. Il était loin encore de ces dispositions.
Une autre vertu lui manquait: la chasteté—car intérieurement, il regrettait Mélie, et le pastel de la dame en robe Louis XV, le gênait avec son décolletage.
Il l'enferma dans une armoire, redoubla de pudeur jusque à craindre de porter ses regards sur lui-même, et couchait avec un caleçon.
Tant de soins autour de la Luxure la développèrent. Le matin principalement il avait à subir de grands combats—comme en eurent saint Paul, saint Benoît et saint Jérôme, dans un âge fort avancé. De suite, ils recouraient à des pénitences furieuses. La douleur est une expiation, un remède et un moyen, un hommage à Jésus-Christ. Tout amour veut des sacrifices—et quel plus pénible que celui de notre corps!
Afin de se mortifier, Pécuchet supprima le petit verre après les repas, se réduisit à quatre prises dans la journée, par les froids extrêmes ne mettait plus de casquette.
Un jour, Bouvard qui rattachait la vigne, posa une échelle contre le mur de la terrasse près de la maison—et sans le vouloir, se trouva plonger dans la chambre de Pécuchet.
Son ami, nu jusqu'au ventre, avec le martinet aux habits, se frappait les épaules doucement, puis s'animant, retira sa culotte, cingla ses fesses, et tomba sur une chaise, hors d'haleine.
Bouvard fut troublé comme à la découverte d'un mystère, qu'on ne doit pas surprendre.
Depuis quelque temps, il remarquait plus de netteté sur les carreaux, moins de trous aux serviettes, une nourriture meilleure—changements qui étaient dus à l'intervention de Reine, la servante de M. le curé.
Mêlant les choses de l'église à celles de sa cuisine, forte comme un valet de charrue et dévouée bien qu'irrespectueuse, elle s'introduisait dans les ménages, donnait des conseils, y devenait maîtresse. Pécuchet se fiait absolument à son expérience.
Une fois, elle lui amena un individu replet, ayant de petits yeux à la chinoise, un nez en bec de vautour. C'était M. Goutman, négociant en articles de piété;—il en déballa quelques-uns, enfermés dans des boîtes, sous le hangar: croix, médailles et chapelets de toutes les dimensions, candélabres pour oratoires, autels portatifs, bouquets de clinquant—et des sacrés-coeurs en carton bleu, des saint Joseph à barbe rouge, des calvaires de porcelaine. Pécuchet les convoita. Le prix seul l'arrêtait.
Goutman ne demandait pas d'argent. Il préférait les échanges, et monté dans le muséum, il offrit, contre les vieux fers et tous les plombs, un stock de ses marchandises.
Elles parurent hideuses à Bouvard. Mais l'oeil de Pécuchet, les instances de Reine et le bagout du brocanteur finirent par le convaincre. Quand il le vit si coulant Goutman voulut, en outre, la hallebarde; Bouvard, las d'en avoir démontré la manoeuvre, l'abandonna. L'estimation totale étant faite, ces messieurs devaient encore cent francs. On s'arrangea, moyennant quatre billets à trois mois d'échéance—et ils s'applaudirent du bon marché.
Leurs acquisitions furent distribuées dans tous les appartements. Une crèche remplie de foin et une cathédrale de liège décorèrent le muséum. Il y eut sur la cheminée de Pécuchet, un saint Jean-Baptiste en cire, le long du corridor les portraits des gloires épiscopales, et au bas de l'escalier, sous une lampe à chaînettes, une sainte Vierge en manteau d'azur et couronnée d'étoiles—Marcel nettoyait ces splendeurs, n'imaginant au paradis rien de plus beau.
Quel dommage que le saint Pierre fût brisé, et comme il aurait fait bien dans le vestibule! Pécuchet s'arrêtait parfois devant l'ancienne fosse aux composts, où l'on reconnaissait la tiare, une sandale, un bout d'oreille, lâchait des soupirs, puis continuait à jardiner;—car maintenant, il joignait les travaux manuels aux exercices religieux—et bêchait la terre, vêtu de la robe de moine, en se comparant à saint Bruno. Ce déguisement pouvait être un sacrilège; il y renonça.
Mais il prenait le genre ecclésiastique, sans doute par la fréquentation du curé. Il en avait le sourire, la voix, et d'un air frileux glissait comme lui dans ses manches ses deux mains jusqu'aux poignets. Un jour vint où le chant du coq l'importuna; les roses l'ennuyaient; il ne sortait plus, ou jetait sur la campagne des regards farouches.
Bouvard se laissa conduire au mois de Marie. Les enfants qui chantaient des hymnes, les gerbes de lilas, les festons de verdure, lui avaient donné comme le sentiment d'une jeunesse impérissable. Dieu se manifestait à son coeur par la forme des nids, la clarté des sources, la bienfaisance du soleil;—et la dévotion de son ami lui semblait extravagante, fastidieuse.
—Pourquoi gémis-tu pendant le repas?
—Nous devons manger en gémissant répondit Pécuchet; car l'Homme par cette voie, a perdu son innocence phrase qu'il avait lue dans le Manuel du séminariste, deux volumes in-12 empruntés à M. Jeufroy. Et il buvait de l'eau de la Salette, se livrait portes closes à des oraisons jaculatoires, espérait entrer dans la confrérie de Saint-François.
Pour obtenir le don de persévérance, il résolut de faire un pèlerinage à la sainte Vierge.
Le choix des localités l'embarrassa. Serait-ce à Notre-Dame de
Fourvières, de Chartres, d'Embrun, de Marseille ou d'Auray? Celle de la
Délivrande, plus proche, convenait aussi bien.—Tu m'accompagneras!
—J'aurais l'air d'un cornichon dit Bouvard.
Après tout, il pouvait en revenir croyant, ne refusait pas de l'être, et céda par complaisance.
Les pèlerinages doivent s'accomplir à pied. Mais quarante-trois kilomètres seraient durs;—et les gondoles n'étant pas congruentes à la méditation ils louèrent un vieux cabriolet, qui après douze heures de route les déposa devant l'auberge.
Ils eurent une pièce à deux lits, avec deux commodes, supportant deux pots à l'eau dans des petites cuvettes ovales, et l'hôtelier leur apprit que c'était la chambre des capucins. Sous la Terreur on y avait caché la dame de la Délivrande avec tant de précaution que les bons Pères y disaient la messe clandestinement.
Cela fit plaisir à Pécuchet, et il lut tout haut une notice sur la chapelle, prise en bas dans la cuisine.
Elle a été fondée au commencement du IIe siècle par saint Régnobert premier évêque de Lisieux, ou par saint Ragnebert qui vivait au VIIe, ou par Robert le Magnifique au milieu du XIe.
Les Danois, les Normands et surtout les Protestants l'ont incendiée et ravagée à différentes époques.
Vers 1112, la statue primitive fut découverte par un mouton, qui en frappant du pied dans un herbage, indiqua l'endroit où elle était—sur cette place le comte Baudouin érigea un sanctuaire.
Ses miracles sont innombrables:—un marchand de Bayeux captif chez les Sarrasins l'invoque, ses fers tombent et il s'échappe.—Un avare découvre dans son grenier un troupeau de rats, l'appelle à son secours et les rats s'éloignent.—Le contact d'une médaille ayant effleuré son effigie fit se repentir au lit de mort un vieux matérialiste de Versailles.—Elle rendit la parole au sieur Adeline qui l'avait perdue pour avoir blasphémé; et par sa protection, M. et Mme de Becqueville eurent assez de force pour vivre chastement en état de mariage.
On cite parmi ceux qu'elle a guéris d'affections irrémédiables Mlle de
Palfresne, Anne Lorieux, Marie Duchemin, François Dufai, et Mme de
Jumillac, née d'Osseville.
Des personnages considérables l'ont visitée: Louis XI, Louis XIII, deux filles de Gaston d'Orléans, le cardinal Wiseman, Samirrhi, patriarche d'Antioche, Mgr Véroles, vicaire apostolique de la Mandchourie;—et l'archevêque de Quélen vint lui rendre grâce pour la conversion du prince de Talleyrand.
—Elle pourra dit Pécuchet te convertir aussi!
Bouvard déjà couché, eut une sorte de grognement, et s'endormit tout à fait.
Le lendemain à six heures, ils entraient dans la chapelle.
On en construisait une autre;—des toiles et des planches embarrassaient la nef et le monument, de style rococo, déplut à Bouvard, surtout l'autel de marbre rouge, avec ses pilastres corinthiens.
La statue miraculeuse dans une niche à gauche du choeur est enveloppée d'une robe à paillettes. Le bedeau survint, ayant pour chacun d'eux un cierge. Il le planta sur une manière de herse dominant la balustrade, demanda trois francs, fit une révérence, et disparut.
Ensuite ils regardèrent les ex-voto.
Des inscriptions sur plaques témoignent de la reconnaissance des fidèles. On admire deux épées en sautoir offertes par un ancien élève de l'École polytechnique, des bouquets de mariée, des médailles militaires, des coeurs d'argent, et dans l'angle au niveau du sol, une forêt de béquilles.
De la sacristie déboucha un prêtre portant le saint-ciboire.
Quand il fut resté quelques minutes au bas de l'autel, il monta les trois marches, dit l'Oremus, l'Introït et le Kyrie, que l'enfant de choeur à genoux récita tout d'une haleine.
Les assistants étaient rares, douze ou quinze vieilles femmes. On entendait le froissement de leurs chapelets, et le bruit d'un marteau cognant des pierres. Pécuchet incliné sur son prie-Dieu répondait aux Amen. Pendant l'élévation il supplia Notre-Dame de lui envoyer une foi constante et indestructible.
Bouvard dans un fauteuil, à ses côtés, lui prit son Eucologe, et s'arrêta aux litanies de la Vierge.
—Très pure, très chaste, vénérable, aimable—puissante, clémente—tour d'ivoire, maison d'or, porte du matin ces mots d'adoration, ces hyperboles l'emportèrent vers celle qui est célébrée par tant d'hommages.
Il la rêva comme on la figure dans les tableaux d'église, sur un amoncellement de nuages, des chérubins à ses pieds, l'Enfant-Dieu à sa poitrine—mère des tendresses que réclament toutes les afflictions de la terre,—idéal de la Femme transportée dans le ciel; car sorti de ses entrailles l'Homme exalte son amour et n'aspire qu'à reposer sur son coeur.
La messe étant finie, ils longèrent les boutiques qui s'adossent contre le mur du côté de la Place. On y voit des images, des bénitiers, des urnes à filets d'or, des Jésus-Christ en noix de coco, des chapelets d'ivoire;—et le soleil, frappant les verres des cadres, éblouissait les yeux, faisait ressortir la brutalité des peintures, la hideur des dessins. Bouvard, qui chez lui trouvait ces choses abominables, fut indulgent pour elles. Il acheta une petite Vierge en pâte bleue. Pécuchet comme souvenir se contenta d'un rosaire.
Les marchands criaient:—Allons! allons! pour cinq francs, pour trois francs, pour soixante centimes, pour deux sols! ne refusez pas Notre-Dame!
Les deux pèlerins flânaient sans rien choisir. Des remarques désobligeantes s'élevèrent.
—Qu'est-ce qu'ils veulent ces oiseaux-là?
—Ils sont peut-être des Turcs!
—Des protestants, plutôt!
Une grande fille tira Pécuchet par la redingote; un vieux en lunettes lui posa la main sur l'épaule; tous braillaient à la fois; puis quittant leurs baraques, ils vinrent les entourer, redoublaient de sollicitations et d'injures.
Bouvard n'y tint plus.—Laissez-nous tranquilles, nom de Dieu! La tourbe s'écarta.
Mais une grosse femme les suivit quelque temps sur la Place, et cria qu'ils s'en repentiraient.
En rentrant à l'auberge, ils trouvèrent dans le café Goutman. Son négoce l'appelait en ces parages—et il causait avec un individu examinant des bordereaux, sur la table, devant eux.
Cet individu avait une casquette de cuir, un pantalon très large, le teint rouge et la taille fine, malgré ses cheveux blancs, l'air à la fois d'un officier en retraite, et d'un vieux cabotin.
De temps à autre, il lâchait un juron puis, sur un mot de Goutman dit plus bas, se calmait de suite, et passait à un autre papier.
Bouvard qui l'observait, au bout d'un quart d'heure s'approcha de lui.
—Barberou, je crois?
—Bouvard! s'écria l'homme à la casquette, et ils s'embrassèrent.
Barberou depuis vingt ans avait enduré toutes sortes de fortunes. Gérant d'un journal, commis d'assurances, directeur d'un parc aux huîtres; je vous conterai cela; enfin revenu à son premier métier, il voyageait pour une maison de Bordeaux, et Goutman qui faisait le diocèse lui plaçait des vins chez les ecclésiastiques—mais permettez; dans une minute, je suis à vous!
Il avait repris ses comptes, quand bondissant sur la banquette:
—Comment, deux mille?
—Sans doute!
—Ah! elle est forte, celle-là!
—Vous dites?
—Je dis que j'ai vu Hérambert moi-même, répliqua Barberou furieux. La facture porte quatre mille; pas de blagues!
Le brocanteur ne perdit point contenance.
—Eh bien; elle vous libère! après?
Barberou se leva, et à sa figure blême d'abord, puis violette, Bouvard et Pécuchet croyaient qu'il allait étrangler Goutman.
Il se rassit, croisa les bras. Vous êtes une rude canaille, convenez-en!
—Pas d'injures, monsieur Barberou; il y a des témoins; prenez garde!
—Je vous flanquerai un procès!
—Ta! ta! ta!
Puis ayant bouclé son portefeuille, Goutman souleva le bord de son chapeau:
—À l'avantage! et il sortit.
Barberou exposa les faits: pour une créance de mille francs doublée par suite de manoeuvres usuraires, il avait livré à Goutman trois mille francs de vins; ce qui payerait sa dette avec mille francs de bénéfice; mais au contraire, il en devait trois mille. Ses patrons le renverraient, on le poursuivrait!—Crapule! brigand! sale juif!—et ça dîne dans les presbytères! D'ailleurs, tout ce qui touche à la calotte!… Il déblatéra contre les prêtres, et tapait sur la table avec tant de violence que la statuette faillit tomber.
—Doucement! dit Bouvard.
—Tiens! Qu'est-ce que ça? et Barberou ayant défait l'enveloppe de la petite vierge: un bibelot du pèlerinage! À vous?
Bouvard, au lieu de répondre, sourit d'une manière ambiguë.
—C'est à moi! dit Pécuchet.
—Vous m'affligez reprit Barberou; mais je vous éduquerai là-dessus,—n'ayez pas peur! Et comme on doit être philosophe, et que la tristesse ne sert à rien, il leur offrit à déjeuner.
Tous les trois s'attablèrent.
Barberou fut aimable, rappela le vieux temps, prit la taille de la bonne, voulut toiser le ventre de Bouvard. Il irait chez eux bientôt, et leur apporterait un livre farce.
L'idée de sa visite les réjouissait médiocrement. Ils en causèrent dans la voiture, pendant une heure, au trot du cheval. Ensuite Pécuchet ferma les paupières. Bouvard se taisait aussi. Intérieurement, il penchait vers la Religion.
M. Marescot s'était présenté la veille pour leur faire une communication importante.—Marcel n'en savait pas davantage.
Le notaire ne put les recevoir que trois jours après;—et de suite exposa la chose. Pour une rente de sept mille cinq cents francs, Mme Bordin proposait à M. Bouvard de lui acheter leur ferme.
Elle la reluquait depuis sa jeunesse, en connaissait les tenants et aboutissants, défauts et avantages—et ce désir était comme un cancer qui la minait. Car la bonne dame en vraie Normande, chérissait par-dessus tout le bien moins pour la sécurité du capital que pour le bonheur de fouler un sol vous appartenant. Dans l'espoir de celui-là, elle avait pratiqué des enquêtes, une surveillance journalière, de longues économies, et elle attendait avec impatience, la réponse de Bouvard.
Il fut embarrassé, ne voulant pas que Pécuchet un jour se trouvât sans fortune; mais il fallait saisir l'occasion,—qui était l'effet du pèlerinage.—La Providence pour la seconde fois se manifestait en leur faveur.
Ils offrirent les conditions suivantes: la rente non pas de sept mille cinq cents francs mais de six mille serait dévolue au dernier survivant. Marescot fit valoir que l'un était faible de santé. Le tempérament de l'autre le disposait à l'apoplexie, et Mme Bordin signa le contrat, emportée par la passion.
Bouvard en resta mélancolique. Quelqu'un désirait sa mort; et cette réflexion lui inspira des pensées graves, des idées de Dieu, et d'éternité.
Trois jours après M. Jeufroy les invita au repas de cérémonie qu'il donnait une fois par an à des collègues.
Le dîner commença vers deux heures de l'après-midi, pour finir à onze du soir. On y but du poiré, on y débita des calembours. L'abbé Pruneau composa séance tenante un acrostiche, M. Bougon fit des tours de cartes, et Cerpet, jeune vicaire, chanta une petite romance qui frisait la galanterie. Un pareil milieu divertit Bouvard. Il fut moins sombre le lendemain.
Le curé vint le voir fréquemment. Il présentait la Religion sous des couleurs gracieuses. Que risque-t-on, du reste?—et Bouvard consentit bientôt à s'approcher de la sainte table. Pécuchet, en même temps que lui, participerait au sacrement.
Le grand jour arriva.
L'église, à cause des premières communions était pleine de monde. Les bourgeois et les bourgeoises encombraient leurs bancs, et le menu peuple se tenait debout par derrière, ou dans le jubé, au-dessus de la porte.
Ce qui allait se passer tout à l'heure était inexplicable, songeait Bouvard; mais la Raison ne suffit pas à comprendre certaines choses. De très grands hommes ont admis celle-là. Autant faire comme eux. Et dans une sorte d'engourdissement, il contemplait l'autel, l'encensoir, les flambeaux, la tête un peu vide car il n'avait rien mangé—et éprouvait une singulière faiblesse.
Pécuchet en méditant la Passion de Jésus-Christ s'excitait à des élans d'amour. Il aurait voulu lui offrir son âme, celle des autres—et les ravissements, les transports, les illuminations des saints, tous les êtres, l'univers entier. Bien qu'il priât avec ferveur, les différentes parties de la messe lui semblèrent un peu longues.
Enfin, les petits garçons s'agenouillèrent sur la première marche de l'autel, formant avec leurs habits, une bande noire, que surmontaient inégalement des chevelures blondes ou brunes. Les petites filles les remplacèrent, ayant sous leurs couronnes, des voiles qui tombaient; de loin, on aurait dit un alignement de nuées blanches au fond du choeur.
Puis ce fut le tour des grandes personnes.
La première du côté de l'Évangile était Pécuchet; mais trop ému, sans doute, il oscillait la tête de droite et de gauche. Le curé eut peine à lui mettre l'hostie dans la bouche, et il la reçut en tournant les prunelles.
Bouvard, au contraire, ouvrit si largement les mâchoires que sa langue lui pendait sur la lèvre comme un drapeau. En se relevant, il coudoya Mme Bordin. Leurs yeux se rencontrèrent. Elle souriait; sans savoir pourquoi, il rougit.
Après Mme Bordin communièrent ensemble Mlle de Faverges, la Comtesse, leur dame de compagnie,—et un monsieur que l'on ne connaissait pas à Chavignolles.
Les deux derniers furent Placquevent, et Petit l'instituteur;—quand tout à coup on vit paraître Gorju.
Il n'avait plus de barbiche;—et il regagna sa place, les bras en croix sur la poitrine, d'une manière fort édifiante.
Le curé harangua les petits garçons. Qu'ils aient soin plus tard de ne point faire comme Judas qui trahit son Dieu, et de conserver toujours leur robe d'innocence. Pécuchet regretta la sienne. Mais on remuait des chaises; les mères avaient hâte d'embrasser leurs enfants.
Les paroissiens à la sortie, échangèrent des félicitations. Quelques-uns pleuraient. Mme de Faverges en attendant sa voiture se tourna vers Bouvard et Pécuchet, et présenta son futur gendre:—M. le baron de Mahurot, ingénieur. Le comte se plaignait de ne pas les voir. Il serait revenu la semaine prochaine. Notez-le! je vous prie. La calèche était arrivée; les dames du château partirent. Et la foule se dispersa.
Ils trouvèrent dans leur cour un paquet au milieu de l'herbe. Le facteur, comme la maison était close, l'avait jeté par-dessus le mur. C'était l'ouvrage que Barberou avait promis,—Examen du Christianisme par Louis Hervieu, ancien élève de l'École normale. Pécuchet le repoussa. Bouvard ne désirait pas le connaître.
On lui avait répété que le sacrement le transformerait: durant plusieurs jours, il guetta des floraisons dans sa conscience. Il était toujours le même; et un étonnement douloureux le saisit.
Comment! la chair de Dieu se mêle à notre chair—et elle n'y cause rien! La pensée qui gouverne les mondes n'éclaire pas notre esprit. Le suprême pouvoir nous abandonne à l'impuissance.
M. Jeufroy, en le rassurant, lui ordonna le Catéchisme de l'abbé Gaume.
Au contraire, la dévotion de Pécuchet s'était développée. Il aurait voulu communier sous les deux espèces, chantait des psaumes, en se promenant dans le corridor, arrêtait les Chavignollais pour discuter, et les convertir. Vaucorbeil lui rit au nez, Girbal haussa les épaules, et le capitaine l'appela Tartuffe. On trouvait maintenant qu'ils allaient trop loin.
Une excellente habitude c'est d'envisager les choses comme autant de symboles. Si le tonnerre gronde, figurez-vous le jugement dernier; devant un ciel sans nuages, pensez au séjour des bienheureux; dites-vous dans vos promenades que chaque pas vous rapproche de la mort. Pécuchet observa cette méthode. Quand il prenait ses habits il songeait à l'enveloppe charnelle dont la seconde personne de la Trinité s'est revêtue. Le tic-tac de l'horloge lui rappelait les battements de son coeur, une piqûre d'épingle les clous de la croix. Mais il eut beau se tenir à genoux pendant des heures, et multiplier les jeûnes, et se pressurer l'imagination, le détachement de soi-même ne se faisait pas; impossible d'atteindre à la contemplation parfaite!
Il recourut à des auteurs mystiques: sainte Thérèse, Jean de la Croix, Louis de Grenade, Simpoli,—et de plus modernes, Monseigneur Chaillot. Au lieu des sublimités qu'il attendait, il ne rencontra que des platitudes, un style très lâche, de froides images, et force comparaisons tirées de la boutique des lapidaires.
Il apprit cependant qu'il y a une purgation active et une purgation passive, une vision interne et une vision externe, quatre espèces d'oraisons, neuf excellences dans l'amour, six degrés dans l'humilité, et que la blessure de l'âme ne diffère pas beaucoup du vol spirituel.
Des points l'embarrassaient.
—Puisque la chair est maudite, comment se fait-il que l'on doive remercier Dieu pour le bienfait de l'existence? Quelle mesure garder entre la crainte indispensable au salut, et l'espérance qui ne l'est pas moins? Où est le signe de la grâce? etc.!
Les réponses de M. Jeufroy étaient simples:—Ne vous tourmentez pas! À vouloir tout approfondir, on court sur une pente dangereuse.
Le Catéchisme de Persévérance par Gaume avait tellement dégoûté Bouvard qu'il prit le volume de Louis Hervieu—c'était un sommaire de l'exégèse moderne défendu par le gouvernement. Barberou, comme républicain l'avait acheté.
Il éveilla des doutes dans l'esprit de Bouvard—et d'abord sur le péché originel.—Si Dieu a créé l'Homme peccable, il ne devait pas le punir; et le mal est antérieur à la chute, puisqu'il y avait déjà, des volcans, des bêtes féroces! Enfin ce dogme bouleverse mes notions de justice!
—Que voulez-vous disait le curé c'est une de ces vérités dont tout le monde est d'accord sans qu'on puisse en fournir de preuves;—et nous-mêmes nous faisons rejaillir sur les enfants les crimes de leurs pères. Ainsi les moeurs et les lois justifient ce décret de la Providence, que l'on retrouve dans la Nature.
Bouvard hocha la tête. Il doutait aussi de l'enfer.
—Car tout châtiment doit viser à l'amélioration du coupable—ce qui devient impossible avec une peine éternelle!—et combien l'endurent! Songez donc: tous les Anciens, les juifs, les musulmans, les idolâtres, les hérétiques et les enfants morts sans baptême, ces enfants créés par Dieu! et dans quel but? pour les punir d'une faute, qu'ils n'ont pas commise!
—Telle est l'opinion de saint Augustin ajouta le curé et saint Fulgence enveloppe dans la damnation jusqu'aux foetus. L'Église, il est vrai, n'a rien décidé à cet égard. Une remarque pourtant: ce n'est pas Dieu, mais le pécheur qui se damne lui-même; et l'offense étant infinie, puisque Dieu est infini, la punition doit être infinie. Est-ce tout, monsieur?
—Expliquez-moi la Trinité dit Bouvard.
—Avec plaisir!—Prenons une comparaison: les trois côtés du triangle, ou plutôt notre âme, qui contient: être, connaître et vouloir; ce qu'on appelle faculté chez l'Homme est personne en Dieu. Voilà le mystère.
—Mais les trois côtés du triangle ne sont pas chacun le triangle. Ces trois facultés de l'âme ne font pas trois âmes. Et vos personnes de la Trinité sont trois Dieux.
—Blasphème!
—Alors il n'y a qu'une personne, un Dieu, une substance affectée de trois manières!
—Adorons sans comprendre dit le curé.
—Soit! dit Bouvard.
Il avait peur de passer pour un impie, d'être mal vu au château.
Maintenant ils y venaient trois fois la semaine—vers cinq heures—en hiver—et la tasse de thé les réchauffait. M. le comte par ses allures rappelait le chic de l'ancienne cour, la Comtesse placide et grasse, montrait sur toutes choses un grand discernement. Mlle Yolande leur fille, était le type de la jeune personne, l'Ange des keepsakes—et Mme de Noares leur dame de compagnie ressemblait à Pécuchet, ayant son nez pointu.
La première fois qu'ils entrèrent dans le salon, elle défendait quelqu'un.
—Je vous assure qu'il est changé! Son cadeau le prouve.
Ce quelqu'un était Gorju. Il venait d'offrir aux futurs époux un prie-Dieu gothique. On l'apporta. Les armes des deux maisons s'y étalaient en reliefs de couleur. M. de Mahurot en parut content; et Mme de Noares lui dit:
—Vous vous souviendrez de mon protégé!
Ensuite, elle amena deux enfants, un gamin d'une douzaine d'années et sa soeur, qui en avait dix peut-être. Par les trous de leurs guenilles, on voyait leurs membres rouges de froid. L'un était chaussé de vieilles pantoufles, l'autre n'avait plus qu'un sabot. Leurs fronts disparaissaient sous leurs chevelures et ils regardaient autour d'eux avec des prunelles ardentes comme de jeunes loups effarés.
Mme de Noares conta qu'elle les avait rencontrés le matin sur la grande route. Placquevent ne pouvait fournir aucun détail.
On leur demanda leur nom. Victor—Victorine.—Où était leur père?—En prison.—Et avant, que faisait-il?—Rien.—Leur pays.—Saint-Pierre.—Mais quel Saint-Pierre? Les deux petits pour toute réponse disaient en reniflant:—Sais pas, sais pas. Leur mère était morte et ils mendiaient.
Mme de Noares exposa combien il serait dangereux de les abandonner; elle attendrit la Comtesse, piqua d'honneur le Comte, fut soutenue par Mademoiselle, s'obstina, réussit. La femme du garde-chasse en prendrait soin. On leur trouverait de l'ouvrage plus tard;—et comme ils ne savaient ni lire ni écrire, Mme de Noares leur donnerait elle-même des leçons afin de les préparer au catéchisme.
Quand M. Jeufroy venait au château, on allait quérir les deux mioches, il les interrogeait puis faisait une conférence, où il mettait de la prétention, à cause de l'auditoire.
Une fois, qu'il avait discouru sur les Patriarches, Bouvard en s'en retournant avec lui et Pécuchet, les dénigra fortement.
Jacob s'est distingué par des filouteries, David par les meurtres,
Salomon par ses débauches.
L'abbé lui répondit qu'il fallait voir plus loin. Le sacrifice d'Abraham est la figure de la Passion. Jacob une autre figure du Messie, comme Joseph, comme le serpent d'airain, comme Moïse.
—Croyez-vous dit Bouvard, qu'il ait composé le Pentateuque?
—Oui! sans doute!
—Cependant on y raconte sa mort! même observation pour Josué—et quant
aux Juges, l'auteur nous prévient qu'à l'époque dont il fait l'histoire,
Israël n'avait pas encore de Rois. L'ouvrage fut donc écrit sous les
Rois. Les Prophètes aussi m'étonnent.
—Il va nier les Prophètes, maintenant!
—Pas du tout! mais leur esprit échauffé percevait Jéhovah sous des formes diverses, celle d'un feu, d'une broussaille, d'un vieillard, d'une colombe; et ils n'étaient pas certains de la Révélation puisqu'ils demandent toujours un signe.
—Ah!—et vous avez découvert ces belles choses?…
—Dans Spinoza! À ce mot, le curé bondit.—L'avez-vous lu?
—Dieu m'en garde!
—Pourtant, monsieur, la Science!…
—Monsieur, on n'est pas savant, si l'on n'est chrétien.
La Science lui inspirait des sarcasmes.—Fera-t-elle pousser un épi de grain, votre Science! Que savons-nous? disait-il.
Mais il savait que le monde a été créé pour nous; il savait que les Archanges sont au-dessus des Anges;—il savait que le corps humain ressuscitera tel qu'il était vers la trentaine.
Son aplomb sacerdotal agaçait Bouvard, qui par méfiance de Louis Hervieu écrivit à Varlot. Et Pécuchet mieux informé, demanda à M. Jeufroy des explications sur l'Écriture.
Les six jours de la Genèse veulent dire six grandes époques. Le rapt des vases précieux fait par les juifs aux Égyptiens doit s'entendre des richesses intellectuelles, les Arts, dont ils avaient dérobé le secret. Isaïe ne se dépouilla pas complètement—Nudus en latin signifiant nu jusqu'aux hanches; ainsi Virgile conseille de se mettre nu, pour labourer, et cet écrivain n'eût pas donné un précepte contraire à la pudeur! Ézéchiel dévorant un livre n'a rien d'extraordinaire; ne dit-on pas dévorer une brochure, un journal?
Mais si l'on voit partout des métaphores que deviendront les faits?
L'abbé, soutenait cependant qu'ils étaient réels.
Cette manière de les entendre parut déloyale à Pécuchet. Il poussa plus loin ses recherches et apporta une note sur les contradictions de la Bible.
L'Exode nous apprend que pendant quarante ans on fit des sacrifices dans le désert; on n'en fit aucun suivant Amos et Jérémie. Les Paralipomènes et Esdras ne sont point d'accord sur le dénombrement du Peuple. Dans le Deutéronome, Moïse voit le Seigneur face à face; d'après l'Exode, jamais il ne put le voir. Où est, alors, l'inspiration?
—Motif de plus pour l'admettre répliquait en souriant M. Jeufroy. Les imposteurs ont besoin de connivence, les sincères n'y prennent garde. Dans l'embarras recourons à l'Église. Elle est toujours infaillible.
De qui relève l'infaillibilité?
Les conciles de Bâle et de Constance l'attribuent aux conciles. Mais souvent les conciles diffèrent, témoin ce qui se passa pour Athanase et pour Arius. Ceux de Florence et de Latran la décernent au pape. Mais Adrien VI déclare que le Pape, comme un autre, peut se tromper.
Chicanes! Tout cela ne fait rien à la permanence du dogme.
L'ouvrage de Louis Hervieu en signale les variations: le baptême autrefois était réservé pour les adultes. L'extrême-onction ne fut un sacrement qu'au IXe siècle; la Présence réelle a été décrétée au VIIIe, le Purgatoire, reconnu au XVe, l'Immaculée Conception est d'hier.
Et Pécuchet en arriva à ne plus savoir que penser de Jésus. Trois évangiles en font un homme. Dans un passage de saint Jean il paraît s'égaler à Dieu; dans un autre du même se reconnaître son inférieur.
L'abbé ripostait par la lettre du roi Abgar, les Actes de Pilate et le témoignage des Sibylles dont le fond est véritable. Il retrouvait la Vierge dans les Gaules, l'annonce d'un Rédempteur en Chine, la Trinité partout, la Croix sur le bonnet du grand lama, en Égypte au poing des dieux;—et même il fit voir une gravure, représentant un nilomètre, lequel était un phallus suivant Pécuchet.
M. Jeufroy consultait secrètement son ami Pruneau, qui lui cherchait des preuves dans les auteurs. Une lutte d'érudition s'engagea; et fouetté par l'amour-propre Pécuchet devint transcendant, mythologue.
Il comparait la Vierge à Isis, l'eucharistie au Homa des Perses, Bacchus à Moïse, l'arche de Noé au vaisseau de Xithuros, ces ressemblances pour lui démontraient l'identité des religions.
Mais il ne peut y avoir plusieurs religions, puisqu'il n'y a qu'un Dieu—et quand il était à bout d'arguments, l'homme à la soutane s'écriait:—C'est un mystère!
Que signifie ce mot? Défaut de savoir; très bien. Mais s'il désigne une chose dont le seul énoncé implique contradiction, c'est une sottise;—et Pécuchet ne quittait plus M. Jeufroy. Il le surprenait dans son jardin, l'attendait au confessionnal, le relançait dans la sacristie.
Le prêtre imaginait des ruses pour le fuir.
Un jour, qu'il était parti à Sassetot administrer quelqu'un, Pécuchet se porta au-devant de lui sur la route, manière de rendre la conversation inévitable.
C'était le soir, vers la fin d'août. Le ciel écarlate se rembrunit, et un gros nuage s'y forma, régulier dans le bas, avec des volutes au sommet.
Pécuchet d'abord, parla de choses indifférentes, puis ayant glissé le mot martyr:
—Combien pensez-vous qu'il y en ait eu?
—Une vingtaine de millions, pour le moins.
—Leur nombre n'est pas si grand, dit Origène.
—Origène, vous savez, est suspect!
Un large coup de vent passa, inclinant l'herbe des fossés, et les deux rangs d'ormeaux jusqu'au bout de l'horizon.
Pécuchet reprit:—On classe dans les martyrs, beaucoup d'évêques gaulois, tués en résistant aux Barbares, ce qui n'est plus la question.
—Allez-vous défendre les Empereurs!
Suivant Pécuchet, on les avait calomniés.—L'histoire de la Légion thébaine est une fable. Je conteste également Symphorose et ses sept fils, Félicité et ses sept filles, et les sept vierges d'Ancyre, condamnées au viol, bien que septuagénaires, et les onze mille vierges de sainte Ursule, dont une compagne s'appelait Undecemilla, un nom pris pour un chiffre,—encore plus les dix martyrs d'Alexandrie!
—Cependant!… Cependant, ils se trouvent dans des auteurs dignes de créance.
Des gouttes d'eau tombèrent. Le curé déploya son parapluie;—et Pécuchet, quand il fut dessous, osa prétendre que les catholiques avaient fait plus de martyrs chez les juifs, les musulmans, les protestants, et les libres penseurs que tous les Romains autrefois.
L'ecclésiastique se récria:
—Mais on compte dix persécutions depuis Néron jusqu'au César Galère!
—Eh bien, et les massacres des Albigeois! et la Saint-Barthélemy! et la
Révocation de l'édit de Nantes!
—Excès déplorables sans doute mais vous n'allez pas comparer ces gens-là à saint Étienne, saint Laurent, Cyprien, Polycarpe, une foule de missionnaires.
—Pardon! je vous rappellerai Hypatie, Jérôme de Prague, Jean Huss,
Bruno, Vanini, Anne Du Bourg!
La pluie augmentait, et ses rayons dardaient si fort, qu'ils rebondissaient du sol, comme de petites fusées blanches. Pécuchet et M. Jeufroy marchaient avec lenteur serrés l'un contre l'autre, et le curé disait:
—Après des supplices abominables, on les jetait dans des chaudières!
—L'Inquisition employait de même la torture, et elle vous brûlait très bien.
—On exposait les dames illustres dans les lupanars!
—Croyez-vous que les dragons de Louis XIV fussent décents?
—Et notez que les chrétiens n'avaient rien fait contre l'État!
—Les Huguenots pas davantage!
Le vent chassait, balayait la pluie dans l'air. Elle claquait sur les feuilles, ruisselait au bord du chemin, et le ciel couleur de boue se confondait avec les champs dénudés, la moisson étant finie. Pas un toit. Au loin seulement, la cabane d'un berger.
Le maigre paletot de Pécuchet n'avait plus un fil de sec. L'eau coulait le long de son échine, entrait dans ses bottes, dans ses oreilles, dans ses yeux, malgré la visière de la casquette Amoros. Le curé, en portant d'un bras la queue de sa soutane, se découvrait les jambes, et les pointes de son tricorne crachaient l'eau sur ses épaules comme des gargouilles de cathédrale.
Il fallut s'arrêter, et tournant leur dos à la tempête, ils restèrent face à face, ventre contre ventre, en tenant à quatre mains le parapluie qui oscillait.
M. Jeufroy n'avait pas interrompu la défense des catholiques.
—Ont-ils crucifié vos protestants, comme le fut saint Siméon, ou fait dévorer un homme par deux tigres comme il advint à saint Ignace?
—Mais comptez-vous pour quelque chose, tant de femmes séparées de leurs maris, d'enfants arrachés à leurs mères! Et les exils des pauvres, à travers la neige, au milieu des précipices! On les entassait dans les prisons; à peine morts on les traînait sur la claie.
L'abbé ricana:—Vous me permettrez de n'en rien croire! Et nos martyrs à nous sont moins douteux. Sainte Blandine a été livrée dans un filet à une vache furieuse. Sainte Julie périt assommée de coups. Saint Taraque, saint Probus et saint Andronic, on leur a brisé les dents avec un marteau, déchiré les côtes avec des peignes de fer, traversé les mains avec des clous rougis, enlevé la peau du crâne!
—Vous exagérez dit Pécuchet. La mort des martyrs était dans ce temps-là une amplification de rhétorique!
—Comment de la rhétorique?
—Mais oui! tandis que moi, monsieur, je vous raconte de l'histoire. Les catholiques en Irlande éventrèrent des femmes enceintes pour prendre leurs enfants!
—Jamais.
—Et les donner aux pourceaux!
—Allons donc!
—En Belgique, ils les enterraient toutes vives.
—Quelle plaisanterie.
—On a leurs noms!
—Et quand même objecta le Prêtre, en secouant de colère son parapluie on ne peut les appeler des martyrs. Il n'y en a pas en dehors de l'Église.
—Un mot. Si la valeur du martyr dépend de la doctrine, comment servirait-il à en démontrer l'excellence?
La pluie se calmait; jusqu'au village ils ne parlèrent plus.
Mais, sur le seuil du presbytère, l'Abbé dit:
—Je vous plains! véritablement, je vous plains!
Pécuchet conta de suite à Bouvard son altercation. Elle lui avait causé une malveillance antireligieuse;—et une heure après, assis devant un feu de broussailles, il lisait le Curé Meslier. Ces négations lourdes le choquèrent; puis se reprochant d'avoir méconnu, peut-être, des héros, il feuilleta dans la Biographie, l'histoire des martyrs les plus illustres.
Quelles clameurs du Peuple, quand ils entraient dans l'arène!—et si les lions et les jaguars étaient trop doux, du geste et de la voix ils les excitaient à s'avancer. On les voyait tout couverts de sang, sourire debout le regard au ciel;—sainte Perpétue renoua ses cheveux pour ne point paraître affligée.—Pécuchet se mit à réfléchir—La fenêtre était ouverte, la nuit tranquille, beaucoup d'étoiles brillaient—Il devait se passer dans leur âme des choses dont nous n'avons plus l'idée, une joie, un spasme divin?—Et Pécuchet à force d'y rêver dit qu'il comprenait cela, aurait fait comme eux.
—Toi?
—Certainement.
—Pas de blagues! Crois-tu oui, ou non?
—Je ne sais.
Il alluma une chandelle—puis ses yeux tombant sur le crucifix dans l'alcôve:—Combien de misérables ont recouru à celui-là! et après un silence: On l'a dénaturé! c'est la faute de Rome: la politique du Vatican!
Mais Bouvard admirait l'Église pour sa magnificence, et aurait souhaité au moyen âge être un cardinal.—J'aurais eu bonne mine sous la pourpre, conviens-en!
La casquette de Pécuchet posée devant les charbons n'était pas sèche encore. Tout en l'étirant, il sentit quelque chose dans la doublure, et une médaille de saint Joseph tomba. Ils furent troublés, le fait leur paraissant inexplicable.
Mme de Noares voulut savoir de Pécuchet s'il n'avait pas éprouvé comme un changement, un bonheur, et se trahit par ses questions. Une fois, pendant qu'il jouait au billard, elle lui avait cousu la médaille dans sa casquette.
Évidemment, elle l'aimait; ils auraient pu se marier: elle était veuve; et il ne soupçonna pas cet amour, qui peut-être eût fait le bonheur de sa vie.
Bien qu'il se montrât plus religieux que M. Bouvard, elle l'avait dédié à saint Joseph, dont le secours est excellent pour les conversions.
Personne, comme elle, ne connaissait tous les chapelets et les indulgences qu'ils procurent, l'effet des reliques, les privilèges des eaux saintes. Sa montre était retenue par une chaînette qui avait touché aux liens de saint Pierre. Parmi ses breloques luisait une perle d'or, à l'imitation de celle qui contient dans l'église d'Allouagne une larme de Notre-Seigneur. Un anneau à son petit doigt enfermait des cheveux du curé d'Ars;—et comme elle cueillait des simples pour les malades, sa chambre ressemblait à une sacristie et à une officine d'apothicaire.
Son temps se passait à écrire des lettres, à visiter les pauvres, à dissoudre des concubinages, à répandre des photographies du Sacré-Coeur. Un monsieur devait lui envoyer de la Pâte des martyrs: mélange de cire pascale et de poussière humaine prise aux catacombes, et qui s'emploie dans les cas désespérés en mouches ou en pilules. Elle en promit à Pécuchet.
Il parut choqué d'un tel matérialisme.
Le soir, un valet du château lui apporta une hottée d'opuscules, relatant des paroles pieuses du grand Napoléon, des bons mots de curé dans les auberges, des morts effrayantes advenues à des impies. Mme de Noares savait tout cela par coeur, avec une infinité de miracles.
Elle en contait de stupides—des miracles sans but, comme si Dieu les eût faits pour ébahir le monde. Sa grand'mère, à elle-même, avait serré dans une armoire des pruneaux couverts d'un linge, et quand on ouvrit l'armoire un an plus tard, on en vit treize sur la nappe, formant la croix.—Expliquez-moi cela. C'était son mot après ses histoires, qu'elle soutenait avec un entêtement de bourrique, bonne femme d'ailleurs, et d'humeur enjouée.
Une fois pourtant, elle sortit de son caractère. Bouvard lui contestait le miracle de Pezilla: un compotier où l'on avait caché des hosties pendant la Révolution se dora de lui-même—tout seul.
Peut-être y avait-il, au fond, un peu de couleur jaune provenant de l'humidité?
—Mais non! je vous répète que non! La dorure a pour cause le contact de l'Eucharistie et elle donna en preuve l'attestation des évêques. C'est, disent-ils, comme un bouclier, un… un palladium sur le diocèse de Perpignan. Demandez plutôt à M. Jeufroy!
Bouvard n'y tint plus; et ayant repassé son Louis Hervieu, emmena
Pécuchet.
L'ecclésiastique finissait de dîner. Reine offrit des sièges, et sur un geste, alla prendre deux petits verres qu'elle emplit de Rosolio.
Après quoi, Bouvard exposa ce qui l'amenait.
L'abbé ne répondit pas franchement. Tout est possible à Dieu—et les miracles sont une preuve de la Religion.
—Cependant, il y a des lois.
—Cela n'y fait rien. Il les dérange pour instruire, corriger.
—Que savez-vous s'il les dérange? répliqua Bouvard. Tant que la Nature suit sa routine, on n'y pense pas; mais dans un phénomène extraordinaire, nous voyons la main de Dieu.
—Elle peut y être dit l'ecclésiastique et quand un événement se trouve certifié par des témoins…
—Les témoins gobent tout, car il y a de faux miracles!
Le prêtre devint rouge.—Sans doute… quelquefois.
—Comment les distinguer des vrais? Et si les vrais donnés en preuves ont eux-mêmes besoin de preuves, pourquoi en faire?
Reine intervint, et prêchant comme son maître, dit qu'il fallait obéir.
—La vie est un passage, mais la mort est éternelle!
—Bref ajouta Bouvard, en lampant le Rosolio, les miracles d'autrefois ne sont pas mieux démontrés que les miracles d'aujourd'hui; des raisons analogues défendent ceux des chrétiens et des païens.
Le curé jeta sa fourchette sur la table.—Ceux-là étaient faux, encore un coup!—Pas de miracles en dehors de l'Église!
—Tiens se dit Pécuchet même argument que pour les martyrs: la doctrine s'appuie sur les faits et les faits sur la doctrine.
M. Jeufroy, ayant bu un verre d'eau, reprit:
—Tout en les niant, vous y croyez. Le monde, que convertissent douze pêcheurs, voilà, il me semble, un beau miracle?
—Pas du tout! Pécuchet en rendait compte d'une autre manière. Le monothéisme vient des Hébreux, la Trinité des Indiens. Le Logos est à Platon, la Vierge-mère à l'Asie.
N'importe! M. Jeufroy tenait au surnaturel, ne voulait que le christianisme pût avoir humainement la moindre raison d'être, bien qu'il en vît chez tous les peuples, des prodromes ou des déformations. L'impiété railleuse du XVIIIe siècle, il l'eût tolérée; mais la critique moderne avec sa politesse, l'exaspérait.
—J'aime mieux l'athée qui blasphème que le sceptique qui ergote!
Puis il les regarda d'un air de bravade, comme pour les congédier.
Pécuchet s'en retourna mélancolique. Il avait espéré l'accord de la Foi et de la Raison.
Bouvard lui fit lire ce passage de Louis Hervieu:
Pour connaître l'abîme qui les sépare, opposez leurs axiomes:
La Raison vous dit: Le tout enferme la partie; et la Foi vous répond par la substantiation. Jésus communiant avec ses apôtres, avait son corps dans sa main, et sa tête dans sa bouche.
La Raison vous dit: On n'est pas responsable du crime des autres—et la
Foi vous répond par le Péché originel.
La Raison vous dit: Trois c'est trois—et la Foi déclare que: Trois c'est un.
Et ils ne fréquentèrent plus l'abbé.
C'était l'époque de la guerre d'Italie. Les honnêtes gens tremblaient pour le Pape. On tonnait contre Emmanuel. Mme de Noares allait jusqu'à lui souhaiter la mort.
Bouvard et Pécuchet ne protestaient que timidement. Quand la porte du salon tournait devant eux et qu'ils se miraient en passant dans les hautes glaces, tandis que par les fenêtres on apercevait les allées, où tranchait sur la verdure le gilet rouge d'un domestique, ils éprouvaient un plaisir; et le luxe du milieu les faisait indulgents aux paroles qui s'y débitaient.
Le comte leur prêta tous les ouvrages de M. de Maistre. Il en développait les principes, devant un cercle d'intimes: Hurel, le curé, le juge de paix, le notaire et le baron son futur gendre, qui venait de temps à autre pour vingt-quatre heures au château.
—Ce qu'il y a d'abominable disait le comte c'est l'esprit de 89! D'abord on conteste Dieu, ensuite, on discute le gouvernement, puis arrive la liberté; liberté d'injures, de révolte, de jouissances, ou plutôt de pillage. Si bien que la Religion et le Pouvoir doivent proscrire les indépendants, les hérétiques. On criera sans doute, à la Persécution! comme si les bourreaux persécutaient les criminels. Je me résume. Point d'État sans Dieu! la Loi ne pouvant être respectée que si elle vient d'en haut; et actuellement il ne s'agit pas des Italiens mais de savoir qui l'emportera de la Révolution ou du Pape, de Satan ou de Jésus-Christ!
M. Jeufroy approuvait par des monosyllabes, Hurel avec un sourire, le juge de paix en dodelinant la tête. Bouvard et Pécuchet regardaient le plafond, Mme de Noares, la comtesse et Yolande travaillaient pour les pauvres—et M. de Mahurot près de sa fiancée, parcourait les feuilles.
Puis, il y avait des silences, où chacun semblait plongé dans la recherche d'un problème. Napoléon III n'était plus un Sauveur, et même il donnait un exemple déplorable, en laissant aux Tuileries, les maçons travailler le dimanche.
—On ne devrait pas permettre était la phrase ordinaire de M. le Comte. Économie sociale, beaux-arts, littérature, histoire, doctrines scientifiques, il décidait de tout, en sa qualité de chrétien et de père de famille;—et plût à Dieu que le gouvernement à cet égard eût la même rigueur qu'il déployait dans sa maison. Le Pouvoir seul est juge des dangers de la science; répandue trop largement elle inspire au peuple des ambitions funestes. Il était plus heureux, ce pauvre peuple, quand les seigneurs et les évêques tempéraient l'absolutisme du roi. Les industriels maintenant l'exploitent. Il va tomber en esclavage!
Et tous regrettaient l'ancien régime, Hurel par bassesse, Coulon par ignorance, Marescot, comme artiste.
Bouvard une fois chez lui, se retrempait avec La Mettrie, d'Holbach, etc.—et Pécuchet s'éloigna d'une religion, devenue un moyen de gouvernement. M. de Mahurot avait communié pour séduire mieux ces dames et s'il pratiquait, c'était à cause des domestiques.
Mathématicien et dilettante, jouant des valses sur le piano, et admirateur de Topffer, il se distinguait par un scepticisme de bon goût; ce qu'on rapporte des abus féodaux, de l'Inquisition ou des Jésuites, préjugés, et il vantait le Progrès, bien qu'il méprisât tout ce qui n'était pas gentilhomme ou sorti de l'École Polytechnique.
M. Jeufroy, de même, leur déplaisait. Il croyait aux sortilèges, faisait des plaisanteries sur les idoles, affirmait que tous les idiomes sont dérivés de l'hébreu; sa rhétorique manquait d'imprévu; invariablement, c'était le cerf aux abois, le miel et l'absinthe, l'or et le plomb, des parfums, des urnes—et l'âme chrétienne, comparée au soldat qui doit dire en face du Péché: Tu ne passes pas!
Pour éviter ses conférences, ils arrivaient au château le plus tard possible.
Un jour pourtant, ils l'y trouvèrent.
Depuis une heure, il attendait ses deux élèves. Tout à coup Mme de
Noares entra.
—La petite a disparu. J'amène Victor. Ah! le malheureux.
Elle avait saisi dans sa poche, un dé d'argent perdu depuis trois jours, puis suffoquée par les sanglots:—Ce n'est pas tout! ce n'est pas tout! Pendant que je le grondais, il m'a montré son derrière! Et avant que le Comte et la Comtesse aient rien dit: Du reste, c'est de ma faute, pardonnez-moi!
Elle leur avait caché que les deux orphelins étaient les enfants de
Touache, maintenant au bagne.
Que faire?
Si le Comte les renvoyait, ils étaient perdus—et son acte de charité passerait pour un caprice.
M. Jeufroy ne fut pas surpris. L'homme étant corrompu naturellement il fallait le châtier pour l'améliorer.
Bouvard protesta. La douceur valait mieux.
Mais le Comte, encore une fois s'étendit sur le bras de fer, indispensable aux enfants, comme pour les peuples. Ces deux-là étaient pleins de vices, la petite fille menteuse, le gamin brutal. Ce vol, après tout on l'excuserait, l'insolence jamais, l'éducation devant être l'école du respect.
Donc Sorel, le garde-chasse, administrerait au jeune homme une bonne fessée immédiatement.
M. de Mahurot, qui avait à lui dire quelque chose, se chargea de la commission. Il prit un fusil dans l'antichambre et appela Victor, resté au milieu de la cour, la tête basse:
—Suis-moi dit le Baron.
Comme la route pour aller chez le garde, détournait peu de Chavignolles,
M. Jeufroy, Bouvard et Pécuchet l'accompagnèrent.
À cent pas du château, il les pria de ne plus parler, tant qu'il longerait le bois.
Le terrain dévalait jusqu'au bord de la rivière, où se dressaient de grands quartiers de roches. Elle faisait des plaques d'or sous le soleil couchant. En face les verdures des collines se couvraient d'ombre. Un air vif soufflait.
Des lapins sortirent de leurs terriers, et broutaient le gazon.
Un coup de feu partit, un deuxième, un autre,—et les lapins sautaient, déboulaient. Victor se jetait dessus pour les saisir, et haletait trempé de sueur.
—Tu arranges bien tes nippes dit le baron.—Sa blouse en loques avait du sang.
La vue du sang répugnait à Bouvard. Il n'admettait pas qu'on en pût verser.
M. Jeufroy reprit:
—Les circonstances quelquefois l'exigent. Si ce n'est pas le coupable qui donne le sien, il faut celui d'un autre,—vérité que nous enseigne la Rédemption.
Suivant Bouvard, elle n'avait guère servi, presque tous les hommes étant damnés, malgré le sacrifice de Notre-Seigneur.
—Mais quotidiennement, il le renouvelle dans l'Eucharistie.
—Et le miracle dit Pécuchet se fait avec des mots, quelle que soit l'indignité du Prêtre!
—Là est le mystère, monsieur!
Cependant Victor clouait ses yeux sur le fusil, tâchait même d'y toucher.
—À bas les pattes! Et M, de Mahurot prit un sentier sous bois.
L'ecclésiastique avait Pécuchet d'un côté, Bouvard de l'autre—et il lui dit:
—Attention, vous savez: Debetur pueris.
Bouvard l'assura qu'il s'humiliait devant le Créateur, mais était indigné qu'on en fît un homme. On redoute sa vengeance, on travaille pour sa gloire; il a toutes les vertus, un bras, un oeil, une politique, une habitation. Notre Père qui êtes aux cieux, qu'est-ce que cela veut dire?
Et Pécuchet ajouta:
—Le monde s'est élargi; la terre n'en fait plus le centre. Elle roule dans la multitude infinie de ses pareils. Beaucoup la dépassent en grandeur, et ce rapetissement de notre globe procure de Dieu un idéal plus sublime. Donc la Religion devait changer. Le Paradis est quelque chose d'enfantin avec ses bienheureux toujours contemplant, toujours chantant—et qui regardent d'en haut les tortures des damnés. Quand on songe que le christianisme a pour base une pomme!
Le curé se fâcha.—Niez la Révélation, ce sera plus simple.
—Comment voulez-vous que Dieu ait parlé? dit Bouvard.
—Prouvez qu'il n'a pas parlé! disait Jeufroy.
—Encore une fois, qui vous l'affirme?
—L'Église!
—Beau témoignage!
Cette discussion ennuyait M. de Mahurot;—et tout en marchant:
—Écoutez donc le curé! il en sait plus que vous!
Bouvard et Pécuchet se firent des signes pour prendre un autre chemin, puis à la Croix-Verte:—Bien le bonsoir.
—Serviteur dit le baron.
Tout cela serait conté à M. de Faverges; et peut-être qu'une rupture s'en suivrait? tant pis! Ils se sentaient méprisés par ces nobles; on ne les invitait jamais à dîner; et ils étaient las de Mme de Noares avec ses continuelles remontrances.
Ils ne pouvaient cependant garder le De Maistre;—et une quinzaine après ils retournèrent au château, croyant n'être pas reçus.
Ils le furent.
Toute la famille se trouvait dans le boudoir, Hurel y compris, et par extraordinaire Foureau.
La correction n'avait point corrigé Victor. Il refusait d'apprendre son catéchisme; et Victorine proférait des mots sales. Bref le garçon irait aux Jeunes Détenus, la petite fille dans un couvent. Foureau s'était chargé des démarches, et il s'en allait quand la Comtesse le rappela.
On attendait M. Jeufroy, pour fixer ensemble la date du mariage qui aurait lieu à la mairie, bien avant de se faire à l'église, afin de montrer que l'on honnissait le mariage civil.
Foureau tâcha de le défendre. Le Comte et Hurel l'attaquèrent. Qu'était une fonction municipale près d'un sacerdoce!—et le Baron ne se fût pas cru marié s'il l'eût été, seulement devant une écharpe tricolore.
—Bravo! dit M. Jeufroy, qui entrait. Le mariage étant établi par
Jésus…
Pécuchet l'arrêta.—Dans quel évangile? Aux temps apostoliques on le considérait si peu, que Tertulien le compare à l'adultère.
—Ah! par exemple!
—Mais oui! et ce n'est pas un sacrement! Il faut au sacrement un signe. Montrez-moi le signe, dans le mariage! Le curé eut beau répondre qu'il figurait l'alliance de Dieu avec l'Église. Vous ne comprenez plus le christianisme! et la Loi…
—Elle en garde l'empreinte dit M. de Faverges; sans lui, elle autoriserait la Polygamie!
Une voix répliqua: Où serait le mal?
C'était Bouvard, à demi caché par un rideau. On peut avoir plusieurs épouses, comme les patriarches, les mormons, les musulmans et néanmoins être honnête homme!
—Jamais s'écria le Prêtre! l'honnêteté consiste à rendre ce qui est dû. Nous devons hommage à Dieu. Or qui n'est pas chrétien, n'est pas honnête!
—Autant que d'autres dit Bouvard.
Le comte croyant voir dans cette repartie une atteinte à la Religion l'exalta. Elle avait affranchi les esclaves.
Bouvard fit des citations, prouvant le contraire:
—Saint Paul leur recommande d'obéir aux maîtres comme à Jésus.—Saint Ambroise nomme la servitude un don de Dieu.—Le Lévitique, l'Exode et les Conciles l'ont sanctionnée.—Bossuet la classe pari le droit des gens.—Et Mgr Bouvier l'approuve.
Le comte objecta que le christianisme, pas moins, avait développé la civilisation.
—Et la paresse, en faisant de la Pauvreté, une vertu!
—Cependant, monsieur, la morale de l'Évangile?
—Eh! eh! pas si morale! Les ouvriers de la dernière heure sont autant payés que ceux de la première. On donne à celui qui possède, et on retire à celui qui n'a pas. Quant au précepte de recevoir des soufflets sans les rendre et de se laisser voler, il encourage les audacieux, les poltrons et les coquins.
Le scandale redoubla, quand Pécuchet eut déclaré qu'il aimait autant le
Bouddhisme.
Le prêtre éclata de rire.—Ah! ah! ah! le Bouddhisme.
Mme de Noares leva les bras.—Le Bouddhisme!
—Comment,—le Bouddhisme? répétait le comte.
—Le connaissez-vous? dit Pécuchet à M. Jeufroy, qui s'embrouilla.
—Eh bien, sachez-le! mieux que le christianisme, et avant lui, il a reconnu le néant des choses terrestres. Ses pratiques sont austères, ses fidèles plus nombreux que tous les chrétiens, et pour l'incarnation, Vischnou n'en a pas une, mais neuf! Ainsi, jugez!
—Des mensonges de voyageurs dit Mme de Noares.
—Soutenus par les francs-maçons ajouta le curé.
Et tous parlant à la fois:—Allez donc—Continuez!—Fort joli!—Moi, je le trouve drôle—Pas possible si bien que Pécuchet exaspéré, déclara qu'il se ferait bouddhiste!
—Vous insultez des chrétiennes! dit le Baron. Mme de Noares s'affaissa dans un fauteuil. La Comtesse et Yolande se taisaient. Le comte roulait des yeux; Hurel attendait des ordres. L'abbé, pour se contenir, lisait son bréviaire.
Cet exemple apaisa M. de Faverges; et considérant les deux bonshommes:—Avant de blâmer l'Évangile, et quand on a des taches dans sa vie, il est certaines réparations…
—Des réparations?
—Des taches?
—Assez, messieurs! vous devez me comprendre! Puis s'adressant à Fourreau: Sorel est prévenu! Allez-y! Et Bouvard et Pécuchet se retirèrent sans saluer.
Au bout de l'avenue, ils exhalèrent tous les trois, leur ressentiment. On me traite en domestique grommelait Foureau;—et les autres l'approuvant, malgré le souvenir des hémorroïdes, il avait pour eux comme de la sympathie.
Des cantonniers travaillaient dans la campagne. L'homme qui les commandait se rapprocha; c'était Gorju. On se mit à causer. Il surveillait le cailloutage de la route votée en 1848, et devait cette place à M. de Mahurot, l'ingénieur, celui qui doit épouser Mlle de Faverges! Vous sortez de là-bas, sans doute?
—Pour la dernière fois! dit brutalement Pécuchet.
Gorju prit un air naïf.—Une brouille? tiens, tiens!
Et s'ils avaient pu voir sa mine, quand ils eurent tourné les talons, ils auraient compris qu'il en flairait la cause.
Un peu plus loin, ils s'arrêtèrent devant un enclos de treillage, qui contenait des loges à chien, et une maisonnette en tuiles rouges.
Victorine était sur le seuil. Des aboiements retentirent. La femme du garde parut.
Sachant pourquoi le maire venait, elle héla Victor.
Tout d'avance, était prêt, et leur trousseau dans deux mouchoirs, que fermaient des épingles. Bon voyage leur dit-elle, heureuse de n'avoir plus cette vermine!
Était-ce leur faute, s'ils étaient nés d'un père forçat! Au contraire ils semblaient très doux, ne s'inquiétaient pas même de l'endroit où on les menait.
Bouvard et Pécuchet les regardaient marcher devant eux.
Victorine chantonnait des paroles indistinctes, son foulard au bras, comme une modiste qui porte un carton. Elle se retournait quelquefois; et Pécuchet, devant ses frisettes blondes et sa gentille tournure, regrettait de n'avoir pas une enfant pareille. Élevée en d'autres conditions, elle serait charmante plus tard: quel bonheur que de la voir grandir, d'entendre tous les jours son ramage d'oiseau, quand il le voudrait de l'embrasser;—et un attendrissement, lui montant du coeur aux lèvres, humecta ses paupières, l'oppressait un peu.
Victor comme un soldat, s'était mis son bagage sur le dos. Il sifflait—jetait des pierres aux corneilles dans les sillons, allait sous les arbres, pour se couper des badines—Foureau le rappela; et Bouvard, en le retenant par la main jouissait de sentir dans la sienne ces doigts d'enfant robustes et vigoureux. Le pauvre petit diable ne demandait qu'à se développer librement, comme une fleur en plein air! et il pourrirait entre des murs avec des leçons, des punitions, un tas de bêtises! Bouvard fut saisi par une révolte de la pitié, une indignation contre le sort, une de ces rages où l'on veut détruire le gouvernement.
—Galope! dit-il. Amuse-toi! jouis de ton reste!
Le gamin s'échappa.
Sa soeur et lui coucheraient à l'auberge—et dès l'aube, le messager de
Falaise prendrait Victor pour le descendre au pénitencier de
Beaubourg—une religieuse de l'orphelinat de Grand-Camp emmènerait
Victorine.
Foureau, ayant donné ces détails, se replongea dans ses pensées. Mais Bouvard voulut savoir combien pouvait coûter l'entretien des deux mioches.
—Bah!… L'affaire, peut-être, de trois cents francs! Le comte m'en a remis vingt-cinq pour les premiers débours! Quel pingre!
Et gardant sur le coeur, le mépris de son écharpe, Foureau hâtait le pas, silencieusement.
Bouvard murmura:
—Ils me font de la peine. Je m'en chargerais bien!
—Moi aussi dit Pécuchet, la même idée leur étant venue.
Il existait sans doute des empêchements?
—Aucun! répliqua Foureau. D'ailleurs il avait le droit comme maire de confier à qui bon lui semblait les enfants abandonnés.—Et après une longue hésitation:—Eh bien oui! prenez-les! ça le fera bisquer.
Bouvard et Pécuchet les emmenèrent.
En rentrant chez eux, ils trouvèrent au bas de l'escalier, sous la madone, Marcel à genoux, et qui priait avec ferveur. La tête renversée, les yeux demi clos, et dilatant son bec-de-lièvre, il avait l'air d'un fakir en extase.
—Quelle brute! dit Bouvard.
—Pourquoi? Il assiste peut-être à des choses que tu lui jalouserais si
tu pouvais les voir. N'y a-t-il pas deux mondes, tout à fait distincts?
L'objet d'un raisonnement a moins de valeur que la manière de raisonner.
Qu'importe la croyance! Le principal est de croire.
Telles furent à la remarque de Bouvard les objections de Pécuchet.
CHAPITRE X
Ils se procurèrent plusieurs ouvrages touchant l'Éducation—et leur système fut résolu. Il fallait bannir toute idée métaphysique,—et d'après la méthode expérimentale suivre le développement de la Nature. Rien ne pressait, les deux élèves devant oublier ce qu'ils avaient appris.
Bien qu'ils eussent un tempérament solide, Pécuchet voulait comme un Spartiate les endurcir encore, les accoutumer à la faim, à la soif, aux intempéries, et même qu'ils portassent des chaussures trouées afin de prévenir les rhumes. Bouvard s'y opposa.
Le cabinet noir au fond du corridor devint leur chambre à coucher. Elle avait pour meubles deux lits de sangle, deux cuvettes, un broc. L'oeil-de-boeuf s'ouvrait au-dessus de leur tête; et des araignées couraient le long du plâtre.
Souvent, ils se rappelaient l'intérieur d'une cabane où l'on se disputait. Une nuit, leur père était rentré avec du sang aux mains. Quelque temps après les gendarmes étaient venus. Ensuite ils avaient logé dans un bois. Des hommes qui faisaient des sabots embrassaient leur mère. Elle était morte; une charrette les avait emmenés; on les battait beaucoup, ils s'étaient perdus. Puis ils revoyaient le garde champêtre, Mme de Noares, Sorel, et sans se demander pourquoi cette autre maison, ils s'y trouvaient heureux. Aussi leur étonnement fut pénible quand au bout de huit mois les leçons recommencèrent.
Bouvard se chargea de la petite. Pécuchet du gamin.
Victor distinguait ses lettres, mais n'arrivait pas à former les syllabes. Il en bredouillait, s'arrêtait tout à coup, et avait l'air idiot. Victorine posait des questions. D'où vient que ch dans orchestre a le son d'un q et celui d'un k dans archéologie? On doit par moments joindre deux voyelles, d'autres fois les détacher. Tout cela n'est pas juste. Elle s'indignait.
Les maîtres professaient à la même heure; dans leurs chambres respectives—et la cloison étant mince, ces quatre voix, une flûtée, une profonde et deux aiguës composaient un charivari abominable. Pour en finir et stimuler les mioches par l'émulation, ils eurent l'idée de les faire travailler ensemble dans le muséum; et on aborda l'écriture.
Les deux élèves à chaque bout de la table copiaient un exemple. Mais la position du corps était mauvaise. Il les fallait redresser; leurs pages tombaient, les plumes se fendaient, l'encre se renversait.
Victorine en de certains jours, allait bien pendant cinq minutes puis traçait des griffonnages; et prise de découragement restait les yeux au plafond. Victor ne tardait pas à s'endormir, vautré au milieu du bureau.
Peut-être souffraient-ils? Une tension trop forte nuit aux jeunes cervelles.—Arrêtons-nous dit Bouvard.
Rien n'est stupide comme de faire apprendre par coeur; mais si on n'exerce pas la mémoire, elle s'atrophiera;—et ils leur serinèrent les premières fables de La Fontaine. Les enfants approuvaient la fourmi qui thésaurise, le loup qui mange l'agneau, le lion qui prend toutes les parts.
Devenus plus hardis, ils dévastaient le jardin. Mais quel amusement leur donner?
Jean-Jacques, dans Émile conseille au gouverneur de faire faire à l'élève ses jouets lui-même en l'aidant un peu, sans qu'il s'en doute. Bouvard ne put réussir à fabriquer un cerceau, Pécuchet à coudre une balle.
Ils passèrent aux jeux instructifs, tels que des découpures, un verre ardent. Pécuchet leur montra son microscope;—et la chandelle étant allumée, Bouvard dessinait avec l'ombre de ses doigts un lièvre ou un cochon sur la muraille. Le public s'en fatigua.
Des auteurs exaltent comme plaisir, un déjeuner champêtre, une partie de bateau; était-ce praticable, franchement? Fénelon recommande de temps à autre une conversation innocente. Impossible d'en imaginer une seule!
Ils revinrent aux leçons; et les boules à facettes, les rayures, le bureau typographique, tout avait échoué, quand ils avisèrent un stratagème.
Comme Victor était enclin à la gourmandise, on lui présentait le nom d'un plat: bientôt il lut couramment dans le Cuisinier français. Victorine étant coquette, une robe lui serait donnée, si pour l'avoir, elle écrivait à la couturière: en moins de trois semaines elle accomplit ce prodige. C'était courtiser leurs défauts, moyen pernicieux mais qui avait réussi.
Maintenant qu'ils savaient écrire et lire, que leur apprendre? Autre embarras. Les filles n'ont pas besoin d'être savantes comme les garçons. N'importe! on les élève ordinairement en véritables brutes, tout leur bagage se bornant à des sottises mystiques.
Convient-il de leur enseigner les langues? L'espagnol et l'italien prétend le Cygne de Cambrais ne servent qu'à lire des ouvrages dangereux. Un tel motif leur parut bête. Cependant Victorine n'aurait que faire de ces idiomes; tandis que l'anglais est d'un usage plus commun. Pécuchet en étudia les règles, et il démontrait, avec sérieux, la façon d'émettre le th comme cela, tiens—the, the, the!
Mais avant d'instruire un enfant, il faudrait connaître ses aptitudes. On les devine par la Phrénologie. Ils s'y plongèrent. Puis voulurent en vérifier les assertions sur leurs personnes. Bouvard présentait la bosse de la bienveillance, de l'imagination, de la vénération et celle de l'énergie amoureuse; vulgo: érotisme.
On sentait sur les temporaux de Pécuchet la philosophie et l'enthousiasme, joints à l'esprit de ruse.
Tels étaient leurs caractères.
Ce qui les surprit davantage, ce fut de reconnaître chez l'un comme l'autre le penchant à l'amitié;—et charmés de la découverte, ils s'embrassèrent avec attendrissement.
Leur examen, ensuite, porta sur Marcel.
Son plus grand défaut et qu'ils n'ignoraient pas, était un extrême appétit. Néanmoins, Bouvard et Pécuchet furent effrayés en constatant au-dessus du pavillon de l'oreille, à la hauteur de l'oeil, l'organe de l'alimentivité. Avec l'âge leur domestique deviendrait peut-être comme cette femme de la Salpêtrière, qui mangeait quotidiennement huit livres de pain, engloutit une fois douze potages—et une autre, soixante bols de café. Ils ne pourraient y suffire.
Les têtes de leurs élèves n'avaient rien de curieux. Ils s'y prenaient mal sans doute? Un moyen très simple développa leur expérience. Les jours de marché ils se faufilaient au milieu des paysans sur la Place, entre les sacs d'avoine, les paniers de fromages, les veaux, les chevaux, insensibles aux bousculades—et quand ils trouvaient un jeune garçon, avec son père, ils demandaient à lui palper le crâne dans un but scientifique.
Le plus grand nombre ne répondait même pas. D'autres croyant qu'il s'agissait d'une pommade pour la teigne refusaient vexés—quelques-uns par indifférence se laissaient emmener sous le porche de l'église, où l'on serait tranquille.
Un matin que Bouvard et Pécuchet commençaient leur manoeuvre le curé, tout à coup, parut; et voyant ce qu'ils faisaient accusa la phrénologie de pousser au matérialisme et au fatalisme. Le voleur, l'assassin, l'adultère, n'ont plus qu'à rejeter leurs crimes sur la faute de leurs bosses.
Bouvard objecta que l'organe prédispose à l'action, sans pourtant vous y contraindre. De ce qu'un homme a le germe d'un vice, rien ne prouve qu'il sera vicieux. Du reste, j'admire les orthodoxes; ils soutiennent les idées innées, et repoussent les penchants. Quelle contradiction!
Mais la Phrénologie, suivant M. Jeufroy, niait l'omnipotence divine, et il était malséant de la pratiquer à l'ombre du saint-lieu, en face même de l'autel. Retirez-vous! non! retirez-vous.
Ils s'établirent chez Ganot, le coiffeur. Pour vaincre toute hésitation Bouvard et Pécuchet allaient jusqu'à régaler les parents d'une barbe ou d'une frisure.
Le docteur, un après-midi vint s'y faire couper les cheveux. En s'asseyant dans le fauteuil, il aperçut reflétés par la glace, les deux phrénologues, qui promenaient leurs doigts sur des caboches d'enfant.
—Vous en êtes à ces bêtises-là? dit-il.
—Pourquoi, bêtises?
Vaucorbeil eut un sourire méprisant; puis affirma qu'il n'y avait point dans le cerveau plusieurs organes. Ainsi, tel homme digère un aliment que ne digère pas tel autre. Faut-il supposer dans l'estomac autant d'estomacs qu'il s'y trouve de goûts?
Cependant, un travail délasse d'un autre, un effort intellectuel ne tend pas à la fois, toutes les facultés. Chacune a donc un siège distinct.
—Les anatomistes ne l'ont pas rencontré dit Vaucorbeil.
—C'est qu'ils ont mal disséqué reprit Pécuchet.
—Comment?
—Eh! oui! Ils coupent des tranches, sans égard à la connexion des parties, phrase d'un livre—qu'il se rappelait. Voilà une balourdise! s'écria le médecin. Le crâne ne se moule pas sur le cerveau, l'extérieur sur l'intérieur. Gall se trompe et je vous défie de légitimer sa doctrine, en prenant au hasard, trois personnes dans la boutique.
La première était une paysanne, avec de gros yeux bleus.
Pécuchet, dit en l'observant:
—Elle a beaucoup de mémoire.
Son mari attesta le fait, et s'offrit lui-même à l'exploration.
—Oh! vous mon brave, on vous conduit difficilement.
D'après les autres il n'y avait point dans le monde un pareil têtu.
La troisième épreuve se fit sur un gamin escorté de sa grand-mère.
Pécuchet déclara qu'il devait chérir la musique.
—Je crois bien! dit la bonne femme montre à ces messieurs pour voir!
Il tira de sa blouse une guimbarde—et se mit à souffler dedans. Un fracas s'éleva. C'était la porte, claquée violemment par le docteur qui s'en allait.
Ils ne doutèrent plus d'eux-mêmes, et appelant les deux élèves recommencèrent l'analyse de leur boîte osseuse.
Celle de Victorine était généralement unie, marque de pondération—mais son frère avait un crâne déplorable! une éminence très forte dans l'angle mastoïdien des pariétaux indiquait l'organe de la destruction, du meurtre;—et plus bas, un renflement était le signe de la convoitise, du vol. Bouvard et Pécuchet en furent attristés pendant huit jours.
Il faudrait comprendre le sens des mots; ce qu'on appelle la combativité implique le dédain de la mort. S'il fait des homicides, il peut de même produire des sauvetages. L'acquisivité englobe le tact des filous et l'ardeur des commerçants. L'irrévérence est parallèle à l'esprit de critique, la ruse à la circonspection. Toujours un instinct se dédouble en deux parties, une mauvaise, une bonne; on détruira la seconde en cultivant la première; et par cette méthode, un enfant audacieux, loin d'être un bandit deviendra un général. Le lâche n'aura seulement que de la prudence, l'avare de l'économie, le prodigue de la générosité.
Un rêve magnifique les occupa; s'ils menaient à bien l'éducation de leurs élèves, ils fonderaient un établissement ayant pour but de redresser l'intelligence, dompter les caractères, ennoblir le coeur. Déjà ils parlaient des souscriptions et de la bâtisse.
Leur triomphe chez Ganot les avait rendus célèbres—et des gens les venaient consulter, afin qu'on leur dise leurs chances de fortune.
Il en défila de toutes les espèces: crânes en boule, en poire, en pains de sucre, de carrés, d'élevés, de resserrés, d'aplatis, avec des mâchoires de boeuf, des figures d'oiseau, des yeux de cochon—Tant de monde gênait le perruquier dans son travail. Les coudes frôlaient l'armoire à vitres contenant la parfumerie, on dérangeait les peignes, le lavabo fut brisé;—et il flanqua dehors tous les amateurs, en priant Bouvard et Pécuchet de les suivre, ultimatum qu'ils acceptèrent sans murmurer, étant un peu fatigués de la cranioscopie.
Le lendemain, comme ils passaient devant le jardinet du capitaine, ils aperçurent causant avec lui Girbal, Coulon, le garde champêtre, et son fils cadet Zéphyrin, habillé en enfant de choeur. Sa robe était toute neuve, il se promenait dessous avant de la remettre dans la sacristie—et on le complimentait.
Placquevent pria ces Messieurs de palper son jeune homme, curieux de savoir ce qu'ils penseraient.
La peau du front avait l'air comme tendue; un nez mince, très cartilagineux du bout, tombait obliquement sur des lèvres pincées; le menton était pointu, le regard fuyant, l'épaule droite trop haute.
—Retire ta calotte lui dit son père.
Bouvard glissa les mains dans sa chevelure couleur de paille; puis ce fut le tour de Pécuchet; et ils se communiquaient à voix basse leurs observations.
—Biophilie manifeste. Ah! ah! l'approbativité! Conscienciosité absente!
Amativité nulle!
—Eh bien? dit le garde champêtre.
Pécuchet ouvrit sa tabatière, et huma une prise.
—Rien de bon! hein?
—Ma foi répliqua Bouvard ce n'est guère fameux.
Placquevent rougit d'humiliation.—Il fera, tout de même, ma volonté.
—Oh! oh!
—Mais je suis son père, nom de Dieu, et j'ai bien le droit!…
—Dans une certaine mesure reprit Pécuchet.
Girbal s'en mêla:
—L'autorité paternelle est incontestable.
—Mais si le père est un idiot?
—N'importe dit le Capitaine son pouvoir n'en est pas moins absolu.
—Dans l'intérêt des enfants ajouta Coulon.
D'après Bouvard et Pécuchet, ils ne devaient rien aux auteurs de leurs jours, et les parents, au contraire, leur doivent la nourriture, l'instruction, des prévenances, enfin tout!
Les bourgeois se récrièrent devant cette opinion immorale. Placquevent en était blessé comme d'une injure.
—Avec cela, ils sont jolis, ceux que vous ramassez sur les grandes routes! ils iront loin! Prenez garde.
—Garde à quoi? dit aigrement Pécuchet.
—Oh! je n'ai pas peur de vous!
—Ni moi, non plus.
Coulon intervint, modéra le garde champêtre, et le fit s'éloigner.
Pendant quelques minutes on resta silencieux. Puis il fut question des dahlias du capitaine qui ne lâcha point son monde, sans les avoir exhibés l'un après l'autre.
Bouvard et Pécuchet rejoignaient leur domicile, quand à cent pas devant eux, ils distinguèrent Placquevent, et Zéphyrin près de lui, levait le coude en manière de bouclier pour se garantir des gifles.
Ce qu'ils venaient d'entendre exprimait sous d'autres formes les idées de M. le comte; mais l'exemple de leurs élèves témoignerait combien la liberté l'emporte sur la contrainte. Un peu de Discipline était cependant nécessaire.
Pécuchet cloua dans le muséum un tableau pour les démonstrations; on tiendrait un journal où les actions de l'enfant notées le soir seraient relues le lendemain. Tout s'accomplirait au son de la cloche. Comme Dupont de Nemours, ils useraient de l'injonction paternelle d'abord, puis de l'injonction militaire et le tutoiement fut interdit.
Bouvard tâcha d'apprendre le calcul à Victorine. Quelquefois, il se trompait; ils en riaient l'un et l'autre; puis le baisant sur le cou, à la place qui n'a pas de barbe, elle demandait à s'en aller; il la laissait partir.
Pécuchet aux heures des leçons avait beau tirer la cloche, et crier par la fenêtre l'injonction militaire, le gamin n'arrivait pas. Ses chaussettes lui pendaient toujours sur les chevilles; à table même, il se fourrait les doigts dans le nez, et ne retenait point ses gaz. Broussais là-dessus défend les réprimandes; car il faut obéir aux sollicitations d'un instinct conservateur.
Victorine et lui, employaient un affreux langage, disant mé itou pour moi aussi, bère pour boire, al pour elle, un deventiau, de l'iau; mais comme la grammaire ne peut être comprise des enfants,—et qu'ils la sauront s'ils entendent parler correctement, les deux bonshommes surveillaient leurs discours jusqu'à en être incommodés.
Ils différaient d'opinions quant à la géographie. Bouvard pensait qu'il est plus logique de débuter par la commune. Pécuchet par l'ensemble du monde.
Avec un arrosoir et du sable il voulut démontrer ce qu'était un fleuve, une île, un golfe; et même sacrifia trois plates-bandes pour les trois continents; mais les points cardinaux n'entraient pas dans la tête de Victor.
Par une nuit de janvier, Pécuchet l'emmena en rase campagne. Tout en marchant, il préconisait l'astronomie; les navigateurs l'utilisent dans leurs voyages; Christophe Colomb sans elle n'eût pas fait sa découverte. Nous devons de la reconnaissance à Copernic, Galilée, Newton.
Il gelait très fort et sur le bleu noir du ciel, une infinité de lumières scintillaient.
Pécuchet leva les yeux. Comment? pas de grande ourse; la dernière fois qu'il l'avait vue, elle était tournée d'un autre côté; enfin il la reconnut puis montra l'étoile polaire, toujours au Nord, et sur laquelle on s'oriente.
Le lendemain, il posa au milieu du salon un fauteuil et se mit à valser autour.
—Imagine que ce fauteuil est le soleil, et que moi je suis la terre!
Elle se meut ainsi.
Victor le considérait plein d'étonnement.
Il prit ensuite une orange, y passa une baguette signifiant les pôles puis l'encercla d'un trait au charbon pour marquer l'équateur. Après quoi, il promena l'orange à l'entour d'une bougie, en faisant observer que tous les points de la surface n'étaient pas éclairés simultanément, ce qui produit la différence des climats, et pour celle des saisons, il pencha l'orange, car la terre ne se tient pas droite ce qui amène les équinoxes et les solstices.
Victor n'y avait rien compris. Il croyait que la terre pivote sur une longue aiguille et que l'équateur est un anneau, étreignant sa circonférence.
Au moyen d'un atlas, Pécuchet lui exposa l'Europe; mais ébloui par tant de lignes et de couleurs, il ne retrouvait plus les noms. Les bassins et les montagnes ne s'accordaient pas avec les royaumes, l'ordre politique embrouillait l'ordre physique.
Tout cela, peut-être, s'éclaircirait en étudiant l'Histoire.
Il eût été plus pratique de commencer par le village, ensuite l'arrondissement, le département, la province. Mais Chavignolles n'ayant point d'annales, il fallait bien s'en tenir à l'Histoire universelle.
Tant de matières l'embarrassent qu'on doit seulement en prendre les
Beautés.
Il y a pour la grecque: Nous combattrons à l'ombre, l'envieux qui bannit Aristide et la confiance d'Alexandre en son médecin; pour la romaine: les oies du Capitole, le trépied de Scévola, le tonneau de Régulus. Le lit de roses de Guatimozin est considérable pour l'Amérique; quant à la France, elle comporte le vase de Soissons, le chêne de saint Louis, la mort de Jeanne d'Arc, la poule au pot du Béarnais,—on n'a que l'embarras du choix. Sans compter À moi d'Auvergne, et le naufrage du Vengeur!
Victor confondait les hommes, les siècles et les pays.
Cependant, Pécuchet n'allait pas le jeter dans des considérations subtiles et la masse des faits est un vrai labyrinthe.
Il se rabattit sur la nomenclature des rois de France. Victor les
oubliait, faute de connaître les dates. Mais si la mnémotechnie de
Dumouchel avait été insuffisante pour eux, que serait-ce pour lui!
Conclusion: l'Histoire ne peut s'apprendre que par beaucoup de lectures.
Ils les feraient.
Le dessin est utile dans une foule de circonstances; or Pécuchet eut l'audace de l'enseigner lui-même, d'après nature! en abordant tout de suite le paysage. Un libraire de Bayeux lui envoya du papier, du caoutchouc, deux cartons, des crayons, et du fixatif pour leurs oeuvres—qui sous verre et dans des cadres orneraient le muséum.
Levés dès l'aurore, ils se mettaient en route, avec un morceau de pain dans la poche;—et beaucoup de temps était perdu à chercher un site. Pécuchet voulait à la fois reproduire ce qui se trouvait sous ses pieds, l'extrême horizon et les nuages. Mais les lointains dominaient toujours les premiers plans; la rivière dégringolait du ciel, le berger marchait sur le troupeau—un chien endormi avait l'air de courir. Pour sa part il y renonça.
Se rappelant avoir lu cette définition: Le dessin se compose de trois choses: la ligne, le grain, le grainé fin, de plus le trait de force—mais le trait de force, il n'y a que le maître seul qui le donne il rectifiait la ligne, collaborait au grain, surveillait le grainé fin, et attendait l'occasion de donner le trait de force. Elle ne venait jamais tant le paysage de l'élève était incompréhensible.
Sa soeur, paresseuse comme lui, bâillait devant la table de Pythagore. Mlle Reine lui montrait à coudre—et quand elle marquait du linge, elle levait les doigts si gentiment que Bouvard ensuite, n'avait pas le coeur de la tourmenter avec sa leçon de calcul. Un de ces jours, ils s'y remettraient.
Sans doute, l'arithmétique et la couture sont nécessaires dans un ménage. Mais il est cruel, objecta Pécuchet, d'élever les filles en vue exclusivement du mari qu'elles auront. Toutes ne sont pas destinées à l'hymen, et si on veut que plus tard elles se passent des hommes il faut leur apprendre bien des choses.
On peut inculquer les sciences, à propos des objets les plus vulgaires;—dire par exemple, en quoi consiste le vin; et l'explication fournie Victor et Victorine devaient la répéter. Il en fut de même des épices, des meubles, de l'éclairage; mais la lumière, c'était pour eux la lampe, et elle n'avait rien de commun avec l'étincelle d'un caillou, la flamme d'une bougie, la clarté de la lune.
Un jour, Victorine demanda d'où vient que le bois brûle; ses maîtres se regardèrent embarrassés, la théorie de la combustion les dépassant.
Une autre fois, Bouvard depuis le potage jusqu'au fromage, parla des éléments nourriciers, et ahurit les deux petits sous la fibrine, la caséine, la graisse et le gluten.
Ensuite, Pécuchet voulut leur expliquer comment le sang se renouvelle, et il pataugea dans la circulation.
Le dilemme n'est point commode; si l'on part des faits, le plus simple exige des raisons trop compliquées, et en posant d'abord les principes, on commence par l'Absolu, la Foi.
Que résoudre? combiner les deux enseignements, le rationnel et l'empirique; mais un double moyen vers un seul but est l'inverse de la méthode? Ah! tant pis!
Pour les initier à l'histoire naturelle, ils tentèrent quelques promenades scientifiques.
—Tu vois, disaient-ils en montrant un âne, un cheval, un boeuf, les bêtes à quatre pieds, ce sont des quadrupèdes. Les oiseaux présentent des plumes, les reptiles des écailles, et les papillons appartiennent à la classe des insectes. Ils avaient un filet pour en prendre—et Pécuchet tenant la bestiole avec délicatesse, leur faisait observer les quatre ailes, les six pattes, les deux antennes et la trompe osseuse qui aspire le nectar des fleurs.
Il cueillait des simples au revers des fossés, disait leurs noms ou en inventait, afin de garder son prestige. D'ailleurs, la nomenclature est le moins important de la Botanique.
Il écrivit cet axiome sur le tableau: Toute plante a des feuilles, un calice, et une corolle enfermant un ovaire ou péricarpe qui contient la graine.
Puis il ordonna à ses élèves d'herboriser au hasard dans la campagne.
Victor en rapporta des boutons d'or, sorte de renoncule dont la fleur est jaune. Victorine une touffe de graminées; il y chercha vainement un péricarpe.
Bouvard qui se méfiait de son savoir fouilla toute la bibliothèque et découvrit dans le Redouté des Dames, le dessin d'une rose; l'ovaire n'était pas situé dans la corolle, mais au-dessous des pétales.
—C'est une exception, dit Pécuchet.
Ils trouvèrent une rubiacée qui n'a pas de calice.
Ainsi le principe posé par Pécuchet était faux.
Il y avait dans leur jardin des tubéreuses, toutes sans calice.—Une étourderie! La plupart des Liliacées en manquent.
Mais un hasard fit qu'ils virent une shérardie (description de la plante)—et elle avait un calice.
Allons, bon! si les exceptions elles-mêmes ne sont pas vraies, à qui se fier?
Un jour dans une de ces promenades, ils entendirent crier des paons, jetèrent les yeux par-dessus le mur, et au premier moment, ils ne reconnaissaient pas leur ferme. La grange avait un toit d'ardoises, les barrières étaient neuves, les chemins empierrés. Le père Gouy parut: Pas possible! est-ce vous? Que d'histoires depuis trois ans, la mort de sa femme entre autres. Quant à lui il se portait toujours comme un chêne.
—Entrez donc une minute.
On était au commencement d'avril—et les pommiers en fleurs alignaient dans les trois masures leurs touffes blanches et roses; le ciel couleur de satin bleu, n'avait pas un nuage; des nappes, des draps et des serviettes pendaient verticalement, attachés par des fiches de bois à des cordes tendues. Le père Gouy les soulevait pour passer quand tout à coup, ils rencontrèrent Mme Bordin, nu-tête, en camisole,—et Marianne lui offrait à pleins bras, des paquets de linge.
—Votre servante, messieurs! Faites comme chez vous! moi, je vais m'asseoir, je suis rompue.
Le fermier proposa à toute la compagnie un verre de boisson.
—Pas maintenant dit-elle j'ai trop chaud!
Pécuchet accepta, et disparut vers le cellier avec le père Gouy,
Marianne et Victor.
Bouvard s'assit par terre, à côté de Mme Bordin. Il recevait ponctuellement sa rente, n'avait pas à s'en plaindre, ne lui en voulait plus.
La grande lumière éclairait son profil, un de ses bandeaux noirs descendait trop bas, et les frisons de sa nuque se collaient à sa peau ambrée, moite de sueur. Chaque fois qu'elle respirait, ses deux seins montaient. Le parfum du gazon se mêlait à la bonne odeur de sa chair solide; et Bouvard eut un revif de tempérament, qui le combla de joie. Alors il lui fit des compliments sur sa propriété.
Elle en fut ravie, et parla de ses projets. Pour agrandir les cours, elle abattrait le haut-bord.
Victorine, à ce moment-là, en grimpait le talus et cueillait des primevères, des hyacinthes et des violettes, sans avoir peur d'un vieux cheval, qui broutait l'herbe, au pied.
—N'est-ce pas qu'elle est gentille? dit Bouvard.
—Oui! c'est gentil, une petite fille! et la veuve poussa un soupir, qui semblait exprimer le long chagrin de toute une vie.
—Vous auriez pu en avoir.
Elle baissa la tête.
—Il n'a tenu qu'à vous!
—Comment?
Il eut un tel regard, qu'elle s'empourpra, comme à la sensation d'une caresse brutale—mais de suite, en s'éventant avec son mouchoir:
—Vous avez manqué le coche, mon cher!
—Je ne comprends pas et sans se lever, il se rapprochait.
Elle le considéra de haut en bas, longtemps,—puis, souriante et les prunelles humides:—C'est de votre faute!
Les draps, autour d'eux, les enfermaient comme les rideaux d'un lit.
Il se pencha sur le coude, lui frôlant les genoux de sa figure.
—Pourquoi? hein? pourquoi? et comme elle se taisait, et qu'il était dans un état où les serments ne coûtent rien, il tâcha de se justifier, s'accusa de folie, d'orgueil:—Pardon! ce sera comme autrefois!… voulez-vous?… et il avait pris sa main, qu'elle laissait dans la sienne.
Un coup de vent brusque fit se relever les draps—et ils virent deux paons, un mâle et une femelle. La femelle se tenait immobile, les jarrets pliés, la croupe en l'air. Le mâle se promenant autour d'elle arrondissait sa queue en éventail, se rengorgeait, gloussait, puis sauta dessus, en rabattant ses plumes, qui la couvrirent comme un berceau;—et les deux grands oiseaux tremblèrent, d'un seul frémissement.
Bouvard le sentit dans la paume de Mme Bordin. Elle se dégagea, bien vite. Il y avait devant eux, béant, et comme pétrifié le jeune Victor qui regardait; un peu plus loin, Victorine étalée sur le dos en plein soleil, aspirait toutes les fleurs qu'elle s'était cueillies.
Le vieux cheval, effrayé par les paons, cassa sous une ruade une des cordes, s'y empêtra les jambes, et galopant dans les trois cours, traînait la lessive après lui.
Aux cris furieux de Mme Bordin Marianne accourut. Le père Gouy injuriait son cheval: Bougre de rosse! carcan! voleur, lui donnait des coups de pied dans le ventre, des coups sur les oreilles avec le manche d'un fouet.
Bouvard fut indigné de voir battre un animal.
Le paysan répondit:—J'en ai le droit! il m'appartient.
Ce n'était pas une raison.
Et Pécuchet survenant, ajouta que les animaux avaient aussi leurs droits, car ils ont une âme, comme nous,—si toutefois la nôtre existe?
—Vous êtes un impie s'écria Mme Bordin.
Trois choses l'exaspéraient: la lessive à recommencer, ses croyances qu'on outrageait, et la crainte d'avoir été entrevue tout à l'heure dans une pose suspecte.
—Je vous croyais plus forte dit Bouvard.
Elle répliqua magistralement:
—Je n'aime pas les polissons. Et Gouy s'en prit à eux d'avoir abîmé son cheval, dont les naseaux saignaient. Il grommelait tout bas: Sacrés gens de malheur! j'allais l'enterrer, quand ils sont venus.
Les deux bonshommes se retirèrent en haussant les épaules.
Victor leur demanda pourquoi ils s'étaient fâchés contre Gouy.
—Il abuse de sa force, ce qui est mal.
—Pourquoi est-ce mal?
Les enfants n'auraient-ils aucune notion du juste? Peut-être.
Et le soir, Pécuchet ayant Bouvard à sa droite, sous la main quelques notes, et en face de lui les deux élèves, commença un cours de morale.
Cette science nous apprend à diriger nos actions.
Elles ont deux motifs, le plaisir, l'intérêt—et un troisième plus impérieux: le devoir.
Les devoirs se divisent en deux classes: Primo devoirs envers nous-mêmes, lesquels consistent à soigner notre corps, nous garantir de toute injure. Ils entendaient cela parfaitement. Secundo devoirs envers les autres, c'est-à-dire être toujours loyal, débonnaire, et même fraternel, le genre humain n'étant qu'une seule famille. Souvent une chose nous agrée qui nuit à nos semblables; l'intérêt diffère du Bien, car le Bien est de soi-même irréductible. Les enfants ne comprenaient pas. Il remit à la fois prochaine, la sanction des devoirs.
Dans tout cela suivant Bouvard, il n'avait pas défini le Bien.
—Comment veux-tu le définir? On le sent.