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Brelan marin

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La Soirée perdue

Comme nous flânions un soir dans les rues de Barcelone, la porte violemment éclairée d’un petit café-concert nous attira. Il fallait passer la soirée — et qui savait si pour nous, étrangers, il ne se rencontrerait pas là quelque chose d’intéressant ? — nous entrâmes.

Dans la salle, l’affluence était considérable. Nous ne pûmes nous caser qu’à la galerie, devant une table occupée déjà par deux Espagnols lesquels, accoudés à la balustrade, suivaient le spectacle avec attention. Parmi l’atmosphère étouffante, après chaque numéro, les applaudissements partaient, passionnés… Un public surtout, à ce qu’il semblait, d’employés et de commerçants du quartier, — très peu de femmes, — quant au local, il aurait pu passer, sauf l’absence d’uniformes, pour celui d’un boui-boui de province, en France, dans une ville de garnison ; c’était grand (quatre loges s’ouvraient à la suite de la galerie) et sur la scène, qu’on distinguait à travers un voile de fumée, des chanteuses françaises se démenaient. Une vraie série : gommeuses, excentriques, « réalistes », toutes dégoisant leurs inepties d’une voix insuffisante, avec des gestes monotones et absurdes, et toutes accueillies avec la même satisfaction.

Ce tableau ne nous eût offert que de médiocres sujets de réflexion, mais que les Espagnols si violents, si âpres, pussent se régaler de tels chétifs produits de l’esprit parisien nous frappait, le prestige de la gaieté et du goût français sans doute, prestige qui égare un spectateur comprenant à peine notre langue, et lui fait accueillir de confiance nos pires productions comme des objets d’une élégance suprême… Dans le succès que nous constations, entrait certainement beaucoup de satisfaction conventionnelle. Ou bien encore il allait tout droit, non pas aux chansons, mais aux chanteuses, et celles-ci plaisaient aux hommes d’ici, simplement parce que, étant étrangères, elles contenaient pour eux ce grain de mystère et d’inattendu que toute femme d’un autre pays nous apporte.

Enfin parut sur la scène une chanteuse espagnole : une grande femme laide et mal habillée… Mais dès qu’on l’aperçut, le silence se fit. Elle commença, et, pour nous ce fut une stupéfaction… Puissante et variée, avec des réserves incroyables, les oppositions les plus surprenantes, sa voix impressionnait comme un organe de fauve. Elle chantait des malagueñas, et cela était d’une violence bizarre, passionnée, farouche : cris de bête sous la caresse, plaintes, gémissements, vociférations éclatantes. Elle chantait, et c’était voluptueux et barbare, d’une saveur inconnue et extraordinaire. Étonnés, frissonnants, tout à fait pris par cet art où passait la vie entière d’une race ardente, nous écoutions avec l’âme. D’ailleurs, nous vîmes alors de l’enthousiasme espagnol. Tous les auditeurs s’étaient reconnus dans cette voix ; si, tout à l’heure, des françaises les amusaient, ils venaient maintenant de frémir. Le chant avait touché leurs entrailles. Aussi le plafond aurait pu crouler aux battements des mains, et l’on forçait la chanteuse à recommencer, puis, encore, et encore…

Cependant, les artistes, dans leurs costumes de scène, avaient passé dans la salle. Maintenant elles étaient dispersées, ici et là, aux fauteuils et à la galerie, attablées avec les spectateurs. Et les couleurs crues qui les habillaient, le disparate de leurs accoutrements, rendait le milieu pittoresque. La chanteuse de grande romance, dans une toilette de soirée décolletée, s’opposait au bébé en robe courte et sans taille, la gommeuse et son chapeau énorme, extravagante, toute brillante de faux diamants, contrastait avec les danseuses en petit corsage, jupe de tulle et tutu.

On leur faisait fête. Tout près de nous, un Espagnol en avait invité une, et avec elle il parlait français, à voix très haute : heureux de montrer aux voisins qu’il connaissait Paris, qu’il s’y était amusé. Son air de mauvaise compagnie portait à penser d’ailleurs que de Paris il ne connaissait guère que les trottoirs du quartier Latin : sans doute on l’avait envoyé là-bas étudier le Droit ou la Médecine, et il avait surtout travaillé avec des étudiantes de brasserie, arborant sur le boulevard Saint-Michel des cravates criardes, des complets étonnants, de grosses bagues et son accent de rastaquouère. Pour l’instant il faisait beaucoup de bruit avec la française, une fille fatiguée, à la voix éraillée, qui, avant d’échouer dans ce boui-boui de Barcelone, avait dû rouler un peu partout ; elle lançait des grossièretés en riant très fort : « Alors, nous allons fére la féte ce soir, bébé », lui disait l’Espagnol de sa voix rauque.


Sur la scène, le spectacle continuait. A la chanteuse de malagueñas avaient succédé encore des françaises, puis un couple d’Aragonais, la femme dans un costume qui ressemblait à celui de nos grisettes de 1830 : petits souliers, jupe courte, léger châle en pointe jeté sur les épaules, une haute coiffure ; elle chantait… L’homme, en culotte collante, assis une jambe croisée sur l’autre, accompagnait sur la guitare.

Tous les deux étaient beaux, ils nous avaient intéressés…

Mais bientôt vint un numéro qui nous enleva. Au rythme d’un orchestre de guitares, deux danseuses andalouses s’étaient élancées sur les planches. Elles sautaient, tournaient, bondissaient, avec des ronds de bras et des mouvements de hanches empoignants. L’une, surtout, était délicieuse. Une enfant : quinze ans peut-être, — mais si menue, d’une grâce cependant parfaite. Non point grêle et mal formée encore comme chez nous les filles de cet âge. Au contraire, proportionnée admirablement, déjà faite, fillette d’Espagne fraîche et charmante. Ses gestes ravissaient ; en dépit de toute notre attention à les suivre, impossible d’en noter un qui ne fût pur. Elle courait sur les planches, ses petits pieds avaient des ailes, légèrement ce corps exquis volait sur tout le théâtre, et elle jouait des castagnettes comme un ange. Elle nous parut d’autant plus adorable que sa partenaire était disgracieuse.

Aussi jeune, mais beaucoup plus grande, celle-là était maigre et dégingandée, avec des mouvements disloqués. Sa danse semblait une parodie de sa compagne, mais une parodie d’où ressortait tout ce que l’autre avait de charme… Nous étions enthousiasmés, nous nous exclamions de plaisir… Enfin, après avoir été bissées, les deux danseuses disparurent.

Nous ne pensions plus qu’à les revoir. A en juger par leurs camarades, ces deux danseuses devaient être d’un abord facile. Sans doute, elles aussi passeraient bientôt dans la salle, il suffisait de les guetter pour qu’on n’eût point le temps de nous les souffler.

Nous quittâmes donc notre galerie. Il fallait savoir par quelle porte les artistes arrivaient de la scène : nous découvrîmes le passage dans une buvette attenante, et sur laquelle s’ouvraient les loges. Au fond de la buvette, en face de la caisse, aboutissait un petit escalier tournant, noir, qui paraissait sortir d’une cave ; c’est par là que les chanteuses remontaient. Nous nous y établîmes en sentinelle… Près de la porte, des hommes assez équivoques et quelques filles entouraient un tapis vert, jouant un jeu catalan où le minimum était d’un réal. Le bruit de la monnaie de cuivre et la vue des doigts qui la maniaient sentaient la crapule. Debout derrière les joueurs, nous les regardions. Des femmes, assises aux tables de la buvette, nous lançaient des coups d’œil engageants.

Je liai conversation avec un Français, qui était là et semblait bien connaître l’endroit. L’entretien arriva aux deux jeunes andalouses. Il ne pensait pas qu’on pût les avoir, — car, disait-il, la mère les accompagnait toujours. Un tel détail nous rendit encore plus impatients de les revoir. Mais nous surveillions en vain l’embouchure sombre de l’escalier : elles ne paraissaient pas… Nous écoutions le singulier jargon qui se parlait autour de nous, nous voyions sur le tapis vert inondé de lumière glisser le râteau du croupier, poussant d’une place à l’autre un petit tas de monnaie sale ; de temps en temps, venant du spectacle, un éclat de voix, une note aiguë, arrivait jusqu’à nous, et nous ressentions une impression bizarre de surprise et d’inconnu.


Tout à coup, comme crachée par le trou noir, la grande fille disgracieuse jaillit, avec sa jupe courte et sa robe pailletée. Elle passa vite, maigre, et d’un air provocant de gamine vicieuse. Cela s’était produit si soudainement que nous n’avions pas bougé. L’autre, la toute gracieuse, parut ensuite. Mon Dieu, qu’elles étaient jeunes ! Elles l’étaient autant, ici, tout près de nous, que dans l’éloignement de la scène !… Nous restions immobiles, stupéfaits, incertains sur ce que nous devions tenter. Toutefois le milieu de débauche où nous étions nous enhardit ; il eût été extraordinaire qu’il autorisât ces deux petites danseuses à cultiver leur vertu.

Raymond, s’approchant d’elles, les pria d’accepter de prendre quelque chose avec nous. Il n’y eut point de difficultés. Alors nous repassâmes à la galerie. Elles demandèrent des sorbets. Puis, accoudées à la rampe de fer, elles suivirent le spectacle avec un intérêt enfantin. De temps à autre, elles échangeaient une remarque rapide, spontanée, sur un objet qui venait de les frapper ; elles avaient vu cent fois sans doute les scènes qui se déroulaient à présent sous leurs yeux, mais elles y prêtaient toujours un intérêt amusé, une curiosité de petites âmes neuves étonnées de tout. Elles semblaient ne faire aucunement attention à nous ; seulement, parfois, elles nous lançaient des coups d’œil sournois d’écolières dissipées, elles échangeaient des regards, se poussaient le coude et riaient. La grande fille s’appelait Rosario ; ses coudes appuyés sur la rampe, la tête dans ses mains, son corps mince allongé, elle regardait de ses grands yeux effrontés ce qui se passait sur le théâtre. Puis elle se retournait brusquement vers la petite Dolorida et se mettait à parler très vite, en clignant des yeux ou du nez, nerveuse, ravagée de tics, comme une fillette qui passe à la puberté.

Nous essayions de les faire causer. La petite Dolorida disait qu’elle était allée à Paris ; elle y avait dansé à l’Exposition : Paris était une belle ville… Elle montrait une figure naïve et franche, une bouche délicieusement fraîche, de jolis cheveux noirs, les yeux les plus irréfléchis du monde. Elle nous regardait avec curiosité, jetant des coups d’œil rapides sur nos bagues, sur la chaîne de montre de Raymond, puis elle se retournait du côté de la salle, avec l’air d’un petit chien qu’une foule de choses brillantes autour de lui attirent, qui voudrait pouvoir les voir toutes à la fois et passe de l’une à l’autre avec une charmante vivacité.

Cependant, Rosario, engageait son amie à nous montrer qu’elle savait parler le « francé ». Et Dolorida, avec une mine à peindre et en nous tirant par la manche, disait avec application : « Écoutez, mousieu… voulez-vous donner pour moi, mousieu,… oun frin… oun frin ! » Puis elle demandait si nous soupions : « Souparem ? » Et comme nous avions répondu que oui, elle se levait sans rien dire et disparaissait un instant.

Maintenant nous avions bon espoir. A Paris, les femmes avec qui l’on soupe ne sont pas trop farouches, on peut compter qu’elles ne vous opposeront point une résistance fort sévère… Toutefois, en examinant nos deux compagnes, nous n’osions encore nous croire leurs vainqueurs. Enfin, nous allions voir.


On passa dans une des loges ; celles-ci, le spectacle terminé, devenaient cabinets particuliers ; cabinets peu discrets, le côté, donnant sur le théâtre, restant ouvert et, d’autre part, la porte ne fermant point. On voyait par la baie, la salle, tout à l’heure bruyante et éclairée, à présent vide, obscure et silencieuse. On entendait dans la loge voisine les grands éclats de l’Espagnol et de la chanteuse française.

Dolorida et Rosario avaient commandé un souper singulier : du saucisson et de la salade russe, du poulet et, pour la fin, des moules marinières…

Nous étions seuls. Nous pensâmes à en profiter, et nous nous approchâmes de nos convives. Mais, au lieu d’être faciles, d’autant plus que nous ne recherchions qu’une mince faveur, nos deux soupeuses, se levant, se mirent à se défendre avec furie.

Raymond avait posé un baiser sur les lèvres de Dolorida, elle le cracha en rugissant comme une petite sauvage. Il continuait, il effleurait son corsage d’une main hardie : le sang aux joues, un éclair passant dans ses yeux, elle saisit un couteau, elle avait senti l’offense comme une duchesse. Ce naturel, ce feu me ravissaient. Ils excitaient Raymond qui, en outre, ayant conscience du ridicule, en serait devenu brutal… Quant à moi, mes attaques étaient repoussées avec perte. Rosario criait et me pinçait.

Mauvais début.

Il y eut une trêve. Nous nous regardions, Raymond et moi ; nous avions senti que nous étions joués, ce serait un souper blanc. Tout de même, il était sot de se voir ainsi tenus en respect par deux petites danseuses de café-concert. Notre dépit s’augmentait de l’idée que notre défaite serait publique : la porte ne fermant pas, on entendait tout de la buvette et des loges voisines, on allait faire des gorges chaudes de notre aventure… Déjà chaque éclat de rire de l’Espagnol et de la Française nous semblait s’adresser à nous. Et nous croyions saisir, sur la figure du garçon, un air qui nous donnait envie de le jeter dehors.

Cependant, maintenant que les plats étaient sur la table, les deux enfants se précipitaient dessus avec un appétit de louveteaux affamés. Sans doute, n’avaient-elles pas mangé depuis trois jours, leurs yeux brillaient, elles dévoraient, elles avalaient tout avec une gloutonnerie prodigieuse. Rosario mordait à même le pain, mettait les doigts dans la sauce, empoignait les os de poulet et les suçait. Elles étaient sales comme des gosses en tablier qui, les mains tachées d’encre et les ongles noirs, mangent leurs tartines de confiture en s’en barbouillant la figure. Rosario n’avait d’yeux que pour son assiette, elle se léchait les doigts et ne faisait plus attention à rien… J’allongeais vers elle une main libertine, qu’elle chassait rapidement d’un coup de fourchette.

Pour Dolorida, elle ne s’était arrêtée qu’un instant, et pour dire : « Mousieu, voulez-vous donner un bifteck à ma mère ? » Nous avions répondu : « Ta mère est là ? Va la chercher. » Si nous tâtions de l’entremise de la mère ?… L’enfant n’avait pas riposté et s’était remise à manger. Raymond la regardait avec mécontentement, le nez long d’une aune. Ses tentatives ayant été déjouées complètement, il avait renoncé, mais avec l’envie de gifler sa rebelle. Nous attendions dans un piteux silence. Nous pensions : « Alors, que cela finisse vite ! Qu’elles se bourrent et s’en aillent… »


Cependant, nous avions réglé la note. Et elles, la dernière bouchée à peine avalée, poussant la porte, s’étaient enfuies, sans même nous dire au revoir. Nous sautâmes dehors, doublement vite, car nous avions hâte d’échapper aux regards du café.

Dans la rue, nous les aperçûmes à la lumière d’un réverbère, marchant aux côtés d’une grosse femme qui avançait lentement.

Raymond s’approcha de celle-ci, la salua, et se mit à lui parler en catalan :

— Buenes… Pourquoi ne pouvons-nous pas la faire venir avec nous ?

— Qui ?… Elle, señor ?… dit la mère. (Elle parlait de Rosario.) Mais c’est une enfant : elle a quatorze ans.

— Quatorze ans… elle en a seize ! s’écria Raymond. Seize… Et les Espagnoles de seize ans sont comme les filles de chez nous à vingt.

— Ça, c’est vrai, fit la grosse femme. Mais la nine est toute jeune… Ah ! si vous pouviez nous trouver un engagement !… Puis elle se mit à parler castillan.

— Parla catala ! Parla catala ! dit Raymond. Combien avez-vous ici ?

— La petite a un douro par jour. Et quand nous avons tous mangé, il ne reste plus rien.

— Ne pourrait-on pas s’arranger ? demanda Raymond.

— La petite est bonne, prononça la vieille sentencieusement. Elle réfléchit. Puis elle reprit : « Non, c’est trop tôt… Je suis sa mère. Ce serait mal… Cela me serait égal à moi, mais cela l’abîmerait, señor. »

Nous étions arrivés à leur calle. Dolorida et Rosario étaient un peu devant, la mère les appela. Elles arrivèrent, obéissantes : « Au revoir aux messieurs… » Alors, dociles, elles nous donnèrent une poignée de main puérile : « Buenes señores », et s’en allèrent.

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