Brelan marin
Mon ami de Guernesey
Je naviguais un peu, avant la guerre, dans la Manche. J’étais entré un soir d’été dans un bar de Saint-Pierre, à l’île de Guernesey. C’était éclairé, confortable. Assis devant mon verre, je regardais vaguement la barmaid, qui coupait un citron. Un gros gaillard, vêtu d’une façon cossue, pénétra dans le bar.
Il dit :
— Good bye !
Je répondis :
— Good bye !
— Vô avez l’accent français, s’écria-t-il. Je suis contente que vous sois Français. Je suis contente. Moâ, je aime la France.
Et il m’offrit, avec une excessive cordialité, de trinquer avec lui. Il me raconta qu’on avait eu dans la journée un concours de tir à Saint-Pierre, et que le club dont il faisait partie avait remporté le prix. Il venait à l’instant de quitter ses amis, avec lesquels il avait célébré leur victoire. Et il commença, lyriquement, à m’énumérer les péripéties et tous les détails admirables de cette lutte. Il était enthousiasmé, débordant de joie. L’existence, visiblement, lui semblait merveilleuse. Comme je ne voulais pas être en reste de politesse avec ce gentleman, à mon tour j’offris quelque chose. Mais il tenait visiblement à me faire honneur, il fit revenir la bouteille… Cependant, une heure du matin allait bientôt sonner, j’avais sommeil. Après avoir remercié l’excellent homme, je manifestai l’intention de lui dire au revoir. Mais c’est qu’il n’entendait pas de cette oreille-là ; mon départ lui causait un profond chagrin. Non, il ne pouvait pas me quitter encore ; cela, il ne le pouvait pas ! Comme j’insistais, il préféra abandonner lui-même le bar pour m’accompagner. Nous sortîmes ensemble.
Nous avions pris une petite rue noire. Nous marchions à côté l’un de l’autre, et il me racontait qu’il était un des plus gros boulangers de l’île ; il avait dans son écurie huit chevaux pour les livraisons. Il voyageait quelquefois en France ; il connaissait la Normandie : Lisio, Paont-L’Évêque ; il aimait le France… Nous descendions la rue tout à fait déserte… Il profita de ce moment-là pour me dire qu’il avait de l’argent sur lui, mais il se méfiait des voleurs, n’est-ce pas ; alors il portait deux gilets, et il mettait son portefeuille dans une poche intérieure de son second gilet. Ainsi, il ne courait aucun danger. D’ailleurs, il allait me montrer… Si !… si !… il y tenait !…
Il s’arrêta sous un réverbère, et là, dans ce coin solitaire, il déboutonna son premier gilet, il déboutonna le second, puis il me montra la poche intérieure dont, sur-le-champ, il tira un gros portefeuille. Et il ouvrit ce portefeuille pour me faire constater qu’il était rempli de bank-notes. Tous les deux, nous étions arrêtés au milieu de la rue vide. Je lui dis :
— Allons, remettez votre portefeuille dans votre poche.
— Je le remettre… je le remettre… me répondit-il d’une voix incertaine.
Mais il avait repris sa marche en tenant son portefeuille à la main… Alors, je m’arrêtai de nouveau. Lui de même. Je tendis la main vers le portefeuille, il me le donna ; je replaçai soigneusement l’objet dans sa poche, je reboutonnai le second gilet, puis, par-dessus, le premier. Un enfant ! Enfin, je pris son bras, et nous continuâmes notre chemin au milieu de la nuit.
— Je veux que vous voyez mes chevaux… me dit-il bientôt. Vô aimez les chevaux. Vô aimez sûrement les chevaux. Des belles bêtes, Goddam ! Huit… belles… bêtes… Nous allons à l’écurie ! Vous voirez mes chevaux !…
J’essayai de lui objecter qu’il était peut-être un peu tard, que nous les verrions plutôt demain et mieux. Mais non ! Mais non ! Il n’en voulait pas démordre. Maintenant, il croyait que, pour lui, c’était un devoir de politesse de me montrer ses chevaux. Il était un gentleman ! Aoh ! il savait se conduire… Il supposait que, si je faisais des cérémonies, c’était crainte de le déranger. Mais, par le diable, nous allions y aller, il avait un très grand plaisir à me montrer ses chevaux maintenant !… Il fallait seulement passer à la maison pour prendre les clés. Après nous irions à l’écurie.
— Yes ! yes ! je veux. Vous voirez mes chevaux… Vô aimez les chevaux… vô aimez sûrement les chevaux… de belles bêtes… sir… huit… belles… bêtes…
Je ne résistai plus. C’était si inutile. D’ailleurs, je ne m’ennuyais pas, et j’avais fini par abandonner l’idée de me coucher ; je commençais à sentir de la sympathie pour mon ami ; la confiance qu’il m’avait témoignée tout à l’heure, en m’expliquant ce qu’il avait imaginé pour échapper aux voleurs, bien qu’elle résultât principalement de l’état de perfection dans lequel tout, gens et choses, lui apparaissait à présent, m’avait touché. Il se fût conduit ainsi avec n’importe qui, dites-vous… Eh bien, je lui savais gré tout de même…
Bras dessus, bras dessous, nous cherchions donc sa maison parmi les rues silencieuses et endormies de Saint-Pierre. Je ne pouvais point la trouver, puisque je ne la connaissais pas, — et je ne connaissais pas non plus la ville. Comment il se fit que nous arrivâmes précisément devant sa porte, je n’en sais rien. Enfin, il s’arrêta et dit : « C’est là ».
Puis, il frappa avec le marteau.
Un moment passa, j’entendis des pas qui descendaient un escalier, la porte tourna sur ses gonds, et une personne, qui me parut assez respectable, ouvrit, nous éclairant avec une lampe qu’elle tenait haut. Elle me regarda d’un air étonné.
— Il est un ami français, dit l’excellent homme… Voulez-vous, ma chère, donner à nous un peu de whisky.
La personne respectable nous fit entrer dans un petit salon. Elle était probablement la femme de ce gros boulanger. Elle l’avait attendu sans se coucher. Elle le regardait d’un air d’ennui et de reproche, mais elle n’osait rien dire, essayant par courtoisie de sourire à l’ami français. Elle allait chercher des petits verres. Je sentais d’ailleurs que cela ne lui était pas trop agréable.
— Je viens seulement prendre le clé de la écurie. Je vais montrer à lui les chevaux. Ces belles bêtes, huit… belles… bêtes…
Il s’était assis dans un fauteuil, il était très rouge, mais son excitation de tout à l’heure paraissait un peu tombée. Peut-être avait-il envie de dormir, à présent.
Alors, je dis à la dame que j’étais d’avis qu’il valait mieux ne voir les chevaux que demain, que je l’avais déjà exprimé à Monsieur, et que j’allais prendre congé. Elle me remercia du regard. Elle murmura à son mari quelques mots en anglais, l’engageant, sans doute, à se coucher ; il répondit à peine, je crois que son fauteuil l’avait déjà tout à fait conquis. Je lui tendis une main qu’il serra cependant avec effusion. Mais il ne me retint pas. Je saluai la dame. Je me retirai.
C’est bien un grand hasard si je finis par retrouver mon hôtel ; et quand j’eusse voulu retourner à la maison de mon ami, du diable si je l’eusse pu !…
Le lendemain matin, je m’aperçus que je n’avais plus mon porte-monnaie ; cela me contraria ; il contenait une assez bonne somme. Je l’avais sans doute perdu la veille dans cette soirée. Perdu ? Eh ! oui, perdu… Quoi ? Pourquoi me regardez-vous d’un air malin ? Vous ne supposez pas, je pense, que c’est lui qui m’avait pris mon porte-monnaie ?… Je ne sais même pas pourquoi j’en parle. J’ai perdu, en effet, mon porte-monnaie, ce soir-là, mais ça n’a aucun rapport avec cette histoire, laquelle vous montre seulement combien les Anglais, si calomniés, sont confiants et naïfs. Me mettre dans la main son portefeuille, en pleine nuit, dans une rue déserte ! Il ne me connaissait pas. Quand j’y pense ! Ah ! quel brave homme ! Est-ce que je ne pouvais pas, tout aussi bien, être un voleur ?…