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Bric-à-brac

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The Project Gutenberg eBook of Bric-à-brac

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Title: Bric-à-brac

Author: Alexandre Dumas

Release date: August 1, 2004 [eBook #6319]
Most recently updated: September 3, 2012

Language: French

Credits: Produced by Philippe Chavin, Carlo Traverso, Juliet Sutherland, Charles Franks and the Online Distributed Proofreading Team. Image files courtesy of gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK BRIC-À-BRAC ***

Produced by Philippe Chavin, Carlo Traverso, Juliet

Sutherland, Charles Franks and the Online Distributed
Proofreading Team. Image files courtesy of gallica.bnf.fr.

BRIC-A-BRAC

PAR
ALEXANDRE DUMAS

TABLE

DEUX INFANTICIDES POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS DÉSIR ET POSSESSION UNE MÈRE LE CURÉ DE BOULOGNE UN FAIT PERSONNEL COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS HEURES DE PRISON JACQUES FOSSE LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE

DEUX INFANTICIDES

On s'est énormément occupé, depuis quelque temps, d'un animal de ma connaissance, pensionnaire du Jardin des Plantes, et qui a conquis sa célébrité à la suite de deux des plus grands crimes que puissent commettre le bipède et le quadrupède, l'homme et le pachyderme,—à la suite de deux infanticides.

Vous avez déjà compris que je voulais parler de l'hippopotame.

Toutes les fois que quelque grand criminel attire sur lui la curiosité publique, à l'instant même, on se met à la recherche de ses antécédents; on remonte à sa jeunesse, à son enfance; on jette des lueurs sur sa famille, sur le lieu de sa naissance, enfin sur tout ce qui tient à son origine.

Eh bien, sur ce point, j'ose dire que je suis le seul en France qui puisse satisfaire convenablement votre curiosité.

Si vous avez lu, dans mes Causeries, l'article intitulé: les Petits Cadeaux de mon ami Delaporte [Footnote: Tome II, p. 41], vous vous rappellerez que j'ai déjà raconté comment notre excellent consul à Tunis, dans son désir de compléter les échantillons zoologiques du Jardin des Plantes, était parvenu à se procurer successivement vingt singes, cinq antilopes, trois girafes, deux lions, et, enfin, un petit hippopotame, qui, parvenu à l'âge adulte, est devenu le père de celui dont nous déplorons aujourd'hui la fin prématurée.

Mais n'anticipons pas, et reprenons l'histoire où nous l'avons laissée.

Le petit hippopotame offert par Delaporte au Jardin des Plantes avait été pris, il vous en souvient, sous le ventre même de sa mère.

Aussi fallut-il lui trouver un biberon.

Une peau de chèvre fit l'affaire; une des pattes de l'animal, coupée au genou et débarrassée de son poil, simula le pis maternel. Le lait de quatre chèvres fut versé dans la peau, et le nourrisson eut un biberon.

On avait quelque chose comme quatre ou cinq cents lieues à faire avant que d'arriver au Caire. La nécessité où l'on était de tenir toujours l'hippopotame dans l'eau douce forçait les pêcheurs à suivre le cours du fleuve; c'était, d'ailleurs, le procédé le plus facile. Un firman du pacha autorisait les pêcheurs à mettre sur leur route en réquisition autant de chèvres et de vaches que besoin serait.

Pendant les premiers jours, il fallut au jeune hippopotame le lait de dix chèvres ou de quatre vaches. Au fur et à mesure qu'il grandissait, le nombre de ses nourrices augmentait. À Philae, il lui fallut le lait de vingt chèvres ou de huit vaches; en arrivant au Caire, celui de trente chèvres ou de douze vaches.

Au reste, il se portait à merveille, et jamais nourrisson n'avait fait plus d'honneur à ses nourrices.

Seulement, comme nous l'avons dit, les pêcheurs étaient pleins d'inquiétude; le pacha leur avait demandé une femelle, et, au bout de quatre ans, au lieu d'une femelle, ils lui apportaient un mâle.

Le premier moment fut terrible! Abbas-Pacha déclara que ses émissaires étaient quatre misérables qu'il ferait périr sous le bâton. Ces menaces-là, en Egypte, ont toujours un côté sérieux; aussi les malheureux pécheurs députèrent-ils un des leurs à Delaporte.

Delaporte les rassura: il répondait de tout.

En effet, il alla trouver Abbas-Pacha; et, comme s'il ignorait l'arrivée du malencontreux animal à Boulacq, il annonça au pacha qu'il venait de recevoir des nouvelles du gouvernement français, lequel, éprouvant le besoin d'avoir au Jardin des Plantes un hippopotame mâle, faisait demander au consul s'il n'y aurait pas moyen de se procurer au Caire un animal de ce sexe et de cette espèce.

Vous comprenez…

Abbas-Pacha trouvait le placement de son hippopotame, et était en même temps agréable à un gouvernement allié.

Il n'y avait pas moyen de faire donner la bastonnade à des gens qui avaient été au-devant des désirs du consul d'une des grandes puissances européennes.

D'ailleurs, la question était presque résolue: en vertu de l'entente cordiale qui existait entre les deux gouvernements, il était évident qu'à un moment donné, ou la France prêterait son hippopotame mâle à l'Angleterre, ou l'Angleterre prêterait son hippopotame femelle à la France.

Delaporte remercia Abbas-Pacha en son nom et au nom de Geoffroy Saint-Hilaire, donna une magnifique prime aux quatre pêcheurs, et s'occupa du transport en France de sa ménagerie.

D'abord, il crut la chose facile: il pensait avoir l'Albatros à sa disposition; mais l'Albatros reçut l'ordre de faire voile pour je ne sais plus quel port de l'Archipel.

Force fut à Delaporte de traiter avec un bateau à vapeur des
Messageries impériales.

Ce fut une grande affaire: l'hippopotame avait quelque chose comme cinq ou six mois; il avait énormément profité; il pesait trois ou quatre cents, exigeait un bassin d'une quinzaine de pieds de diamètre.

On lui fit confectionner le susdit bassin, qui fût aménagé à l'avant du bâtiment; on transporta à bord cent tonnes d'eau du Nil afin qu'il eût toujours un bain doux et frais; en outre, on embarqua quarante chèvres, pour subvenir à sa nourriture.

Quatre Arabes, un pêcheur, un preneur de lions, un preneur de girafes et un preneur de singes furent embarqués avec les animaux qu'ils avaient amenés.

Le tout arriva en seize jours à Marseille.

Il va sans dire que Delaporte n'avait pas perdu de vue un instant sa première cargaison.

À Marseille, il mit sur des trues appropriés à cette destination l'hippopotame et sa suite.

Les trente, quadrupèdes, dont vingt quadrumanes, arrivèrent à Paris aussi heureusement qu'ils étaient arrivés à Marseille.

À leur arrivée j'allai leur faire visite. Grâce à Delaporte je fus admis à l'honneur de saluer les lions, de présenter mes respects à l'hippopotame, de caresser les antilopes, de passer entre les jambes des girafes, et d'offrir des noix et des pommes aux singes.

Le domestique de Delaporte, qui était le favori de tous ces animaux, semblait jaloux de me voir ainsi fraterniser avec eux.

À propos, laissez-moi vous dire un seul petit mot du domestique de
Delaporte.

C'est un magnifique enfant du Darfour, noir comme un charbon et qui a déjà l'air d'un homme, quoiqu'il n'ait, selon toute probabilité, que onze ou douze ans. Je dis selon toute probabilité, parce qu'il n'y a pas d'exemple qu'un nègre sache son âge. Celui-là… Pardon, j'oubliais de vous dire son nom. Il se nomme Abailard. En outre,—chose assez commune, au reste, d'un nègre à l'égard de son maître,—il appelle Delaporte papa.

Vous allez voir pourquoi il se nomme Abailard et appelle Delaporte papa.

Abailard, qui, en ce temps-là, n'avait pas encore de nom, ou qui en avait un dont il ne se souvient plus, fut fait prisonnier, avec sa mère, par une tribu en guerre avec la sienne.

Sa mère avait quatorze ans, et lui en avait deux.

On les sépara et on les vendit.

La mère fut vendue à un Turc, l'enfant à un négociant chrétien.

Nul ne sait ce que devint la mère.

Quant à l'enfant, son maître habitait Kenneh; il vint à Kenneh avec son maître.

Nous avons dit que son maître était négociant; mais nous avons oublié de spécifier l'objet de son commerce.

Il vendait des étoffes.

Un jour, il s'aperçut qu'une pièce d'étoffe lui manquait, et il soupçonna le pauvre petit, alors âgé de six ans, de l'avoir volée.

Le procès est vite fait dans toute l'Égypte, et dans la haute Égypte surtout, entre un maître et un esclave.

Le marchand d'étoffes coucha l'enfant sur le dos, lui passa les jambes dans des entraves et lui appliqua lui-même, afin d'être sûr qu'il n'y aurait point de tricherie, cinquante coups de bâton sous la plante des pieds.

Puis, comme le sang s'y était naturellement amassé et que l'on craignait des abcès, qui se terminent souvent par la gangrène, on fit venir un barbier qui entailla chaque plante des pieds de deux ou trois coups de rasoir, lesquels permirent au sang de s'épancher.

L'enfant fut un mois sans pouvoir marcher et boita deux mois.

Au bout de ces trois mois, le malheur voulut qu'il cassât une soupière. Cette fois, comme le négociant avait reconnu qu'il y avait prodigalité à endommager la plante des pieds d'un nègre, les blessures le rendant impropre au travail pendant trois mois, ce fut sur une autre partie du corps qu'il lui appliqua les cent coups.

Les nègres ont cette partie du corps, que nous ne nommerons pas, fort sensible, à ce qu'il paraît; la punition fut donc encore plus douloureuse à l'enfant que la première; si douloureuse, qu'au risque de ce qui pourrait lui arriver, le lendemain de la punition, il s'enfuit de la maison et se réfugia chez l'oncle de son maître.

L'oncle était un brave homme, qui garda le fugitif jusqu'à ce qu'il fût guéri, c'est-à-dire environ un mois.

Au bout d'un mois, il lui annonça qu'il pouvait rentrer chez son maître. Çelui-ci avait juré qu'il ne lui serait rien fait, et même il avait poussé la déférence pour son oncle jusqu'à lui promettre que son protégé serait vendu dans les vingt-quatre heures.

Or, la promesse de cette vente était une bonne nouvelle pour le malheureux enfant. Il ne croyait pas, à quelque maître qu'on le vendît, qu'il pût rien perdre à changer de condition.

En effet, aucune punition ne fut appliquée au fugitif, et, le lendemain, un homme jaune étant venu et l'ayant examiné avec un soin méticuleux, après quelques débats, le prix fut arrêté à mille piastres turques, c'est-à-dire à deux cents francs, à peu près. Les mille piastres furent comptées et l'homme jaune emmena l'enfant.

Celui-ci suivit sans défiance son nouveau maître, qui demeurait dans un quartier éloigné de la ville; ou plutôt à un jet de flèche de la dernière maison de la ville.

Cependant, arrivé à-la maison, une certaine répugnance instinctive le tirait en arrière; mais son maître lui envoya un vigoureux coup de pied, dans une partie encore mal cicatrisée. L'enfant poussa un cri et entra dans la maison.

Il lui sembla que des cris plaintifs répondaient à son cri.

Il regarda derrière lui si la porte était encore ouverte. La porte était fermée et la barre déjà mise.

Il se prit à trembler de tous ses membres.

Les cris qu'il avait cru entendre devenaient plus distincts.

Il n'y avait pas à en douter, on infligeait un supplice quelconque à un ou plusieurs individus.

Son nouveau maître, au frisson qui parcourait son corps et au claquement de ses dents, devina ce qui se passait en lui.

Il le prit par le bras et le poussa dans la chambre d'où partaient les cris.

Une douzaine d'enfants de six à sept ans étaient attachés sur des planches comme des pigeons à la crapaudine; le barbier qui avait déjà ouvert la plante des pieds du pauvre petit esclave était là, son rasoir ensanglanté à la main.

Le négociant chrétien avait tenu, parole à son oncle: il avait, comme il le lui avait promis, vendu son esclave; seulement, il l'avait vendu à un marchand d'eunuques!

En jetant les yeux autour de lui, en voyant le sort qui lui était réservé, l'enfant se trouva mal.

Le barbier jugea la disposition mauvaise pour faire l'opération, et il invita le négociant en chair humaine à la remettre au lendemain.

Le maître, qui craignait de perdre les mille piastres, y consentit.

Il lâcha l'enfant, qui tomba à terre évanoui.

L'enfant était tombé près de la porte.

Quand il revint à lui, il conserva l'immobilité de l'évanouissement.

Il espérait que cette porte s'ouvrirait, et que, par cette porte, il pourrait fuir.

Il avait remarqué un escalier éclairé par le haut; il calcula que cet escalier devait donner sur une terrasse.

La porte s'ouvrit; l'enfant ne fit qu'un bond, gagna l'escalier, monta les degrés quatre à quatre, gagna la terrasse élevée de quinze ou dix-huit pieds, sauta de la terrasse à terre, et, avec la rapidité du vent, se dirigea vers la ville.

Son maître l'avait poursuivi; mais il n'osa faire le même saut que lui. Il fut obligé de descendre et de le poursuivre par la porte.

Pendant ce temps, le fugitif avait gagné plus de deux cents pas.

Son maître était résolu à le rattraper; lui, tenait à ne pas se laisser reprendre.

Au reste, sa course avait un but: il s'enfuyait du côté du consulat français.

Le beau nom, que le nom de France, qui, quelque part qu'il soit prononcé, signifie liberté!

L'enfant se précipita haletant dans la cour.

Aveuglé par son avarice, le marchand d'eunuques l'y suivit.

Or, de même que le pape Grégoire XVI a rendu un décret qui défend de faire des castrats à Rome, Méhémet-Ali a rendu un décret qui défend de faire des eunuques dans ses États.

L'enfant n'eut donc qu'à dire à quel péril il venait d'échapper pour que Delaporte, qui par hasard voyageait dans la haute Égypte et se trouvait chez son collègue de Kenneh, le prît sous sa protection.

D'abord, et avant tout, il paya les mille piastres au marchand; puis il livra le marchand à la justice du pacha.

Le marchand reçut cinq cents coups de bâton et fut condamné aux galères.

L'enfant était libre; mais, comme suprême faveur, il demanda à
Delaporte de le prendre pour son domestique.

Delaporte y consentit et en fit son saïs.

C'est en souvenir de ce qu'il a gagné à ce changement de condition que l'enfant appelle Delaporte papa.

C'est en mémoire de ce qu'il a failli perdre chez son avant-dernier maître que Delaporte appelle l'enfant Abailard.

Cela nous a quelque peu éloigné de l'histoire de notre hippopotame; mais nous y revenons.

II

La France n'eut pas plus tôt la huitième merveille du monde, quelle se mit à en désirer une neuvième.

Ce ne fut qu'un cri, qu'un gémissement, qu'une lamentation parmi les savants. Comme la voix de Rachel dans Rama, on entendait pendant la nuit des voix venant du Jardin des Plantes, et qui criaient:

—À quoi nous sert un hippopotame mâle, si nous n'avons pas un hippopotame femelle?

Ces voix traversèrent la Méditerranée et firent tressaillir
Halim-Pacha au milieu de son harem.

—Ne laissons pas se désoler ainsi un peuple chez lequel nous avons fait notre éducation, dit-il à son frère Saïd, et prouvons-lui que nous sommes restés Turcs en nous montrant reconnaissants.

Et il ordonna qu'à tout prix une femelle d'hippopotame fût prise dans le Nil blanc et envoyée au Caire.

Il y a un pays où le mot impossible est bien autrement inconnu qu'en
France, c'est l'Égypte.

Au bout d'un an, on annonça par un messager, à Halim-Pacha, que ses désirs étaient remplis. Au bout de seize mois, la femelle, âgée de six mois et quelques jours, arriva au Caire; enfin, dans le commencement de son septième mois, elle fut embarquée à bord d'un navire de l'État, avec de l'eau du Nil pour trente jours, et trente-cinq chèvres, dont le lait servait à sa nourriture.

Au bout de dix-sept jours, le bâtiment aborda à Marseille.

Pendant ce temps, j'avais fait plus ample connaissance avec le mâle.

Delaporte, qui était resté quatre mois en France, était allé passer trois de ces quatre mois dans sa famille, et était revenu à Paris.

Aussitôt son retour, il était venu me chercher pour aller voir son hippopotame au Jardin des Plantes.

Son hippopotame pouvait avoir de huit à neuf mois.

Il y avait trois mois qu'il n'avait vu Delaporte.

Voici ce que je puis constater à l'honneur de l'hippopotame, et c'est à regret que je contredis sur ce point l'opinion de mon honorable et savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, qui prétend que l'hippopotame est une créature privée de tout sentiment généreux:

Dès que nous entrâmes dans l'enceinte réservée, l'hippopotame, qui était au fond de l'eau, reparut à la surface; puis, lorsque Delaporte l'eut appelé de son nom arabe, l'animal accourut avec les démonstrations de joie les plus vives, et avec des grognements de satisfaction pouvant équivaloir à ceux que pousserait un troupeau d'une trentaine de porcs.

Rappelons un fait que le lecteur n'a pas oublié, c'est que le père et là mère du susdit hippopotame s'étaient fait tuer l'un après l'autre en défendant leur petit.

Il y a loin de là, à cet axiome si hardiment avancé par notre savant ami Geoffroy Saint-Hilaire, « qu'il est commun que les femelles des mammifères abandonnent leurs petits et même les dévorent, et qu'il n'y a pas d'animaux aussi brutaux et aussi colères que les hippopotames. »

On verra l'explication que nous donnerons (nous qui ne sommes pas un savant) de cette brutalité de notre hippopotame femelle, à l'endroit de son petit.

À peine fut-elle arrivée à Paris, au bout de dix-sept jours, ayant encore, par conséquent, pour treize jours d'eau du Nil, que, quoiqu'elle n'eût que sept mois, l'hippopotame mâle, qui en avait dix-sept, se rua sur elle avec une brutalité qui faisait plus d'honneur à sa passion qu'à sa courtoisie.

Il résulta de cette brutalité une première gestation qui dura quatorze mois.

Au bout de quatorze mois, c'est-à-dire à vingt-deux mois, la femelle mit bas un petit hippopotame; la parturition eut lieu dans l'eau, soudainement, sans que la femelle eût annoncé par aucun signe que cette parturition fût si proche.

À peine eut-elle mis bas, à peine le petit fut-il venu à la surface de l'eau pour respirer, que les savants furent prévenus et accoururent. Bien leur en prit de s'être hâtés; car, dix ou douze heures après sa naissance, la femelle se jeta sur son petit et, d'une de ses défenses, le blessa mortellement.

Disons en passant que, lorsque la gueule de l'hippopotame s'ouvre dans sa plus grande étendue, soit en jouant, soit en bâillant, soit en absorbant une gerbe de carottes, elle mesure un mètre d'étendue d'une mâchoire à l'autre.

Les savants étaient désolés de cette mort, attendu que les naturalistes avaient généralement affirmé qua l'hippopotame était unipare, c'est-à-dire ne mettait bas qu'une seule fois.

Il est vrai qu'unipare veut aussi bien dire, à mon avis, que l'hippopotame ne met bas qu'un seul petit à la fois.

La désolation, au reste, ne fut pas longue. Le gardien des deux animaux annonça bientôt à ces mêmes savants que, si ses prévisions ne le trompaient pas, la femelle hippopotame donnerait dans quatorze mois un nouveau produit. Quatorze mois après, jour pour jour, la femelle manifesta l'intention d'aller au bassin préparé pour faire ses couches, et, après une seule douleur, qui se manifesta par une violente crispation, elle mit au monde son second petit.

Les savants furent prévenus de nouveau. Ils accoururent, virent le petit animal nageant à la surface du bassin, se couchant délicatement sur le cou et sur le dos de sa mère, qui—l'allaitait en levant la cuisse; seulement, du lundi au mercredi matin, c'est-à-dire pendant l'espace de quarante-huit heures environ, ni le petit ni la mère ne sortirent de l'eau.

Le mâle paraissait indifférent, mais non pas hostile à sa progéniture.

Le mercredi matin, le petit commença de sortir du bassin et de se coucher au soleil. On envoya aussitôt chercher les savants, qui vinrent, qui l'examinèrent et le mesurèrent. Il portait près d'un mètre trente-cinq centimètres d'une extrémité à l'autre, et grossissait à vue d'oeil, et comme si on l'eût soufflé. Rapport d'un témoin oculaire.

Au nombre des savants, est un fort bon et fort aimable homme, M. Prévost, que la femelle hippopotame, malgré toutes les avances qu'il lui a faites et lui fait journellement, a pris en grippe. Elle ne peut pas le voir, et, sitôt qu'elle le voit, sort de son bassin et essaye de le charger.

M. Geoffroy-Saint Hilaire lui-même, malgré la haute position qu'il occupe, non-seulement au Jardin des plantes, mais encore dans la science, n'a jamais pu familiariser avec le pachyderme; ce qui pourrait bien avoir eu une influence sur le jugement un peu sévère qu'il en porte, contradictoirement à l'opinion de son confrère le savant allemand Funke, qui dit, dans son Histoire naturelle, édition de Leipzig, 1811, que «la nature de l'hippopotame est douce et inoffensive.»

Ajoutons que, pendant la soirée qui précéda le meurtre commis par l'hippopotame sur son petit, MM. les savants se livrèrent à une grande chasse aux rats. Les moyens de destruction étant le pistolet, et les savants, chose reconnue, ne maniant pas cette arme avec une supériorité remarquable, il y eut peu de rats tués, mais beaucoup de coups de pistolet tirés et beaucoup de bruit fait.

Ce bruit parut vivement inquiéter la femelle de l'hippopotame.

Vers une heure du matin, le gardien de veille vit sortir de l'eau le petit hippopotame se traînant à peine, et paraissant visiblement souffrir. Au bout de quelques pas, il se coucha, avec un gémissement, au bord de son bassin; le gardien courut à lui, et reconnut six blessures, dont une mortelle traversant le poumon.

Il courut à M. Prévost, le réveilla, et lui annonça que, s'il voulait voir le petit hippopotame vivant, il lui fallait se hâter.

M. Prévost se hâta et reçut le dernier soupir du petit hippopotame, sans que la mère, à ce triste spectacle, manifestât autre chose que son mécontentement de l'introduction d'un étranger dans son domicile.

Vers deux heures du matin, le petit hippopotame rendit le dernier soupir.

Maintenant, nous qui n'avons jamais eu aucune prétention à la science, mais qui sommes un homme pratique, ayant vécu parmi les animaux domestiques et sauvages, présentons une bien humble observation à MM. les savants.

C'est que les animaux domestiques seuls tolèrent la présence et l'attouchement de l'homme à l'endroit de leurs petits; encore a-t-on remarqué que les chiens et les chats, dont on avait tué, comme cela arrive souvent trois ou quatre petits pour ne leur en laisser qu'un ou deux, ou se cachaient pour mettre bas lors d'une nouvelle parturition, ou, voyant que l'on avait touché à leurs petits, les emportaient et les cachaient du mieux qu'il leur était possible pour les enlever à la main destructrice de l'homme.

Mais il en est bien pis des animaux sauvages. Beaucoup de quadrupèdes, voyant l'endroit où ils ont déposé et où ils allaitent leurs petits découvert, les abandonnent et les laissent mourir de faim.

Quant aux oiseaux des forêts et même des jardins, il suffit de toucher à leurs oeufs pour qu'ils renoncent, à l'incubation et que ces oeufs soient perdus; il est vrai qu'ils tiennent davantage à leurs petits.

Cependant, citons un fait qui se passe fréquemment à l'endroit de ceux-ci.

Souvent, des enfants, ayant découvert, à quelques pas de la maison qu'ils habitent, dans le jardin qu'ils fréquentent, un nid soit de chardonneret, soit de pinson, soit de fauvette, et voulant se dispenser de la peine d'élever les petits ou croyant les faire élever plus sûrement par la mère, mettent les oisillons dans une cage, à travers les barreaux de laquelle les parents viennent les nourrir pendant un certain temps; mais, lorsque le moment est venu où les petits devraient les suivre et en sont empêchés par leur captivité, les parents les abandonnent et les laissent mourir de faim.

Aussi n'ôterez-vous pas de l'idée des petits paysans que, lorsqu'un amateur d'ornithologie emploie ce moyen économique de se procurer des oisillons, le père et la mère, plutôt que de laisser leurs petits en captivité, les empoisonnent.

L'infanticide existerait donc, dans ce cas, chez ces innocents chanteurs que l'on appelle le chardonneret, le pinson, la fauvette, comme chez ce féroce amphibie qu'on appelle l'hippopotame?

Non. Mais le fait irrécusable est celui-ci: tout animal sauvage a horreur de la captivité et de l'homme, qui la lui impose. Tant qu'il est petit, tant qu'il a besoin des soins de l'homme, il semble oublier qu'il était fait pour la liberté. Mais, en grandissant, il redevient sauvage, et l'oiseau qui, lorsqu'il ne mangeait pas seul, venait chercher sa nourriture dans votre main, après un an de cage, c'est-à-dire lorsqu'il devrait être habitué à la captivité, se débat, s'effarouche et essaye de fuir lorsque cette même main, dont, petit, il se faisait un perchoir, va le chercher et essaye de le prendre dans sa cage.

Eh bien, il est arrivé pour l'hippopotame, animal essentiellement sauvage et farouche, ce qui arrive aux oiseaux dont on touche la couvée, ce qui arrive même aux animaux domestiques dont on a décimé les petits: acceptant la captivité et l'attouchement de l'homme pour elle-même, l'hippopotame ne les a pas acceptés pour sa progéniture; elle a tué son petit, non point parce qu'elle était mauvaise mère, mais parce qu'elle était trop bonne mère.

Maintenant, quoique peu de temps se soit écoulé depuis ce crime, l'hippopotame femelle se trouve déjà, comme disent nos voisins d'outre-Manche, dans un état intéressant. Que MM. les savants attendent patiemment le quatorzième mois de gestation, qu'ils séparent l'hippopotame mâle de l'hippopotame femelle, qu'ils laissent cette dernière seule avec son petit, sans la regarder, sans la toucher, en lui jetant ses carottes et ses navets par une ouverture quelconque; qu'ils prennent un autre moment que celui de la naissance de leur jeune pachyderme pour faire à coups de pistolet la chasse aux rats, et ils verront que, dans la solitude, loin du regard, de l'attouchement et de la curiosité de l'homme, la mauvaise mère redeviendra bonne mère, et qu'ils auront, comme on dit en termes de science, la satisfaction d'obtenir un produit.

Terminons ce récit par une anecdote sur MM. les savants, qui rappellera, d'une singulière façon, la spirituelle fable de la Poule anx oeufs d'or.

Un de mes amis, le célèbre voyageur Arnaud, avait, au péril de sa vie, ramené de l'ancienne Saba un âne hermaphrodite, tranchant, comme Alexandre, ce noeud gordien de la science, qui avait déclaré que l'hermaphrodisme était un des rêves de l'antiquité.

L'âne hermaphrodite répondait victorieusement à tous les doutes: il pouvait féconder, il pouvait être fécondé.

Les savants n'y ont pas tenu; au lieu de conserver précieusement un pareil sujet, bien autrement rare que l'hippopotame, puisqu'il était, sinon unique, du moins le seul connu, ils l'ont tué, ouvert et disséqué.

Avouez que la femelle de l'hippopotame, qui connaît peut-être l'anecdote de l'âne hermaphrodite, a bien raison de ne pas permettre aux savants de toucher à son petit.

POÈTES, PEINTRES ET MUSICIENS

Avez-vous remarqué ceci:

Tous les peintres aiment la musique, tandis que tous les poètes, ou la détestent, ou la comprennent mal, ou disent comme Charles X: « Je ne la crains pas! »

Essayons d'expliquer ce fait.

La peinture et la musique sont deux arts essentiellement sensuels.

Les musiciens et les peintres idéalistes sont des exceptions assez peu appréciées des autres peintres et des autres musiciens.

Voyez Scheffer, voyez Schubert.

Les musiciens existent dans un pays en raison inverse des poètes.

Ainsi, la Belgique, qui n'a pas un poète, pas un romancier, pas un historien, a des compositeurs respectables et des exécutants supérieurs: madame Pleyel. Vieuxtemps, Bériot, Batta, que sais-je, moi! dix autres encore. Elle a d'excellents peintres: Gallait, Wilhems, les deux Stevens, Leys.

La France, qui a des poètes à foison: Hugo, Lamartine, de Vigny, Barbier, Brizeux, Émile Deschamps, madame Desbordes-Valmore, n'a, en compositeurs, qu'Auber et Halévy.

Je ne nomme pas plus Hérold et Adam que je ne nomme Chateaubriand et de Musset: tous deux sont morts.

Maintenant, pourquoi les, peintres aiment-ils la musique?

C'est que, comme nous l'avons dit, la musique et la peinture sont deux arts sensuels.

La musique entre par les oreilles et chatouille les sens.

La peinture entre par les yeux et réjouit le coeur.

C'est la peinture et la musique qui sont soeurs, et non pas, comme le dit Horace, la peinture et la poésie.

Nous dirons pourquoi la peinture et la poésie ne sont pas soeurs.

C'est que la peinture est égoïste.

La poésie décrit un tableau: elle n'aura jamais l'idée d'y rien changer, d'en altérer les lignes, d'en transformer les personnages.

La peinture traduit la poésie: elle ne s'inquiète ni des traits arrêtés, ni des costumes traditionnels, ni des contours tracés par la plume.

Plus le peintre sera grand et individuel, plus la traduction s'éloignera de l'original.

Tant que les peintres ont été idéalistes comme Giotto, Orcagna, Benezzo Gozzoli, Beato Angelico, Mazaccio, Pérugin, Léonard de Vinci et Raphaël dans sa première manière, la poésie biblique et évangélique a été aussi bien rendue que possible.

Mais, quand Raphaël eut fait les Sibylles; Michel-Ange, le Jugement dernier; quand la peinture païenne, sous le pinceau de Carrache, se fut substituée à la peinture chrétienne; quand la Vierge fut une Niobé pleurant ses fils et non plus Marie s'évanouissant au pied de la croix; Jésus, un Minos qui juge les vivants et les morts au lieu d'un apôtre qui pleure et pardonna; le Père Éternel un Jupiter Olympien clouant implacablement Prométhée sur son rocher au lieu d'un maître compatissant se contentant de chasser Adam et Eve du paradis terrestre, la poésie et la peinture rompirent l'une avec l'autre.

À l'heure qu'il est, il est impossible qu'un poète et un peintre jugent de la même façon.

Le peintre peut voir juste à l'endroit du poète, et le poète le reconnaître; mais le peintre n'admettra jamais que le poète voie juste à l'endroit du peintre.

Ainsi, prenons, par exemple, la Pêche miraculeuse de Rubens.

Le poète dira:

—C'est admirablement peint; c'est un, chef-d'oeuvre d'exécution. Le côté matériel de la couleur et de la brosse est irréprochable du moment que ce sont des pêcheurs d'Ostende ou de Blankenberghe qui tirent leurs filets; mais, si c'est le Christ avec ses apôtres, non!

—Pourquoi non?

—Dame, parce que j'ai dans l'esprit la poésie traditionnelle, du Christ, de l'homme au corps mince, aux longs cheveux blonds, à la barbe rousse, aux yeux bleus et doux, à la bouche consolatrice, aux gestes bienveillants; parce que mon Christ, à moi, c'est celui qui prêche sur la montagne; qui plaint Satan de ne pouvoir aimer; qui ressuscite la fille de Jaïr; qui pardonne à la femme adultère, et qui, de ses deux bras cloués sur la croix, bénit le monde, et que je ne vois rien de tout cela dans le Christ de la Pêche miraculeuse, pas plus que je ne vois un Arabe des bords du lac de Génézareth, dans ce gros et puissant gaillard à vareuse rouge qui tire la barque à lui.

Le peintre vous répondra:

—Vous n'avez pas le sens commun, mon cher ami; Rubens a vu le Christ comme l'homme au manteau rouge, et l'Arabe comme l'homme à la vareuse.

Que voulez-vous répondre à cela? Rien. Il faut admirer le côté matériel de la peinture, convenir que Rubens et Rembrandt sont les deux plus habiles peintres, qui aient jamais existé, mais se dire à soi-même; tout bas:

—Si j'avais à prier devant un Christ ou devant une Vierge Marie, ce ne serait point devant un Christ de Rubens ou une Vierge Marie de Rembrandt que je prierais.

Voilà pourquoi le peintre peut apprécier le poète au point de vue, de la poésie; voilà pourquoi le poète n'appréciera jamais le peintre au point de vue de la peinture.

Maintenant, pourquoi les poètes sont-ils si froids à l'endroit de la musique, qu'ils se contentent de ne pas la craindre, quand ils ne la haïssent pas?

Ce sera encore plus simple que ce que je viens de vous expliquer.

La poésie n'aime pas la musique, parce qu'elle est elle-même une musique. Quand la poésie a affaire à la musique, elle n'a donc point affaire à une soeur, mais à une rivale.

En effet, que la musique fasse les honneurs d'une partition à la poésie, sous prétexte de donner l'hospitalité à la poésie, elle la conduira dans le château de Procuste; elle la couchera sur son lit, c'est-à-dire sur un véritable échafaud.

Les vers qui seront trop courts, elle les tirera, au risque de les disloquer, jusqu'à ce qu'ils aient la longueur voulue.

Les vers qui seront trop longs, elle les rognera, au risque de les estropier, jusqu'à ce qu'ils soient raccourcis à sa convenance. Elle aura besoin d'une syllabe en plus, elle l'ajoutera.

Le poète a écrit:

     L'or est une chimère,
     Sachons nous en servir.

Le musicien mettra:

     Oh! l'or est une chimère.
     Eh! sachons nous en servir.

Elle aura besoin d'une, de deux, de trois, de quatre syllabes en moins, le musicien les retranchera. Et il aura raison.

Quand les poètes voudront être lus comme poètes, ils feront les Odes et Ballades, les Méditations poétiques, les Contes d'Espagne et d'Italie. Quand ils voudront être écoutés comme librettistes, ou plutôt ne pas être écoutés, ils feront Guillaume Tell, le Prophète, la Marchande d'oranges.

On a dit qu'on ne pouvait faire de bonne musique que sur de mauvais vers.

C'est exagéré peut-être. Certains musiciens font d'excellente musique sur de beaux vers. Preuves: le Lac, de Lamartine, musique de Niedermayer; le Navire, de Soulié, musique de Monpou.

Mais, en général, la puissance humaine ne va pas jusqu'à écouter et comprendre à la fois de belle musique et de beaux vers.

Il faut absolument abandonner l'un pour l'autre.

Les mélomanes suivront les notes, les poètes suivront les paroles; mais les paroles dévoreront les notes ou les notes mangeront les paroles.

Supposez que l'on sorte d'un opéra de Scribe, on fredonnera la musique. Supposez que l'on sorte d'un opéra de Lamartine, on redira les vers.

Ce qui signifie que, sans être un grand poète, et justement parce qu'il n'est pas un grand poète, Scribe sera, pour Meyerbeer, Auber et Halévy, un librettiste préférable à Hugo ou à Lamartine.

Et la preuve, c'est qu'ils n'ont pas fait un seul opéra avec Hugo ou
Lamartine, et qu'ils ont fait à peu près tous leurs opéras avec
Scribe.

DÉSIR ET POSSESSION

La mode des charades est passée. Oh! le beau temps pour les poètes sphinx que celui où le Mercure apportait, tous les mois, tous les quinze jours, et enfin toutes les semaines, une charade, une énigme ou un logogriphe à ses lecteurs!

Eh bien, moi, je vais faire revenir cette mode.

Dites-moi, donc, cher lecteur ou belle lectrice,—c'est pour l'esprit perspicace des lectrices surtout que sont faites les charades, —dites-moi de quelle langue est tiré l'apologue suivant.

Est-ce du sanscrit, de l'égyptien, du chinois, du phénicien, du grec, de l'étrusque, du roumain, du gaulois, du goth, de l'arabe, de l'italien, de l'anglais, de l'allemand, de l'espagnol, du français ou du basque?

Remonte-t-il à l'antiquité, et est-il signé Anacréon?—Est-il gothique, et est-il signé Charles d'Orléans?—Est-il moderne, et est-il signé Goethe, Thomas Moore on Lamartine?—Ou plutôt, ne serait-il pas de Saadi, le poète des perles, des roses et des rossignols?—Ou bien…?

Mais ce n'est pas mon affaire de deviner; c'est la vôtre.

Devinez donc, chez lecteur.

Voici l'apologue en question:

Un papillon avait réuni sur ses ailes d'opale la plus suave harmonie de couleurs: le blanc, le rose et le bleu.

Comme un rayon de soleil, il voltigeait de fleur en fleur, et, pareil lui-même à une fleur volante, il s'élevait, s'abaissait, se jouait au-dessus de la verte prairie.

Un enfant qui essayait ses premiers pas sur le gazon diapré, le vit, et se sentit pris tout à coup du désir d'attraper l'insecte aux vives couleurs.

Mais le papillon était habitué à ces sortes de désirs-là. Il avait vu des générations entières s'épuiser à le poursuivre. Il voltigea devant l'enfant, se posant à deux pas de lui; et, quand l'enfant, ralentissant sa course, retenant son haleine, étendait la main pour le prendre, le papillon s'enlevait et recommençait son vol inégal et éblouissant.

L'enfant ne se lassait pas; l'enfant suivait toujours.

Après chaque tentative avortée, au lieu de s'éteindre, le désir de la possession augmentait dans son coeur, et, d'un pas de plus en plus rapide, l'oeil de plus en plus ardent, il courait après le beau papillon!

Le pauvre enfant avait couru sans regarder derrière lui; de sorte que, ayant couru longtemps, il était déjà bien loin de sa mère.

De la vallée fraîche et fleurie, le papillon passa dans une plaine aride et semée de ronces.

L'enfant le suivit dans cette plaine.

Et, quoique la distance fût déjà longue et la course rapide, l'enfant, ne sentant point sa fatigue, suivait toujours le papillon, qui se posait de dix pas en dix pas, tantôt sur un buisson, tantôt sur un arbuste, tantôt sur une simple fleur sauvage et sans nom, et qui toujours s'envolait au moment où le jeune homme croyait le tenir.

Car, en le poursuivant, l'enfant était devenu jeune homme.

Et, avec cet insurmontable désir de la jeunesse, et avec cette indéfinissable besoin de la possession, il poursuivait toujours le brillant mirage.

Et, de temps en temps, le papillon s'arrêtait comme pour se moquer du jeune homme, plongeait voluptueusement sa trompe dans le calice des fleurs, et battait amoureusement des ailes.

Mais, au moment où le jeune homme s'approchait, haletant d'espérance, le papillon se laissait aller à la brise, et la brise l'emportait, léger comme un parfum.

Et ainsi se passaient, dans cette poursuite insensée, les minutes et les minutes, les heures et les heures, les jours et les jours, les années et les années, et l'insecte et l'homme étaient arrivés au sommet d'une montagne qui n'était autre que le point culminant de la vie.

En poursuivant le papillon, l'adolescent s'était fait homme.

Là, l'homme s'arrêta un instant, ne sachant pas s'il ne serait pas mieux pour lui de revenir en arrière, tant ce versant de montagne qui lui restait à descendre lui paraissait aride.

Puis, au bas de la montagne, au contraire de l'autre côté, où, dans de charmants parterres, dans de riches enclos, dans des parcs verdoyants, poussaient des fleurs parfumées, des plantes rares, des arbres chargés de fruits; au bas de la montagne, disons-nous, s'étendait un grand espace carré fermé de murs, dans lequel on entrait par une porte incessamment ouverte, et où il ne poussait que des pierres, les unes couchées, les autres debout.

Mais le papillon vint voltiger, plus brillant que jamais, aux yeux de l'homme, et prit sa direction vers l'enclos, suivant la pente de la montagne.

Et, chose étrange! quoiqu'une si longue course eût dû fatiguer le vieillard, car, à ses cheveux blanchissants, on pouvait reconnaître pour tel l'insensé coureur, sa marche, à mesure qu'il avançait, devenait plus rapide; ce qui ne pouvait s'expliquer que par la déclivité de la montagne.

Et le papillon se tenait à égale distance; seulement, comme les fleurs avaient disparu, l'insecte se posait sur des chardons piquants, ou sur des branches d'arbre desséchées.

Le vieillard, haletant, le poursuivait toujours.

Enfin, le papillon passa par-dessus les murs du triste enclos, et le vieillard le suivit, entrant par la porte.

Mais à peine eût-il fait quelques pas, que, regardant le papillon, qui semblait se fondre dans l'atmosphère grisâtre, il heurta une pierre et tomba.

Trois fois il essaya de se relever, et retomba trois fois.

Et, ne pouvant plus courir après sa chimère, il se contenta de lui tendre les bras.

Alors, le papillon sembla avoir pitié de lui, et, quoiqu'il eût perdu ses plus vives couleurs, il vint voltiger au-dessus de sa tête.

Peut-être n'étaient-ce point les ailes de l'insecte qui avaient perdu leurs vives couleurs; peut-être étaient-ce les yeux du vieillard qui s'affaiblissaient.

Les cercles décrits par le papillon devinrent de plus en plus étroits, et il finit par se reposer sur le front pâle du mourant.

Dans un dernier effort, celui-ci leva le bras, et sa main toucha enfin le bout des ailes de ce papillon, objet de tant de désirs et de tant de fatigues; mais, ô désillusion! il s'aperçut que c'était, non pas un papillon, mais un rayon de soleil qu'il avait poursuivi.

Et son bras retomba froid et sans force, et son dernier soupir fit tressaillir l'atmosphère qui pesait sur ce champ de mort…

Et cependant, poursuis, ô poète, poursuis ton désir effréné de l'idéal; cherche, à travers des douleurs infinies, à atteindre ce fantôme aux mille couleurs quî fuit incessamment devant toi, dût ton coeur se briser, dût ta vie s'éteindre, dût ton dernier soupir s'exhaler au moment où ta main le touchera.

UNE MÈRE

(CONTE IMITÉ D'ANDERSEN)

Une mère était assise près du berceau de son enfant. Il n'y avait qu'à la regarder pour lire sur sa physionomie qu'elle était en proie à la plus vive douleur.

L'enfant était pale, ses yeux étaient fermés, il respirait difficilement, et chacune de ses aspirations était profonde comme s'il soupirait.

La mère tremblait de le voir mourir, et regardait le pauvre petit être avec une tristesse déjà muette comme le désespoir.

On frappa trois coups à la porte.

—Entrez, dit la mère.

Et, comme on avait ouvert et refermé la porte, et que cependant elle n'entendait point le bruit des pas, elle se retourna.

Alors elle vit s'approcher un pauvre vieillard, le corps à moitié enveloppé, dans une couverture de cheval.

C'était un triste vêtement pour qui n'en avait pas d'autre. L'hiver était rigoureux; derrière les vitres blanchies et ramagées par le givre, il faisait dix degrés de froid et le vent coupait le visage.

Le vieillard était pieds nus; c'était sans doute pour cela que ses pas ne faisaient pas de bruit sur le parquet.

Comme le vieillard tremblait de froid, et que, depuis qu'il était là, l'enfant paraissait dormir plus profondément, la mère se leva pour ranimer le feu du poêle.

Le vieillard s'assit à sa place et se mit à bercer l'enfant, en chantant une chanson mortellement triste dans une langue inconnue.

—N'est-ce pas que je le conserverai? dit la mère en s'adressant à son hôte sombre.

Celui-ci fit de la tête un signe qui ne voulait dire ni oui ni non, et de la bouche un sourire étrange.

La mère baissa les yeux, de grosses larmes coulèsent sur ses joues, sa tête tomba sur sa poitrine. Il y avait trois jours et trois nuits qu'elle n'avait ni dormi ni mangé!

Son front devint si lourd, qu'un instant elle s'assoupit malgré elle; mais bientôt elle se réveilla en sursaut et toute glacée.

Le vieillard n'était plus là.

—Où donc est le vieillard? cria-t-elle.

Et elle se leva et courut au berceau.

Le berceau était vide.

Le vieillard avait emporté l'enfant.

En ce moment, la vieille horloge qui était pendue dans un coin contre le mur sembla se détraquer; le poids en plomb descendit jusqu'à ce qu'il eût touché le sol, et l'horloge s'arrêta.

La mère se précipita hors de la maison en criant:

—Mon enfant! qui est-ce qui a vu mon enfant?

Une grande femme vêtue d'une longue robe noire, et qui se tenait dans la rue en face de la maison, les pieds dans la neige, lui dit:

—Imprudente! tu as laissé la Mort entrer chez toi et bercer ton enfant, au lieu de la chasser. Tu t'es endormie pendant qu'elle était là; elle n'attendait qu'une chose: c'était que tu fermasses les yeux; alors elle a pris ton enfant. Je l'ai vue s'enfuir rapidement et l'emportant entre ses bras. Elle allait vite comme le vent, et ce qu'emporte la Mort, pauvre mère, elle ne le rapporte jamais!

—Oh! dites-moi seulement le chemin qu'elle a pris, s'écria la mère, et je saurai bien la retrouver, moi.

—Certes, rien ne m'est plus facile, dît la femme noire; mais, avant de le faire, je veux que tu me chantes toutes les chansons que tu chantais à ton enfant en le berçant. Je suis la Nuit, et j'ai vu couler tes larmes lorsque tu les chantais.

—Je vous les chanterai toutes, depuis la première jusqu'à la dernière, dit la mère, mais un autre jour, mais plus tard; laissez-moi passer maintenant, afin que je puisse les rejoindre et retrouver mon enfant.

Mais la Nuit resta muette et inflexible; alors la pauvre mère, en se tordant les bras, lui chanta toutes les chansons qu'elle avait chantées à son enfant. Il y avait beaucoup de chansons, mais il y eut encore plus de larmes. Quand elle eut chanté sa dernière chanson et que sa voix se fut éteinte dans son plus douloureux sanglot, la Nuit lui dit:

—Va droit à ce sombre bois de cyprès; j'ai vu la Mort y entrer avec ton enfant.

La mère y courut; mais, au milieu du bois, le chemin bifurquait. Elle s'arrêta, ne sachant si elle devait prendre à droite ou à gauche.

À l'angle des deux chemins, il y avait un buisson d'épines qui n'avait plus ni feuilles ni fleurs, car c'était l'hiver; il était couvert de givre, et des glaçons pendaient à chacune de ses branches.

—N'as-tu pas vu la Mort passer avec mou enfant? demanda la mère au buisson.

—Oui, répondit l'arbuste; mais je ne te dirai point le chemin qu'elle a pris que tu ne m'aies réchauffé à ton sein; car, tu le vois, je ne suis qu'un glaçon.

La mère, sans hésiter, se mit à genoux et pressa le buisson contre son sein, afin qu'il dégelât; les épines pénétrèrent dans sa poitrine, et le sang coulait à grosses gouttes.

Mais, au fur et à mesure que le sein de la mère était déchiré et que son sang coulait, il poussait au buisson, qui était une aubépine, de belles feuilles vertes et de belles feuilles roses, tant est chaud le coeur d'une mère!

Et le buisson, alors, lui indiqua le chemin qu'elle devait suivre.

Elle le prit en courant, et parvint ainsi au rivage d'un grand lac, sur lequel on ne voyait ni vaisseau ni barque; le lac était trop gelé pour qu'on essayât de le passer à la nage, pas assez pour qu'on pût le passer à pied.

Il fallait cependant, tout impossible que cela paraissait au premier abord, que cette mère affligée le traversât.

Elle tomba à genoux, espérant que Dieu ferait un miracle en sa faveur.

—N'espère pas l'impossible, lui dit le génie du lac en levant sa tête blanche au-dessus de l'eau. Voyons plutôt, à nous deux, si nous en viendrons à bout. J'aime à amasser les perles, et tes yeux sont les plus brillante que j'aie vus; veux-tu pleurer dans mes eaux jusqu'à ce que tes yeux tombent? Car alors tes larmes deviendront des perles et tes yeux des diamants. Après cela, je te transporterai sur mon autre bord, à la grande serre chaude où demeure la Mort, et où elle cultive les arbres et les fleurs dont chacun représente une vie humaine.

—Oh! ne veux-tu que cela? dit la pauvre désolée. Je te donnerai tout, tout, pour arriver à mon enfant.

Et elle pleura, elle pleura tant, que ses yeux, n'ayant plus de larmes, suivirent les larmes, qui étaient devenues des perles, et tombèrent dans le lac, où ils devinrent des diamants.

Alors le génie du lac sortit ses deux bras de l'eau, la prit, et en un instant la transporta de l'autre côté de ses eaux.

Puis il la déposa sur la rive, où était situé le palais des fleurs vivantes.

C'était un immense palais tout en verre, ayant plusieurs lieues de long, doucement chauffé l'hiver par des poêles invisibles, et l'été par le soleil.

La pauvre mère ne pouvait le voir, puisqu'elle n'avait plus d'yeux.

Elle chercha en tâtonnant, jusqu'à ce qu'elle en trouvât l'entrée; mais sur le seuil se tenait la concierge du palais.

—Que venez-vous chercher ici? demanda la concierge.

—Oh! une femme! s'écria la mère; elle aura pitié de moi.

Puis, à la femme:

—Je viens chercher la Mort, qui m'a pris mon enfant, dit-elle.

—Comment es-tu venue jusqu'ici et qui t'y a aidée? demanda la vieille.

—C'est le bon Dieu, dit la mère. Il a eu pitié de moi. Toi aussi, tu auras pitié de moi et tu me diras où je puis retrouver mon enfant.

—Je ne le connais pas, répondit la vieille, et, toi, tu ne peux plus le voir. Beaucoup de fleurs et d'arbres sont morts cette nuit. La Mort va bientôt venir pour les replanter; car tu n'ignores pas que chaque créature humaine a son arbre ou sa fleur de vie, suivant que chacun est organisé. Ils ont la même apparence que les autres végétaux, mais ils ont un coeur, et ce coeur bat toujours; car, lorsque les hommes ne vivent plus sur la terre, ils vivent au ciel. Et, comme les coeurs des enfants battent comme les coeurs des grandes personnes, peut-être au toucher reconnaîtras-tu le battement du tien.

—Oh! oui, oui, dit la mère, je le reconnaîtrai, j'en suis sûre.

—Quel âge avait ton enfant?

—Un an; il souriait depuis six mois, et avait dit pour la première fois maman, hier au soir.

—Je vais te conduire dans la salle des enfants d'un an; mais que me donneras-tu?

—Qu'ai-je encore à donner? demanda la mère. Rien, vous le voyez; mais, s'il faut aller pour vous pieds nus au bout du monde, j'irai!

—Je n'ai rien à faire au bout du monde, répondit sèchement la vieille; mais, si tu veux me donner tes longs et beaux cheveux noirs en échange de mes cheveux gris, je ferai ce que tu désires.

—Ne vous faut-il que cela? dit la pauvre femme. Oh! prenez-les, prenez-les!

Et elle lui donna ses longs et beaux cheveux noirs, et reçut en échange les cheveux gris de la vieille.

Elles entrèrent alors dans la grande serre chaude de la Mort, où fleurs, plantes, arbres, arbustes, sont rangés et étiquetés selon leur âge.

Il y avait des jacinthes sons des cloches de verre, des plantes aquatiques nageant à la surface des bassins, quelques-unes fraîches et bien portantes, d'autres malades et à demi fanées; des serpents d'eau se couchaient enroulés sur celles-ci, et des écrevisses noires grimpaient après leurs tiges. Il y avait là de magnifiques palmiers, des chênes gigantesques, des platanes et des sycomores immenses; il y avait des bruyères, des serpolets, du thym en fleurs. Chaque arbre, chaque plante, chaque fleur, chaque brin d'herbe avait son nom et représentait une vie humaine, les unes en Europe, les autres en Afrique, celles-ci en Chine, celles-là au Groenland. Il y avait de grands arbres dans de petites caisses qui paraissaient sur le point d'éclater, étant devenues trop étroites. Il y avait aussi maintes petites plantes dans de trop grands vases, dix fois trop grands pour elles. Les caisses trop étroites représentaient les pauvres, les vases trop grands représentaient les riches. Enfin, la pauvre mère arriva dans la salle des enfants.

—C'est ici, lui dit la vieille.

Alors la mère se mit à écouter battre les coeurs et à tâter les coeurs qui battaient.

Elle avait mis si souvent la main sur la poitrine du pauvre petit être que la Mort lui avait pris, qu'elle eût reconnu ce battement du coeur de son enfant au milieu d'un million d'autres coeurs.

—Le voilà! le voilà! s'écria-t-elle enfin en étendant les deux mains sur un petit cactus qui se penchait tout maladif sur un côté.

—Ne touche pas à la fleur de ton enfant, lui dit la vieille, mais place-toi ici tout près. J'attends la Mort à chaque instant, et, quand elle viendra, ne lui laisse pas arracher la plante; mais menace-la, si elle persiste, d'en faire autant à deux autres fleurs: elle aura peur; car, pour qu'une plante, une fleur ou un arbre soient arrachés, il faut l'ordre de Dieu, et ella doit compte à Dieu de toutes les plantes humaines.

—Ah! mon Dieu, dit la mère, pourquoi ai-je si froid?

—C'est la Mort qui rentre, dit la vieille; reste là et souviens-toi de ce que je t'ai dit.

Et la vieille s'enfuit.

À mesure que la Mort approchait, la mère sentait le froid redoubler.

Elle ne pouvait la voir, mais elle devina qu'elle était devant elle.

—Comment as-tu pu trouver ton chemin jusqu'ici? demanda la Mort; comment surtout as-tu pu être ici avant moi?

—Je suis mère! répondit-elle.

Et la Mort étendit son bras décharné vers le petit cactus; mais la mère le couvrit de ses mains avec tant de force et tant de précaution, qu'elle n'endommagea point une seule de ses feuilles.

Alors la Mort souffla sur les mains de la mère, et elle sentit que ce souffle était froid comme s'il sortait d'une bouche de marbre.

Ses muscles se détendirent et ses mains se détachèrent de la plante, sans force et sans chaleur.

—Insensée! tu ne saurais lutter contre moi, dit la Mort.

—Non; mais le bon Dieu le peut, répondit la mère.

—Je ne fais que ce qu'il me commande, répliqua la Mort. Je suis son jardinier, je prends les arbres et les fleurs qu'il a plantés sur la terre et les replante dans le grand jardin du paradis.

—Rends-moi donc mon enfant, dit la mère en pleurant et en suppliant; ou arrache mon arbre en même temps que le sien.

—Impossible, dit la Mort: tu as encore plus de trente années à vivre.

—Plus de trente années! s'écria la mère désespérée; et que veux-tu, ô Mort, que je fasse de ces trente ans? Donne-les à quelque mère plus heureuse, comme j'ai donné mon sang au buisson, mes yeux au lac, mes cheveux à la vieille.

—Non, dit la Mort, c'est l'ordre de Dieu et je n'y puis rien changer.

—Eh bien, dit la mère, à nous deux alors.—Mort, si tu touches à la plante de mon enfant, j'arrache toutes ces fleurs.

Et elle saisit à pleines mains deux jeunes fuchsias.

—Ne touche pas à ces fleurs, s'écria la Mort. Tu dis que tu es malheureuse, et tu veux rendre une autre mère plus malheureuse encore que toi; car ces deux fuchsias sont deux jumeaux.

—Oh! fit la pauvre femme.

Et elle lâcha les deux fleurs.

Il se fit un silence, pendant lequel on eût dit que la Mort éprouvait un mouvement de pitié.

—Tiens, dit la Mort en présentant à la mère deux beaux diamants, voici tes yeux: je les ai pêchés en passant dans le lac; reprends-les; ils sont plus beaux et plus brillants qu'ils n'ont jamais été. Je te les rends: regarde avec eux dans cette source profonde qui coule à côté de toi. Je te dirai les noms de ces deux fleurs que tu voulais arracher, et tu y verras tout l'avenir, toute la vie humaine de ces deux enfants. Tu apprendras alors ce que tu voulais détruire; tu verras ce que tu voulais refouler dans le néant.

Et, reprenant ses yeux, la mère regarda dans la source. C'était un magnifique spectacle que de voir à quel avenir de bonheur et de bienfaisance étaient réservés ces deux êtres qu'elle avait failli anéantir.

Leur vie s'écoulait dans une atmosphère de joie, au milieu d'un concert de bénédictions.

—Ah! murmura la mère en mettant la main sur ses yeux, j'ai failli être bien coupable.

—Regarde, dit la Mort.

Les deux fuchsias avaient disparu, et, à leur place, on voyait un petit cactus qui prenait la forme d'un enfant; puis l'enfant grandissait et devenait un jeune homme plein de brûlantes passions; tout était chez lui larmes, violences et douleur.—Il finissait par le suicide.

—Ah! mon Dieu, qu'était-ce que celui-là? demanda la mère.

—C'était ton enfant, répondit la Mort.

La pauvre femme poussa un gémissement et s'affaissa sur la terre.

Puis, après un instant, levant les bras au ciel:

—O mon Dieu, dit-elle, puisque vous l'avez pris, gardez-le. Ce que vous faites est bien fait.

La Mort, alors, étendit le bras vers le petit cactus.

Mais la mère lui arrêta le bras d'une main, et, de l'autre, lui rendant ses deux yeux:

—Attends, dit-elle, que je ne le voie pas mourir.

Et la pauvre mère vécut trente ans encore, aveugle mais résignée.

Dieu avait mis l'enfant au rang des anges;—il mit la mère au rang des martyrs.

LE CURÉ DE BOULOGNE

Voici une petite histoire gui est populaire dans la marine française, et que je meurs d'envie de populariser parmi les terriens.

Vous me direz si elle valait la peine d'être racontée.

Le 14 novembre de l'année 1766, une calèche découverte, attelée de chevaux de poste, emportant trois officiers de marine, dont l'un était assis sur la banquette du fond, et les deux autres sur la banquette de devant, ce qui indiquait une différence notable dans les grades, traversait le bois de Boulogne, venant de la barrière de l'Étoile, et suivant l'avenue de Saint-Cloud.

À la hauteur du château de la Muette, elle croisa un prêtre qui se promenait à petits pas, lisant son bréviaire, dans une contre-allée.

—Hé! postillon, cria l'officier assis au fond de la calèche, arrêtez donc un peu, s'il vous plaît.

Le postillon s'arrêta.

Cette invitation donnée à haute voix, et le bruit que fit le postillon en arrêtant ses chevaux, amenèrent naturellement le prêtre à lever la tête, et à fixer les yeux sur la calèche et les trois voyageurs.

—Pardieu! je ne me trompais pas, dit l'officier assis au fond de la voiture, c'est toi, mon cher Rémy?

Le prêtre regardait avec étonnement; cependant, peu à peu son visage s'éclairait du jour qui se faisait en lui-même, et sa bouche passait de l'étonnenient au sourire.

—Ah! dit-il enfin, c'est vous?

—Comment, vous?

—Non… c'est toi, Antoine!

—Oui, c'est moi, Antoine de Bougainville.

—Mon Dieu! qu'es-tu donc devenu depuis vingt-cinq ans que nous nous sommes quittés?

—Ce que je suis devenu, cher ami? dit Bougainville; viens t'asseoir un instant près de moi, et je te le dirai.

—Mais…

Le prêtre regarda autour de lui avec inquiétude, comme s'il avait peur de s'écarter de son domicile.

Bougainville comprit sa crainte.

—Sois tranquille; nous irons au pas, répondit-il.

Un valet descendit du siège de derrière, et abaissa le marchepied.

—C'est qu'il est onze heures un quart, dit le prêtre, et Marianne m'attend pour dîner.

—Où demeures-tu, d'abord?… Mais assieds-toi donc!

Et Bougainville tira légèrement par sa soutane le prêtre, qui s'assit.

—Où je demeure? dit celui-ci.

—Oui.

—À Boulogne… Je suis curé de Boulogne, mon ami.

—Ah! ah! je t'en fais mon compliment; tu avais toujours eu la vocation.

—Aussi, tu vois, suis-je entré dans les ordres.

—Et tu es content?

—Enchanté, mon ami! La cure de Boulogne n'est pas une cure de premier ordre: elle ne rapporte que huit cents livres; mais mes goûts sont modestes, et il me reste encore quatre cents livres par an à donner aux pauvres.

—Cher Rémy!… Vous pouvez aller au petit trot, afin que nous perdions le moins de temps possible.

Le postillon fit prendre à ses chevaux l'allure demandée, laquelle, si modérée qu'elle fût, n'en amena pas moins un nuage d'inquiétude sur la physionomie du curé.

—Mais sois donc tranquille, dit Bougainville, puisque nous allons du côté de Boulogne.

—Mon ami, dit en riant l'abbé Rémy, il y a vingt ans que je suis curé à Boulogne; il y a quinze ans que Marianne est avec moi, et jamais, à moins d'être retenu près d'un mourant, je ne suis rentré à midi cinq minutes; aussi, à midi juste, la soupe est sur la table, et… tu comprends?…

—Oui; ne crains rien, je ne voudrais pas inquiéter Marianne… À midi juste, tu seras chez toi.

—Voilà qui me rassure… Mais parlons un peu de toi-même: n'est-ce pas l'uniforme de la marine que tu portes là?

—Oui, je suis capitaine de vaisseau.

—Comment cela se fait-il? Je te croyais avocat.

—Vraiment?

—Dame, en sortant du collége, ne t'étais-tu pas mis à l'étude des lois?

—Que veux-tu, mon cher Rémy! toi, l'élu du Seigneur, tu dois mieux que personne connaître le proverbe: «L'homme propose et Dieu dispose!» C'est vrai, j'ai été reçu, en 1752, avocat au parlement de Paris.

—Ah! je savais bien, moi! dit le bon prêtre on tirant de son bréviaire son doigt, qui indiquait la place où il en était resté de sa lecture. Ainsi, tu as été reçu avocat?

—Oui; mais, en même temps que j'étais reçu avocat, continua
Bougainville, je me faisais inscrire aux mousquetaires.

—Oh! en effet, tu avais toujours eu du goût pour les armes, et surtout des dispositions pour les mathématiques.

—Tu te rappelles cela?

—Tiens, par exemple! N'étaîs-je pas ton meilleur ami au collége?

—Ah! c'est bien vrai!

—Est-ce toi ou ton frère Louis qui est de l'Académie?

Bougainville sourit.

—C'est mon frère, dit-il, ou plutôt c'était mon frère; car il faut que tu saches que j'ai eu le malheur de le perdre, il y a trois ans.

—Ah! pauvre Louis… Mais, que veux-tu! nous sommes tous mortels, et il fait bon ne regarder cette vie que comme un voyage qui nous mène au port… Pardon, mon ami, il me semble que nous passons Boulogne.

Bougainville regarda à sa montre.

—Bah! dit-il, qu'importe! il n'est que onze heures et demie, et, par conséquent, tu as encore vingt bonnes minutes devant toi. Plus vite, postillon!

—Comment, plus vite?

—Puisque tu es pressé, mon ami!

—Bougainville!…

—Quoi! le désir de savoir ce que je suis devenu ne l'emporte pas en toi sur la crainte d'inquiéter Marianne par un retard de cinq minutes?… Oh! le triste ami que j'ai là!

—Tu as raison… ma foi, cinq minutes de plus ou de moins…
Raconte-moi cela, mon cher Antoine. D'ailleurs, quand je dirai à
Marianne que c'est pour toi et par toi que je suis en retard, elle ne
grondera plus.

—Marianne me connaît donc?

—Si elle te connaît? Je le crois bien! Vingt fois je lui ai parlé de toi… Mais, voyons, dépêche-toi, et achève de me dire comment il se fait que, ayant été reçu avocat, et t'étant fait inscrire dans les mousquetaires, je te retrouve officier de marine.

-C'est bien simple, et, en deux mots, je vais t'expliquer tout cela. En 1753, j'entrai comme aide-major dans le bataillon provincial de Picardie; l'année suivante, je fus nommé aide de camp de Chevert, que je quittai pour devenir secrétaire d'ambassade à Londres et me faire recevoir membre de la Société royale; en 1756, je partis comme capitaine de dragons avec le marquis de Montcalm, chargé de défendre le Canada…

—Bon! bon! bon! interrompit l'abbé Rémy, je te vois venir!…
Continue, mon ami, continue, je t'écoute.

Complétement captivé par le récit de Bougainville, l'abbé n'avait pas remarqué que les chevaux étaient passés tout doucement du petit trot au grand trot.

Bougainville continua:

—Une fois au Canada, j'étais presque maître de mon avenir; je n'avais qu'à bien faire pour arriver à tout. Je fus chargé par le marquis de Montcalm de plusieurs expéditions, que je menai à bonne fin; ainsi, par exemple, après une marche de soixante lieues à travers des bois que l'on jugeait impénétrables, et tantôt sur un terrain couvert de neige, tantôt sur les glaces de la rivière de Richelieu, je m'avançai jusqu'au fond du lac du Saint-Sacrement, où je brûlai une flottille anglaise sous le fort même qui la protégeait.

—Comment, dit l'abbé, c'est toi qui as fait cela? Oh! j'ai lu la relation de cet événement; mais je ne savais pas que tu en fusses le héros…

—N'as-tu pas reconnu mon nom?

—J'ai reconnu le nom, mais je n'ai pas reconnu l'homme… Comment veux-tu que je reconnaisse, dans un basochien que je quitte étudiant les lois, et aspirant à être avocat au parlement, un gaillard qui brûle des flottes au fond du Canada?… Tu comprends bien que ce n'était pas possible.

En ce moment, la voiture s'arrêta devant une maison de poste.

—Oh! dit l'abbé Rémy, où sommes-nous, Antoine?

—Nous sommes à Sèvres, mon ami.

—À Sèvres!… Et quelle heure est-il? Bougainville regarda à sa montre.

—Il est midi dix minutes.

—Oh! mon Dieu! s'écria l'abbé; mais jamais je ne serai à Boulogne pour midi.

—C'est plus que probable.

—Une lieue à faire!

—Une lieue et demie.

—Si, au moins, je trouvais un coucou…

L'abbé se leva tout droit dans la voiture, porta ses regards autour de lui aussi loin que la vue pouvait s'étendre, et n'aperçut pas le plus mince véhicule.

—N'importe, j'irai à pied.

—Mais non, tu n'iras pas à pied, dit Bougainville.

—Comment, je n'irai pas à pied?

—Non, il ne sera pas dit que tu auras attrapé une pleurésie pour avoir fait la conduite à un ami.

—J'irai doucement.

—Oh! je te connais; tu craindras d'être grondé par mademoiselle Marianne, tu presseras le pas, tu arriveras en sueur, tu boiras froid, tu te donneras une fluxion de poitrine… un imbécile de médecin te purgera au lieu de te saigner, ou te saignera au lieu de te purger, et, trois jours après, bonsoir… plus d'abbé Rémy!

—Il faut pourtant que je retourne à Boulogne. Hé! postillon! postillon! arrêtez… arrêtez donc! La voiture, relayée, repartait au trot.

—Écoute, dit Bougainville, voici ce qu'il y a de mieux à faire.

—Ce qu'il y a de mieux à faire, mon bon ami, mon cher Antoine, c'est d'arrêter les chevaux, afin que je descende et que je regagne Boulogne.

—Mais non, dit Bougainville; ce qu'il y a de mieux à faire, c'est de venir avec moi jusqu'à Versailles.

—Jusqu'à Versailles?…

—Oui, puisque tu as manqué le dîner de mademoiselle Marianne, tu dîneras avec moi à Versailles. Pendant que j'irai prendre les derniers ordres de Sa Majesté, un de ces messieurs se chargera de trouver un coucou qui te ramènera à Boulogne.

—En vérité, mon ami, ce serait avec grand plaisir, mais…

—Mais quoi?

L'abbé Rémy tâta les poches de sa veste, plongea alternativement les deux mains jusqu'au fond de ses goussets.

—Mais, continua-t-il, Marianne n'a pas mis d'argent dans mes poches.

—Qu'à cela ne tienne, mon cher Rémy: à Versailles, je demanderai au roi cent écus pour les pauvres de Boulogne; le roi me les accordera, je te les donnerai; tu leur emprunteras un petit écu afin de retourner en coucou à Boulogne, et tout sera dit.

—Comment, tu crois que le roi te donnera cent écus pour mes pauvres?

—J'en suis sûr.

—Parole d'honneur?

—Foi de gentilhomme!

—Mon ami, voilà qui me décide.

—Merci! tu ne serais pas venu pour moi, et tu viens pour tes pauvres; mieux vaut, à ce qu'il paraît, être ton pauvre que ton ami.

—Je ne dis pas cela, mon cher Antoine; mais, tu comprends, un curé qui se dérange, il lui faut une excuse.

—Une excuse?… Oh! si tu découchais, je ne dis pas…

—Comment, si je découchais? s'écria l'abbé Rémy effrayé; aurais-tu donc l'intention de me faire découcher?… Postillon! hé! postillon!

—Mais non, n'aie donc pas peur… Au train dont nous allons, nous serons à Versailles à une heure; nous aurons dîné à deux; tu pourras partir à trois.

—Pourquoi à trois, et pas à deux?

—Mais parce qu'il me faut le temps de voir le roi et de lui demander les cent écus.

—Ah! c'est vrai.

—Trois heures pour revenir en coucou de Versailles; tu seras chez toi à six heures.

—Que dira Marianne?

—Bah! quand Marianne te verra revenir avec cent écus émanant directement du roi, Marianne sera heureuse et fière de ton influence.

—Tu as, ma foi, raison… Tu me raconteras tout ce que le roi t'aura dit; elle en aura pour huit jours, avec ses voisines, à parler de cette aventure.

—Ainsi, c'est convenu, nous dînons à Versailles?

—Va pour Versailles! Mais, au moins, dis-moi la fin de ton histoire.

—Ah! c'est vrai!… Nous en étions à mon expédition sur le Saint-Sacrement. Elle me valut le grade de maréchal des logis de l'un des corps d'armée, et la mission d'aller à Versailles expliquer la situation précaire du gouverneur du Canada et demander pour lui du renfort. Je restai deux ans et demi en France sans rien obtenir de ce que je demandais; il est vrai que j'obtins ce que je ne demandais pas, c'est-à-dire la croix de Saint-Louis et le grade de colonel à la suite du régiment de Rouergue. J'arrivai au Canada juste pour recevoir du marquis de Montcalm le commandement des grenadiers et des volontaires dans la fameuse retraite de Québec, que je fus chargé de couvrir. Arrivé sous les murs de la ville, Montcalm crut pouvoir risquer une bataille; les deux généraux furent tués: Montcalm, dans nos rangs; Wolf, dans ceux des Anglais. Montcalm mort, notre armée battue, il n'y avait plus moyen de défendre le Canada. Je revins en France, et je fis, en qualité d'aide de camp de M. de Choiseul-Stainville, la campagne de 1761, en Allemagne…

—Mais alors, c'est donc à toi, interrompit le curé de Boulogne, que le roi a fait cadeau de deux canons?

—Qui t'a appris cela?

—Mais je l'ai lu, mon ami, dans la Gazette de la Cour.. Aurais-je pu penser que ce Bougainville-là était mon ami Antoine?

—Et qu'as-tu dit du cadeau?

—Dame, il m'a paru bien mérité… mais, pourtant, j'ai trouvé que le roi aurait pu donner à ce M. Bougainville, que j'étais si loin de me douter être toi, quelque chose de plus facile à transporter que deux canons… car enfin, c'est très-honorable, deux canons, mais on ne peut pas conduire cela partout où l'on va.

—Il y a du vrai dans ce que tu dis là, reprit Bougainville en riant; mais, comme en même temps le roi venait de me nommer capitaine de vaisseau et de me charger de fonder, pour les habitants de Saint-Malo et aussi pour moi-même, un établissement dans les îles Malouines, je pensai que mes deux canons pourraient avoir là leur utilité.

—Ah! cela, c'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais, excuse mon ignorance en géographie, mon cher Antoine, où prends-tu les îles Malouines?

—Pardon, mon ami, dit Bougainville, j'aurais dû les appeler les îles
Falkland, attendu que c'est moi qui leur ai donné ce nom d'îles
Malouines, en l'honneur de la ville de Saint-Malo.

—À la bonne heure! dit l'abbé Rémy en souriant, sous ce nom-là, je les reconnais! Les îles Falkland appartiennent à l'archipel de l'océan Atlantique; je les vois d'ici, près de la pointe méridionale de l'Amérique du Sud, à l'est du détroit de Magellan.

—Par ma foi, dit Bougainville, Strong, qui les a baptisées, n'aurait pas mieux déterminé leur gisement… Tu t'occupes donc de géographie dans ta cure de Boulogne?

—Oh! mon ami, étant jeune, j'avais toujours ambitionné une mission dans les Indes… J'étais né voyageur, moi, et je ne sais pas ce que j'aurais donné pour faire le tour du monde… autrefois, pas maintenant.

—Oui, je comprends, dit Bougainville en échangeant un coup d'oeil avec ses deux compagnons, aujourd'hui, cela te dérangerait de tes habitudes… Alors, tu as voyagé?

—Mon ami, je n'ai jamais dépassé Versailles.

—Ainsi, tu ne connais pas la mer?

—Non.

—Tu n'as jamais vu un vaisseau?

—J'ai vu le coche d'Auxerre.

—C'est quelque chose; mais cela ne peut te donner qu'une idée très-imparfaite d'une frégate de soixante canons.

—Je le crois, comme toi, ajouta naïvement l'abbé Rémy. Et tu dis donc que tu partis pour les îles Malouines, où le gouvernement t'avait autorisé à fonder un établissement,—que tu fondas, je n'en doute pas?

—En effet… Malheureusement, les Espagnols, après la paix de Paris, firent valoir leurs droits sur ces îles; leur réclamation parut juste à la cour de France, qui les leur rendit, à la condition qu'ils m'indemniseraient des frais que j'avais faits.

—Et t'ont-ils indemnisé, au moins?

—Oui, mon cher ami, ils m'ont donné un million.

—Un million?… Peste! joli denier.

Le bon abbé avait presque juré, comme on voit.

—Et, aujourd'hui, continua-t-il, tu vas?…

—Je vais au Havre.

—Pour quoi faire?… Mais, pardon, mon ami, peut-être suis-je indiscret…

—Indiscret? Ah! par exemple!… Je vais au Havre pour visiter une frégate dont le roi vient de me nommer capitaine.

—Et elle s'appelle, ta frégate?

La Boudeuse.

—Ce doit être un beau bâtiment?

—Superbe.

L'abbé Rémy poussa un soupir.

Il était évident que le pauvre prêtre pensait au plaisir qu'il eût éprouvé, du temps qu'il était libre, à voir la mer et à visiter une frégate.

Ce soupir amena entre Bougainville et les deux officiers un nouvel échange de regards accompagnés d'un sourire.

Sourire et regards passèrent inaperçus du digne abbé Rémy, qui était tombé dans une si profonde rêverie, qu'il ne revint à lui que lorsque la voiture s'arrêta devant un grand hôtel.

—Ah! il parait que nous sommes arrivés, dit-il. J'ai très-faim!

—Eh bien, nous n'attendrons pas, car le dîner doit être commandé d'avance.

—L'agréable vie que celle de capitaine de vaisseau! dit l'abbé: on reçoit des millions des Espagnols; on court la poste dans une bonne calèche, et, quand on arrive, on trouve un dîner qui vous attend! … Pauvre Marianne! elle a dîné sans moi, elle!

—Bah! dit Bougainville, une fois n'est pas coutume … Nous allons dîner sans elle, nous, et j'espère que son absence ne t'ôtera pas l'appétit.

—Oh! sois tranquille… C'est que j'ai véritablement très-faim.

—Eh bien, alors, à table! à table!

—À table! répéta gaillardement l'abbé Rémy.

Le dîner était bon; Bougainville était un gourmet; il ne buvait que du vin de Champagne; la mode venait d'être inventée de le glacer.

Tout curé—fût-ce le curé d'une bourgade ou d'un hameau, fût-ce le desservant d'une chapelle sans paroissiens—est aussi un tant soi peu gourmet; l'abbé Rémy, si modeste qu'il était, avait ce côté sensuel dont la nature a doté le palais des hommes d'Église. Il voulut d'abord ne boire que quelques gouttes de vin dans son eau; puis il mélangea le vin et l'eau en parties égales; puis, enfin, il se décida à boire son vin pur.

Quand Bougainville le vit arrivé à ce point, il se leva, annonçant que l'heure était venue pour lui de se présenter chez le roi, auquel il allait adresser la requête relative aux pauvres de Boulogne.

Les deux officiers devaient, pendant ce temps, tenir compagnie à l'abbé Rémy.

Comme il l'avait dit, Bougainville fut absent une heure.

Malgré les instances des officiers, le digne prêtre s'était tenu dans un état d'équilibre qui faisait honneur à sa volonté.

—Eh bien, dit-il en apercevant Bougainville, et mes pauvres?

—Ce n'est pas trois cents livres que le roi m'a données pour eux, dit
Bougainville en tirant un rouleau de sa poche; c'est cinquante louis!

—Comment, cinquante louis? s'écria l'abbé Rémy tout ébouriffé de la largesse royale; douze cents livres?…

—Douze cents livres.

—Impossible!

—Les voici.

L'abbé Rémy tendit la main,

—Mais le roi me les a remises à une condition.

—Laquelle?

—C'est que tu boiras à sa santé.

—Oh! qu'à cela ne tienne!

Et il présenta son verre, sur le bord duquel Bougainville inclina le goulot de la bouteille.

—Assez! assez! dit l'abbé.

—Allons donc! reprit Bougainville, un demi-verre? Eh bien, le roi serait content s'il voyait boire à sa santé dans un verre à moitié vide!

—Le fait est, dit gaiement l'abbé Rémy, que douze cents livres, cela vaut bien un verre entier… Verse tout plein, Antoine, et à la santé du roi!

—À la santé du roi! répéta Bougainville.

—Ah! dit l'abbé Rémy en posant son verre sur la table, voilà ce qui s'appelle une véritable orgie!… Il est vrai que c'est la première que je fais, et que de longtemps je n'aurai pas l'occasion d'en faire une seconde.

—Sais-tu une chose? dit Bougainville en posant ses coudes sur la table.

—Non, répondit l'abbé Rémy, dont les yeux brillaient comme des escarboucles.

—Une chose que tu devrais faire.

—Laquelle?

—Tu m'as dis que tu n'avais jamais vu la mer.

—Jamais.

—Eh bien, tu devrais venir au Havre avec moi.

—Moi?… au Havre avec toi?… Mais tu n'y songes pas, Antoine.

—Au contraire, je ne songe qu'à cela… Un verre de vin de Champagne.

—Merci, je n'ai déjà que trop bu!

—Ah! à la santé de tes pauvres… c'est un toast que tu ne saurais refuser.

—Oui, mais une goutte.

—Une goutte! quand tu as bu le verre plein pour le roi? Ah! cela n'est pas évangélique, mon cher Rémy; Notre-Seigneur a dit: «Les premiers seront les derniers… » Un verre plein pour les pauvres de Boulogne, ou pas du tout.

—Va donc pour le verre plein, mais c'est le dernier!

Et l'abbé, bon catholique, vida aussi gaillardement son verre à la santé des pauvres qu'il l'avait vidé à la santé du roi.

—La! dit Bougainville; et, maintenant, c'est dit, nous partons pour le Havre.

—Antoine, tu es fou!

—Tu verras la mer, mon ami… et quelle mer! pas un lac, comme celte pauvre Méditerranée: l'Océan, qui enveloppe le monde!

—Ne me tente pas, malheureux!

—L'Océan, que tu avoues toi-même avoir eu envie de voir toute ta vie!

Vade retrò, Satanas!

—C'est l'affaire de huit jours.

—Mais tu ne sais donc pas que, si je m'absentais huit jours sans congé, je perdrais ma cure!

—J'ai prévu le cas, et, comme monseigneur l'évêque de Versailles était chez le roi, je lui ai fait signer ta permission, en lui disant que tu venais avec moi.

—Tu lui as dit cela?

—Oui.

—Et il a signé ma permission?

—La voici.

—C'est, parbleu! bien sa signature!… Bon! voilà que je jure, moi!

—Mon ami, tu es marin dans l'âme.

—Donne-moi mes cinquante louis; et laisse-moi m'en aller.

—Voici les cinquante louis; mais tu ne t'en iras pas.

—Pourquoi cela?

—Parce que je suis autorisé par le roi à t'en remettre cinquante autres au Havre, et que tu ne seras pas assez mauvais chrétien pour priver tes pauvres,—c'est-à-dire tes enfants, ton troupeau, ceux dont le Seigneur t'a donné la garde,—de cinquante beaux louis d'or!

—Eh bien, s'écria l'abbé Rémy, va pour le voyage du Havre! mais c'est uniquement pour eux que j'y consens.

Puis, s'arrêtant tout à coup:

—Mais non, dit-il avec explosion, c'est impossible!

—Comment, impossible?

—Et Marianne!…

—Tu vas lui écrire qu'elle ne soit pas inquiète.

—Que lui dirai-je, mon ami?

—Tu lui diras que tu as rencontré l'évêque de Versailles, et qu'il t'a donné une mission pour le Havre.

—Ce sera mentir, cela!

—Mentir pour un bon motif n'est pas péché, c'est vertu.

—Elle ne me croira pas.

—Tu lui montreras ta permission signée de l'évêque.

—Tiens, c'est vrai… Ah! ces avocats, ces militaires, ces marins, ils ont réponse à tout.

—Voyons, veux-tu une plume, de l'encre et du papier?

L'abbé Rémy réfléchit un instant, et sans doute se dit-il qu'un mensonge écrit était un plus gros péché qu'un mensonge de vive voix, car, tout à coup:

—Non, dit-il, j'aime mieux lui conter cela à mon retour… Mais elle me croira mort.

—Elle n'en sera que plus joyeuse de te revoir vivant.

—Alors, mon ami, ne me laisse pas le temps de la réflexion, enlève-moi!

—Rien de plus facile!

Puis, se tournant vers les deux officiers:

—Les chevaux sont attelés, n'est-ce pas?

—Oui, capitaine.

—Eh bien, en voiture, alors!

—En voiture! répéta l'abbé Rémy, comme un homme qui se jette tête baissée dans un péril inconnu.

—En voiture! répétèrent gaiement les deux officiers.

On monta en voiture, on courut la poste toute la nuit; le lendemain, à cinq heures du matin, on était au Havre.

Bougainville choisit lui-même la chambre que devait occuper son ami, lequel, fatigué de la route, et un peu alourdi encore du dîner de la veille, s'endormit, et ne se réveilla qu'à midi.

Juste comme il se réveillait, Bougainville entra dans sa chambre et ouvrit les fenêtres.

L'abbé jeta un cri de surprise et d'admiration: les fenêtres donnaient sur la mer.

À un quart de lieue en rade se balançait gracieusement la Boudeuse, affourchée sur ses ancres.

—Oh! demanda l'abbé Rémy, qu'est-ce que ce magnifique bâtiment?

—Mon ami, dit Bougainville, c'est la Boudeuse, où nous sommes attendus pour dîner.

—Comment, tu veux que je m'embarque?

—Bon! tu serais venu au Havre, et tu t'en retournerais sans avoir visité un bâtiment? Mais, cher ami, c'est comme si tu allais à Rome sans voir le pape.

—C'est vrai, dit l'abbé Rémy; mais quand revenons-nous?

—Cela te regarde… après dîner, quand tu voudras… Tu donneras tes ordres; c'est toi qui seras capitaine à mon bord.

—Eh bien, partons plus tôt que plus tard… Nous avons mis quatorze heures pour venir; mais je mettrai bien cinq ou six jours pour m'en aller.

—Que t'importe, puisque tu as permission pour une semaine?

—Je sais bien; mais, vois-tu, c'est Marianne…

—Te figures-tu les cris de joie qu'elle poussera en te revoyant?

—Tu crois que ce seront des cris de joie?

—Mordieu! je l'espère bien!

—Moi aussi, je l'espère, dit l'abbé d'un air qui prouvait qu'il y avait dans son esprit plus de doute que d'espérance.

Puis, en homme qui a jeté son bonnet par-dessus les moulins:

—Allons, allons, dit-il, à la frégate!

Bougainville semblait être servi par des génies, et ces génies semblaient obéir à l'abbé Rémy. De même que, lorsque celui-ci avait crié: « Au Havre! » il avait trouvé la calèche tout attelée, de même, en criant: « À la frégate » il trouva la yole du capitaine toute parée.

Il descendit dans la barque, s'assit près de Bougainville, qui prit le gouvernail. Douze matelots attendaient, les rames levées.

Bougainville fit un signe; les douze rames retombèrent, battant l'eau d'un mouvement si égal, qu'elles ne frappèrent qu'un seul coup.

La yole volait sur la mer comme ces araignées des eaux qui glissent sur leurs longues pattes.

En moins de dix minutes, on était à bord.

Il va sans dire que cette merveille maritime qu'on appelle une frégate éveilla au plus haut degré l'enthousiasme du bon abbé Rémy; il demanda à Bougainville le nom de chaque mât, de chaque vergue, de chaque agrès.

De voiles, il n'en était pas question: toutes étaient carguées.

Au milieu de la nomenclature des différentes pièces qui composent un bâtiment, on vint prévenir le capitaine qu'il était servi.

L'abbé et lui descendirent dans la salle à manger.

La salle à manger pouvait le disputer en commodité et en élégance à celle du plus riche château des environs de Paris.

L'abbé marchait d'étonnement en étonnement.

Par bonheur, quoiqu'on fût au 15 novembre, la mer était magnifique: il faisait une de ces belles journées d'automne qui semblent un adieu envoyé à la terre par ce soleil d'été que l'on ne reverra que dans six mois.

L'abbé Rémy n'avait pas le moindre mal de mer, ce qui lui valut les félicitations des officiers supérieurs admis à la table du capitaine, et celles du capitaine lui-même.

Cependant, vers le milieu du dîner, il lui sembla que le mouvement de la frégate augmentait.

Bougainville répondit que c'était le reflux, et se livra à l'exposé d'une savante théorie sur les marées.

L'abbé Rémy écouta avec la plus grande attention et le plus vif plaisir la dissertation scientifique de son ami, et, comme il n'était pas étranger aux sciences physiques, il fit, de son côté, des observations qui parurent ravir en admiration les officiers.

Le dîner se prolongea plus longtemps que les convives ne le croyaient eux-mêmes.

Rien ne trompe sur la durée des heures comme une conversation intéressante arrosée de bon vin.

Puis arriva le café, ce doux nectar pour lequel l'abbé Rémy avouait sa prédilection.

Celui du capitaine Bougainville offrait un si savant et si heureux mélange de moka et de marlinique, qu'en le sirotant, à petites gorgées, l'abbé Rémy déclara n'en avoir jamais pris de pareil.

Puis, après le café, vinrent les liqueurs, ces fameuses liqueurs de madame Anfoux, qui faisaient les délices des gourmets de la fin du dernier siècle.

Enfin, les liqueurs savourées, l'abbé Rémy proposa de remonter sur le pont.

Bougainville ne fit aucune opposition à ce désir; seulement, il fut obligé, dans l'escalier, de donner le bras à son ami, lequel attribuait naïvement son défaut d'équilibre au vin de Champagne, au café moka et aux liqueurs de madame Anfoux.

La frégate marchait bâbord amures, le cap au nord-nord-ouest, ayant le vent grand largue, toutes voiles dehors, des bonnettes basses aux bonnettes de perroquet.

Il n'y avait pas jusqu'aux voiles d'étai qui ne fussent déployées.

On pouvait filer onze noeuds à l'heure.

Le premier sentiment du bon abbé fut tout à l'admiration que lui causait ce chef-d'oeuvre d'architecture maritime endimanché de toutes ses voiles.

Puis il s'aperçut que la frégate marchait.

Puis il regarda autour de lui.

Puis il poussa un cri de terreur.

La terre de France n'apparaissait plus que comme un nuage à l'horizon.

Il regarda Bougainville d'un air qui contenait toute la gamme des reproches que peut faire à un ami la confiance trompée.

—Mon cher, lui dit Bougainville, j'ai eu tant de bonheur à te revoir, toi, mon plus ancien et mon plus cher camarade, que j'ai résolu que nous ne nous quitterions que le plus tard possible… Il me fallait un aumônier à bord de ma frégate; j'ai demandé pour toi cette place à Sa Majesté, qui t'a fait la grâce de te l'accorder avec mille écus d'appointements… Voici ton diplôme.

L'abbé Rémy jeta un regard effaré sur sa nomination.

—Mais, dit-il, où allons-nous?

—Faire le tour du monde, mon cher.

—Et combien de temps cela peut-il demander, de faire le tour du monde?

—Oh! de trois ans à trois ans et demi tout au plus… Mais compte plutôt trois ans et demi que trois ans.

L'abbé se laissa tomber anéanti sur le banc de quart.

—Oh! murmura-t-il, je n'oserai jamais me représenter devant
Marianne!…

—Je te promets de te reconduire jusqu'au presbytère, et de faire ta paix avec elle, dit Bougainville.

Le 15 mai 1770, la frégate la Boudeuse rentrait dans la port de
Saint-Malo.

Il y avait juste trois ans et demi qu'elle avait quitté le Havre;
Bougainville ne s'était pas trompé d'un jour.

Dans l'intervalle, elle avait fait le tour du monde.

Dieu seul sait ce qui se passa dans la première entrevue qui eut lieu entre l'abbé Rémy et Marianne!

UN FAIT PERSONNEL

Parlons d'une lettre de moi qui a fait beaucoup plus de bruit que je ne désirais qu'elle en fit, et surtout qu'elle n'était appelée à en faire.

Un jour, un de mes amis vint me dire, tout indigné, que mademoiselle Augustine Brohan, correspondante du Figaro, sous le nom de Suzanne, venait sinon d'insulter, du moins d'attaquer Victor Hugo.

Je voudrais qu'une fois pour toutes on comprît bien le triple sentiment qui m'attache à Victor Hugo.

Je le connais depuis la soirée de Henri III, c'est-à-dire depuis le 11 février 1828; depuis ce jour, il est mon ami; depuis longtemps, j'étais son admirateur: je le suis toujours.

Seulement, aujourd'hui à ces deux sentiments s'en joint un troisième, pour lequel je cherche inutilement un nom. C'est au coeur de le comprendre; mais la langue ne peut l'exprimer.

Victor Hugo est proscrit.

Qu'éprouve de plus, pour un homme proscrit, celui qui déjà l'aime et l'admire?

Quelque chose comme une religion.

Eh bien, c'était contre cette religion que, à mon avis, venait d'être commis un acte qui ressemblait à un sacrilége, surtout de la part d'une artiste dramatique, surtout de la part d'une actrice qui a joué dans les pièces de Hugo, surtout de la part d'une femme!

Le coup qui ne pouvait atteindre Hugo me frappa profondément.

Je pris la plumé, et, sans intention aucune de publicité, j'écrivis à
M. le directeur du Théâtre-Français la lettre suivante:

« Monsieur,

» J'apprends que le courrier du Figaro, signé Suzanne, est de mademoiselle Augustine Brohan.

» J'ai pour M. Victor Hugo une telle amitié et une telle admiration, que je désire que la personne qui l'attaque au fond de son exil ne joue plus dans mes pièces.

» Je vous serai, en conséquence, obligé de retirer du répertoire Mademoiselle de Belle-Isle et les Demoiselles de Saint-Cyr, si vous n'aimez mieux distribuer à qui vous voudrez les deux rôles qu'y joue mademoiselle Brohan.

» Veuillez agréer, etc.

» ALEX. DUMAS. »

Je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes pièces du répertoire; je savais parfaitement que je n'avais pas le droit de retirer mes rôles à mademoiselle Brohan.

Je protestais, voilà tout.

Si j'eusse eu le droit de retirer pièces ou rôles, je les eusse retirés par huissier, et n'eusse point écrit au directeur.

Je crus, en effet, un instant, que l'on avait accédé à ma prière. On joua les Demoiselles de Saint-Cyr, et mademoiselle Fix avait repris le rôle de mademoiselle Brohan.

Mais on joua Mademoiselle de Belle-Isle, et mademoiselle Brohan avait conservé son rôle.

C'est alors seulement que je crus que ma lettre devait être publiée, et que je la publiai.

Cette lettre fit un effet auquel j'étais loin de m'attendre. Je n'y avais vu qu'un acte d'amitié: on y vit un acte,—à peine oserai-je le dire—un acte de courage.

De courage, bon Dieu! on est courageux à bon marché, par le temps qui court!

La lettre eut un écho rapide dans un grand nombre de coeurs.

Je reçus cinquante cartes, je reçus vingt lettres.

Je me contenterai de citer trois de ces lettres.

« Monsieur Alexandre Dumas,

» Ce sont d'obscurs citoyens inconnus de vous, inconnus de M. Victor Hugo, qui, au nom de la gloire et de l'infortune insultées par une femme, viennent, dans toute l'effusion de leur coeur, vous remercier de votre noble lettre à M. Empis.

» Général TRAVAILLAUD; AUGUSTE OLLIER; SALVADOR BER; J. GAUDARD. »

« Cher Dumas,

» Du fond de notre chartreuse, où votre souvenir est vivant comme partout où nous vivons, je vous embrasse avec la plus vive tendresse; c'est un élan de soeur qui vous remercie de vous ressembler toujours, fidèle ami du malheur. Pauline a bondi pour m'apprendre cette sublime et simple protestation qui soude ensemble les deux plus grands coeurs du monde et nos deux plus chères gloires: la sienne s'appelle Souffrance et la vôtre Bonté,

» Merci pour nous tous de la part du bon Dieu.

» MARCELINE [Footnote: Madame Desbordes-Valmere.].»

« Cher Dumas,

» Les journaux belges m'apportent, avec tous les commentaires glorieux que vous méritez, la lettre que vous venez d'écrire au directeur du Théâtre-Français.

» Les grands coeurs sont comme les grands astres: ils ont leur lumière et leur chaleur en eux; vous n'avez donc pas besoin de louanges; vous n'avez donc pas même besoin de remerciments; mais j'ai besoin de vous dire, moi, que je vous aime tous les jours davantage, non-seulement parce que vous êtes un des éblouissements de mon siècle, mais aussi parce que vous êtes une de ses consolations.

» Je vous remercie.

» Mais venez donc à Guernesey; vous me l'avez promis, vous savez. Venez y chercher le serrement de main de tous ceux qui m'entourent, et qui ne se presseront pas moins filialement autour de vous qu'autour de moi.

» Votre frère,

» VICTOR HUGO. »

N'est-ce pas trop, en vérité, de trois lettres pareilles, en récompense d'avoir accompli un simple devoir, cédé à un premier mouvement de coeur?

Ah! monsieur de Talleyrand, vous avez proféré un grand blasphème, quand vous avez dit: « Ne cédez pas à votre premier mouvement, car c'est le bon. »

Mais, comme vous vous êtes enlevé une grande joie en le mettant en pratique, j'espère que Dieu ne vous a pas imposé d'autre punition en l'autre monde que celle que vous vous étiez faite à vous-même en celui-ci.

Le choeur de désapprobation qui s'était élevé contre mademoiselle
Augustine Brohan était tel, qu'elle crut devoir me répondre.

Un matin, on m'apporta le Constitutionnel, et j'y lus cette lettre:

« Monsieur le Rédacteur,

» J'ai lu, dans l'Indépendance belge, une lettre par laquelle M. Alexandre Dumas père invite M. l'administrateur général de la Comédie-Française à retirer du répertoire les pièces de Mademoiselle de Belle-Isle et des Demoiselles de Saint-Cyr, ou à distribuer à une autre artiste les rôles dont je suis chargée dans ces ouvrages.

» M. Dumas sait très-bien qu'il n'a le droit, ni de retirer les pièces du répertoire, ni d'en changer la distribution.

» Il doit savoir également que, depuis plus d'un an, j'ai spontanément renoncé, en faveur de mademoiselle Fix, au rôle, un peu trop jeune pour moi, de la pensionnaire de Saint-Cyr.

» Ce qu'il ignore, peut-être, c'est que je n'ai joué le rôle secondaire de la marquise de Prie dans Mademoiselle de Belle-Isle, pour les débuts de mademoiselle Stella Colas, qu'à regret et sur les instances réitérées de M. Empis.

» J'y renoncerai avec empressement, le jour où le jugera convenable M. l'administrateur du Théâtre-Français, à qui j'ai été heureuse de prouver en cette occasion mon désir de lui plaire.

» Quant à la leçon que M. Dumas prétend me donner, je ne saurais l'accepter. J'ai pu, dans un moment inopportun peut-être, porter un jugement consciencieux sur des actes et des écrits que leur auteur lui-même livrait au public; je ne blessais ni d'anciennes amitiés, ni même d'anciennes admirations. Mais, dans ces questions délicates, moins qu'à personne il appartient de prendre la parole à l'homme qui n'a pas su respecter dans ses anciens bienfaiteurs un exil doublement sacré.

» Agréez, etc.,

» A. BROHAN. »

Nous ne sommes de l'avis de mademoiselle Brohan, ni sur le rôle de mademoiselle Mauclerc, ni sur celui de madame de Prie.

Mademoiselle Augustine Brohan, âgée de trente-sept ans à peine, et toujours jolie, pouvait parfaitement jouer la pensionnaire de Saint-Cyr, puisque mademoiselle Mars, à cinquante, jouait celui de la duchesse de Guise, et, à cinquante-huit, celui de mademoiselle de Belle-Isle.

Quant au rôle secondaire de madame de Prie, qu'elle a joué par complaisance, dit-elle, peut-être est-il devenu un rôle secondaire aujourd'hui; mais, du temps de mademoiselle Mante, c'était un premier rôle; j'en appelle à tous ceux qui l'ont vu jouer à cette éminente actrice.

Passons à mon ingratitude envers mes bienfaiteurs.

Je ne discuterai pas avec mademoiselle Brohan la signification multiple de ce mot bienfaiteur. Je le prends dans son sens ordinaire et moral. Donc, quant à mon ingratitude envers mes bienfaiteurs, je remercie mademoiselle Augustine Brohan de me placer sur ce terrain. Je vois que, malgré ma lettre, elle est toujours restée mon amie.

Attaqué, je dois répondre.

Ceux qui ont lu mes Mémoires savent qu'entré dans les bureaux du duc d'Orléans, en 1823, sur la recommandation du général Foy, j'y restai sept ans:

Une année, comme expéditionnaire, à 1,200 francs;

Trois ans, comme employé au secrétariat, à 1,500 francs;

Deux ans, comme commis d'ordre, à 2,000 francs;

Deux ans, comme bibliothécaire adjoint, à 1,200 francs.

Là se sont bornés à mon égard les bienfaits du duc d'Orléans (Louis-Philippe), bienfaits en échange desquels je lui consacrais neuf heures de mon temps par jour.

En 1830, je donnai ma démission de bibliothécaire adjoint, afin d'avoir le droit non-seulement d'avoir une opinion, mais encore de la dire tout haut.

Je perdis immédiatement la protection de mon bienfaiteur couronné, et jamais depuis je ne la reconquis, ni n'essayait de la reconquérir.

Mais, en compensation, je conservai une amitié bien précieuse: celle du prince royal.

Ah! celui-là fut mon véritable bienfaiteur.

J'obtins de lui la grâce d'un homme condamné aux galères.

J'obtins de lui la vie d'un homme condamné à mort.

Aussi, envers celui-là, ma reconnaissance ne s'est point démentie: je l'ai aimé et respecté vivant; mort, je le vénère.

Racontons en deux mots comment se nouèrent plus tard les relations que j'eus l'honneur d'avoir avec M. le duc de Montpensier.

C'était à la première représentation des Mousquetaires, à l'Ambigu, le 27 octobre 1845.

La pièce en était au huitième ou dixième tableau, et était en train de conquérir le succès qui se traduisit par cent cinquante ou cent soixante représentations consécutives.

Le duc de Montpensier assistait à la représentation.

Pasquier, son chirurgien, vint frapper à ma loge.

—Le duc de Montpensier te demande, me dit-il.

—Pour quoi faire?

—Mais pour te faire ses compliments.

—Je ne le connais pas.

—Vous ferez connaissance.

—Je suis en redingote et en cravate noire.

—Un jour de triomphe, on n'y regarde pas de si près.

Je suivis Pasquier.

Trois mois après, la direction du Théâtre-Historique était accordée à
M. Hostein.

Un an plus tard, le Théâtre-Historique jouait la Reine Margot, comme pièce d'ouverture.

Je paye aujourd'hui deux cent mille francs ce bienfait de M. le duc de Montpensier; mais je ne lui en suis pas moins reconnaissant.

Et la preuve, c'est que, le 4 mars 1848, c'est-à-dire sept jours après la révolution de février, au milieu de l'effervescence républicaine qui remplissait les rues de bruit et de clameurs, j'écrivis cette lettre dans le journal la Presse:

À monseigneur le duc de Montpensier.

« Prince,

» Si je savais où trouver Votre Altesse, ce serait de vive voix, ce serait en personne que j'irais lui offrir l'expression de ma douleur pour la grande catastrophe qui l'atteint personnellement.

» Je n'oublierai jamais que, pendant trois ans, en dehors de tout sentiment politique et contrairement aux désirs du roi, qui connaissait mes opinions, vous avez bien voulu me recevoir et me traiter presque en ami.

» Ce titre d'ami, monseigneur, quand vous habitiez les Tuileries, je m'en vantais; aujourd'hui que vous avez quitté la France, je le réclame.

» Au reste, monseigneur, Votre Altesse, j'en suis certain, n'avait point besoin de cette lettre pour savoir que mon coeur est un de ceux qui lui sont acquis.

» Dieu me garde de ne pas conserver dans toute sa pureté la religion de la tombe et le culte de l'exil.

» J'ai l'honneur d'être avec respect,

» Monseigneur, de Votre Altesse royale,

» Le très-humble et très-obéissant serviteur,

» ALEX. DUMAS. »

À cette époque, et pendant le moment d'effervescence où l'on se trouvait, il y avait quelque danger à écrire une pareille lettre.

Et vous allez le voir, chers lecteurs.

Le lendemain ou le surlendemain du jour où cette lettre parut, il y avait, à la Bastille, inhumation des citoyens tués pendant les trois jours de 1848.

Ils allaient rejoindre les patriotes de 1789 et de 1830.

J'assistai à cette fête, avec mon costume de commandant de la garde nationale de Saint-Germain.

Je revenais de la Bastille.

Depuis quelque temps, j'entendais une rumeur grossissante derrière moi.

À l'entrée de la rue de la Grange-Batelière, je crus m'apercevoir que j'étais l'objet de cette rumeur, et je me retournai.

En effet, un homme avait ameuté une cinquantaine d'individus et me suivait avec eux.

En voyant que je me retournais, cet homme vînt à moi.

—C'est donc toi, citoyen Alexandre Dumas, me dit-il, qui appelle
Montpensier monseigneur?

—Monsieur, lui répondis-je avec ma politesse accoutumée, j'appelle toujours un exilé monseigneur; c'est une mauvaise habitude peut-être; mais, que voulez-vous! elle est prise ainsi.

—Eh bien, tiens, continua le citoyen X…, voilà pour ta peine.

Et, à ce mot, il tira un pistolet de dessous son paletot, et me le mit sur la poitrine.

Un jeune homme que je ne connaissais pas, M. Émile Mayer, qui demeure aujourd'hui rue de Buffaut, n° 17, releva avec son bras le pistolet du citoyen X…

Le pistolet partit en l'air.

J'avais tiré mon sabre du fourreau; je pouvais le passer au travers du corps du citoyen X…; je jugeai la reprêsaille inutile; je rentrai chez moi.

L'événement se passa en plein jour et devant deux cents personnes; il est donc incontestable, et, s'il était contesté, vingt témoins seraient là pour affirmer ce que je raconte.

Le bruit n'en est pas venu jusqu'à mademoiselle Brohan.

Cela n'a rien d'étonnant; on faisait tant de bruit à cette époque, surtout au Théâtre-Français, où mademoiselle Rachel chantait la Marseillaise.

Mais le bruit en vint jusqu'à M. le prince de Joinville.

Lorsqu'il fut question de former l'Assemblée constituante, un de ses aides de camp vint me trouver de sa part.

C'était un capitaine de frégate.

—Monsieur Dumas, me dit-il, le prince de Joinville désire se mettre sur les rangs pour la députation.

Je m'inclinai, attendant la suite de l'ouverture.

Le capitaine continua.

—Il me charge de vous demander votre avis sur la façon dont doit être rédigée sa profession de foi.

—Ah! répondis-je, monsieur, c'est bien simple! Et je pris une feuille de papier, et j'écrivis:

    « Saint-Jean d'Ulloa.—Tanger.—Mogador.
       » Retour des cendres de Sainte-Hélène.
                               » JOINVILLE. »

—Voilà, dis-je en remettant la feuille de papier au capitaine, la meilleure profession de foi que, à mon avis, puisse faire M. le prince de Joinville.

Le prince de Joinville adopta une autre rédaction.

Je crois qu'il eut tort.

L'Assemblée nationale réunie, on discuta la loi d'exil.

J'avais alors un traité avec le journal la Liberté. J'y étais entré au mois de mars, lorsqu'il tirait à douze ou treize mille exemplaires.

Au 15 mai suivant, il tirait à quatre-vingt-quatre mille.

La Liberté était devenue une puissance.

C'était un M. Lepoitevin Saint-Alme qui en était rédacteur en chef.

Je crus devoir protester contre la loi d'exil, qui frappait tous les membres de la famille d'Orléans.

J'apportai ma protestation à M. Lepoitevin Saint-Alme, qui refusa de l'insérer.

Je rompis mon traité avec la Liberté.

Puis j'allai porter ma protestation de journal en journal.

Tous refusèrent.

J'allai à la Commune de Paris, c'est-à-dire dans la gueule du lion.
J'attaquais tous les jours Sobrier et Blanqui.

La Commune de Paris fit ce qu'aucun journal n'avait osé faire, elle inséra ma protestation.

Ce n'est pas tout.

Lorsque le prince Louis-Napoléon fut nommé président de la République, je lui adressai, le 19 décembre 1848, une lettre sur le même sujet, et qui fut publiée par le Journal l'Événement.

Étrange coïncidence, l'Événement, dans lequel je demandais le rappel de tous les exilés, était le journal de Victor Hugo!

Ceux qui désireront lire cette lettre la trouveront à la date du 19 décembre.

Enfin, lorsque le roi Louis-Philippe mourut, je fis le voyage de Paris à Claremont pour assister à son convoi, comme, dix ans auparavant, j'avais fait le voyage de Florence à Dreux pour assister à celui du duc d'Orléans.

Selon toute probabilité, ces différents faits ne sont point parvenus à la connaissance de mademoiselle Augustine Brohan.

Il n'y a rien là d'étonnant; à cette époque, mademoiselle Augustine
Brohan n'était pas encore journaliste.

Une dernière anecdote.

On se rappelle que c'est sous l'influence du duc de Montpensier que le
Théâtre-Historique s'était ouvert.

Le duc de Montpensier avait sa loge au Théâtre-Historique.

La révolution de février terminée, le duc de Montpensier parti, sa loge, dont il n'avait pas renouvelé la location, se trouvait vacante.

J'allai trouver M. Hostein et le priai de ne louer cette loge à personne, la prenant pour mon compte.

M. Hostein y consentit.

Pendant près d'un an, la loge du duc de Montpensier resta vide, et éclairée aux premières représentions, comme si elle l'attendait.

Il y a plus: le duc de Montpensier, à chaque première représentation, recevait, avec une lettre de moi, son coupon de loge à Seville.

Au bout d'un an, son secrétaire intime, M. Latour, vint faire un voyage à Paris.

À peine arrivé, il accourut chez moi.

Il venait me faire des compliments de la part du prince.

Après avoir causé de beaucoup de choses,—les sujets de conversation ne manquaient point à cette époque,—nous en arrivâmes au Théâtre-Historique.

—À propos, me dit-il, ai-je encore mes entrées?

—Où cela?

—Au Théâtre-Historique.

—Parbleu!

—Je veux dire mes entrées sur la scène.

—Avez-vous toujours votre clef de communication?

—Oui.

—Eh bien, cher ami, servez-vous-en ce soir; les révolutions changent les gouvernements, mais elles ne changent pas les serrures. Seulement, à mon tour.—À propos…

—Quoi?

—Le prince reçoit ses coupons de loge, n'est-ce pas?

—Certainement.

—Qu'a-t-il dit quand il a reçu le premier?

—Il s'est mis à rire en disant: «Ce farceur de Dumas!»

—Tiens, c'est singulier, répondis-je; à sa place, je me serais mis à pleurer.

J'allai à mon bureau.

—Vous écrivez? me demanda Latour.

—Oh! rien, un mot.

J'écrivais, en effet.

J'écrivais à M. Hostein:

« Mon cher Hostein,

» Vous pouvez, à partir de demain, disposer de l'avant-scène de M. le duc de Montpensier. Je trouve que c'est un peu trop cher, de payer une loge à l'année pour faire rire un prince.

» Tout à vous,

» ALEX. DUMAS. »

COMMENT J'AI FAIT JOUER À MARSEILLE LE DRAME DES FORESTIERS

Un jour,—il y a dix-huit mois de cela,—je reçus une lettre de
Clarisse Miroy. Vous vous rappelez bien Clarisse Miroy, n'est-ce pas?
vous l'avez assez applaudie dans la Grâce de Dieu et dans la
Bergère des Alpes
.

L'excellente artiste me priait de lui envoyer, pour elle et pour
Jenneval, dont elle me vantait le talent, un Antony censuré.

Le préfet dès Bouches-du-Rhône, ignorant que l'on jouât Antony à
Paris, refusait de le laisser jouer à Marseille.

J'avais beaucoup entendu parler du talent de Jenneval, qui a une grande réputation en province. Je venais d'écrire les derniers mots d'un drame tiré d'un roman anglais, Jane Eyre; j'eus l'idée, au lieu d'envoyer Antony à Clarisse et à Jenneval, de leur offrir Jane Eyre.

Peut-être la pièce ne valait-elle pas Antony, qui, du temps de l'école idéaliste, passait pour une assez bonne pièce; mais, en tout cas, c'était moins connu. Jenneval et Clarisse acceptèrent. Ils allèrent trouver MM. Tronchet et Lafeuillade, les directeurs des deux théâtres, et leur firent part de ma proposition.

Poste pour poste, je reçus de ces messieurs prière de leur envoyer mes conditions.

J'étais fatigué, j'avais un énorme besoin de cette grande amie à moi que l'on nomme la solitude, je résolus de porter mes conditions moi-même.

Je sautai en wagon; vingt-deux heures après, j'étais à Marseille.

Avec des ambassadeurs comme Jenneval et Clarisse, qui tenaient les recettes du théâtre de Marseille entre leurs mains, les conditions ne furent pas longues à débattre.

Le jour de la lecture aux acteurs fut fixé.

À mon grand étonnement, je trouvai chez M. Tronchet, l'un des deux directeurs, non-seulement les artistes qui devaient jouer dans l'ouvrage, mais encore une partie de la presse et une fraction du conseil municipal.

Vous jugez si cette solennité m'effraya, moi, l'homme le moins solennel du monde.

Enfin, je tirai mon manuscrit de Jane Eyre, et lus, tant bien que mal, le prologue et les trois premiers actes.

Par malheur ou par bonheur,—vous allez voir combien les desseins de Dieu sont impénétrables,—le copiste qui m'avait promis de m'apporter les deux derniers actes de mon drame me manqua de parole.

Je fus donc obligé de faire à l'honorable société un discours dans lequel je lui exposais la situation, en l'invitant à revenir le samedi suivant.

L'honorable société fut de bonne composition; elle m'assura qu'elle s'était trop amusée aux trois premiers actes pour ne pas revenir aux deux derniers, et partit, en apparence fort satisfaite.

C'est ce qu'il nous faut, à nous, qui ne vivons que d'apparences.

Mais, pendant ces deux jours, il devait se passer un grand événement.

Une artiste mécontente de son rôle, et qui, par conséquent, désirait que la pièce ne fut pas jouée, vint trouver Jenneval et, en confidence, lui glissa tout bas que ma pièce avait déjà été jouée à Bruxelles.

J'avoue qu'à cette ouverture de Jenneval, mon étonnement fut grand.

J'allai aux sources; voici ce qui était arrivé:

J'avais lu le roman de miss Currer Bell sur l'original. J'ignorais qu'il eût été traduit, et, par suite, j'ignorais que deux jeunes Belges de beaucoup de talent, ce qui n'arrangeait pas mon affaire, en avaient fait un drame pour le théâtre des galeries Saint-Hubert.

C'était ce drame que l'on m'accusait tout simplement de vouloir faire jouer sous mon nom à Marseille. L'accusation était absurde. Mais vous connaissez l'axiome, chers lecteurs: Credo quia absurdum.

À l'instant même, mon parti fut pris; je remerciai l'artiste de sa bienveillante démarche à mon égard, j'arrivai à la réunion du samedi, je demandai la parole et je racontai toute l'histoire, déclarant qu'il m'était impossible de laisser jouer maintenant Jane Eyre.

Ce fut un concert de désolation. Comme il paraissait sincère:

—Messieurs et mesdames, demandai-je, car il y avait des dames, voulez-vous me permettre de vous raconter une histoire?

Ma proposition souleva une tempête.

—Ce n'est pas une histoire que nous voulons, me fut-il répondu de tous côtés, c'est un drame, ou, tout au moins, une comédie.

—Laissez-moi toujours vous raconter l'histoire, insistai-je.

On me fit cette concession, mais bien en rechignant, je vous jure.

—Messieurs, dis-je, il n'est point que vous n'ayez entendu parler d'un grand légiste nommé Cambacérès, qui avait l'honneur d'être archichancelier sous Napoléon Ier.

La plupart des personnes qui se trouvaient là, de si mauvaise humeur qu'elles fussent, furent obligées de convenir qu'elles retrouvaient dans leurs souvenirs quelque chose qui n'était aucunement en désaccord avec ce que je disais.

Je continuai.

—Il n'est point que vous n'ayez entendu dire encore que cet archichancelier, que Napoléon tourmentait tant avec son vote du 20 janvier 1793, était non-seulement un grand légiste, mais encore un grand gastronome, chose bien autrement rare; car on peut être un grand légiste avec une bonne mémoire, mais on ne peut être un grand gastronome qu'avec un bon estomac. Or, Son Excellence l'archiehancelier, ayant été doublement doué, et d'une bonne mémoire et d'un bon estomac, était donc à la fois un grand légiste et un grand gastronome…

Ici, je fus interrompu pour tout de bon.

—Qui êtes-vous? demandai-je, un jour que je mettais en scène le drame des Girondins au Théâtre-Historique, à un homme que je trouvais constamment entre mes jambes, et dont la figure, sans m'être complètement inconnue, ne m'était pas tout à fait étrangère, et pourquoi êtes-vous toujours là?

—Parce que j'ai le droit d'y être, monsieur, me répondit-il, comme un homme sûr de son droit.

—Qui êtes-vous donc?

—Je suis le premier murmure,

J'inclinai la tête sous cette réponse. Cet homme, mon chef de comparses, était, en effet, le premier murmure.

Que de fois je l'avais déjà entendu, ce malheureux premier murmure, qui a toujours le droit d'être là! que de fois je devais l'entendre encore!

—Ah! lui répondis-je, je te connais, tu es l'esclave qui suivait à Rome le char du triomphateur, et qui lui criait, au milieu des couronnes, des fanfares, des bravos, des applaudissements, des palmes: « César, souviens-toi que tu es mortel!» Seulement, tu ne t'appelles pas le premier murmure, tu t'appelles l'Envie; seulement, tu n'es pas un homme, tu es un serpent!

Eh bien, ce premier murmure, je venais de l'entendre derrière moi, à cette seconde période de mon histoire de Cambacérès.

—Messieurs, dis-je, par grâce, laissez-moi achever.

On concéda.

—Un jour, continuai-je, que ce grand légiste donnait un de ces dîners dont lui seul et son cuisinier avaient le secret, il reçut un si magnifique poisson, que cuisinier et maître restèrent en admiration devant lui.

—Oh! nous connaissons l'anecdote, dit une voix:

Et le turbot fut mis à la sauce piquante.

—Messieurs, vous vous trompez: ce n'était point un turbot, c'était un saumon, et il fut mangé, non pas avec une sauce piquante, mais avec une sauce hollandaise.

Le silence se rétablit; l'interrupteur avait vu qu'il était dans son tort.

—Mais, au moment, continuai-je, où maître et cuisinier étaient en admiration, voilà que l'on annonce un second saumon. On le déballa négligemment, et seulement à cause de la longueur de sa bourriche, qui semblait exagérée. L'étonnement fut grand lorsqu'on le mettant à côté du premier, on vit qu'il avait trente-deux centimètres de plus, et lorsqu'on le placant dans une balance, on reconnut qu'il l'emportait sur l'autre de deux livres et demie. Jamais on n'avait vu saumon de pareille taille.

—Pardon, monsieur, me dit une voix, mais il me semble que vous vous éloignez de plus en plus de la question.

—Au contraire, je m'en rapproche. Laissez-moi dire, et vous verrez.

Le premier murmure devint second murmure.

Je fis comme on fait au bal de l'Opéra; je lui dis: « Je te connais, beau masque,» et je continuai.

—Que faire de deux pareils poissons? L'archichancelier en était presque à regretter le second, qui le mettait dans un pareil embarras. Enfin il se frappa le front, un sourire s'épanouit sur ses lèvres éloquentes et gourmandes:

»—Le dîner a lieu demain, dit-il au maître d'hôtel; faites cuire les deux poissons, vous recevrez des ordres subséquents.

» Oh était habitué à ne plus s'inquiéter de rien en politique et en cuisine, quand l'archichancelier avait dit:

»—Soyez tranquille.

» On ne s'inquiéta plus de rien.

» Le même soir, les ordres furent donnés.

» Le lendemain, à six heures précises, les convives étaient à table.

» Pendant le potage, qui était une bisque aux écrevisses, on leur avait annoncé le saumon comme un monstre marin dont ils n'avaient aucune idée.

» Les convives de Cambacérès, qui avaient vu ce qu'il y a de mieux en poissons de tout genre, et qui croyaient naturellement n'avoir plus rien à voir sous ce rapport, attendaient donc avec une dédaigneuse confiance l'apparition du prétendu monstre.

» On n'avait pas longtemps à l'attendre, il devait venir en relevé de potage.

» Au moment solennel, la porte de la salle à manger s'ouvrit, on entendit résonner dans le lointain la marche des Samnites.—Un chef parut, un candélabre à la main, suivi de quatre marmitons en costume d'une entière blancheur, portant sur leurs épaules une planche de cinq pieds de long sur laquelle, au milieu d'une mer d'herbes odoriférantes, dormait le saumon attendu.

» Quoique ce fût le moins grand des deux, sa vue excita une clameur universelle.

» Les convives, pour mieux voir, se levèrent; les plus petits montèrent sur leur chaise, et la procession commença sa promenade autour de la salle à manger.

» On en était au plus fort de l'admiration, quand un marmiton maladroit glisse et tombe, entraînant son compagnon dans sa chute.

» Il n'y eut qu'un cri, cri de terreur, non pas pour les deux marmitons,—qui s'inquiétait de deux pareils drôles!—mais pour le saumon.

» Le saumon, en effet, était cuit trop à point pour supporter impunément une pareille chute.

» Il se brisa en dix morceaux.

»—Ah! firent les convives d'un seul cri, mais en modulant leur sensation sur vingt tons différents qui remplirent la gamme de la douleur, depuis le soupir jusqu'au sanglot.

» Au milieu de ce concert de désolation, on entendit une voix qui disait:

»—Que voulez-vous, messieurs! c'est un petit malheur.

» Chacun se retourna vers celui qui venait de prononcer ce blasphème.

» C'était le maître de la maison, qui, au milieu de ce désastre, était resté le front calme et le visage souriant.

» Tous les bras devinrent des points d'interrogation et se dressèrent vers lui.

»—Qu'on en apporte un autre! dit-il d'un air impératif et avec un geste de commandement qui rappelait le grand Condé.

» Chacun resta stupéfait.

» Au même instant, la musique, qui avait cessé comme si elle eût été frappée du même coup que les convives, reprit plus animée que jamais.

» On entendit le piétinement d'une nouvelle procession.

» Un nouveau chef entra, portant deux candélabres au lieu d'un.

» Il était suivi, non plus de quatre, mais de huit marmitons, portant, non plus une planche de six pieds, mais de dix, et sur cette planche gisait, non plus au milieu du cerfeuil, de la pimprenelle et du persil, mais sur un lit des fleurs les plus rares, le véritable colosse, le véritable monstre, le saumon gigantesque destiné à être mangé, et dont l'autre n'était que la miniature.

» L'esprit des gourmands est ordinairement d'une grande finesse.

» Il n'y eut pas un des convives qui ne comprît l'admirable comédie culinaire qui venait d'être jouée devant lui.

» Toutes les voix éclatèrent en un seul cri:

»—Vive monseigneur l'archichancelicr! vive le soutien de l'Empire!

» Cambacérès se rassit modestement et ne dit que ces deux mots:

»—Messieurs, mangeons.

—Eh bien, me demanda une voix, que signifie votre histoire?

—Cela signifie, messieurs, que le saumon de cinq pieds a fait une chute, et que l'on va vous en servir un de sept. Voulez-vous vous trouver ici jeudi prochain? D'ici là, je ferai une autre pièce, que j'aurai l'honneur de vous lire.

—Et ce drame, comment s'appellera-t-il? demanda la même voix interrogative.

-Il s'appellera le Salteador, Pascal Bruno ou les Gardes forestiers, à votre choix.

—Va pour les Gardes forestiers, dit la même voix.

—À jeudi donc les Gardes forestiers, messieurs.

Le grand saumon avait fait son effet; on m'entoura, on m'applaudit, on me félicita.

—Que cherchez-vous? me demanda Jenneval.

—Je cherche le premier murmure.

—Oh! soyez tranquille, me dit-il en riant, il est allé vous attendre dans la salle.

Au nombre des personnes qui assistaient à la lecture était un de mes vieux amis, nommé Berteau.

Nous étions déjà amis avant de nous connaître.—Nous sommes restés amis après nous être connus, et nous nous sommes connus en 1834, voilà de cela tantôt vingt-quatre ans.

Une amitié qui a âge d'homme, c'est respectable.

Comment était-il mon ami sans me connaître? comment m'avait-il prouvé son amitié?

Je vais vous raconter cela.

Berteau avait vingt-quatre ans en 1830; comme tous les Marseillais, il avait le coeur chaud, la tête poétique, et de l'esprit jusqu'au bout des ongles.

Je ne sais pas comment font ces diables de Marseillais, ils ont tous de l'esprit, et il en reste encore pour les autres.

Il s'était fait non-seulement un adepte, mais un fanatique de la nouvelle école.

Malheureusement, tout le monde n'était pas de son opinion littéraire à Marseille. Il y avait bon nombre d'opposants, et les opposants étaient même en majorité.

Madame Dorval y vint en 1831 pour jouer Antony.

Or, Antony était l'expression la plus avancée du parti. Victor Hugo, plus romantique que moi par la forme, était plus classique par le fond.

L'effet d'Antony sur les Marseillais devait être décisif. Continuerait-on de parler la langue d'Oc à Marseille? Y parlerait-on la langue d'Oil?

Telle était la question.

Antony allait la décider.

Chers lecteurs qui courez les boulevards un agenda à la main, non pas pour y inscrire vos pensées,—mais vos différences;—et vous surtout, belles lectrices qui portez ces crinolines immenses et ces imperceptibles chapeaux, dont l'un est nécessairement la critique de l'autre, vous n'avez pas connu ces représentations de 1830, dont chacune était une bataille de la Moscova, à la fin de laquelle chacun chantait son Te Deum, comme si les deux partis étaient vainqueurs, tandis qu'au contraire, souvent les deux partis étaient vaincus; vous ne pouvez donc vous faire une idée de ce que fut, ou plutôt de ce que ne fut pas la première représentation d'Antony à Marseille.

Dès le premier acte, il y eut lutte dans le parterre, non pas lutte de sifflets et de bravos, d'applaudissements et de chants de coqs, de cris humains et de miaulements de chats, comme cela se pratique dans les représentations ordinaires, non; lutte d'injures, lutte à coups de pied, lutte à coups de poing.

Berteau, à son grand regret, fut un peu empêché de prendre part à cette lutte.

Pourquoi?—ou plutôt par quoi?

Par une couronne de laurier qu'il avait apportée toute faite, et qu'il cachait sous une de ces immenses redingotes blanches, comme on en portait en 1831.

Peut-être un combattant de plus, et surtout un combattant de la force, de l'enthousiasme et de la conviction de Berteau, eût-il changé la face de la bataille.

Or, quoi qu'il doive m'en coûter, il faut bien que je l'avoue, la bataille fut perdue, non pas comme Waterloo, au cinquième acte, mais comme Rosbach. au premier.

Force fut de baisser la toile avant la fin de ce malheureux premier acte.

Que fait Berteau, ou plutôt que fera Berteau de sa couronne?

Berteau s'élance sur le théâtre, crie: «Au rideau!» d'une si majestueuse voix, que le machiniste la prend pour celle du régisseur; le rideau se lève, et que voit le parterre, encore en train de se gourmer?

Berteau sur le théâtre avec sa redingote blanche, et sa couronne à la main.

Berteau, secrétaire de la préfecture, était connu de tout Marseille.

Que va faire Berteau?

À peine chacun s'était-il adressé cette question, que Berteau arrache la brochure des mains du souffleur, allonge son double laurier sur la brochure, et, à haute et intelligible voix:

—Alexandre Dumas, dit-il, puisque tu n'es pas ici et que je ne puis te couronner, permets que je couronne ta brochure.

Je vous demande, à vous qui connaissez Marseille, quel fut le tonnerre d'injures, de cris, d'imprécacations qui s'élança de ce volcan que l'on appelle un parterre marseillais.

Vous croyez que Berteau, vaincu, va se retirer?

Vous ne connaissez pas Berteau.

Il se retire, en effet, mais pour aller chercher dans le cabinet des accessoires la plus immense perruque du Malade imaginaire, la fait poudrer à blanc par le coifleur, la dissimule derrière sa redingote blanche, rentre sur la scène et crie: « Au rideau! » pour la seconde fois.

Trompé pour la seconde fois, le machiniste lève la toile.

Encore Berteau; cette fois, seulement, Berteau fait trois humbles saluts.

On croit qu'il vient faire des excuses, on crie: « Silence! » on se rassied.

Berteau tire sa perruque de derrière son dos, et, d'une voix articulée de façon à ce que personne n'en perde un mot:

—Tiens, parterre de perruquiers, dit-il, je t'offre ton emblème.

Et il jette sa perruque poudrée à blanc au milieu du parterre.

Cette fois, ce ne fut pas une révolte, ce fut une révolution; ce n'était plus assez de proscrire Berteau comme Aristide, il fallait l'immoler comme les Gracques.

On se précipita sur le théâtre.

Berteau n'eut que le temps de disparaître, non par une trappe, mais par le trou du souffleur.

Un pompier, qui lui avait des obligations, lui prêta son casque et sa veste pour sortir du théâtre et rentrer chez lui.

Le lendemain, en venant à son bureau, il trouva le préfet plein d'inquiétude; on lui avait annoncé que son secrétaire particulier était fou, et comme, à part son enthousiasme romantique, Berteau était un excellent employé, le préfet était au désespoir.

Or, j'avais retrouvé Berteau aussi chaud en 1858 qu'il l'était en 1832.

Présent à l'engagement que je prenais de lire une nouvelle pièce le jeudi suivant, il pensa que j'aurais besoin de solitude, et m'offrit sa campagne de la Blancarde.

En sortant du théâtre, nous montâmes en voiture et allâmes à la campagne.

Imaginez-vous la plus délicieuse retraite qu'il y ait au monde, avec des forêts de pins qui au mois d'août, ne laissent point passer un rayon de soleil, avec des vergers d'amandiers qui, au mois de mars, quand à Paris tombe la véritable neige, froide et glacée, secouent, eux, leur neige parfumée et rose sur des gazons qui n'ont pas cessé d'être verts.

La maison était gardée par un simple jardinier nommé Claude, comme au temps de Florian et de madame de Genlis,

Le matin, au poste à feu de la Blancarde, il avait tué un oiseau qui lui était inconnu.

Il apportait cet oiseau à son maître.

Berteau poussa un cri de joie.

—Eh! mon ami, dit-il, c'est pour vous, c'est en votre honneur que cet oiseau s'est fait tuer.

Je pris l'oiseau, je l'examinai, le tournant et le retournant.

—Je ne lui trouve rien d'extraordinaire, dis-je, et, à moins que ce ne soit le rara avis de Juvénal ou le phénix qui vient déguisé en simple particulier pour le carnaval à Marseille…

Berteau m'interrompit.

—Eh! mon ami, c'est bien mieux que tout cela: c'est l'oiseau contesté, l'oiseau fabuleux, l'oiseau que l'on vous a accusé d'avoir trouvé dans votre imagination, l'oiseau qui n'existe pas, à ce que prétendent les savants; c'est un chastre, mon ami; voilà vingt ans que j'en cherche un pour vous l'envoyer. Tiens, Claude, voilà cent sous.

—Un chastre!

Je vous avoue que, moi-même, j'étais resté stupéfait; on m'avait tant dit que j'avais inventé le chastre, que j'avais fini par le croire.

Je m'étais dit que j'avais été mystifié par M. Louet, et je m'étais consolé, ayant été depuis mystifié par bien d'autres.

Mais non, l'honnête homme ne m'avait dit que la vérité; peut-être n'avait-il pas été à Rome en poursuivant un chastre, mais il avait pu y aller, puisque, ornothologiquement parlant, la cause première existait.

Je mis le chastre dans une boîte faite exprès, et je l'expédiai à
Paris pour le faire empailler.

Puis je m'occupai de mon installation.

La première chose qui m'était nécessaire était une cuisinière.

Je m'informai à Berteau.

—Diable! me dit-il, je vous en donnerais bien une, mais….

—Mais quoi?

—Mais elle a un défaut.

—Lequel?

—Elle ne sait pas faire la cuisine.

Je jetai un cri de joie.

—Eh! mon ami, lui dis-je, c'est justement ce que je cherche! Une cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine, mais c'est un oiseau bien autrement rare que votre chastre, que je soupçonne d'être le merle à plastron, ce qui, soyez tranquille, ne m'ôte aucunement de ma considération pour lui. Une cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine est un être sans envie, sans orgueil, sans préjugés, qui n'ajoutera pas de poivre dans mes ragoûts, de farine dans mes sauces, de chicorée dans mon café; qui me laissera mettre du vin et du bouillon dans mes omelettes sans lever les iras au ciel, comme le grand prêtre Abimeleck. Allez me chercher votre cuisinière qui ne sait pas faire la cuisine, cher ami, et n'allez pas vous tromper et m'en amener une qui la sache.

Berteau partit comme si c'était la veille qu'il eût jeté une perruque au parterre, et revint ramenant au petit trot derrière lui une bonne grosse Provençale de trente-cinq à quarante ans, avec un sourire sur les lèvres, une étincelle dans les yeux, et un accent que, près d'elle, la capitaine Pamphile parlait le tourangeau.

Elle s'appelait madame Cammel.

Nous nons entendîmes en quelques paroles.

Il fut convenu qu'elle ferait le marché et que je ferais la cuisine.

La seule part qu'elle prendrait à cette préparation chimique serait de gratter les légumes, d'écumer le pot-au-feu et de vider les volailles; je me chargeais du reste.

Il n'est pas, chers lecteurs,—détournez-vous, belles lectrices qui méprisez les occupations du ménage, et n'écoutez pas,—il n'est pas, chers lecteurs, que vous ne sachiez que j'ai des prétentions à la littérature, mais qu'elles ne sont rien auprès de mes prétentions à la cuisine.

J'ai, de par le monde, trois ou quatre grands cuisiniers de mes amis, que je me ménage pour collaborateurs dans un grand ouvrage sur la cuisine, lequel ouvrage sera l'oreiller de ma vieillesse.

Ces grands cuisiniers, ces illustres collaborateurs, sont Vuillemot, mon ancien hôte de la Cloche et de la Bouteille, qui tient aujourd'hui le restaurant de la place de la Madeleine, l'homme chez lequel on boit le meilleur vin, on mange les huîtres les plus fraîches, et l'on déguste les hollandais les plus fins; enfin Roubion et Jenard de Marseille, les seuls praticiens chez lesquels on mange la véritable bouillabaisse aux trois poissons.

Et, remarquez-le bien, chers lecteurs, mon livre ne sera pas un livre de simple théorie. Ce sera un livre de pratique. Avec mon livre, on n'aura plus besoin de savoir la cuisine pour la faire; au contraire, moins on la saura, mieux on la fera.

Car, si poétique que sera l'oeuvre, l'exécution sera toute matérielle. Comme en arithmétique, dès que j'aurai indiqué une recette, je donnerai la preuve de son infaillibilité.

Tenez,—exemple,—le premier venu, et bien simple; vous allez toucher la chose du doigt.

Il s'agit de faire rôtir un poulet.

Brillat-Savarin, homme de théorie, qui n'a, au fond, inventé que l'omelette aux laitances de carpes, a dit:

On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur.

C'est une maxime, c'est même plus ou moins qu'une maxime, c'est un vers.

Mais, au lieu d'une maxime, au lieu d'un vers, il aurait bien mieux fait de nous donner une recette.

Coutry, autre grand praticien, aujourd'hui retiré, a dit:

« Je préfère le cuisinier qui invente un plat à l'astronome qui découvre une étoile; car, pour ce que nous en faisons, des étoiles, nous en aurons toujours assez. »

Revenons à la manière de faire rôtir un poulet.

—Pardieu! c'est bien simple! me direz-vous, surtout avec nos cuisines économiques. Vous mettez votre poulet dans un plat, sur une couche de beurre, vous glissez le plat dans votre four, et, de temps en temps, vous arrosez le poulet.

—Pouah!—ne causons pas ensemble, s'il vous plaît, ce serait du temps perdu.—Un rôti au four! c'est bon pour des Esquimaux, des Hottentots et des Arabes.

—Alors, à la broche! soit à la broche au tourniquet, soit dans une cuisinière, avec une coquille devant.

—C'est déjà mieux; mais ne vous fâchez pas si je vous dis que c'est l'enfance de l'art que vous pratiquez là.

—L'enfance de l'art?

—Eh! oui. Savez-vous combien vous faites de trous à votre poulet en le faisant cuire de cette façon? Quatre: deux avec la broche, deux horizontalement, deux verticalement. Eh bien, c'est trois de trop. Ah! vous commencez à réfléchir, n'est-ce pas, chers lecteurs? Vous vous dites: « Le maître, en somme, pourrait bien avoir raison: plus le poulet a de trous, plus il perd de jus, et le jus du poulet, une fois tombé dans la lèchefrite, n'est plus bon qu'à faire des épinards; encore, pour les susdits épinards, la graisse de caille vaut-elle mieux. »

Pas de broches, mes enfants, pas de brochettes! Une simple ficelle!

Écoutez bien ceci:

Tout animal a deux orifices, n'est-ce pas? un supérieur, un inférieur; c'est incontesté.

Vous prenez votre poulet, vous lui faites rentrer la tête entre les deux clavicules, de manière à ce qu'elle pénètre dans les cavités de l'estomac (méthode belge), vous recousez la peau du cou de manière à fermer hermétiquement les blessures de la poitrine.

Vous retournez votre poulet, vous faites rentrer dans son orifice inférieur le foie, vous introduisez avec le foie un petit oignon et un morceau de beurre manié de sel et de poivre, et, devant un bon feu de bois, vous pendez votre poulet par les pattes de derrière à une simple ficelle, que vous faites tourner comme sainte Geneviève faisait tourner son fuseau.

Puis vous versez dans votre lèchefrite gros comme un oeuf de beurre frais et une tasse à café de crème.

Enfin, avec ce beurre et cette crème mêlés ensemble, vous arrosez votre poulet, en ayant soin de lui introduire le plus que vous pourrez de ce mélange dans l'orifice inférieur.

Vous comprenez bien qu'il n'y a pas même à discuter la supériorité d'une pareille méthode. Il y a à faire cuire deux poulets, et même trois poulets, si vous y tenez, à votre four, et à goûter.

Eh bien, dans mon livre, tout sera de cette simplicité, et, j'ose le dire, de cette supériorité.

Au bout de quatre jours de cette cuisine simple et substantielle, les Gardes forestiers étaient faits.—Le jeudi, ils furent lus.—Quinze jours après, ils furent joués avec le succès que vous ont dit les journaux de Marseille.

Berteau retrouva, le soir de la représentation, le premier murmure dans la salle; mais il le fit taire.

—Par quel moyen?

—Ah! quant à cela, je n'en sais rien… Par les moyens connus de
Berleau.

Le jour même où j'arrivai à Marseille, je pris Jenneval et Clarisse, et je les emmenai au château d'If.

À propos, je ne vous ai pas dit de moi et de ma pièce tout le bien que j'en pense, et je vous ai modestement renvoyé aux journaux de Marseille; mais ne point parler de la façon dont Jenneval et Clarisse jouèrent, l'un le père Vatrin et l'autre la mère Vatrin, ce serait une ingratitude.

Vous connaissez Clarisse, je n'ai donc rien à vous en dire, ou plutôt je n'ai à vous en dire que ce que vous en savez: que c'est une de ces rares organisations qui ont reçu de Dieu le privilège de vous faire rire et pleurer.

Mais vous ne connaissez pas Jenneval. C'est un beau garçon de trente-quatre à trente-cinq ans, un type qui tient à la fois de Clarence et de Mélingue, et qui a, surtout dans le grand drame, dans Richard Darlington, dans Buridan, dans Kean, de magnifiques emportements.

Cette fois, il perdait une partie de ses avantages, jouant un vieux garde dont les épaules, à force de porter son fusil, sont un peu rentrées dans la poitrine, dont les jambes, à force de marcher, sont un peu rentrées dans le ventre.

Eh bien, il y avait été tout simplement parfait.

Quand il y aura, dans un des théâtres de Paris, un directeur qui ne fera pas ses pièces lui-même, et que j'aurai un peu d'influence dans ce théâtre, j'y ferai entrer Jenneval.

Alors vous verrez et vous jugerez.

J'avais, en outre, retrouvé dans la troupe un garçon d'un grand talent, qui avait créé à Bruxelles le rôle de Mazarin dans mon drame de la Jeunesse de Louis XIV, arrêté par la censure parisienne.

On l'appelle Romanville.

Encore un qui devrait être à Paris, et qui n'y est pas.

En outre, étaient venues de Paris: mademoiselle Henriette Nova, charmante actrice déjà applaudie à l'Ambigu, et la petite Dubreuil, qui tient à neuf ans ce que les autres actrices promettent à peine à dix-huit.

Carré et M. Herbeley complétaient cet ensemble, auquel la meilleure troupe de drame de Paris eût porté envie.

Donc, grâce à eux, succès et grand succès. Maintenant, n'en parlons plus, et revenons au château d'If.

Ce n'était pas que je ne connusse le château d'If, si j'étais pressé d'y aller. Je le connais depuis 1834; en 1834, j'y fis une visite avec le même Berteau, que vous avez vu en 1858 m'accompagner à la Blancarde, et Méry, que nous laissâmes sur le rivage, comme une Ariane volontairement abandonnée.

C'est que Méry a le mal de mer rien qu'à regarder le balancement d'un bateau; aussi mîmes-nous sa peur à rançon; il ne fut racheté du voyage qu'à la condition qu'au retour il y aurait deux cents vers faits.

Au retour, il y en avait deux cent cinquante. Méry est de bonne mesure et donne toujours plus qu'on ne lui demande.

À l'époque où je visitai pour la première fois le château d'If,—1834—l'ombre de Mirabeau y régnait en souveraine. On n'y montrait que le cachot de Mirabeau; on n'y parlait que de Mirabeau; on n'y racontait que les faits et gestes de Mirabeau.

Depuis 1834, tout est bien changé.

Canaris! Canaris! nous t'avons oublié!

s'écrie Victor Hugo.

Hélas! Mirabeau est aujourd'hui bien plus oublié au château d'If que
Canaris en Grèce.

Qui est cause de cet oubli?

Votre serviteur, qui a eu le malheur de faire un roman en une douzaine de volumes, intitulé Monte-Cristo.

Avant d'être Monte-Cristo, Monte-Cristo fut Dantès.

Vous vous en souvenez bien; Dantès passe quatorze ans avec l'abbé Faria dans les cachots du château d'If, et n'en sort qu'en se substituant à celui-ci dans le sac qu'on jette à la mer.

Or, voilà que la légende fausse a pris la place de l'histoire vraie; voilà qu'on ne raconte plus au château d'If la captivité de Mirabeau, mais la fuite de Dantès.

Déjà, en 1847, quand j'ai fait représenter Monte-Cristo en deux journées, au Théâtre-Historique, j'avais écrit à Marseille pour avoir une vue du château d'If.

Le dessin me fut envoyé avec cette exergue:

Vue du château d'If, prise de l'endroit où Dantès a été précipité.

Depuis ce temps, la tradition n'a fait que croître et embellir. Un concierge fait sa fortune au château d'If—fortune de concierge, bien entendu—en six à sept ans, vend son fonds comme Boissier fait de son magasin, Philippe, de son restaurant, madame Prévost, de sa boutique de fleurs, et se retire avec des rentes.

Un journal a même été plus loin: il a annoncé qu'un de ces concierges enrichis m'avait, reconnaissant à son dernier soupir, laissé cent mille francs.

C'est possible, mais aucun notaire ne m'a encore écrit pour jne faire des communications à ce sujet.

Tant il y a que j'arrivai au château d'If pour me faire raconter l'histoire de Dantès comme à un étranger, et que, comme à un étranger, le concierge, ou plutôt la concierge, dans un baragouin espagnol impossible à comprendre, il faut lui rendre cette justice, me raconta l'histoire de Dantès.

Rien n'y manquait, je dois le dire, ni le corridor creusé d'un cachot à l'autre, ni la mort de Faria, ni la fuite du prisonnier.

Quelques pierres avaient même été tirées de la muraille pour donner plus de vraisemblance à la chose.

En sortant, je donnai au concierge un certificat constatant que toute cette histoire était parfaitement conforme au roman.

Mais j'avoue que j'écoutais le récit de la digne concierge avec une certaine distraction.

Au moment où j'avais pris une barque sur la Canebière,—la première venue,—un des bateliers qui étaient amarrés au quai avait dit quelques mots tout bas à l'oreille de son camarade, c'est-à-dire à celui que j'avais choisi. Il s'en était suivi une réponse de la part de mon batelier, puis une transaction qui avait eu pour résultat de mettre dix francs dans la poche du patron de ma barque.

Moyennant ces dix francs, le batelier étranger s'était établi à l'avant, avait pris un aviron de chaque main, et, tandis que son confrère restait les bras croisés sur la Canebière, il avait fait force de rames vers le château d'If, où, après une demi-heure de navigation, il nous avait heureusement déposés.

Il était clair que le bonhomme m'avait acheté à son collègue, et que le marché avait eu lieu à forfait pour dix francs.

Aussi, en mettant pied à terre, tirai-je quinze francs de ma poche, pensant que c'était le moindre bénéfice que je pusse donner à un homme qui avait estimé à dix francs l'honneur de me conduire.

Mais lui, secouant la tête:

—Non, monsieur Dumas, dit-il, ce n'est rien.

—Ah! ah! dis-je, vous me connaissez?

—Eh! tron de l'air, si je ne vous avais pas connu, je ne vous eusse pas acheté.

—Mais raison de plus, puisque vous m'avez acheté, pour que je vous rembourse au moins le prix que je vous ai coûté.

—Ah! sous ce rapport-là, je suis payé.

—Comment cela?

—Par le plaisir de vous avoir conduit. Ah ça! vous croyez donc que, parce qu'on est un pauvre batelier, on est une brute? Point. Oh! oh! on vous a lu, allez! La femme vous a lu, les enfants vous ont lu.

—Mais, mon ami, tout cela n'est pas une raison pour que vous me conduisiez gratis au château d'If; qu'est-ce que je dis, gratis! pour que vous donniez dix francs pour me conduire.

—L'imbécile! dit-il avec cet accent provençal qui prend une si grande expression dans la bouche d'un Marseillais; quand je pense qu'il ne vous connaît pas! Moi, vous seriez descendu dans mon bateau, et l'on fût venu m'offrir cent francs pour céder mon bateau, que je ne l'eusse pas cédé.

—Mais, mon Dieu, fis-je en me grattant l'oreille, cela m'embarrasse beaucoup.

—Oh! il n'y a pas d'embarras là-dedans. Voilà mon bateau, la Ville-de-Paris. Vous êtes à Marseille pour huit jours, quinze jours, un mois; la Ville-de-Paris est à votre disposition pendant tout le temps que vous serez à Marseille.

—Mais pas comme aujourd'hui, pas gratis, cher ami?

—Gratis, au contraire, ou, sans cela, l'affaire ne se fait pas.

—Cependant…

—Voilà comme je suis; seulement, si vous êtes trop fier pour accepter, eh bien, vous ferez de la peine à un de vos meilleurs amis, voilà tout.

Je lui tendis la main.

—J'accepte, lui dis-je.

—Alors, donnez vos ordres pour demain.

—Demain, à onze heures, je vais déjeuner à la Réserve.

—À onze heures, on vous attendra. Mais ne vous gênez pas, si ce n'est que pour midi, on vous attendra encore, on vous attendra toute la journée.

—Mais je vais vous ruiner, mon ami!

—Bah! vous ne me ferez jamais tant perdre que vous m'avez fait gagner! Mais vous êtes notre boulanger; c'est vous qui nous avez cuit notre pain avec votre roman de Monte-Cristo. À partir du mois d'avril jusqu'au mois de novembre, on n'entend sur la Canebière que cette phrase-là, avec dix accents différents: « Batelier, au château d'If! » Mais, si nous n'étions pas un tas d'ingrats, nous vous ferions une pension.

—Alors, n'en parlons plus; à demain onze heures.

—À demain onze heures.

Le lendemain, à onze heures, j'étais sur la Canebière; mon homme m'attendait. Je me fis conduire à la Réserve; je commandai un excellent déjeuner pour deux; puis, quand le déjeuner fut servi:

—Faites prévenir mon batelier que je l'attends, dis-je à Isnard.

On prévint mon batelier, qui monta en tordant son chapeau entre ses doigts.

Mais, de même que, sur l'eau, j'avais été obligé d'accepter ses conditions, sur terre, il fut forcé d'accepter les miennes.

Or, ces conditions étaient qu'il se mît à table et déjeunât; ce qu'il fit, du reste, d'excellente grâce.

Maintenant, chers lecteurs, c'est à vous de m'acquitter avec ce brave homme.

Si jamais vous allez à Marseille, et qu'à Marseille il vous prenne fantaisie de faire une promenade sur l'eau, demandez le batelier de la Ville-de-Paris; ne lui dites pas que vous me connaissez, pour Dieu! il ne vous laisserait pas payer.

Demandez-lui seulement si l'anecdote est vraie.

Je n'avais pas vu Marseille depuis 1842.

Or, depuis 1842, Marseille, grâce à nos colonies d'Afrique, grâce au commerce, qui chaque jour devient plus actif avec le Levant; grâce au port de la Joliette, grâce au quai Mirès, dont on peut rire à Paris, mais qu'il faut admirer à Marseille,—Marseille compte cinquante ou soixante mille habitants de plus, sans compter que la population flottante a doublé. Il est vrai qu'au contraire de la fille du Phocéen Protis, qui engraisse, profite et fleurit, la fille de Sextius Calvinus, la pauvre Aix maigrit, pâlit, s'étiole.

Le chemin de fer qui, à la suite du beau discours de Lamartine, a passé à Arles au lieu de passer à Aix, a achevé de tuer la pauvre ville poitrinaire; Aix, qui avait autrefois vingt-quatre mille habitants, n'en a pas quinze mille à cette heure.

Aussi Berteau, qui est aujourd'hui secrétaire, non plus du préfet, mais de la chambre de commerce, ce qui lui vaut dix-huit mille francs au lieu de cent louis, avait-il fait une proposition au conseil municipal de Marseille.

C'était d'acheter Aix.

Il avait calculé que c'était une affaire de cinq à six millions: on achetait toutes les maisons d'Aix; on les rasait, on passait la charrue sur leur emplacement, et on y plantait des oliviers.

Les Aixois, sans feu ni lieu, étaient obligés de venir à Marseille.

Bonne affaire pour les propriétaires auxquels tombait du ciel un surcroît de quatorze mille locataires avec de l'argent tout frais en poche. En outre, la cour royale, l'académie, l'université, les archives, suivaient naturellement les habitants.

Marseille héritait de tout cela; cela valait bien six millions, et il n'y avait rien d'énorme à faire une pareille proposition à une ville qui vient de dépenser quarante millions pour emprunter un filet d'eau à la Durance.

La municipalité refusa.

Les esprits sensés en sont encore à se demander pourquoi.

Berteau pense que c'est son affaire de 1831—vous savez, la fameuse affaire de la couronne de laurier et de la perruque—qui lui a fait du tort.

Il pourrait bien avoir raison: rien n'est rancunier comme un classique.

Il y a tel académicien qui ne peut pas encore pardonner au public du
Théâtre-Français le succès de Henri III et la chute d'Arbogaste.

À propos, on dit qu'il est question de le reprendre.—Oh! soyez tranquilles! Arbogaste,—pas Henri III.

HEURES DE PRISON

Un livre me tombe sous la main, qui réveille en moi de vieux souvenirs, un livre comme ceux de Pélisson, de Latude, du baron de Trenck, de Silvio Pellico et d'Andriane.

Celle qui l'a écrit n'est plus qu'un cadavre froid et insensible; le coeur qui a battu sous tant de douloureuses impressions s'est arrêté; l'âme qui a jeté de si lamentables cris est remontée au ciel.

Marie Capelle était-elle coupable ou non? Ceci est maintenant une affaire entre ses juges et Dieu. Elle disait obstinément, éternellement: Non! La loi a dit une seule fois: Oui, et cette seule affirmation l'a emporté sur toutes ses dénégations.

Nous l'avons connue enfant, parée de la double robe virginale, de la jeunesse et de l'innocence. Si notre conscience avait à prendre un parti, peut-être, comme la loi, dirait-elle: Oui; si notre coeur et notre imagination avaient à absoudre ou à condamner, peut-être, comme la victime, diraient-ils: Non.

En tout cas, coupable ou innocente, Marie Capelle est morte; elle a pour elle aujourd'hui l'expiation du cachot, la réhabilitation de la tombe. Recueillons donc les larmes qui, pendant onze ans, sont tombées goutte à goutte de ses yeux. Que ce soit le remords, l'injustice ou le désespoir qui les ait fait couler, celle qui les versait, pécheresse ou martyre, est maintenant à la droite du Seigneur; ses larmes sont pures comme le liquide cristal qui sort du rocher.

Aussi accorderons-nous au livre un peu plus d'espace, à la prisonnière un peu plus de temps que d'autres ne leur en ont accordé. Ni la prisonnière ni le livre ne nous sont étrangers. J'étais lié au grand-père de Marie Capelle, mon tuteur; je suis lié à sa mère par les liens de la famille: Antonine, sa soeur, a épousé un de mes parents.

On me dit que sa famille, qui l'avait abandonnée avant son mariage, l'a reniée après son crime.—Remarquez que je parle au point de vue de la loi, et que je la tiens coupable, du moment que le jury a dit qu'elle l'était.

Mais, de mon côté, il n'en a pas été ainsi: au moment du procès, j'ai fait ce que j'ai pu pour la sauver; condamnée et captive, j'ai fait ce que j'ai pu pour la faire sortir de prison.

En 1848, j'étais près d'obtenir du roi Louis-Philippe, qui, aux yeux de la nature, lui était plus proche parent que moi, la grâce de Marie Capelle. J'avais parole du ministre de la justice qu'elle passerait de la prison de Montpellier dans une maison de santé, et, de la maison de santé, à l'air libre. Pauvre hirondelle, comme elle eût secoué ses ailes en deuil! comme elle eût chanté son plus joyeux chant!

Maintenant, pourquoi, en 1847 et 1848, avais-je redoublé d'efforts pour rendre la liberté à la pauvre prisonnière? d'où vient que je m'étais exposé à toutes les avanies auxquelles s'expose un solliciteur, moi qui redoute tellement les avanies, que je n'ai jamais rien sollicité pour moi?

Je vais vous le dire.

Au mois de décembre 1846, je voyageais en Afrique avec mon fils, Auguste Maquet, Louis Boulanger, Giraud et Desbarolles. Nous avions quitté, cinq ou six heures auparavant, ce nid d'aigle qu'on appelle Constantine, et nous étions forcés de faire halte et de passer la nuit au camp de Smendou.

Le camp de Smendou avait des murailles, mais n'avait point de maisons.
On avait dû songer à se défendre avant de songer à se loger.

Je me trompe: il y avait une grande barraque en bois qui portait le nom pompeux d'auberge, et une petite maison en pierre modelée en miniature sur le fameux hôtel de Nantes, qui est resté si longtemps debout et isolé sur la place du Carrousel, laquelle maison était habitée par le payeur du régiment en garnison au camp de Smendou.

C'est remarquable comme il fait froid en Afrique! c'était à croire que le soleil, roi des Saharas, avait abdiqué, et faisait faire son intérim par Saturne ou par Mercure. Il avait plu, et gelé par-dessus la pluie; de sorte que nous arrivions au terme de notre étape tout mouillés et tout transis.

Nous entrâmes à l'auberge et nous nous pressâmes autour du poêle, tout en commandant le souper.

Il faisait une bise atroce, et cette bise passait par les planches gercées, de manière à nous faire craindre d'être obligés de souper sans chandelle. Smendou, en 1846, n'en était pas arrivé encore à ce degré de civilisation, de se servir de lampes ou de bougies.

Je demandai deux hommes de bonne volonté pour se mettre en quête d'une chambre, tandis que je veillerais sur le souper.

Quoiqu'on mangeât mieux qu'en Espagne, cela ne voulait pas dire que l'on mangeât agréablement et abondamment.

Giraud et Desbarolles se dévouèrent. Ils prirent une lanterne: tenter de parcourir les corridors avec une chandelle, c'était une entreprise insensée qui ne se présenta même point à leur esprit.

Au bout de dix minutes, les intrépides explorateurs revinrent; ils rapportaient cette nouvelle, qu'ils avaient trouvé une espèce de galetas par les interstices duquel le vent pénétrait de tous les côtés. Le seul avantage que présentait une nuit passée là sur une nuit passée à la belle étoile, c'est qu'on avait chance d'y attraper des coups d'air.

Nous écoutions mélancoliquement le récit de Giraud et de Desbarolles,—je dis de Giraud et de Desbarolles, parce que nous espérions toujours, en les interrogeant l'un après l'autre, apprendre de celui qui s'était tu quelque chose de mieux que de celui qui avait parlé;—mais ils avaient beau alterner, comme Mélibée et Damétas, leur chant était d'une effroyable monotonie et d'une lamentable uniformité.

Tout à coup, notre hôte, après avoir échangé quelques paroles avec un soldat, vint à moi, me demanda si je ne m'appelais pas M. Alexandre Dumas, et, sur ma réponse affirmative, me présenta les compliments de l'officier payeur, lequel le chargeait de m'offrir l'hospitalité dans le rez-de-chaussée de la petite maison en pierre sur laquelle, dès notre arrivée et en la comparant à la barraque en bois, nous avions tourné des regards d'envie.

L'offre était donc on ne peut plus opportune. Seulement, je demandai s'il y avait des lits pour six personnes, ou, tout au moins, si le rez-de-chaussée était assez grand pour nous contenir tous. Le rez-de-chaussée avait douze pieds carrés et ne contenait qu'un lit.

J'envoyai tous mes compliments à l'obligeant officier; mais, du moment qu'il n'y avait qu'un lit, je priai notre hôte de lui dire que je ne pouvais accepter.

C'était du dévouement; mais ce dévouement fut repoussé par ceux en faveur de qui il se produisait. Mes compagnons de voyage s'écrièrent d'une seule voix qu'ils n'en seraient pas mieux parce que je serais plus mal, et ils insistèrent en choeur pour que j'acceptasse l'offre qui m'était faite.

La logique de ce raisonnement me touchant d'un côté, le démon du bien-être me sollicitant de l'autre, j'étais tout près d'accepter, quand j'objectai un dernier scrupule.

Je privais l'officier payeur de son lit.

Mais mon hôte semblait avoir une carte d'arguments comme il avait une carte de mets; seulement, la première était mieux fournie que la seconde. Il me répondit que l'officier avait déjà fait dresser un lit de sangle au premier, et qu'au lieu de le priver de quoi que ce fût, je lui faisais, au contraire, le plus grand plaisir en acceptant.

Résister plus longtemps à une offre faite avec tant de cordialité eût été chose ridicule. J'acceptai donc; seulement, je mis pour condition que j'aurais l'honneur de lui présenter mes remercîments.

Mais l'ambassadeur me répondit que l'officier payeur était rentré très-fatigué, qu'il s'était immédiatement couché sur son lit de sangle, en priant que l'on me transmît son offre.

Dès lors, je ne pouvais plus le remercier qu'en le réveillant, ce qui faisait de ma politesse quelque chose qui ressemblait fort à une indiscrétion.

Je n'insistai donc pas davantage, et, le souper fini, je me fis conduire au rez-de-chaussée qui m'était destiné.

La pluie tombait à torrents, et un vent aigu sifflait à travers quelques arbres dépouillés de leurs feuilles, la barraque de l'aubergiste, la maison du payeur et les tentes des soldats.

J'avoue que je fus agréablement surpris à la vue de mon logement. C'était une jolie petite cellule, parquetée en sapin, où l'on avait poussé la recherche jusqu'à couvrir les murs d'un papier. Cette petite chambre, toute simple qu'elle était, s'offrait à moi avec un parfum de propreté aristocratique.

Les draps étaient d'une blancheur éclatante et d'une finesse remarquable; une commode, aux tiroirs ouverts, laissait voir, dans l'un, une élégante robe de chambre, dans l'autre, des chemises blanches et de couleur.

Il était évident que mon hôte avait prévu le cas où je désirerais changer de linge, sans prendre la peine d'ouvrir mes malles.

Tout cela avait un caractère de courtoisie presque chevaleresque.

Il y avait bon feu dans la cheminée. Je m'en approchai.

Sur la cheminée, il y avait un livre. Je l'ouvris.

Ce livre était l'Imitation de Jésus-Christ.

Sur la première page du livre saint étaient écrits ces mots:

Donné par mon excellente amie la marquise de…

Le nom venait d'être raturé il n'y avait pas dix minutes, et de façon à le rendre illisible.

Étrange chose!

Je levai la tête pour regarder autour de moi, doutant que je fusse en
Afrique, dans la province de Constantine, an camp de Smendou.

Mes yeux s'arrêtèrent sur un petit portrait au daguerréotype.

Ce portrait représentait une femme de vingt-six à vingt-huit ans, accoudée à une fenêtre et regardant le ciel à travers les barreaux d'une prison.

La chose devenait de plus en plus étrange; plus je regardais cette femme, plus j'étais convaincu que je la connaissais.

Seulement, cette ressemblance, qui ne m'était pas étrangère, flottait dans les vagues horizons d'un passé déjà lointain.

Quelle pouvait être cette femme prisonnière? à quelle époque était-elle entrée dans ma vie? de quelle façon s'y était-elle mêlée? quelle part y avait-elle prise, superficielle ou importante? Voilà ce qu'il m'était impossible de préciser.

Cependant, plus je regardais le portrait, plus je demeurais convaincu que je connaissais ou que j'avais connu cette femme.

Mais la mémoire a parfois de singuliers entêtements: la mienne s'ouvrait parfois sur des échappées de ma jeunesse, mais presque aussitôt une épaisse brume envahissait le paysage, brouillant et confondant tous les objets.

Je passai plus d'une heure la tête appuyée dans ma main; pendant cette heure, tous les fantômes de mes vingt premières années, évoqués par ma volonté, reparurent devant moi: les uns rayonnants comme si je les avais vus la veille; les autres dans la demi-teinte; les autres, pareils à des ombres voilées.

La femme du portrait était parmi ces derniers; mais j'avais beau étendre la main, je ne pouvais soulever son voile.

Je me couchai et m'endormis, espérant que mon sommeil serait plus lumineux que ma veille.

Je me trompais.

Je fus réveillé à cinq heures par mon hôte, qui frappait à ma porte, et qui m'appelait.

Je reconnus sa voix.

J'allai ouvrir, et je le priai de demander pour moi, au propriétaire de la chambre, au propriétaire du livre, au propriétaire du portrait, la permission de lui présenter mes remercîments. En le voyant, peut-être tout ce mystère, qui m'eût semblé un rêve si les objets qui occupaient ma pensée n'eussent point été sous mes yeux; en le voyant, dis-je, peut-être tout ce mystère me serait-il expliqué. En tout cas, si la vue ne suffisait pas, il me restait la parole; et, au risque d'être indiscret, j'étais résolu à interroger.

Mais c'était un parti pris: mon hôte me répondit que l'officier payeur était parti depuis quatre heures du matin, exprimant le regret de partir si tôt, ce qui le privait du plaisir de me voir.

Cette fois, il était évident qu'il me fuyait.

Quelle raison avait-il de me fuir?

C'était plus difficile encore à établir que l'identité de cette femme, au portrait de laquelle je revenais sans cesse. J'en pris mon parti et je tâchai d'oublier.

Mais n'oublie pas qui veut. Mes compagnons de voyage me trouvèrent, sinon tout soucieux, du moins tout pensif; ils me demandèrent la cause de ma préoccupation.

Je leur racontai cette contre-partie du voyage de M. de Maistre autour de sa chambre.

Puis nous remontâmes en diligence, et nous dîmes adieu, probablement pour toujours, au camp de Smendou.

Au bout d'une heure de marche, une côte assez roide se dressa sur notre chemin; la diligence s'arrêta, le conducteur nous faisant cette galanterie, à laquelle ses chevaux étaient encore plus sensibles que nous, de nous offrir de descendre.

Nous acceptâmes ce délassement. La pluie de la veille avait cessé, et un pâle rayon de soleil filtrait entre deux nuages.

Au milieu de la montée, le conducteur de la diligence s'approcha de moi d'un air mystérieux.

Je le regardai d'un air étonné.

—Monsieur, me dit-il, savez-vous le nom de l'officier qui vous a prêté sa chambre?

—Non, lui répondis-je, et, si vous le savez, vous me feriez grand plaisir de me l'apprendre.

—Eh bien, il se nomme M. Collard.

—Collard! m'écriai-je; et pourquoi ne m'avez-vous pas dit ce nom-là plus tôt?

—Il m'avait fait promettre de ne vous le dire que lorsque nous serions à une lieue de Smendou.

—Collard! répétais-je comme un homme à qui l'on ôte un bandeau de devant les yeux.—Ah! oui, Collard.

Ce nom m'expliquait tout.

Cette femme qui regardait le ciel à travers les barreaux de sa prison, cette femme, dont ma mémoire avait gardé une image indécise, c'était Marie Capelle, c'était madame Lafarge.

Je ne connaissais qu'un Collard, Maurice Collard, avec qui j'avais, aux jours de notre jeunesse, couru tant de fois, insoucieux, dans les allées ombreuses du parc de Villers-Hellon. Pour moi, cet homme retiré du monde, réfugié dans un désert, payeur d'un régiment, ne pouvait être que celui que j'avais connu, c'est-à-dire l'oncle de Marie Capelle.

De là le portrait de la prisonnière sur la cheminée. La parenté expliquait tout.

Maurice Collard! Mais pourquoi donc s'était-il privé de ce sympathique serrement de main qui nous eût rajeunis tous deux de trente années?

Par quel sentiment de honte mal entendue s'était-il si obstinément dérobé à mes yeux, aux yeux d'un compagnon de son enfance?

Oh! sans doute, de peur que mon orgueil ne lui fît an reproche d'être le parent et l'ami d'une femme dont j'avais été moi-même l'ami et qui était presque ma parente.

Que tu connaissais mal mon coeur, pauvre coeur saignant, et comme je t'en voulais de ce doute désespéré!

J'avais éprouvé peu de sensations aussi navrantes que celle qui, en ce moment, m'inonda le coeur de tristesse.

Je voulais retourner à Smendou; je l'eusse fait si j'eusse été seul; mais, en faisant cela, j'imposais deux jours de retard à mes compagnons.

Je me contentai de déchirer une page de mon album, et d'écrire au crayon;

« Cher Maurice,

» Quelle folle et désolante idée t'a donc passé par l'esprit au moment où, au lieu de venir te jeter dans mes bras, comme dans ceux d'un ami qu'on n'a pas vu depuis vingt ans, tu t'es caché, au contraire, pour que je ne te rencontrasse point? Si ce que je crois est vrai, c'est-à-dire que ta douleur vienne de l'irréparable malheur qui nous a frappés tous, par qui pouvais-tu être consolé si ce n'est par moi, qui veux croire à l'innocence de la pauvre prisonnière, dont j'ai trouvé le portrait suspendu à ta cheminée?

» Adieu! je m'éloigne de toi, le coeur gros de toutes les larmes enfermées dans le tien.

» Alex. DUMAS. »

En ce moment, deux soldats passaient; je leur remis mon billet à l'adresse de Maurice Collard, et ils me promirent qu'il l'aurait dans une heure.

Quant à moi, arrivé au sommet de la montée, je me retournai, et je vis une dernière fois, dans le lointain, le camp de Smendou, tache sombre, étendue sur la rouge verdure du sol africain.

Je fis de la main un signe d'adieu à l'hospitalière maison, qui s'élevait, pareille à une tour, et de la fenêtre de laquelle l'exilé suivait peut-être notre marche vers la France.

Trois mois après mon retour à Paris, je reçus par la poste un paquet au timbre de Montpellier.

Je brisai l'enveloppe: elle contenait un manuscrit d'une petite écriture, fine, régulière, dessinée plutôt qu'écrite; plus, une lettre d'une écriture ardente, fiévreuse, pressée, arrachée, comme par secousses et comme dans des accès de Jélire à la plume qui l'avait tracée.

La lettre était signée: « Marie Capelle. »

Je tressaillis. Je n'avais pas complétement oublié la douloureuse aventure du camp de Smendou. Sans doute, cette lettre de la pauvre prisonnière était le complément, la postface, l'épilogue de cette aventure.

Voici ce que contenait la lettre. Après la lettre viendra le manuscrit.

« Monsieur,

» Une lettre que je reçois de mon cousin Eugène Collard,—car c'est mon cousin Eugène Collard (de Montpellier), et non mon oncle Maurice Collard (de Villers-Hellon), qui a eu le plaisir de vous donner l'hospitalité au camp de Smendou,—m'apprend toute la sympathie que vous lui avez témoignée pour moi.

» Et cependant, cette sympathie est incomplète, car il vous reste un doute sur moi. Vous voulez croire à mon innocence, dites-vous?… Ô Dumas! vous qui m'avez connue tout enfant, vous qui m'avez vue dans les bras de ma digne mère, sur les genoux de mon bon grand-père, pouvez-vous supposer que cette petite Marie à la robe blanche, à la ceinture bleue, que vous avez rencontrée un jour cueillant des pâquerettes dans les prés de Corcy, ait commis le crime abominable dont elle était accusée? car, de ce honteux vol de diamants, je ne vous en parle même pas. Vous voulez croire, dites-vous?… Ô mon ami, vous qui pouvez être mon sauveur, si vous le voulez; vous qui, avec votre voix européenne; vous qui, avec votre plume puissante, pourriez faire pour moi ce que Voltaire a fait pour Calas, croyez, je vous en supplie, croyez, par l'âme de tous ceux que vous avez connus et qui vous aimaient comme un enfant ou comme un frère, par la tombe de mes vieux parents, par celle de mon père et de ma mère, je vous jure, mon ami, les bras étendus vers vous, à travers les barreaux de ma prison, je vous jure que je suis innocente!

» Pourquoi donc Collard ne vous a-t-il pas, ou pourquoi ne s'est-il pas, en vous parlant, assuré de votre opinion sur la pauvre prisonnière qui tremble en vous écrivant? Ah! lui, sait que je ne suis pas coupable; lui, si vous doutiez encore, vous eût convaincu. Oh! si je pouvais vous voir, si jamais vous passiez à Montpellier,—car, que vous y veniez exprès, je n'ai point cet espoir,—je suis bien sûre qu'en voyant mes larmes, en entendant mes sanglots, en sentant mes mains brûlantes de fièvre, d'insomnie, de désespoir, prendre vos mains, je suis sûre que vous diriez, comme tous ceux qui me voient, comme tous ceux qui me connaissent: « Non! oh! non, Marie Capelle n'est point coupable! »

» Vous rappelez-vous, dites, que nous avons dîné ensemble chez ma tante Garat, deux ou trois mois avant ce malheureux mariage? Il n'en était point question encore. Oh! j'étais bien heureuse alors! heureuse comparativement; car, depuis la mort de mon cher grand-père, je n'ai jamais été heureuse.

» Eh bien, Dumas, rappelez-vous l'enfant, rappelez-vous la jeune fille; la prisonnière est aussi innocente que l'enfant et que la jeune fille; seulement, elle est plus digne de pitié, car elle est martyre.

» Mais écoutez bien une chose dont je ne vous ai point encore parlé et dont il faut que je vous parle. Ce qui me désespère, ce qui m'étendra bientôt morte dans une des étroites cellules de la mort ou dans une des cellules horribles de la folie, c'est l'inutilité de l'existence, c'est le doute de moi-même, c'est tour à tour ma confiance dans ma force et ma méfiance dans les moyens de la révéler. « Travaillez, » me dit-on. Oui; mais la publicité est aussi nécessaire aux germes de l'esprit que le soleil à ceux des moissons. Suis-je ou ne suis-je pas? Pauvre Hamlet, qui met en doute la justice humaine! Est-ce ma vanité qui m'égare dans des sentiers qui ne devaient pas être les miens? N'est-ce pas seulement dans le coeur de mes amis que j'ai de l'esprit et du talent? Tantôt je me surprends faible, hésitante, variable, femme enfin comme personne ne l'est, et je m'assigne ma place au coin du feu; je rêve des joies douces et pâles, j'emprisonne dans mon coeur seul la flamme que je sens si souvent monter à mon front; je caresse le rêve de devoirs si charmants et si ombragés par la solitude, que nul être humain ne pourrait m'y venir chercher pour m'y faire ressouvenir du passé. Tantôt c'est ma tête qui a la fièvre; mon âme semble se presser aux parois de mon cerveau pour l'élargir; mes pensées ont une voix: les unes chantent, les autres prient, les autres se lamentent; mes yeux mêmes semblent regarder en dedans. Je me comprends à peine moi-même, et cependant, grâce à l'état d'exaltation dans lequel je suis, je comprends tout, le jour, la nature, Dieu. Si je veux m'occuper des soins de la vie, si je veux lire, par exemple, eh bien, je suis obligée d'achever les pensées du livre qui me paraissent incomplètes. Je les mène avec mon imagination ou mon coeur pour guide, je ne sais pas bien lequel, une étape plus haut que l'auteur ne les a conduites. Les mots, ceux-là mêmes qui n'ont que des significations vulgaires aux yeux des autres, m'ouvrent, à moi, des horizons sans bornes qui se creusent, s'allument et m'attirent invinciblement dans leurs lumineuses voies. Je me souviens de choses que je n'ai jamais vues, mais qui, peut-être, se sont passées dans un autre monde, dans une vie antérieure. Je suis comme un étranger qui, ouvrant un livre d'idiome inconnu, y trouverait la traduction de ses propres oeuvres, et qui continuerait à lire ainsi en lui-même, non pas la forme, mais l'âme, mais la pensée, mais le secret de ces caractères étranges qui restent des hiéroglyphes indéchiffrables à ses yeux.

» Si, au lieu de lire, je veux travailler à quelque ouvrage de femme, mon aiguille tremble dans ma main, comme si c'était une plume aux mains d'un grand écrivain ou un pinceau aux mains d'un grand peintre. Artiste jusqu'au fond de l'âme, il me semble alors que je mettrais de l'art jusque dans un ourlet.

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