Bric-à-brac
» Enfin, si, au lieu de coudre et de lire, je continue à rêver, si je m'abîme dans une contemplation qui s'élève jusqu'à l'extase, alors ma fièvre devient plus intense et se ravive, et ma pensée escalade les étoiles.
» Maintenant, comment décider,—tirez-moi de mon doute, Dumas,—comment décider lequel de tous ces états est celui auquel Dieu m'a destinée? Comment savoir si ma vocation est la faiblesse ou la force? Comment choisir entre la femme de la nuit et celle du jour, entre l'ouvrière de midi ou la rêveuse de minuit, entre l'indolente que vous aimez et la courageuse que vous avez bien voulu quelquefois louer et admirer? Ah! mon cher Dumas, ce doute de moi est le plus cruel des doutes! J'ai besoin d'encouragement et de critique; j'ai besoin que l'on choisisse pour moi entre l'aiguille et la plume; rien ne me coûterait pour arriver au but si je me sentais des aides. Mais la médiocrité me fait horreur, et, s'il n'y a en moi qu'une femme, je veux brûler de vains jouets, et borner mon ambition à rester bien aimée et à savoir moi-même sublimement aimer. Le médiocre dans les lettres, mon Dieu! c'est la roideur plate et vulgaire, c'est le corps sans l'âme, c'est l'huile qui tache quand elle n'éclaire pas.
» La grenouille de la Fontaine nous fait pitié lorsqu'elle crève d'orgueil en voulant imiter le boeuf; peut-être nous ferait-elle envie coassant d'aise dans son palais de nénufars ou dans sa haute futaie de roseaux.
» Le travail latent et muet auquel je suis condamnée n'a pas seulement pour danger de me tromper sur ma valeur et de m'induire peut-être dans des rêves de la moins inexcusable vanité. Si j'ai du talent, il l'énerve et m'impose encore des doutes dont la paresse fait trop amplement profit. Je fais, je défais, je refais, je rature, je gratte, je brûle à propos de rien. Il est vrai que, dans ma prison, j'en ai tout le temps; j'abandonne beaucoup et je termine avec une peine infinie. Sans doute, l'artiste doit être sévère pour son oeuvre et la mener aussi loin, vers la perfection, que ses forces le lui permettent; mais, à côté des grandes oeuvres, doivent s'exécuter à plume levée les causeries d'un jour, des études, des bagatelles enfin, travaux, ou plutôt distractions intermédiaires qui reposent des grands travaux, qui utilisent le trop plein de la pensée, qui donnent enfin un corps à nos rêves du jour, plus douloureux souvent, par le malheur, plus réels que ceux de la nuit. Autrefois, la causerie charmante des salons gaspillait ce trop plein dont je vous parle; les hommes supérieurs allaient dans le monde semer les perles inutiles de leur esprit, et chacun pouvait les ramasser, comme les courtisans de Louis XIII faisaient de celles qui ruisselaient du manteau de Buckingham. Aujourd'hui, la presse a remplacé la causerie aristocratique: c'est sur elle, c'est en elle que s'abattent les pensées venues des quatre coins de l'horizon, c'est là que fleurissent ces impressions fugitives, nées de l'événement du jour, ces souvenirs, ces larmes que le lendemain ne retrouve pas, enfin ces fantômes diaprés de la vie extérieure, si brûlants, mais si fragiles.
» Vous le voyez, Dumas, je me crois déjà libre, je me crois déjà auteur, je me crois déjà poète, je vis en liberté, j'ai de la réputation, du bonheur, et tout cela, tout cela grâce à vous.
» En attendant, laissez-moi vous envoyer quelques pensées fugitives, quelques fragments détachés, et dites-moi si la femme qui fait cela a l'espérance de vivre un jour honorablement de sa plume.
» Ami de ma mère, ayez pitié de sa pauvre fille!
» MARIE CAPELLE. »
On a lu la lettre de la prisonnière. Maintenant, on va lire les pensées que contenait le manuscrit joint à cette lettre.
SOUVENIRS ET PENSÉES D'UNE EXILÉE.
ITALIE.
« Italie, qui empruntes à deux mers la ceinture bleue des vagues pour voiler tes beaux flancs!
» Italie, qui, pour orner ta tête, possèdes le fier bandeau de toutes les neiges alpines!
» Terre doublée de volcans, terre revêtue de roses, je te salue, et je pleure rien qu'en pensant à toi.
» Ton ciel radieux d'étoiles, tes brises parfumées, dont une seule haleine effacerait un deuil; ton écrin de beauté, présent de la nature; ton écrin de génie, hommage de tes enfants; tes harmonies, tes joies et jusqu'à tes soupirs appartiennent aux heureux!
» Moi, je suis malheureuse, je ne te verrai plus!
» 1844. »
VILLERS-HELLON.
« Bon ange gardien des jours de mon enfance, toi que ma prière, le soir, appelait vers mon berceau, bon ange, aujourd'hui ma voix t'invoque encore! Va, retourne sans moi là où je fus aimée.
»L'étang sert-il toujours de miroir aux tilleuls? Les nénufars d'or voguent-ils toujours sur les eaux à l'approche du soir? Bon ange, ta douce égide veille-t-elle toujours, près de ces rives fatales, aux jeux des petits enfants?
» Vois-tu le tronc noueux de l'aubépine rose qui fleurit la première au retour du printemps? Chère aubépine… J'atteignais ses rameaux avec le bras de mon père pour en saluer la fête de l'aïeul bien-aimé.
»Retrouves-tu les roses préférées de ma mère, les peupliers plantés le jour où je suis née? Nos noyers bordent-ils encore les chemins du village, et leur ombre voit-elle passer les pompes de Marie?
»Le temps respecte-t-il l'humble église gothique, dont l'autel est de pierre, dont le christ est d'ébène? Une autre, à ma place et en mon absence, suspend-elle en festons les bluets et les roses aux frêles arceaux du sanctuaire?
»Bon ange, parmi les fleurs, sous un rideau de saules, vois-tu la tombe où dorment mes morts tant pleurés? Leur bonté leur survit, les pauvres les visitent, et mon âme s'envole de l'exil pour y prier.
»Je vais où va la feuille que le tourbillon entraîne…. Je vais où va le nuage que la tempête emporte. En deuil de ma vie, morte à l'espérance même, je ne reviendrai plus où j'ai laissé mon coeur.
» Bon ange; sème les roses sur les tombes de mes pères! donne les parfums aux fleurs qui s'effeuillent à leurs pieds! Fais que ce soit moi qui pleure, non-seulement mes larmes, mais encore celle des vies soeurs de ma vie, afin que l'on reste heureux là où je fus aimée! »
«O vous tous qui passez sur le chemin,
regardez et voyez s'il est une douleur
comparable à ma douleur.»
JÉRÉMIE.
AFFLICTION.
«Seigneur, voyez mon affliction! Je compte avec mes larmes les jeunes heures de ma vie. Je n'attends rien au matin, et, quand, après l'ennui du jour, revient la tristesse du soir, Seigneur, je n'attends rien encore.
» Mon berceau fut béni. Je fus aimée, enfant. Jeune fllle, je vis le respect des hommes s'incliner sur mon passage. Mais la mort prit mon père, et son dernier baiser glaça le premier sourire sur mon front.
» Malheur aux orphelins!… Étrangers sur la terre, ils savent aimer encore et ne sont plus aimés. Ils rappellent aux hommes le souvenir des morts, et les heureux les jettent dans les luttes du monde sans même les armer d'une bénédiction.
» Malheur aux orphelins!…. Les nuages s'amassent vite sur ces pauvres existences que nul ne protége, que nul ne défend. À la veille de vivre, moi, je pleurais ma vie. À la veille d'aimer, hélas! je portais déjà le deuil de mon bonheur.
» Tous ceux qui m'étaient chers ont détourné la tête; ils se sont isolés dans un superbe mépris, Quand je criais vers eux, ils m'appelaient maudite, parce que je criais du fond de l'abîme; et cependant, mon Dieu, vous le savez, vous, je n'ai point échangé ma robe d'innocence contre la ceinture d'or du péché.
» Seigneur, mes ennemis m'insultent. Dans leur triomphe, ils bravent le remords et se rient de mes pleurs! Mon Dieu, hâte pour moi le jour de la justice! Mon Dieu, daigne servir de père à l'orpheline! Mon Dieu, daigne servir de juge à l'opprimée!»
(Deuixième anniversaire.)
«Minuit, 15 juillet 1845.
» Les haleines de la nuit apportent les rêves à l'homme et la rosée aux fleurs. Dans les bois, la source murmure un cantique au sommeil. Sous les lilas, le rossignol chante, et sa voix, qui dit à la rose: Je t'aime! fait sourire l'espérance, fait pleurer le regret.
» À travers les nuages, la lune glisse et projette mille visions d'opale sur les prés. L'écho répond par un soupir au soupir qu'il écoute. La pensée se souvient, le coeur aime, l'âme prie, et les anges recueillent, pour les confier à Dieu, nos plus nobles pensées, nos plus saintes prières, nos plus chastes amours.
»J'aime le soir; j'aime les brises parfumées qui portent mes larmes aux morts, mes regrets aux absents.
» J'aime le soir; j'aime ces pâles ténèbres qui retranchent un jour aux jours de mon malheur. »
AMITIÉ.
« L'amitié consiste dans l'oubli de ce que l'on donne, et dans le souvenir de ce que l'on reçoit. »
« Février 1847,
» Le soleil, astre roi du bonheur et du jour, éblouit les regards de l'homme.
» Les étoiles, douces filles de la solitude et de la nuit, attirent les pensées vers le ciel.
» Le soleil, c'est l'amour qui fait vivre.
» L'étoile, c'est l'amitié qui nous aide à mourir.
» Jeune, j'ai salué le bonheur, j'ai salué l'espérance. Aujourd'hui, je ne crois plus qu'en la douleur et qu'en l'oubli. Le temps a effacé la chimère de mes rêves. O mon étoile! ô ma sainte amitié! je n'aime plus que toi!
» Toutes mes larmes se séchaient au rayon d'un sourire.
» Le sourire s'est éteint.
» Un coeur battait pour moi, et, seul contre la haine, savait bien me défendre.
» J'écoute, la haine s'agite encore; mais le coeur ne bat plus. »
À A.G.
« Enfant, vous demandez pourquoi ma tête penche sur mes froids barreaux, et vers quelles régions ma pensée s'élance, à cette heure où, le jour s'éteignant dans la nuit, la nature s'endort, et l'Angelus chante l'hymne sainte de Marie.
» Mes pensées, oh! combien elles sont loin de la terre! Pour elles, plus d'espérances, pas même un regret. Je suis morte ici-bas, et, pour revivre encore, je souffre, je pleure, je prie, et doucement aux méchants je pardonne, pour que Dieu, en m'aimant, bénisse mon malheur.
» Je ne veux pas haïr. L'amour, c'est l'harmonie qui fait vibrer nos âmes au saint nom du Seigneur; l'amour, c'est notre loi et notre récompense; c'est la force du martyre, la palme de l'innocence.—Je ne veux pas haïr; la haine éteint l'amour, et l'amour, c'est la vie.
» Jeune âme qui m'aimez, puissiez-vous être heureuse! Ma prière vous garde, ma pensée vous bénit. Espérez un bonheur, et, s'il faut que vos yeux connaissent aussi les larmes, hélas! souvenez-vous que, sur la terre d'exil, le sentier le plus rude est celui qui conduit tout droit vers notre patrie du ciel.
» La vie est une épreuve: nous vivons pour mourir. Peu importe la vie, et, quand viendra le soir, si ma tête se penche tristement sur mes froids barreaux, enfant, ne pleurez pas, mon coeur est innocent; le ciel a des étoiles, et Dieu a la justice pour le triomphe de la vérité! »
MORT.
« 2 novembre 1848.
» Heureux, vous calomniez la mort. Aveuglés par la peur de la libératrice, vous faites une homicide de la vierge des tombeaux. Vous lui donnez pour tunique la toile du linceul. Vous dites ses ailes si noires, son regard si terrible, qu'il pétrifie vos joies.
» Mensonge, calomnie! La mort, C'est le repos, la paix, la récompense; c'est le retour au ciel, où les larmes sont comptées. La mort, c'est le bon ange qui fait grâce de la vie à toutes les âmes en peine, à tous les coeurs brisés.
» Souvent, quand vient la nuit, quand les heureuses femmes sourient avec amour à leurs petits enfants, moi qui ne suis pas mère, je t'appelle, je pleure, et, si j'avais des ailes, ô Mort, je m'enfuirais vers toi.
» Tu ne m'effrayes pas; visite l'exilée, murmure à mon oreille les promesses d'en haut; confie-moi tes secrets, dis-moi les harmonies; viens, je t'écoute. Dis-moi si, pour trancher nos existences, tu te sers d'un glaive, d'un souffle ou d'un baiser.
» Mort, tu n'as d'aiguillons que pour les coupables; Mort, tes désespoirs n'atteignent que l'impie. Terreur du méchant, refuge de l'opprimé, si tu cites le crime au tribunal du Christ, Mort, tu ramènes au ciel l'innocence et la foi! »
Et maintenant, croyez-vous que le coeur où sont écloses ces pensées ait médité un empoisonnement? Maintenant, croyez-vous que la main qui a tracé ces lignes ait présenté la mort à un homme, entre un sourire et un baiser?
Oui?
Alors, comment Dieu n'a-t-il pas foudroyé l'hypocrite, au moment même où elle le prenait à témoin de son innocence!
Arrivée, après son jugement prononcé, à Montpellier, le 11 novembre 1841, Marie Capelle en est sortie le 19 février 1851, c'est-à-dire après neuf ans et demi de captivité.
Ce sont ces neuf ans et demi de captivité que racontent, jour par jour, heure par heure, minute par minute, les Heures de Prison.
C'est dans ce livre, je ne dirai pas, dont nous rendons compte, on ne rend pas compte d'un pareil livre, on le lit et l'on dit aux autres: « Lisez-le! » c'est là que vous trouverez jaillissant, plaintive, à chaque ligne, une de ces grandes vérités morales que nos législateurs appellent un paradoxe: à savoir que la prétendue égalité devant la loi n'existe pas.
Égalité de la peine, bien entendu.
J'ai été lié avec le vieux docteur Larrey, celui que Napoléon, à son lit de mort, appelait le plus honnête homme de France, aussi lié qu'un jeune homme peut l'être avec un vieillard; eh bien, je comparerai l'inégalité de la punition morale à ce qu'il m'a dit de l'inégalité de la douleur physique.
Larrey était peut-être, depuis Esculape jusqu'à nous, l'homme qui avait coupé le plus de bras et le plus de jambes. Napoléon l'avait promené sur tous les champs de bataille de l'Europe, de Valladolid à Vienne, du Caire à Moscou, et Dieu sait la besogne qu'il lui avait donnée! Il avait amputé des Arabes, des Espagnols, des Français, des Prussiens, des Autrichiens, des Russes, des Cosaques.
Eh bien, il prétendait que la douleur n'était qu'une question de nerfs; que l'opération qui faisait jeter des cris aigus à l'homme irritable du Midi tirait parfois un soupir à l'organisation apathique de l'homme du Nord; que, couchés l'un à côté de l'autre sur leur lit de douleur, l'un mettait en morceaux, entre ses mâchoires crispées, un mouchoir ou une serviette, tandis que l'autre, fumant tranquillement, ne brisait pas même le tuyau de sa pipe.
À notre avis, il en est de même de la punition morale.
Ce qui est une simple punition pour une femme vulgaire, pour une organisation commune, devient une torture atroce, un supplice insoutenable pour une femme du monde, pour une organisation distinguée.
Remarquez que le crime chez madame Lafarge,—et, vous le voyez, je continue de me mettre au point de vue de la loi, qui a décidé que le crime existait,—remarquez, dis-je, que le crime a été commis par l'exaspération d'une extrême délicatesse, d'un aristocratie exquise.
Une jeune fille qui, comme les Monmouth et les Berwick, compte des princes, des rois même parmi ses aïeux, une jeune fille qui a été élevée dans la soie, la batiste et le velours, dont les petits pieds ont foulé, dès qu'ils ont pu marcher, les tapis ouatés d'Aubusson, et les tapis autrement doux d'un gazon anglais dont un jardinier prévoyant a enlevé d'avance jusqu'au moindre caillou, jusqu'à la plus petite ortie, qui a toujours vu l'avenir comme un paysage d'Orient encadré dans les rayons d'or du soleil; figurez-vous cette jeune fille, jetée tout à coup dans une condition inférieure, en face d'un homme sale, squalide, grossier, dans une habitation qui n'est qu'une ruine, et quelle ruine! non pas la ruine pittoresque des bords du Rhin, des montagnes de la Souabe ou des plaines de l'Italie, mais la ruine plate, humide et vulgaire de la fabrique; obligée de disputer aux rats, qui la visitent la nuit, les pantoufles brodées d'or, les cornettes garnies de dentelle qui se sont égarées avec elle dans cette espèce de désert sauvage, inculte, inhospitalier, où la pousse un des mauvais vents de la vie. Eh bien, ce milieu dans lequel grouille, respirant, parlant, agissant à son aise la famille Lafarge, il lui faut, à elle, un effort surhumain pour y vivre. C'est une lutte de tous les jours, c'est une déception de toutes les heures. Là où l'autre nature, la nature vulgaire, basse, commune, trouve le bien-être, l'amélioration relative, sa nature à elle trouve le désespoir. Puis un jour arrive où la vertu de la, femme est éteinte, où la force de la chrétienne est épuisée, où la colombe devient vautour, la gazelle tigresse; où l'on se dit: « Tout, tout, tout! la prison, l'exil, la mort, tout, plutôt que cette vie impossible, où la main de la fatalité a mis, non pas un mur de fer, de bronze ou d'airain, mais un lac, une mer, un océan de boue entre moi et l'avenir! »
Et un sombre matin, un soir lugubre, le crime se trouve avoir été commis, inexcusable aux yeux des hommes, mais peut-être excusable aux yeux de Dieu.
Je demandais à un juré:
—Croyez-vous Marie Capelle coupable?
—Oui.
—Et vous avez voté pour la prison?
—Non.
—Expliquez-moi cela.
—Eh! monsieur, la malheureuse n'avait fait que se venger!
Le mot est terrible. Mais, en supposant Marie Capelle coupable, il résume bien, ce nous semble, les circonstances atténuantes au milieu desquelles il a été commis.
Eh bien, voyez: la même peine, la peine de la détention à perpétuité, est imposée à cette femme d'une organisation supérieure, dont le crime même est le fils de cette organisation; la même peine est imposée à cette femme qui serait imposée à une vachère, à une balayeuse des rues ou à une revendeuse à la toilette.
C'est juste, puisque le Code porte: « Égalité devant la loi. »
Mais est-ce équitable? Là est la question.
Marie Capelle sort de Tulle; Marie Capelle arrive à Montpellier, au milieu des populations qui se pressent autour d'elle, qui s'amassent autour de sa voiture, qui brisent ses glaces, qui lui montrent le poing, qui l'appellent voleuse, empoisonneuse, homicide. En arrivant à Montpellier, en entendant gronder la grille de la prison sur ses gonds, grincer dans les tenons les verrous des portes, elle s'évanouit, et cela pour se réveiller dans une cellule à la fenêtre grillée, aux carreaux de pierre, au plafond de lattes, tremblant la fièvre dans un lit de fer, entre des draps grossiers et humides, sous une couverture de laine grise qui a déjà usé deux ou trois prisonniers sans que les prisonniers soient parvenus à l'user. Eh bien, cette chambre aux murs blancs, à la fenêtre grillée, au pavé de pierre, au plafond de lattes, c'est un palais pour beaucoup de pauvres gens; c'est un cachot pour elle. Cette couche de fer, ces draps grossiers et humides, cette couverture grise, usée, trouée, dans le tissu de laquelle le froid tue la vermine, c'est un lit pour la mère Lecouffe; c'est un grabat immonde pour Marie Capelle.
Ce n'est pas le tout. Cette femme, qui a autour d'elle la dégradation, la misère, le froid, a au moins sur elle un peu de chaleur, du linge fin, des habits comme tout le monde? Elle peut croire qu'elle est là par hasard, qu'un jour cette porte massive s'ouvrira pour la laisser passer, qu'un jour les barreaux de cette fenêtre s'ouvriront, sinon pour son corps, du moins pour son âme, qui aspire au ciel? Non, cette dernière illusion qu'elle doit à une chemise de batiste, à une robe de soie noire, à une collerette de linge blanc, à un ruban de velours mis dans ses cheveux, le règlement de la prison vient la lui ôter.
Une soeur lui arrache son bonnet; deux autres veulent la revêtir de la robe de bure, de la robe pénitentiaire, de la robe de la prison.
Alors, comme Charles XII à Bender, elle se couche; elle déclare qu'elle restera dans son lit, dans ce lit misérable où elle a tant hésité d'abord à s'étendre; qu'elle vivra dans son lit, qu'elle mourra dans son lit, plutôt que de revêtir la robe infâme.
Veut-on voir la lettre qu'elle écrivait à cette occasion à son oncle, M. Collard, au père de M. Eugène Collard, mon hôte en Afrique? Tenez, la voici:
« Mon cher oncle, si c'est folie de résister à la force quand on est renversé, de combattre encore quand on est vaincu, de protester contre l'injustice quand nul ne l'entendra; si c'est folie que de vouloir mourir debout, quand, pour mesure d'une vie, il ne reste, hélas! que la longueur d'une chaîne, plaignez-moi, mon oncle, je suis folle!
» J'ai passé toute la soirée d'hier et toute cette nuit à familiariser mon coeur et ma concience avec le joug nouveau qu'on leur impose. Il est trop lourd; mon coeur et ma conscience se révoltent. J'accepterai de la loi des rigueurs qui peuvent me tuer plus vite, je n'en accepterai pas les humiliations, qui n'ont qu'un but, me dégrader et m'avilir.
» Écoutez-moi, mon bon oncle, et, croyez-le, ce n'est pas devant la douleur que je recule.
» De mon lit à la cheminée, il y a seize de mes pas; de la porte à la fenêtre, il y en a neuf, je les ai comptés. Ma cellule est vide; entre ses quatre murs froids et nus, entre son pavé de grès et son plafond de lattes, il reste un lit de fer et un tabouret de bois.
» Je vivrai là…
» Du dimanche où vous serez venu jusqu'au dimanche où vous reviendrez, il y aura six jours de souffrances solitaires, pour une heure de souffrances partagées.
» Je vivrai ces six jours.
» Mais porter les insignes du crime, sentir se débattre ma conscience sous cette fatale robe de Nessus, qui ne s'attache pas au corps seulement, qui brûle et qui tache l'âme?…
» Jamais!
» Je vous entends me dire que c'est l'humilité qui fait les martyrs et les saints.
» L'humilité, mon oncle, je la comprends dans les héros, je l'adore dans le Christ! Mais je ne donne pas ce nom à l'asservissement de ma volonté, à la violence, au sacrifice forcé, au renoncement de la peur. L'humilité, c'est la vertu du Calvaire, c'est l'amour des abaissements, c'est le miracle de la foi… Je m'honorerais d'être véritablement humble; mais je rougirais de le paraître, si je ne l'étais qu'à demi.
» Or, mon oncle, laissez-moi vous le dire, à cette heure, je ne suis pas assez forte pour m'élever si haut. J'ai des défauts, des préjugés, des faiblesses. Hier encore, enfant du monde, je n'ai point dépouillé toutes ses idées; je n'ai pas désappris tontes ses maximes. Je me préoccupe de l'opinion des hommes plus que je ne devrais peut-être; j'ai la vanité de l'honneur humain;—mais je suis femme, très-femme. J'ai du moins appris du malheur à ne pas mentir à moi-même. Je me connais, je me juge, et c'est parce que je me suis jugée, que je repousse le vêtement infâme dont on a voulu me salir.
» À titre d'innocente, je ne dois pas le porter.
» À titre de chrétienne, je ne suis pas digne encore de le revêtir.
» Mon oncle, je veux souffrir… je le veux. Seulement, je vous en supplie, intervenez auprès du directeur pour qu'il m'épargne les tortures inutiles et les coups d'épingle anodins, les grandes pauvretés et les petites misères, qui semblent être ici la trame même de la vie des captifs. J'ai tant à souffrir dans le présent, j'ai tant à souffrir dans l'avenir! Obtenez qu'on ménage mes forces; hélas! je n'aurai pas trop de tout mon courage pour subir toutes mes douleurs.
» Adieu, mon cher oncle; écrivez-moi, ce sera fortifier mon âme; aimez-moi, ce sera faire vivre mon coeur.
» Votre MARIE CAPELLE.
» Post-scriptum.—On prétend que la pensée d'une femme est toute dans le post-scriptum de ses lettres. Je rouvre la mienne, mon oncle, et je vous dis: Je suis innocente! et je ne prendrai le vêtement d'infamie que le jour où il sera pour moi, non plus le signe du crime, mais celui d'une vertu.»
Croyez-vous que la femme qui a écrit ces lignes ait plus souffert que les filles qu'on envoie à la Salpêtrière, ou les voleuses qu'on renferme à Saint-Lazare?
Oui.
Croyez-vous, par exemple, que Marie-Antoinette; archiduchesse d'Autriche, reine de France et de Navarre, descendante de trente-deux Césars, épouse du petit-fils de Henri IV, de Louis XIV et de saint Louis, emprisonnée au Temple, conduite à l'échafaud dans la charrette commune, exécutée sur la guillotine de he place Louis XV, en compagnie d'une fille publique, ait plus souffert que madame Roland, par exemple?
Oui.
Croyez-vous que, moi dont la vie est un incessant labeur, que moi qui, grâce à un travail de quinze heures par jour, travail nécessaire non-seulement à mon existence intellectuelle, mais encore à ma santé, ai produit huit cents volumes, fait jouer cinquante drames; croyez-vous que, si j'étais condamné à rester ce que j'ai encore de jours à vivre dans une prison cellulaire, sans livres, sans papier, sans encre, sans lumière, sans plumes, croyez-vous que je soufirirais plus qu'un homme à qui l'on refuserait plumes, lumière, encre, papier et livres, maïs qui ne saurait ni lire ni écrire?
Oui, incontestablement oui.
Il y a donc égalité devant la loi, mais il n'y a pas égalité devant la punition.
Maintenant, les médecins, en inventant le chloroforme, ont supprimé cette inégalité devant la douleur physique, qui préoccupait si fort le bon docteur Larrey.
Législateurs de 1789, de 1810, de 1820, de 1830, de 1848 et de 1860, n'y aurait-il pas moyen d'inventer quelque chloroforme intellectuel qui supprimât l'inégalité devant la douleur morale?
C'est un problème que je pose, et qui mériterait bien, il me semble, de concourir au prix Montyon.
Maintenant, vous connaissez le théâtre où s'accomplissait ce drame de douleur morale: Marie Capelle elle-même vient de vous en faire la description.
Eh bien, dans cette chambre vide, dans ce lit où la prisonnière reste couchée toute la journée pour ne pas revêtir la livrée de la prison, voulez-vous la voir errant sur les limites de la folie?
Écoutez, c'est elle qui parle:
« L'automne a vu tomber la dernière feuille de sa couronne. Il fait froid, et, quoiqu'on allume un peu de feu dans ma chambre, mon mantelet de lit est insuffisant à me couvrir; il faut que je reste couchée tout le jour. C'est bien long, dix heures solitaires et inoccupées! Je veux m'essayer à vivre quand tout repose et sommeille. La nuit est le domaine des morts… Je veux m'allier à ces âmes errantes qui frissonnent dans l'ombre, et qui empruntent aux vents les soupirs désolés que leurs voix ne peuvent plus gémir. Une langueur anxieuse s'est emparée de moi; je la bénirais si c'était le repos; mais ce n'est que le cauchemar de ma vie, ce n'est que le rêve de ma douleur. Il me semble parfois que mon moi sensitif et souffrant échappe à l'action de mon âme. Je me surprends à prononcer des mots qui ne sont pas l'expression de ma pensée. Des larmes m'étouffent; je veux pleurer, et je ris. Mes idées revêtent des formes vagues et fuyantes; je ne les sens plus jaillir de mon front; je les vois s'étirer, se traîner au dedans de mon cerveau; d'éclairs, elles se sont faites ombres. On dirait l'écho sans le son, on dirait l'effet sans la cause; on dirait presque… Non, je ne suis pas folle; non, ma peur ment, car les fous n'aiment pas, et j'aime; car les fous ne croient pas, et je crois! »
La torture alla jusqu'à l'agonie. Dans les premiers jours de février 1842, la prisonnière reçut l'extrême-onction, et vint frapper de sa main amaigrie à la porte du tombeau.
Le jour de la délivrance n'était pas venu, la porte resta fermée.
Enfin la rigueur des hommes se lassa.
Un matin, on annonça à la prisonnière qu'on lui accordait la faveur d'une autre cellule.
Elle vous a raconté la première, voici la description de la seconde:
« Ma cellule est carrée; une morte y respire. Je viens de dire à ma garde d'aller en droite ligne de la porte à la fenêtre et de compter ses pas. Ses pieds sont grands; les miens, dans le même espace, se placeront deux fois. J'appelle cela être au large, et vous?
» Les murs ont été passés à la chaux mêlée d'une pincée de noir.
C'est de la vérité locale.
» Voici le mobilier:
» À côté de la porte, une cheminée en tôle dont le tuyau monte obliquement contre le mur, avec des airs de boa constrictor: c'est fort laid, mais c'est chaud.
» En face de la cheminée, une étagère qui attend mes livres; sous l'étagère, une table à deux fins; près de la fenêtre, une commode, et, vis-à-vis de la commode, mon lit caché sous une niche de percale liserée de gris.
» Plus, deux chaises et un fauteuil en chemise de toile.
» Voilà tout. Mais n'est-ce pas du luxe pour une pauvre femme qui a
passé près de deux ans sans autre ameublement qu'une chaise.
» J'allais oublier ce que j'avais de plus précieux, la sainte et
petite chapelle de mes souvenirs.
» Vers le milieu du lit, j'ai une statuette de la Vierge adossée au mur, sur une tablette recouverte d'un napperon blanc; de chaque côté sont suspendus les portraits, cerclés en velours noir (l'or est prohibé) de mon père, de ma mère, de mon aïeule et de mon grand-père.
» Devant moi, au-dessus de la cheminée, j'ai fait placer le crucifix qui était d'abord à mon chevet; il faut que le regard divin m'aide à porter ma croix. Sous le crucifix se croisent pieusement deux branches de cyprès, cueillies dans le cimetière de Villers-Hellon.
» Le cimetière de Villers-Hellon! ô mes amis, ne me demandez plus rien… J'achève avec des larmes ce que j'ai dû commencer avec un sourire. On ne remonte pas longtemps le flot de la douleur! »
Les Heures de Prison sont les battements du coeur de la prisonnière pendant ces neuf années.
Maintenant, ce n'est plus elle qui va parler; ce sont les voix qui murmureront autour de sa seconde et dernière agonie, qui soupireront sur sa tombe.
D'abord, c'est son bon oncle, M. Collard, le père d'Eugène, vieillard de soixante-quinze ans.
Écoutons-le.
« Dans les premiers jours d'octobre 1848, dit-il, un dépérissement notable se manifesta dans la santé de la prisonnière. La fièvre ne la quittait plus. Son médecin, si bon, si dévoué, fit part de ses craintes au préfet. Quatre professeurs de la faculté de médecine furent chargés de visiter la malade et de constater son état. Ils conclurent à la mise en liberté, comme la seule chance de guérison.
» Ce rapport resta sans résultat. Cependant le mal empirait rapidement. Après quinze ou seize mois d'attente, une nouvelle expertise eut lieu. Les conclusions furent les mêmes, et peut-être plus pressantes encore. Enfin, la translation de la prisonnière à la maison de santé de Saint-Rémy fut ordonnée.
» Elle y arriva le 22 février 1851, accompagnée de ma fille.
» Il n'était plus temps!
» Les bons et nobles offices du directeur, M. de Chabran, les soins incessants du médecin, le concours charitable de l'aumônier et de la soeur hospitalière, la salubrité du climat, la beauté du lieu, tout fut impuissant: la maladie s'aggravait toujours.
» Averti de l'imminence du danger, je me rendis en toute hâte à Paris. J'étais porteur d'une supplique pour le prince-président: j'en fis une autre que je signai. Je me plaçai sous le patronage d'un homme éminent dont je souffre de taire le nom, et, trois jours après, une lettre m'apprit que ma fille allait être libre.
» Ma joie devait être plus courte que ma reconnaissance. Arrivé en trente-six heures à Saint-Rémy, je pressai entre mes bras, non plus une femme, mais un squelette vivant que la mort venait disputer à la liberté.
» Le 1er juin 1852, l'infortunée posait son pied libre dans ma demeure. J'avais mes deux filles avec moi. Le 7 septembre, l'une mourait aux eaux d'Ussat, l'autre lui fermait les yeux.
» L'humble cimetière d'Ornolac a reçu les restes de la morte; une croix renversée couvrira sa tombe: qu'on ne me demande plus rien. »
Et, en effet, le noble vieillard se tait; il ne donne aucun détail sur la mort de sa seconde fille. Ce n'est donc pas à lui que nous nous adresserons pour en avoir, nous n'en avons pas le courage; c'est au prêtre qui a fermé les yeux de la mourante.
Au milieu des phrases de convention avec lesquelles un étranger parle toujours au coeur déchiré de la famille, on reconnaîtra les traces de cette influence étrange que Marie Capelle prenait sur tout ce qui l'entourait.
« Monsieur,
» Se suis chargé, d'une mission bien pénible au-près de vous. L'intéressante, l'excellente mademoiselle Adèle Collard vient encore une fois d'être frappée de la manière la plus cruelle dans ses affections les plus intimes; le bon Dieu vient d'exiger de son coeur le plus grand des sacrifices: sa chère et digne amie, la pauvre Marie Capelle, lui a été ravie comme par miracle. Je vous laisse à penser, monsieur, quel rude coup ç'a été pour un coeur si aimant, si parfait, vous qui avez eu tant de fois l'occasion d'apprécier, depuis longues années, sa sensibilité et son affectueux et incomparable dévouement pour sa bonne cousine! Si les sentiments de religion qui l'animent ne l'eussent soutenue, je crois qu'elle n'aurait pas résisté à la douleur que lui a causée le terrible événement que je suis forcé de vous annoncer.
» Madame Marie Capelle, que j'ai eu l'honneur de voir souvent et qui avait, par ses vertus religieuses et ses autres qualités distinguées, captiva toutes mes sympathies, a rendu son âme à Dieu ce matin à neuf heures et demie. Elle a eu le bonheur de recevoir toutes les consolations que notre sainte religion puisse accorder. En ce moment suprême, elle a été admirable de résignation, de foi, de piété et surtout de charité. Jamais, depuis dix-huit ans que j'exerce le saint ministère, je n'avais eu le bonheur d'être si profondément édifié. Jamais on n'a été témoin de plus beaux et de plus pieux sentiments. Le bon Dieu a semblé vouloir la dédommager, à sa dernière heure, de tout ce qu'elle avait enduré de tourments et de souffrances pendant douze ans. Encore une fois, elle a été admirable aux approches de la mort.
» Soyez assez bon, monsieur et vénéré confrère, pour faire part de tout ceci à la bonne famille de cette pauvre mademoiselle Adèle. Je n'ai pas besoin de vous prier de prendre vos précautions pour ménager la sensibilité louable de ses dignes parents. Vous êtes trop sage et trop prudent pour ne pas savoir ce que vous avez à faire à cet égard.
» Veuillez bien rassurer cette excellente famille sur la position de mademoiselle Adèle. Nous tâcherons de contribuer tous de notre mieux à la lui rendre aussi facile que possible.
» Qu'on ne se mette pas surtout en peine sur la manière dont mademoiselle Adèle se rendra à Montpellier. Sans difficulté d'abord, elle se rendra à Toulouse, où elle ira descendre chez la cousine de madame Marie Capelle, et, de là, elle continuera sans peine son voyage pour se rendre au sein de sa famille.
» Sa santé est parfaite, et elle vous prie de faire agréer à sa
famille l'expression de ses meilleurs sentiments.
» Pardon, monsieur, de mon importunité, et daignez recevoir
l'hommage, etc.
» B…,
» Curé, aumônier des bains d'Ussat. »
» Ornolac, 7 septembre 1853.»
Maintenant, voici la lettre de la personne dans les bras de laquelle Marie Capelle a rendu le dernier soupir, la fidèle amie de la prisonnière, Adèle Collard ayant été forcée de la quitter deux heures avant sa mort.
Dès les premières lignes, vous reconnaîtrez, non plus le prêtre, consolateur par état, mais la femme consolatrice par nature:
« N'est-ce pas qu'en voyant le long retard que j'apporte à vous écrire [Footnote: La lettre est du 27 septembre, c'est-à-dire écrite vingt jours après l'événement.], vous ne vous êtes pas dit une seule fois qu'il pouvait y avoir de ma faute? Merci, chers amis. Si je vous connaissais moins, c'eût été pour moi une souffrance de plus. J'eus, mardi dernier, la visite de M. D… La sensation que sa vue me cause toujours, l'opération douloureuse qu'il m'a fait subir, tout cela a fait de moi une bien pauvre femme, et, tous ces derniers jours, j'en étais à perdre à chaque instant connaissance. On trouve pourtant de l'amélioration dans la maladie principale. Dans trois mois, dit-on, il n'y aura plus à cautériser. Si grande que soit ma confiance en M. D…, je vous avoue que j'ai peine à y croire.
» Mais parlons d'elle. Je l'écoutais avec mon coeur, et ce souvenir sera pour moi ineffaçable. C'était vous sa seule douleur. Pour vous seule, elle regrettait la vie. « C'est là qu'est le sacrifice, » disait-elle. « Pauvre Adèle, quand je songe qu'elle sera seule demain, sa vue me fait mal. Encore, encore un peu de vie, ô mon Dieu! pour que j'aille mourir au milieu des miens pour que je rende la pauvre Adèle à sa famille. Pour moi, je ne regrette pas la vie. Je serai si bien sous ma pierre! Comme on souffre pour vivre! comme on souffre peur mourir! Je ne murmure pas, ô mon Dieu! je vous bénis; mais je vous supplie, en m'envoyant le mal, envoyez-moi aussi le courage de le supporter. »
» Puis, comme les douleurs redoublaient:
« Mais c'est trop souffrir… c'est trop! Et pourtant, mon Dieu, vous savez bien que je n'ai rien fait. Oh!, mes ennemis, ils m'ont fait bien du mal; mais je leur pardonne, et demande à Dieu qu'il leur rende en bien toutes les douleurs qu'ils m'ont causées! »
» Puis c'était vous, Adèle, qu'elle appelait, qu'elle recommandait à tous. Puis c'était une prière, et toujours la résignation la plus grande.
» Ai-je bien tout recueilli? Je n'oserais en répondre; je souffrais tant de la voir souffrir! j'étais si malheureuse de mon impuissance à la soulager! Et puis je sentais si bien tout ce que je perdais; j'étais si fière de cette affection qu'elle me témoignait; je lui étais si reconnaissante de ce qu'elle avait su lire en moi ce qu'avec mon naturel timide je n'aurais jamais osé lui dire, à elle si supérieure.
» Que vous êtes bonne de m'avoir envoyé ce précieux souvenir! Vous m'écrirez quelquefois, n'est-ce pas? Nous parlerons d'elle. Vous me parlerez aussi beaucoup de vous, comme à l'amie la plus vraie.
» Je vous prie d'offrir à votre bonne famille mes sentiments les
plus respectueux.
» Ma soeur et ma mère me chargent de vous dire combien vous leur
êtes sympathique! C'est que je leur ai dit quel ange vous êtes.
» À bientôt, n'est-ce pas, ma bonne amie? Je vous embrasse de tout
mon coeur.
» CLÉMENCE.
» Lundi 27. »
Un an après, c'est-à-dire le 20 septembre 1853, M. Collard recevait cette seconde lettre du brave curé d'Ussat.
Nous la citons entièrement; elle est caractéristique dans sa naïve bonté:
« Mon cher monsieur,
» La confusion que j'éprouve du long silence que j'ai gardé à votre égard ne saurait être égalée que par la contrariété qu'il vous aura causée à vous-même. Vous devez m'avoir trouvé bien peu honnête de ne pas avoir répondu plus tôt à votre bonne lettre du 22 juillet. J'avoue que jamais accusation n'a été mieux fondée que celle-là. Cependant, quand vous aurez connu les raisons qui m'ont forcé à ce silence, vous conviendrez que je n'ai été que malheureux, mais pas coupable.
» À peine eus-je connu vos intentions, relativement aux objets que vous désirez placer sur le tombeau de la pauvre madame Marie, que je m'empressai de traiter avec Blazy pour la confection et le prix de la grille. Il voulut absolument cent vingt francs: je consentis à les lui donner. Il la fit pour le temps indiqué, et bien conformément au plan; elle fût aussi mise en place avant la fin de juillet.
» Le travail de cet ouvrier m'aurait parfaitement convenu, s'il n'avait usé de ruse en refusant de peindre la grille, alléguant qu'il n'avait été tenu de faire que ce qui avait été convenu; et parce que j'avais oublié de faire la réserve que le fer serait peint, afin qu'il ne s'oxydât point, il n'a point voulu mettre cette dernière main à son oeuvre. Mais que cela ne vous tourmente pas; je la ferai peindre, et ce ne sera qu'une petite dépense de plus. Toujours est-il que je suis très-fâché contre Blazy, qui a manqué de délicatesse en ce point.
» Quant à la croix, voilà l'objet qui a causé toute ma douleur, et m'a empêché de vous donner plus tôt de mes nouvelles.
» Pour qu'elle fût bien confectionnée, j'eus le malheur de m'adresser à un très-habile ouvrier de Pamiers qui se trouvait à Ussat, vers la dernière quinzaine de juillet. Il fut convenu que je la lui payerais douze francs, à la condition qu'il la soignerait beaucoup, et qu'il me l'enverrait vers la fin de la semaine. Nous traitâmes le mardi; loin de la recevoir au temps indiqué, deux semaines après, elle ne m'était pas encore, arrivée. Contrarié de ce retard, je lui écrivis par la poste pour la lui réclamer. Il me répondit qu'elle arriverait le samedi suivant, et que je la fisse prendre au bout du pont des Bains. Elle n'arriva pas plus cette fois-là que l'autre. Fâché fortement de ce nouveau délai, je lui écrivis une autre lettre, dans laquelle je lui exprimais toute mon indignation sur son manque de parole. Enfin, après m'avoir fait enrager plus d'un mois et demi, il a fini par me l'apporter lui-même, et, certes, celui-là n'a pas été comme Blazy; il a fini son travail en tout point, et je puis vous assurer qu'il a fait une jolie pièce. Elle est maintenant en place et produit un bel effet par l'originalité de la pose et par la confection de l'objet.
» À toutes ces contrariétés, je vais en ajouter encore une autre, ou plusieurs autres, desquelles vous allez prendre part. Je vous avais annoncé que le saule planté par moi sur la tombe avait bien réussi, et qu'il était très-beau. Eh bien, il a fallu qu'il entrât pour sa part dans le chagrin que j'ai éprouvé. Chaque étranger qui est venu visiter le tombeau, et tout le monde y est venu, le chemin d'Ornolac est constamment encombré, chaque personne, dis-je, a voulu avoir, son morceau du malheureux saule, et l'on a fini par le faire sécher. J'ai eu beau adresser des prières, j'ai eu beau me fâcher pour qu'on le respectât, menaces et prières, tout a été inutile. Les fleurs également ont été enlevées; chacun a voulu emporter une relique. Mais que ceci ne vous afflige pas; au contraire, vous devez être flatté de la vénération dont les dépouilles de la pauvre défunte sont honorées. Le mal fait à l'arbre et aux fleurs est facile à réparer.
» Je planterai un nouveau saule et de nouvelles fleurs, et tout sera fini. »
Qu'ajouter à cela?
Les dernières lignes écrites par le digne M. Collard, par ce vieillard qui proteste, au nom de ses soixante-quinze années et de ses cheveux blancs, contre le jugement qui a frappé sa nièce.
« Et maintenant, veut-on savoir si j'ai cru cette femme coupable?
» Je réponds:
» Retenue prisonnière, je lui avais donné pour compagne ma fille.
» Devenue libre, je lui aurais donné pour mari mon fils.
» Ma conviction est là.
» COLLARD,
» Montpellier, 17 juin 1853. »
Marie Capelle est morte à l'âge de trente-six ans après douze ans de captivité.
JACQUES FOSSE
Il y a quelque chose comme trois ou quatre mois qu'ayant dû prendre ma place à un grand dîner que donnait la Société de sauvetage, je fus empêché de m'y rendre par je ne sais quelle affaire.
Le lendemain matin, je vis entrer dans mon cabinet un homme de trente-quatre à trente-cinq ans, aux cheveux courts, aux traits vigoureusement accentués, aux membres musculeux.
—Monsieur Dumas, me dit-il, je devais dîner hier avec vous; vous n'êtes pas venu au dîner. Je repars aujourd'hui, et je n'ai pas voulu repartir sans vous voir.
—À qui ai-je l'honneur de parler? lui demandai-je.
—Je suis Jacques Fosse, me dit-il, marchand de grains à Beaucaire, et sauveteur dans mes moments perdus.
En disant ces mots, il ouvrit son paletot et me montra sa poitrine, couverte de médailles d'or et d'argent qui lui faisaient comme une éclatante cuirasse, sur laquelle, suspendue à son ruban rouge, éclatait comme une étoile la croix de la Légion d'honneur.
Je suis peu sensible à l'entraînement des médailles, des croix et des plaques, quand je les vois sur certaines poitrines; mais j'avoue que, lorsque c'est sur la poitrine d'un homme du peuple qu'elles brillent, j'éprouve un certain respect, convaincu que je suis qu'il faut que celui-là les ait gagnées pour les avoir obtenues.
Je me levai donc comme je n'eusse certainement point fait devant un ministre, et j'invitai mon visiteur à s'asseoir.
Ce que j'appris de cet homme dans la conversation qui suivit, laissez-moi vous le dire, chers lecteurs. J'ai plaisir à vous raconter cette vie de luttes, de travail et surtout de dévouement.
Jacques Fosse naquit à Saint-Gilles;—à ce seul nom, vous vous rappelez Raymond de Toulouse et la belle église de Saint-Trophime.—Il naquit le 14 juin 1819; ce qui lui constitue aujourd'hui quarante ans, ou à peu près.
Il était fils de Jean Fosse et de Geneviève Duplessis.
Il perdit son père en 1820. Il avait un an.
La veuve, sans fortune, quitta aussitôt Saint-Gilles, pour aller habiter chez sa mère, à Beaucaire.
En 1822, elle se remaria, épousa un nommé Perrico, duquel elle eut douze enfants, dont trois sont morts.
En 1828, le beau-père de Fosse devint infirme et cessa de travailler.
Il y avait déjà six enfants de ce second lit à nourrir.
Là commença le travail du petit Jacques. Il avait neuf ans. Il s'en alla sur les routes avec un panier et une pelle; ramassant du crottin.
Le pain n'était pas cher à cette époque. Le produit du travail d'un enfant de neuf ans suffit à nourrir toute la pauvre famille.
Certes, on ne vivait pas bien avec les douze ou quinze sous qu'il gagnait par jour; mais enfin on vivait.
Il fit ce métier pendant un an.
Mais, comme, à dix ans, il était aussi fort qu'un enfant de quinze, il entra comme manoeuvre chez un maçon.
Jusqu'à douze ans, il porta le mortier sur ses épaules.
En 1830, le 18 juin, il entend crier: «Au secours!» C'était le nommé
Chaffin, un garçon de dix-huit ans, qui se noyait.
Fosse pique une tête du haut du quai, le ramène vers un radeau, manque de passer dessous, accroche une main qu'on lui tend, et, au lieu de passer sous le radeau, arrive à monter dessus.
Il avait onze ans. Ce fut son prospectus: courage et dévouement.
Jamais programme ne fut mieux suivi.
En 1832, à treize ans, il commença à travailler dans les carrières en qualité d'apprenti mineur.
Il y gagnait vingt-cinq sous par jour.
Deux ans il fit ce métier. Mais, comme le métier devenait mauvais, à quatorze ans il se fit portefaix sur le port.
À quatorze ans, Fosse portait sept cents.
Il y avait alors de grands mouvements à la foire de Beaucaire: elle durait deux mois, amenait cinquante mille personnes, et étalait un immense commerce de soie, de draperie et de cuir.
Pendant cette année 1834, Fosse sauva trois personnes qui se noyaient dans le Rhône: un marchand de planches,—puis un soldat,—puis le fils d'un charcutier nommé Cambon.
Le soldat se noyait au vu de toute la compagnie, qui se baignait en même temps que lui et n'osait lui porter secours. C'était au-dessus de Beaucaire, au milieu de ce qu'on appelle le tourbillon du Rhône; le danger était donc immense. Fosse ne s'y arrêta point.—Par bonheur, le soldat, qui avait déjà beaucoup bu, était à peu près évanoui.
Fosse le ramena au rivage au milieu des applaudissements de toute la compagnie.
Le jeune Cambon, que nous avons nommé le dernier, s'amusait, lui, en se balançant dans une nacelle; la nacelle chavire; il ne savait pas nager et allait tout simplement passer sous le bateau à vapeur, lorsque Fosse l'atteignit et le sauva.
Fosse, en prenant pied au fond du Rhône, avait touché un morceau de bouteille cassée et s'était blessé à un doigt. Depuis ce jour, ce doigt est inerte, le nerf en a été coupé.
En 1836, Fosse entra dans la compagnie des bateaux à vapeur, en qualité de pisteur. C'est le nom que l'on donne à ceux qui appellent et dirigent les voyageurs.
Dans le courant du mois de juillet, c'est-à-dire en pleine foire de Beaucaire, on vint appeler Fosse au moment où il était dans un café chantant.
Un ours et deux saltimbanques se noyaient.
Voici le fait:
Deux saltimbanques montraient un ours qu'ils faisaient danser.
Le menuet fini, les saltimbanques pensèrent que leur ours avait besoin de se rafraîchir. Ils le menèrent au Rhône.
Sollicité par la fraîcheur de l'eau, l'ours ne se contenta pas de boire, il se mit à la nage, entraînant celui des deux saltimbanques qui tenait la chaîne.
Le second saltimbanque voulut retenir son camarade, mais fut entraîné avec lui.
Quand le premier lâcha la chaîne, il était trop tard, il avait perdu pied. Ni l'un ni l'autre ne savaient nager.
Quant à l'ours, il nageait comme un de ses confrères du pôle.
Fosse courut d'abord aux saltimbanques.
Seulement, comme il craignait d'être saisi par quelque membre essentiel et paralysé dans ses mouvements en se jetant à l'eau, Fosse avait pris à tout hasard un cercle de tonneau; il présenta le cercle aux saltimbanques; un d'eux, en se débattant, s'y accrocha, et, comme le second n'avait pas lâché le premier, Fosse, en nageant vers le bord, les traîna tous deux après lui.
Malgré cette précaution, l'un d'eux parvint à le saisir par la jambe; mais, heureusement, le nageur avait pied.
Il poussa les deux hommes sur la berge, et s'élança à la poursuite de l'ours, qui se gaudissait au beau milieu du fleuve.
Il s'agissait non-seulement, cette fois, de sauver l'ours, mais encore de l'empêcher de s'enfuir.
Ce n'était pas chose facile. Tout muselé qu'il était, l'ours se sentait en liberté, et tenait bravement le milieu du fleuve. Fosse s'élança à sa poursuite.
Lorsque l'ours vit approcher le sauveteur, il se douta que c'était à lui qu'il en voulait, et se retourna contre lui.
Fosse plongea et s'en alla chercher la chaîne de fer de l'animal, qui, entraînée par son poids, pendait de cinq à six pieds sous l'eau.
Il prit l'extrémité de la chaîne et nagea vers le bord, entraînant l'ours, qui résistait, mais résistait inutilement, entraîné qu'il était par une force supérieure.
Cependant Fosse fut obligé de revenir à la surface de l'eau pour respirer.
C'était là que l'ours l'attendait.
Il allongea sa lourde patte, dont Fosse sentit le poids sur son épaule.
Par bonheur, il avait eu le temps de respirer; il replongea, reprit la chaîne qu'il avait abandonnée un instant, et refit une dizaine de brassées vers le bord, entraînant toujours l'animal après lui.
Le même manège se renouvela dix fois, quinze fois, vingt fois, peut-être, Fosse plongeant, esquivant, à son retour sur l'eau, le coup de patte de l'ours, replongeant et tirant de nouveau l'animal à terre.
Enfin, il reprit pied, remit la chaîne aux mains des saltimbanques, et se jeta hors de la portée de l'animal, furieux et rugissant.
Il va sans dire que tout Beaucaire était sur les ponts et les quais pour assister à cet étrange sauvetage.
En 1839, Fosse sauva la vie à cinq personnes; deux d'entre elles étaient tombées dans le Rhône en franchissant la planche qui conduisait au bateau à vapeur.
C'étaient deux hommes de Grenoble, des marchands de bras de charrette.
Fosse entend crier, fait écarter la foule qui se pressait sur le quai, et, tout habillé, saute de douze pieds de haut.
Il fallait remonter le fleuve et aller chercher sous les bateaux ceux qui s'y noyaient.
Les deux marchands s'étaient cramponnés l'un à l'autre.
En ouvrant les yeux, Fosse les vit au fond du fleuve, se roulant et se débattant.
Il nagea droit sur eux; mais l'un le saisit par la jambe, l'autre par les épaules.
Tout empêché qu'il est par eux, il les traîne du côté du quai, s'accroche aux pierres saillantes, finit par sortir la tête hors de l'eau, et crie qu'on lui envoie une corde.
À peine en a-t-il saisi l'extrémité, qu'il y attache celui qui le tient par les épaules, puis l'autre, et crie:
—Tire!
On les monta tous deux comme un colis. Celui qui lui tenait la jambe, étant resté le plus longtemps sous l'eau, était évanoui; l'autre avait conservé toute sa tête; aussi, à peine sur le quai, s'aperçut-il que son portemanteau était resté au fond du Rhône.
Ce portemanteau contenait quinze cents francs.
Fosse replonge, rattrape le portemanteau et reparaît avec lui.
Le marchand, pour ce double sauvetage, offrit cinquante francs à
Fosse.
Il va sans dire que celui-ci refusa.
Le 28 septembre de la même année, madame de Sainte-Maure, belle-mère de M. de Montcalm, arrivait de Lyon avec son fils; elle allait chez son gendre à Montpellier.
En passant du bateau au quai, son pied glissa sur la planche humide et elle tomba dans le Rhône.
Fosse plonge tout habillé, passe avec elle sous le bateau, et reparaît de l'autre côté.
Mais le Rhône est gros et rapide, il entraîne le nageur et celle qu'il essaye de sauver.
Un nommé Vincent détache un batelet et rame au secours de Fosse.
Fosse s'accroche d'une main au bordage du batelet; de l'autre, il soutient madame de Sainte-Maure.
Le poids fait chavirer le batelet, qui, non-seulement chavire, mais encore se retourne.
Fosse laisse Vincent, qui sait nager, se tirer de là comme il pourra; il place madame de Sainte-Maure sur la quille du bateau, pousse le bateau vers la terre, et aborde à deux kilomètres de l'endroit où il avait sauté à l'eau.
Là, madame de Sainte-Maure est déposée dans la maison d'un constructeur de bateaux, nommé Raousse.
Les deux autres personnes sauvées par Fosse, en 1839, étaient un garçon cafetier de Beaucaire, et un nommé Soulier.
Peu de temps après, Fosse fut mandé chez M. Tavernel, maire de
Beaucaire.
M. Tavernel était chargé de lui remettre une médaille d'argent de deuxième classe, ou cent francs, à son choix; Fosse préféra la médaille; elle valait quarante sous.
Il avait déjà sauvé la vie à une quinzaine de personnes; une médaille de quarante sous pour avoir sauvé la vie à quinze personnes, ce n'est pas trois sous par personne.
Fosse s'en contenta.
En 1840, il tomba à la conscription.
Mais, avant de se rendre au régiment, il sauva encore la vie à deux personnes: l'une se noyait dans le canal, c'était une femme; l'autre dans le Rhône, c'était un employé de MM. Cuisinier, négociants à Lyon.
Ces nouveaux sauvetages lui valurent une deuxième médaille de seconde classe.
Désigné comme canonnier au 6e d'artillerie, il arriva au corps le 1er septembre 1840.
Choisi pour faire partie du camp de Châlons, il fut envoyé à
Strasbourg, où se réunissaient les hommes désignés pour Châlons.
Pendant son séjour à Strasbourg, il sauve deux chevaux et deux hommes du même régiment que lui. Malheureusement, sur les deux hommes, un seul arrive vivant à terre; l'autre a été tué d'un coup de pied de cheval.
Le marquis de la Place avait promis à Fosse, une fois au camp, de lui faire donner la croix par le duc d'Orléans; mais le camp n'eut pas lieu, à cause de la mort du duc d'Orléans.
En 1841, Fosse se trouve à Besançon: un soldat se noyait dans le Doubs; deux autres soldats s'élancent à son secours; tous trois tombent dans un trou, tous trois allaient s'y noyer, quand Fosse les en retire tous les trois, et vivants.
Ce fut à ce propos qu'il obtint sa troisième médaille de deuxième classe.
En tirant de l'Ill les deux canonniers et les deux chevaux, Fosse s'était ouvert le flanc avec une bouteille cassée.
Au mois de mai 1845, Fosse revint en congé à Beaucaire. La famille avait fort souffert de son absence: il se remit immédiatement au travail; elle s'était augmentée: Fosse avait maintenant à nourrir son beau-père, sa mère et neuf frères et soeurs.
Mais ce n'était plus le beau temps des portefaix: la foire de Beaucaire, à peu près morte aujourd'hui, dès ce temps-là s'en allait mourant.
Il se fit scieur de long, et, admirablement servi par sa force herculéenne, gagna de six à sept francs par jour. Il profita de cette augmentation dans sa recette pour se marier.
En 1847, Fosse entra comme facteur chef à la gare des marchandises à Beaucaire; une des conditions de la place était de savoir lire et écrire. On demanda à Fosse s'il le savait; Fosse répondit hardiment que oui. Tout ce qu'il connaissait, c'étaient ses chiffres jusqu'à 100. Fosse prit deux professeurs: un de jour, un de nuit.
M. Renaud était son professeur de jour; il venait chez lui de midi à deux heures; Fosse lui donnait six francs par mois.
M. Dejean était son professeur de nuit; Fosse lui donnait douze francs.
Au bout de deux ans, l'éducation de l'écolier de vingt-huit ans était faite.
Dans ses moments perdus, Fosse continuait de sauver les gens.
Un marinier de Condrieux veut accoster le quai avec son bateau; en sautant de son bateau sur un radeau, le pied lui manque, il tombe dans le Rhône et passe sous le radeau.
Par bonheur, il y avait un trou au radeau.
Fosse, qui entend crier à l'aide, accourt; on lui explique qu'un homme est passé sous le radeau: il plonge par le trou et sort avec l'homme par l'une des extrémités.
Au mois de juillet suivant, il sauve la vie à un garçon boulanger qui, en essayant de nager, avait perdu à la fois pied et tête.
Quelques jours après, il se jetait dans le feu,—il faut bien varier,—pour tirer des flammes un enfant qui était sur le point d'être asphyxié. L'escalier était en feu; il s'agissait d'aller chercher l'enfant au second étage, la compagnie des pompiers avait jugé la chose impossible. Fosse, sans hésiter, se jeta dans les flammes, et cette chose jugée impossible, il la fit.
Le 20 avril 1848, Fosse fut nommé à l'unanimité porte-drapeau de la garde nationale de Beaucaire.
Quelque temps après, il obtint l'entreprise des travaux de remblai sur les bords de la Durance.
Au commencement de 1849, il reçut sa cinquième médaille; mais tout cela ne satisfaisait pas son ambition.
C'était la croix de la Légion d'honneur que voulait Fosse. Il part pour Paris, le 19 mai, se faisant à lui-même le serment de ne pas revenir sans sa croix.
Il avait, en effet, la croix lorsqu'il revint à Beaucaire, le 15 juin suivant, c'est-à-dire près d'un mois après en être parti.
À son retour, il créa un établissement de bains sur le Rhône, et se mit à faire le commerce des vieilles cordes et des vieux chiffons.
Un établissement de bains, c'était le vrai port de notre sauveteur!
Aussi, en 1849, sauve-t-il la vie à trois ou quatre personnes qui se noient dans le Rhône, et, entre autres, à un garçon confiseur et à un commis d'une maison de commerce.
En 1830, la compagnie du chemin de fer l'appelle à diriger le transport du charbon, entre Beaucaire et Tarascon.
Comme il n'y a que le Rhône à traverser pour aller d'une ville à l'autre, Fosse, tout en dirigeant son charbon, continue à tenir son établissement de bains, et à faire son commerce de vieilles cordes et de vieux chiffons. Cela dure jusqu'en 1854.
Le 30 janvier 1852, il reçut une médaille en or de première classe.
Le 1er octobre 1852, il fut nommé membre de la commission chargée de l'examen des machines à vapeur, et obtint par le préfet un bureau de tabac.
Le 1er janvier 1853, Fosse est nommé par le ministre des travaux publics maître du port à Beaucaire.
Dans le courant de l'année, Fosse sauve encore deux personnes qui se noient dans le Rhône: un maquignon, nommé Saunier, et un danseur espagnol qui croyait se baigner dans le Mançanarez.
En 1854, le choléra se déclare en pleine foire de Beaucaire; Fosse soigne les malades et essaye de soutenir ses compatriotes par son exemple.
Mais compatriotes et étrangers prennent peur et s'enfuient. Fosse achète, au prix qu'ils veulent les lui vendre, tous les bois des fuyards; et, tout en se conduisant avec son courage habituel, réalise un bénéfice considérable.
Possesseur d'un petit capital, Fosse donne sa démission de maître du port, et met de côté le commerce de bois pour le commerce de grain.
Son dernier acte comme maître du port fut de sauver un bateau de vin chargé pour la Crimée. Ce bateau venait de Mâcon: il se heurte à une jetée sur la digue de Beaucaire, et se brise par le milieu. Sur quinze ou seize cents pièces de vin dont il était chargé, il ne s'en perdit qu'une quarantaine.
Fosse sauva le reste.
Au milieu de tout cela, un enfant se noie dans le canal; Fosse sauve l'enfant.
Au mois de mai 1836, le Rhône monte si rapidement et si obstinément, que l'on comprend que l'on va avoir à lutter contre un de ces débordements terribles qui portent la désolation sur les deux rives du fleuve. Pour être libre de ses actions, Fosse envoie femme et enfants à l'hôtel du Luxembourg, à Nîmes.
Le Rhône monte toujours, et atteint une hauteur de vingt-trois pieds au-dessus de son cours ordinaire.
Cet événement coïncidait avec un envoi de grains d'Odessa. Les grains arrivèrent à Marseille; mais, quelle que fût la nécessité de sa présence dans cette dernière ville, Fosse resta à Beaucaire.
C'est que Beaucaire était cruellement menacée.
L'eau passait par la porte Beauregard, malgré tous les obstacles qu'on lui opposait, Fosse eut l'idée de boucher la porte avec des sacs de terre.
Il travailla vingt-quatre heures avec de l'eau jusqu'à la ceinture.
De Boulbon à la montagne de Cannes, l'inondation avait deux lieues d'étendue, et, à la surface de l'eau, flottaient des berceaux d'enfant, des toits de maison, des meubles de toute espèce.
Le préfet arrive, et demande des nouvelles du village de Vallabrègues, complètement enveloppé d'eau, et avec lequel toute communication est interrompue.
—Vous voulez des nouvelles, monsieur le préfet? dit Fosse. Vous en aurez, ou je ne reviendrai pas.
Fosse, sauf de mourir, venait de promettre plus qu'un homme ne pouvait faire. C'était une seconde représentation du déluge. Vallabrègues est à six kilomètres en amont de Beaucaire. Impossible de remonter l'inondation: elle suivait le cours du Rhône, charriant des débris de maison, des arbres arrachés, des barques à moitié sombrées.
Il prend le convoi du chemin de fer à la station du Graveron avec le commissaire central de Nîmes, M. Christophe; il se met en route avec lui pour Boulbon. Au quart du chemin, M. Christophe, qui s'est démis le pied et qui boite encore, casse la canne sur laquelle il s'appuie.
Le trajet dura de neuf heures du soir à cinq heures du matin;—cinq heures.—On allait à Boulbon à vol d'oiseau, sans suivre la route, à travers rochers et ravins. Pendant près de la moitié du chemin, Fosse porta M. Christophe, qui ne pouvait pas marcher.
L'eau était déjà à Boulbon lorsque Fosse et son compagnon y arrivèrent.
Or, Boulbon est à une lieue de Vallabrègues, et, de Boulbon à Vallabrègues, c'était, non pas un lac, mais une inondation furieuse, pleine de courants, de tourbillons et de remous.
Le maire et le conseil municipal étaient en permanence.
Fosse requit un bateau. On lui en amena un qui pouvait contenir huit personnes. Il y monta avec le commissaire central et se lança au milieu du courant.
Il fallait tout le courage et toute la force du célèbre sauveteur pour éviter ou repousser tous ces débris flottants sur cette mer où l'on ne voyait apparaître que des cimes d'arbre et des toits de maison; de temps en temps, des branches d'un de ces arbres ou du toit d'une de ces maisons, retentissait un coup de feu, signal de détresse. Fosse ramait du côté où on l'appelait, recueillait le naufragé dans sa barque et continuait son chemin.
Enfin on arriva à Vallabrègues; on ne voyait plus que les étages supérieurs des maisons et le clocher. Un homme, qui était à sa croisée et qui avait de l'eau jusqu'à la ceinture, apprend à Fosse, que tous les habitants étaient réfugiés dans le cimetière: c'était le point le plus élevé du pauvre village.
Fosse dirigea son bateau à travers les rues inondées, et arrive au lieu indiqué. Quinze ou dix-huit cents personnes avaient été chercher un refuge au milieu des croix et des tombeaux; le cimetière était le seul endroit de la ville qui ne fût pas inondé. Il était minuit.
Ces dix-huit cents personnes étaient là, sans pain, depuis vingt-quatre heures.
Il n'y avait pas de temps à perdre pour leur porter secours.
Fosse laisse avec eux le commissaire central, afin qu'ils sachent bien qu'ils ne seront pas abandonnés, abandonne son bateau au cours de l'eau, aborde à l'extrémité de l'inondation, et court à Nîmes, où l'attendait le préfet.
—Je vous donne carte blanche, répondit celui-ci; mais alimentez-les.
Aussitôt Fosse lance des réquisitions de pain et de vin, et organise un convoi qui suivra la montagne, remontera plus haut que Vallabrègues et descendra ensuite comme Fosse a fait lui-même.
Le 1er juin, il arriva à Vallabrègues avec une barque pleine de vivres.
Pendant huit jours, il fit le service des approvisionnements, que nul n'osait faire.
Le 3 juin, monseigneur l'évêque de Nîmes voulut accompagner Fosse, afin de porter des paroles de consolation aux pauvres inondés.
Fosse le prit dans sa barque, et, comme, chemin faisant, Sa Grandeur manifestait quelque crainte sur la fragilité de l'embarcation:
—Bon! monseigneur, répondit Fosse, qu'avez-vous à craindre, vous qui ne quittez ce monde que pour aller directement au ciel? Par malheur, je n'en puis dire autant. Aussi, je vous recommande mon âme.
On arriva sans accident.
Monseigneur Plantier a consacré cette dangereuse navigation par cette lettre qu'il écrivit à Fosse, en manière d'attestation:
« En 1856, le Rhône était horriblement débordé. De Beaucaire, nous voulûmes aller à Vallabrègues, village de notre diocèse, situé sur la rive gauche du fleuve. Nous désirions en consoler les habitants, chassés de leurs domaines, et forcés de se réfugier sur une pointe de terre, par une inondation sans exemple. La navigation qui devait nous mener jusqu'à eux n'était pas sans danger. M. Fosse, de Beaucaire, s'est offert à nous conduire, et nous a conduit, en effet, avec la même intrépidité qu'il avait déjà déployée en mille autres circonstances périlleuses.—C'est une attestation que nous nous plaisons à lui donner, autant par justice que par reconnaissance.
» HENRY, évêque de Nîmes. »
L'inondation continuait: le 10 juin, une commission d'ingénieurs se rendit à une brèche en aval de Beaucaire, afin d'étudier les moyens les plus prompts de réparer la chaussée et d'arrêter la chute des eaux dans la campagne.
La commission, à la tête de laquelle se trouvait le préfet, consulta Fosse, afin de savoir si la chute d'eau de cinq ou six mètres qui se précipitait en cet endroit permettait la manoeuvre d'une barque.
—On peut voir, répondit simplement Fosse; seulement, il me faut deux hommes de bonne volonté.
Deux pilotes se présentèrent.
La possibilité de la manoeuvre, malgré la chute d'eau, fut démontrée.
Les deux pilotes, pour avoir aidé Fosse en cette circonstance, reçurent tous deux la médaille en or, et de première classe.
Pas une seule fois, pendant tout le temps des inondations, où tous les jours Fosse risquait sa vie, pas une seule fois il ne s'inquiéta des pertes que subissait son commerce, complètement abandonné par lui.
Le 19 août 1856, il reçut une nouvelle médaille d'or de première classe.
Le 7 juin de l'année suivante, un incendie éclata dans la grande rue de Beaucaire.
Fosse fut, comme toujours, un des premiers sur le lieu du sinistre.
Il entendit les spectateurs dire qu'une femme était dans la maison.
Il était impossible de monter par l'escalier, qui était en flammes.
Fosse applique une échelle à la façade de la maison, entre par une fenêtre, brise les portes, et enfin trouve une femme étendue sans connaissance sur le carreau.
Il la prend dans ses bras, traverse les flammes qui, derrière lui, se sont fait jour, regagne son échelle, dépose la femme entre les mains des spectateurs émerveillés, remonte, malgré les instances de tous, dans la maison, pour voir s'il n'y a plus personne à sauver, et n'en redescend que lorsqu'il s'est bien assuré qu'elle est déserte.
Alors il demanda des nouvelles de la femme; il était arrivé trop tard, elle était déjà asphyxiée: Fosse n'avait sauvé qu'un cadavre.
Le 15 janvier 1858, se promenant dans la rue de l'Arbre, à Marseille, il entend crier: « À l'assassin! »
Il se retourne et aperçoit un homme à figure suspecte, courant comme une trombe et renversant tout ce qui se trouvait sur son passage.
Fosse étend la main sur le fuyard, lutte avec lui et le terrasse.
C'était un forçat évadé qui, depuis sa fuite du bagne, avait déjà commis bon nombre de vols.
Fosse le remit aux agents de la police, doux comme un mouton. Cette métamorphose s'était opérée lorsqu'il avait senti craquer ses os entre les mains de Fosse.
Fosse, en sa qualité de membre de la Société des sauveteurs de France, se rendit à Paris à la fin de l'an dernier.
Une réunion des sauveteurs de tous les départements devait avoir lieu le 16 décembre.
Ce fut alors que je le vis.
Fosse fut, de la part de cette Société, l'objet d'une véritable ovation: le président de la Société le proclama le premier sauveteur de France, et fit insérer dans l'Illustration un portrait de lui, suivi de l'énumération de ses actes de courage et de dévouement.
J'envoie cet article à l'impression; mais, avant qu'il soit imprimé, je m'attends à recevoir le récit de quelque nouveau sauvetage de Fosse. Si cela arrive, chers lecteurs, vous le trouverez en post-scriptum.
LE CHÂTEAU DE PIERREFONDS
Pierrefonds est un pays que j'ai découvert en rôdant autour de
Villers-Cotterets, vers 1810 ou 1812.
Christophe Colomb de huit à dix ans, je faisais trois lieues et demie en allant, trois lieues et demie en revenant, total: sept lieues, pour aller jouer une heure dans les ruines.
Et les fortes têtes du pays disaient:
—Voyez, le paresseux, il aime mieux vagabonder sur les grandes routes que d'aller au collège. Il ne fera jamais rien.
Je ne sais pas si j'ai fait grand'chose; mais je sais que j'ai diablement travaillé depuis.
Il est vrai que ce travail n'a pas eu un brillant résultat: j'eusse mieux fait, je crois, au lieu d'entasser volumes sur volumes, d'acheter un coin de terre, et d'y mettre cailloux sur cailloux. J'aurais au moins aujourd'hui une maison à moi.
Bah! n'ai-je pas la maison du bon Dieu, les champs, l'air, l'espace, la nature, ce que n'ont pas, enfin, les autres qui ne savent pas voir ce que je vois.
Je lisais dernièrement, dans un petit volume dont les critiques n'ont point parlé, probablement à cause de sa haute valeur, de fort beaux vers, qu'il faut que je vous dise, chers lecteurs.
Ils sont intitulés: le Partage de la Terre.
Les voici:
Alors que le Seigneur, de sa droite féconde,
Eut, dans les champs de l'air, laissé tomber le monde;
Qu'il eut tracé du doigt,
Comme fait le pilote à la barque qui passe,
La route qu'il devait parcourir dans l'espace,
Il dit: « Que l'homme soit! »
À sa voix s'agita la surface du globe;
La terre secoua les plis verts de sa robe,
Et le Seigneur alors vers lui vit accourir,
Comme des ouvriers demandant leur salaire,
De l'équateur en flamme et des glaces polaires,
Ces atomes d'un jour, qui naissent pour mourir.
« Cette terre est à vous, dit le Maître suprême,
Ainsi que fait un père à ses enfants qu'il aime;
Les lots vous sont offerts.
Chaque homme a droit égal au commun héritage;
Allez! et faites-vous le fraternel partage
De la terre et des mers.»
Alors, selon sa force ou bien son caractère,
L'homme, petit ou grand, prit sa part de la terre:
Le noble eut le donjon aux gothiques arceaux,
Le laboureur le champ où la rivière coule,
Le commerçant la route où le chariot roule,
Le nautonnier la mer où glissent les vaisseaux.
Déjà, depuis longtemps, le prince avait le trône,
Le pape la tiare et le roi la couronne;
Et le pâtre craintif
Sur les monts gazonneux les troupeaux qu'il fait paître;
Quand, venant le dernier, le Seigneur vit paraître
Un homme à l'oeil pensif.
D'un rêve sur son fronton voyait flotter l'ombre
Il marchait lentement, triste sans être sombre;
Parfois il s'arrêtait pour cueillir une fleur;
Enfin, au pied du trône il releva la tête,
Et dit, en souriant: « Moi, je suis le poète;
N'avez-vous rien gardé pour votre fils, Seigneur? »
Dieu dit: « Tu viens trop tard! » Lui répondit: « Peut-être!
—Non: tu vois qu'ici-bas toute chose a son maître,
De son avoir jaloux;
Mais où donc étais-tu, tête en rêves féconde,
Quand on faisait sans toi le partage du monde?
—J'étais à vos genoux!
» Mon regard admirait la splendeur infinie;
Mon oreille écoutait la céleste harmonie;
Pardonnez donc, mon père, à l'esprit contempteur
Qui, perdu tout entier dans l'immense mystère,
S'est laissé prendre, hélas! sa part de cette terre,
Tandis qu'il adorait son divin Créateur.
—Et pourtant tout est pris, dit le Maître sublime,
La côte et l'Océan, la vallée et la cime:
Que veux-tu! c'est la loi.
Mais, en échange, viens, en tout temps, à toute heures,
Je te garde, mon fils, place dans ma demeure,
Et mon ciel est à toi. »
Vous voyez que la part du poète est encore la meilleure.
Puis il a les ruines.
Revenons aux nôtres.
Ce sont de magnifiques ruines que celles de Pierrefonds,—les plus belles de France, peut-être, sans en excepter celles de Coucy.
Elles dominent un petit lac que j'ai connu étang, mais qui a fait son chemin comme celui d'Enghien, et qui s'est fait lac à la manière dont beaucoup de gens se font nobles. Elles couronnent un charmant village, plus charmant autrefois, quand ses maisons étaient couvertes de chaume, qu'il ne l'est aujourd'hui avec ses villas couvertes d'ardoises. Enfin, elles sont situées entre deux des plus belles forêts de France, c'est-à-dire entre la forêt de Compiègne et la forêt de Villers-Cotterets.
Le château dont elles sont les restes a été bâti par un de ces hommes qui, l'on ne sait trop pourquoi, laissent à la postérité un souvenir sympathique.
Louis d'Orléans, premier duc de Valois, le commença en 1390 et l'acheva en 1407.
Les Arabes disent: « La maison achevée, la mort y entre. » Aussi laissent-ils toujours quelque chose à faire à leurs maisons, d'où il résulte que, d'habitude, leurs maisons tombent en ruine sans avoir été achevées.
Le château de Louis d'Orléans achevé, les Bourguignons voulurent y
entrer. C'était à peu près la même chose que la mort. Mais aux
Bourguignons on pouvait résister, quoique ce fût difficile; et
Bosquiaux, capitaine orléaniste, défendit bravement Pierrefonds.
C'était au plus fort des guerres entre le duc d'Orléans et Jean, surnommé par ses flatteurs Jean Sans-Peur. C'était Jean Sans-Foi qu'il eût fallu l'appeler.
Singulière époque que cette époque. Le roi était fou, le royaume était fou.
Lequel avait donné sa folie à l'autre? On ne sait.
Les familles des vieux barons croisés étaient éteintes, ou à peu près. On cherchait, sans les pouvoir trouver, les grands fiefs souverains des ducs de Normandie, des rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, des rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers. À la place de cette puissante moisson fauchée par la mort, avait surgi une noblesse douteuse, aux écussons surchargés d'armes parlantes ou d'animaux monstrueux, et entourés de devises qui rendaient plus contestable encore la noblesse qu'elles étaient chargées de soutenir.
Puis les costumes, comme les blasons, étaient devenus étranges, inouïs, fantastiques.
Il y avait les hommes-femmes, gracieusement attifés, traînant des robes de douze aunes.
Il y avait les hommes-bêtes, aux justaucorps brodés de toutes sortes d'animaux.
Il y avait les hommes-musique, qui pouvaient servir de pupitre aux ménestrels et aux troubadours.
Il y a, au catalogue imprimé de la collection de M. de Courcelles, une ordonnance de Charles d'Orléans, le fils de celui dont nous nous occupons, qui autorise à payer une somme de deux cent soixante-seize livres sept sous six deniers tournois pour neuf cents perles destinées à orner une robe.
Voulez-vous savoir ce que c'était que cette robe, chers lecteurs?
Le voici:
« Sur les manches est escript de broderies tout au long le dict de la chanson Madame, je suis plus joyeux, et notté tout au long sur chacune desdites deux manches, cinq cent soixante-cinq perles, pour servir à former les nottes de ladite chanson, où il y a cent quarante-deux nottes. C'est assavoir, pour chaque notte, quatre perles en quarré. »
Mais ceci n'était rien, et, quoique les prêtres prêchassent contre ces modes insolites, leurs anathèmes étaient réservés surtout à ceux et à celles qui mettaient pour leurs toilettes le diable à contribution.
Il y avait des cornes partout.
Les femmes, grâce à leurs hennins, les portaient sur la tête; les hommes, grâce à leurs poulaines, les portaient aux pieds.
La crinoline, que nos modernes coquettes portent à leurs jupons, les femmes du XIVe siècle la portaient à leur bonnet.
« Les dames et demoiselles, dit Juvénal des Ursins, menaient grands et excessifs états et cornes merveilleuses, haultes et larges, et avaient de chaque côté, au lieu de bourrées, deux grandes oreilles si larges, que, quand elles voulaient passer l'huis d'une porte, il fallait qu'elles se tournassent de côté et baissassent. »
Or, au nombre des plus élégants cavaliers faisant la cour à toutes ces belles dames, grasses, décolletées et cornues, étaient le jeune roi Charles VI et son frère, plus jeune encore, le duc Louis d'Orléans.
Le premier, le roi, venait d'épouser son impudique Bavaroise Isabeau; le second, Louis, venait d'épouser sa douce et fidèle Valentine de Milan.
Elle lui avait apporté en dot Asti, avec quatre cent cinquante mille florins.
L'autre avait apporté à son époux l'adultère, la guerre civile, la folie.
Le pauvre jeune roi était pourtant bien gai, bien heureux, bien courtois, ne demandant qu'à rire et à s'amuser.
Après son mariage, il avait fait son tour de France, et, gai compagnon du trône qu'il était, sa royale chevauchée. Il partait de Paris, où l'on venait de célébrer l'entrée de la reine, entrée depuis quatre ans; mais, pour ce coeur joyeux, pour cet esprit couleur de rosé, tout était matière à fête. Le vin et le lait avaient coulé dans Paris par la bouche de toutes les fontaines; aux carrefours, les frères de la Passion avaient joué de pieux mystères; à la rue Saint-Denis, deux anges avaient posé une couronne sur la tête de la reine; au pont Notre-Dame, un homme était descendu par une corde tendue aux tours de la cathédrale, avec deux flambeaux à la main; et, pour mieux voir, pour mieux entendre, pour mieux être partout, le roi et son frère Louis d'Orléans s'étaient mêlés à la foule des bourgeois, et, trop pressés d'être au premier rang, avaient reçu des sergents maints bons horions dont ils montrèrent le soir les marques aux dames de la cour.
Paris s'était fort réjoui de cette entrée de la reine. On lui avait promis une diminution d'impôts: tout au contraire, il fallait payer la fête; ce fut Paris qui la paya; en outre, on décria les pièces de douze et de quatre deniers, avec défense de les passer sous peine de la corde. Or, s'était la monnaie du peuple, le seul argent du pauvre, de sorte que le pauvre, c'est-à-dire le peuple, ne sachant plus comment ni avec quoi acheter du pain, puisque sa monnaie n'avait plus court, cria famine, dans ces mêmes rues où les fontaines faisaient jaillir la veille du vin et du lait.
Le prétexte de ce voyage à travers la France, ce fut d'aller à Avignon s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme.
Le véritable motif, c'était le plaisir.
Or, pour que le plaisir fût complet, le roi Charles VI ne prit ni ses deux oncles, deux illustres voleurs, les ducs d'Anjou et de Berry, ni la reine, qui trouva moyen de se faire, dans un autre genre, une illustration non noins grande que ses deux oncles.
D'abord, on s'arrêta à Nevers, où l'on fut reçu par le duc de Bourgogne,—pas le duc Jean, mais son père, avec lequel on était en paix.
Puis on gagna Lyon, la ville demi-italienne; on y passa quatre jours en jeux, bals et galanteries.
Enfin, on arriva à Avignon, chez le pape. Avignon était devenue une seconde Rome, aussi dissolue que la première, où Giotto peignait, où Pétrarque chantait, où Vaucluse murmurait. On était à la source des indulgences, comment n'eût-on pas péché? Pas une jeune et jolie Avignonaise qui ne se souvînt de ce passage, dit Froissard.
Le schisme ne fut pas éteint du tout; mais le pape donna au duc d'Anjou le titre de roi de Naples, et, au roi Charles, la disposition de sept cent cinquante bénéfices.
On passa en Languedoc.
Là commencèrent de s'éteindre les bruits joyeux des instruments, et les cris, les plaintes, les murmures, les remplacèrent et les couvrirent.—Le pauvre Languedoc était non-seulement ruiné, pressuré, mangé, mais encore dépeuplé par le duc de Berry, son gouverneur. Quarante mille habitants avaient émigré dans l'Aragon. Avide et prodigue, il prenait aux uns pour donner aux autres. Son bouffon, d'une seule fois, avait touché deux cent mille livres. Puis il aimait les châteaux aux tourelles anciennes, et faisait creuser ces dentelles de pierre que les églises du XIVe et du XVe siècle jetaient comme un mantelet sur leurs épaules. Il aimait les précieux manuscrits, les brillantes enluminures, les miniatures à fond d'or, et il jetait l'or aux architectes et aux artistes. Cet or, il fallait le prendre quelque part, et le bon gouverneur du Languedoc le prenait où il le trouvait. Enfin, il venait d'avoir une dernière fantaisie, non moins coûteuse et bien autrement folle que les autres: à soixante-six ans, il avait épousé une enfant de douze, la nièce du comte de Foix.
Il fallait une justice à ce pauvre peuple. Le roi, tandis qu'il était retenu pendant douze jours à Montpellier « par les vives et frisques demoiselles du pays, auxquelles il donnait, dit Froissard, annelets et fermaillets d'or, » ordonna d'arrêter et de faire le procès de Bétisac. Bétisac était lieutenant du duc de Berry; il fut reconnu coupable et condamné à être brûlé vif. Le roi quitta son harem de Montpellier pour l'aller voir brûler vif à Toulouse.
Le duc de Berry, le véritable dilapidateur, sentit-il la chaleur du bûcher? J'en doute.
Pendant qu'il était en train, le bon roi Charles, qui venait de faire justice, fit faveur: il accorda aux abbayes de filles de joie que leurs pensionnaires ne portassent plus de costume, sauf une jarretière d'autre couleur que leur robe, au bras.
Comment n'eût-on pas adoré un pareil roi, qui brûlait les voleurs et qui habillait les filles de joie comme les honnêtes femmes?
Il était si las de fêtes, qu'il évita celles qu'on lui préparait à son retour. Sa rentrée fut tout simplement un steeple-chase. Il gagea avec son frère que, partant au galop en même temps que lui, il arriverait avant lui. C'est le roi qui gagna.
Pauvre roi, ce fut sa dernière chance au jeu. À vingt-deux ans, il avait tout usé; à vingt-deux ans, la tête était morte et le coeur vide.
À vingt-trois ans, il était fou.
Ses deux oncles prirent le royaume. Louis, qu'il venait de faire duc d'Orléans, prit sa femme.
Il est vrai que la prenait à peu près qui voulait.
Par malheur, le beau jeune prince ne se contenta point de la femme de son frère Charles le fou. Il prit encore celle de sou cousin Jean de Bourgogne.
L'anecdote est-elle vraie? On dit qu'un soir que Jean de Bourgogne et Louis d'Orléans avaient soupé ensemble, il passa une singulière idée dans l'esprit fantasque du jeune prince.
C'était de faire voir au mari trompé le corps de sa femme, moins la tête. Ce corps était charmant, et Jean de Bourgogne envia fort le bonheur du duc d'Orléans.
Eugène Delacroix a fait un charmant petit tableau de ce fait, qui n'a jamais acquis une valeur historique, et auquel on attribua cependant la mort du duc d'Orléans.
Nous croyons que les causes d'antagonisme politique étaient suffisantes entre les deux princes, sans qu'on y mêlât une jalousie amoureuse.
En somme, les deux cousins étaient fort brouillés, lorsque le vieux duc de Berry, croyant faire merveille, décida le duc de Bourgogne à faire une visite à Louis d'Orléans.
Celui-ci était malade à son château de Beauté, charmant séjour, comme l'indique son nom, perdu dans les replis de la Marne, belle et dangereuse rivière, sur les bords de laquelle Frédégonde eut un palais, et du sein de laquelle un pêcheur, raconte Grégoire de Tours, retira le corps du jeune fils de Chilpéric, noyé par sa marâtre.
C'était à la fin de l'automne, les feuilles tombaient.
C'est l'époque des sombres pressentiments; Louis avait été visité de l'esprit de Dieu; depuis quelque temps, il pensait beaucoup à la mort.
Il avait de sa main, et fort chrétiennement, fait un testament où il recommandait ses enfants à son ennemi le duc de Bourgogne. Il y demandait d'être porté à son tombeau sur une claie couverte de cendres.
Il avait eu non-seulement des pressentiments, mais encore une vision.
Une nuit que, logé au couvent des Célestins, il allait à matines, il rencontra la Mort en traversant un dortoir; l'ange sombre tenait une faux à la main, et, avec cette faux, elle lui fit lire sur la muraille cette inscription latine: Juvenes ac senes rapio.
Il fut dans ces circonstances que le duc de Befry eut l'idée de réconcilier ses deux neveux.
Au commencement de novembre, il conduisit, comme nous venons de le dire, le duc de Bourgogne au château de Beauté, où Louis le reçut courtoisement; puis il les fit communier le 20 et les invita à diner pour le 22.
Le 20, ils avaient partagé l'hostie; le 22, ils partagèrent le repas.
Depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour l'assassinat du duc d'Orléans.
Je ne sais, chers lecteurs, si ce que j'ai vu il y a deux ou trois ans existe encore aujourd'hui, au milieu des bouleversements dont Paris est le théâtre.
Ce que j'ai vu, c'était une petite tourelle qui s'élevait au coin de la vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois.
Cette petite tourelle, légère, élégante, gracieuse, et qui contrastait fort avec la lourde maison à laquelle elle était accrochée, cette petite tourelle, noire et lézardée aujourd'hui, était blanche et neuve lorsqu'elle vit s'accomplir l'événement que nous allons raconter.
Elle fermait de ce côté le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé alors par la reine Isabeau.
Cet hôtel s'élevait dans un quartier peu fréquenté à cette époque, hors de l'enceinte de Philippe-Auguste et entre les deux juridictions de la Ville et du Temple.
Il avait été bâti par le financier Étienne Barbette, dont il avait gardé le nom. Étienne Barbette était maître de la monnaie sous Philippe le Bel, le roi de France qui a le plus travaillé à la monnaie de son pays, non pas pour la rendre meilleure et plus pure, bien entendu.
En général, lorsqu'on refond les monnaies, ce n'est point pour en enlever l'alliage.
Ce même hôtel, quatre-vingts ans après la mort d'Étienne Barbette, appartenait à un autre parvenu, le grand maître Montaigu.
Montaigu était des bons amis de Louis d'Orléans. Ce dernier obtint de lui qu'il cédât son hôtel à la reine Isabeau, qui détestait l'hôtel Saint-Paul, où elle était sous les yeux de son mari.
Tout au contraire, la voluptueuse Allemande adorait son petit logis; elle l'avait embelli à l'intérieur, agrandi au dehors, étendu jusqu'à la rue de la Perle.
Elle y était accouchée, le 10 novembre, d'un fils qui était mort en naissant; le peuple avait fort murmuré; on la savait depuis fort longtemps éloignée de son mari, et l'on avait attribué au duc d'Orléans les honneurs de cette intempestive fécondité.
On avait été jusqu'à faire un crime à la mère de cette douleur; on avait trouvé qu'elle avait pleuré cet enfant plus qu'on ne pleure un enfant d'un jour.
C'était injuste: un enfant n'a point d'âge pour la mère; c'est son enfant, c'est-à-dire la chair de sa chair, voilà tout.
Nous avons dit que, dès le 17, Jeah de Bourgogne avait décidé l'assassinat du duc d'Orléans.
Depuis longtemps, il le méditait.
Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire quatre mois auparavant, il cherchait dans Paris une maison pour y dresser son guet-apens; un de ses agents était en course à cet effet, et, comme cet agent était clerc de l'Université, il donnait pour prétexte à cette location le besoin qu'il avait d'un magasin où mettre le vin, le blé et les autres denrées que les clercs recevaient de leur pays et avaient le privilège de vendre sans droits.
Le 17, la maison était trouvée et livrée.
C'était la maison de l'Image Notre-Dame, située vieille rue du Temple, et ainsi nommée d'une image de la Vierge incrustée dans une niche au-dessus de la porte.
L'homme qui devait frapper était un valet de chambre du roi; l'histoire n'a pas conservé son nom.
L'homme qui devait trahir était Raoul d'Auquetonville, ancien général des finances, que le duc avait chassé autrefois pour malversation.
Le 20, nous l'avons dit, les deux princes avaient communié à la même hostie. Le 22, nous l'avons dit encore, ils avaient dîné à la même table.
Le mercredi, 23 novembre, le duc d'Orléans avait soupé chez la reine, et soupé gaiement, afin d'adoucir sa douleur, lit le religieux de Saint-Denis,—dolorem studens mitigari,—lorsque tout à coup le valet de chambre du roi, celui qui s'était chargé de trahir, vint dire au prince que le roi le demandait à l'instant même.
Le duc avait six cents chevaliers qu'il pouvait réunir, et dont il pouvait se faire une escorte dans les occasions d'apparat; mais, pour aller chez la reine, visite mystérieuse, il ne prenait d'ordinaire qu'un ou deux pages et quelques valets. Aussi l'assassin avait-il compté sur cette circonstance, et avait-il décidé que ce serait à la sortie du duc d'Orléans de l'hôtel Barbette qu'il accomplirait son crime.
Il était huit heures lorsque cette fausse nouvelle, qu'il était attendu par le roi, parvint au duc d'Orléans.
De l'hôtel Barbette à l'hôtel Saint-Paul, il n'y avait qu'un pas; aussi le duc d'Orléans, comptant revenir chez la reine, y laissa-t-il une partie de sa suite.
Il sortit, n'emmenant avec lui que deux écuyers montés sur le même cheval, un page et quelques valets portant des torches.
C'était de bonne heure pour un homme de cour, habitué, comme Louis d'Orléans, à faire de la nuit le jour; mais c'était tard pour ce quartier sombre, solitaire et retiré.
Cependant le duc ne songeait à rien, ou, s'il avait quelque pensée, c'était une pensée joyeuse. Il s'en allait par la vieille rue du Temple, un peu en arrière de ses gens, chantonnant à demi-voix une gaie chanson, et jouant avec son gant.
Deux personnes le voyaient, et remarquaient ces détails sans se douter que ce joyeux jeune homme,—le duc d'Orléans était jeune encore, ayant trente-six ans à peine,—sans se douter que ce joyeux jeune homme allait au-devant de la mort, qui, quelque temps auparavant, lui était apparue.
Ces deux personnes étaient un valet de chambre de l'hôtel de Rieux, et une pauvre femme nommée Jacquette Riffard, dont le mari était cordonnier, et qui logeait dans une chambre du même hôtel.
Jacquette le suivit quelque temps des yeux au milieu de la nuit, enviant probablement le sort de ce riche qui avait des torches pour l'éclairer dans l'obscurité. Puis, comme elle quittait la fenêtre pour aller coucher son enfant, elle entendit crier: « À mort! à mort! »
Elle revint aussitôt vers la fenêtre, son enfant entre ses bras.
Le prince était déjà précipité de son cheval. Il était à genoux dans la rue, et sept ou huit hommes masqués frappaient sur lui à coups de hache et d'épée.
Et lui criait:
—Qu'est ceci? d'où vient ceci? Que me voulez-vous?
Et, pour parer les coups, il mettait sa main, en avant.
Mais un coup d'épée lui abattit la main, en même temps qu'un coup de hache lui fendait la tête.
Alors il tomba; mais on continua de frapper. La pauvre femme qui voyait celle boucherie criait de toutes ses forces:
—Au meurtre!
Un des assassins tourna la tête, la vit à sa fenêtre, et, avec un geste de menace:
—Tais-toi, lui dit-il, vilaine femme!
Elle se tut, épouvantée, mais continua de regarder. Alors, de l'Image Notre-Dame, elle vit sortir un homme de haute taille, avec un chaperon rouge abaissé sur les yeux; cet homme se pencha vers le duc, et, après l'avoir examiné avec soin, dit;
—Éteignez tout et allez-vous-en; il est mort.
Pour plus grande sûreté, un des assistants donna encore un coup de masse au pauvre duc; mais celui-ci ne fit aucun mouvement.
Seulement, près de lui, un enfant, tout ensanglanté, se souleva, et, sans penser à lui-même;
—Ah! monseigneur mon maître!… dit-il.
Un coup de pommeau d'épée le recoucha mort à côté du mort.
C'était le page, un blond enfant d'Allemagne donné au prince par
Isabeau.
L'homme au chaperon rouge avait eu raison de dire qu'on pouvait éteindre les torches et s'en aller.
Louis d'Orléans était mort en effet, et bien mort.
Le bras droit était coupé à deux endroits, au poignet et au-dessous du coude. La main gauche était détachée et avait volé à dix pas de là; la tête était fendue de l'oeil à l'oreille en avant, et, derrière, d'une oreille à l'autre.
La cervelle en sortait.
Au milieu de la consternation et de la terreur générales, ces pauvres restes furent portés, le lendemain, à l'église des Blancs-Manteaux.
Et maintenant, pourquoi la France a-t-elle tant aimé et tant regretté ce beau prince? Qu'avait-il fait, le débauché, l'amoureux, le prodigue, pour mériter une pareille affection? Vivant, il avait terriblement vexé le peuple et avait été bien souvent maudit par lui.
Mort, tout le monde le pleura.
La France la première.
« Si l'on me presse d'expliquer pourquoi je l'aimais, dit Montaigne, je sens que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant: « Parce que c'était lui; parce que c'était moi. »
Interrogeons la France à l'endroit de son deuil, eile répondra comme
Montaigne:
-Je l'aimais.
La France, si souvent marâtre, fut pour lui tendre mère. Elle aima celui-ci, mêlé de bien et de mal qu'il était, et quoique ses défauts et ses vices l'emportassent sur ses vertus.
Il faut dire que ses défauts étaient charmants et ses vices aimables. L'esprit était léger, mais gracieux et doux; derrière l'esprit était le coeur, un coeur bon et humain.
Puis ce fut le père de Charles d'Orléans, le prince poète, le prisonnier d'Azincourt; ce fut le père de Dunois, cet illustre bâtard qui, avec Jeanne d'Arc, chassa l'Anglais de la France; ce fut l'aïeul de Louis XII, qu'on appela le Père du peuple.
Puis les larmes de sa femme, à qui il avait tant fait verser de larmes, firent beaucoup pour lui; quand on la vit, vêtue de deuil, tenant d'une main son fils, de l'autre Dunois, demander justice au roi, à la France, à Dieu, tous les assistants éclatèrent en sanglots.
Les pleurs appellent les pleurs.
Et moi-même, après cinq siècles, ce n'est point sans une certaine tristesse que je regarde les ruines de ce château, mutilé comme celui qui l'a bâti; ces tours sont ouvertes comme l'était son front; ces murailles sont trouées comme l'était sa poitrine; ces débris sont dispersés comme cette main, ce morceau de bras et cette cervelle qu'on ne rejoignit que le lendemain au pauvre corps auquel ils avaient appartenu.
C'est que celui qui a renversé ce château, qui a éventré ces tours était un rude lutteur.
Lui aussi, avec sa robe rouge, s'est penché sur le cadavre de la féodalité qu'il avait égorgée, et, comme Jean de Bourgogne, il a dit:
—Éteignez tout, et allez-vous-en; elle est morte.
Ce lutteur, c'était le cardinal de Richelieu.
À l'époque où, tout enfant, je venais de Villers-Cotterets à Pierrefonds pour jouer deux heures dans les ruines, je ne savais pas ce que c'était que Louis d'Orléans qui les avait bâties,—ce que c'était que de Rieux qui les avait tenues au nom de la Ligue,—ce que c'était que le comte d'Auvergne qui les avait prises,—ce que c'était, enfin, que le cardinal de Richelieu qui les avait faites.
Mais ces ruines ne m'en paraissaient pas moins splendides.
Elles appartenaient alors à M. Radix de Sainte-Foix, qui les avait achetées quinze cents francs à M. Canis, qui, lui, les avait achetées de M. Longuet, lequel les avait achetées de la Nation, laquelle les avait confisquées à la maison d'Orléans.
Ce n'est qu'en 1813 qu'elles firent retour à l'État, achetées par l'empereur à M. Heu, qui les tenait de M. Arnould, gendre et héritier de M. de Sainte-Foix.
L'empereur les paya deux mille sept cent cinquante francs.
Elles étaient alors à peu près inconnues, et le chemin n'était pas meilleur pour y venir de Compiègne que pour y aller de Villers-Cotterets.
Arrivé à Pierrefonds par un chemin à peu près impraticable, il fallait monter aux ruines par un sentier à peu près impossible.
À cette époque, il n'y avait pas d'escalier pratiqué au sommet des tours, pas de harpe éolienne vibrant au faîte des donjons.
Les chemins n'en étaient pas ratissés, les murs époussetés, les cours esherbées.
C'était quelque chose de sauvage et de rude comme le spectre du moyen âge.
Les premiers qui découvrirent Pierrefonds, après moi, bien entendu, furent des paysagistes: mon vieil ami Régnier, Jadin, Decamps, Flers.
On se montrait les uns aux autres les études faites, on se renseignait, on s'orientait, et, la boussole d'une main, la palette de l'autre, on arrivait à doubler le cap de Prélaville ou le promontoire de Rhétheuil, et l'on se trouvait en face des ruines.
Il y avait alors à Pierrefonds une seule auberge: Au Grand Saint-Laurent. Le saint y était représenté sur son gril au moment où il prie qu'on le retourne sur le côté gauche, se trouvant assez cuit sur le côté droit;—ce qui était l'emblème du sort réservé aux voyageurs.
Un jour, vint un artiste qui, trouvant sans doute un peu trop vif ce feu de l'hôtel, acheta un terrain et se fit bâtir une maison.
À partir de ce moment, Pierrefonds fut un pays découvert.
Cet artiste, c'était M. de Flubé.
Comme tous les artistes, il avait dit: « Je vais poser là ma tente pour un mois ou deux mois, et y dépenser cinq cents francs. »
Il y est depuis trente ans et y a dépensé cinq cent mille francs.
Vers ce temps, un second hôtel s'établit, faisant concurrence à celui du Grand Saint-Laurent, aujourd'hui disparu, de telle façon, que, moins heureux que l'ancien château, il n'a pas même sa ruine.
Ce second hôtel existe encore; aujourd'hui comme alors, il s'appelle l'hôtel des Ruines.
Il était signalé par un drapeau blanc, qui devint tricolore en 1830.
Le drapeau surmontait cette inscription:
CONNÉTABLE-TERJUS
Montre les ruines
Aux amateurs.
Vous le voyez, dès 1828, la civilisation avait pénétré à
Pierrefonds.—On montrait les ruines!
Bienheureux temps où j'allais les voir et où personne n'était là pour me les montrer!
Peu à peu la lumière et la vie pénétrèrent à Pierrefonds. Pierrefonds n'était qu'un village, il devint un bourg.
Ce village avait un étang, cet étang devint un lac.
Bien plus, sur ce lac, M. de Flubé fit construire un brick de cinq ou six tonneaux.
Ce brick s'appela l'Artiste.
Alors s'éleva un troisième hôtel, destiné à faire concurrence à l'hôtel des Ruines, comme l'hôtel des Ruines avait été destiné à faire concurrence à l'hôtel du Grand Saint-Laurent.
Il fut inauguré sous la dénomination expressive d'hôtel des
Étrangers.
Donc, les étrangers commençaient à affluer à Pierrefonds, puisqu'un spéculateur hardi n'hésitait pas à écrire sur le fronton du nouvel édifice:
HÔTEL DES ÉTRANGERS.
Sur ces entrefaites, M. de Flubé, dans un des voyages d'exploration qu'il fit aux environs de sa propriété, découvrit une source d'eau sulfureuse.
Dès lors, Pierrefonds était complet:
Historique par ses ruines,
Pittoresque par sa position,
Sanitaire par sa Source.
Plusieurs flacons bouchés avec soin furent envoyés au ministre de l'agriculture, dans le département duquel se trouvent les eaux minérales.
Ces eaux furent décomposées par M. O. Henry, le fameux décompositeur d'eaux; il déclara que la source de Pierrefonds, comme celles d'Enghien, d'Uriage, de Chamouni, etc., etc., devaient leur sulfuration à la réaction de matières organiques sur les sulfates, et devaient être rangées parmi les eaux hydrosulfatées-hydrosulfuriques-calcaires.
Dès lors, elles eurent leur brevet d'eaux sanitaires et furent rangées dans la catégorie des eaux aristocratiques et sentant mauvais.
Ce fut alors que M. de Flubé, pour donner toute facilité aux malades de venir prendre les eaux, fit bâtir des bains et convertir sa maison en un bôtel qui a pris le titre d'hôtel des Bains.
Un autre hôtel vint, brochant sur le tout, et s'intitula grand hôtel de Pierrefonds.
La route de Compiègne à Pierrefonds se macadamisa; celle de
Pierrefonds à Villers-Colterets se pava.
Le chemin de fer du Nord, qui avait déjà établi des trains de plaisir pour Compiègne, n'eut que cette petite adjonction à faire: et pour Pierrefonds.
Pierrefonds, qui, il y a trente ans, était une solitude dans le genre de celle des pampas ou des montagnes Rocheuses, est donc aujourd'hui une colonie d'artistes, de voyageurs, de touristes et de malades, située à l'extrémité d'un des faubourgs de Paris.
Pierrefonds a une salle de spectacle où viennent jouer les acteurs de
Compiègne, une salle de concert où viennent chanter les acteurs de
Paris.
Enfin, Pierrefonds, parvenu au dernier degré de la civilisation, vient d'avoir son feu d'artifice.
—Oui, direz-vous, un feu d'artifice, c'est-à-dire quatre chandelles romaines et un soleil cloué contre un arbre.
Non pas, chers lecteurs, un véritable feu d'artifice avec ses feux du
Bengale en manière de prologue, ses cinq actes et son épilogue.
Son épilogue était un magnifique bouquet.
Le tout apporté, ordonné, tiré par Ruggieri.
Racontons comment s'accomplit ce grand événement.
Après avoir passé quelques jours à Compiègne, chez mon ami Vuillemot, le meilleur cuisinier du département, dans la collaboration duquel je compte faire, un jour, le meilleur et le plus savant livre de cuisine qui ait jamais été fait, j'étais venu finir je ne sais plus quel roman ou quel drame au grand hôtel de Pierrefonds, où je ne pensais pas le moins du monde à un feu d'artifice, je vous jure.
Un matin, deux jeunes gens se présentent chez moi avec une liste de souscription.
Il s'agissait d'illuminer les ruines avec des feux du Bengale, le soir du dimanche suivant.
Je donnai mon louis pour la contribution à l'oeuvre pittoresque.
Ils me remercièrent et descendirent l'escalier. Ils n'étaient pas encore au premier étage, qu'il m'était venu une idée. Je les rappelai.
—Messieurs, leur demandai-je, sans indiscrétion, où allez-vous acheter vos artifices?
—À Paris.
—Chez qui?
—Chez Ruggieri.
—Attendez.
J'écrivis une lettre.
—Tenez, leur dis-je, remettez cette lettre à mon ami Désiré.
—Qu'est-ce que votre ami Désiré?
—Ruggieri en personne. Non-seulement je contribue au feu d'artifice, mais encore je fournis l'artificier.
Les deux jeunes gens restèrent stupéfaits.
—Comment! me demandèrent-ils, vous croyez que M. Ruggieri se dérangera?
—J'en suis sûr.
—Pour nous?
—Pour vous un peu, beaucoup pour moi.
Ils se retirèrent en hochant la tête.
Et, moi, je me remis à mon travail en murmurant:
—Je crois bien qu'il se dérangera! il se dérangeait bien, ce cher ami, pour venir me faire des feux d'artifice à Bruxelles, et m'illuminer le bouleard de Waterloo et la forêt de Boitsfort, Je crois bien qu'il se dérangera!
Tout à coup, je me mis à rire tout seul. Cela m'arrive quelquefois, plus souvent même que lorsque je suis en compagnie.
Je me rappelais comment, dans la forêt de Boitsfort, non-seulement l'artifice, mais encore l'artificier avaient pris feu, et combien peu il s'en était fallu que Buggieri ne s'évanouît en flamme et en fumée comme sa marchandise.
Vous comprenez bien, chers lecteurs, que le bruit s'était rapidement répandu que M. Alexandre Dumas avait écrit à M. Ruggieri, et que M. Ruggieri devait venir.
Il se manifestait dans tous les environs un mouvement inaccoutumé.
Des paris s'étaient ouverts:
Ruggieri viendra-t-il?
Ruggieri ne viendra-t-il pas?
On accourut me demander:
—Est-il bien vrai que M. Ruggieri viendra?
—Pourquoi cela?
—Parce que j'écrirais à num cousin à Attichy, à mon frère à
Villers-Cotterets, à mon oncle à Vic-sur-Aisne.
—Écrivez à votre oncle à Vic-sur-Aisne, à votre frère à
Villers-Cotterets, à votre cousin à Attichy.
—Et il viendra, nous pouvons y croire?
—Aussi certainement que s'il était arrivé.
Et chacun partait en criant:
—J'écris qu'il viendra.
Mais, me direz-vous, chers lecteurs, comment pouviez-vous répondre avec une pareille certitude?
Est-ce que je ne connais pas mon artiste? Vous croyez que Ruggieri fait des feux d'artifice parce qu'il est artificier?
C'est tout le contraire.
Il est artificier parce qu'il fait des feux d'artifice.
Ce n'est pas un état qu'il fait, c'est un plaisir qu'il se donne.
Les ruines de Pierrefonds à illuminer, et Ruggieri ne viendrait pas!
Allons donc! vous ne connaissez pas Ruggieri.
Le dimanche, à midi précis, on frappa à ma porte.
—Entrez, Ruggieri! criai-je.
Et Ruggieri entra.
Il y a entre nous autres une franc-maçonnerie d'art qui fait que nous pouvons répondre les uns des autres.
Une heure après, on savait, à trois lieues à la ronde, que Ruggieri était arrivé, qu'il y aurait feu d'artifice sur la pelouse et illumination des ruines.
À sept heures du soir, dix mille personnes attendaient au bord du lac.
À huit heures et demie, le canon du brick donna le signal.
C'était une véritable nuit de feu d'artifice, noire, sombre, sans étoiles, à ne pas voir le bout de son nez.
Bientôt, à bord d'une barque invisible jusque-là, un feu rouge s'alluma.
La barque glissa sur le lac, éclairant ses rameurs, en se reflétant dans l'eau.
Les premiers cris de joie commencèrent.
Ce premier feu éteint, une autre barque lui succéda à un autre endroit avec un feu vert.
Puis une troisième avec un feu blanc.
Puis ce troisième feu s'éteignit comme les deux autres, et, cette fois, tout rentra dans l'obscurité.
Tout à coup, les dix mille spectateurs poussèrent un grand cri.
Les ruines comme un spectre gigantesque, semblaient sortir de la montagne et se dresser dans la nuit.
La pâle apparition dura dix minutes.
Après le premier cri poussé, chacun s'était tu.
L'apparition évanouie, les bravos éclatèrent.
Trois fois le fantastique mirage se renouvela, et, chaque fois, avec une teinte différente.
Pour mon compte, je n'ai rien vu de plus merveilleux.
Songez-y donc: un lac, des ruines et Ruggieri!
Le feu d'artifice tiré, la dernière fusée éteinte, la dernière boite à feu brûlée, on fit irruption dans le parc de M. de Flubé.
C'était à qui remercierait le grand artiste auquel on devait cette magnifique soirée.
Je le trouvai soucieux au milieu de son triomphe.
—Qu'avez-vous donc? lui demandai-je.
—Je ne connais pas bien les ruines, de sorte que je n'en ai pas tiré tout le parti possible, répondit Ruggieri. Mais, ajouta-t-il, je reviendrai.
S'il revient et que je sois encore à Pierrefonds, chers lecteurs, je vous promets de vous en faire part à temps, pour que vous puissiez venir.
LE LOTUS BLANC ET LA ROSE MOUSSEUSE
Dans un de ses spirituels feuilletons du Siècle, Alphonse Karr écrivait, il y a quelque temps, ce qui suit, à propos d'une fleur dont j'avais orné la serre de Régina de Lamotte-Houdan, l'héroïne des Mohicans de Paris:
» J'étais bien surpris qu'Alexandre Dumas, le brillant auteur de tant de volumes, ne m'eût jusqu'ici fourni que deux fleurs pour mon jardin des romancier.
» Mon jardin des romanciers est un jardin que j'ai composé des arbres et des fleurs que les écrivains contemporains, trop à l'étroit dans le monde réel, ont placés dans leurs livres.
» Ce jardin doit à madame Sand un chrysanthème à fleurs bleues;
» À Victor Hugo, un rosier de Bengale sans épines;
» À Balzac, l'azaléa grimpante;
» À Jules Janin, l'oeillet bleu;
» À madame de Genlis, la rose verte;
» À Eugène Sue, une variété de cactus qui fleurit en plein air sous
le climat de Paris;
» À M. Paul Féval, une variété de mélèzes qui gardent leurs feuilles
pendant l'hiver;
» À M. Forgues, une jolie petite clématite rose qui grimpe et
fleurit sur les fenêtres du quartier Latin;
» À M. Rolle, un camellia à odeur enivrante;
» À Dumas, déjà nommé, une certaine tulipe noire qui, venue de graine, fleurit l'année même du semis, et qui, de ses caïeux, produit des fleurs qui ne lui ressemblent pas. De plus, un tournesol qui s'ouvre le matin et, conséquemment, se ferme le soir.
» Dumas vient d'enrichir le jardin d'un lotus blanc comme la
neige, à pétales transparen_tes_ (lui ont fait dire les imprimeurs.)
» Ah! mon cher Dumas, c'est sans contredit une de tes plus belles
créations.
» Recevons donc solennellement ton lotus blanc à pétales
transparents dans le jardin des romanciers.
» L'ancien lotus, représenté dans les monuments égyptiens sur la
tête d'Osiris, était rose ou bleu, suivant Athénée.
» Les Chinois représentent le lotus avec des fleurs pourpres sur leurs papiers de tapisserie, dont les fleurs, qui ont passé longtemps pour des rêves, ont fini par venir dans nos climats.
» M. Savigny, qui a fait l'expédition d'Égypte, et le savant maître M. Porret, le déclarent rose. Théophraste est du même avis, ainsi que Barthélémy. L'empereur Adrien ayant tué un lion à la chasse, un poète essaya de lui faire croire qu'un lotus rose qu'il lui présenta devait son coloris au sang de ce lion.
» Le seul botaniste qui se rapproche un peu de ton avis sur le lotus est M. Lemaout, qui, à la page 319 d'un très beau volume édité par Curmer, parle du nymphaea lotus, qui est, dit-il, le lotos des Égyptiens; il le représente comme blanc avec un bord rosé. C'est le lotus le plus blanc dont il ait jamais été fait mention, et il n'est pas si blanc que le tien, que tu donnes comme aussi blanc que la neige de l'Himalaya. D'ailleurs, à la page 322 du même volume, M. Lemaout n'est plus du tout de ton avis, ni de son avis de la page 319.
» Le nelumbo, dit-il, est le lotos sacré qui couronne le front d'Osiris; il a la fleur rose.
» Nulle part il n'est question du lotus à pétales transparents ni à pétales féminins. Ce lotus t'appartient donc entièrement; on ne l'a jamais vu, ainsi que la tulipe noire, que dans tes livres.
» Je suis dans mon droit en te faisant cette chicane, comme l'était le savetier qui critiqua la chaussure représentée par ce peintre de l'antiquité: Ne sutor ultrà crepidam. J'admire le reste comme je le dois.
» ALPHONSE KARR. »
Réponse d'Alexandre Dumas.
Tu comprends, cher ami, combien je suis sensible à l'honneur que tu me fais en me plaçant en si bonne compagnie; mais cet honneur, non point par fierté, mais par honnêteté, au contraire, je suis forcé de m'y soustraire.
J'ai enrichi, dis-tu, ton jardin des romanciers d'un lotus blanc comme la neige qui couronne le sommet de l'Himalaya, et c'est à ce lotus de mon invention que je dois d'être présenté par toi au chrysanthème à fleurs bleues de madame Sand, au rosier sans épines de Victor Hugo et à l'azaléa grimpante de Balzac.
Cher ami, tu sais bien que l'homme n'invente pas. Hélas! je suis homme, et n'ai pas même inventé le lotus blanc.
C'est Dieu, le grand inventeur de toute chose, qui a encore inventé celle-là.
Et je vais t'en donner la preuve, contre-signée par
M. Belfield-Lefèvre.
Écoute ce que dit, dans le Dictionnaire de la Conversation, article lotus, ce savant botaniste:
LOTUS, LOTOS.
« Les écrivains de l'antiquité, naturalistes, historiens et philosophes, font fréquente mention d'une espèce végétale, qu'ils désignent sous le nom de lotos…
» 1° Plante arborescente.
» 2° Plante aquatique.
» Trois espèces végétales distinctes qui croissaient dans les eaux du Nil et y formaient des bouquets de verdure, étaient désignées et vénérées par les anciens Égyptiens, sous le nom de lotos.
» La première de ces espèces, surnommée par quelques naturalistes anciens, le cyamue aegyptiacus, a été décrite par Hérodote sous le nom de lis rose. Sa racine, épaisse et charnue, servait d'aliment; sa fleur avait deux fois la grandeur de celle du pavot, et son fruit, que l'on comparait à un rayon circulaire de miel, renfermait, dans des alvéoles creusées à sa face supérieure, une trentaine de fèves arrondies. Il y a tout lieu de croire que cette plante aquatique, qui a aujourd'hui complètement disparu des eaux du Nil et qu'on ne retrouve que dans l'Inde, n'est autre que le nymphaea nelumbo de Linné, le nelumbium speciosum de Wildenow.
» La deuxième espèce,—attention, mon cher Alphonse, nous brûlons, comme on dit dans les jeux innocents;—la deuxième espèce offrait, selon Hérodote, des racines tubéreuses et charnues; des fleurs GRANDES ET BLANCHES comme celles du lis, des fruits semblables à ceux du pavot et renfermant une multitude de grains dont on faisait une sorte de pain. Au coucher du soleil, elle fermait sa corolle et se retirait sous les eaux, pour ne reparaître à la surface qu'au retour de cet astre. Cette espèce, différenciée de l'espèce précédente, et par la forme de la racine, et par la COULEUR DE LA FLEUR, et par la structure du fruit, était, suivant toute probabilité, le nymphaea lotus de Linné, QUI CROIT ENCORE AUJOURD'HUI dans les eaux du Nil.
» Enfin, une troisième espèce croissait dans le Nil, et se distinguait de la précédente par ses feuilles non dentées, et par ses fleurs plus petites et d'une belle teinte bleue; c'est la plante que les Arabes désignent sous le nom de linoufar. »
Tu vois, cher ami, que je suis, à regret, obligé de sortir de ton paradis terrestre, à moins que, comme Adam, mon aïeul, je ne veuille m'exposer à en être chassé.
Et cela m'est d'autant plus pénible, que les honneurs de ce jardin embaumé m'eussent été faits par une rose que tu viens d'inventer, et qui, à l'heure qu'il est, est le plus bel ornament de ce fantastique parterre, par la ROSE MOUSSEUSE.
Dans le même feuilleton où tu me chicanes sur mon lotus blanc, tu disais, cher ami, passant de la botanique au Code pénal, du jardin des romanciers au palais de justice:
« Un magistrat a rendu aux roses un hommage que je ne puis passer sous silence. Un gredin émérite, galérien évadé, paraissait devant le tribunal. Il avait un habit noir, une chaîne à son gilet, des gants de couleur claire, des cheveux gras et frisés, et une ROSE MOUSSEUSE ornait sa boutonnière…»
Excuse-moi, mon cher Alphonse; je connais la rose du Caucase, la rose du Kamtschatka, la rose bractiolée de Chine, la rose Turneps, de la Caroline, la rose luisante des États-Unis, la rose de mai, la rose de Suède, la rose des Alpes, la rose de Sibérie, la rose jaune du Levant, la rose de Nankin, la rose de Damas, la rose du Bengale, la rose de Provence, la rose de Champagne, la rose de Saint-Cloud, la rose de Provins, la rose MOUSSUE même; je connais enfin les trois mille variétés de roses du Bon Jardinier, mais je ne connais pas la ROSE MOUSSEUSE.
Est-ce une rose nouvelle, cher Alphonse, que tu aurais obtenue en l'arrosant avec du vin de Champagne MOUSSEUX Aï-Moët ou Clicot?
C'est possible, après tout.
En ce cas, si ce n'est point par trop indiscret de te demander une pareille faveur, à la séve d'août, c'est-à-dire à l'époque où ta rosé mousseuse MOUSSERA, envoie-m'en quelques greffes pour un jardin que je suis en train de faire sur ma fenêtre.
Réplique d'Alphonse Karr.
Tu m'as bien l'air, mon cher Dumas, de vouloir t'échapper de mon jardin des romanciers.
Tu n'as pas espéré que je te laisserais ainsi partir sans faire quelques efforts pour te retenir;—comme j'ai fait, il y a quelques années, dans ce petit jardin au bord de la mer, où nous avons passé ensemble quelques bonnes heures étendus sur l'herbe.
Tu prétends avoir prouvé que tu n'as pas inventé de « lotus à pétales transparents, blancs comme les neiges de l'Himalaya. »
Voyons ta preuve.
C'est une preuve par champions comme l'ancien jugement de
Dieu.—Voyons donc les champions:
Pour le lotus blanc. Contre le lotus blanc.
Théophraste.
Hérodote. . . . . . . .
Athénée.
Porret.
Belfield-Lefebvre . . . Barthélemy.
Savigny.
Lemaout, p. 319 . . . Lemaout, p. 322.
Alexandre Dumas . . . Alphonse Karr.
Je ne veux pas abuser de l'avantage du nombre; je ne compterai pas les champions;—je les pèserai: d'abord, tu produis un ancien, c'est-à-dire une de ces opinions quasi religieusement respectées, dès notre enfance, sous peine de pensums.
Je sais qu'Hérodote a une grande réputation de véracité.
Aussi je lui oppose deux anciens,—Théophraste, qui a fait une histoire des plantes, et un peu notre Labruyère, et Athénée, un grammairien, et ensuite un savant moderne et vivant;—je mets trois savants dont un est mort, ce qui lui donne un éminent avantage,—les morts ne gênent personne, et on se sert d'eux contre les vivants qui vous gênent.
—Mes deux anciens valent-ils ton ancien? Mes trois savants, dont un vivant, valent-ils ton savant vivant?
À M. Lemaout, p. 319, j'oppose M. Lemaout, p. 322;—il y a équilibre.
L'équilibre est plus difficile à établir entre A. Dumas et A. Karr.
Mais je vais diminuer deux de tes champions et m'augmenter de ce que je leur ôterai.
D'abord, Hérodote, malgré une véracité reconnue, commet une erreur dans le passage que tu cites de lui; il affirme que le lotus descend sous l'eau au coucher du soleil.—C'est une chose que l'on dit généralement de tous les nymphaeas;—mais il y a vingt ans que je les regarde, et j'affirme qu'ils ne redescendent sous l'eau que lorsqu'ils ont perdu leur fraîcheur, et vont s'occuper de mûrir leurs graines; un soir, en effet, le nymphaea, qui comme le dit Hérodote, renferme chaque soir sa corolle, redescend sous l'eau, c'est vrai, mais il ne remonte pas le lendemain.—La fleur pense, comme la marquise de Lambert, qu'il faut quitter les salons quand on ne peut plus les orner; elle va, loin des yeux, s'occuper dans la retraite de sa future famille.
Or, un témoin qui commet une erreur sur un point connu, rend très-suspect son témoignage sur un point en litige.
D'autre part, je t'ai compté comme nul le témoignage de M. Lamaout; mais il ne t'appuie qu'à moitié; son lotus de la page 319 est blanc et rose;—il ne ressemble donc pas « aux neiges de l'Himalaya, » —mais à une glace de chez Tortoni,—crème et framboise.
Et je ne parle pas des Chinois, qui sont de mon avis;—les Chinois, ce grand peuple de faïence qui est en train de se casser.
Elle est belle, ta preuve!
Supposons cependant que tu aies prouvé que le lotus « est blanc comme la neige de l'Himalaya. »
Tu resterais encore avoir inventé lotus à pétales transparents,—car tous les autres ont la feuille épaisse et mate:—ça serait déjà bien gentil!
Remarque que, plus généreux que toi, je ne te reproche pas d'avoir dit pétales transparen_tes_; toi qui me tances si rudement pour une rose mousseuse, que dirais-tu, si je répondais: « Mousseuse? Faute d'impression comme transparen_tes_.»
Mais non, j'ai écrit mousseuse, et je vais me défendre sur ce point, maintenant que je t'ai un peu replanté dans mon jardin,—me réservant de t'y planter définitivement tout à l'heure.
Et, d'abord, je n'ai pas inventé la rose mousseuse;
—Mille, jardinier anglais, a inventé la rosa muscosa; mais madame de Genlis, qui l'a apportée en France, à cause de quoi il lui sera beaucoup pardonné, la produisit sous le nom de rosé mousseuse,—voir dans ses Mémoires;—lis-les, pendant que je relirai les tiens, je serai vengé.
À cheval donné, on ne regarde pas à la bride; on ne chicana pas madame de Genlis sur le nom qu'elle donnait à cette belle fleur, et ce nom fut accepté; pas plus qu'on ne la chicana sur le nom de Paméla,—qu'elle a bien donné à cette belle lady Fitz-Gérald, qu'elle avait également rapportée d'Angleterre, en même temps que la rose … moussue.
Tu partages l'opinion des Arabes, qui poussent si loin l'hospitalité et la générosité, qu'ils disent qu'on peut voler pour donner. Tu dépouilles cette pauvre vieille pour orner ton ami.
Je suis bien de ton avis, moussue serait mieux que mousseuse,—mousseuse est une faute de français; aussi, désormais, je dirai rose moussue; c'est par lâcheté que je prononçais mousseuse. Je me disais: « Il faut hurler avec les loups. » Ces jardiniers, et quels jardiniers!—tu vas le voir tout à l'heure,—disent rose mousseuse.
Tu me rirais au nez si je te disais: le dictionnaire de l'Académie accepte rose mousseuse, en protestant, il est vrai, mais il l'accepte;—mais écoute un peu si ceux qui disent rose mousseuse ont le droit d'avoir voix au chapitre.
M. Hardy, qui a créé trois roses au moins, la rose Hardy, le triomphe du Luxembourg, et madame Hardy,—la plus belle des roses blanches,— dit rose mousseuse.
De même que:
M. Vibert, auquel on doit Cristata, Adèle Mauzé, Jacques Laffitte;
M. Laffay,—le père du prince Albert, de la duchesse de Sutherland, de la rose de la Reine et de la rose Louis-Bonaparte, qui, née en 1842, était alors dédiée au roi de Hollande;
M. Portmer, qui a obtenu de semis la rose duchesse de Galliera, et une autre qui me fait l'honneur de porter mon nom,—de même qu'une rose née chez M. Van Hout, de Gand, qui a mis au jour, en outre, la marbrée d'Enghien et Narcisse de Salvandy, le plus beau des Provins.
M. Van Hout met sur ses catalogues: rose mousseuse;
Comme M. Oudin, de Lisieux, qui a vu naître dans son jardin la belle rose génie de Chateaubriand;
Comme feu Després, auquel on doit la noisette Després et la baronne
Prévost;
Comme M. Guillot, qui a produit récemment le géant des batailles;
Comme M. Beluze, qui, près de Lyon, a gagné de semis la splendîde rose souvenir de la Malmaison.
Remarquons en passant que la rose est un peu bonapartiste, par mauvaise humeur, sans doute, contre le lis, que l'on a cru longtemps être son rival et son compétiteur dans « l'empire de Flore. »—Ce n'est ni toi ni moi.
Et Margotin, et Levêque, et Souchet, et Verdier, ces autres maîtres des roses, ils disent rose mousseuse.
Et Bixio, donc, ton ami Bixio, dit rose mousseuse dans sa Maison rustique.
Ce seraient de terribles autorités contre nous deux.
Bah! nous acceptons d'autres fautes,—Veux-tu que nous acceptions celle-là?
Orgue:—masculin au singulier, féminin au pluriel; ce qui amène la phrase: un des plus belles orgues.
Hymne:—masculin dans les livres, et féminin dans les livres de messe.—Boileau dit: un hymne vain;—et l'Académie: après que l'hymne fut chantée.
Pendant vingt ans, en Normandie, j'ai appelé fossé la berge du fossé, ou plutôt la terre sortie du fossé, c'est-à-dire ce qui en est le contraire, sous peine de ne pas être entendu.
Si, à Gênes et à Nice, on appelait l'héliotrope autrement que vanille, on ne saurait pas ce que vous voulez dire, et pourtant l'héliotrope n'est pas la vanille.
Héliotrope me rappelle tournesol;—c'est le même mot.—Et, tant pis pour toi, nous allons en reparler tout à l'heure.
Revenons un peu au « lotus à pétales transparents, blanc comme les neiges de l'Himalaya. »
Je suppose, malgré l'avantage remporté par mes champions, qu'un des lotus est blanc.
Eh bien, tu n'aurais pas eu le droit encore de dire: blanc comme le lotus.
Car il y a, tu ne le nies pas, des lotus roses, des lotus bleus et des lotus blancs,—prétends-tu.
J'ajouterai qu'il ressort de notre débat que, si le lotus blanc existe, c'est le plus rare et le moins connu des trois.
Prendrais-tu la rose pour type du jaune?
Dirais-tu: jaune comme une rose?
Cependant il y a des roses jaunes, chromatella, persian-yellow, noisette Després, ophyrée, solfatare, la pimprenelle jaune, etc.
Parce qu'il n'est pas logique de prendre une exception pour type.
Je suis bien bon de te retenir dans mon jardin par les longs blizomes, par les racines de ton « lotus à pétales blancs et transparents. »
Mais, malheureux, tu y es planté irrévocablement depuis quatre ans, par ta fameuse « tulipe noire; » tu y végètes par ton « tournesol qui s'ouvre le matin et se ferme à la fin du jour. »
Notons que tu n'as pas répondu sur ces deux points.
Ah! tu veux t'en arracher, t'en sarcler comme une mauvaise herbe en m'y plantant moi-même.
Tu ne peux pas plus t'en déraciner que les soeurs de Phaéton ne purent se déraciner de leurs peupliers, Syrinx de ces roseaux, et Daphné de son laurier.
Tu resteras dans mon jardin des romanciers, et tu en feras malgré toi le plus bel ornement.
Je te serre bien cordialement les deux mains.
Alphonse KARR.