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C'Était ainsi...

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XI

Après tout, son escapade nocturne lui avait laissé une impression bienfaisante. Il éprouvait presque la satisfaction d'avoir accompli une bonne action; et cette pensée consolante le soutint, pendant plusieurs jours. Il se sentait réconcilié avec lui-même, grandi dans sa propre estime. Il y songeait, il en rêvait la nuit, il y trouvait une sorte d'appui moral, tout en ayant peur à l'idée de recommencer l'entreprise.

Il vécut ainsi toute une semaine, tiraillé en sens contraires. Alors le désir, le mécontentement, l'inquiétude le reprirent plus fort. Si désespérément vide et morne était sa vie, si totalement insignifiant et insipide son travail à la fabrique et au bureau—le peu que la mauvaise volonté rancunière de son père lui laissait faire—si mortellement ennuyeuses les interminables soirées d'hiver, qu'il aurait fait n'importe quoi pour y échapper. Il lutta jusqu'à l'extrême limite de ses forces. Il passa des jours et des nuits comme enterré vivant dans un sépulcre. Puis tout d'un coup il n'y tint plus, la démence le secouait. Un soir enfin il repartit, ivre d'amour et de douleur, prêt à tout, prêt à la catastrophe et à la mort.

Kaboul l'accompagnait et il n'essaya même pas de le renvoyer. Il allait, il allait, tout droit devant lui à perdre haleine; il courbait la tête contre le vent, ses pieds mouillés faisaient gicler les flaques de boue avec un bruit de choses qui éclatent, ses dents claquaient. Mais il ne sentait rien, ne voyait rien; il n'avait qu'une vision, une hantise: être auprès d'elle, la revoir, la serrer entre ses bras….

De loin, il vit clignoter les lumières des maisonnettes et il entendit le ronflement de l'écoussoir dans la petite grange du voisin. Il vit l'homme, pareil à un fantoche grisâtre, gambader sur ses planches à bascule et perçut le fredonnement de sa chanson, comme l'autre soir qu'il avait passé par là. Il s'arrêta, la respiration coupée; et, devant lui, s'arrêta aussi Kaboul, noir et immobile dans la clarté vague de la lampe à huile, comme un petit chien de boîte à jouets. Et, de même que la première fois, M. Triphon eut une hésitation avant d'aller plus loin. Là tout semblait si digne, si tranquille, si probe. Personne n'y paraissait songer à mal; tout y parlait de bon travail et de devoir; lui seul venait s'y glisser comme un rôdeur, un malfaiteur. Une sorte d'envie le mordit au coeur. Il jalousait cette pauvreté, cet humble bonheur dans le devoir accompli, ce dur labeur du bon petit teilleur de lin, qui trouvait encore assez de charme dans son existence pour fredonner une chanson. Que fallait-il de plus au monde que le contentement! Ce petit bonhomme-là n'était-il pas mille fois plus heureux que lui qui, matériellement, vivait dans l'abondance et ne travaillait que lorsqu'il en avait envie? Sa vie à lui ne serait-elle pas bien plus heureuse s'il réparait le mal qu'il avait fait à la pauvre Sidonie, s'il l'épousait et allait vivre avec elle humblement? M. Triphon était dans des dispositions sentimentales, tous ces temps-là; le remords, quelquefois, lui montait par bouffées à la gorge. Ses yeux se remplirent de larmes d'attendrissement et il n'hésita plus. D'un pas ferme, il passa devant la petite grange, vit, entr'ouverte, la grille du verger de Sidonie, la poussa, suivit la sente vers la maison et s'arrêta devant la porte. Dans l'obscurité il avança la main pour lever le loquet. Il ne le trouva pas tout de suite. Ses doigts tâtonnaient sur le, bois rugueux; et il se sentait là comme un voleur, qui va s'introduire par effraction. A l'intérieur, derrière la porte fermée, il entendait le clapotement monotone des bobines retombant sur le carton glacé des coussins de dentellière. Il percevait aussi un bruit de sabots qui marchaient avec lenteur sur les dalles et la résonance d'un tisonnier avec lequel on attisait le feu. N'arriverait-il donc pas à empoigner ce sacré loquet! Soudain il eut un sursaut. Quelque chose de blanchâtre lui passait entre les jambes en soufflant, suivi d'une ombre noire, qui jappait. «Kaboul!… nom de Dieu!» cria-t-il, d'une voix sourde. C'était Kaboul donnant la chasse au chat de la maison. Il y eut une vive escalade après un tronc de pommier, contre lequel le chien s'arc-bouta de ses pattes de devant. Cependant, à l'intérieur de la maisonnette, c'était tout à coup le silence complet. Le tisonnier ne tisonnait plus, les bobines cessèrent de clapoter sur le carton glacé, les sabots étaient muets. Alors une voix s'éleva, une voix de femme qui demandait d'un ton troublé:

—Qui est là?

—C'est moi, la patronne, n'ayez pas peur, répondit-il machinalement, la gorge serrée d'émotion.

—Qui, vous? répéta la voix, plus pressante.

—Moi, la patronne, M. Triphon, murmura-t-il d'une voix étranglée, au trou de la serrure.

Il y eut une vague rumeur. Il lui sembla entendre des cris d'effarement étouffés; puis, pendant quelques secondes, de nouveau un silence de mort régna. Derrière lui, dans l'obscurité, il entendait le chat sur le pommier cracher sa colère et le glapissement aigu de Kaboul, qui pleurait du nez. Lentement les sabots s'avancèrent vers la porte, qui s'ouvrit avec prudence.

—Puis-je entrer? demanda-t-il, haletant et presque suppliant.

Il avait en face de lui la mère de Sidonie. C'était une femme d'une cinquantaine d'années, maigre, avec de grands yeux clairs. Elle devait avoir été jolie dans sa jeunesse, comme sa fille. «Tiens, c'est vous, Monsieur Triphon», dit-elle simplement, en le faisant entrer. Kaboul se faufila entre leurs jambes et elle ferma doucement la porte.

Une sorte de paravent en planches masquait à moitié la cuisine; il s'arrêta sur le seuil, avança la tête et demanda d'une voix timide, comme il eût fait dans n'importe quelle maison étrangère: «Je ne vous dérange pas?» En même temps il entra. Trois jeunes filles étaient assises autour d'une table basse près de la fenêtre à menus carreaux, avec leur coussin de dentellière sur les genoux. Une lampe les éclairait, dont trois bocaux remplis d'eau grossissaient les rayons clairs sur la finesse délicate et compliquée de leur ouvrage.

—Bonsoir, tout le monde, dit M. Triphon d'une voix qui tremblait.

Six beaux yeux clairs s'étaient levés; quatre restèrent fixés sur lui avec persistance, deux se baissèrent aussitôt, regardant, mouillés, le métier à dentelle. Et deux voix douces répondirent timidement: «Bonsoir, Monsieur Triphon», tandis que la troisième gardait le silence. C'étaient Sidonie et ses deux jeunes soeurs. Une vive rougeur avait coloré ses joues, qui lentement s'atténuait. De ses doigts tremblants elle agita ses bobines et se remit machinalement au travail. Les deux petites soeurs ne bougeaient pas, muettes de curiosité et d'émotion angoissée. La mère jeta quelques brindilles sur le feu, qui crépita, et dit dans son trouble:

—Ah! mon Dieu, mon Dieu, quelle affaire!

—Je suis venu …, commença M. Triphon d'une voix sourde.

Mais aussitôt il s'arrêta, suffoqué, ne trouvant plus les mots. Tout son corps tremblait. Maintenant qu'il était là, il ne savait plus que faire ni que dire. Il était venu pour la revoir, dans un élan de tendresse et de remords irrésistible et il n'avait pas une parole, pas un geste, pour exprimer le tumulte de ses sentiments. Il considérait Sidonie, qui gardait un mutisme farouche, et ses lèvres frémissaient, sans articuler un son. Enfin, d'un effort violent, il put bégayer:

—Sidonie … puis-je encore venir te voir?

Elle ne dit rien, les bobines tambourinaient sur le carton glacé, mais elle inclina la tête, comme en signe d'acquiescement. La mère se tenait droite et figée devant le feu; les petites soeurs demeuraient immobiles, leurs beaux yeux clairs fixés sur lui.

—Sidonie …, reprit-il avec angoisse, je ne peux plus vivre ainsi, il me faut te revoir.

De nouveau elle inclina la tête, sans répondre. Elle aussi semblait incapable de parler. Elle releva ses yeux mouillés de larmes, les tint longuement fixés sur lui. Il se précipita, lui prit les mains, les serra convulsivement. Un sanglot brusque s'échappa de sa gorge. La mère vint vers lui, avança une chaise et dit:

—Asseyez-vous, monsieur Triphon.

Il s'assit…. Il s'assit tout près de Sidonie et la regarda avec tendresse. Sa respiration était oppressée et haletante. La sueur perlait sur son front. La présence importune des deux petites soeurs ébahies et curieuses le gênait. Il les regardait avec impatience, comme pour les faire partir. Intimidées, elles baissèrent la tête et se remirent machinalement au travail. Les bobines tapotaient doucement. Peut-être, si elles n'avaient pas été là, les mots qu'il fallait dire lui seraient-ils venus. Maintenant, il ne trouvait que cette banalité, qui sonnait, discordante, à ses propres oreilles:

—Comment vas-tu, Sidonie?

Elle se remit à pleurer. Aussi, cette question! Il n'aurait rien pu lui demander de plus maladroit ni de plus stupide: il le sentait.

—Comment voulez-vous que j'aille! répondit-elle enfin, profondément navrée.

Il la regarda à la dérobée. Ses joues tendres avaient conservé de leur fraîcheur et le profil était resté fin et pur, un peu aminci sous les beaux cheveux bruns ondulés. La taille s'alourdissait…. Il essaya de se ressaisir, mais son esprit demeurait agité et troublé. Il sentait des lacunes dans son cerveau. Que venait-il faire? Quel était son but? Il l'ignorait lui-même. Les choses ne se précisaient pas en lui. Venait-il la consoler et la réconforter d'une promesse solennelle de l'épouser? Il s'effraya à cette idée, qui le glaçait. Mais, quoi alors? Pourquoi restait-il là à ne rien dire? Que devaient-ils penser? Qu'attendaient-ils de lui? Il lui fallait s'expliquer—dire, faire quelque chose!

Dans sa détresse, il ouvrit son veston et sortit son portefeuille. Il avait de l'argent sur lui et déplia d'une main tremblante trois billets. Timidement, il fit signe à la mère et lui remit l'argent. «Voilà, dit-il, c'est pour vous… c'est pour vous autres, pour vous aider». Il baissa la tête, s'attendant à de durs reproches.

A la vue d'une telle somme la mère eut presque peur et le regarda bouche bée, avec de grands yeux. Elle en oublia de le remercier et ne sut rien dire. Les petites soeurs, les joues en feu, se remirent nerveusement à remuer leurs bobines. Les traits de Sidonie se contractèrent en une douloureuse amertume et soudain ses larmes coulèrent. Son émotion fut aussitôt contagieuse. La mère à son tour se prit à pleurer; de même les jeunes soeurs, qui se levèrent et quittèrent la pièce. M. Triphon lui-même était si profondément bouleversé qu'il enlaça Sidonie en gémissant et la tint longuement embrassée. Inquiété par la scène, Kaboul se mit à aboyer.

Cette voix les ramena au sens de la réalité. M Triphon lança un coup de botte à Kaboul, et Sidonie, séchant ses larmes, appela le petit chien auprès d'elle pour le caresser. Il la reconnut bien dès qu'il entendit sa voix, lui lécha la main et remua la queue.

—C'est une bonne petite bête fidèle, monsieur Triphon, dit la mère en passant son tablier sur ses joues.

—Oui, mais il fait trop de bruit, répondit M. Triphon.

Ce banal colloque suffit à dégager l'atmosphère, alourdie de peine et de contrainte. Le tragique de la situation cédait à une appréciation plus saine et plus modérée. A quoi bon se désoler en pure perte! Les choses étaient ce qu'elles étaient et les larmes n'y changeraient rien. La mère ne fit entendre nul reproche et les beaux sentiments généreux dont M. Triphon était tout gonflé refluèrent vers les profondeurs de son âme impressionnable. Comme d'un accord mutuel et tacite, ils ne parlèrent plus du passé; et M. Triphon se sentit un moment à l'aise, tel un simple ami venu faire une cordiale visite de politesse. Les soeurs rentrèrent et furent s'asseoir devant leur ouvrage que toutes les trois reprirent, comme si rien n'était arrivé. Les petites bobines clapotantes voletaient affairées, abeilles diligentes, au-dessus du carton glacé des coussins.

—Comment ça va-t-il à la fabrique? demanda Sidonie au bout d'un instant, d'une voix blanche.

—Oh! il y fait bien tranquille …, bien triste …, bien ennuyeux, répondit-il sur le même ton.

Son air désenchanté semblait dire que pour lui tout charme en avait disparu depuis qu'elle ne s'y trouvait plus. Nouveau silence. Les bobines tambourinaient; la mère préparait le repas du soir près de l'âtre.

—Est-ce vrai que vous allez vous marier avec mademoiselle Dufour? demanda Sidonie tout à coup.

Il sursauta violemment et un afflux de sang lui monta aux joues.

—Des mensonges! des mensonges! des mensonges! s'écria-t-il avec force.
Qui vous a dit ça?

Elle sourit, surprise et contente. Ses beaux yeux le remercièrent d'un long regard pour sa violente explosion de franchise. Mais lui se sentait humilié, mécontent. L'évocation brusque de l'avanie subie le mordait amèrement au coeur et, durant quelques instants, il éprouva un regret aigu d'être revenu vers Sidonie. Il mesura l'abîme social qui les séparait: il ressentit une déchéance morale, vit l'impossibilité de se relever. Il avait lui-même fixé son sort; un recul n'était plus possible.

Les jeunes soeurs, qui d'émotion avaient laissé choir leurs bobines, les relevèrent et recommencèrent doucement à tambouriner; la mère, qui avait prêté la plus vive attention à sa réponse, se remettait lentement à tourner avec une grosse cuiller de bois la soupe au lait qui mijotait dans le grand chaudron pendu sur l'âtre. Agacé, M. Triphon haussa les épaules comme pour chasser une pensée importune. Tant pis; il l'avait dit; le sort en était jeté. Il prit sa pipe et la bourra.

—Marie, une allumette! commanda la mère à l'une des petites.

Marie se leva, courut à la cheminée, frotta une allumette et vint la présenter à M. Triphon.

—S'il vous plaît, monsieur Triphon, dit-elle humblement, avec un joli sourire.

M. Triphon alluma sa pipe, en regardant la petite avec aménité. C'était une jolie enfant de seize ans, bientôt jeune fille, fraîche, avec des yeux bleus très tendres. Elle deviendrait, à sa façon, une aussi belle fille que sa soeur, pensa M. Triphon. Il en éprouva comme une sensation de vanité et de bien-être. Il tira quelques bouffées gourmandes de sa pipe et sourit voluptueusement, comme un pacha dans son harem.

Dehors, devant la porte, il y eut tout à coup un bruit de sabots qu'on secoue. Troublé dans sa béatitude, M. Triphon leva des yeux inquiets.

—Oh! ce n'est rien, dit la mère d'un ton rassurant. C'est le père et
Maurice qui reviennent.

M. Triphon devint tout pâle. Le père et le frère! Il n'y avait plus du tout pensé. Il se sentit envahir comme d'une coulée froide. Qu'allait-il se passer? Le père outragé ne lui montrerait-il pas la porte en un geste d'indignation? Est-ce que le fils ne le prendrait pas à la gorge pour le flanquer dehors? Machinalement, comme pour se mettre en état de défense, il s'était levé.

—N'ayez pas peur; restez assis, monsieur Triphon, lui dit la mère avec conviction.

Et, à leur tour, les filles hochèrent la tête en signe de tranquillité. La porte s'ouvrit et les deux hommes entrèrent. Un moment ébahi, le père regarda fixement le visiteur inattendu. Durant une seconde, il y eut comme un éclair de colère et de menace dans ses yeux. Mais il ne dit rien, regarda sa femme d'un oeil rond, puis M. Triphon, toucha le bord de sa casquette, murmura «bonsoir», d'une voix à peine perceptible, et, le pas pesant, s'avança vers l'âtre. Le fils aussi, un long garçon dégingandé, s'arrêta un moment, interdit, toucha le bord de sa casquette, murmura «bonsoir», et se dirigea, les bras ballants, vers l'âtre.

—Père Neyrinck …, commença M. Triphon d'une voix étranglée. Mais il ne put continuer; il s'arrêta, suffoqué, les traits contractés et d'une pâleur livide. «Père Neyrinck …», reprit-il au bout d'un instant, raidi et presque tragique, «père Neyrinck, je suis ici … et vous pouvez me mettre à la porte, si vous voulez … mais je suis ici … je suis ici … parce que je veux revoir Sidonie … parce que je ne veux pas la laisser seule … dans le malheur.»

Il s'arrêta encore et dut reprendre haleine. Un sanglot s'étouffa dans sa gorge. Il n'en pouvait plus. Sidonie avait baissé la tête et pleurait; et les deux jeunes soeurs, rouges et immobiles d'émotion, regardaient tour à tour M. Triphon et leur père. Le père avait l'air plutôt gêné que méchant. Le fils considérait fixement le feu, comme si la chose ne le concernait pas. La mère, un peu nerveuse, se baissa vers son mari et lui dit à mi-voix, d'un ton confidentiel:

—Il a été bon pour nous. Il m'a donné beaucoup d'argent.

Le père hocha la tête; il ne dit rien. Il était là comme un étranger dans sa propre maison. Visiblement, il ne se rendait pas un compte exact de la portée d'un tel événement; et il regardait sa femme d'un oeil interrogateur, comme pour lire sur ses traits ce qu'il devrait bien répondre. C'était un homme d'une cinquantaine d'années, au visage affable qui avait la couleur uniforme et terreuse de ses vêtements de travail. Il paraissait fatigué et jetait machinalement des regards obliques vers le chaudron fumant, comme si là se trouvait pour le moment ce qui l'intéressait le plus. Maurice continuait à garder le silence, l'air hypnotisé par la flamme crépitante du foyer.

—Il ne faut pas partir à cause de moi, monsieur Triphon, dit enfin le père avec effort, tout en regardant sa fille aînée.

D'un geste ému, M. Triphon exprima sa gratitude pour ces paroles conciliantes. La gêne devenait moins pesante; un certain rapprochement semblait vouloir s'établir. Il tâta dans sa poche, prit son étui à cigares et l'ouvrit.

—Un cigare, père Neyrinck? demanda-t-il en s'approchant de lui.

—Oh! ça n'est pas nécessaire, monsieur Triphon, répondit le père avec un sourire de convoitise vers l'étui.

—Si fait, si, si, insista M. Triphon, qui lui donna trois beaux cigares.

—Je vous remercie beaucoup, monsieur Triphon; j'en fumerai un après que j'aurai mangé, dit le père.

Et il prit le cadeau avec précaution, entre ses gros doigts tremblants.
M. Triphon se tourna vers Maurice, qui sourit en rougissant légèrement.
En recevant, lui aussi trois cigares il regarda ses soeurs, d'un air
presque triomphant. Tout de suite il en alluma un.

—Est-ce qu'on mange bientôt? demanda doucement le père à sa femme.

—C'est prêt; dans cinq minutes, répondit-elle.

Elle défit le lourd chaudron de son crochet au-dessus de l'âtre et versa le contenu dans une large terrine de grès rouge. Une bonne odeur de soupe au lait de beurre se répandit dans la cuisine. Les jeunes filles rangeaient leurs coussins. M. Triphon se leva pour partir. Kaboul, qui en avait envie depuis longtemps, d'impatience fit entendre un long baillement sonore et sautilla en dansant vers les genoux de son maître.

—Kaboul, un bout de susucre? dit Maurice en caressant le petit chien.

M. Triphon tendit la main à Sidonie:

—Eh bien, Sidonie, à un de ces jours, n'est-ce pas?

—Vous reviendrez? demanda-t-elle en le regardant avec des yeux tendres.

Les deux petites soeurs, muettes et immobiles d'émotion attentive, ne perdaient pas un geste des adieux.

—C'est permis? sourit-il.

—Vous savez bien que oui, dit-elle en baissant les yeux et rougissant.

—Merci, dit-il, en lui serrant encore les mains avec ferveur.

—Quand viendrez-vous? insista-t-elle, malgré tout vaguement méfiante.

Il hésita une seconde. La conséquence inéluctable de son premier pas déjà s'imposait, impérieusement.

—Dès que je pourrai; après-demain, je pense, promit-il.

—Bien vrai? Vous ne l'oublierez pas?

—Soyez tranquille.

Sur un rapide bonsoir à toute la famille, qui le lui rendit avec politesse, il quitta la maisonnette et se trouva dehors, dans la nuit froide.

Le sentiment de la réalité reprit possession de lui. Il vit au passage le petit teilleur se mouvoir comme un pantin désarticulé sur ses planches à bascule et l'entendit fredonner sa chanson dans l'ébrouement de la roue tournoyante. Il eut à nouveau l'impression de quelque chose d'honnête et de digne, très au-dessus des préoccupations égoïstes qui l'avaient amené là. Il se sentait allégé d'un grand poids et néanmoins il n'était pas content de lui. Il ne savait pas encore clairement ce qu'il voulait. Il craignait le désenchantement pour soi-même et pour les autres. Son esprit demeurait trouble et un vague remords continuait de lui ronger l'âme. Il avait bien agi, certes; oui et non. Il venait d'oser un acte d'honnêteté et de franchise; mais tout à l'heure, en rentrant, il allait encore simuler, mentir. Il entrevoyait la lutte inévitable et longue qui l'attendait.

Par un détour il rentra au village et passa devant la demeure cossue des trois demoiselles Dufour. Il songea à l'existence de ces trois vierges revêches qui, elles aussi, menaient une existence incolore et ratée. Elles étaient là, demeuraient là, isolées dans la monotonie mortelle du milieu villageois. Que diraient-elles de moi si elles savaient d'où je viens? pensa-t-il. En imagination, il voyait les lèvres prudes se contracter, et le rouge de la pudeur offensée se répandre sur leurs joues pâles. N'avaient-elles donc jamais une révolte des sens? N'éprouvaient-elles jamais le besoin éperdu d'enlacer un homme, de lui plaquer les lèvres sur la bouche, comme il faisait avec Sidonie? Il resta planté un moment, immobile, les yeux fixés sur la belle maison. Les murs blancs se teintaient vaguement d'une clarté lunaire entre le noir des sapins environnants et, derrière les stores baissés de deux fenêtres, se dessinaient dans la nuit deux rectangles de lumière. M. Triphon se dit que, sans doute, elles se tenaient là, réunies toutes les trois autour d'une table. A quoi faire? Lire? Coudre? Bavarder? Il sentait avec une intensité cuisante l'inutilité totale de ces trois existences dévoyées autant que la sienne. Pourquoi ses parents n'avaient-ils jamais fait une tentative pour le rapprocher de ces jeunes filles? N'étaient-ils pas faits pour se comprendre, dans leur isolement réciproque? Si ses parents s'y étaient pris à temps, la regrettable aventure avec Sidonie ne serait probablement jamais arrivée. A présent c'était trop tard. Elles savaient tout et elles le méprisaient. Elles avaient horreur de lui.

Découragé, M. Triphon poursuivit sa route dans le silence de la rue déserte. Dans la fabrique, tassée comme une bête sombre, les lourds pilons dansaient et bombardaient; la machine à vapeur faisait entendre des gémissements et des soupirs. M. Triphon baissait la tête. C'était comme si tout ce bruit et toute cette tristesse lui retombaient sur le coeur. La silhouette noire de Kaboul, qui le précédait, dessinait sa taille de gnome à la lueur de la lanterne dans la haute remise; et le petit chien s'arrêta une seconde, tourné vers son maître, pour voir s'il entrerait dans la «fosse aux femmes». Elles y chantaient, derrière les vitres troubles, avec des voix nasillardes, de mélancoliques chansons flamandes. M. Triphon n'eut pas la moindre envie d'entrer. Il passa devant l'atelier, sans même y jeter un regard et s'arrêta près de l'écurie, où il entendait le bruit d'une querelle entre Pol et le «Poulet Froid». Pol était pris de boisson, selon son habitude; et, sur un ton menaçant, il rabrouait le «Poulet Froid», qui ne répondait que par monosyllabes, en jetant de la paille fraîche sous les pieds des chevaux.

M. Triphon passa. Ils n'avaient qu'à se débrouiller. Il entra dans le vacarme de la «fosse aux huiliers», où les six hommes, luisants d'huile, se démenaient devant les pilons trépidants. Ils s'amusaient de Feelken, qui faisait «Fikandouss-Fikandouss!» et de Leo, poussant tout à coup son rugissement féroce, son terrible «Oooo … uuuu … iiii …», qui faisait tant enrager M. de Beule, lorsqu'il l'entendait du fond de la maison. La joue gauche d'Ollewaert était bossuée par une chique énorme; et Pee et Miel s'en vinrent en souriant, d'un pas traînant, vers les huiliers: Pee tout blanc de farine comme un saint Nicolas couvert de neige, et Miel, l'air plus bête que nature avec ses cheveux épais bas sur le front, ses petits yeux trop rapprochés et bigles. Free le considéra une seconde d'un oeil fixe, puis lui cria à la face un «espèce de veau!» qui fit rire les autres à se tordre. Berzeel, qui s'était encore battu le dimanche précédent, portait au menton une cicatrice noirâtre, plaquée là comme une sangsue; et Pierken se tenait près de lui, lèvres closes et sourcils froncés, absorbé comme toujours dans les questions sociales et ses idées nourries par son petit journal.

M. Triphon s'empressa de filer par une porte de communication intérieure. Il y surprit Bruun, le chauffeur, qui espionnait par une fente; mais, sans faire autrement attention à l'incorrigible mouchard, il passa et, par le jardin sombre, rentra à la maison. Lorsqu'il ouvrit la porte du vestibule il entendit les pilons se ralentir et la machine à vapeur expirer dans un dernier soupir.

Le souper était prêt. M. de Beule, l'air maussade, déjà se dirigeait vers la salle à manger, suivi de sa femme, qui l'observait d'un air inquiet. Eleken vint servir et ils prirent leur repas en échangeant de rares paroles.

Encore un jour qui s'achevait, semblable à tant d'autres jours en leur invariable monotonie.

XII

Cela devint très vite une habitude…. D'abord deux fois par semaine, puis trois fois et bientôt quatre à cinq fois, M. Triphon se rendait le soir, dans l'obscurité, à la maisonnette du jardinier.

Il y trouvait un chaleureux accueil, un bien-être, dont la douceur lui manquait tant à la maison. Il avait sa place désignée, à la petite table des dentellières, à côté de Sidonie; il y était tout à fait à l'aise, reçu par tous comme s'il était de la famille. De temps en temps il régalait la mère et les jeunes filles de punch ou de limonade, qu'il apportait enfouis dans les poches de son pardessus. Alors la joie était grande, les joues s'empourpraient, les yeux brillaient. Parfois, il avait envie d'être seul un moment avec Sidonie; mais, comme il y avait là ses soeurs, il allait quelques instants avec elle dans la petite chambre à coucher près de la cuisine. D'abord, la mère s'y était résolument opposée. S'ils désiraient être seuls, ils n'avaient qu'à sortir. Ce qu'ils firent au début; mais Kaboul les gênait, en jappant et donnant la chasse au chat; ou bien il pleuvait ou neigeait; ils avaient peur aussi d'être vus par les voisins. En vérité, c'était presque impossible par ce temps d'hiver; et en fin de compte la mère se résigna, bien qu'à contre-coeur, à leur céder la petite chambre. Dès lors ce fut réglé: dès qu'il entrait, Sidonie quittait sa chaise et son coussin et le suivait dans la chambrette. Les petites soeurs continuaient à travailler avec diligence: on entendait sans interruption tambouriner les petites bobines sur le papier glacé des coussins. Sitôt qu'elles s'arrêtaient, ne fût-ce qu'une seconde, la maman, bourrue, leur ordonnait de continuer. Elle était fort irascible dans ces moments-là, et quand M. Triphon et Sidonie s'attardaient un peu trop à son gré, elle se mettait à faire du tintamarre avec les pelles et pincettes et ses casseroles autour de l'âtre. Même après qu'ils étaient rentrés dans la cuisine, sa mauvaise humeur persistait quelque temps; elle allait et venait à pas fébriles qui maugréaient. Les petites soeurs alors n'osaient plus lever la tête et s'absorbaient, les yeux brillants et fixes, dans leur besogne. Lorsque le père ou Maurice se trouvaient par hasard à la maison, les visites à la chambrette n'avaient pas lieu.

Quant à ses projets d'avenir, M. Triphon n'en parlait pas, et personne, du reste, ne l'interrogeait là-dessus. De part et d'autre, on paraissait satisfait de la situation présente; plus tard elle se dénouerait d'elle-même. Il y avait entre eux une sorte d'accord tacite: M. Triphon continuerait à venir chez eux et s'occuperait de Sidonie et plus tard de l'enfant. Savoir s'il l'épouserait, cela demeurait dans le vague. Il fallait voir, attendre. Tout ce qu'il avait promis, solennellement, un soir de vive effusion et de tendresse, c'est qu'il n'en épouserait jamais d'autre. Cela suffisait. Ils étaient contents. Ils acceptaient la chose. La mère n'y avait mis qu'une seule condition: pas d'autre enfant, avant de l'avoir épousée. Il en avait fait la promesse formelle.

Le père et Maurice non plus ne voyaient pas d'inconvénients graves à ses visites répétées. Le père avait bien dit qu'il fallait se tenir sur ses gardes, se méfier des voisins jaloux et de leurs commérages; mais il n'avait pas autrement insisté. Il ne comptait pas pour beaucoup dans la maison, le père. Généralement, on le mettait au courant des choses après qu'elles étaient arrivées; et il s'en arrangeait. Maurice signifiait moins encore. D'habitude on ne lui disait rien et il n'en demandait pas plus. On lui laissait simplement le loisir de constater le fait accompli, si ça l'intéressait. En fait, les deux hommes ne savaient pas que M. Triphon venait si fréquemment chez eux. Par ces longues soirées d'hiver, il pouvait arriver de bonne heure et être reparti avant l'heure de leur retour. Et, lorsqu'ils ne trouvaient pas M. Triphon chez eux en rentrant, la plupart du temps ils ne s'informaient pas de sa visite; les femmes, de leur côté, s'étaient entendues pour n'en rien dire, si les hommes ne posaient aucune question. Lorsque M. Triphon y était encore au moment où père et fils rentraient, les choses se passaient à peu près comme la première fois: on se saluait avec un peu de gêne; on échangeait quelques banalités sur le temps et la prochaine moisson; puis, distribution généreuse de cigares, qui étaient toujours acceptés avec le plus vif empressement. Après quoi, M. Triphon prenait bien vite congé, pour ne pas les gêner pendant qu'ils prenaient leur modeste repas. Père et fils étaient résignés aussi bien que la mère et les soeurs; ils se sentaient trop las pour se tourmenter l'esprit à des histoires. Le mal était fait. Évidemment, il eût mieux valu que cela ne fût pas arrivé; mais elle n'était ni la première ni la dernière qui se trouvait dans le même cas. Et il y avait du moins une consolation: il serait riche plus tard et toujours à même de prendre généreusement soin d'elle et de l'enfant. Du reste, il avait déjà fait preuve de grande générosité. Il donnait à Sidonie et à sa mère à peu près tout l'argent dont il disposait. Vraiment, il ne pouvait pas faire mieux pour le moment. L'accident qui arrivait à Sidonie aurait pu tout aussi bien être l'oeuvre d'un garçon sans le sou, et alors les conséquences auraient été infiniment plus graves. Cette idée était plutôt réconfortante. Et, sans en convenir entre eux, le père et le fils souhaitaient parfois que M. Triphon vînt un peu plus fréquemment les voir, à cause des bons cigares….

XIII

Ainsi se passa l'hiver. Il y eut d'abord des jours sombres, avec de lourds nuages, qui flottaient bas, comme s'ils étaient chargés de boue; puis vinrent la neige et la gelée; puis le dégel, puis encore de très fortes gelées, suivies d'une neige abondante par un vent glacial. Toute la contrée était ensevelie sous l'immense nappe blanche, les maisonnettes semblaient plus petites et prenaient des tons décolorés au milieu de tout ce blanc. La fumée des cheminées était fauve et bistre dans le gris opaque du ciel.

Les gens restaient chez eux, s'acagnardaient aux coins de l'âtre, dans un besoin d'intimité et de bien-être. Les grandes chambres des maisons cossues restaient glacées et sombres; la bonne chaleur vivifiante se gardait sous les solives basses et enfumées des humbles chaumines; et chaque fois que M. Triphon entrait dans la maisonnette de Sidonie, il y goûtait une sorte d'intimité douillette qui n'existait pas chez ses parents et qui l'y retenait comme une longue et douce caresse. Il aurait bien voulu y rester toujours, la pipe aux lèvres, Kaboul roulé en boule à ses pieds, les jambes allongées vers la flamme dansante de l'âtre, où ses yeux suivaient des pensées pleines de charme, l'esprit bercé par le tambourinage léger des bobines, qui rebondissaient sur le carton glacé des coussins de dentellière. Il eût voulu y vivre, toujours, toujours, simplement et humblement, comme eux vivaient; il eût voulu partager leur frugal repas du soir, s'amuser doucement au bavardage des jolies filles, puis y dormir devant le feu, avec Sidonie dans ses bras. Pourquoi cela ne se pouvait-il pas? Pourquoi ne pouvait-il rester là, simplement et naturellement, comme Kaboul et Minou, d'abord des ennemis farouches, et maintenant des amis inséparables, enroulés ensemble sur les dalles, devant la bonne chaleur du feu? Ils s'y endormaient comme des êtres humains et M. Triphon contemplait ce spectacle en souriant, presque avec une pointe de jalousie.

La vieille horloge, droite et raide comme une aïeule desséchée dans son coin, comptait de son tic-tac lent et monotone ces instants de reposant bonheur qui s'égrenaient dans le néant. Le rouge de la flamme se reflétait en danses capricieuses sur les cuivres luisants et les étains ternis le long des murs; le plafond bas aux solives brunes était comme une cuirasse de protection et de sécurité, qui ne laissait rien entrer de l'inclémence du dehors, ne laissait rien échapper du charme et des délices du dedans. Parfois il se sentait là comme sur une île bienheureuse, seule au milieu d'une mer mauvaise, gonflée de périls.

Car, chaque fois, il y avait risque pour lui à s'y rendre, et risque aussi à s'en retourner. La neige rendait les nuits trop claires; chaque silhouette se détachait avec une inquiétante netteté. Il était presque impossible qu'on ne l'aperçût pas quelque soir. Avec les jours plus longs, le danger grandissait. Comment s'arrangerait-il lorsque, le printemps et l'été venus, les gens restaient parfois, jusque tard dans la nuit, à prendre le frais devant leur porte? Problème qui lui paraissait insoluble et auquel il préférait ne pas penser encore.

XIV

Un soir qu'il était assis là, comme de coutume à fumer sa pipe, auprès des dentellières, des pas lents résonnèrent au dehors, sur le dallage de briques le long du mur. Puis quelqu'un secoua la neige de ses sabots et des doigts discrets frappèrent doucement à la porte.

—Mon Dieu! Qui ça peut-il être! s'écrièrent les jeunes filles inquiètes.

Bien sûr, ni le père, ni Maurice. Ce n'était pas encore leur heure et ils ne frappaient pas à la porte pour entrer.

—Continuez votre travail; j'irai voir, dit la mère, elle-même troublée.

Elle alla vers la porte. Les bobines, un instant arrêtées, recommençaient à tambouriner tout doucement.

—Qui est là? cria-t-elle d'une voix aigre.

—C'est moi, Ivo, répondit du dehors une voix enjouée.

—Mon Dieu! C'est Ivo, notre voisin. Vite, M. Triphon, cachez-vous dans la chambre! dit Sidonie à voix basse.

M. Triphon se leva d'un bond, entra dans là chambre. Mais il en ressortit aussitôt, pour prendre Kaboul, qui était resté endormi devant le feu. Au même moment, la mère ouvrait la porte et Ivo, en entrant, se trouva nez à nez avec M. Triphon. Les yeux de la mère s'écarquillèrent d'angoisse et les jeunes filles ne purent réprimer un léger cri.

Ivo, qui entrait en souriant, était le petit teilleur de lin d'à côté, que M. Triphon voyait chaque soir en passant, dans son réduit poussiéreux, en train de se démener sur sa planche à bascule en fredonnant une chanson, comme s'il ne travaillait que pour son plaisir. Ainsi que tout le monde au village, il connaissait bien M. Triphon, et une stupéfaction profonde, mêlée de gêne, parut sur ses traits, quand il le vit là, d'une façon aussi soudaine et inattendue. Un instant, il se figea dans une immobilité complète, bouche bée et les yeux ronds, puis il eut un mouvement comme pour déguerpir. Il se ressaisit néanmoins, prononça d'une voix timide un «Je ne dérange pas», puis s'avança d'un pas hésitant. Des flocons de neige restaient collés à sa casquette et ses épaules; et, à le voir là, saupoudré de blanc par-dessus la couche de poussière jaunâtre qui le couvrait des pieds à la tête, avec ses petits yeux bleus rieurs et sa barbe jaune où la neige fondante faisait scintiller de menues étoiles d'argent, il faisait penser à un drôle de bon petit saint Nicolas pour rire, descendu, au grand plaisir des enfants, des froids nuages sur la terre. Après un «Bonsoir, tout le monde», il refusa de s'asseoir, parce qu'il n'avait pas le temps. Il sortit une petite bouteille de sa poche et demanda à la mère Neirynck si elle ne voulait pas lui prêter un peu d'huile. Il n'en avait plus et il lui fallait absolument teiller ce soir encore une ou deux bottes de lin.

—Mais oui, mon gars Ivo, mais oui, répondit la mère Neirynck, contente de pouvoir lui rendre service et d'acheter peut-être ainsi sa discrétion.

Elle lui prit des mains la petite bouteille et fut la remplir à la jarre, dans l'arrière-cuisine.

—Je crois qu'il neige, dit M. Triphon, sentant qu'il devait dire quelque chose. Je crains que ça ne recommence à tomber dru, ajouta-t-il avec un regard inquiet vers les volets fermés.

—Oui, n'est-ce pas, m'sieu Triphon, répondit aussitôt le petit teilleur. C'est trop, pas vrai? Faudrait du temps sec à présent.

Les jeunes filles, les joues en feu et agitant fiévreusement leurs bobines, se mêlèrent à la conversation.

—Le pire, c'est pour les labours de printemps, dit Sidonie.

—Oui, surenchérit M. Triphon; et les charretiers donc, avec leurs gros chariots le long des routes. Chaque jour je suis étonné de voir rentrer les nôtres.

—Oui mais, et quand le dégel viendra!… ajouta Ivo d'un ton important.

Les petites soeurs hochaient la tête d'un air grave et tout le monde était d'accord qu'un temps pareil, s'il durait, c'était la ruine. La conversation tournait aux plus sombres pronostics, comme de vieilles gens avec leur crainte enfantine de malheurs imaginaires. On eût dit que M. Triphon était venu chez les Neirynck uniquement pour épiloguer sur ce chapitre sans fin et que tout le reste était sans intérêt pour lui. La mère rentra avec la fiole remplie et la tendit au petit teilleur. Il sourit largement dans sa barbe blonde et se confondit en remerciements, promettant de rendre l'huile sous peu. Ça ne pressait pas, assura la mère Neirynck; et M. Triphon, sortant son étui, lui demanda s'il désirait fumer un cigare.

—Ah! m'sieu Triphon, ça n'est pas de refus, vous savez! répondit le petit teilleur, dont toute la physionomie s'épanouit d'une joie gourmande.

Il riait d'aise, comme un tournesol radieux, dans sa barbe blanche, M. Triphon lui donna trois beaux cigares, avec lesquels il disparut dans la nuit neigeuse, riant tout haut et titubant de joie.

—Il ira raconter qu'il vous a vu; c'est un petit bavard, dit la mère d'un air anxieux en revenant de fermer la porte.

—Je le crains aussi, répondit M. Triphon, la mine très abattue.

Les jeunes filles n'étaient pas aussi pessimistes.

—Il se taira à cause des cigares, pour en avoir encore à l'occasion, dit Sidonie.

Ses petites soeurs étaient du même avis. Il avait intérêt à se taire. Mais la mère demeurait méfiante. «C'est un tel petit bavard!» répétait-elle en hochant la tête; et, pour la première fois depuis qu'il venait là, M. Triphon, inquiet, eut l'impression d'un grand danger immédiat qui menaçait son tranquille et doux bonheur. Il ne s'attarda pas ce soir-là. Il ne se sentait plus en sécurité. Ses adieux à Sidonie eurent quelque chose de triste et d'oppressé, comme s'il ne devait plus la revoir.

Il neigeait à gros flocons quand il se retrouva dehors; et aussitôt il entendit, dans le ronron de l'écoussoir, fredonner le petit teilleur qui s'était déjà remis à l'ouvrage. Un instant il s'arrêta, se demandant s'il ne ferait pas bien d'entrer dire un mot au bonhomme. Après une minute d'hésitation, il résolut de n'en rien faire. Moins on le voyait, mieux cela valait. Il passa sur la pointe du pied, en risquant un regard furtif dans la petite baraque où Ivo, sur la planche à bascule, se démenait dans le bruit et la poussière, en chantant comme s'il trépignait de joie. M. Triphon sourit. Les flocons de neige avaient l'air de voltiger comme des papillons blancs vers la lumière de la grangette; il eut l'impression que là-haut, dans le ciel sombre, travaillaient d'autres teilleurs innombrables. Ils étaient animés par la chanson d'Ivo; et tout cela se fondait en une harmonie étrange, où il y avait de l'allégresse et aussi de la douleur.

XV

Ce fut peu de jours après cette aventure que M. Triphon crut remarquer un changement dans l'attitude des ouvriers de la fabrique à son égard. Ils l'observaient parfois avec un sourire bizarre, énigmatique et Feelken prit pour habitude, chaque fois qu'il l'apercevait, de lancer son «Fikandouss-Fikandouss», à quoi Leo répondait par un «Oooo … uuuu … iiii» rugissant. Les autres riaient: Free, immobile, perdu dans ses pensées, devant les pilons rebondissants; Berzeel, parfois bruyant et violent. Ollewaert s'enfonçait dans la bouche une chique énorme, comme s'il allait l'avaler; et même ce Poeteken, d'ordinaire si tranquille et si timide et qui avait fini par épouser «La Blanche», s'oubliait à regarder M. Triphon avec des yeux brillants et vifs, qui semblaient receler un monde de sensations intimes. Pee, tout blanc comme un bonhomme de neige, quittait volontiers ses meules cliquetantes pour se mêler aux choses mystérieuses qui se manigançaient près des pilons et Bruun était constamment derrière l'une ou l'autre porte, à écouter et espionner. Seul, Pierken, comme toujours absorbé par les graves problèmes sociaux qu'il étudiait dans son petit journal, ne s'occupait de rien; et Miel, cette espèce de veau, qui ne comprenait goutte à ce qui se passait, restait là, bouche bée et immobile, à regarder auprès des autres.

M. Triphon devenait chaque jour plus méfiant. Il avait l'impression qu'il se tramait quelque chose contre lui et s'inquiétait de ne rien découvrir. Son instinct l'avertissait de bien se tenir sur ses gardes. Le petit teilleur avait-il bavardé, comme le craignait la mère Neirynck? Savait-on, à la fabrique, qu'il continuait à fréquenter Sidonie et allait chez elle? M. Triphon, désespérant d'élucider le mystère dans la «fosse aux huiliers», chercha à s'enquérir dans la «fosse aux femmes». Il y apprendrait peut-être davantage. Mais là aussi lui fut opposée une attitude à laquelle il ne s'attendait pas. Dès que les ouvrières apercevaient seulement le bout de la queue de Kaboul, les conversations, qui allaient grand train jusqu'à ce moment-là, s'arrêtaient net. Au moment où il entrait, plus un mot; ou bien, ce qu'elles disaient alors était d'une telle banalité que l'on n'aurait pas eu l'idée d'écouter ou de se mêler à la conversation dans le fallacieux espoir d'apprendre rien de sérieux. De même, la façon d'être des charretiers avait changé. Pol faisait de drôles d'allusions lorsqu'il était ivre; et le «Poulet Froid» parlait avec une emphase bruyante de toutes sortes de bonnes choses que pouvaient se permettre les gens riches dans ce monde. Assez souvent Justin-la-Craque et son aide Komèl venaient se mêler à l'entretien; et alors cela devenait fou. Justin racontait des histoires à tomber à la renverse; Komèl y ajoutait un mot de temps en temps, avec ses yeux aqueux d'ivrogne fixés avec un intérêt étrange sur M. Triphon, et son long nez rouge qui semblait rire tout seul dans sa face de suie.

Enfin, à la maison aussi, M. Triphon put s'apercevoir d'un changement, qui y rendait l'atmosphère encore beaucoup plus pesante qu'elle n'était déjà. M. de Beule rôdait par les couloirs et les pièces, gros de rage concentrée, et on voyait bien que sa femme était dans l'abattement et souvent ne savait comment s'y prendre pour n'être pas rabrouée méchamment par son mari. Une sourde irritation suintait des murs; et Sefietje qui, tel un baromètre, annonçait toujours avec exactitude les variations d'humeur de la famille, allait et venait en silence avec des soupirs. Quant à la deuxième servante, Eleken, on ne la voyait presque plus. Dès que son ouvrage était fini, elle allait se cacher on ne savait où; c'est à peine si on entrevoyait parfois un bout de sa jupe, en fuite derrière un mur ou une porte. Quelque chose de très angoissant couvait partout; et, sans rien savoir de précis, M. Triphon ne doutait pas que l'orage ne fût près d'éclater sur sa tête.

XVI

Il éclata, et, bien qu'attendu, plus brusquement et avec plus de violence que M. Triphon n'eût pensé. Il éclata un dimanche soir, au moment où M. Triphon sortait pour aller voir Sidonie.

Accompagné de Kaboul, il avait déjà la main sur le bouton de la porte, quant tout à coup M. de Beule, surgissant de son bureau, lui demanda d'un ton bref:

—Où allez-vous?

M. Triphon perdit la tête. Depuis des mois son père ne lui adressait plus la parole, ne s'occupait pas de lui, répondait à peine, par un grognement hargneux, à son salut matin et soir. M. Triphon fut tellement interloqué par ce changement soudain qu'il resta quelques instants immobile, la main sur le bouton de la porte, sans trouver de réponse.

—Eh bien? Vous n'avez pas compris? Je vous demande où vous allez? répéta M. de Beule d'un ton acerbe.

—Faire un petit tour, dit à la fin M. Triphon en regardant son père d'un air mal assuré.

—Un tour chez les garces! tonna M. de Beule avec fureur.

Et, d'une voix menaçante, autoritaire:

—Vous resterez ici, nom de nom! Ou bien vous ne remettrez plus les pieds à la maison!

—Comme vous voudrez, répondit M. Triphon sans se fâcher ni demander aucune explication.

Et, lentement, il rebroussa chemin.

Mais la colère de M. de Beule ne s'apaisait pas devant pareille humilité; il bouillonnait intérieurement; tout son être frémissait. Sa femme, qui de loin l'avait entendu «partir» en face de son fils, accourut en larmes, avec des gémissements. M. Triphon comprit nettement qu'ils savaient tout et qu'une scène violente devait avoir eu lieu déjà entre les deux époux. M. de Beule, se retournant contre sa femme, à nouveau l'abreuva de violents reproches, comme si elle seule était la cause de tout. C'était elle qui l'avait ainsi élevé; elle qui toujours s'était montrée faible, beaucoup trop faible pour ce fils aux mauvais penchants; elle qui en avait fait un fainéant; elle qui avait introduit dans la fabrique cette fille … cette … cette roulure, cause unique de toute leur honte et de tous leurs malheurs. M. de Beule, «partait» comme un dément; il ne se possédait plus; sa femme ne cessait de pleurer et de gémir, tandis que M. Triphon, devant cette violente sortie, demeurait stupéfait de les voir ne rien ignorer, jusqu'aux moindres détails, de ses escapades réitérées. Evidemment, ils étaient renseignés depuis longtemps; et cela avait dû fermenter et bouillonner en eux, alors que lui vivait dans la douce et trompeuse illusion qu'ils ignoraient tout. Le nom de Sidonie ne fut même pas prononcé. C'était du reste bien superflu. Tous comprenaient parfaitement, encore que M. de Beule, eh laissant déborder sa rage et son mépris, employât parfois le pluriel dans ses invectives, comme si son fils se fût compromis avec une ribambelle de femmes perdues. Enfin, en quelques mots secs, hachés, il dicta ses conditions: Rompre sur-le-champ avec cette femme et retourner à une existence convenable, ou quitter la maison immédiatement, sans rémission ni retour. «C'est la fable de toute la commune!» rugit-il. «Je n'ose plus me montrer dans la rue! Les honnêtes gens me tournent le dos!»

M. Triphon sentit comme un froid glacial qui le pénétrait jusqu'aux moëlles, ainsi qu'une faiblesse étrange qui lui coupait les jambes. Il avait bien eu certaines craintes, cette sensation vague et angoissante que l'aventure ne pouvait pas durer ainsi, indéfiniment. Mais il n'aurait jamais cru, non, jamais, en être déjà à ce point d'avoir à choisir sans plus feindre ni tergiverser; choisir, comme on choisit entre la vie et la mort….

Que faire maintenant? Où aller, que devenir, à présent que le fil était si brusquement, si brutalement tranché entre elle et lui? C'était le fil même de l'existence. On venait de lui enlever soudain tout … tout ce qui valait la peine de vivre. Son esprit chancelait; il était étourdi par ce vide immense, cet abîme de néant qu'il sentait tout à coup en lui, là même où, l'instant auparavant, s'entassaient encore des trésors de joie. Il aurait voulu s'indigner, défendre son bonheur, se révolter avec rage contre les obstacles et il n'en avait plus la force. Il ne sentait plus que sa faiblesse: son infinie, son impuissante et désespérante faiblesse.

—C'est bien, dit-il soumis; c'est bien.

Et il le répéta encore comme si, dans sa noire désolation, il ne trouvait plus d'autres mots: «C'est bien; c'est bien!» Tout de même, en une révolte soudaine, il se fâcha. Il lança un regard mauvais à son père et gronda, tout frémissant:

—Pas besoin de faire tant de boucan.

M. de Beule ne répondit pas. Sans doute estimait-il en avoir assez dit. Les épaules gonflées, il rentra dans son bureau, pendant que sa femme, les mains jointes, implorait des yeux M. Triphon. Sefietje, les pommettes rouges d'agitation, parut dans le couloir pour demander un détail à Mme de Beule concernant le souper; le bout de la jupe d'Eleken disparut en coup de vent derrière une porte. Kaboul, surpris que son maître n'eût pas ouvert la porte d'entrée, d'impatience se mit à bailler tout haut. Muche, qui était resté dans le couloir, vint flairer méticuleusement son collègue, comme si c'était un chien étranger qu'il rencontrait là pour la première fois. Rassuré par son examen, il se mit à gratter à la porte du bureau de M. de Beule. Celui-ci l'entr'ouvrit, le petit chien se faufila par l'ouverture en frétillant de la queue et la porte se referma avec un bruit sec, au son hostile dans l'oppressant silence.

On eût dit que la maison même grondait, menaçante et hargneuse.

XVII

Les jours qui suivirent furent sinistres. M. Triphon avait l'impression qu'il était surveillé, espionné, suivi, partout où il allait. Il n'avait plus confiance en personne; et sa haine contre le petit teilleur était féroce, car il ne doutait pas un seul instant que celui-ci n'eût tout ébruité.

Il n'avait plus revu Sidonie. Il n'osait y retourner. Mais il lui avait tout expliqué dans une lettre et, surexcité par tant d'obstacles, fait le serment solennel que jamais, quoiqu'il arrivât, il ne la quitterait. Il jurait de la revoir malgré tout, de même que rien au monde ne l'empêcherait de s'occuper d'elle et de l'enfant qui allait naître; seulement, il lui fallait prendre patience, attendre que les circonstances devinssent plus favorables. Il lui disait comme il était désolé de ne plus aller chez elle, de ne plus avoir de ses nouvelles; mais cela aussi reviendrait, avec le temps, quand l'orage se serait peu à peu apaisé.

Dans l'usine, sur les physionomies et dans la façon d'être des ouvriers à son égard, il pouvait observer, et presque lire, l'effet produit par la scène à la maison. Évidemment, ils étaient au courant de tout et ils le narguaient en silence, parfois avec de vagues allusions, le plus souvent d'un simple regard ou d'un sourire et toujours avec une joie maligne. Feelken, par exemple, avait maintenant un petit ton spécial et agaçant pour prononcer son «Fikandouss-Fikandouss», lorsqu'il apercevait M. Triphon; de même que Leo mettait on ne sait quel insupportable sous-entendu moqueur et sournois lorsqu'il lançait, en nuance quelque peu atténuée, son odieux «Oooo … uuuu … iiii». Il supportait mal le regard fixe et le sourire muet de Free, Berzeel et Ollewaert; et, un jour, sa fureur éclata devant la face stupide de Miel, qui était là à bayer devant lui, immobile, comme s'il considérait une bête curieuse.

—Espèce de veau! Qu'est-ce que tu as à me bayer ainsi à la figure! s'écria-t-il d'une voix tonnante, avec des yeux furibonds.

—Ha … ha … sais pas, moi! s'effara Miel, abasourdi.

—Occupe-toi de ton travail, nom de Dieu! grogna M. Triphon en lui tournant le dos.

Cette sortie inattendue ne manqua pas de faire impression. Les visages des ouvriers devinrent tout à coup sérieux et ils n'eurent plus d'attention que pour leur besogne. Un bref instant M. Triphon sentit en lui la force et le prestige d'une victoire remportée. Tout plein de lui-même, fier, il quitta la «fosse aux huiliers» et s'achemina à travers la cour vers la «fosse aux femmes». Mais avant d'en atteindre la porte, il s'arrêta, l'oreille tendue, les sourcils froncés de colère. Derrière son dos, dans l'huilerie, retentissait un vacarme de possédés. Leo rugissait à tue-tête son abominable «Oooo … uuuu … iiiii …» et le «Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss» de Feelken faisait rage, pendant que les autres riaient, gueulaient, chahutaient, comme en une folie d'émeute.

—Nom de nom de nom de Dieu! répétait M. Triphon en trépignant de fureur.

Dans la cour arrivait Justin-la-Craque avec une barre de fer, suivi de son aide Komèl, qui portait une pince et un marteau. Tous deux étaient visiblement sous l'influence de la boisson. Justin se planta devant M. Triphon, le regarda fixement de ses yeux vitreux, et commença à fredonner en sourdine son obsédant O Pepita. Il s'arrêta net, grinça des dents et, comme en un accès de rage concentrée:

—Ooooo … Monsieur Triphon! Oooo … monsieur Triphon, si vous saviez ce que moi je sais!

—Qu'est-ce que vous savez, Justin? demanda M. Triphon agacé.

—Oooo … Pepita! Pepita! Pepita! gronda l'ivrogne en sourdine.

Puis, brusquement, très haut, avec une petite voix d'enfant:

—Ooooo … Pepita! Pepita! Pepita!

—Et puis, qu'est-ce que vous savez? insista M. Triphon impatienté.

Justin-la-Craque secoua la tête avec véhémence et ne dit plus rien. Il se hâta vers la fabrique, comme s'il n'avait plus une minute à perdre; et Komèl le suivit, hochant la tête en souriant, avec un drôle de frétillement de son long nez rouge, qui faisait penser à un bec de dindon. Tous deux disparurent dans le vacarme assourdissant de la «fosse aux huiliers».

Soudain apparut la queue en trompette de Muche, suivi de M. de Beule, gonflé, cramoisi, terrible. Il fronça comme un ouragan dans l'huilerie et aussitôt M. Triphon l'entendit «partir» avec frénésie; les perturbateurs avaient leur compte. Le bruit de ses éclats de voix dominait le tonnerre trépidant des pilons. Il hurlait, comme toujours, qu'il flanquerait tout le monde à la porte, et, hoquetant de rage, il revint avec Muche dans la cour, bouscula M. Triphon en jurant et se précipita dans la «fosse aux femmes», où il recommença à «partir» avec ardeur, bien qu'elles ne fussent pour rien dans l'affaire.

M. Triphon s'en alla prudemment avec Kaboul faire un tour au jardin.

XVIII

Le cher printemps allait venir….

Les derniers vestiges de la neige, qui traînaient encore, des semaines après le dégel, ça et là sur l'herbe des prés, comme des loques blanches oubliées, avaient enfin fondu. Toute la terre délicieusement reverdissait, dégageait ses arômes grisants au tiède soleil d'avril. Les coucous jaunes et les anémones blanches fleurissaient déjà le long des ruisseaux redevenus limpides; et l'herbe, par places encore mouillée et imbibée comme une éponge, s'étoilait d'innombrables pâquerettes. Le ciel, devenu bleu, paraissait très haut, très haut; et les alouettes, invisibles ou pas plus grosses en apparence que des moucherons, y chantaient … chantaient, partout … partout … comme si la terre et le ciel se mettaient à chanter. Aux branches des peupliers se gonflaient les bourgeons; de loin on eût dit de grandes perruques blondes, avec des papillottes. Et déjà on voyait des papillons, blancs ou jaune-citron, avec des ailes toutes fraîches, toutes neuves, dépliées pour la première fois.

M. Triphon était d'humeur mélancolique. Son état d'âme et le renouveau accusaient la discordance. Il pensait à Sidonie et une émotion attristée le serrait à la gorge. Il songeait aussi à l'amour en général et sentait lui peser sa solitude. Cela aurait été si bon, dans ces premiers beaux jours de printemps, d'avoir à côté de soi une femme aimée. Si bon de ne pas aller son chemin tout seul et perdu de par le monde, alors que tous les êtres vivants se rejoignaient irrésistiblement dans l'amour. Si bon, à l'heure douce et mystérieuse du crépuscule, où la terre s'estompait en gris-fauve et le ciel prenait des teintes verdâtres, d'être assis auprès de Sidonie devant sa petite porte à regarder les étoiles naissantes et à respirer l'odeur des champs. Et il eût été bon aussi, sans doute, de se promener dans le beau grand jardin familial avec Joséphine Dufour en faisant ensemble de beaux projets d'avenir: longs voyages en des pays lointains et fabuleux, ou calme bonheur au foyer, dans le confort et le bien-être. Le printemps, c'était quelque chose de riche et de bienheureux, quelque chose qui voulait jouir, et jubiler, et chanter, voulait palpiter, étreindre! Le printemps était comme une porte étincelante et sublime, toute large ouverte sur un horizon de féerie où rutilait la grande fête de l'existence: la longue et riche fête du voluptueux été, dont chacun devait avoir goûté avant de pouvoir dire qu'il avait réellement vécu.

M. Triphon n'avait pas vécu et ne vivait pas. Il le sentait avec une si vive amertume à cette heure! Il sentait la veulerie de son existence, seul au monde dans la monotonie de sa jeunesse, à côté d'un père tyran et d'une mère tyrannisée. Il sentait cet esseulement avec une acuité torturante; il en souffrait jusqu'à la démence; et il lui faisait horreur, comme à un égaré ou un aveugle à qui l'on dirait de retrouver sa route dans un désert sans bornes. Le cher printemps, qui devait rendre les gens heureux, lui faisait mal et il fuyait son douloureux enchantement. Il aimait encore mieux la lugubre fabrique, où d'autres malheureux passaient les radieuses journées; sa lourde tristesse y était en harmonie avec l'atmosphère ambiante, tel un oiseau habitué à sa cage.

Un jour qu'il y rôdait ainsi, contrôlant machinalement l'ouvrage, le rectangle de soleil qu'y dessinait la porte d'entrée s'obscurcit brusquement comme au passage d'un nuage, et il vit la silhouette d'un homme, debout sur le seuil, qui lentement s'avança vers lui, un sac plié en deux sous le bras. M. Triphon allait déjà à sa rencontre pour lui demander ce qu'il désirait, quand tout à coup ses sourcils se froncèrent, et il se retint à peine de le chasser d'un geste catégorique. L'homme devant lequel il se trouvait n'était autre qu'Ivo, le petit teilleur de lin, voisin des Neirynck, celui que M. Triphon accusait d'avoir jasé.

Le petit bonhomme, cependant, ne semblait nullement se douter du sentiment qu'il éveillait. Souriant d'un air mystérieux il s'approcha de M. Triphon, avec un bonjour aimable, et lui demanda s'il pourrait avoir un petit sac de farine. M. Triphon, haineux et vindicatif, fit signe à Pee le meunier de s'en occuper, tourna les talons et s'en alla sans faire autrement attention à l'individu. Ivo, un moment interloqué, le suivit d'un pas hésitant; et, brusquement dans le tapage des pilons, pendant que Pee remplissait le sac, il chuchota à l'oreille de M. Triphon ces mots qui le firent frissonner:

—J'ai des nouvelles pour vous, monsieur Triphon; une lettre.

—Ah! dit machinalement M. Triphon, pendant qu'il considérait le petit homme d'un regard stupéfait.

Et, lorsqu' Ivo eût pris le petit sac rempli des mains de Pee, il le suivit dehors, à travers la cour, jusque sous la grande porte charretière.

—Voilà, dit Ivo, dans un coin sombre, en lui mettant vivement l'enveloppe dans les mains.

M. Triphon dit merci à voix basse, donna un pourboire à l'homme et s'en fut à grands pas vers le jardin. A l'écart, à l'ombre des sapins soupirants sous la brise, il déchira le pli, le coeur battant à grands coups précipités. D'un rapide regard il parcourut les lignes, qui lui semblaient incohérentes et troubles. Il retourna le papier d'une main fébrile et lut la signature tracée d'une main hésitante et inexpérimentée:

                         Votre dévouée
                                   Élisa NEIRYNCK.

Il s'arrêta oppressé, le regard trouble, comme si un voile flottait devant ses yeux. D'un geste machinal de la main à son front il essaya d'éloigner quelque chose. Puis il reprit la lettre aux premières lignes et lut ces mots, qui furent comme autant de soufflets: «Un si joli petit mignon, monsieur Triphon, et qui vous ressemble tout à fait et Sidonie veut qu'il porte votre petit nom comme nom de baptême».

Effaré, ahuri, M. Triphon regarda autour de lui. Était-ce un rêve, ou y avait-il là, caché quelque part, un esprit moqueur qui s'amusait de lui? Comment! Un enfant était né dont il était le père et qui porterait son nom! Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Comment ne l'avait-on pas prévenu, consulté! Était-ce possible de donner à un enfant le nom de quelqu'un sans autorisation préalable! M. Triphon avait l'impression qu'on se jouait de lui: l'impatience et la colère l'envahissaient. La lettre à la main, il marcha quelques instants d'un pas agité sous les sapins murmurants, dans un piétinement farouche de bête en cage. Il agirait, il lui fallait agir, empêcher cela; mais que faire? Ce qu'il avait tenu secret durant de longs mois se trouvait brusquement jeté en pâture à la curiosité malsaine et à la malveillance publique…. «Ah! non! Ah! non!» dit-il tout haut en se démenant sous les sapins. «Ah! non! pas ça, pas ça!» Mais d'abord il fallait lire la lettre en entier; et, le dos contre un sapin, les sourcils froncés et les nerfs tendus, il lut:

«MONSIEUR TRIPHON,

«Je prends la plume en main pour vous faire savoir que cette nuit Sidonie a mis au monde un enfant et que tout s'est très bien passé. C'est un petit garçon et un si joli petit mignon, monsieur Triphon, et qui vous ressemble tout à fait et Sidonie veut qu'il porte votre petit nom comme nom de baptême. Il sera déjà baptisé quand vous recevrez cette lettre et Maurice sera parrain et moi marraine. Et maintenant, monsieur Triphon, c'est le plus grand désir de Sidonie que vous venez voir le plus vite possible votre joli petit bébé et la consoler. Elle désire tellement vous voir, monsieur Triphon, vous ne pouvez pas vous figurer ça et vous pouvez avoir entière confiance en Ivo; nous lui avons donné un bon pourboire et il a promis de ne pas bavarder et il montera la garde pendant que vous êtes chez nous et il viendra nous prévenir s'il y avait quelque chose. Venez donc aussi vite que possible, monsieur Triphon, vous pouvez très bien le faire car il fait encore sombre d'assez bonne heure et vous serez très fier de votre beau bébé quand vous le verrez.

«Dans l'attente de votre visite, avec bien des compliments de Sidonie et de nous tous, je signe

                                Votre dévouée
                                      «ÉLISA NEIRYNCK,
                                         soeur de Sidonie».

M. Triphon respira profondément, avec effort. Un poids immense semblait l'oppresser et lui couper la respiration. Ses mains étaient moites ainsi que son front. Il eut l'impression d'avoir beaucoup vieilli tout à coup, accablé qu'il était d'une responsabilité jusque-là inconnue. Il était pris entre les mailles d'un filet, il essayait en vain de se dégager.

Glissant la lettre dans sa poche il recommença à marcher de long en large sous les sapins. Sa colère était tombée, mais toute son angoisse demeurait. Il étouffait sous les arbres, ce murmure l'exaspérait. L'envoûtement des branches noires lui devenait insupportable; il avait besoin de mouvement et d'espace, de recueillement solitaire, pour réfléchir à ce qui lui arrivait, se tracer une ligne de conduite ferme et inébranlable.

Il passa le petit pont jeté sur le ruisseau, la porte dans la haie, et se trouva avec Kaboul dans les champs. Comme tout y était divinement calme et reposant! Comme tout y semblait bon, tout au bonheur d'exister, exempt de soucis! Les paysans étaient occupés à leur saine besogne et dans le ciel léger les alouettes chantaient avec allégresse la douceur bénie du printemps. Une fraîche odeur de sève et de renouveau montait de la terre.

M. Triphon secoua énergiquement la tête, comme pour se débarrasser d'un joug insupportable. «Je n'irai pas! Je n'irai pas!» se dit-il à voix haute, à lui-même. Non; il n'irait pas voir Sidonie et son enfant. Il ne voulait pas; cela ne se pouvait pas. Il en prévoyait les suites inévitables: l'orage violent à la maison, le scandale public, son existence désormais impossible au village. Comme un trait de feu, l'image de la pudibonde Joséphine Dufour passa dans son esprit et il rougit de honte. Que dirait-elle lorsqu'elle apprendrait l'événement! Que ferait-elle lorsqu'elle le rencontrerait? A cette heure il devait être tombé si bas dans son estime qu'en réalité il n'existait plus pour elle; cette pensée humiliante le faisait horriblement souffrir. De nouveau, il secoua violemment la tête pour écarter cette idée intolérable. Ne plus songer à tout cela. C'était mort. C'était une chose que de ses propres mains il avait tuée.

Mais alors quoi? Que lui restait-il dans l'avenir? Rien. Il n'y avait plus d'avenir pour lui. Plus d'illusion, d'idéal, d'espoir: plus rien que la monotonie rampante des années, avec le fantôme de sa faute, qui lui fermait toutes les issues. Alors c'était là son seul recours? Plus que ça, Sidonie et rien d'autre, comme unique et suprême refuge? Il ne savait pas, sa tête bourdonnante se perdait, ses mains tremblaient, il se sentait faible et désemparé comme un petit enfant. Brusquement, il s'affaissa par terre et éclata en larmes de désespoir. Les pleurs le soulagèrent. Un peu de clarté se fit dans son esprit et quelque apaisement dans son âme. Il s'essuya les yeux et se remit debout. La terre féconde que son corps venait de presser exhalait une si bonne odeur et le chant des alouettes tant de bonheur, comme s'il n'y avait que joie et bonté généreuse ici-bas. Serait-ce donc un tel crime d'aller la voir? N'était-ce pas, au contraire, tout naturel? N'était-ce pas un devoir, oui, un devoir pour lui, ne fût-ce que pour consoler Sidonie, comme la petite Élisa lui avait demandé dans sa lettre?… Il pouvait le faire!… Il pouvait, s'il voulait. Surtout maintenant, sans retard, avant que la nouvelle sensationnelle se fût répandue dans le village. Jusque-là il avait obéi; après la scène violente avec son père, il n'avait plus essayé de revoir Sidonie, et l'active surveillance qui le persécutait s'était peu à peu relâchée. L'atmosphère semblait moins hostile à la maison, ces derniers temps. Il pouvait se risquer une fois, en tout cas.

Cette pensée le réconforta, lui rendit quelque courage. Lentement, il revint à travers champs vers la fabrique, mûrissant son plan…. Eh bien, oui, il irait. Tout au moins il le tenterait, ce soir même. Sitôt après le souper. La journée promettait une belle soirée printanière; il y aurait un peu de lune; cela pourrait sembler tout naturel qu'il fît un petit tour au jardin avec Kaboul, avant de monter se coucher. Il filerait par le jardin et, en faisant un détour, pour éviter le village, il arriverait chez elle. Il ne resterait qu'un tout petit moment, quelques minutes à peine, tout juste le temps d'embrasser Sidonie et de lui donner courage. On ne s'apercevrait de rien à la maison.

Il regarda sa montre. Six heures. Le soleil s'inclinait sur l'horizon, rouge dans des buées oranges, derrière le feuillage des arbres qui ressemblait à de fines dentelles d'un vert transparent et tendre. Silencieuses les alouettes redescendaient de l'azur vers leurs nids; les paysans rentraient avec leurs attelages; à la cime d'un peuplier, petite tache noire dans la verdure légère, chantait un merle, le bec tourné vers l'occident, qui racontait sans fin, de sa voix monotone et un peu rauque, toutes les merveilles qu'il voyait de là-haut.

M. Triphon rentra dans la fabrique. Une agitation sourde faisait battre plus rapidement son coeur. Déjà le plan lui semblait moins facile. La petite porte du jardin était fermée à clef, la nuit, et la clef restait à la maison. Il eût été risqué de la mettre dans sa poche sans rien dire. Mieux valait se glisser par une brèche de la haie. Il retourna au jardin, inspecta les lieux, découvrit la brèche qu'il cherchait, derrière des buissons, dans un coin, près du ruisseau. C'était parfait. Il se sentait ragaillardi. Derechef, le plan lui apparut d'une exécution facile.

A la fabrique, dans le vacarme des pilons, Sefietje circulait avec la goutte du soir. M. Triphon la vit entrer dans la «fosse aux huiliers», suivie à pas de loup par Bruun, le chauffeur, qui resta à l'épier par une fente de la porte. M. Triphon haïssait cet homme pour sa constante habitude de ruse et d'espionnage. Il le détestait doublement, maintenant qu'il avait lui-même quelque chose d'important à cacher. Toute manoeuvre secrète l'inquiétait, par le rapport qu'elle pouvait avoir à l'événement sensationnel que le petit teilleur de lin était venu annoncer. Il bouscula sans ménagement l'espion et pénétra dans l'huilerie. Sefietje se trouvait avec sa bouteille au milieu des «huiliers», qui l'entouraient pendant qu'elle remplissait le verre; les pommettes rouges, signe indubitable chez elle de grande agitation intérieure, elle semblait leur raconter des choses qui les intéressaient prodigieusement. L'inusité de ceci frappa M. Triphon. D'ordinaire, Sefietje parlait le moins possible avec ces hommes qu'elle détestait violemment. Saurait-elle déjà la grosse nouvelle et était-elle en train d'en parler? M. Triphon, faisant un effort sur lui-même, s'approcha des «huiliers», comme si de rien n'était.

Aussitôt le groupe se dispersa et Sefietje continua sa tournée avec son verre et sa bouteille. Les pilons rebondissaient et cognaient; le soleil couchant tendait en diagonale, à travers les vitres de la chambre des machines, une poutre d'or transparente dans le trou sombre; M. Triphon ne s'attarda pas plus que d'habitude: il observa de côté le visage des «huiliers» et se dirigea vers la «fosse aux femmes». Mais à peine avait-il fermé la porte derrière lui qu'une clameur sauvage s'éleva. Feelken répétait avec une obstination agaçante son insupportable «Fikandouss-Fikandouss», Leo mugissait son effarant «Oooo … uuuuu … iiiii» et les autres riaient d'un rire énorme dans le tonnerre des pilons. «Sacredieu! Ils savent!» ragea M. Triphon. D'un mouvement brusque, il fit demi-tour, prêt à rentrer dans l'huilerie pour demander des explications. Une seconde de raisonnement plus calme le retint. Il étouffa un juron de fureur et entra chez les femmes.

Il y retrouva Sefietje avec sa bouteille et son verre, entourée cette fois par les ouvrières qui buvaient ses paroles. Leurs yeux brillaient, les bouches étaient ouvertes d'étonnement, tout travail semblait arrêté. Mais dès qu'on l'aperçut, fini! toutes s'occupaient exclusivement de leur ouvrage, tandis que Sefietje, les joues en feu, se hâtait de remplir le verre pour quitter l'atelier, sitôt servie la dernière ouvrière. M. Triphon bourra sa pipe et les regarda toutes d'un coup d'oeil circulaire plein de méfiance. Mais rien ne trahissait leurs pensées; elles parlèrent un moment du temps, qui était vraiment extraordinaire pour la saison; et, comme M. Triphon ne répondait rien, toutes gardèrent pareillement le silence: un silence gênant, qui dura deux ou trois minutes, jusqu'à ce qu'il comprît l'inutilité d'une attente plus longue et, la mine renfrognée, quittât l'atelier.

XIX

A la maison régnait un état d'esprit bizarre, obscur et incertain. Dans la cuisine, décidément, il n'était point normal. Sefietje se trahissait par une agitation insolite. Eleken semblait ne point connaître une seconde de repos; ses allées et venues étaient continuelles, et sans cesse ses jupes passaient et repassaient en coup de vent derrière les portes. L'attitude de sa mère inspirait des doutes. Savait-elle? Ne savait-elle pas? Il hésitait. Parfois elle le regardait avec une tristesse grave; l'instant d'après, rien ne lui semblait changé, et elle avait son visage de toujours. En tout cas, son père ne savait rien, c'était certain. Il montrait à table son humeur habituelle, sans aucune aménité, mais aussi sans hostilité apparente. Il était même plus communicatif que de coutume; il parla longuement de ses affaires—naturellement—sous un jour qui n'était pas trop sombre.

M. Triphon, qui sentait venir l'heure de son entreprise hasardeuse, mangeait, le coeur battant, avec effort. Les morceaux lui restaient dans la gorge, mais il les avalait tout de même, pour ne pas éveiller de soupçons. Sa mère s'en aperçut pourtant et lui demanda, avec une sollicitude débonnaire:

—Tu n'es pas bien, mon garçon?

—Oh! si, si, dit-il, je n'ai pas grand'faim, voilà tout.

Et il posa sa fourchette. M. de Beule leva les yeux dans la direction de son fils et ses sourcils se contractèrent d'un air revêche. M. Triphon tressaillit. «Saurait-il tout de même quelque chose?» se demanda-t-il. Mais il se remit promptement. M. de Beule, son assiette garnie pour la seconde fois, se remit à parler de l'état de ses affaires, et M. Triphon pensa: «Ce n'est rien, c'est sa mauvaise humeur naturelle, qui, sans raison, se manifeste tout à coup».

Eleken, croyant que la famille avait fini de souper, entra pour desservir; mais, à la vue de M. de Beule qui mangeait encore, elle se hâta de déguerpir avec une sorte d'effroi, sans même entendre ce que Mme de Beule lui demandait. M. de Beule, dérangé par ce va-et-vient rapide, leva des yeux chagrins et bougonna:

—Qu'y a-t-il donc? Pourquoi court-elle ainsi!

Sans attendre la réponse, il reprit, en appuyant sur d'infimes détails, ses longues considérations d'ordre commercial. Il s'adressait exclusivement à sa femme, qui écoutait, les traits fatigués.

Eleken rentra pour servir le dessert. A nouveau elle avait presque disparu avant que Mme de Beule eût eu temps de lui expliquer ce qu'elle désirait. M. de Beule lui lança un mauvais regard, mais sans rien dire. M. Triphon mastiquait un morceau de tarte, s'efforçant de manger très lentement. Quand il eut fini il se leva et, d'un air aussi calme, aussi naturel que possible, comme il faisait chaque soir, il quitta la salle à manger.

Kaboul, selon son habitude, l'attendait derrière la porte, pour faire un tour. Dehors, il ne faisait pas encore tout à fait sombre. Une belle lumière dorée, limpide éclairait la baie vitrée donnant sur le jardin et M. Triphon excita à voix basse son petit chien, qui se mit aussitôt à japper d'une voix perçante, en sautant sur la porte. M. Triphon la lui ouvrit et ensemble ils gagnèrent le jardin.

D'abord il n'alla pas plus loin. Il avait ramassé une pomme de terre; il la lançait sur le gazon et Kaboul la rapportait, très animé par le jeu. Les servantes pouvaient le voir par les fenêtres de la cuisine, et ses parents, de même, par les baies vitrées de la vérandah. Et ainsi, petit à petit, imperceptiblement, suivant chaque fois de quelques pas la pomme de terre lancée et rapportée, il avançait tout doucement dans le jardin crépusculaire jusqu'au moment où il fut hors de vue. Alors, brusquement, de toute la vitesse de ses jambes, il se mit à courir. Il passa en trombe le petit pont du ruisseau, s'élança le long de la rive, piqua dans la brèche de la haie. Kaboul l'avait suivi, comme il faisait toujours; mais, devant ce passage insolite par une brèche, il se rebiffa, arc-bouté des quatre pattes, et refusa d'aller plus loin. «Kaboul!… Nom de Dieu!» rugit M. Triphon d'une voix sourde. Au lieu d'obéir et de suivre son maître, Kaboul tout à coup se mit à aboyer d'une voix stridente. M. Triphon, terrifié, d'un bond regagna le jardin. Il saisit des deux mains l'odieux cabot et le serra à l'étouffer. Il haletait de rage; pour un peu il l'aurait tué. Replongeant dans la brèche, il courut quelques pas, lâcha son petit chien qui, heureusement, le suivit en frétillant de joie.

Le soir était d'une splendeur idéale, un peu frais et figé, comme il arrive au printemps, mais d'une pureté et d'une sérénité incomparables, avec des teintes profondes d'un vert lumineux semé de pâles étoiles, comme si le ciel même devenait un champ immense de couleurs printanières où frissonnaient doucement de blanches floraisons. Les rossignols chantaient dans le noir des jardins et les chauves-souris voletaient en silence, pareilles à des ombres inquiètes.

M. Triphon courait … courait à perdre baleine. Il fallait lutter de vitesse avec le temps, qui pressait terriblement. Pourvu qu'il ne rencontrât personne, qui le forçât à ralentir, à s'arrêter! C'était une question de vie ou de mort pour lui. Mais, chance inespérée, personne. La sueur lui coulait le long des joues, ses jambes se dérobaient sous lui, bientôt il n'en pourrait plus. Des ailes pour aller plus vite, pour atteindre, frémissant de désir, ce que, peu d'heures auparavant, il voulait éviter à tout prix….

Toujours accompagné de Kaboul qui gambadait à ses côtés, il arriva au chemin de terre, où les maisonnettes s'estompaient vaguement sous le ciel encore limpide. Il s'arrêta une seconde, pour reprendre haleine. Il haletait, il était ruisselant. Il s'épongea avec son mouchoir. En son coeur battait comme un marteau. Ses joues brûlaient. Il passa devant la grange du petit teilleur. Il s'étonna, s'inquiéta presque, de ne point l'y trouver au travail. Qu'est-ce que cela signifiait? Était-ce un mauvais présage? Il s'arrêta encore, à fouiller du regard, l'oreille aux écoutes. Il se sentait ému et faible comme un enfant. Il en aurait pleuré. Ce ne fut qu'un instant. Il se ressaisit, poussa la grille du jardinet, suivit le petit sentier, s'arrêta devant la porte et cogna doucement du doigt.

—Qui est là? demanda-t-on aussitôt du dedans.

—Moi… monsieur Triphon, répondit-il d'une voix sourde.

La porte vivement s'ouvrit et il entra. Devant lui, dans le petit couloir, se trouvait Lisatje.

—Comment va?… Comment va?… demanda-t-il tout de suite d'une voix entrecoupée.

—Oh! très bien, très bien, monsieur Triphon. C'est un si joli bébé! répondit Lisatje attendrie.

Ses tempes bourdonnaient. Il avait l'impression baroque qu'il devait y avoir chez lui quelque chose de ridicule, il ne savait quoi. Il entra. Marie était assise devant son coussin de dentellière et le père Neirynck et Maurice fumaient calmement leur pipe, assis de chaque côté de l'âtre éteint. M. Triphon s'attendait de leur part à un accueil plutôt frais. Des paroles dures de leur part lui eussent paru logiques et naturelles. Mais rien de pareil n'arriva. Au contraire. Le joli et frais visage de Marie rayonnait de bonheur et ses yeux caressants souriaient; le père Neirynck et son fils touchèrent très poliment le bord de leur casquette et dirent à leur tour, l'un après l'autre:

—Bonsoir, monsieur Triphon. Que je vous félicite!

M. Triphon n'en revenait pas. Est-ce qu'il rêvait? Il ne savait plus comment se tenir, de quel côté se tourner. Cela frisait l'invraisemblable. On eût dit qu'il avait accompli quelque acte glorieux. Un instant il se demanda si décidément on se moquait de lui. Mais non. D'un air soumis ils l'invitèrent à s'asseoir, pendant que Lisatje allait voir s'il pouvait entrer dans la chambre de Sidonie. La mère Neirynck parut sur le seuil de la chambrette.

—Bonsoir, monsieur Triphon. Que je vous félicite! dit-elle, tout comme les autres.

Et, avec un geste discret:

—Voulez-vous venir voir?

M. Triphon se leva. Ses jambes tremblaient et un voile flottait devant ses yeux. A présent, sur le point de la revoir, il eût presque mieux aimé être loin. Il redoutait l'inconnu derrière cette porte entr'ouverte et craignait de ne pouvoir maîtriser son émotion. Machinalement, d'un pas de somnambule, il se dirigea vers la chambre. Il lui fallut baisser la tête sous la voûte basse pour franchir le seuil. La mère ferma doucement la porte derrière lui. Kaboul, qui voulait aussi entrer, reçut la porte sur le nez et poussa un glapissement.

Une petite lampe à pétrole, posée sur une armoire, éclairait faiblement la chambrette basse aux murs grisâtres et au plafond sombre. Comme dans un rêve M. Triphon vit deux couchettes, avec un berceau entre elles. Dans l'une, Sidonie était allongée sur le dos, très pâle, ses beaux cheveux sombres épars sur l'oreiller blanc. A côté du berceau se tenait Lisatje, penchée et souriante, avec des yeux humides d'attendrissement.

M. Triphon ne voyait que Sidonie. Il la regardait, avec toute la tension de son esprit, comme s'il se trouvait en présence d'un prodige inconcevable. Remué jusqu'au plus profond de son être, il était en proie à une sensation nouvelle et inconnue: une sorte de respect religieux devant l'émouvant mystère de la maternité.

Elle lui sourit très doucement et lui tendit une main pâle et amaigrie. Il l'étreignit avec passion, y appuya ses lèvres, éclata brusquement en larmes violentes. Elles coulaient comme d'une fontaine: il pleurait comme un pauvre petit enfant, que les réalités de la vie accablent. Il disait des choses incohérentes, noyées de remords et d'amour; il tomba à genoux et demanda pardon pour tout le mal qu'il lui avait fait. Sidonie se mit aussi à pleurer et gémir. Mais la mère intervint avec autorité: ces émotions ne valaient rien pour Sidonie. Que M. Triphon garde son calme et aille voir l'enfant dans son berceau.

M. Triphon fut consterné. L'enfant! C'est vrai, il y avait un enfant. Il l'avait totalement oublié! Les paroles de la mère Neirynck tombèrent sur lui comme une douche froide. Il se leva et s'approcha en hésitant, presque avec angoisse, du berceau, dont Lisatje bien doucement écartait les rideaux.

M. Triphon vit quelque chose: une figure grosse comme le poing, d'un rouge violacé sous un minuscule bonnet blanc, et qui faisait d'affreuses grimaces. La bouche, contractée de spasmes, laissait suinter des bulles baveuses, les yeux étaient fermés avec effort, comme s'ils ne devaient jamais s'ouvrir et deux menottes, pas plus grosses que des noix, semblaient se cramponner à quelque objet précieux et invisible, qu'elles s'obstinaient à ne pas lâcher.

—Petit Triphon … Petit Triphon …, répétait Lisatje d'une voix émue en caressant doucement les petites joues.

Puis se retournant vers M. Triphon, les yeux brillants:

—N'est-ce pas que c'est un beau bébé, monsieur Triphon? Le joli petit mignon! Il vous ressemble comme deux gouttes d'eau.

M. Triphon regardait, immobile, comme figé. Il trouvait l'enfant si hideux qu'il lui était impossible d'articuler un son. Est-ce que vraiment cela lui ressemblait, cette horreur, ce monstre? Il ne pouvait le croire, s'y refusait. Cette idée le révoltait. Il en était dégoûté et il en avait peur. Il jetait des regards anxieux autour de lui, comme s'il avait eu envie de prendre la fuite. Mais les femmes ne remarquaient rien de son effarement; la mère était aussi attendrie que sa fille; et Lisatje prit l'enfant dans son berceau et le présenta à M. Triphon, pour qu'il le tînt un instant dans ses bras. Il n'osa refuser. Ses mains tremblaient en le tenant et, sans le regarder, à bout de bras, il alla le porter à Sidonie, qui le coucha sur son coeur, comme un trésor inestimable, et lui dit des choses que seule une mère sait dire.

M. Triphon pensa soudain au temps qui pressait. D'un geste nerveux, il tira sa montre et constata avec effroi qu'il était près de neuf heures. Il lui fallait partir au plus vite; on le chercherait à la maison; on ne comprendrait pas ce qu'il était devenu. Une ombre de tristesse passa sur le visage de Sidonie.

—Déjà …, gémit-elle.

—Il faut, il faut! répondit-il avec abattement.

—Est-ce que vous reviendrez bientôt?

—Aussitôt que j'en aurai l'occasion.

Il se pencha sur elle et l'embrassa tendrement.

—Et votre enfant, vous ne lui donnez pas aussi un baiser …, dit-elle.

Miséricorde! Cet enfant! Il l'avait encore oublié! Elle le tendit vers lui à bout de bras; et lui réapparut, cette fois tout près, l'horrible petite figure grimaçante, avec cette peau qui semblait cuite, ratatinée, écorchée, ces yeux spasmodiquement fermés, cette bouche baveuse qui soufflait des bulles. Comment était-il possible de dire que cela ressemblait à un être humain et à lui, surtout! Ces femmes étaient folles, avec leurs ressemblances! Il tendit ses lèvres frémissantes vers l'enfant et lui donna un baiser, les yeux clos, pour ne pas voir.

—On dirait que vous en avez peur, ricana la mère Neirynck.

Il eut une surprise. La peau tendre de l'enfant, sous ses lèvres, était d'une douceur si duvetée, si veloutée qu'il ne put maîtriser une émotion soudaine et profonde. Il aurait voulu l'embrasser encore et encore, mais une fausse honte le retint. Il en avait les larmes aux yeux. Il pressa longuement la main de Sidonie; il reviendrait au plus vite, c'était promis, et elle, de son côté, lui promettait de ne commettre aucune imprudence. Puis il s'arracha à son étreinte.

Dans la cuisine l'attendait une autre surprise. Ivo, le petit teilleur, était là, tout saupoudré de poussière de lin et souriant dans sa barbe blonde, comme s'il éprouvait une grande joie intérieure. A sa vue, M. Triphon prit peur; mais toute la famille s'empressa de le rassurer. Ivo ne dirait rien, M. Triphon pouvait y compter. Le petit bonhomme s'approcha de lui, la main tendue et, à son tour, avec un large sourire de bonheur, il lui dit: «Que je vous félicite!»

M. Triphon n'en revenait pas. Qu'avaient-ils donc tous à le féliciter comme pour une action d'éclat? Il ne savait plus que répondre et restait là, interdit, un ricanement bête sur les lèvres. Alors il ouvrit son portemonnaie et régala avec largesse. C'était là, somme toute, ce qu'ils semblaient attendre de lui. Visages épanouis, ils le reconduisirent jusqu'à la porte avec force remercîments. Kaboul se glissa comme une anguille entre les jambes et se mit à fureter à la recherche de son ami, le chat. Avec une menace sourde, M. Triphon le rappela immédiatement auprès de lui.

La nuit printanière s'était assombrie, quoique limpide encore de lumière dorée et verdâtre dans le ciel à l'occident. Le terre semblait déjà dormir, mais le firmament vivait et scintillait. A la tour de l'église, neuf coups tintèrent; et aussitôt après l'horloge, la cloche, mélancolique, sonore et lente fit entendre le couvre-feu de chaque soir. D'autres cloches, dans les villages environnants, répondirent, chacune avec le son qui lui était propre et qu'on reconnaissait de loin. Puis retomba le grand silence. M. Triphon rentrait en courant à toutes jambes. Pour la seconde fois, il eut la chance de ne rencontrer personne. Les bruits vagues et solitaires du village semblaient plutôt s'éloigner de lui. Il n'entendait que l'aboi rauque des vieux chiens de garde dans les fermes et le chant intermittent des rossignols dans le noir des jardins. L'air était d'une immobilité absolue et presque angoissante. Du sol montait l'odeur des sèves printanières.

Hors d'haleine, M. Triphon se retrouva à la haie, repassa par la brèche, avec Kaboul dans ses bras. L'instant d'après il arrivait en vue de la maison où les lampes étaient allumées. Il fit comme s'il n'avait pas cessé un instant de jouer avec Kaboul. Il lui lançait des objets à rapporter et te petit chien courait comme une boule, en jappant avec frénésie. Au bruit qu'il faisait, le visage anguleux de Sefietje parut derrière une des fenêtres éclairées. C'était précisément ce que voulait M. Triphon. Il s'amusa encore quelques instants dans l'obscurité avec son chien, puis rentra à la maison.

—Je croyais que vous n'alliez plus revenir, dit Sefietje en lui jetant un coup d'oeil à la dérobée.

—Oh! il n'est pas tard, répondit M. Triphon d'un ton indifférent et naturel.

Sefietje, occupée à ranger sa vaisselle, ne dit plus rien. M. Triphon la regarda de côté, d'un oeil scrutateur. Elle avait les pommettes rouges et les traits un peu tirés. L'expression de son visage ne lui plaisait guère. Elle soupçonne quelque chose, se dit-il. Haletant, les pattes écartées, Kaboul s'était couché de tout son long sur le parquet; à l'étage, on entendait le va-et-vient agité d'Eleken dans les chambres.

M. Triphon ne savait plus trop que faire. Il était encore sous le coup des émotions violentes et rapides par lesquelles il venait de passer. Violemment, à contre-coeur, il rentra dans la salle à manger, où ses parents achevaient leur soirée. M. de Beule, enfoncé dans son fauteuil, ronflait bruyamment, un journal déplié sur ses genoux. A l'entrée de son fils, il ouvrit un oeil hostile et son visage se renfrogna. Mme de Beule, ses lunettes sur le nez, lisait l'autre feuille du journal. Elle leva son bon regard vers M. Triphon:

—Où as-tu été, mon garçon?

—Un peu dans le jardin avec Kaboul, répondit M. Triphon.

—Il doit faire plutôt frais, dit encore Mme de Beule.

Assez bizarre, se dit M. Triphon, d'entendre émettre une opinion sur le temps par une personne qui n'avait pas mis le nez dehors. Mais il accorda néanmoins qu'il faisait plutôt frais, quoique délicieusement beau. La conversation tomba. M. de Beule ne s'y était pas mêlé. Il prit le journal sur ses genoux et se remit à lire. Mme de Beule, assurant de nouveau ses lunettes, fit de même.

—Et toi? Tu ne lis pas encore un peu? demanda-t-elle à son fils.

—Oui, un peu.

Il prit sur une étagère le volume qu'il avait commencé. Cela avait pour titre: Le Secret de l'Enfant trouvé. Il lut, machinalement, l'esprit ailleurs. «Ils ne savent rien encore», pensa-t-il, «mais demain, ou après-demain, ils sauront tout; et alors….» Un regard de sa mère le replongea dans le livre; il lut:

/* Raoul s'empressa de courir au rendez-vous. Comme il arrivait dans la clairière, le garde-chasse, dissimulé derrière le tronc d'un chêne séculaire, parut et s'avança mystérieusement vers lui. Raoul fronça les sourcils et prit un air hautain. Il n'aimait pas ce manant aux allures sournoises et cauteleuses. Il se méfiait de lui. Toutefois, présumant qu'il pourrait avoir besoin de ses services, il fouilla dans sa poche et y prit sa bourse, prêt à la lui jeter avec dédain. Le rustre ôta sa casquette galonnée et, saluant très bas, il dit:

—Je suis chargé d'une missive pour M. le vicomte.

—Ah! fit Raoul sur un ton glacial. */

M. Triphon leva les yeux d'un air ennuyé. Ce roman, quel intérêt ça pouvait-il avoir? Son roman à lui, roman vécu, était autrement empoignant et tragique! M. de Beule tout doucement s'était remis à ronfler, avec un ronflement plus fort de temps en temps, qui le réveillait; sa femme commençait à dodeliner de la tête, en exhalant parfois un profond soupir. M. Triphon en avait assez. Il ferma son livre et se leva.

—Tu vas te coucher? demanda Mme de Beule d'une voix pâteuse.

—Oui, maman.

—Nous montons aussi? proposa-t-elle à son mari qui somnolait.

Il ramassa son journal et grommela quelque chose qui semblait être une réponse affirmative.

—Bonsoir, papa, dit M. Triphon d'une voix mate.

—H'm, grogna M. de Beule avec une répugnance marquée.

—Bonsoir, maman.

—Bonsoir, Triphon.

Et il quitta la salle. C'était ainsi chaque soir, depuis l'histoire avec Sidonie: de la part de son père, à peine un grognement en guise de bonjour ou bonsoir et, pendant le reste du jour, pas un mot ni un regard. De la part de sa mère, qui souffrait de cette hostilité sourde, tenace, vindicative, toute la bonté, toute l'amabilité qu'elle osait lui témoigner sans trop offusquer son mari, avec l'espoir lointain et vague que, peut-être, quelque jour, la réconciliation viendrait.

M. Triphon se sentait tout à fait déprimé, accablé. Il pressentait l'orage qui allait infailliblement s'amonceler sur sa tête. Il ne doutait pas qu'une explosion nouvelle ne fût imminente. Et alors? Et ensuite? Renvoyé de la maison, sans moyens d'existence, à vau les chemins? Il ne savait. Tout était possible et il craignait le pis. Tout était sombre, triste, incertain. L'avenir devant lui se dressait sous l'apparence d'un mur noir. Découragé, il se déshabilla et se mit au lit. Il entendit son père et sa mère monter pesamment l'escalier. M. de Beule parlait d'une voix chagrine de la besogne du lendemain; et elle lui répondait en quelques mots vagues, sans signification. Peu après, il entendit monter Sefietje et Eleken. Sefietje toussait nerveusement, ce qui, chez elle, de même que les pommettes rouges, était toujours un signe d'agitation intérieure; et les jupes de la femme de chambre avaient un bruissement de fuite précipitée. La chambre où elles couchaient l'une et l'autre se trouvait au-dessus de celle de M. Triphon; pendant très longtemps, il perçut une rumeur assourdie de conversation ininterrompue. Sans aucun doute, se dit M. Triphon, elles savent … tout au moins ont vent de quelque chose….

Enfin il s'endormit, mais d'un sommeil inquiet, peuplé de cauchemars angoissants. En rêve il revoyait Sidonie dans son lit et elle était si pâle et si douce et si triste, avec ses beaux cheveux noirs épars autour d'elle sur la blancheur de l'oreiller. N'eût-on pas dit une morte … une belle et bonne et tendre morte … morte pour lui et par sa faute! Oh! le désespoir et le remords martyrisaient son coeur si vivement! Il était un assassin, un misérable! Lui seul l'avait tuée!… Et pourtant non, elle n'était point morte: elle souriait avec tendresse et tendait vers lui, avec une sorte de ferveur enthousiasmée, un tout petit être qu'elle lui disait de caresser et d'embrasser. Et cet attouchement, qui lui inspirait d'abord une invincible répugnance, était de nouveau d'une telle douceur veloutée, que dans son rêve il murmurait des paroles d'amour et qu'il étendait passionnément les bras, pour toucher et sentir encore. Cela dura ainsi quelques secondes de pure félicité. Puis, brusquement, il se voyait en présence de ses parents. Son père était pourpre de colère et l'insultait et le menaçait. Sa mère pleurait…. D'un geste comminatoire et sans pardon, M. de Beule lui montrait la porte; et, du coup, il se trouvait quelque part en plein champ, dans le noir, à peine vêtu et la faim au ventre, sans un sou dans sa poche. Et, comme il ne savait que faire ni où aller, il entendait soudain un rire méprisant et moqueur; il se trouvait dans la «fosse aux huiliers», au milieu du vacarme rebondissant des pilons. Tous les ouvriers étaient à leur place habituelle. Berzeel avait un oeil poché, dans un visage tuméfié; Pierken lisait avec une concentration farouche sa petite feuille socialiste; la joue d'Ollewaert se bossuait d'une énorme chique; Feelken jetait son «Fikandouss»; Leo poussait son terrible «Oooo … uuuu … iiii….; Bruun épiait par une porte entr'ouverte; Free s'approchait de Miel avec un sourire narquois et lui lançait en pleine figure un «espèce de veau!» auquel Miel répondait d'un air idiot que c'était lui Free, le veau.

De nouveau la scène changeait comme par enchantement, et à toute vitesse il courait vers la chaumière du père Neirynck et y entrait en coup de vent. Toute la famille était rassemblée autour de lui, attendant avec angoisse ses paroles; et il leur criait ce qu'il avait à leur dire, avec dureté et colère; cela ne pouvait durer ainsi, tout était fini, jamais plus il ne remettrait les pieds chez eux. Ils pâlissaient, leurs yeux s'écarquillaient d'horreur; Sidonie serrait en pleurant son enfant contre son coeur; Lisatje et Marie se lamentaient; la mère ouvrait la bouche comme pour crier et n'articulait aucun son; le père et Maurice s'affaissaient sur leurs chaises et le bon sourire du petit teilleur, qui était là aussi, se changeait en un rictus de souffrance et de déception. Il parlait ainsi et, ayant fini, il s'en allait sans un mot de regret ni un regard de consolation, les laissant tous dans une consternation profonde. Mais à peine se retrouvait-il seul dans la nuit, qu'il criait tout haut son remords et sa douleur; et il rentrait chez eux, il éclatait en sanglots, il embrassait Sidonie et les tendres joues du petit être, il suppliait qu'elle lui pardonnât et jurait que jamais il ne la quitterait, jamais, tant qu'il aurait un souffle de vie et quoiqu'il arrivât.

Avec un cri perçant il s'éveilla. Il ouvrit les yeux et vit avec terreur une forme blanche, spectrale, à côté de son lit.

—Maman! Est-ce vous? s'écria-t-il.

—Oui, c'est moi, répondit, très inquiète, Mme de Beule. Qu'est-ce qui se passe, mon garçon? Qu'as-tu? Pourquoi as-tu crié si fort?

—Est-ce que j'ai crié? demanda-t-il avec un tremblement.

—Oh! horriblement! Je suis étonnée que papa ne l'ait pas entendu.

Les doigts tremblants, elle alluma sa bougie et le regarda. Il avait le visage baigné de larmes.

—Tu as pleuré! dit-elle, émue.

Il eut un geste de désespoir. La réalité de ce qu'il avait rêvé le reprit avec une violence irrésistible et ses larmes coulèrent encore.

—Qu'as-tu? Qu'as-tu? demanda-t-elle, angoissée.

—Je voudrais être mort! sanglota-t-il.

—Pourquoi? Pour qui? demanda-t-elle d'une voix sourde.

Il ne répondit pas; il sanglotait dans son mouchoir.

—Est-ce pour … pour cette fille perdue? dit-elle avec dégoût.

—Ce n'est pas une fille perdue, répondit-il en hochant la tête.

Mme de Beule serra les lèvres, droite, raidie, muette de désespoir.

—Mais, Triphon …, mais, Triphon! dit-elle enfin. Tu ne vas plus penser à cette malheureuse histoire! Une femme qui a roulé avec tout le monde!

—Ça n'est pas vrai!… C'est une honnête fille! cria-t-il tout haut, avec véhémence.

—Sst, sst… Papa pourrait entendre, dit Mme de Beule terrifiée.

Et, d'une voix plus douce, mais que le désespoir et la douleur faisaient trembler:

—Tu ne songes tout de même pas à l'épouser!

—Je voudrais l'épouser, affirma-t-il d'un air sombre. Mme de Beule leva les mains au ciel et les larmes roulèrent sur ses joues.

—Oh! mon garçon, mon garçon, gémit-elle. J'aimerais mieux te voir porter en terre.

Il ne répliqua pas, buté, farouche, toujours sombre.

—Promets-moi que tu ne le feras pas, Triphon.

—Je ne promets rien et je vous dis que je ne l'abandonnerai pas.

—Il n'est pas question que tu l'abandonnes, reprit Mme de Beule, faible et conciliante, mais ne l'épouse pas, je t'en supplie, ne l'épouse pas.

Il ne dit rien. Le silence était pénible.

—Promets-le moi, veux-tu? insista-t-elle en soupirant.

Il fit un effort violent sur lui-même et répondit enfin, d'un ton hargneux:

—Comment voudriez-vous que je l'épouse? Je ne possède rien!

Elle le remercia avec effusion; elle lui prit les deux mains et les serra convulsivement, comme s'il venait de dire quelque chose d'immensément bon et consolant. De la chambre au-dessus, où dormaient Sefietje et Eleken, parvenait une vague rumeur. Évidemment, les servantes s'étaient réveillées au bruit et elles entendaient.

—Taisons-nous, taisons-nous …, murmura Mme de Beule. Vite, mon garçon, rendors-toi. Tout s'arrangera, tu verras.

Sur la pointe des pieds elle se glissa hors de la chambre, ferma la porte avec précaution, disparut sur le palier, qui craqua un instant.

Avec un profond soupir, M. Triphon remit la tête sur l'oreiller et s'endormit.

XX

M. de Beule n'apprit la chose que trois jours plus tard. Comment, et par qui, M. Triphon ne savait; mais il s'en aperçut tout de suite, pendant le repas, rien qu'à voir le visage congestionné et féroce de son père, qui soufflait littéralement de fureur concentrée. Les traits consternés de sa mère disaient d'ailleurs abondamment qu'une scène avait déjà eu lieu et qu'elle ne devait pas avoir été tendre. A table, M. de Beule ne prononça pas le moindre mot et n'eut pas même un regard pour son fils; mais à la fin du dîner, au moment où il se levait de table, sur une question de Mme de Beule, sans rapport d'ailleurs avec l'histoire, il fit une réponse oblique: il faudrait tordre le cou, déclara-t-il d'une façon sommaire, aux gens qui se conduisent comme des crapules et qui sont la honte de leur famille. M. Triphon comprit aisément l'allusion, mais ne fit semblant de rien; et, comme d'habitude, Mme de Beule rentra dans sa coquille, sans souffler mot.

M. Triphon estimait ce courroux paternel tout à fait illogique et exagéré. Qu'il n'y eût pas lieu de se réjouir, il le comprenait fort bien; mais, puisqu'il était entendu qu'un enfant devait naître, rien de plus naturel qu'il vînt au monde. M. Triphon se demandait en quoi ce résultat prévu, inévitable pouvait aggraver sa culpabilité. Ou bien, la rage de M. de Beule venait-elle de ce qu'il avait appris la visite de son fils chez Sidonie? Il sonda sa mère à ce sujet, car il lui parlait désormais plus librement de l'histoire. Non, son père l'ignorait encore. Tout ce qu'il savait, c'était que l'enfant était né et qu'il portait le prénom de Triphon. De là sa grande colère.

M. Triphon aurait presque mieux aimé que son père en sût davantage. Comme il ne manquerait pas de l'apprendre un jour, que serait-ce alors? Le jetterait-il à la rue, comme il l'en avait menacé? M. Triphon était prêt à tout; il s'attendait au pire. Mais, quoiqu'il arrivât, jamais il ne quitterait Sidonie, parce qu'il sentait bien, maintenant, qu'il n'était plus capable de la quitter. Il avait froidement envisagé et arrangé son avenir. Après bien des combats intérieurs et des larmes il avait enfin promis à sa mère qu'il n'épouserait pas Sidonie, mais, par contre, il s'était réservé le droit d'aller la voir de temps en temps; la faible et malheureuse Mme de Beule s'y était résignée. Désormais il y allait régulièrement trois fois par semaine, le soir. Il était redevenu l'habitué fidèle, presque un membre de la famille. Sa place l'y attendait, comme dans un cercle ou au café. Il y trouvait un repos et une sorte de bien-être, qui lui manquaient extrêmement à la maison. Sous le manteau de la cheminée sa longue pipe pendait entre deux clous, son pot à tabac se trouvait dans une armoire, tenu bien au frais par Sidonie et sa mère. Sidonie était complètement remise; elle nourrissait son enfant et devenait fraîche comme une rose. L'enfant en lui-même n'intéressait plus autant M. Triphon. Il était rare qu'il ressentît cet émoi paternel de la première fois. Un petit être uniquement occupé à téter et à dormir, cela l'effarait comme quelque chose de monstrueux. Par contre, toutes ces femmes empressées autour du petit animal qu'était son fils l'amusaient et l'animaient. Sidonie montrait à le choyer la tendresse protectrice d'une mère poule, Lisatje et Marie étaient jalouses l'une de l'autre et se querellaient parfois à qui le dorloterait. Seule, la mère gardait son sang-froid. Elle surveillait de très près M. Triphon et sa fille en répétant à toute occasion: «Faites bien attention au moins qu'il n'en vienne pas un second». Mais M. Triphon et Sidonie en avaient aussi peur qu'elle. On y veille, mère Neirynck.

XXI

A la fabrique, c'était singulier de voir comment la nouvelle fut accueillie. M. Triphon s'était attendu au pire certainement, à des ricanements mauvais, à peine déguisés, peut-être à de l'hostilité ouverte, brutale. Il n'en fut rien, Leo, il est vrai, ne manquait pas de lancer son formidable «Oooo … uuuu … iiii …» dès qu'il l'apercevait, de même que Feelken «fikandoussait» sans se gêner, mais cela n'atteignait pas les proportions d'une offense et ne durait jamais longtemps. Au contraire. Ils le faisaient plutôt par habitude, et M. Triphon remarqua même chez eux une sorte de déférence respectueuse à laquelle il n'était pas du tout habitué. Il était surtout frappé de l'attitude de Pierken, qui, nourri de son journal socialiste, ne pouvait voir en M. Triphon, aussi bien qu'en M. de Beule et tous les autres patrons, que les suppôts de l'odieux Capitalisme. Il y avait parfois une réelle bienveillance dans le regard que Pierken dirigeait vers le fils du patron. Et un jour, au repos de quatre heures, M. Triphon surprit un bout de conversation qui roulait sur lui et l'intéressait au plus haut point.

Accroupis en ligne contre le mur dans la cour, les ouvriers mastiquaient leur tartine, lorsque M. Triphon, en sortant de l'huilerie, entendit prononcer son nom. Du coup il s'arrêta et se tint caché derrière une porte. On parlait de la fameuse histoire et Pierken disait, d'un ton tranchant et doctoral:

—Je trouve ça bien. Je trouve bien qu'il continue à s'occuper de Sidonie. Il pourrait faire mieux, sans doute. Son devoir serait de l'épouser. Mais ce qu'il fait pour l'instant est tout de même bien et, en tout cas, mieux que ce que j'aurais attendu de lui. C'est un commencement de justice sociale. M. Triphon et ses parents ont vécu toute leur vie du travail de leurs ouvriers et, aujourd'hui, il restitue en la personne de Sidonie une faible partie de l'argent volé à la classe ouvrière. Il l'entretient, elle et sa famille, autant qu'il peut; et, très probablement, il continuera à l'entretenir, car il ne peut pas s'en décoller. Bon ça! Comme revanche, c'est tapé.

Les ouvriers n'étaient pas tous de cet avis. Il y eut quelque rumeur dans le groupe et Free déclara avec cynisme:

—Eh ben, moi, à sa place, je ne le ferais pas. Je m'en ficherais.

—Vous seriez une franche fripouille! s'indigna Victorine, la bonne amie de Pierken.

—Fripouille ou pas, je m'en ficherais! reprit Free avec conviction.

Pierken se fâcha tout rouge.

—Les individus de ta sorte sont les pires ennemis de la classe ouvrière, gronda-t-il.

Free eut un sourire et demeura très calme.

—Et toi, Ollewaert, tu le ferais? demanda-t-il en se tournant vers le petit bossu.

Ollewaert se gratta l'oreille et regarda sa fille, dont la présence semblait le gêner pour dire exactement ce qu'il pensait.

—Faut voir, dit-il enfin. C'est aux femmes à faire attention.

—Vous voyez bien! s'écria Free triomphant.

—Naturellement les hommes se soutiennent entre eux. Ils se valent! dit une ouvrière.

Les hommes protestèrent avec véhémence; mais il semblait bien qu'une vérité venait d'être dite, car aucun d'eux, sauf Pierken, ne s'éleva contre l'opinion de Free.

Le coeur de M. Triphon battait à grands coups. Il était en proie aux sentiments les plus contradictoires, et volontiers il en eût appris davantage. Mais à cet endroit on pouvait le surprendre à chaque instant et il avait beaucoup de peine à retenir Kaboul, qui s'impatientait. Il le lâcha enfin et le petit chien fut d'un bond dans la cour, où aussitôt des «sst» avertisseurs se firent entendre. Du coup, la conversation tomba. M. Triphon allait suivre son compagnon lorsque, en franchissant le seuil et tournant machinalement la tête, qu'aperçut-il…. Bruun qui l'épiait de loin, par la porte entr'ouverte de la chambre des machines!… «Sacredieu!» gronda M. Triphon d'une voix sourde. Le rouge de la honte lui monta aux joues, et il eut un mouvement instinctif pour sauter sur le mouchard. Mais déjà Bruun avait tout doucement refermé la porte.

Dans la cour les ouvriers s'étaient levés, prêts à retourner au travail. Les femmes se dirigeaient, les jambes raides, vers leur «fosse»; et sous la porte charretière apparut Justin-la-Craque, suivi de son aide Komèl, qui portait une barre de fer. Justin était visiblement dans les vignes. Il se dirigea tout droit vers M. Triphon, qu'il n'avait pas vu depuis l'histoire, et se mit à fredonner en mineur, les yeux fixés sur le jeune homme, ses yeux aqueux d'ivrogne:

—Ooooooooooo…

—Pepita… Pepita…, dit Leo en riant.

—Ooooooooooo… répéta Justin avec entêtement en se tournant vers Leo.

—Fikandouss-Fikandouss-Fikandouss! glapit Feelken.

—Ooooooooooo… persista Justin en se tournant, cette fois, vers
Feelken.

Et, tout à coup d'une voix de tête, suraiguë:

—Peeeeee … pepepepeeeee … pepitapepitapepita!

Les hommes se tordaient et là-bas les femmes s'étaient arrêtées, immobiles, devant leur «fosse», pour ne rien perdre de la comédie.

Avec un beau geste de ses deux mains noires étendues, Justin-la-Craque refaisait face à M. Triphon.

—Oooo … monsieur Triphon, pourquoi n'avez-vous pas suivi mon conseil? grogna-t-il.

—Suivi votre conseil? Quel conseil? demanda M. Triphon étonné.

—Ooooooooo … réitéra Justin d'un air sombre.

Puis, brusquement, changeant complètement de ton, avec une familiarité d'ivrogne:

—Dites donc, monsieur Triphon, payez-nous un verre. Un jour comme aujourd'hui, ça en vaut la peine.

Toute l'équipe partit d'un énorme éclat de rire et M. Triphon, très gêné, ne savait que répondre, quand soudain Muche parut dans la cour, immédiatement suivi de M. de Beule, comme un tonnerre tombant au beau milieu de la joie. Il ne s'enquit même pas de ce qui se passait; il était cramoisi de fureur et se mit à «partir» de tous côtés, comme un dément. Les hommes se précipitèrent dans l'huilerie et les femmes dans leur «fosse». Écumant, M. de Beule se tourna vers Justin-la-Craque et Komèl, avec un coup de gueule:

—Justin, si je t'attrape encore une fois à amuser les ouvriers pendant les heures de travail, je te flanque à la porte et tu ne remettras plus les pieds ici!

—Mais m'sieu, mais m'sieu! Je viens rapporter cette barre de fer qui était à réparer, dit Justin déconfit et du coup dégrisé.

—Tu m'as compris, hein? clama M. de Beule trépignant de rage.

—Mais oui, m'sieu, mais oui, répétait humblement Justin. Mais voilà, m'sieu, la réparation est faite.

Et, comme preuve, il désignait la barre de fer, que portait Komèl.

M. de Beule ne daigna point ajouter un mot. Passant, tout bouillant, devant M. Triphon, il disparut dans la «fosse aux huiliers». On l'entendit hurler quelque chose dans le vacarme trépidant des pilons. Il en ressortit, les épaules gonflées, traversa la cour, fonça sur la porte de la «fosse aux femmes», où les malheureuses tremblaient, penchées sur leur ouvrage. L'une après l'autre il les regarda, les yeux flamboyants, prêt à éclater: mais pas moyen de trouver le motif. Elles en avaient la respiration presque coupée, comme anéanties. La vieille Natse était tellement bouleversée qu'elle ne pleurait même pas. Il souffla fort et repartit en faisant claquer la porte. Il faillit se heurter à M. Triphon, qui se dirigeait vers la remise. Avec un regard en éclair, bref et fulminant, sur son fils, il passa sans rien dire. Kaboul et Muche s'entreflairèrent un instant comme des étrangers, puis chacun d'eux suivit son maître. Au bout de quelques instants s'éleva de la «fosse aux huiliers» un «Oooo … uuuu … iiiii» mugissant et prolongé; M. Triphon comprit que son père était retourné à la maison.

D'un pas hésitant, il rentra dans l'huilerie. Il y régnait une atmosphère d'émeute. Les pilons dansaient, bondissaient et, dans l'infernal tumulte, les ouvriers échangeaient à tue-tête des colloques saccadés. Feelken «fikandoussait», Leo rugissait, Berzeel et Poeteken se tordaient à cause de Justin-la-Craque, qui malgré tout s'était risqué dans l'huilerie et fredonnait en mineur un O Pepita obstiné devant ce veau de Miel, immobile et bouche bée à l'écouter; tandis que, par la porte entr'ouverte de la chambre des machines, Bruun, son père, était aux aguets. Il valait mieux ne pas trop s'attarder ici en ce moment, se dit M. Triphon, et il comprit aussi que le prestige de son père était tombé à zéro. Il soufflait un véritable esprit de révolte. Pierken, en apparence le plus calme de tous, lui cria néanmoins en passant, d'une voix où tremblait la colère, que les ouvriers en avaient assez: ils étaient las de se voir insulter et mener comme un vil bétail.

XXII

Ce qui intéressait aussi M. Triphon c'était de voir, en dehors de la fabrique, quel accueil on lui ferait, dans le village, à la suite de l'histoire. Depuis des semaines, et surtout depuis qu'il passait la plupart de ses soirées auprès de Sidonie, il n'avait plus revu ses camarades d'estaminet, ni remis les pieds à la Pomme d'Or.

Un soir, il y retourna. La jolie Fietje, que jadis il aimait tant à embrasser en cachette, à l'occasion, trônait comme de coutume, appétissante et tout sourire derrière son comptoir; une dizaine d'habitués s'éparpillaient en divers groupes autour des petites tables. Le fils du notaire y était, le fils du receveur, d'autres fils de notables. L'entrée de M. Triphon fut saluée d'un concert de cris et d'exclamations; Fietje, l'air d'une fleur entre les verres et les bouteilles de son comptoir, fut prise d'un rire roucoulant et inextinguible.

—Eh! mon vieux, d'où viens-tu? On te croyait mort et enterré! Est-ce possible… c'est bien toi? crièrent-ils tous ensemble.

Et l'un d'eux, le fils du brasseur, quitta sa chaise et se mit à tourner autour de M. Triphon en le considérant avec attention.

—Mais oui, c'est lui, s'écria-t-il. Parole d'honneur! Aussi vrai que je suis ici!

M. Triphon était visiblement ennuyé. Il essayait de plaisanter et de rire avec les autres, mais il riait jaune.

—On s'amuse, à ce que je vois, fit-il avec une grimace. Qu'est-ce qu'il y a donc?

—Ce qu'il y a! s'écrièrent-ils en choeur avec de gros rires. Mais, que nous sommes heureux de te revoir, parbleu! Hé, Fietje, offre à monsieur Triphon une chope ou une goutte.

—Je n'ai pas besoin qu'on paye mes consommations, dit M. Triphon d'un ton plutôt acide.

Tout le monde le regarda, sans rien dire, de l'air le plus étonné.

—Quoi! Tu n'acceptes pas un verre de nous! s'exclama le fils du notaire au bout d'un instant.

—Pourquoi voulez-vous m'offrir un verre? demanda M. Triphon, agressif.

—Pourquoi?… mais pour rien! Pour le plaisir de te revoir! fut l'agaçante réponse.

—Très bien; régalez-moi donc, dit M. Triphon. Et puisque vous voulez me régaler, permettez que je vous rende la politesse. Fietje, demande donc à ces messieurs ce qu'ils désirent.

Et il les regarda tous d'un air presque provocant. Fietje, debout derrière son comptoir, riait toujours. On l'eût dit chatouillée par quelque chose de follement amusant. Elle redressait son joli buste et les larmes lui coulaient des yeux. M. Triphon la regardait avec une colère grandissante.

—Est-ce de moi que tu ris, Fietje, dit-il brusquement d'une voix dure.

Elle cessa de rire, le regarda d'un air sérieux, distant et digne.

—J'ai pourtant bien le droit de rire, si ça me plaît, dit-elle.

—Je te demande si c'est de moi que tu ris? insista M. Triphon d'une voix mordante.

Et, comme Fietje, pour toute réponse, se reprenait à rire et roucouler, il se leva d'un bond et, avec un juron, sortit de la salle de café.

Un vacarme sauvage salua son départ. Du dehors il l'entendit. «Sacré nom d'un tonnerre!» ragea-t-il dans le noir de la rue. Et les poings serrés, il se jura d'en tirer vengeance.

Une autre rencontre, toute aussi déplaisante fut celle qu'il eut, quelque temps après, avec les trois demoiselles Dufour.

En promenade avec Kaboul dans les champs il s'en retournait sans joie vers la fabrique lorsque soudain, à un détour du sentier qu'il suivait entre les blés, il vit venir dans sa direction les trois vierges rêches. Aucun moyen de les éviter; il était forcé de les rencontrer, presque les frôler. Déjà, une rougeur aux joues, il se composait une attitude, lorsque soudain, d'un mouvement identique, comme entraînées par une plaque tournante, toutes trois firent demi-tour et rebroussèrent chemin. Ce fut un acte d'hostilité tellement inattendu et flagrant que M. Triphon d'abord en resta cloué et ne comprit qu'au bout d'un instant le sens de leur geste. «Nom de Dieu de bigotes! Biques à bon Dieu!» cria-t-il, si haut qu'elles durent certainement l'entendre. La fureur lui montait à la tête en un flot empourpré. Et il eut un geste machinal pour les suivre et leur demander des explications.

Il se contint, heureusement. Il tendit le poing derrière elles, qui s'empressaient, effarouchées, de rentrer au village. Mais l'affront l'avait blessé jusqu'au fond de l'âme, mille fois plus que l'avanie subie auprès de Fietje et des clients à la Pomme d'Or; la vague de colère passée, il se sentait malheureux et humilié au point d'en pleurer. A présent il savait assez ce qu'on pensait de lui au village. Il était perdu, irrémédiablement perdu dans l'estime de tout le monde. «Perdu», gémissait-il plein d'amertume, «perdu, parce que, au fond, je suis resté honnête, parce que je n'ai pas commis la vilenie d'abandonner cette pauvre fille.»

Cette double aventure déposa au fond de son être un ferment d'exaspération et d'aigreur, qui désormais y demeura et de temps à autre remontait, gâtant sa vie. Il était un déclassé dans l'existence, c'était entendu; alors il ne se gênerait plus. Peu importait, dès lors, ce qu'on dirait ou penserait de lui. Peu importait ce que feraient ses parents. Il n'avait plus que Sidonie; maintenant il y allait presque chaque jour, à leur pauvre maisonnette d'ouvriers, comme vers le seul asile qui lui restât au monde. Il y trouvait un accueil invariablement cordial, amical. Il en fit son véritable chez lui. Il s'y installa comme au café, où il n'allait plus jamais. Il y fit venir vin, liqueurs, cigares, conserves; il y régalait toute la famille et leur voisin, le petit teilleur. Comme tout cela coûtait gros, bien plus qu'il ne lui était alloué à la maison, il fit des dettes par-ci par-là, qui seraient réglées plus tard, intérêts compris.

Il s'en fichait. Tout lui était devenu indifférent. A présent les choses étaient ainsi et n'allaient plus autrement. Advienne que pourra, était désormais sa devise. A la maison, le visage furieux de son père, les soupirs attristés de sa mère tyrannisée, et, comme accompagnement, le mutisme renfrognée de Sefietje et l'inquiet coup de vent des jupes d'Eleken; là, chez ces gens pauvres, de l'humanité cordiale, au moins, une franche et fraîche jeunesse qui vous réconfortait. Il y oubliait sa misère morale et ses soucis rongeurs. Il ne savait s'il se déciderait jamais à épouser Sidonie. Peut-être oui, peut-être non. Mais cela pouvait durer ainsi: il n'était pas le seul à vivre de cette manière et s'en accommodait. Aux choses à s'arranger d'elles-mêmes.

Du reste, Sidonie, ses parents, son frère et ses soeurs s'en contentaient aussi et ne parlaient plus de rien. Seule, la mère continuait à exercer une surveillance vigilante et répétait à l'occasion: «Très bien, tout ça, mais qu'il n'en vienne pas un second!» Et M. Triphon et Sidonie veillaient. Quant au «premier» il grandissait et se développait à souhait, au grand bonheur de la maman et des soeurs. Mais, comme il commençait à devenir fort bruyant et gênant, ordinairement on le fourrait au lit avant l'arrivée de M. Triphon, afin de ne pas gâter sa bonne soirée.

TROISIÈME PARTIE

I

A la fabrique, pourtant, il y avait quelque chose de changé. On y sentait fermenter un sourd mécontentement, grandir comme une oppression. Il était rare que Leo fît encore entendre son mugissant «Oooo … uuuuu … iiiii …» et Feelken son agaçant «Fikandouss-Fikandouss». C'était un événement rare, quand Ollewaert demandait à M. Triphon une goutte aux puces de Kaboul, ou que le malicieux Free se payait la tête de cette espèce de veau qu'était Miel. Leo et Feelken montraient souvent des visages renfrognés et sombres; de même que Berzeel qui n'oubliait pas, certes, de se saouler chaque dimanche, mais, en reparaissant le lundi matin à la fabrique, montrait moins souvent un visage ensanglanté ou tuméfié. Les autres aussi étaient devenus plus silencieux et renfermés. Et Justin-la-Craque avait bien moins de succès que jadis lorsqu'il venait maintenant, suivi de Komèl, débiter, avec une obstination d'ivrogne, son sinistre O Pépita.

Dans la «fosse aux femmes» le phénomène était à peu près analogue. On n'y entendait plus que rarement leurs voix nasillardes et traînantes égrener les airs mélancoliques par quoi elles essayaient de tromper les heures interminables de leur fastidieux travail; et c'était plutôt à voix basse qu'elles s'entretenaient, et de sujets qui paraissaient toujours sérieux et graves. On chuchotait, et même on soupirait beaucoup, depuis quelque temps dans la «fosse aux femmes»; et lorsque Sefietje venait à dix heures et à six, avec sa bouteille de genièvre, il était bien rare qu'elle s'assît quelques instants pour bavarder, comme elle faisait jadis.

Sefietje et sa bouteille étaient pourtant le seul événement qui parvînt encore à tirer les ouvriers de leur humeur morose, les femmes aussi bien que les hommes. Lorsqu'elle avait passé, les conversations se faisaient plus animées et il arrivait même qu'on entendît un bout de chanson; mais cela durait bien peu. La tristesse renfrognée reprenait le dessus; surtout vers le soir, lorsque la rouge lueur du couchant pénétrait en larges barres d'or dans les ateliers sombres, l'accablement et la fatigue descendaient sur les hommes et les femmes comme une grande douleur silencieuse, désespérante.

La cause de ce changement, c'était Pierken, parmi les hommes; et
Victorine, sa fiancée, parmi les femmes.

Pierken, avec son petit journal socialiste qu'il lisait chaque jour, de la première ligne à la dernière, n'avait pas encore digéré ni oublié le meeting manqué de l'automne précédent devant la porte de La Belle Promenade. Cette réunion avait raté, parce que insuffisamment préparée; mais elle pouvait réussir une seconde fois. D'ailleurs, même si on n'organisait pas un second meeting au village, on pouvait tenter autre chose, une action circonscrite et directe, parmi les ouvriers de la fabrique. C'était à quoi pensait Pierken, jour et nuit; et il estimait que le moment d'agir était venu.

A diverses reprises, à la suite du fameux meeting, il s'était rendu en ville et entretenu avec les chefs du parti. Il avait visité leurs grandioses installations; il avait compris et admiré ce que peuvent l'union et la coopération. De plus en plus il était devenu un travailleur informé, conscient des droits, de la force, la dignité de la classe ouvrière. Un jour, il y avait rencontré le grand chef du Parti Ouvrier, qui s'était entretenu pendant quelques instants avec lui. Le chef l'avait questionné sur la situation du prolétariat des campagnes et avait prêté une attention soutenue à ses explications. C'était un petit homme au visage pâle et aux traits énergiques. Lorsqu'il parlait, il semblait mordre ses mots, durs comme acier; et ses poings se crispaient machinalement, comme s'il pressait et pétrissait continuellement quelque chose.

—Ce sont des conditions telles qu'au moyen-âge; il faut que ça change! répondit-il d'un ton cassant aux renseignements fournis par Pierken.

Il se recueillit un instant, les poings serrés et les sourcils froncés; puis il dit:

—Nous reviendrons l'un de ces jours dans votre village et nous dicterons nos conditions.

Pierken, hésitant, doutait du succès.

—Quelles conditions, monsieur? demanda-t-il timidement.

—Pas de «monsieur»! Nous sommes tous camarades! reprit le chef avec rudesse.

Et, d'un ton catégorique:

—Journée de huit heures; assurance contre les accidents; retraites ouvrières; et, d'abord et avant tout, sérieuse augmentation de salaire et participation aux bénéfices.

Pierken sentait la tête qui lui tournait. Il était ébloui. Tant de choses à la fois! C'était trop. Ça n'irait pas.

—Ça doit aller et ça ira! dit le chef en frappant du poing sur la table.

Mais il n'avait pas le temps aujourd'hui de traiter plus longuement ce sujet d'ordre secondaire; et, en quelques mots hachés, il traça à Pierken sa ligne de conduite.

—Retournez à votre village. Convoquez tous les ouvriers de la fabrique. Arrêtez vos conditions. Communiquez-les à votre exploiteur et venez m'apporter sa réponse. Nous nous chargeons du reste.

Rapidement, il serra la main de Pierken et disparut, appelé ailleurs.

II

Depuis ce jour, Pierken ne songeait plus à autre chose. Il y avait des semaines que les ouvriers se réunissaient en conciliabule deux fois par jour, aux repos de huit heures et de quatre heures, et ils n'avaient plus d'autre conversation.

Tous vibraient d'émotion passionnée devant l'image du bonheur entrevue, mais ils n'étaient nullement d'accord sur la possibilité et les moyens de l'atteindre. Une chose dont ils étaient tous convaincus, c'était l'impossibilité absolue de faire accepter les conditions telles que les avait posées pour eux le grand chef. Cela pouvait peut-être réussir dans les gros centres industriels avec leurs puissantes organisations de travailleurs; ici, au village, où personne n'avait l'esprit préparé, il n'y fallait même pas songer. Mais on pourrait peut-être, c'était assez probable, obtenir «quelque chose». La grande question était à présent de savoir et de décider en quoi cela consisterait.

Après bien des palabres, Pierken présenta un programme concret. L'assurance contre les accidents, les retraites et la participation aux bénéfices, c'étaient des points du programme qu'il fallait mettre de côté, provisoirement. Le prolétariat rural n'était pas mûr pour ces conquêtes. Mais on pouvait exiger une augmentation de salaire et une diminution des heures de travail. Pierken proposa qu'une députation composée de trois ouvriers, deux hommes et une femme, se rendît auprès de M. de Beule, afin d'obtenir que la journée de travail fût limitée à dix heures au lieu de douze, avec une augmentation de salaire de cinquante centimes par jour pour les hommes et de vingt-cinq centimes pour les femmes. Si M. de Beule refusait, alors c'était la grève. Qu'est-ce que les camarades en pensaient?

—Que nous ne l'obtiendrons pas, dit Free avec un petit sourire désenchanté.

—Évidemment, nous ne l'obtiendrons pas, dit à son tour Ollewaert.

Leo et Poeteken se montraient tout aussi pessimistes. Pee, le meunier, Bruun, le chauffeur, et les deux «cabris» ne disaient rien. Les femmes, pareillement, restaient muettes, hormis Victorine, qui protesta violemment: ce serait une honte si on n'obtenait pas ça. Feelken, qui était devenu très sombre et renfermé ces derniers temps, hocha la tête en soupirant. On ne savait quelle dépression, quelle tristesse semblait détruire leurs illusions.

—Des foutaises, tout ça! De la m….. de chien! Rien du tout! lança brusquement Berzeel avec des yeux furieux.

—Et alors? Quoi? Tu es content de ton sort! s'écria Pierken indigné.

—Contents ou non, nous n'avons pas le choix, dit Berzeel d'un ton indifférent. Tout ce que je demande, c'est du genièvre de meilleure qualité et des verres plus grands. Pour le reste, je m'en fous!

—Ivrogne! lui jeta Pierken, trépignant de colère.

Mais les paroles de Berzeel avaient trouvé un écho chez plusieurs autres. Quelques visages s'animèrent, les yeux brillants.

—Haaa!… Si c'était possible! dit Free, qui s'en pourléchait les lèvres avec gourmandise.

—Mais oui, nom de nom, dit à son tour Ollewaert. Oui; demandons ça!
Miel, espèce de veau, qu'est-ce que tu en penses?

—Ha!… je ne pense rien, répondit Miel ahuri.

Tous éclatèrent de rire, sauf Pierken, qui se leva, outré. Il se carra, en imitant sans le savoir le grand chef socialiste de la ville; et, comme lui, il dit, en paroles brèves et mordantes, en promenant des regards étincelants autour de lui:

—Bon. Si c'est là tout ce que vous désirez, vous n'avez plus besoin de moi. Adieu. Arrangez-vous avec le patron. Moi, j'ai autre chose à faire.

Il voulait partir et tous eurent peur qu'il ne les laissât en plan. Quelques mains se tendirent comme pour le retenir et à nouveau une ombre de mélancolie envahit les visages. «Attends une minute, Pierken; pas si vite», dit Leo. Et il demanda encore une fois à Pierken ce qu'il voulait exactement.

—Comme j'ai dit, répéta Pierken d'un ton bref et décidé: envoyer une députation au patron; moins d'heures de travail et salaire supérieur; s'il refuse, la grève!

Les ouvriers redevinrent graves.

—Nous serons fichus à la porte. Il nous fera tous valser, dit Leo craintif.

—Bon. Alors tous en grève.

—Ça va de soi, s'il nous flanque tous à la porte. Il en trouvera d'autres, opposa Leo.

—Non pas! Les socialistes de la ville interviendront, répliqua Pierken.

Les ouvriers hésitaient.

—Qui veut y aller avec moi? demanda Pierken, pour trancher l'affaire.

—Moi! répondit Fikandouss.

Ébahis, tous le regardèrent. Qu'est-ce qui se passait donc chez Fikandouss? On ne le reconnaissait plus! Son regard avait quelque chose de fixe, de fanatique, et toute sa figure montrait une expression de volonté violente et farouche.

—Oui; moi … moi! répéta-t-il avec une sorte d'énergie jalouse, parce que les autres montraient leur grand étonnement.

—Et moi pour les femmes! s'écria à son tour Victorine, très animée.

Ollewaert eut un geste énergique comme pour protester au nom de l'autorité paternelle, mais le regard ferme et décidé de Pierken le retint. Il retourna sa chique et cracha de colère, sans dire mot.

Pierken se déclara satisfait. Il eût préféré un autre délégué que Feelken, mais il ne fit pas d'observation. Il était satisfait. C'était un jeudi. Il fut décidé qu'on attendrait jusqu'au samedi, au repos de quatre heures. Alors, à eux trois, ils iraient trouver M. de Beule chez lui.

Les ouvriers s'étaient levés pour retourner à leur travail. A ce moment apparut Justin-la-Craque suivi de son aide Komèl, qui portait une barre de fer. Justin était ivre. Il se planta en une attitude raidie devant les hommes et se mit à bourdonner d'une voix sombre: «Ooooooooooo…» Mais pas un ne prit garde à lui et tous lui tournèrent le dos avec mépris.

Des choses autrement sérieuses les occupaient à présent.

III

A quatre heures tapant, sans avoir mangé leur tartine, Pierken, Fikandouss et Victorine se tenaient prêts. Cette question d'importance avait été débattue, s'ils ne feraient pas mieux de manger leur tartine d'abord, vu qu'après ils n'auraient peut-être plus le temps. Pierken, toutefois, l'avait déconseillé, disant que le cerveau était plus lucide avant le repas et, d'ailleurs, on pouvait bien s'imposer une légère privation pour la cause. Vérités qu'il tenait des chefs socialistes en ville. Les autres s'inclinèrent. Dans leur vêtement de travail, ils se firent aussi propres que possible, pour ne pas faire figure de mendiants devant ces capitalistes; puis ils se dirigèrent à travers le jardin vers la maison. Pierken, malgré sa volonté farouche, se sentait tout de même un peu ému; Fikandouss avait une face contractée et sombre; Victorine riait nerveusement, par petites saccades, répétant sans cesse, avec une insistance superflue qui dénotait son trouble, qu'elle n'avait pas peur le moins du monde. Sefietje, du seuil de son arrière-cuisine, les vit venir de loin. Aussitôt elle disparut dans la maison; mais, lorsque les sabots des trois ouvriers clapotèrent sur les dalles de la cour, elle reparut sur le seuil et demanda, surprise et méfiante:

—Qu'est-ce qu'il y a?

—Nous voudrions parler à monsieur, répondit Pierken d'un ton aussi calme que possible.

—Parler à monsieur! répéta Sefietje machinalement, les yeux épouvantés, comme en présence d'une chose inouïe. Pourquoi voulez-vous parler à monsieur?

—Peu importe, dit Pierken, légèrement, impatienté. Est-ce que monsieur est chez lui?

—Je vais aller voir, répondit Sefietje.

Et, les pommettes rouges, elle disparut en hâte.

—Est-ce moi qu'il vous faut? demanda tout à coup une voix dure derrière les ouvriers qui attendaient.

C'était M. de Beule, qui revenait de faire un tour dans son jardin.

Un instant, tous trois perdirent contenance devant ce brusque face à face inattendu. Mais Pierken se remit bien vite et dit:

—Oui, monsieur, nous voudrions vous parler un moment.

—Pourquoi? demanda-t-il, méfiant, comme Sefietje.

—Nous vous le dirons, monsieur. Pourrions-nous avoir quelques minutes d'entretien chez vous?

—Vous pouvez parler ici, répondit sèchement M. de Beule.

—Ça n'est pas bien facile, monsieur, dit Pierken hésitant et déçu.

Brusquement, M. de Beule se fâcha.

—Vous ne prétendez pourtant pas me dicter la loi dans ma maison! s'écria-t-il.

—Il n'est pas question de dicter la loi; il ne s'agit que de causer un peu sérieusement, répondit Pierken qui se contenait.

—Je n'ai pas à causer avec vous, absolument pas! Mais pas du tout! cria
M. de Beule s'empourprant de colère.

—Eh bien, monsieur, répondit Pierken, perdant patience à son tour et enflant la voix, si vous n'avez pas à causer avec nous, nous avons à causer avec vous! Nous venons vous demander, au nom de tous les ouvriers et de toutes les ouvrières de la fabrique, si vous êtes d'accord avec nous pour ramener notre journée de travail de douze heures à dix, et augmenter nos salaires de cinquante centimes par jour pour les hommes et de vingt-cinq centimes pour les femmes. Voilà, monsieur, ce que nous avions à vous dire!

Et, sans peur, les bras croisés, Pierken regarda son terrible patron en plein dans les yeux.

M. de Beule sursauta, puis regarda de tous côtés, comme s'il cherchait un objet, une arme quelconque qui lui eût permis d'assommer l'audacieux trio. Il eut un geste de fureur désespérée et presque comique; puis, relevant la tête, il aperçut sur le seuil de l'arrière-cuisine sa femme et son fils, accourus au bruit des éclats de voix, visages inquiets.

—As-tu entendu ce qu'ils viennent d'exiger? cria-t-il à sa femme. Deux heures de travail en moins et cinquante centimes d'augmentation par jour!

—Pour les hommes … et vingt-cinq centimes pour les femmes, corrigea
Pierken d'une voix posée mais résolue.

—Seigneur Dieu! s'écria Mme de Beule en levant les mains au ciel.

M. Triphon ne disait rien. Le regard à terre, il tortillait sa courte moustache. Kaboul et Muche, qui s'étaient rencontrés il n'y avait pas cinq minutes, se flairaient, tournaient, procédaient à un minutieux examen l'un de l'autre, comme s'ils se voyaient pour la première fois. Derrière un des carreaux de la cuisine, on apercevait confusément les figures consternées de Sefietje et d'Eleken.

—Seigneur Dieu, répéta Mme de Beule au comble de l'angoisse.

Brusquement, M. de Beule fut pris comme d'une attaque de folie furieuse.

—Voyous! Mendiants! Canailles! hurlait-il hors de lui, en toisant les trois ouvriers à tour de rôle de ses yeux flamboyants. «Crève-la-faim!» rugit-il comme suprême insulte, les poings serrés. «Hors d'ici, nom de Dieu! sinon….»

Il n'acheva pas, bondit vers eux, comme s'il allait les assommer.

—Prenez garde, monsieur! dit Pierken extraordinairement calme. «Prenez garde, vous pourriez le regretter!» Mais tout à coup, s'animant, la voix stridente et des deux poings se frappant la poitrine: «Des crève-la-faim! Oui, nous sommes des crève-la-faim. Et c'est parce que nous ne voulons pas rester des crève-la-faim, que nous venons réclamer un sort meilleur. Nous voulons devenir des êtres humains, monsieur, non plus des bêtes de somme. Oui, des êtres humains, madame!» jeta Pierken en se tournant vers Mme de Beule … «des êtres humains, M. Triphon, vous qui savez comme nous peinons, du matin au soir, pour vous et vos parents! Dites-nous donc, M. Triphon, ce que vous pensez de nos revendications! Dites-nous ce que vous feriez si….»

—Hors d'ici, propre-à-rien! Vagabond! hurla soudain M. de Beule, au paroxysme de la fureur, en se tournant vers son fils, comme si celui-ci eût été la cause de tout.

—Qu'est-ce que ça veut dire, nom de Dieu! s'écria M. Triphon colère et ahuri, pendant que sa mère avait une crise de larmes.

—Je le tuerai … je le tuerai …, gueulait M. de Beule se démenant comme un fou.

Et, ne sachant plus ce qu'il faisait, il alla donner des coups de pied contre un tronc d'arbre.

Un brusque silence tomba. Les ouvriers, stupéfaits, ne comprenaient plus. Ils se regardaient entre eux, absolument déconcertés. M. Triphon était parti, en grommelant et jurant, humilié jusqu'au fond de l'âme de cet affront subi devant leurs ouvriers. Mme de Beule n'était que gémissements, pleurs et supplications. Sefietje et Eleken avaient complètement disparu derrière les carreaux de la cuisine.

—Donc, monsieur, vous refusez? conclut, au bout d'un instant, Pierken redevenu très calme.

—Je fermerais plutôt boutique mille fois! clama M. de Beule avec un juron retentissant.

—Vous n'en aurez pas la peine; nous nous en chargeons, répondit Pierken en regardant son maître bien en face. «Venez les amis», dit-il en se tournant vers ses camarades. «Nous n'avons plus rien à faire ici. Allons manger notre tartine».

Sans un mot, ils s'en retournèrent tous les trois, à travers le jardin, comme ils étaient venus.

IV

Vive et amère fut l'impression sur les ouvriers de l'affront brutal fait à leurs délégués. Ils le ressentaient chacun comme une insulte personnelle. Longtemps ils avaient hésité avant de demander la moindre chose; mais à présent, ils étaient armés de volonté, ils exigeaient.

Jusqu'aux plus serviles d'entre eux, ils se révoltaient à la fin, prêts à une farouche résistance. L'injustice subie pendant toute leur existence remontait et bouillonnait en eux. Pierken, dont ils s'étaient tant de fois moqués, était maintenant leur plus ferme soutien, leur guide incontesté, leur grand homme, celui qu'ils voulaient suivre et dont ils attendaient le salut. Ils ne demandaient qu'à obéir à ses ordres. Plus personne—les femmes pas plus que les hommes—ne craignait les fureurs du patron. Et lorsque Pierken eût décrété que la grève commencerait le lundi suivant, pas une seule voix d'opposition ne se fit entendre. Au contraire: ce fut une sensation de délivrance; un poids qu'on leur enlevait du coeur, une joie de l'acte enfin accompli. Ils se concertèrent un moment sur la question de savoir si on communiquerait la décision au patron. Oui, disait Pierken. Il trouvait cela mieux, plus digne, plus fort; il fallait y mettre des formes. Mais tous les autres, du coup plus agressifs et plus intolérants que leur chef, estimaient que ce serait politesse absolument superflue. Il (il, c'était M. de Beule) s'apercevrait bien qu'il y avait grève, lorsqu'il ne verrait aucun de ses ouvriers à la fabrique, le lundi matin. Pierken n'insista point. Au fond, cela lui était bien égal. L'important, c'était que l'on fît grève.

Le dimanche, au cours de l'après-midi, le village offrit un spectacle insolite. Sefietje, par hasard, fut la première à le remarquer. Attachée aux de Beule par plus de quarante années de servage, Sefietje considérait les intérêts de cette famille comme les siens. De plus elle possédait un instinct spécial, qui lui faisait pressentir les dangers menaçant ses maîtres. Donc Sefietje, qui regardait machinalement par la fenêtre donnant sur la rue, vit avec la plus grande stupéfaction passer Berzeel. Elle n'en revenait pas. Jamais Berzeel ne passait son dimanche au village où il travaillait: il le consacrait invariablement à se saouler et se battre dans son village à lui. Aujourd'hui, du reste, il était aussi saoul que les autres dimanches; en plus de sa patte folle, il titubait et parlait fort et faisait de grands gestes en compagnie d'Ollewaert, le petit bossu, qui semblait également fort éméché. A eux deux, le bossu et le bancal, ils formaient un couple peu ordinaire.

—Qu'est-ce que ça veut dire? s'écria Sefietje s'adressant à Eleken.

L'anormal n'était pas que Berzeel fût saoul, mais qu'il se fût saoulé ici, et non là-bas, dans son village. Une lueur de fièvre colora brusquement ses pommettes osseuses. Eleken non plus n'y comprenait rien. Mais Eleken ne disait jamais grand'chose; elle préférait ne pas être mêlée à ces histoires. Servante en second, elle se trouvait, vis-à-vis de la servante en chef, dans la même situation que celle-ci; Sefietje vivait sous la férule de la famille de Beule, personnifiée surtout en monsieur, tandis qu'Eleken subissait la tyrannie de Sefietje, parfois fort acariâtre.

—Il y a peut-être quelque chose qui les retient par ici: un concours de joueurs de cartes ou de boules, risqua-t-elle avec prudence.

—Plus souvent! trancha Sefietje, en secouant la tête. Il ne viendrait pas de si loin pour ça.

Et elle se mit à radoter et se torturer l'esprit en creusant ce sujet passionnant.

Un peu avant huit heures, au crépuscule, une autre scène anormale, inquiétante, se déroula sous les yeux de Sefietje, qui l'observait. C'était toujours Berzeel, encore plus saoul, mais non plus accompagné du seul petit bossu: c'était Berzeel à la tête de toute une bande, parmi lesquels Leo, Free, Poeteken et le «Poulet Froid», accompagnés de Justin-la-Craque et de Komèl, que suivaient de quelques pas Fikandouss et Pierken, ayant Victorine à son bras. Berzeel conduisait la troupe au cabaret du Petit Sabot, où ils entrèrent tous, en défilant devant Justin-la-Craque qui, planté près de l'entrée, dans l'attitude raide d'un factionnaire rendant les honneurs, «opépitait» d'une voix sombre en roulant de gros yeux.

—Mais que se passe-t-il aujourd'hui? Qu'est-ce qui leur prend, aux ouvriers de la fabrique! s'exclama Sefietje dans les transes.

Les maîtres avaient fini de souper; Eleken alla desservir. Sefietje, qui, pour quelques instants, n'avait plus rien à faire, jeta un fichu sur ses épaules et courut à travers le jardin, vers la fabrique. Elle était prise d'un pressentiment sinistre. Il entrait dans les attributions de «Poulet Froid», chaque dimanche, de donner à manger aux chevaux; puis il devait coucher dans le petit grenier au-dessus de l'écurie. Elle venait de le voir passer dans la rue avec la bande de saoulards. N'aurait-il pas négligé de soigner ses chevaux?

Sefietje alla par derrière à l'écurie et en ouvrit la porte. Les quatre chevaux y occupaient leur place habituelle et tournèrent la tête lorsqu'elle entra. Sefietje vit leurs beaux grands yeux qui avaient des reflets verdâtres. Ils ne mangeaient pas et elle constata que leurs auges étaient vides. Ils étaient là comme en attente d'une chose qui va venir. Sefietje avait de la tendresse pour les bêtes. «Avez-vous eu à manger, mes bonnes bêtes?» dit-elle à mi-voix, comme à des êtres humains. Le feu de l'inquiétude colorait ses joues et elle était très perplexe. Les chevaux n'étaient pas en train de manger, mais cela voulait-il dire qu'ils n'avaient pas eu leur ration? C'était vers six heures, ordinairement, que le «Poulet Froid» venait la leur apporter; il était maintenant plus de huit heures. Rien d'étonnant à ce que les auges fussent vides. Tout de même, Sefietje n'était nullement rassurée. Si elle n'avait pas vu le «Poulet Froid» avec les autres bambocheurs, elle n'aurait eu aucun soupçon. Mais, à présent….

Immobiles, les chevaux continuaient à regarder Sefietje et il y avait comme une prière muette dans leurs yeux. Machinalement, Sefietje se dirigea vers le coffre à avoine et en souleva le couvercle. Aussitôt les quatre chevaux se mirent à hennir en piétinant nerveusement leur litière, dans le bruit de chaîne des anneaux de licol.

Elle remplit à moitié une mesure d'avoine et s'approcha du premier cheval. La bête y alla si vivement qu'elle faillit renverser Sefietje. Les autres s'agitaient d'impatience; et la vieille servante leur donna à chacun un picotin. Elle hésitait pourtant, inquiète et angoissée. Était-ce bien, ce qu'elle faisait là? Évidemment, des chevaux bien portants ne refusaient jamais l'avoine. Ils en dévoreraient des boisseaux, si on ne les retenait pas. «Ah! si vous pouviez parler, mes bonnes bêtes!» soupirait Sefietje. Elle aurait bien voulu aussi leur donner une botte de foin, mais elle n'osait. Ce serait peut-être trop. Que dirait M. de Beule si le lendemain ses quatre chevaux étaient malades? Toute perplexe et attendrie dans sa pitié pour les bêtes, elle quitta l'écurie, après leur avoir parlé encore comme à des êtres humains.

Un peu avant neuf heures, lorsque les volets furent fermés et les lampes allumées, des chants braillards tout à coup éclatèrent dans la rue. Sefietje, occupée à laver la vaisselle avec Eleken, quitta aussitôt son ouvrage. Les chants s'élevaient en une clameur sauvage. On eût dit un bruit d'émeute.

—Les revoilà! Ils sortent du Petit Sabot, dit Sefietje.

Et elle colla l'oreille contre le volet fermé. «Tu entends?» murmura-t-elle alarmée. «C'est la voix de cet ivrogne de Berzeel. Écoute donc; il jure comme un païen!»

La porte de la salle à manger s'ouvrit et M. de Beule parut sur le seuil de la cuisine.

—Qu'est-ce qui se passe dans la rue? demanda-t-il d'un air rogue.

—Mais je ne sais pas, monsieur, mentit Sefietje tremblante.

Eleken, quittant précipitamment la cuisine, monta l'escalier quatre à quatre, comme si quelque besogne urgente l'appelait en haut. M. de Beule la suivit d'un regard irrité, traversa le vestibule, le couloir et ouvrit la porte d'entrée. La clameur des chants entra en coup de vent dans la maison. Par-ci par-là des portes s'ouvraient dans la rue sombre.

—Qu'est-ce qu'il y a? demanda à son tour Mme de Beule, sortant de la salle à manger.

—Je ne distingue pas bien, mais je crois qu'il y a de nos gens parmi eux, répondit M. de Beule.

—Seigneur Jésus! s'exclama Mme de Beule.

—Qu'il y en ait un seul à se présenter saoul demain matin à la fabrique et je le mets dehors sur-le-champ! cria M. de Beule dans un brusque accès de fureur.

—Ce n'est pas sûr qu'il y en ait des nôtres, risqua Mme de Beule pour le radoucir.

M. de Beule grommela encore quelques vagues menaces et les époux rentrèrent dans la salle à manger. Selon son habitude, M. Triphon était sorti. Les clameurs sauvages se perdirent dans le lointain.

Cependant Sefietje n'avait pas de repos. Elle ne cessait de guetter l'heure à la pendule; et, lorsqu'il fut dix heures moins un quart, elle dit à Eleken, redescendue à la cuisine après le départ de M. de Beule:

—Il faut quand même que je retourne voir à l'écurie.

—Mais tu n'as donc pas peur, comme ça toute seule dans l'obscurité! objecta la timide Eleken.

—Je ne m'y fie pas; ces pauvres bêtes n'ont pas eu à manger, pour sûr, gémit Sefietje, presque en larmes.

Elle alluma une petite lanterne à huile et disparut dans le noir du jardin. En approchant de l'écurie elle entendit les chevaux s'agiter et le bruit de chaîne de leur licol; et dès qu'elle eût ouvert la porte, hennissements et piaffements l'accueillirent. Ils bouleversaient leur litière et leurs beaux grands yeux anxieux étaient tous tournés vers la lumière que Sefietje portait à la main.

—Guust, es-tu là! cria-t-elle, s'avançant vers l'échelle de la soupente.

Pas de réponse.

Guust—autrement dit le «Poulet Froid»—avait l'ordre d'être rentré au plus tard à neuf heures et demie. C'était une consigne formelle donnée par M. de Beule et que le «Poulet Froid» ne se serait jamais risqué à enfreindre. A présent il était dix heures—Sefietje les entendit avec horreur, ces dix coups, tomber, lents et lugubres, du clocher de l'église—et le «Poulet Froid» n'avait pas rejoint son poste. «Guust, es-tu là?» demanda-t-elle encore une fois. Mais, de réponse, pas davantage. Sefietje, grimpant à l'échelle et passant la tête par la trappe, put constater que le galetas était vide et le lit point défait. Le «Poulet Froid» n'avait donc pas paru, plus aucun doute; et il n'était pas venu donner l'avoine aux chevaux. Aux yeux de Sefietje, ce manquement renversait tout; au point qu'elle se mit à sangloter, comme brisée de douleur, en descendant avec sa lanterne l'échelle de la soupente.

Elle alla au coffre à avoine et, cette fois, remplit bien la mesure. Elle n'hésita pas non plus à donner toute une botte de foin à chacun des chevaux. Les bêtes mangeaient: on entendait un bruit sourd et continu, comme de meules qui broient. Et Sefietje hésitait, avec un gros soupir. Elle craignait de mal faire. Tout de même, elle remplit un seau à la pompe et le hissa jusqu'aux auges. C'était presque au-dessus de ses forces. L'eau ruisselait et lui mouillait les pieds. Deux des chevaux burent avec avidité; les autres ne s'arrêtèrent pas de manger. En buvant ils aspiraient le liquide comme une pompe: on voyait le niveau baisser. Les autres n'y trempaient qu'un moment le naseau, comme si cette eau les dégoûtait. Inconsolée, Sefietje ferma la porte de l'écurie et retourna à la maison.

V

De toute la nuit, elle ne put dormir. La tragédie des chevaux la hantait ainsi qu'un cauchemar. Que s'était-il passé? Qu'allait-il se passer demain? A cinq heures du matin Sefietje était sur pieds. C'était l'heure où le «Poulet Froid» devait donner aux chevaux leur ration du matin. Qui sait? Il était peut-être rentré tard dans la nuit. Frissonnante dans l'air froid, un fichu jeté en hâte sur la tête et les épaules, Sefietje retourna vers l'écurie.

Rien! Pas l'ombre de «Poulet Froid»! Sefietje courut à la chambre des machines; Bruun devait déjà s'y trouver, pour mettre ses chaudières sous pression. Pas plus de Bruun que de «Poulet Froid». Elle ouvrit la porte de fer du fourneau. Le feu était éteint, noir, et la chaudière n'avait qu'un faible sifflement, telle une chose qui est en train de rendre l'âme. Alors Sefietje fut prise d'épouvante. Elle retourna en courant à la maison, d'une voix entrecoupée y raconta ses aventures à Eleken, qui venait de descendre, puis elle se laissa tomber sur une chaise, les yeux hagards et les mains jointes, à bout de forces. La deuxième servante, avec de sourdes exclamations, se mit aussitôt à courir de-ci de-là d'un air effaré.

A six heures, au moment où la besogne quotidienne aurait dû commencer, la fabrique gardait un silence de tombe. Sefietje n'osait même plus y aller voir; on eût dit qu'il y allait de sa vie. Mais elle dépêcha Eleken vers la «fosse aux femmes». Au bout de trois minutes, celle-ci revint avec la nouvelle consternante que ni dans la «fosse aux femmes», ni dans la «fosse aux huiliers», ni nulle part dans toute la fabrique, il n'y avait âme qui vive.

—C'est la grève, soupira Sefietje d'une voix blanche.

A six heures et demie, son heure habituelle, M. de Beule descendit.
Avant d'avoir quitté sa chambre, il avait été frappé par le silence
insolite qui régnait dans la fabrique et, tout de suite, il demanda à
Sefietje:

—D'où vient que ça ne tourne pas?

—Monsieur, dit Sefietje, hoquetante, la respiration coupée, il n'y a personne à la fabrique!

—Comment ça! s'écria M. de Beule.

Et il se précipita dans le jardin. Sefietje courut en toute hâte à l'étage pour avertir Mme de Beule et M. Triphon. Ils descendaient au moment même où M. de Beule, fou de rage, revenait de la fabrique.

—Veux-tu savoir maintenant ce qu'il en est de ces voyous?… hurla-t-il du plus loin qu'il vit sa femme.

Mme de Beule ne devait rien savoir. Elle n'en savait que trop. Mains jointes, elle soupira:

—Quelle affaire, mon Dieu! Quelle affaire!

—Ces voyous! Ces saligauds! Ces vauriens! Ces mendiants! rugit M. de
Beule. Plus un seul d'entre eux ne remettra les pieds à la fabrique.
D'autres ouvriers! Tout de suite!

—Où les prendre? demanda anxieusement Mme de Beule.

Cette simple question partit surexciter au plus haut point M. de Beule.

—Tu ne t'imaginés pourtant pas que ça m'embarrasse? dit-il.

Se tournant vers Sefietje il ordonna:

—Va d'abord et avant tout demander à Justin-la-Craque s'il veut soigner les chevaux.

La fureur s'étranglait dans sa gorge. Il tonna:

—Les sales individus! Ils ont laissé ces pauvres bêtes sans nourriture!

—Pardon, monsieur, moi je leur ai donné hier soir du foin et de l'avoine, dit Sefietje d'une voix qu'on entendait à peine.

Et elle s'empressa de courir chez Justin. Ce qu'il fallait avant tout, c'était un chauffeur. Qui prendrait-on pour remplacer Bruun? Ils cherchèrent, sans trouver personne qui eût les aptitudes requises.

—Doorke Pruime, peut-être, risqua timidement Mme de Beule.

Agacé, M. de Beule haussa rageusement les épaules.

—Soyons sérieux, hein! grommela-t-il.

Mme de Beule se tint coite.

—Moi, je puis le faire, dit brusquement M. Triphon sans regarder son père.

Oh! oui, mon garçon, fais-le! s'écria Mme de Beule en regardant son fils avec une admiration attendrie.

Par rancune invétérée, M. de Beule ne souffla mot, mais son silence même voulait dire qu'il acceptait l'offre.

Comme «huiliers», poursuivit-il quelque peu radouci, nous pourrions prendre Doorke Pruime, Sies van Lierde et Vloaksken. Comme «cabris», Peetse Fnieze; comme meunier, Soarlewie Soarels.

Mme de Beule approuvait tout d'un hochement de tête. M. Triphon, conscient de la responsabilité qu'il allait assumer, prenait un air sérieux, concentré, énergique. Il estima rapidement que son travail comme chauffeur ne l'empêcherait pas d'aller parfois chez Sidonie. Et puis, il avait le dimanche. L'affaire, en somme, ne se présentait pas trop mal; ils se remettaient de leur émotion. Ils avaient presque une lueur de triomphe et même de provocation dans le regard.

—Et les femmes? demanda Mme de Beule.

A ce seul mot, M. de Beule rebondit au paroxysme de la fureur.

—Plus de femmes … nom de nom! tonna-t-il. Plus de ces roulures ici!

Et ses yeux lançaient des éclairs vers M. Triphon comme pour l'anéantir.

Mme de Beule n'insista pas. Elle se replia peureusement sur elle-même; et, de son côté, M. Triphon fit semblant de ne pas saisir l'allusion haineuse. Il alluma sa pipe et s'intéressa un instant à Kaboul et Muche, qui s'entr'étudiaient avec le soin le plus minutieux, comme s'ils ne s'étaient pas vus depuis des années. La porte s'ouvrit et Sefietje reparut. Elle était rouge et suait d'avoir tant couru.

—Justin soignera les chevaux. Il leur a déjà donné l'avoine, et il est en train de les étriller, dit-elle.

Il y eut un murmure de satisfaction. M. de Beule témoigna son contentement par un geste approbatif, et dit:

—Parfait. Déjeune maintenant, Sefietje; puis tu iras chez Doorke
Pruime, chez Sies van Lierde et chez Vloaksken, pour leur demander de
venir travailler à l'huilerie. Après, tu iras chez Peetse Fnieze et chez
Soarlewie Soarels, pour les engager comme «cabris» et meunier.

—J'ai déjà déjeuné; j'y vais tout de suite, répondit Sefietje d'un air soumis.

Et, aussitôt, elle repartit. Alors M. et Mme de Beule allèrent aussi prendre leur petit déjeuner que leur servit Eleken, avec de la fièvre dans ses mouvements et les jupes battantes.

—Pourquoi cette fille est-elle toujours si agitée? demanda M. de Beule agacé.

Mme de Beule tâcha de lui faire comprendre qu'elle avait double besogne, pendant que Sefietje était en course. Kaboul et Muche, selon leur habitude, allaient de l'un à l'autre, quêtant avec des yeux de convoitise, leur part du déjeuner.

Les maîtres ne s'étaient pas encore levés de table que Sefietje était déjà de retour. Essoufflée, le visage moite, son visage osseux aux pommettes avivées d'une flamme, elle avait un air presque tragique; elle rapportait des nouvelles désolantes.

—Monsieur, dit-elle de sa voix éteinte et angoissée, tous ces gens ont du travail. Seul Vloaksken pourrait venir.

—Sacré tonnerre de…! jura M. de Beule en assénant sur la table un coup de poing qui fit sauter les tasses dans les soucoupes.

Sefietje avait les yeux pleins de larmes. Mme de Beule semblait épouvantée. M. Triphon sentait vaciller en lui sa force de résolution.

—Est-ce que l'on ne pourrait pas en trouver d'autres? glissa Mme de
Beule.

—Je n'en veux plus, sacré tonnerre de nom … je ne veux plus personne! hurla M. de Beule avec un nouveau coup de poing sur la table. Je ferme la boîte, j'arrête tout le tremblement et nous verrons un peu qui, d'eux ou de moi, tiendra le plus longtemps!

Il se leva d'un bond, sortit, pour courir, gonflé de fureur, vers la fabrique.

—Mon Dieu! Mon Dieu! Que va-t-il se passer? gémit Mme de Beule en joignant les mains.

Accablée, comme si elle eût reçu le coup de grâce, Sefietje rentra en larmoyant dans sa cuisine.

VI

M. de Beule tint parole avec un entêtement farouche. Il alla lui-même fermer à clef toutes les portes de la fabrique, se rendit compte que Justin-la-Craque et son aide Komèl s'occupaient des chevaux; et lorsque Vloaksken, le seul ouvrier qui eût consenti à venir travailler à la fabrique, se présenta au cours de la matinée, il le renvoya sans façons, en lui déclarant d'une voix rageuse qu'il fermait boutique et n'avait pas l'intention de la rouvrir de sitôt.

Quelques jours se passèrent. M. de Beule, avec sa colère froide et concentrée, allait et venait, sans but. M. Triphon, qui à présent n'avait plus rien du tout à faire, déambulait de même, mettant tous ses soins à éviter le nez à nez avec son père; et Mme de Beule ne cessait de gémir, se lamenter, cependant qu'à la cuisine régnait un silence de mort. Seule, Eleken persistait à courir en tous sens, l'air affairé. Cela agaçait M. de Beule à tel point qu'un jour il l'arrêta et lui demanda avec véhémence:

—Mais, sacredieu! qu'est-ce que tu as à toujours courir ainsi?

—Mais … pour mon ouvrage … monsieur, répondit la servante, blême d'effroi.

—Fais donc ton ouvrage un peu plus tranquillement, nom d'un tonnerre, ragea M. de Beule.

Eleken ne dit plus rien et partit dans un envol de jupes plus sourd, mais, pendant tout le reste de la journée, on lui vit les yeux pleins de larmes. Et le soir, Sefietje, les pommettes en feu, vint annoncer à Mme de Beule que, très probablement, Eleken quitterait son service à la fin du mois.

Des bruits divers circulaient touchant les ouvriers et leurs dispositions. Selon les uns, ils étaient fermement décidés à maintenir leurs revendications jusqu'au bout. Selon d'autres, les femmes des grévistes se montraient beaucoup moins enthousiastes qu'eux; elles commençaient à récriminer et insistaient pour que leurs hommes reprissent le travail.

On les voyait assez souvent, la pipe au bec, les mains dans les poches, par les rues du village, et passer volontiers, comme en manière de protestation et de provocation, devant la demeure des de Beule. Certains d'entre eux tenaient à la main le petit journal socialiste et le lisaient ostensiblement: on pouvait les voir de la maison du patron. Il y avait déjà eu un ou deux articles sur la grève de la fabrique de Beule; naturellement, on y prenait parti pour les ouvriers, et M. de Beule, dont le nom prêtait aux allusions faciles par le son qu'il avait en flamand, M. le Bourreau, y était traité de négrier. Régulièrement, le patron trouvait ces numéros du journal dans sa boîte aux lettres.

C'était Pierken qui menait la bande et, parfois, il faisait en pleine rue quelque allocution brève et violente, Victorine marchait à son côté, le plus souvent la seule femme dans le groupe, parfois accompagnée de Lotje ou de Zulma, Free, Poeteken, Leo, Fikandouss-Fikandouss, Bruun, le chauffeur, Pol et le «Poulet Froid», Pee, le meunier et Miel, cette espèece de veau, suivaient, tous l'air plus ou moins perdu et ahuri; ils trouvaient le temps long, déconcertés par ces journées à ne rien faire, auxquels ils n'étaient pas habitués, dans l'attente continuelle d'une solution qu'ils avaient escomptée très rapide et qui semblait s'éterniser. Quant à Berzeel, il demeurait invisible. On le disait retourné à son village, mais personne ne savait au juste. Les gens, au passage des grévistes, venaient regarder curieusement sur le seuil de leur porte; et tout le village était soudain retombé à un calme et un silence extraordinaires, depuis qu'on n'y voyait plus fumer la haute cheminée de la fabrique, et n'entendait plus le tonnerre incessant des pilons.

Parfois Justin-la-Craque et Komèl faisaient un bout de conduite auc chômeurs. La première fois que M. de Beule les vit, ce fut un drame. Il bondit de fureur et voulut incontinent leur interdire l'accès de l'écurie. Les supplications de sa femme, et surtout l'idée assez peu réjouissante d'avoir à soigner lui-même les chevaux, modérèrent sa fougue. Il résolut d'avoir une explication avec les deux forgerons. Il se rendit à l'écurie vers l'heure où il était sûr de les y trouver, et, maîtrisant à grand peine la colère et l'indignation qui bouillonnaient en lui:

—Justin, je t'ai vu ce matin en compagnie des gouapes!

—Oui, m'sieu, dit Justin comprenant aussitôt de quoi s'agissait et admettant l'ignominieuse épithète; oui, m'sieu, j'ai été avec eux et je voudrais bien que ça finisse, cette blague-là.

—Pour moi ça peut durer dix ans! fanfaronna M de Beule avec hauteur.

Pour moi pas, m'sieu, pour moi pas! répondit Justin avec force. Quand la fabrique ne marche pas, moi non plus je n'ai pas grand'chose à faire. Je voudrais que vous vous entendiez avec eux, m'sieu.

Justin-la-Craque, avec ses bêtises quand il avait bu un verre de trop et qu'il «opépitait», faisait parfois preuve, à jeun, d'un jugement assez sensé, de même qu'il était un excellent ouvrier quand il voulait bien s'en donner la peine. En outre aucune timidité ne le retenait et, lorsque sa conviction était faite, nulle crainte ne l'arrêtait de l'exprimer avec grande franchise. Il regarda M. de Beule bien en face et poursuivit:

—J'ai causé avec tous, m'sieu, et il y en a des bons et des mauvais parmi eux. Pierken demande trop et c'est lui qui excite les autres, Victorine va naturellement de son côté et Fikandouss aussi. Je ne leur ai pas mâché la vérité. Je leur ai dit qu'ils demandaient trop et qu'ils avaient tort. Mais les autres, m'sieu, si les autres obtenaient quelque satisfaction, si peu que ce soit, ils seraient contents et reprendraient le travail.

—Bien; pas un centime! cracha M. de Beule.

—Vous avez tort, m'sieu. Vous avez grandement tort, dit posément
Justin.

—Le «Poulet Froid» a laissé mes chevaux sans manger ni boire! cria M. de Beule, rouge de colère.

—Il le regrette, m'sieu, il ne le ferait plus, affirma Justin. Et Komèl répéta d'un ton convaincu:

—Non … non … il ne le ferait plus.

—Si vous leur accordiez quelque chose, insista Justin. Par exemple, chaque fois deux gouttes au lieu d'une; et le soir, s'ils pouvaient finir à sept heures et demie au lieu de huit heures. Je crois que tous, ou à peu près, seraient contents. Je réponds de Free, de Pee, d'Ollewaert et de Berzeel. Et je suis presque certain que les autres suivraient.

—Oui … oui …, deux gouttes au lieu d'une, répéta Komèl en écho. Et son grand nez bougea dans sa face de suie, comme s'il dégustait déjà le royal cadeau.

—Rien, rien! réitéra durement M. de Beule. Et il quitta l'écurie pour en briser là.

VII

C'était chose curieuse, et personne ne savait ni ne comprenait comment cette rumeur s'était propagée; mais elle courait avec persistance, par tout le village. Les ouvriers, disait-on, se montreraient satisfaits et la grève prendrait fin, si M. de Beule consentait à diminuer la journée de travail d'une demi-heure et à doubler la ration de genièvre.

Sefietje en avait entendu parler, ainsi qu'Eleken, qui, après tout, ne quitterait pas son service à la fin du mois. Mme de Beule et son fils étaient également au courant. Cela flottait dans l'air, et on avait parfois l'impression, à voir les gens sur le pas de leur porte ou par groupes, le nez au vent, aux coins des rues, qu'ils humaient les émanations volatilisées de l'alcool réconciliateur. On était vers la fin de la première semaine de grève et on sentait venir le dimanche comme un jour de crise décisive, où, de deux choses l'une: le conflit serait résolu, ou bien prendrait des proportions inquiétantes.

Ce dimanche-là, de fort bonne heure dans la matinée, on put voir Pierken, l'air soucieux et affairé, passer et repasser dans la rue; et à dix heures, après la grand'messe, des camelots distribuer la petite feuille socialiste. Elle contenait un article où l'on disait violemment leur fait aux faux frères qui oseraient trahir la cause commune et vendre leurs droits les plus sacrés, leur dignité d'hommes libres, pour un immonde verre d'alcool empoisonneur.

A onze heures Justin-la-Craque vint sonner à la porte de M. de Beule. Il était légèrement éméché, avec des yeux aqueux et fixes, prêt à fredonner l'O Pepita. Il n'en fit rien pourtant, mais insista pour avoir un moment d'entretien avec M. de Beule; et lorsque celui-ci, averti par Sefietje, parut enfin, non sans une répugnance marquée:

—Puis-je, monsieur? Puis-je? demanda Justin, sans plus de précision.

—Quoi? dit M. de Beule, bourru et méfiant.

—Leur dire qu'ils auront double ration et pourront finir à sept heures et demie?…

—Pour l'amour de Dieu, accepte! supplia Mme de Beule, intervenant dans la conversation.

—Mais ne te mêle donc pas de ces affaires-là! dit M. de Beule, se retournant agacé.

Avec un soupir Mme de Beule s'éloigna. Fixement, de ses yeux vitreux d'alcoolique Justin regardait M. de Beule. Il crut sentir qu'il hésitait, fléchissait.

—Je vais le leur dire! Je vais le leur dire! s'écria-t-il brusquement dans un transport d'enthousiasme, en faisant un mouvement vers la porte.

—A tes risques et périls, Justin! Ça vient de toi! cria M. de Beule d'un ton sévère.

—Oui … oui … ça vient de moi! cria Justin.

Et d'un saut il fut dans la rue.

—Ils vont revenir! jubila Mme de Beule avec un soupir de soulagement.

Mais M. de Beule la toisa d'un regard courroucé et répliqua:

—Qu'en sais-tu? Et d'ailleurs, qui te dit que je les laisserai rentrer?

Mme de Beule préféra ne rien répondre. Et elle se rendit à la cuisine auprès de Sefietje, pour parler du dîner.

VIII

Le dimanche s'écoula, exceptionnellement tranquille. Ce calme absolu donnait au village un air morne; on l'eût dit abandonné. M. Triphon, en rentrant vers cinq heures, apporta cette étrange nouvelle: il avait rencontré Berzeel dans la rue, et il n'était pas ivre.

—Il n'était pas ivre! s'écria Sefietje, stupéfaite et presque alarmée.

—Non; absolument pas! Aussi frais que je suis! affirma M. Triphon.

Sefietje n'en revenait pas. Ses pommettes se colorèrent du rouge des grandes agitations intérieures.

—Est-ce qu'il y a du nouveau? demanda Mme de Beule en s'approchant, l'air inquiet.

—Non, maman, sauf que Berzeel se promène dans le village et qu'il n'est pas ivre, répéta M. Triphon.

—Oh! ça, c'est bien! dit Mme de Beule satisfaite.

M. de Beule, occupé à écrire dans son bureau, parut également au bruit des voix et, d'un air rogue, demanda ce qui se passait. Mme de Beule lui communiqua l'étonnante nouvelle, ajoutant que cela lui semblait de très bon augure.

—Était-il seul? demanda M. de Beule à sa femme, évitant, selon sa hargneuse habitude, d'adresser directement la parole à son fils.

—Tout seul, répondit M. Triphon d'un ton mat, affectant, de son côté, de ne pas regarder son père.

—Ça peut encore venir. Il n'est pas trop tard pour se saouler, ricana
M. de Beule.

Tout de même, il n'était pas de trop méchante humeur, ce jour-là. Au contraire. On aurait presque pu lui trouver un soupçon d'air enjoué, si le mot n'eût juré avec son caractère. Il ralluma un bout de cigare, ce qui était généralement bon signe, et rentra dans son bureau. Kaboul et Muche, qui s'étaient un instant flairés comme deux étrangers, suivirent chacun leur maître.

Lorsque six heures eurent sonné à l'église, M. de Beule ressortit de son bureau et s'en alla, par vieille habitude, faire un tour à la fabrique, suivi de Muche. Arrivé non loin de l'écurie, il vit, à peu de distance, trois hommes en conversation animée. Il reconnut Justin-la-Craque, son aide Komèl et … non sans une vive émotion … le «Poulet Froid»! M. de Beule eut un sursaut violent et un mouvement instinctif pour se précipiter sur l'individu qui avait si odieusement négligé ses chevaux. Une seconde impulsion, tout aussi spontanée et machinale, le retint. Le trio lui tournait le dos et on ne l'avait pas vu venir. Il rappela Muche, revint en arrière et se tint caché, derrière un pan de mur. Il lui venait un bruit de voix sans qu'il lui fût possible de comprendre ce qui se disait. Mais il vit le «Poulet Froid» sortir de l'écurie avec le crible pour l'avoine et l'entendit qui secouait le grain, d'où s'envolait dans la cour un petit nuage de fine poussière. Le «Poulet Froid» avait donc repris le travail, sans rien dire. Le «Poulet Froid» ne se considérait plus comme étant en grève.

M. de Beule se retira en douceur et rentra tout droit à la maison. Mme de Beule, qui l'avait vu traverser le jardin d'un pas agité, lui demanda anxieusement ce qu'il y avait.

—Ce qu'il y a! dit M. de Beule haletant. Il y a que je me retiens pour ne pas flanquer des coups de pied à un voyou là-bas!

—Qui donc, mon Dieu! dit Mme de Beule, prise de peur.

—Le «Poulet Froid»! Il est auprès des chevaux!

—Oh! non, non! fit Mme de Beule suppliante.

—Ne l'aurait-il pas mérité, peut-être? ragea M. de Beule.

—Si … si … mais pourtant tu ne peux pas!

—Oh!… si je ne me retenais!… gronda M. de Beule menaçant.

—Oh! je t'en conjure! Je t'en conjure! gémit Mme de Beule, les mains jointes.

M. de Beule fit comme si ce n'était pas chose facile de le fléchir, et finit tout de même par acquiescer à contre-coeur. Mais il jura qu'il assommerait le «Poulet Froid» au moindre reproche qu'il aurait à lui faire dans son service à l'avenir.

—Rien ne clochera plus; il a eu une rude leçon; tous ont eu une rude leçon, dit Mme de Beule conciliante.

Et elle l'entraîna doucement vers la salle à manger, Eleken venait de servir le repas. Il y avait du poulet avec de la salade, un plat que M. de Beule aimait beaucoup. Il en mangea goulûment et avec abondance, s'il se repaissait de la chair d'un ennemi.

Après le souper M. Triphon se retira discrètement et se rendit chez
Sidonie.

—Mon Dieu! dit en soupirant Mme de Beule à Sefietje, il aurait bien pu rester à la maison un soir comme celui-ci.

—Ah! oui, madame, mais quand on est entre les mains d'une pareille créature!… répondit Sefietje d'un air entendu et peu encourageant.

Sans insister, Mme de Beule rentra dans la salle à manger où elle tâcha de distraire son mari.

Heureusement M. Triphon ne fut pas longtemps absent. A neuf heures et demie, il était de retour avec un renseignement curieux, qui les étonna tous très fort: Pierken, à cette heure-ci, déambulait en état d'ivresse par le village. Parfaitement, Pierken; lui, qui autrement ne buvait jamais, courait maintenant en compagnie de Fikandouss, d'un cabaret à l'autre, en faisant du boucan et cherchant querelle à tout le monde. Berzeel ne le quittait pas d'une semelle. Oui, Berzeel, parfaitement à jeun, absolument maître de lui, veillait sur Pierken comme un père sur son enfant, en faisant tous ses efforts pour le calmer et le ramener à leur logement commun. Ils venaient de quitter la Bonne Espérance et se dirigeaient vers le Petit Sabot.

—Mais, mais, mais! s'exclama Mme de Beule en joignant les mains de stupéfaction. M. de Beule eut un petit rire haineux et bref.

—Le monde renversé, quoi! ricana-t-il.

M. Triphon, l'air satisfait de lui-même, se dirigea vers la cuisine. Il y trouva Sefietje inquiète, rouge, et Eleken qui allait et venait, les jupes battantes.

—Bruun, le chauffeur, est venu ici, murmura Sefietje.

—Bruun, le chauffeur! Pour quoi faire? demanda M. Triphon ébahi.

—Pour prendre les clefs.

—Les clefs de la fabrique?

Sefietje fit signe que oui.

—Et tu les lui as données?

—Il les a prises, dit Sefietje.

—Est-ce que tu l'as dit à papa?

—Mais non!

M. Triphon prit sa casquette et se hâta, dans l'obscurité, vers la fabrique. Il secoua toutes les portes, qu'il trouva fermées. Dans la chambre au-dessus de l'écurie, il aperçut un mince filet de lumière: le «Poulet Froid» était à son poste. M. Triphon se retira sur la pointe du pied. Avec un sentiment d'espoir mêlé d'incertitude, il retourna à la maison, où il ne dit mot.

IX

Quatre heures du matin: Sefietje était déjà éveillée. Il lui sembla, dans son sommeil léger, avoir entendu des pas feutrés sous sa fenêtre. Les yeux ouverts et fixes dans le crépuscule de l'aube à peine naissante, elle resta immobile sur le dos à écouter et n'entendit plus rien. Mais l'inquiétude couvait en elle; elle se leva, écarta le petit rideau de sa lucarne, regarda dans le jardin, tâchant d'en sonder les profondeurs vagues.

Une exclamation sourde lui échappa. Au-dessus des frondaisons grises et brouillées, la haute cheminée de la fabrique dardait son cierge rose et du bout noirci sortait un mince filet de fumée fauve, qui allait se perdre dans le vide du ciel. Alors Bruun était déjà à ses chaudières, la grève était finie et, tout à l'heure, le travail allait reprendre à la fabrique. Une joie immense emplit son âme ingénue d'esclave ayant fait siens les intérêts de la famille qui l'exploitait depuis près d'un demi-siècle. Elle se précipita vers le lit où dormait Eleken et la secoua.

—Qu'est-ce que c'est? Qu'est-ce qui se passe? sursauta la jeune servante apeurée.

—Pscht! La cheminée de la fabrique qui fume! Elle fume! Elle fume! répétait Sefietje jubilante.

—Ah!… dit Eleken, dont la tête lourde de sommeil retomba sur l'oreiller.

A six heures très exactement, Sefietje, qui attendait depuis trois quarts d'heure, en une agitation croissante, dans sa cuisine déserte, entendit un bourdonnement bien connu sortir de la fabrique. Quelques instants après, les pilons se mirent à rebondir, comme en un pas de danse joyeuse. Aussitôt M. et Mme de Beule, ainsi que M. Triphon, quittèrent leurs chambres et descendirent. La joie du triomphe illuminait leur visage et M. de Beule s'exclama:

—Haha!… Ils reconnaissent donc qu'ils ne sont pas les plus forts, les petits bonshommes!

—Les femmes sont-elles aussi rentrées? demanda Mme de Beule.

Eleken fut dépêchée à la fabrique. Elle revint au bout de trois minutes et dit:

—Toutes les femmes sont à leur ouvrage, excepté Victorine.

—Celle-là n'a pas à revenir … Je ne veux plus la voir à la fabrique! cria M. de Beule en un accès de colère subite.

Pendant le déjeuner on tint conseil sur l'attitude à prendre.

—Il faudrait d'abord y aller voir, opina M. Triphon.

M. de Beule eut un geste d'impatience. Il persistait hargneusement à ne pas vouloir adresser la parole à son fils. Se tournant vers sa femme il dit:

—Si j'y vais, je les flanquerai tous dehors à coups de pied. Il vaudrait peut-être mieux que tu….

—J'irai, j'irai! s'empressa d'approuver Mme de Beule.

—Mais dis-leur surtout, insista M. de Beule, reprenant du coup tout son aplomb, que s'ils recommencent jamais ou si j'ai à me plaindre d'eux le moindrement à l'avenir, c'est la porte, immédiatement.

Mme de Beule ne dit mot. Elle se hâta de finir son déjeuner et, se levant:

—Est-ce que tu m'accompagnes? demanda-t-elle, hésitante, à son fils.

Elle craignait que son mari ne s'y opposât: mais il ne dit rien. Bien que M. Triphon n'existât plus pour lui, il ne trouvait pas mauvais qu'il se chargeât à sa place de cette corvée. La mère et le fils quittèrent la salle à manger et gagnèrent le jardin en fleurs. La matinée d'été était merveilleuse. L'herbe se couvrait comme d'un transparent argenté et l'air semblait une chose qu'on pouvait boire, une source pure qui vous revivifiait tout entier. Les grands arbres achevaient leur calme rêve de la nuit. Leurs cimes vaporeuses fumaient, à peine traversées par les flèches d'or du soleil levant. On croyait humer du bonheur.

Ils arrivèrent devant la chambre des machines et ouvrirent la porte sans brusquerie. La gueule rouge de la fournaise était toute large ouverte et Bruun y jetait à grandes pelletées du menu charbon mouillé. Son visage en sueur se cuivrait aux reflets de la flamme et les poils frisottants de sa barbe noire semblaient du fil métallique incandescent. Il se rangea très vite lorsqu'il vit entrer Mme de Beule avec son fils et salua, poliment, à la façon habituelle, comme si rien d'extraordinaire n'était arrivé:

—Bonjour, madame. Bonjour, Monsieur Triphon.

—Bonjour, Bruun, répondirent-ils tous deux.

Un bref silence. Bruun s'était remis à activer ses feux, mais Mme de Beule, sentant bien que l'on ne pouvait en rester là et qu'il fallait dire quelque chose, rassembla tout son courage.

—Alors, Bruun, commença-t-elle, qu'est-ce qui vous a donc pris à tous de nous laisser en plan comme ça?

Bruun toussa. Il cherchait à répondre, semblait-il, mais les paroles ne venaient pas. Il toussa encore et regarda dans son feu avec une attention extrême, comme si la réponse, vraiment, devait sortir de là.

—Il ne faudrait pas que ça se répète, poursuivit Mme de Beule avec calme. Cette fois-ci monsieur ferme les yeux, mais à la prochaine occasion, il n'en serait plus de même, soyez sûr.

Bruun cessa d'activer son foyer et regarda un instant Mme de Beule bien en face. Décidément, il voulait dire quelque chose et commençait déjà à émettre des sons. Mais ça ne sortait encore pas. Il semblait ne pas pouvoir trouver les mots pour exprimer ses sentiments. Du reste, Mme de Beule n'insista point. Elle lui avait dit ce qu'elle voulait lui dire et, accompagnée de M. Triphon, passa dans la «fosse aux huiliers» où les pilons menaient leur danse infernale.

Il y avait deux places vides aux établis. M. Triphon le remarqua du premier coup d'oeil: celle de Pierken et celle de Fikandouss. Il s'empressa de le glisser à l'oreille de sa mère, avant qu'elle et lui passent lentement devant la rangée des ouvriers, en répondant d'un mouvement de tête à leur salut silencieux. Tous les autres étaient à leur poste. Berzeel y était, parfaitement de sang-froid, sérieux et même grave, comme s'il sentait peser sur lui une responsabilité inhabituelle. Leo y était, Free y était, Poeteken y était, et Ollewaert aussi, tous à l'envi posés et graves, absorbés dans leur travail, comme s'il n'existait nul autre intérêt au monde. Pee était déjà tout blanc, tel un bonhomme de neige, à côté de ses moulins rageurs, et Miel, cette espèce de veau, avec l'autre «cabri» se démenait autour des énormes meules verticales. Miel resta une minute bouche bée lorsqu'il vit paraître Mme de Beule avec M. Triphon et ses épais sourcils rejoignirent presque ses cheveux, faisant disparaître le doigt de front qu'il possédait. Visiblement, il n'avait rien compris à tout ce qui s'était passé et attendait encore la solution de l'énigme.

Les hommes semblaient de plus en plus absorbés dans leur travail et les pilons tapaient avec une telle furie que Mme de Beule et son fils se sentaient dans l'impossibilité matérielle d'entamer le moindre colloque. D'ailleurs, il n'y avait rien d'autre à dire que ce qu'ils venaient de signifier à Bruun, qui, certes, ne manquerait pas de leur en faire part; mais ils auraient bien voulu savoir pourquoi Pierken et Fikandouss n'étaient pas revenus et ce qu'ils avaient l'intention de faire. M. Triphon, profitant d'une brève accalmie dans l'ouragan des pilons, s'approcha de Berzeel et lui demanda:

—Est-ce que Pierken ne revient plus?

—Mais si, mais si, m'sieu; seulement il est un peu malade; il a un fort mal de tête, répondit Berzeel.

—Et Fikandouss?

—Ça, je ne sais pas, m'sieu, dit Berzeel de son air grave et absorbé.

Les pilons recommençaient à bondir, les hommes s'affairaient autour des presses. Sans s'attarder davantage, Mme de Beule et M. Triphon quittèrent la «fosse aux huiliers» pour se diriger vers la «fosse aux femmes». Au moment de sortir de l'huilerie, comme ils se retournaient sans penser à mal, ils aperçurent de loin Bruun, le chauffeur, qui épiait leur départ, par la porte entr'ouverte de la chambre des machines.

Dans la «fosse aux femmes», plus rien qui les empêchât de dire tout ce qu'ils voulaient. Là aussi tout le monde était à son poste, hormis Victorine. Dès que Mme de Beule et son fils eurent fait leur entrée, Mietje, Lotje et «La Blanche» firent une sortie violente contre Pierken et Victorine qui, disaient-elles, avaient entraîné à la grève tous les autres, contre leur gré. La vieille Natse pleurait comme une Madeleine; et elles étaient unanimes à jurer leurs grands dieux que jamais plus pareille chose n'arriverait et qu'elles chasseraient Victorine à coups de pied quelque part, si elle osait reparaître dans leur atelier.

—Mais comment avez-vous pu vous laisser monter la tête ainsi? s'exclama
Mme de Beule, levant les bras d'indignation.

—Eh oui, bien notre bêtise, notre folie! s'écria Lotje.

Et, à son tour, brusquement elle éclata en larmes.

—Ah! mon Dieu, madame, quelle affaire! Quelle terrible affaire! geignit
Natse, les mains jointes.

—Qu'ils essayent donc d'y revenir! Je mordrais, je grifferais! glapit
«La Blanche» hors d'elle.

Cette violence unanime des femmes rendait les reproches superflus. Aussi Mme de Beule se borna-t-elle à leur donner de bons conseils pour l'avenir, en les avertissant une fois pour toutes qu'une récidive équivaudrait au renvoi général et sans rémission.

—N'ayez pas peur, madame! firent-elles à l'unisson.

Et Mietje Compostello, de sa voix caverneuse, ajouta:

—S'il fallait me traîner à genoux d'ici jusqu'à l'église, je le ferais volontiers pour que ça ne soit pas arrivé.

Mme de Beule et son fils s'en allèrent. Dans la «fosse aux femmes» il n'avait pas prononcé un mot. A la maison, M. de Beule, triomphant, fielleux, ricanait d'aise en écoutant sa femme narrer la lamentable histoire.

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