C'Était ainsi...
X
A dix heures, le moment venu de faire sa tournée avec la bouteille de genièvre, une agitation violente s'empara de Sefietje. Que faire? Verser deux gouttes ou seulement une? Le rouge aux pommettes, elle vint demander à Mme de Beule quels étaient les ordres.
Mme de Beule n'en savait rien. Il n'y avait pas eu d'accord positif. Tout s'était manigancé par l'entremise de Justin-la-Craque, qui avait pris la responsabilité sur lui. Elle alla consulter son mari.
—Ils ne le méritent pas du tout, répondit M. de Beule sur un ton chagrin.
Comme il arrivait souvent chez lui, son humeur, l'instant d'avant victorieuse et fanfaronne, était brusquement redevenue, sans aucune cause apparente, morose et sombre. Écarlate, gonflé de colère et de rancune, il était assis au milieu des paperasses à son bureau.
—Si on leur en donnait tout de même deux pour avoir la paix, proposa timidement Mme de Beule.
Il refusa de se prononcer.
—Tu vois comme je suis surchargé de besogne… On ne peut donc pas me laisser une minute tranquille! grommela-t-il.
Mme de Beule s'en retourna auprès de Sefietje qui attendait, sa bouteille pleine sur le bras.
—Il ne veut pas se prononcer! soupira-t-elle.
—Mais que dois-je faire? soupira Sefietje à son tour.
—Donnez-leur en deux, dit Mme de Beule après une brève hésitation.
Sefietje partit, commença par la chambre des machines, s'approcha de
Bruun. Ils échangèrent un salut banal, comme si rien ne s'était passé et
Sefietje remplit le verre. Bruun le lampa d'un trait, garda le verre à
la main, regarda Sefietje.
—Encore? demanda-t-elle d'une voix blanche.
Sur un signe que oui, elle remplit à nouveau le verre qu'il vida comme si c'était de l'eau, et le rendit à la servante. Sans un mot, elle passa dans la «fosse aux huiliers».
Berzeel était le premier à servir. Avec la figure toujours grave de quelqu'un qui sent tout le poids de sa responsabilité, il regarda vivement et à la dérobée la bouteille, comme s'il en jaugeait d'un seul coup d'oeil le contenu. Sefietje remplit le petit verre. Il le vida d'un trait, comme Bruun. Alors il hésita. Ses doigts tremblaient légèrement; il semblait vouloir donner et prendre à la fois. Sefietje ne comprit pas très bien; elle crut d'abord qu'il n'en désirait pas davantage. Le petit verre et la bouteille eurent chacun un mouvement de oui et non, d'abord l'un vers l'autre puis en sens inverse, jusqu'à ce que Sefietje eût enfin compris très clairement et versât une seconde rasade. Berzeel eut un rictus de satisfaction, avec un sourire de ses petits yeux vifs. «Merci», dit-il en rendant le verre vide.
Tous les autres avaient suivi la petite scène avec une curiosité tendue à l'extrême, arrêtant une minute leurs pilons pour n'en pas perdre un détail. Free et Leo sourirent comme Berzeel et se pourléchèrent machinalement les lèvres. Le petit Poeteken couvait le verre de ses yeux rayonnants et candides, pareil à un ange qui assiste à une révélation. Ollewaert eut un grand soupir de soulagement, comme brusquement délivré d'un poids énorme. Il enleva sa chique et la posa sur l'établi, pour la reprendre après qu'il aurait bu. Pee, tout blanc de farine, quitta ses moulins, et la figure de Miel, cette espèce de veau, s'épanouit en un large rire muet et figé. Il semblait enfin comprendre quelque chose à tout ce qui s'était passé et ce quelque chose le bouleversait de joie. Ils burent avec des grognements de plaisir et, du coup, Leo lança, sur un ton encore un peu timide, son «Ooooo … uuuu … iiii …» qu'on n'avait plus entendu depuis des semaines. Sefietje, bouche close, sans prononcer un mot, s'acquittait machinalement de sa tâche, le visage renfrogné, murée dans une hostilité sourde. Elle y mettait toute la diligence possible; dès qu'elle en eut fini avec les «huiliers», elle se hâta vers l'atelier des femmes. Mais avant qu'elle eût eu le temps de disparaître Justin-la-Craque vint se planter devant elle, suivi de Komèl qui portait une barre de fer, et lui demanda d'un air triomphant ce qu'elle pensait de la façon dont il avait mis fin à la grève.
—Ce que j'en pense?… Que vous êtes tous de fameux ivrognes! s'écria
Sefietje indignée.
—Mais, Sefie! Mais, Sefie! Comment peux-tu dire!… protesta Justin avec force.
A vrai dire, il avait déjà une jolie pointe; ses yeux étaient vitreux et fixes; et il se mit à fredonner en mode mineur: «Ooooooooooo…»
—Va-t'en! Laisse-moi passer! gronda Sefietje.
—Pepita…—peeeeee … pepepepepita … pepita-pepita! poursuivit Justin avec un entêtement d'ivrogne. Mais, brusquement, changeant de ton: «Sefie, donne-nous aussi une goutte.»
—Il me semble que vous en avez déjà assez, grommela Sefietje.
—Nous! s'exclama Justin, feignant l'indignation la plus profonde. Rien qu'un bol de café froid; pas vrai, Komèl?
Komèl affirma que pas une goutte d'alcool n'avait encore humecté leurs lèvres; et, malgré elle, Sefietje, des larmes de rage aux yeux, fut forcée de leur remplir deux fois le verre, tout comme aux ouvriers de la fabrique.
Dans la «fosse aux femmes», lorsque Sefietje y entra, régnait encore la plus vive effervescence. Aussitôt qu'elle aperçut la servante, Natse eut une nouvelle crise de larmes; Lotje et «La Blanche», d'habitude si douces et si timides, ne décoléraient pas, en calculant âprement ce que cette grève idiote leur faisait perdre d'argent. Et, avec Sefietje, de nouveau elles éclatèrent violemment sur le compte de Pierken et surtout de Victorine, qui, d'après leurs dires, valait encore moins cher que lui. Leur exaltation était telle que Sefietje en oubliait de leur servir la goutte.
—Eh bien, Sefie, et la ration, qu'est-ce que ça devient? demanda enfin la noire Mietje avec un drôle de sourire mystérieux.
—Deux gouttes au lieu d'une, répondit Sefietje.
Et elle se mit en devoir de verser. Tout de suite, une transformation s'opéra dans l'atelier.
—On a tout de même obtenu quelque chose, dit Lotje en sirotant son petit verre.
Elle le vida à menus coups brefs, mais le deuxième ne glissa pas aussi facilement. Elle eut des petits frissons et fit la grimace.
—L'un sur l'autre comme ça, c'est un peu court, mais bon tout de même, dit-elle, en passant le verre à «La Blanche».
Du reste, toutes prirent, comme Lotje, leurs deux petits verres, moins parce qu'elles en avaient envie que parce qu'elles y avaient droit. Et, seule, la vielle Natse eut un hoquet devant le deuxième verre et fit mine de le refuser. Les autres trouvèrent cela très mal. M. de Beule pourrait en déduire que pour les femmes un seul verre suffisait. Elles forcèrent la vieille à boire et celle-ci se reprit aussitôt à gémir et pleurer: toutes ces révolutions lui coûteraient la vie, geignait-elle d'un air tragique.
Alors il y eut une bonne petite heure de joie et d'entrain dans la fabrique. L'alcool faisait son effet, effaçait les tristesses, suscitait les pensées joyeuses et amusantes. Des quolibets partaient dans le vacarme des pilons et, dans la «fosse aux femmes», on chanta des romances avec des voix aiguës et nasillardes, comme au bon vieux temps. Vers onze heures, un silence retomba, mélancolique, morose. Les nerfs se détendaient et l'alcool creusait son trou, où s'installait la faim. Au dehors le splendide soleil d'été illuminait la terre. Lorsqu'on venait du beau jardin fleuri, pour entrer dans une des «fosses» sombres, on avait l'impression de descendre dans un caveau. Les ouvriers ne chantaient plus, ne parlaient plus, accomplissaient leur besogne d'automates avec des yeux las et ternes. Il y régnait une atmosphère de désenchantement, de leurre, de duperie. C'était peut-être parce que le trou creusait si fort, vous rongeait l'estomac. Il aurait fallu un brin à manger avec ce deuxième verre. Enfin tintait dans la chambre des machines la méchante petite sonnette de délivrance; tous se précipitaient au dehors, dans un claquement de sabots, prenant à peine le temps de rabattre sur les poignets leurs manches retroussées.
Beaucoup de monde était aux portes pour les voir passer. Il y avait des gens qui ricanaient, avec un mauvais: «Eh bien, c'est vite fini, leur grève!» Les ouvriers faisaient semblant de ne pas entendre. Ils allaient vers le repas et, à une heure, ils seraient de retour à la fabrique. De une à quatre, ils redevenaient des automates, des nerfs et des muscles sans âme. Ils peinaient dans une vague somnolence. Leurs yeux mornes regardaient parfois les poires dorées et les pommes rouges qui mûrissaient par-delà l'enclos dans le verger de Justin-la-Craque, ou bien ils contemplaient de loin, à travers les baies de la chambre des machines, les frondaisons majestueuses dans le jardin de M. de Beule.
Au repos de quatre heures, ils allèrent tous casser la croûte en plein air, accroupis en ligne contre le mur de la cour intérieure. Cela les ranimait, rappelant un peu le bon temps jadis où des rêves irréalisables ne les tourmentaient pas et où ils étaient contents de leur sort. Somme toute, ils ne regrettaient pas le départ de Pierken et de Fikandouss. Ils n'en voulaient pas à Pierken; mais à quoi avaient abouti tous ces mirages de bonheur qu'il leur avait fait entrevoir? Quant à Victorine et aux autres femmes, elles avaient leur mépris. Ils ricanaient en haussant les épaules parce qu'elles leur tournaient le dos avec une hostilité hargneuse, affectant de laisser un espace vide entre elles et les «huiliers». Elles étaient stupides, ces femmes. Elles ne savaient que récriminer et pleurnicher. Il valait mieux, à l'avenir, n'avoir plus rien de commun avec elles.
De tout le jour, ils n'avaient pas encore vu M. de Beule et en éprouvaient un vague malaise. Est-ce que l'accord était fait ou faudrait-il encore causer? Soudain, comme ils étaient retournés à l'ouvrage, ils virent passer la queue de Muche, devant la porte d'entrée. M. de Beule suivait, rouge et gros, les épaules gonflées. Allait-il entrer en coup de vent et «partir»? Non; il passa, se dirigeant vers l'écurie. Quelques minutes s'écoulèrent avant qu'il revînt. Muche s'arrêta sur le seuil et regarda son maître d'un air interrogateur. Les ouvriers, plongés dans leur besogne, se sentaient devenir petits. Mais, pour la deuxième fois, rouge et gros, M. de Beule passa sans s'arrêter et Muche le rattrapa. Les hommes respirèrent. Décidément leur maître et tyran, tout en bouillonnant de rage intérieure, acceptait le nouvel état de choses. Et ils se sentirent soulagés d'un grand poids.
A six heures, Sefietje revint pour la tournée du soir. Muette et renfrognée, elle versa à chacun les deux gouttes. Les «huiliers» ne firent aucune remarque, mais dès qu'elle fut partie des chants éclatèrent et on échangea des quolibets. Les yeux étaient rieurs et des pipes brasillaient. Ollewaert se bourra le bec d'une chique énorme. On eût dit qu'un gros abcès lui gonflait la joue droite. Miel en était ébahi et bayait au petit bossu comme il eût considéré un phénomène. Ollewaert s'en aperçut. Il regarda le «cabri» avec un sourire narquois et lui lança à la face un sonore «espèce de veau!» Leo fit entendre un rugissant «Ooooooo … uuuuu … iiiii …» et, par une fente de porte, Bruun, de son oeil de mouchard, observait la scène. A distance nasillaient les voix aiguës des femmes dans leur «fosse». C'était tout à fait comme au bon temps jadis.
Mais, vers la fin de la longue journée de labeur, revint l'accablante dépression. Il en était toujours ainsi; la lourde fatigue les matait. Les yeux devenaient torves; les mouvements se ralentissaient, s'ankylosaient. C'était le soir qui tombait sous les poutres sombres et s'appesantissait sur eux comme un fardeau. Dehors, la radieuse soirée d'été resplendissait; les pommes et les poires dans le verger du forgeron semblaient se dilater, s'amplifier, devenir des fruits fantastiques de terre promise; les frondaisons imposantes dans le jardin de M. de Beule s'ourlaient et se teintaient de pourpre et d'or; et dans le ciel limpide aux profondeurs verdâtres des troupes d'hirondelles prestes se poursuivaient, tournoyaient en poussant de longs cris perçants d'allégresse.
Quelques minutes avant la demie de sept heures, Bruun s'approcha des «huiliers» et leur demanda ce qu'il fallait faire: continuer de «tourner» jusqu'à huit heures comme jadis, ou arrêter à la demie?
—Arrêter!… Arrêter! firent-ils tous.
Bruun rentra dans la chambre des machines et arrêta. En un souffle dernier, pareil à un profond soupir, la machine expira. Aussitôt Bruun sortit et, caché derrière un pan de mur, épia ce qui se passait du côté de la maison. Il vit la porte du jardin s'ouvrir et M. et Mme de Beule paraître sur le seuil. Ils restèrent là un moment, immobiles, les yeux tournés vers la fabrique, humant l'air du soir. Lentement, ils firent demi-tour et rentrèrent. Bruun comprit qu'ils acceptaient tacitement.
Tout le monde à la fabrique, hommes et femmes, était déjà parti. Leurs sabots claquaient, lourds et lents, sur les pavés sonores. Sur l'or du couchant on voyait leurs silhouettes qui se détachaient en noir. Les femmes marchaient à part, avec leur rancune. Il n'y avait plus que quelques rares curieux sur le pas des portes pour les voir passer.
XI
Ce fut le troisième jour seulement que Pierken et Fikandouss revinrent à la fabrique. Victorine ne reparut pas. Ollewaert, furieux et brouillé à mort avec sa fille, l'avait chassée de la maison. Elle s'était réfugiée chez des voisins et travaillait à faire de la dentelle.
Les deux hommes avaient la mine sombre et renfrognée. Pierken dit bonjour aux camarades, sans plus; puis, de toute la journée, ne desserra pas les dents. Fikandouss ne dit même pas bonjour. Les autres aussi, d'ailleurs, demeuraient silencieux. Le tonnerre des pilons avait seul la parole.
A dix heures, lorsque Sefietje parut avec la bouteille, Pierken refusa sa goutte. Les autres le regardaient, stupéfaits. Quoi! Pas même un seul petit verre! « Non, pas même un», répondit Pierken, buté. Chez Fikandouss, même jeu. D'un geste décisif, il écarta la bouteille.
—Est-ce qu'on peut les boire, vos gouttes? demanda Ollewaert en retournant dans la bouche son énorme chique.
—Non! répondit Pierken d'un ton cassant et net.
Et Fikandouss répéta comme un écho:
—Non!
Les autres les regardaient de travers. L'irritation était vive surtout chez Berzeel et Leo.
—Mais, nom de nom, qui en profite alors! grogna Berzeel en toisant son frère avec indignation.
—Vous tous, qui êtes déjà assez abrutis par l'alcool, répondit Pierken d'un ton acerbe.
Les autres ne dirent plus rien, renfermés dans leur silence vindicatif.
Les pilons rebondissaient et tonnaient.
L'après-midi, au repos de quatre heures, Pierken et Fikandouss allèrent se mettre à l'écart des autres. Pierken sortit son petit journal de sa poche et en lut un passage à mi-voix, pour Fikandouss. C'était un article sur l'échec de la grève. On y tançait la population ouvrière rurale, esclave de la boisson, qui avait perdu tout sentiment de dignité, et assez abjecte pour troquer ses droits les plus sacrés contre un verre d'alcool. Heureusement il existait encore quelques hommes parmi ce vil troupeau; et l'on citait par leur nom Pierken et Fikandouss, et on les offrait en exemple comme les futurs sauveurs de leurs frères dégénérés et malheureux. Fikandouss était tout oreille, approuvait de la tête. Oui, oui, c'était bien ça, exactement comme c'était imprimé dans le petit journal.
Voilà que s'avançait Justin-la-Craque, suivi de son aide Komèl, qui portait une barre de fer. Dès qu'il aperçut Pierken il vint à lui en jubilant:
—Eh bien! Qu'est-ce que tu en dis? Est-ce que je n'ai pas bien arrangé ça?
Pierken lui jeta un coup d'oeil glacial et ne dit mot.
—Quoi? Tu n'es pas content? insista Justin.
—Je dis …, répondit enfin Pierken avec un regard coupant, je dis que tu es un foutu ivrogne et une sale crapule.
—Hein! glapit Justin, les poings serrés.
—Que tu es un ivrogne et une crapule, répéta froidement Pierken.
—Berzeel! Leo! Free! vous avez entendu ça! hurla Justin hors de lui.
Berzeel, qui pendant deux dimanches consécutifs ne s'était ni saoulé ni battu, se précipita comme un fou furieux sur son frère.
—Canaille, qui nous fous dans le malheur! hurla-t-il.
Pierken évita le coup et Fikandouss, qui s'était élancé à son secours, sauta à la gorge de Berzeel avec une violence inouïe et le terrassa. D'une main il le tenait empoigné par la peau du cou, de l'autre il lui martelait la figure à coups de poing. Berzeel, surpris par la brusquerie de l'attaque et incapable de se défendre, râlait. Komèl se précipita à son secours, tapant à tour de bras avec sa barre de fer sur le dos de Fikandouss. Et la bataille devenait générale, quand tout à coup la queue de Muche pointa à courte distance, suivi presque immédiatement de son maître. D'une secousse, M. de Beule s'arrêta, comme cloué au sol, puis il bondit vers Justin et Komèl et hurla:
—Qu'est-ce que vous avez à vous battre ici, tous deux, sacré nom de!…
Comme par enchantement, la rixe cessa.
—C'est la faute de Pier, m'sieu! glapit Justin, les yeux flamboyants.
—Je vous défends de venir à la fabrique quand vous n'y avez rien à faire! «partit» furieusement M. de Beule.
—Mais m'sieu! protesta Justin avec véhémence.
—Foutez le camp! beugla M. de Beule sans vouloir rien entendre. Foutez le camp ou je fais appeler les gendarmes!
D'un mouvement brusque, Justin fit demi-tour. Outré, dégoûté, de rage les bras battant l'air, comme une image de l'innocence injustement persécutée, il déguerpit, suivi de Komèl, qui grognait comme un ours noir. Muche aboyait à leurs trousses et M. de Beule les suivait à pas pressés et colères, pour les chasser plus vite. Frémissantes de peur, les femmes s'étaient hâtées de rentrer dans leur «fosse» et les hommes s'empressèrent d'en faire autant, sentant très bien que toute cette fureur exagérée était dirigée contre eux plutôt que contre le forgeron et son aide.
Pour le reste du jour, de nouveau la parole fut exclusivement aux lourds pilons rebondissants. Les hommes étaient silencieux et boudeurs. A six heures, de même que le matin, Pierken et Fikandouss refusèrent obstinément leur goutte, mais personne, cette fois, ne fit mine de la leur demander. Tous regardaient avec des yeux de profond mépris les deux abstinents.
Un peu avant la fin de la journée une ombre noire parut dans l'embrasure de la porte d'entrée et Justin-la-Craque, qui représentait cette ombre, s'y tint tout un temps immobile comme pour une inspection sévère des lieux. Brusquement, il quitta le seuil et s'avança dans la «fosse», se dirigeant tout droit vers Fikandouss et Pierken, qu'il regardait de ses yeux fixes. Les deux copains faisaient semblant de ne pas le voir; les autres, secrètement amusés, ricanaient en silence.
—Y a quelque chose, Justin? demanda Free d'un ton badin.
Comme un fantoche mû par un ressort, Justin-la-Craque se retourna vers Free. Ses yeux étaient vitreux et fixes; il était ivre. «Ooooooooooo…» commença-t-il en un long trémolo sombre. Tout à coup, un sac à tourteau imbibé d'huile, parti on ne savait d'où, vint le frapper en plein visage, pendant que Fikandouss se précipitait vers lui en hurlant:
—Fous-moi le camp, sacré nom, ou je t'assomme!
Justin ne se le fit pas dire deux fois. Sursautant de peur, il repassa le seuil de l'huilerie en s'essuyant avec sa manche, qui lui barbouillait la joue en noir. Les autres se mirent à rire, mais du bout des lèvres, ne voulant pas faire un succès à Fikandouss. Ils le regardaient à la dérobée, méfiants, déroutés par cet énorme changement qui s'était opéré en lui, les derniers temps. Il n'avait jamais été tout à fait d'aplomb. Qui sait s'il n'était pas en train de devenir complètement toctoc?
XII
Quelques jours se passèrent. La situation à la fabrique ne se modifiait pas. Pierken et Fikandouss restaient absolument à l'écart des autres ouvriers. Ils continuaient de refuser obstinément leurs gouttes et persistaient dans leur attitude distante et hostile. Ils semblaient plongés en des réflexions profondes. On eût dit que Pierken méditait l'exécution d'un plan secret, que Fikandouss n'était pas encore tout à fait disposé à suivre. Parfois ils tenaient de longs et mystérieux conciliabules, où Fikandouss disait à peine quelques mots. Il avait mauvaise mine et maigrissait à vue d'oeil. Sauf le moment où il s'entretenait avec Pierken, il n'échangeait mot avec qui que ce fût et passait des journées entières sombrement absorbé dans ses pensées: «Ça y est; il est maboul!» disaient les autres. De toute son excitation fébrile, et souvent exagérée, de jadis, il ne restait plus rien. Il ne riait plus, ne criait plus, n'effarouchait plus les ouvrières, et jamais plus on n'entendait son obsédant et agaçant «Fikandouss-Fikandouss!» Du reste, sur toute la fabrique semblait peser une lourde et accablante tristesse. Seules, les tournées de Sefietje avec sa bouteille amenaient une passagère détente.
XIII
Ce jour-là, un peu avant une heure, au moment où son père allait mettre la machine en marche, Miel grimpa au grenier, au-dessus de l'huilerie, pour remplir, comme d'habitude, les réservoirs à grains des meules verticales. Il était à peine en haut de l'escalier, qu'en trois bonds il redégringola, criant, affolé, les yeux écarquillés:
—Vite! Vite! Là-haut! Fikandouss!
—Qu'est-ce qu'il y a? s'exclamèrent les hommes.
—Là-haut! Fikandouss! clama Miel, comme un fou, incapable d'articuler un autre son.
Leo et Pierken se précipitèrent en haut de l'escalier et, tout de suite, dans la pénombre, ils aperçurent Fikandouss pendu à une poutre, la corde au cou. Une petite échelle, qu'il avait escaladée, se trouvait encore à côté de lui; et sa figure semblait noire, avec une langue pendante, qu'il avait l'air de vomir.
—Un couteau! Un couteau! hurla Pierken fouillant dans ses poches et grimpant à l'échelle avec l'agilité d'un chat.
Leo lui passa un couteau. Rapidement Pierken trancha la corde et Fikandouss tomba sur le plancher avec un bruit sourd, comme un sac plein. Pierken sauta de l'échelle, desserra le noeud coulant, s'effondra en sanglotant sur le corps de son camarade. Fikandouss était mort, déjà froid.
Instantanément, tous les ouvriers de la fabrique, avec des lamentations, entourèrent le mort. Il y avait de l'horreur dans leurs yeux et, chaque fois que l'un d'eux touchait le corps du pendu, tous les autres reculaient avec terreur. Pierken, agenouillé près du cadavre, pleurait à chaudes larmes. Et, en paroles heurtées, il disait ce qui, selon lui, avait dû se passer. Fikandouss, trop faible d'esprit, n'avait pu surmonter la déception de la grève manquée. Lui, Pierken, avait vainement essayé, tous ces derniers jours, de lui remonter le moral: le coup avait été trop rude pour le pauvre bougre. Pierken lui avait proposé d'aller ensemble chercher de l'ouvrage en ville, où leur sort serait moins triste; il ne voulait pas. Il était, malgré tout, trop attaché à son village; c'était là et pas ailleurs qu'il voulait vivre … et mourir.
Avec une rapidité incroyable, l'atroce nouvelle s'était déjà partout répandue; et, en un rien de temps, M. de Beule fut sur les lieux, ainsi que M. Triphon, Mme de Beule, Sefietje et Eleken. Les femmes n'osaient pas aller voir au grenier et se tenaient, angoissées, au pied de l'escalier. Mais M. de Beule s'avança tout de suite avec autorité et décréta que M. le bourgmestre et M. le curé devaient être immédiatement avertis. Leo, qui avait de bonnes jambes, fat expédié au château et Lotje alla quérir le curé. En attendant, défense formelle, par ordre de M. de Beule, de toucher au cadavre.
Le bourgmestre fut le premier sur les lieux. Il monta péniblement l'escalier, en évitant avec soin de se salir. M. de Beule, avec son respect inné de tout ce qui était fortune et titre, adressa la parole en français à «Monsieur le baron». M. Triphon, fort impressionné, par cette auguste présence, salua avec une gaucherie timide et se tint à l'écart, à distance respectueuse. M. le bourgmestre examina vaguement le cadavre et constata sobrement:
—Il est mort.
—Oui, monsieur le baron; on l'a trouvé pendu à cette poutre, répondit
M. de Beule.
Le bourgmestre regarda la poutre, où pendait encore le bout de la corde tranchée par Pierken, et M. Triphon, les ouvriers, suivirent son regard. Sans faire attention à l'important et officiel personnage, Pierken s'abandonnait à toute sa douleur sur le corps de son pauvre ami.
—Il faudra dresser procès-verbal, dit enfin le bourgmestre. Est-ce que M. le curé est prévenu? Il faudra aussi faire constater le décès par le médecin.
—Oui, monsieur le baron; j'attends M. le curé d'un moment à l'autre, mais je n'ai pas encore fait appeler le docteur, répondit M. de Beule.
Au bas de l'escalier, un mouvement se fit et des pas accélérés montèrent les degrés. C'était M. le curé. Sans égard pour sa soutane, déjà tachée de poussière, il sauta sur le plancher du grenier, serra lestement la main du baron et de M. de Beule, se dirigea tout droit vers le cadavre, dont il toucha de ses mains blanches la face violacée.
—Le corps est déjà froid, murmura-t-il en regardant les autres d'un air grave.
Il lançait des coups d'oeil autour de lui, comme si la présence de tout ce monde le gênait.
—Voulez-vous être seul, M. le curé? demanda M. de Beule prévenant.
—Cela vaudrait mieux, avoua l'ecclésiastique.
M. de Beule se tourna vers les ouvriers:
—Allons, les gars, tout le monde en bas! ordonna-t-il.
Les hommes se pressèrent vers la trappe. Seul, Pierken manifesta quelque hésitation, mais il s'en alla tout de même.
—Vous pouvez rester, dit le curé à ces messieurs.
—Bah! … nous n'avons plus rien à faire ici, opina le bourgmestre.
Il tendit la main au prêtre et se dirigea avec précaution, les jambes raides, vers l'escalier.
—Attention, M. le baron, ne vous faites pas de mal, s'empressa M. de
Beule, plein d'attentions.
—C'est que … je ne suis pas … habitué … à un escalier aussi raide, haletait le bourgmestre en descendant les degrés avec des précautions infinies.
—Est-ce que vous n'avez besoin de rien, M. le curé? demanda encore
M. de Beule.
—Merci, j'ai tout ce qu'il me faut.
A leur tour, M. de Beule et M. Triphon quittèrent le grenier et le prêtre resta seul avec le suicidé.
En bas, les ouvriers se tenaient en un petit groupe compact, pâles, les yeux anxieux. Les femmes restaient à distance; elles pleuraient, apeurées.
—Faut-il mettre en marche, m'sieu? vint demander Bruun à voix basse à
M. de Beule.
—Attendez que M. le curé soit parti, répondit du même ton M. de Beule.
Il donna un pas de conduite au bourgmestre à travers le jardin.
—Quelle est la raison de ce suicide? demanda ce dernier.
—Ça, M. le baron, c'est l'esprit du temps, l'infiltration du venin socialiste, grommela M. de Beule d'une voix qui tremblait d'indignation.
—Il faudra des mesures énergiques, très très énergiques, pour combattre ce fléau. Le gouvernement se montre bien trop faible envers ces malfaiteurs, dit le bourgmestre.
Il tendit la main à M. de Beule et s'en fut en tirant la jambe vers son château.
XIV
Le bruit courait,—et les bonnes gens craignaient bien que ce ne fût vrai: Fikandouss, suicidé, mort en état de péché mortel, allait être enterré, avec les réprouvés, dans le coin du cimetière qu'on appelait le «trou aux chiens».
Heureusement, il n'en fut rien. On raconta ensuite que M. le curé, seul au grenier en présence du cadavre, y avait encore surpris un atome de vie et avait pu lui donner l'absolution. Pierken eut un ricanement de mépris devant une aussi flagrante imposture; mais, tout de même, Fikandouss fut enseveli comme un bon chrétien, en terre consacrée.
Tous les ouvriers de la fabrique assistèrent aux obsèques. M. de Beule et M. Triphon se montrèrent un instant à l'église et, le cierge à la main, firent le tour du catafalque. Sidonie était également présente. Elle se tenait discrètement derrière un pilier, non loin des autres ouvrières. Dans un coin se trouvaient Justin-la-Craque et Komèl. Le service fut rapidement bâclé. La cloche se dépêcha de sonner le glas; et les porteurs, Pierken, Leo, Free, Berzeel s'avancèrent lentement avec la bière devant la tombe, où déjà attendaient le curé et ses acolytes, avec la croix et les bannières.
En un petit groupe serré, les camarades entouraient la fosse. Ils étaient pâles et, dans leurs habits du dimanche, ils paraissaient plus hâves, plus minables que dans leur tenue de travail. Le cercueil était recouvert d'un drap de velours noir avec une grande croix jaune. Ce drap décoloré avait pris un ton roussâtre qui semblait la nuance assortie à la mort des pauvres. Le sacristain l'enleva et apparut le simple bois blanc. Le prêtre psalmodiait; les gens s'agenouillèrent. Lentement, avec un son creux sur les cordes, le cercueil descendait. Les hommes regardaient fixement, la face contractée. On aurait dit qu'ils se voyaient eux-mêmes descendre dans la fosse. Dans les yeux vitreux de Justin il y avait des larmes. Komèl avait l'air de mâchonner quelque chose. Les soeurs du défunt et quelques-unes des ouvrières pleuraient doucement, la tête cachée sous le lourd capuchon de leur longue mante noire. M. le curé aspergea d'eau bénite les fidèles agenouillés et rentra dans l'église avec ses aides. En chocs sourds les premières mottes de terre tombèrent sur les planches sonores. On eût dit de brefs coups de tambour voilés. Ou des pilons qui s'enfoncent. Très vite le bois fut recouvert en entier. Il ne restait plus qu'un tout petit coin qui s'obstinait à apparaître, comme un bout de papier blanc qu'on aurait jeté là.
Alors, les camarades partirent…. C'était une douce et radieuse matinée de septembre, avec des parfums dans l'air. Les maisons du village reluisaient et riaient, comme lavées et repeintes à neuf au tiède soleil. Le coq de cuivre au haut du clocher semblait d'or. Tout doucement, les derniers oiseaux de l'été chantaient….
XV
Pendant la matinée, la fabrique n'avait pas «tourné». A une heure, la machine fut remise en marche et les pilons tonnèrent. Deux établis manquaient de servants: celui de Fikandouss et celui de Pierken.
A quatre heures, Pierken parut dans la fabrique, mais point pour y reprendre son travail. Il avait gardé ses habits du dimanche mis pour l'enterrement, et venait dire adieu à ses camarades. Pierken quittait le village, sans esprit de retour, afin d'aller en ville se refaire une existence neuve. Les chefs socialistes lui avaient trouvé de l'ouvrage. Victorine, qu'il allait bientôt épouser, l'accompagnait.
Les camarades ne disaient pas grand'chose. Ils considéraient Pierken avec des regards fixes et étonnés. A son égard, il n'y avait plus chez eux aucune animosité. On eût dit qu'il était déjà devenu un étranger à leurs yeux et ne faisait plus partie de leur entourage. Tout de même, ils regrettaient son départ.
—Plus tard, vous ferez tous comme moi, dit Pierken.
Ils ne savaient. Ils étaient tristes, mornes, abattus. Ils voulaient dire des choses et ne trouvaient pas les mots. Il leur serra la main à tous. Berzeel était assez ému et dans ses quelques mots d'adieu il y eut un chevrotement. Ollewaert pinça une larme, Free eut un sourire doux et triste, Miel, planté comme un piquet à côté de ses énormes meules qui lui frôlaient presque la tête, semblait ne pas comprendre. Alors se présentèrent Justin-la-Craque et son aide Komèl. Sans rancune, Pierken leur tendit la main. Justin n'en revenait pas; ce départ soudain et définitif de Pierken…. Il se frappait les cuisses et ouvrait de grands yeux blancs dans sa face noire. Komèl ne dit rien, mais son long nez rouge parlait pour lui.
Pierken partit…. Il y avait dans son attitude et son allure on ne savait quelle fierté d'homme qui se connaît soi-même. Il semblait déjà appartenir à une autre sphère, plus élevée. Les camarades sentirent cette sorte de supériorité. Ils le suivirent du regard aussi loin qu'ils purent, le virent traverser la cour, entrer dans la «fosse aux femmes», pour faire, là aussi, ses adieux.
Les pilons s'étaient remis à bondir après le repos de quatre heures et les hommes, avares de paroles, accomplissaient machinalement leur travail. Pierken devait déjà être loin; peut-être apercevait-il à l'horizon, par-dessus la verte campagne, les hautes tours grises de la ville.
A six heures vint Sefietje avec sa bouteille. Tous burent leurs deux gouttes qui parurent les ranimer un peu. Mais il n'y eut ni chant, ni rire, ni aucune parole superflue. Ils demeuraient pensifs et graves. Ils songeaient à Fikandouss, à Pierken, à tout ce qui était passé….
Au dehors, le jour était devenu lourd et terne, et le crépuscule tendit, plus tôt que de coutume, des ombres grises dans la «fosse» lugubre. Les pilons y rebondissaient comme des monstres captifs dans un antre; les silhouettes, les formes des hommes devenaient celles de gnomes tourmentés. Bientôt la pluie tomba, douce, égale, monotone. L'été splendide touchait à sa fin; on sentait le premier frôlement du frileux automne.
Un peu avant l'heure de la fermeture, M. de Beule passa, comme toujours précédé de son fidèle Muche. Il était gros et rouge et avait l'air furieux, mais il s'en alla sans rien dire. Du reste, les ouvriers ne s'inquiétaient plus du tout de ce qu'il leur pouvait dire. Ils le voyaient avec indifférence. La crainte était morte. Après M. de Beule vint M. Triphon, accompagné de Kaboul. Ils n'avaient aucun ressentiment contre M. Triphon. Sans malveillance, ils le virent passer.
La pluie tombait plus drue, en lourdes nappes. La terre buvait; les arbres ruisselaient et les hommes pensaient à Pierken, qui cheminait à présent solitaire vers son avenir, et à Fikandouss, descendu pour toujours dans la fosse humide et sombre où tous devaient finir. Et dans l'incertitude de leur propre existence désormais, dans l'immense et vague tristesse qui emplissait leur âme, le peu qu'ils avaient obtenu comme amélioration à leur sort avait maintenant un goût si dur, si amer.
En un long soupir d'épuisement, la machine rendit son dernier souffle de vapeur et, sous la pluie, dans la grisaille du soir, la troupe en sabots reprit le chemin de ses masures….