Carnet d'un inconnu (Stépantchikovo)
The Project Gutenberg eBook of Carnet d'un inconnu (Stépantchikovo)
Title: Carnet d'un inconnu (Stépantchikovo)
Author: Fyodor Dostoyevsky
Translator: V. L. Binshtok
Charles Torquet
Release date: April 5, 2005 [eBook #15557]
Most recently updated: December 14, 2020
Language: French
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Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski
CARNET D'UN INCONNU
(STÉPANTCHIKOVO)
traduit du russe par J.-W. Bienstock et Charles Torquet — 1906
Table des matières
PREMIÈRE PARTIE I INTRODUCTION II MONSIEUR BAKHTCHEIEV III MON ONCLE IV LE THÉ V ÉJÉVIKINE VI LE BOEUF BLANC ET KAMARINSKI LE PAYSAN VII FOMA FOMITCH VIII DÉCLARATION D'AMOUR IX VOTRE EXCELLENCE X MIZINTCHIKOV XI UN GRAND ÉTONNEMENT XII LA CATASTROPHE SECONDE PARTIE I LA POURSUITE II NOUVELLES III LA FÊTE D'ILUCHA IV L'EXIL V FOMA FOMITCH ARRANGE LE BONHEUR GÉNÉRAL VI CONCLUSION
PREMIÈRE PARTIE
I INTRODUCTION
Sa retraite prise, mon oncle, le colonel Yégor Ilitch Rostaniev, se retira dans le village de Stépantchikovo où il vécut en parfait hobereau. Contents de tout, certains caractères se font à tout; tel était le colonel. On s'imaginerait difficilement homme plus paisible, plus conciliant et, si quelqu'un se fût avisé de voyager sur son dos l'espace de deux verstes, sans doute l'eût-il obtenu. Il était bon à donner jusqu'à sa dernière chemise sur première réquisition.
Il était bâti en athlète, de haute taille et bien découplé, avec des joues roses, des dents blanches comme l'ivoire, une longue moustache d'un blond foncé, le rire bruyant, sonore et franc, et s'exprimait très vite, par phrases hachées. Marié jeune, il avait aimé sa femme à la folie, mais elle était morte, laissant en son coeur un noble et ineffaçable souvenir. Enfin, ayant hérité du village de Stépantchikovo, ce qui haussait sa fortune à six cents âmes, il quitta le service et s'en fut vivre à la campagne avec son fils de huit ans, Hucha, dont la naissance avait coûté la vie de sa mère, et sa fillette Sachenka, âgée de quinze ans, qui sortait d'un pensionnat de Moscou où on l'avait mise après ce malheur. Mais la maison de mon oncle ne tarda pas à devenir une vraie arche de Noé. Voici comment.
Au moment où il prenait sa retraite après son héritage, sa mère, la générale Krakhotkine, perdit son second mari, épousé quelque seize ans plus tôt, alors que mon oncle, encore simple cornette, pensait déjà à se marier.
Longtemps elle refusait son consentement à ce mariage, versant d'abondantes larmes, accusant mon oncle d'égoïsme, d'ingratitude, d'irrespect. Elle arguait que la propriété du jeune homme suffisait à peine aux besoins de la famille, c'est-à-dire à ceux de sa mère avec son cortège de domestiques, de chiens, de chats, etc. Et puis, au beau milieu de ces récriminations et de ces larmes, ne s'était-elle pas mariée tout à coup avant son fils? Elle avait alors quarante-deux ans. L'occasion lui avait paru excellente de charger encore mon pauvre oncle, en affirmant qu'elle ne se mariait que pour assurer à sa vieillesse l'asile refusé par l'égoïste impiété de son fils et cette impardonnable insolence de prétendre se créer un foyer.
Je n'ai jamais pu savoir les motifs capables d'avoir déterminé un homme aussi raisonnable que le semblait être feu le général Krakhotkine à épouser une veuve de quarante-deux ans. Il faut admettre qu'il la croyait riche. D'aucuns estimaient que, sentant l'approche des innombrables maladies qui assaillirent son déclin, il s'assurait une infirmière. On sait seulement que le général méprisait profondément sa femme et la poursuivait à toute occasion d'impitoyables moqueries.
C'était un homme hautain. D'instruction moyenne, mais intelligent, il ne s'embarrassait pas de principes, ne croyant rien devoir aux hommes ni aux choses que son dédain et ses railleries et, dans sa vieillesse, les maladies, conséquences d'une vie peu exemplaire, l'avaient rendu méchant, emporté et cruel.
Sa carrière, assez brillante, s'était trouvée brusquement interrompue par une démission forcée à la suite d'un «fâcheux accident». Il avait tout juste évité le jugement et, privé de sa pension, en fut définitivement aigri. Bien que sans ressources et ne possédant qu'une centaine d'âmes misérables, il se croisait les bras et se laissait entretenir pendant les douze longues années qu'il vécut encore. Il n'en exigeait pas moins un train de vie confortable, ne regardait pas à la dépense et ne pouvait se passer de voiture. Il perdit bientôt l'usage de ses deux jambes et passa ses dix dernières années dans un confortable fauteuil où le promenaient deux grands laquais qui n'entendirent jamais sortir de sa bouche que les plus grossières injures.
Voitures, laquais et fauteuil étaient aux frais du fils impie. Il envoyait à sa mère ses ultimes deniers, grevant sa propriété d'hypothèques, se privant de tout, contractant des dettes hors de proportion avec sa fortune d'alors, sans échapper pour cela aux reproches d'égoïsme et d'ingratitude, si bien que mon oncle avait fini par se regarder lui-même comme un affreux égoïste et, pour s'en punir, pour s'en corriger, il multipliait les sacrifices et les envois d'argent.
La générale était restée en adoration devant son mari. Ce qui l'avait particulièrement charmée en lui, c'est qu'il était général, faisant d'elle une générale. Elle avait dans la maison son appartement particulier où elle vivait avec ses domestiques, ses commères et ses chiens. Dans la ville, on la traitait en personne d'importance et elle se consolait de son infériorité domestique par tous les potins qu'on lui relatait, par les invitations aux baptêmes, aux mariages et aux parties de cartes. Les mauvaises langues lui apportaient des nouvelles et la première place lui était toujours réservée où qu'elle fût. En un mot, elle jouissait de tous les avantages inhérents à sa situation de générale.
Quant au général, il ne se mêlait de rien, mais il se plaisait à railler cruellement sa femme devant les étrangers, se posant des questions dans le genre de celle-ci: «Comment ai-je bien pu me marier avec cette faiseuse de brioches?» Et personne n'osait lui tenir tête. Mais, peu à peu, toutes ses connaissances l'avaient abandonné. Or, la compagnie lui était indispensable, car il aimait à bavarder, à discuter, à tenir un auditeur. C'était un libre penseur, un athée à l'ancienne mode; il n'hésitait pas à traiter les questions les plus ardues.
Mais les auditeurs de la ville ne goûtaient point ce genre de conversation et se faisaient de plus en plus rares. On avait bien tenté d'organiser chez lui un whist préférence, mais les parties se terminaient ordinairement par de telles fureurs du général que Madame et ses amis brûlaient des cierges, disaient des prières, faisaient des réussites, distribuaient des pains dans les prisons pour écarter d'eux ce redoutable whist de l'après-midi qui ne leur valait que des injures, et parfois même des coups au sujet de la moindre erreur. Le général ne se gênait devant personne et, pour un rien qui le contrariait, il braillait comme une femme, jurait comme un charretier, jetait sur le plancher les cartes déchirées et mettait ses partenaires à la porte. Resté seul, il pleurait de rage et de dépit, tout cela parce qu'on avait joué un valet au lieu d'un neuf. Sur la fin, sa vue s'étant affaiblie, il lui fallut un lecteur et l'on vit apparaître Foma Fomitch Opiskine.
J'avoue annoncer ce personnage avec solennité, car il est sans conteste le héros de mon récit. Je n'expliquerai pas les raisons qui lui méritent l'intérêt, trouvant plus décent de laisser au lecteur lui-même le soin de résoudre cette question.
Foma Fomitch, en s'offrant au général Krakhotkine, ne demanda d'autre salaire que sa nourriture! D'où sortait-il? Personne ne le savait. Je me suis renseigné et j'ai pu recueillir certaines particularités sur le passé de cet homme remarquable. On disait qu'il avait servi quelque part et qu'il avait souffert «pour la vérité». On racontait aussi qu'il avait jadis fait de la littérature à Moscou. Rien d'étonnant à cela et son ignorance crasse n'était pas pour entraver une carrière d'écrivain. Ce qui est certain, c'est que rien ne lui avait réussi et, qu'en fin de compte, il s'était vu contraint d'entrer au service du général en qualité de lecteur-victime. Aucune humiliation ne lui fut épargnée pour le pain qu'il mangeait.
Il est vrai qu'à la mort du général, quant Foma Fomitch passa tout à coup au rang de personnage, il nous assurait que sa condescendance à l'emploi de bouffon n'avait été qu'un sacrifice à l'amitié. Le général était son bienfaiteur; à lui seul, Foma, cet incompris avait confié les grands secrets de son âme et si lui, Foma, avait consenti, sur l'ordre de son maître, à présenter des imitations de toutes sortes d'animaux et autres tableaux vivants, c'était uniquement pour distraire et égayer ce martyr, cet ami perclus de douleurs. Mais ces assertions de Foma Fomitch sont sujettes à caution.
En même temps et du vivant même du général, Foma Fomitch jouait un rôle tout différent dans les appartements de Madame. Comment en était-il venu là? C'est une question assez délicate à résoudre pour un profane quand il s'agit de pareils mystères. Toujours est- il que la générale professait pour lui une sorte d'affection pieuse et de cause inconnue. Graduellement, il avait acquis une extraordinaire influence sur la partie féminine de la maison du général, influence analogue à celle exercée sur quelques dames par certains sages et prédicateurs de maisons d'aliénés.
Il donnait des lectures salutaires à l'âme, parlait avec une éloquence larmoyante des diverses vertus chrétiennes, racontait sa vie et ses exploits. Il allait à la messe et même à matines, prophétisait dans une certaine mesure, mais il était surtout passé maître en l'art d'expliquer les rêves et dans celui de médire du prochain. Le général, qui devinait ce qui se passait chez sa femme, s'en autorisait pour tyranniser encore mieux son souffre- douleur, mais cela ne servait qu'à rehausser son prestige de héros aux yeux de la générale et de toute sa domesticité.
Tout changea du jour où le général passa de vie à trépas, non sans quelque originalité. Ce libre penseur, cet athée avait été pris d'une peur terrible, priant, se repentant, s'accrochant aux icônes, appelant les prêtres. Et l'on disait des messes et on lui administrait les sacrements, tandis que le malheureux criait qu'il ne voulait pas mourir et implorait avec des larmes le pardon de Foma Fomitch. Et voici comment l'âme du général quitta sa dépouille mortelle.
La fille du premier lit de la générale, ma tante Prascovia Ilinichna, vieille fille et victime préférée du général — qui n'avait pu s'en passer pendant ses dix ans de maladie, car elle seule savait le contenter par sa complaisance bonasse, — s'approcha du lit et, versant un torrent de larmes, voulut arranger un oreiller sous la tête du martyr. Mais le martyr la saisit, comme l'occasion, par les cheveux et les lui tira trois fois en écumant de rage.
Dix minutes plus tard, il était mort. On en fit part au colonel malgré que la générale eût déclaré qu'elle aimait mieux mourir que de le voir en un pareil moment, et l'enterrement somptueux fut naturellement payé par ce fils impie que l'on ne voulait pas voir.
Un mausolée de marbre blanc fut élevé à Kniazevka, village totalement ruiné et divisé entre plusieurs propriétaires, où le général possédait ses cent âmes et le marbre en fut zébré d'inscriptions célébrant l'intelligence, les talents, la grandeur d'âme du général avec mention de son grade et de ses décorations. La majeure partie de ce travail épigraphique était due à Foma Fomitch.
Pendant longtemps, la générale refusa le pardon à son fils révolté. Entourée de ses familiers et de ses chiens, elle criait à travers ses sanglots qu'elle mangerait du pain sec, qu'elle boirait ses larmes, qu'elle irait mendier sous les fenêtres plutôt que de vivre à Stépantchikovo avec «l'insoumis» et que jamais, jamais elle ne mettrait les pieds dans cette maison. Les dames prononcent d'ordinaire ces mots: les pieds avec une grande véhémence, mais l'accent qu'y savait mettre la générale était de l'art. Elle donnait à son éloquence un cours intarissable…cependant qu'on préparait activement les malles pour le départ.
Le colonel avait fourbu ses chevaux à faire quotidiennement les quarante verstes qui séparaient Stépantchikovo de la ville, mais ce fut seulement quinze jours après l'inhumation qu'il obtint la permission de paraître sous les regards courroucés de sa mère.
Foma Fomitch menait les négociations. Quinze jours durant, il reprochait à l'insoumis sa conduite «inhumaine», le faisait pleurer de repentir, le poussait presque au désespoir, et ce fut le début de l'influence despotique prise depuis par Foma sur mon pauvre oncle. Il avait compris à quel homme il avait affaire et que son rôle de bouffon était fini, qu'il allait pouvoir devenir à l'occasion un gentilhomme et il prenait une sérieuse revanche.
— Pensez à ce que vous ressentirez, disait-il, si votre propre mère, appuyant sur un bâton sa main tremblante et desséchée par la faim, s'en allait demander l'aumône! Quelle chose monstrueuse, si l'on considère et sa situation de générale et ses vertus. Et quelle émotion n'éprouveriez-vous pas le jour où (par erreur, naturellement, mais cela peut arriver) où elle viendrait tendre la main à votre porte pendant que vous, son fils, seriez baigné dans l'opulence! Ce serait terrible, terrible! Mais ce qui est encore plus terrible, colonel, permettez-moi de vous le dire, c'est de vous voir rester ainsi devant moi plus insensible qu'une solive, la bouche bée, les yeux clignotants… C'est véritablement indécent, alors que vous devriez vous arracher les cheveux et répandre un déluge de larmes…
Dans l'excès de son zèle, Foma avait même été un peu loin, mais c'était l'habituel aboutissement de son éloquence. Comme on le pense bien, la générale avait fini par honorer Stépantchikovo de son arrivée en compagnie de toute sa domesticité, de ses chiens, de Foma Fomitch et de la demoiselle Pérépélitzina, sa confidente. Elle allait essayer — disait-elle — de vivre avec son fils et éprouver la valeur de son respect. On imagine la situation du colonel au cours de cette épreuve. Au début, en raison de son deuil récent, elle croyait devoir donner carrière à sa douleur deux ou trois fois par semaine, au souvenir de ce cher général à jamais perdu et à chaque fois, sans motif apparent, le colonel recevait une semonce.
De temps en temps, et surtout en présence des visiteurs, elle appelait son petit-fils Ilucha ou sa petite-fille Sachenka et, les faisant asseoir auprès d'elle, elle couvrait d'un regard long et triste ces malheureux petits êtres à l'avenir tant compromis par un tel père, poussait de profonds soupirs et pleurait bien une bonne heure. Malheur au colonel s'il ne savait comprendre ces larmes! Et le pauvre homme, qui ne le savait presque jamais, venait comme à plaisir se jeter dans la gueule du loup et devait essuyer de rudes assauts. Mais son respect n'en était pas altéré; il en arrivait même au paroxysme. La générale et Foma sentirent tous deux que la terreur suspendue sur leurs têtes pendant de si longues années était chassée à jamais.
De temps à autre, la générale tombait en syncope, et, dans le remue-ménage qui s'ensuivait, le colonel s'effarait, tremblant comme la feuille.
— Fils cruel! criait-elle en retrouvant ses sens, tu me déchires les entrailles!… mes entrailles! mes entrailles!
— Mais, ma mère, qu'ai-je fait? demandait timidement le colonel.
— Tu me déchires les entrailles! il tente de se justifier! Quelle audace! Quelle insolence! Ah! fils cruel!… Je me meurs!
Le colonel restait anéanti. Cependant, la générale finissait toujours par se reprendre à la vie et une demi-heure plus tard, le colonel, attrapant le premier venu par le bouton de sa jaquette, lui disait:
— Vois-tu, mon cher, c'est une grande dame, une générale! La meilleure vieille du monde, seulement, tu sais, elle est accoutumée à fréquenter des gens distingués et moi, je suis un rustre. Si elle est fâchée, c'est que je suis fautif. Je ne saurais te dire en quoi, mais je suis dans mon tort.
Dans des cas pareils, la demoiselle Pérépélitzina, créature plus que mûre, parsemée de postiches, aux petits yeux voraces, aux lèvres plus minces qu'un fil et qui haïssait tout le monde, croyait se devoir de sermonner le colonel.
— Tout cela n'arriverait pas si vous étiez plus respectueux, moins égoïste, si vous n'offensiez pas votre mère. Elle n'est pas accoutumée à de pareilles manières. Elle est générale, tandis que vous n'êtes qu'un simple colonel.
— C'est Mademoiselle Pérépélitzina, expliquait le colonel à son auditeur, une bien brave demoiselle qui prend toujours la défense de ma mère… une personne exceptionnelle et la fille d'un lieutenant-colonel. Rien que cela!
Mais, bien entendu, cela n'était qu'un prélude. Cette même générale, si terrible avec le colonel, tremblait à son tour devant Foma Fomitch qui l'avait complètement ensorcelée. Elle en était folle, n'entendait que par ses oreilles, ne voyait que par ses yeux. Un de mes petits cousins, hussard en retraite, jeune encore mais criblé de dettes, ayant passé quelque temps chez mon oncle, me déclara tout net sa profonde conviction que des rapports intimes existaient entre la générale et Foma. Je n'hésitai pas à repousser une pareille hypothèse comme grotesque et par trop naïve. Non, il y avait autre chose que je ne pourrai faire saisir au lecteur qu'en lui expliquant le caractère de Foma Fomitch, tel que je le compris plus tard moi-même.
Imaginez-vous un être parfaitement insignifiant, nul, niais, un avorton de la société, sans utilisation possible, mais rempli d'un immense et maladif amour-propre que ne justifiait aucune qualité. Je tiens à prévenir mes lecteurs: Foma Fomitch est la personnification même de cette vanité illimitée qu'on rencontre surtout chez certains zéros, envenimés par les humiliations et les outrages, suant la jalousie par tous les pores au moindre succès d'autrui. Il n'est pas besoin d'ajouter que tout cela s'assaisonne de la plus extravagante susceptibilité.
On va se demander d'où peut provenir une pareille infatuation. Comment peut-elle germer chez d'aussi pitoyables êtres de néant que leur condition même devrait renseigner sur la place qu'ils méritent? Que répondre à cela? Qui sait? Il est peut-être parmi eux des exceptions au nombre desquelles figurerait mon héros. Et Foma est, en effet, une exception, comme le lecteur le verra par la suite. En tout cas, permettez-moi de vous le demander; êtes- vous bien sûr que tous ces résignés, qui considèrent comme un bonheur de vous servir de paillasses, que vos pique-assiettes aient dit adieu à tout amour-propre? Et ces jalousies, ces commérages, ces dénonciations, ces méchants propos qui se tiennent dans les coins de votre maison même, à côté de vous, à votre table? Qui sait si, chez certains chevaliers errants de la fourchette, sous l'influence des incessantes humiliations qu'ils doivent subir, l'amour-propre, au lieu de s'atrophier, ne s'hypertrophie pas, devenant ainsi la monstrueuse caricature d'une dignité peut-être entamée primitivement, au temps de l'enfance, par la misère et le manque de soins.
Mais je viens de dire que Foma Fomitch était une exception à la règle générale. Homme de lettres, jadis, il avait souffert d'être méconnu et la littérature en a perdu d'autres que lui; je dis: la littérature méconnue. J'incline à penser qu'il avait connu les déboires, même avant ses tentatives littéraires et qu'en divers métiers, il avait reçu plus de chiquenaudes que d'appointements. Cela, je le suppose, mais, ce que je sais positivement, c'est qu'il avait réellement confectionné un roman dans le genre de ceux qui servaient de pâture à l'esprit du Baron Brambeus (Pseudonyme de Jenkovski, écrivain russe très connu). Sans doute beaucoup de temps avait passé depuis, mais l'aspic de la vanité littéraire fait parfois des piqûres bien profondes et mêmes incurables, surtout chez les individus bornés.
Désabusé dès son premier pas dans la carrière des lettres, Foma Fomitch s'était à jamais joint au troupeau des affligés, des déshérités, des errants. Je pense que c'est de ce moment que se développa chez lui cette vantardise, ce besoin de louanges, d'hommages, d'admiration et de distinction. Ce pitre avait trouvé moyen de rassembler autour de lui un cercle d'imbéciles extasiés. Son premier besoin était d'être le premier quelque part, n'importe où, de vaticiner, de fanfaronner, et si personne ne le flattait, il s'en chargeait lui-même. Une fois qu'il fut devenu le maître incontesté de la maison de mon oncle, je me souviens de l'avoir entendu prononcer les paroles que voici:
«Je ne resterai plus longtemps parmi vous — et son ton s'emplissait d'une gravité mystérieuse — Quand je vous aurait tous établis et que je vous aurai fait saisir le sens de la vie, je vous dirai adieu et je m'en irai à Moscou pour y fonder une revue. Je ferai des cours où passeront mensuellement trente mille auditeurs. Alors, mon nom retentira partout et malheur à mes ennemis!»
Mais, tout en attendant la gloire, ce génie exigeait une récompense immédiate. Il est toujours agréable d'être payé d'avance et surtout dans un cas pareil. Je sais que Foma se présentait sérieusement à mon oncle comme venu au monde pour accomplir une grande mission où le conviait sans cesse un homme ailé qui le visitait la nuit. Il devait écrire un livre compact et salutaire aux âmes, un livre qui provoquerait un tremblement de toute la terre et ferait craquer la Russie. Quand viendrait l'heure du cataclysme, Foma, renonçant à sa gloire, se retirerait dans un monastère et prierait jour et nuit pour le bonheur de la patrie, au fond des catacombes de Kiev.
Il vous est maintenant loisible d'imaginer ce que pouvait devenir ce Foma après toute une existence d'humiliations, de persécutions et peut-être même de taloches, ce Foma sensuel et vaniteux au fond, ce Foma écrivain méconnu, ce Foma qui gagnait son pain à bouffonner, ce Foma à l'âme de tyran en dépit de sa nullité, ce Foma vantard et insolent à l'occasion! ce qu'il pouvait devenir, ce Foma, quand il connut enfin les honneurs et la gloire, quand il se vit admiré et choyé d'une protectrice idiote et d'un protecteur fasciné et débonnaire, chez qui il avait enfin trouvé à s'implanter après tant de pérégrinations! Mais il me faut ici développer le caractère de mon oncle; le succès de Foma serait incompréhensible sans cela, autant que la maîtrise qu'il exerçait dans la maison et que sa métamorphose en grand homme.
Mon oncle n'était pas seulement bon, mais encore d'une extrême délicatesse sous son écorce un peu grossière, et d'un courage à toute épreuve. J'ose employer ce terme de courage, car aucun devoir, aucune obligation ne l'eussent arrêté; il ne connaissait pas d'obstacles. Son âme noble était pure comme celle d'un enfant. Oui, à quarante ans, c'était un enfant expansif et gai, prenant les hommes pour des anges, s'accusant de défauts qu'il n'avait pas, exagérant les qualités des autres, en découvrant même où il n'y en avait jamais eu. Il était de ces grands coeurs qui ne sauraient sans honte supposer le mal chez les autres, qui parent le prochain de toutes les vertus, qui se réjouissent de ses succès, qui vivent sans relâche dans un monde idéal, qui prennent sur eux toutes leurs fautes. Leur vocation est de sacrifier aux intérêts d'autrui. On l'eût pris pour un être veule et faible de caractère et sans doute, il était trop faible; cependant, ce n'était pas manque d'énergie, mais crainte d'humilier, crainte de faire souffrir ses semblables qu'il aimait tous.
Au surplus, il ne montrait de faiblesse que dans la défense de ses propres intérêts, n'hésitant jamais à les sacrifier pour des gens qui se moquaient de lui. Il lui semblait impossible qu'il eût des ennemis; il en avait cependant, mais ne les voyait point. Ayant une peur bleue des cris et des disputes, il cédait toujours et se soumettait en tout, mais par bonhomie, par délicatesse et — disait-il, en vue d'éloigner tout reproche de faiblesse — «pour que tout le monde fût content».
Il va sans dire qu'il était prêt à subir toute noble influence, ce qui permettait à telle canaille habile de s'emparer de lui jusqu'à l'entraîner dans quelque mauvaise action présentée sous le voile d'une intention pure. Car mon oncle était follement confiant et ce fut pour lui la cause de beaucoup d'erreurs. Après de douloureux combats, lorsqu'il finît par reconnaître la malhonnêteté de son conseiller, il ne manquait pas de prendre toute la faute à son compte.
Figurez-vous maintenant sa maison livrée à une idiote capricieuse, en adoration devant un autre imbécile jusque là terrorisé par son général et brûlant du désir de se dédommager du passé, une idiote devant laquelle mon oncle croyait devoir s'incliner parce qu'elle était sa mère. On avait commencé par convaincre le pauvre homme qu'il était grossier, brutal, ignorant et d'un égoïsme révoltant, et il importe de remarquer que la vieille folle parlait sincèrement.
Foma était sincère, lui aussi. Puis, on avait ancré dans l'esprit de mon oncle cette conviction que Foma lui avait été envoyé par le ciel pour le salut de son âme et pour la répression de ses abominables vices; car n'était-il pas un orgueilleux, toujours à se vanter de sa fortune et capable de reprocher à Foma le morceau de pain qu'il lui donnait? Mon pauvre oncle avait fini par contempler douloureusement l'abîme de sa déchéance, il voulait s'arracher les cheveux, demander pardon…
— C'est ma faute! disait-il à ses interlocuteurs, c'est ma faute! On doit se montrer délicat envers celui auquel on rend service… Que dis-je? Quel service? je dis des sottises; ce n'est pas moi qui lui rends service; c'est lui, au contraire qui m'oblige en consentant à me tenir compagnie. Et voilà que je lui ai reproché ce morceau de pain!… C'est-à-dire, je ne lui ai rien reproché, mais j'ai certainement dû laisser échapper quelques paroles imprudentes comme cela m'arrive souvent… C'est un homme qui a souffert, qui a accompli des exploits, qui a soigné pendant dix ans son ami malade, malgré les pires humiliations; cela vaut une récompense!… Et puis l'instruction!… Un écrivain! un homme très instruit et d'une très grande noblesse…
La seule image de ce Foma instruit et malheureux en butte aux caprices d'un malade hargneux, lui gonflait le coeur d'indignation et de pitié. Toutes les étrangetés de Foma, toutes ses méchancetés, mon oncle les attribuait aux souffrances passées, aux humiliations subies, qui n'avaient pu que l'aigrir. Et, dans son âme noble et tendre, il avait décidé qu'on ne pouvait être aussi exigeant à l'égard d'un martyr qu'à celui d'un homme ordinaire, qu'il fallait non seulement lui pardonner, mais encore panser ses plaies avec douceur, le réconforter, le réconcilier avec l'humanité. S'étant assigné ce but, il s'enthousiasma jusqu'à l'impossible, jusqu'à s'aveugler complètement sur la vulgarité de son nouvel ami, sur sa gourmandise, sur sa paresse, sur son égoïsme, sur sa nullité. Mon oncle avait une foi absolue dans l'instruction, dans le génie de Foma. Ah! mais j'oublie de dire que le colonel tombait en extase aux mots «littérature» et «science», quoiqu'il n'eût lui-même jamais rien appris.
C'était une de ses innocentes particularités.
— Il écrit un article! disait-il en traversant sur la pointe des pieds les pièces avoisinant le cabinet de travail de Foma Fomitch, et il ajoutait avec un air mystérieux et fier: — Je ne sais au juste ce qu'il écrit, peut-être une chronique… mais alors quelque chose d'élevé… Nous ne pouvons pas comprendre cela, nous autres… Il m'a dit traiter la question des forces créatrices. Ça doit être de la politique. Oh! son nom sera célèbre et entraînera le nôtre dans sa gloire… Lui-même me le disait encore tout à l'heure, mon cher…
Je sais positivement que, sur l'ordre de Foma, mon oncle dut raser ses superbes favoris blond foncé, son tyran ayant trouvé qu'ils lui donnaient l'air français et par conséquent fort peu patriote. Et puis, peu à peu, Foma se mit à donner de sages conseils pour la gérance de la propriété; ce fut effrayant!
Les paysans eurent bientôt compris de quoi il retournait et qui était le véritable maître, et ils se grattaient la nuque. Il m'arriva de surprendre un entretien de Foma avec eux. Foma avait déclaré qu'il»aimait causer avec l'intelligent paysan russe» et, quoiqu'il ne sût pas distinguer l'avoine du froment, il n'hésita pas à disserter d'agriculture. Puis il aborda les devoirs sacrés du paysan envers son seigneur. Après avoir effleuré la théorie de l'électricité et la question de la répartition du travail, auxquelles il ne comprenait rien, après avoir expliqué à son auditoire comment la terre tourne autour du soleil, il en vint, dans l'essor de son éloquence, à parler des ministres. (Pouchkine a raconté l'histoire d'un père persuadant à son fils âgé de quatre ans que «son petit père était si courageux que le tsar lui-même l'aimait»… Ce petit père avait besoin d'un auditeur de quatre ans; c'était un Foma Fomitch.)… Les paysans l'écoutaient avec vénération.
— Dis donc, mon petit père, combien avais-tu d'appointements? lui demanda soudain Arkhip Korotkï, un vieillard aux cheveux tout blancs, dans une intention évidemment flatteuse. Mais la question sembla par trop familière à Foma, qui ne pouvait supporter la familiarité.
— Qu'est-ce que cela peut te faire, imbécile? répondit-il en regardant le malheureux paysan avec mépris. Qu'est-ce qui te prend d'attirer mon attention sur ta gueule? Est-ce pour me faire cracher dessus?
C'était le ton qu'adoptait généralement Foma dans ses conversations avec «l'intelligent paysan russe».
— Notre père, fit un autre, nous sommes de pauvres gens. Tu es peut-être un major, un colonel ou même une Excellence… Nous ne savons même pas comment t'adresser la parole.
— Imbécile! reprit Foma, s'adoucissant, il y a appointements et appointements, tête de bois! Il en est qui ont le grade de général et qui ne reçoivent rien, parce qu'ils ne rendent aucun service au tsar. Moi, quand je travaillais pour un ministre, j'avais vingt mille roubles par an, mais je ne les touchais pas; je travaillais pour l'honneur, me contentant de ma fortune personnelle. J'ai abandonné mes appointements au profit de l'instruction publique et des incendiés de Kazan.
— Alors, c'est toi qui as rebâti Kazan? reprenait le paysan étonné, car, en général, Foma Fomitch étonnait les paysans.
— Mon Dieu, j'en ai fait ma part, répondait-il négligemment, comme s'il s'en fût voulu d'avoir honoré un tel homme d'une telle confidence.
Ses entretiens avec mon oncle étaient d'une autre sorte.
— Qu'étiez-vous avant mon arrivée ici? disait-il, mollement étendu dans le confortable fauteuil où il digérait un déjeuner copieux, pendant qu'un domestique placé derrière lui s'évertuait à chasser les mouches avec un rameau de tilleul. À quoi ressembliez- vous? Et voici que j'ai jeté en votre âme cette étincelle du feu céleste qui y brille à présent! Ai-je jeté en vous une étincelle de feu sacré, oui ou non? Répondez: l'ai-je jetée, oui ou non?
Au vrai, Foma Fomitch ne savait pas pourquoi il avait fait cette question. Mais le silence et la gêne de mon oncle l'irritaient. Jadis si patient et si craintif, il s'enflammait maintenant à la moindre contradiction. Le silence de ce brave homme l'outrageait: il lui fallait une réponse.
— Répondez: l'étincelle brûle-t-elle en vous ou non?
Mon oncle ne savait plus que devenir.
— Permettez-moi de vous faire observer que je vous attends! insistait le pique-assiette d'un air offensé.
— Mais répondez donc, Yegorouchka! intervenait la générale en haussant les épaules.
— Je vous demande: l'étincelle brûle-t-elle en vous, oui ou non? réitérait Foma très indulgent, tout en picorant un bonbon dans la boîte toujours placée devant lui sur l'ordre de la générale.
— Je te jure, Foma, que je n'en sais rien, répondait enfin le malheureux, avec un visage désolé. Il y a sans doute quelque chose de ce genre… Ne me demande rien… Je crains de dire une bêtise…
— Fort bien. Alors, selon vous, je serais un être si nul que je ne mériterais même pas une réponse; c'est bien cela que vous avez voulu dire? Soit, je suis donc nul.
— Mais non, Foma! Que Dieu soit avec toi! Je n'ai jamais voulu dire cela.
— Mais si. C'est précisément ce que vous avez voulu dire.
— Je jure que non!
— Très bien. Mettons que je suis un menteur! D'après vous, ce serait moi qui chercherais une mauvaise querelle?… Une insulte de plus ou de moins…! Je supporterai tout.
— Mais, mon fils!… clame la générale avec effroi.
— Foma Fomitch! Ma mère! s'écrie mon oncle navré. Je vous jure qu'il n'y a pas de ma faute. J'ai parlé inconsidérément… Ne fais pas attention à ce que je dis, Foma; je suis bête; je sens que je suis bête, qu'il me manque quelque chose… Je sais, je sais, Foma! Ne me dis rien! — continue-t-il en agitant la main. — Pendant quarante ans, jusqu'à ce que je te connusse, je me figurais être un homme ordinaire et que tout allait pour le mieux. Je ne m'étais pas rendu compte que je ne suis qu'un pécheur, un égoïste et que j'ai fait tant de mal que je ne comprends pas comment la terre peut encore me porter.
— Oui, vous êtes bien égoïste! remarque Foma avec conviction.
— Je le comprends maintenant moi-même. Mais je vais me corriger et devenir meilleur.
— Dieu vous entende! conclut Foma en poussant un pieux soupir et en se levant pour aller faire sa sieste accoutumée.
Pour finir ce chapitre, qu'on me permette de dire quelques mots de mes relations personnelles avec mon oncle et d'expliquer comment je fus mis en présence de Foma et inopinément jeté dans le tourbillon des plus graves événements qui se soient jamais passés dans le bienheureux village de Stépantchikovo. J'aurai ainsi terminé mon introduction et pourrai commencer mon récit.
Encore enfant, je restai seul au monde. Mon oncle me tint lieu de père et fit pour moi ce que bien des pères ne font pas pour leur progéniture. Du premier jour que je passai dans sa maison, je m'attachai à lui de tout mon coeur. J'avais alors dix ans et je me souviens que nous nous comprîmes bien vite et que nous devînmes de vrais amis. Nous jouions ensemble à la toupie; une fois, nous volâmes de complicité le bonnet d'une vieille dame, notre parente, et nous attachâmes ce trophée à la queue d'un cerf-volant que je lançai dans les nuages.
Beaucoup plus tard, en une bien courte rencontre avec mon oncle à Pétersbourg, je pus achever l'étude de son caractère. Cette fois encore, je m'étais attaché à lui de toute l'ardeur de ma jeunesse. Il avait quelque chose de franc, de noble, de doux, de gai et de naïf à la fois qui lui attirait les sympathies et m'avait profondément impressionné.
Après ma sortie de l'Université, je restai quelques temps oisif à Pétersbourg et, comme il arrive souvent aux blancs-becs, bien persuadé que j'allais sous peu accomplir quelque chose de grandiose. Je ne tenais guère à quitter la capitale et n'entretenais avec mon oncle qu'une correspondance assez rare, seulement lorsque j'avais à lui demander de l'argent qu'il ne me refusait jamais. Venu pour affaires à Pétersbourg, l'un de ses serfs m'avait appris qu'il se passait à Stépantchikovo des choses extraordinaires. Troublé par ces nouvelles, j'écrivis plus souvent.
Mon oncle me répondit par des lettres étranges, obscures, où il ne m'entretenait que de mes études et s'enorgueillissait par avance de mes futurs succès et puis, tout à coup, après un assez long silence, je reçus une étonnant épître, très différente des précédentes, bourrée de bizarres sous-entendus, de contradictions incompréhensibles au premier abord. Il était évident qu'elle avait été écrite sous l'empire d'une extrême agitation.
Une seule chose y était claire, c'est que mon oncle me suppliait presque d'épouser au plus vite son ancienne pupille, fille d'un pauvre fonctionnaire provincial nommé Éjévikine, laquelle avait été fort bien élevée au compte de mon oncle dans un grand établissement scolaire de Moscou et servait à ce moment d'institutrice à ses enfants. Elle était malheureuse; je pouvais faire son bonheur en accomplissant une action généreuse; il s'adressait à la noblesse de mon coeur et me promettait de doter la jeune fille, mais il s'exprimait sur ce dernier point d'une façon extrêmement mystérieuse, et m'adjurait de garder sur tout cela le plus absolu silence. Cette lettre me bouleversa.
Quel est le jeune homme qui ne se fût pas senti remué par une proposition aussi romanesque? De plus, j'avais entendu dire que la jeune fille était fort jolie.
Je ne savais pas à quel parti m'arrêter, mais je répondis aussitôt à mon oncle que j'allais partir sur-le-champ pour Stépantchikovo, car il m'avait envoyé sous le même pli les fonds nécessaires à mon voyage, ce qui ne m'empêcha pas de rester encore quinze jours à Pétersbourg dans l'indécision. C'est à ce moment que je fis la rencontre d'un ancien camarade de régiment de mon oncle. En revenant du Caucase, cet officier s'était arrêté à Stépantchikovo. C'était un homme d'un certain âge déjà, fort sensé et célibataire endurci.
Il me raconta avec indignation des choses dont je n'avais aucune connaissance. Foma Fomitch et la générale avaient conçu le projet de marier le colonel avec une demoiselle étrange, âgée, à moitié folle, qui possédait environ un demi million de roubles et dont la biographie était quelque chose d'incroyable. La générale avait déjà réussi à lui persuader qu'elles étaient parentes et à la faire loger dans la maison. Bien qu'au désespoir, mon oncle finirait certainement par épouser le demi million. Cependant, les deux fortes têtes, la générale et Foma avaient organisé une persécution contre cette malheureuse institutrice sans défense et employaient tous leurs efforts à la faire partir, de peur que le colonel n'en devint amoureux et peut-être même parce qu'il l'était déjà. Ces dernières paroles me frappèrent, mais, à toutes mes questions sur le point de savoir si mon oncle était réellement amoureux, mon interlocuteur ne put ou ne voulut pas me donner de réponse précise et, d'une façon générale, il me raconta tout cela comme à contrecoeur, avec un évident parti pris d'éviter les détails précis.
Cette rencontre me donna beaucoup à penser, car ce que j'apprenais était en contradiction formelle avec la proposition qui m'était faite. Le temps pressant, je résolus de partir pour Stépantchikovo, dans l'intention de réconforter mon oncle et même de le sauver, si possible, c'est-à-dire de faire chasser Foma, d'empêcher cet odieux mariage avec la vieille demoiselle et de rendre le bonheur à cette malheureuse jeune fille en l'épousant. Car le prétendu amour de mon oncle pour elle m'apparaissait comme une misérable invention de Foma.
Comme font les très jeunes gens, je sautai d'une extrémité à l'autre et, chassant toute hésitation, je brûlai de l'ardeur d'opérer des miracles et d'accomplir mille exploits. Il me semblait faire preuve d'une générosité extraordinaire en me sacrifiant noblement au bonheur d'un être aussi charmant qu'innocent et je me souviens que, pendant tout le trajet, je me sentis fort satisfait de moi. C'était en juillet; le soleil luisait; devant moi s'étendait l'immensité des champs de blé déjà presque mûr… J'étais resté si longtemps enfermé à Pétersbourg, que je croyais voir le monde pour la première fois.
II MONSIEUR BAKHTCHEIEV
J'approchais du but de mon voyage. En traversant la petite ville de B…, qui n'est plus qu'à dix verstes de Stépantchikovo, je dus m'arrêter chez un maréchal ferrant pour faire réparer l'un des moyeux de mon tarantass. C'était là un travail sans grande importance, et je résolus d'en attendre la fin avant de terminer mes dix verstes.
Ayant mis pied à terre, je vis un gros monsieur qu'une nécessité analogue avait, comme moi, contraint de s'arrêter. Depuis une grande heure, il était là, suffoqué par la chaleur torride; il criait et jurait avec une impatience hargneuse et s'efforçait d'activer le travail des ouvriers. Au premier coup d'oeil, ce monsieur était un grincheux d'habitude. Il pouvait avoir quarante- cinq ans. Son énorme opulence, son double menton, ses joues bouffies et grêlées disaient une plantureuse existence de hobereau. Il y avait dans son visage quelque chose de féminin qui sautait de suite aux yeux. Large et confortable, son costume n'était pas cependant à la dernière mode.
Je ne puis comprendre pourquoi il était fâché contre moi, d'autant plus que nous nous voyions pour la première fois et que nous ne nous étions pas encore dit une parole, mais je le vis bien aux regards furieux qu'il me lança dès que je fus descendu de voiture. Pourtant, j'avais grande envie de faire sa connaissance, car les bavardages de ses domestiques m'avaient appris qu'il venait de Stépantchikovo et qu'il y avait vu mon oncle. C'était là une occasion favorable de me renseigner plus amplement.
Soulevant ma casquette, je remarquai avec toute la gentillesse du monde que les voyages nous occasionnent parfois des accidents bien désagréables, mais le gros bonhomme me toisa des pieds à la tête d'un regard dédaigneux et mécontent, puis, grommelant, me tourna le dos. Cette partie de sa personne était sans doute fertile en suggestions intéressantes, mais peu propice à la conversation.
— Grichka, ne ronchonne pas ou je te ferai fouetter! cria-t-il à son domestique sans avoir l'air d'entendre mon observation sur les désagréments du voyage.
Grichka était un vieux laquais à cheveux blancs, porteur d'une longue redingote et d'énormes favoris de neige. Tout indiquait que lui aussi était en colère et il ne cessait de marmonner. La menace du maître fut le signal d'une prise de bec.
— Tu me feras fouetter! Crie-le donc plus haut! fit Grichka d'une voix si nette que tout le monde l'entendit, et, indigné, il se mit en devoir d'arranger quelque chose dans la voiture.
— Quoi? Qu'est-ce que tu viens de dire? «Crie-le donc plus fort!»… Tu veux faire l'insolent? clama le gros homme devenu écarlate.
— Mais qu'avez-vous donc à vous fâcher ainsi? On ne peut donc plus dire un mot?
— Me fâcher? L'entendez-vous? Mais c'est lui qui se fâche et je n'ose plus rien dire!
— Qu'avez-vous à grogner?
— Ce que j'ai? Il me semble que je suis parti sans dîner.
— Qu'est-ce que ça peut me faire? Vous n'aviez qu'à dîner! Je disais seulement un mot aux maréchaux-ferrants.
— Oui; eh bien qu'as-tu à ronchonner contre les maréchaux- ferrants?
— Ce n'est pas contre eux que je ronchonne; c'est contre la voiture.
— Et pourquoi donc?
— Ben, pourquoi qu'elle s'est démolie? Que ça n'arrive plus!
— Ce n'était pas contre la voiture que tu grognais; c'était contre moi. Ce qui arrive est de ta faute et c'est moi que tu accuses!
— Voyons, Monsieur, laissez-moi en paix!
— Et toi, pourquoi ne m'as-tu pas dit une seule parole pendant tout le trajet? D'habitude tu me parles, pourtant!
— Une mouche m'était entrée dans la bouche, voilà pourquoi! Suis- je là pour vous raconter des histoires? Si vous les aimez, vous n'avez qu'à prendre avec vous la Mélanie.
Le gros homme ouvrit la bouche dans l'évidente intention de répondre, mais il se tut, ne trouvant rien à dire. Le domestique, satisfait d'avoir manifesté devant tout le monde et son éloquence et l'influence qu'il exerçait sur son maître, se mit à donner des explications aux ouvriers, d'un air important.
Mes avances étaient restées vaines, sans doute à cause de ma maladresse, mais une circonstance inopinée me vint en aide. De la caisse d'une voiture privée de ses roues et attendant la réparation depuis des temps immémoriaux, on vit soudain surgir une tête endormie, malpropre et dépeignée. Ce fut un rire général parmi les ouvriers. L'homme était enfermé dans la caisse où il avait cuvé son vin, et n'en pouvait pus sortir. Il se dépensait en vains efforts et finit par prier qu'on allât lui chercher un certain outil. Cela mit l'assistance en joie.
Il est des natures que les spectacles grotesques ravissent, sans qu'elles sachent trop pourquoi. Le gros hobereau était de ces gens-là. Peu à peu, son faciès sévère et taciturne se détendit, s'adoucit, exprima la gaieté et se rasséréna complètement.
— Mais n'est-ce pas Vassiliev? demanda-t-il avec compassion.
Comment se trouve-t-il là dedans?
— Oui, oui, Monsieur, c'est Vassiliev! cria-t-on de tous côtés.
— Il a bu, Monsieur, fit un grand ouvrier sec, et de figure sévère qui prétendait jouer un rôle prépondérant parmi ses camarades. Il a bu. Depuis trois jours, il a quitté son patron et il se cache ici. Et voici qu'il réclame son dernier outil? Qu'en veux-tu faire, tête vide? Il veut l'engager.
— Archipouchka, l'argent est comme l'oiseau: il s'en vient et il s'en va. Laisse-moi aller chercher mon outil, au nom de Dieu! suppliait Vassiliev d'une voix grêle et fêlée.
— Reste donc tranquille, diable! puisque tu es bien ici. Il boit depuis avant-hier; ce matin, nous l'avons ramassé dans la rue dès l'aube et nous avons dit à Matvéï Ilitch qu'il était tombé malade, qu'il avait des coliques!
Ce fut une explosion de rires.
— Mais où est mon outil?
— Mais chez Zouï, voyons! Un homme saoul, Monsieur, c'est tout vous dire.
— Hé! hé! hé! Ah! canaille, c'est ainsi que tu travailles en ville? tu veux engager ton dernier outil! fit le gros homme, secoué d'un rire satisfait et tout à fait de bonne humeur, maintenant. Si vous saviez l'habile menuisier qu'il est! On n'en trouverait pas un pareil à Moscou. Seulement, voilà les tours qu'il joue! — continua-t-il en s'adressant à moi. — Laisse-le sortir, Arkhip, il a peut-être besoin de quelque chose.
On obéit au gros monsieur. Le clou fut enlevé qui condamnait la portière de la voiture où était enfermé Vassiliev, lequel apparut tout souillé de boue et les vêtements déchirés. Il cligna des yeux et, chancelant, il éternua, puis, se faisant de sa main un abat- jour, il jeta un regard circulaire.
— Que de monde! que de monde! et bien sûr que personne de ces gens-là n'a bu! dit-il d'un ton triste et lent, hochant la tête avec un air de contrition. Bien le bonjour, frérots. Je vous souhaite une heureuse matinée!
— Matinée! mais tu ne vois donc pas que nous sommes après-midi, espèce de fou?
— Ah! tu m'en diras tant!
— Hé! hé! hé! Quel farceur! s'écria encore le gros monsieur, en me regardant avec affabilité et tout secoué de rire. Tu n'as pas honte, Vassiliev?
— C'est le malheur qui me fait boire, Monsieur, répondit le sombre Vassiliev, évidemment enchanté de pouvoir parler de son malheur.
— Quel malheur, imbécile?
— Un malheur comme on n'en a jamais vu. Nous voilà sous les ordres de Foma Fomitch!
— Qui? Depuis quand? s'exclama le gros homme avec animation, pendant que, très intéressé, je faisais un pas en avant.
— Mais tous ceux de Kapitonovka. Notre seigneur le colonel (que Dieu le garde en bonne santé!) veut faire présent de Kapitonovka, qui lui appartient, à Foma Fomitch; il lui donne soixante-dix âmes. «C'est pour toi, Foma, a-t-il dit. Tu ne possèdes rien, car ton père ne t'a point laissé de fortune — Vassiliev envenimait son récit à plaisir. — C'était un gentilhomme venu, on ne sait d'où; comme toi, il vivait chez les seigneurs et mangeait à la cuisine. Mais je vais te donner Kapitonovka; tu seras un propriétaire foncier avec des serviteurs; tu n'auras plus qu'à te la couler douce…»
Mais le gros homme n'écoutait plus. L'effet que lui produisit le récit de l'ivrogne fut extraordinaire. Il en devint violet; son double menton tremblait; ses petits yeux s'injectèrent de sang.
— Il ne manquait plus que cela! fit-il, suffoqué. Cette racaille de Foma va devenir propriétaire! Pouah!… Allez tous au diable. Dépêchez-vous, là-bas, que je m'en aille!
Je m'avançais résolument et je lui dis.
— Permettez-moi un mot. Vous venez de parler de Foma Fomitch; il doit s'agir d'Opiskine, si je ne me trompe point. Je voudrais… en un mot, j'ai des raisons de m'intéresser à cet homme, et je désirerais savoir quelle foi on peut ajouter à ce que dit ce brave garçon que son maître, Yégor Ilitch Rostaniev, veut faire don d'un village à ce Foma. Cela m'intéresse énormément et je…
— Permettez-moi de vous demander, à mon tour, pourquoi vous vous intéressez à cet homme (c'est votre mot). Selon moi, c'est une fripouille et non pas un homme. A-t-il une figure humaine? C'est quelque chose d'ignoble, mais ce n'est pas une figure humaine!
Je lui expliquai que je ne connaissais pas la figure de Foma, mais que le colonel était mon oncle et que j'étais moi-même Serge Alexandrovitch.
— Ah! vous êtes le savant? Mais, mon petit père, on vous attend avec impatience! s'écria le bonhomme franchement joyeux, cette fois. J'arrive de Stépantchikovo où je n'ai pu finir de dîner, tant la présence de ce Foma m'était insupportable. Je me suis brouillé avec tout le monde à cause de ce maudit Foma!… En voilà une rencontre! Excusez-moi. Je suis Stépane Aléxiévitch Bakhtchéiev et je vous ai connu pas plus haut qu'une botte… Qui m'aurait dit?… Mais permettez-moi…
Et le bon gros bonhomme se mit à m'embrasser.
Après ces premières effusions, je commençai sans tarder mon interrogatoire, car l'occasion était favorable.
— Mais qu'est-ce que ce Foma? demandai-je; comment a-t-il pu s'emparer de toute la maison? Pourquoi ne le chasse-t-on pas? J'avoue que …
— Le chasser? Mais vous êtes fou! Le chasser, quand le colonel marche devant lui sur la pointe des pieds! Mais Foma a prétendu une fois que le mercredi était un jeudi et tout le monde consentit que ce mercredi fût un jeudi. Vous croyez que j'invente? Nullement.
— J'avais entendu dire des choses de ce genre, mais j'avoue que …
— J'avoue! J'avoue! Vous ne savez dire que cela! Qu'y a-t-il à avouer? Demandez-moi plutôt d'où je viens. La mère du colonel, bien qu'elle soit une très digne dame et une générale, n'a plus sa raison… Elle ne peut se passer de ce Foma. Elle est cause de tout; c'est elle qui l'a installé dans la maison. Il l'a ensorcelée. Elle n'ose plus dire un mot quoiqu'elle soit une Excellence pour s'être mariée à cinquante ans avec le général Krakhotkine. Quant à la soeur du colonel, la vieille fille, j'aime mieux ne pas en parler; elle ne sait que pousser des oh! et des ah! J'en ai assez; voilà tout! Elle n'a pour elle que d'être une femme. Mais en mérite-t-elle plus d'estime? D'ailleurs il est même indécent à moi d'en parler devant vous car, enfin, c'est votre tante. Seule, Alexandra Yégorovna, la fille du colonel, qui n'a que quinze ans, possède quelque intelligence; elle ne manifeste aucune estime pour Foma. Une charmante demoiselle! Quelle estime mérite ce Foma, cet ancien bouffon qui faisait des imitations d'animaux pour distraire le général Krakhotkine? Et aujourd'hui, le colonel, votre oncle, respecte ce paillasse comme son propre père!… Pouah!
— Pauvreté n'est pas vice, et je vous avoue… Permettez-moi de vous demander… Est-il beau? intelligent?
— Foma? Comment donc, mais très beau! répondit Bakhtchéiev d'une voix tremblante de colère. — Mes questions l'agaçaient et il commençait à me regarder de travers. — Très beau! Non; vous l'entendez; il croit que Foma est beau! Mais, mon petit père, il ressemble à tous les animaux, si vous voulez le savoir. Ah! s'il était intelligent, seulement, on s'en arrangerait… Mais rien! Il faut qu'il leur ait versé à tous quelque philtre de sorcier. Je suis las d'en parler. Il ne vaut pas un crachat. Vous me mettez en colère! Eh bien, là-bas, est-ce prêt?
— Il faut ferrer Voronok, répondit Grigori d'un ton lugubre.
— Voronok? Je vais t'en donner du Voronok!… Oui, Monsieur, je suis en mesure de vous raconter de telles choses que vous en resterez bouche bée jusqu'au deuxième avènement. Il fut un temps où je l'estimais, ce Foma. Oui, je vous le confesse, j'étais un imbécile! Il m'avait séduit, moi aussi. Ça sait tout; ça connaît à fond toutes les sciences. Il m'avait ordonné des gouttes, car je suis malade; vous ne vous en douteriez pas? J'ai failli en mourir de ces gouttes! Écoutez-moi; ne dites rien. Vous verrez tout cela. Ce Foma fera verser au colonel des larmes de sang, mais il sera trop tard. Tous les voisins ont rompu avec votre oncle à cause de ce misérable Foma qui insulte tous les visiteurs, fussent-il du grade le plus élevé. Il n'y a que lui d'intelligent; il n'y a que lui de savant; et, comme un savant a le droit de morigéner les ignorants, il parle, il parle: ta-ta-ta … ta-ta-ta… Ah! il en a une langue! On pourrait la couper et la jeter au fumier qu'elle bavarderait encore tant qu'un corbeau ne l'aurait pas mangée. Et il est devenu fier. Il s'engage dans des conduits où il n'y a pas seulement passage pour sa tête. Mais quoi! il enseigne le français aux domestiques! Je vous demande de quelle utilité la langue française peut être à un paysan? Et même à nous? À quoi ça peut-il servir? À causer avec les demoiselles pendant la mazurka? À dire des fadeurs aux femmes mariées? Ce n'est rien qu'une débauche, voilà! Selon moi, quand on a bu un carafon d'eau-de-vie, on parle toutes les langues! Voilà ce que j'en pense du français! Vous le parlez aussi; sans doute? ta-ta-ta-ta-ta!… — et Bakhtchéiev me considéra avec une indignation pleine de mépris.
— Vous êtes aussi un savant, n'est-ce pas, mon petit père?
— Mon Dieu, je m'intéresse…
— Vous avez aussi tout étudié?
— Oui… c'est-à-dire non… Pour le moment, j'observe les moeurs. Je suis resté trop longtemps à Pétersbourg et j'ai hâte d'arriver chez mon oncle…
— Qui vous pressait d'y venir? Vous auriez mieux fait de rester dans votre coin, puisque vous en aviez un. Là, votre science ne vous servira de rien. Aucun oncle ne vous sauvera; vous êtes fichu. Chez eux, j'ai maigri en vingt-quatre heures. Vous ne me croyez pas? Je vois que vous ne croyez pas que j'ai maigri. Ce sera comme vous le voudrez, après tout!
— Mais je vous crois; seulement, je ne puis encore comprendre, répondis-je, confus.
— Bon! bon! mais moi, je ne te crois pas. Vous ne valez pas cher tous tant que vous êtes avec votre science et j'en ai assez de vous autres; j'en ai par-dessus la tête. Je me suis déjà rencontré avec vos Pétersbourgeois; ce sont des inutiles. Ils sont tous francs-maçons et propagent l'incrédulité; ils ont peur d'un verre de cognac, comme si ça pouvait faire du mal! Vous m'avez mis en colère, mon petit père, et je ne veux plus rien te raconter. Je ne suis pas payé pour te narrer des histoires et puis, je suis fatigué. On ne peut médire de tout le monde et, d'ailleurs, c'est péché. Ça n'empêche pas que Foma a fait perdre la tête au valet de chambre de votre oncle…
— À leur place, intervint Grigori, j'aurais laissé ce Vidopliassov sous les verges jusqu'à ce que sa bêtise lui fût sortie de la tête!
— Tais-toi! cria Bakhtchéiev; on ne te parle pas!
— Vidopliassov! fis-je pour dire quelque chose Vidopliassov! quel drôle de nom!
— Qu'a-t-il de si drôle? Vous vous étonnez facilement pour un savant!
J'étais à bout de patience.
— Pardon, lui dis-je, qu'avez-vous contre moi? Qu'est-ce que je vous ai fait? J'avoue que, depuis une demi-heure que je vous écoute, je ne comprends même pas ce dont il s'agit.
— Tu as tort de t'offenser, mon petit père, répondit le bonhomme. Si je te parle ainsi, c'est que tu me plais. Ne faites pas attention à tout ce que je viens de dire à mon domestique; mon Grichka est une canaille, mais c'est pour cela que je l'aime. Je me perds par mon extrême sensibilité et c'est la faute de ce Foma! Je jure qu'il causera ma mort! Voilà deux heures que je reste au soleil grâce à lui. Je voulais, en attendant, aller rendre visite au pope, mais Foma m'a mis dans un tel état que je ne veux même pas voir cet excellent homme. Et il n'y a pas seulement un cabaret à peu près propre! Je vous dis que ce sont tous des canailles! et, pour revenir à Foma, s'il possédait au moins un grade, ça le rendrait excusable; mais il n'a pas le plus minime grade, j'en ai la certitude! Il dit avoir souffert pour la vérité; je voudrais bien savoir quand? En attendant, il faut être à ses pieds. Le Grand Turc n'est pas son frère! À la moindre chose qui lui déplait, il bondit, jette les hauts cris, se plaint qu'on l'insulte, qu'on méprise sa pauvreté. On n'ose pas se mettre à table sans lui, alors qu'il ne veut pas sortir de sa chambre sous prétexte «qu'on l'a offensé, parce qu'il n'est qu'un malheureux pèlerin. Eh bien, il se contentera d'un morceau de pain noir!» Mais à peine est-on assis qu'il survient et recommence ses jérémiades: «Pourquoi commence-t-on sans lui? On le méprise donc bien?» Il se laisse aller quoi! Je me suis tu longtemps. Il croyait que j'allais aussi me mettre à quatre pattes devant lui; il pouvait compter là-dessus! J'ai servi au même régiment que votre oncle, mais j'ai démissionné dès le grade de major, tandis que Yégor Ilitch n'a quitté le service que l'année passée, étant colonel, pour aller vivre dans ses terres. Je lui ai dit: «Vous êtes tous perdus, si vous vous pliez aux caprices de Foma. Ça vous en coûtera, des larmes!» — «Non, — me répondit-il, — c'est un excellent homme; c'est mon ami; il m'enseigne la vertu!» Qu'est-ce que l'on peut dire contre la vertu? Si vous saviez à quel propos il a fait une histoire, aujourd'hui! Écoutez ça. Demain, c'est la Saint-Élie — ici, M. Bakhtchéiev se signa dévotement, — et, par conséquent, la fête d'Ilucha. Je comptais passer la journée et dîner avec eux. Je fais venir de la capitale un jouet magnifique; ça représente un Allemand baisant la main de sa fiancée qui essuie une larme (je ne le donne plus; je le remporte; il est dans ma voiture; le nez de l'Allemand est même cassé), Yégor Ilitch ne demandait pas mieux que de s'amuser un peu en un pareil jour; mais Foma s'y oppose: «Qu'a-t-on à s'occuper tant d'Ilucha? Alors, moi, je ne compte plus?» réclame-t-il. Qu'en pensez-vous? Le voilà jaloux d'un gamin de huit ans! «C'est bien, reprend-il: en ce cas, c'est ma fête aussi!» Mais c'est la Saint-Élie et non la Saint- Foma! «Non; c'est aussi ma fête!» J'entends ça mais je patiente encore. Ils étaient tous à marcher sur la pointe des pieds en se demandant que faire. Fallait-il lui souhaiter sa fête ou non? Si on ne la lui souhaitait pas, il pouvait se formaliser; si on la lui souhaitait, il prendrait peut-être ça pour une moquerie. Quelle situation! Enfin, on se met à table… M'écoutes-tu, petit père?
— Comment donc, si je vous écoute! mais avec le plus grand plaisir… J'apprends énormément… J'avoue…
— Oui, le plus grand plaisir! Je le connais, ton plaisir… Je crois bien que tu te fiches de moi?
— Que dites-vous? Bien au contraire! Vous vous exprimez avec une telle originalité, que j'aurais presque envie de noter vos paroles.
— Comment ça, noter? demanda M. Bakhtchéiev avec appréhension, en me regardant d'un air soupçonneux.
— Oh! je ne dis pas que je les noterai… c'est une façon de parler.
— Je crois que tu me fais marcher, petit père!
— Je vous fais marcher? demandai-je avec étonnement.
— Oui, tu m'entortilles pour me faire bavarder comme un serin et, un beau jour, tu me fourreras dans un de tes romans!
Je m'empressai d'assurer M. Bakhtchéiev que je n'étais pas homme à agir de la sorte, mais il continuait à m'observer d'un air méfiant.
— Tu dis ça, mais est-ce que je te connais? Foma aussi me menaçait de m'imprimer tout vif.
— Permettez-moi, fis-je, désireux de quitter ce terrain brûlant, permettez-moi de vous demander s'il est vrai que mon oncle songe à se marier?
— Qu'est-ce que ça pourrait bien faire? Qu'il se marie si tel est son bon plaisir; le mal n'est pas là. Il y a autre chose, répondit Bakhtchéiev pensif. Humph! là-dessus, je ne saurais trop vous répondre. Sa maison est actuellement pleine de femmes qui sont comme les mouches autour des confitures. Mais qui sait laquelle veut se marier? Je vous dirai, mon petit père, que je ne puis pas sentir les femmes! Je crois qu'elles ne peuvent que nous faire déchoir et, de plus, elles nuisent au salut de l'âme! Que votre oncle soit amoureux comme un chat de Sibérie, ça, je vous le garantis. Je ne vous en dirai pas plus long; vous verrez par vous- même; mais ce qu'il y a de mauvais, c'est qu'il fait traîner cette affaire. S'il veut se marier, qu'il se marie! Mais non; il a peur d'en parler à Foma et à sa vieille qui va pousser des hurlements dans tous le village, et se regimber! car Foma ne verrait qu'avec peine une épouse entrer dans la maison, parce qu'il n'y pourrait plus rester deux heures. La femme le chasserait sur-le-champ et de telle façon qu'il ne retrouverait plus une place dans tout le district. Voilà pourquoi il fait tant de simagrées d'accord avec la mère et pourquoi ils veulent lui coller cette… Qu'as-tu à me couper la parole, petit père? J'allais justement te raconter le plus intéressant de l'histoire et tu m'interromps! Crois-tu dont poli de couper la parole à un vieillard?
Je m'excusai. Il reprit:
— Ne t'excuse pas. J'allais te raconter comme à un savant que tu est, la façon dont il m'a traité aujourd'hui. Juge-moi, si tu est un homme juste. À peine étions-nous à table que je crus qu'il allait me manger, me noyer dans un verre d'eau! L'orgueil de cet homme est tel qu'il ne peut se maîtriser. Il eut l'idée de me chercher noise, de me donner des leçons de tenue. Il voulait savoir pourquoi je suis aussi gros au lieu d'être mince! Voyons, mon petit père, que pensez-vous d'une pareille question? Y a-t-il du bon sens? Moi, je lui réponds fort judicieusement: «C'est le bon Dieu qui m'a fait ainsi, Foma Fomitch; l'un est gros, l'autre maigre et l'on ne doit pas se révolter contre la Providence.» Je crois que c'était assez judicieux? «Non, me dit-il, tu possèdes cinq cents âmes, tu vis de tes rentes et tu ne rends aucun service à la patrie; au lieu de travailler, tu restes chez toi à jouer de l'accordéon.» Il est vrai qu'en mes jours de tristesse, je joue de l'accordéon. Je lui fais cette réponse sensée: «Quel service pourrais-je accomplir, Foma Fomitch? Quel uniforme pourrait me contenir avec mon ventre? Admettons que je parvienne à endosser mon uniforme et à le boutonner en me sanglant, mais, si j'ai le malheur d'éternuer, par hasard, tous les boutons sauteront; et si cet accident arrivait devant les chefs qui peuvent très bien le prendre pour une mauvaise plaisanterie, Dieu me bénisse! que m'arriverait-il?» Qu'y a-t-il de ridicule là-dedans? Le voilà qui se met à se tordre… Non, vous savez, il n'a pas la moindre pudeur! Et il commence à m'insulter en français: «Cochon! me dit- il. Cochon, je sais ce que ça veut dire. «Ah! maudit physicien, pensai-je, tu me prends pour un imbécile?» J'avais longtemps patienté, mais j'étais à bout de forces. Je me lève de table, et, devant tout le monde, je lui envoie ceci par la figure: «Excuse- moi, Foma, mon cher bienfaiteur, je t'avais pris pour un homme bien élevé, mais tu es encore plus cochon que nous tous!» Je lui flanque ça par la figure et je quitte la table comme on apportait le pudding. Mais au diable le pudding!
— Je vous demande pardon, fis-je quand M. Bakhtchéiev eut fini son récit. Je partage certainement votre avis sur tout ce que vous venez de me dire. Seulement, je ne sais encore rien de positif… mais, j'ai là-dessus quelques idées à moi.
— Quelles idées, petit père? demanda Bakhtchéiev d'un air soupçonneux.
— Voilà, commençai-je en m'embrouillant un peu, le moment est peut-être mal choisi, mais je suis prêt à vous les développer. Je pense qu'il se peut que nous nous trompions tous les deux sur le compte de Foma Fomitch et que toutes ces bizarreries cachent une nature exceptionnellement douée, qui sait? C'est peut-être un de ces coeurs douloureux brisés par la souffrance, et aigris contre toute l'humanité. J'ai entendu dire que, jadis, il avait fait le bouffon; il est possible que les humiliations et les outrages dont il fut abreuvé l'aient assoiffé de vengeance… Vous comprenez: un noble coeur… la conscience de… et réduit au rôle de bouffon!… Alors il se méfie de tout le genre humain c'est-à-dire de tous les hommes… et, il se peut que… si on le réconciliait avec ses semblables… c'est-à-dire avec les hommes, il pourrait devenir remarquable… car cet homme doit avoir en lui quelque chose… Il y a certainement une raison pour que tout le monde s'incline ainsi devant lui…
Je m'empêtrais de plus en plus, chose fort excusable chez un jeune homme, mais M. Bakhtchéiev n'en jugea pas ainsi. Me regardant le blanc des yeux avec une dignité sévère, il rougit, et tel un dindon, me demanda brièvement:
— Alors, Foma est un homme exceptionnel?
— Oh! je dis ça; je n'en suis pas plus sûr que cela! Ce n'est qu'une supposition.
— Excusez ma curiosité: vous avez sans doute étudié la philosophie?
— Mais dans quel sens? demandai-je avec étonnement.
— Dans aucun sens; répondez-moi tout simplement: avez-vous appris la philosophie? ou non?
— J'avoue que j'ai l'intention de l'apprendre? mais…
— C'est bien ça! s'écria M. Bakhtchéiev ouvrant les écluses à son indignation. Avant même que vous eussiez ouvert la bouche, je l'avais déjà deviné. Je ne m'y trompe pas. Je flaire un philosophe à trois verstes de distance! Allez donc l'embrasser, votre Foma Fomitch! Il en fait un homme exceptionnel! Pouah! Que le monde périsse! je vous croyais un homme de bon sens et vous… Avance! cria-t-il au cocher déjà monté sur le siège de la voiture réparée. — Filons!
J'eus toutes les peines du monde à le calmer. Il finit tout de même par se radoucir un peu, mais il m'en voulait toujours. Il était monté dans sa voiture avec l'aide de Grigori et d'Arkhip, celui qui avait si sentencieusement chapitré Vassiliev.
— Permettez-moi de vous demander si vous ne viendrez plus chez mon oncle? m'informai-je en m'approchant.
— Chez votre oncle? Crachez à la figure de celui qui l'a dit. Vous vous figurez donc que je suis un homme ferme, que je saurais tenir rigueur? Je suis une chiffe en fait d'homme et c'est mon malheur! Il ne se passera pas une semaine que j'y serai déjà retourné. Et pour quoi faire? Je ne saurais le dire, mais j'y retournerai et je m'empoignerai encore avec ce Foma! C'est mon malheur, petit père. C'est pour la punition de mes péchés que Dieu m'a envoyé ce Foma. J'ai un coeur de femme; aucune constance! Je suis un lâche de premier ordre.
Nous nous quittâmes amicalement. Il m'invita même à dîner.
— Viens me voir, petit père, viens dîner avec moi; mon eau-de-vie vient à pied de Kiev et mon cuisinier de Paris. Il vous sert des plats, des pâtés dont on se lèche les doigts, en le saluant jusqu'à terre, la canaille! Un gaillard qui a de l'instruction, quoi! Il y a longtemps que je ne lui ai fait donner les verges et il commence à faire des siennes… mais maintenant que vous m'y avez fait penser!… Viens! Je t'aurais invité aujourd'hui même, mais je suis rompu; c'est à peine si je puis me tenir sur mes jambes. Je suis un homme malade et mou. Peut-être ne le croyez- vous pas?… Eh bien, adieu, petit père. Il est temps que je me mette en route, et, d'ailleurs, voici que notre tarantass est aussi réparé. Dites à Foma qu'il ne paraisse jamais devant moi s'il ne veut pas que cette rencontre soit si touchante qu'il…
Mais les derniers mots ne parvinrent pas jusqu'à moi; enlevée par ses quatre vigoureux chevaux, la voiture avait disparu dans un tourbillon de poussière. Je fis avancer la mienne et nous traversâmes rapidement la petite ville.
«Il exagère sans doute, pensais-je, il est trop mécontent pour pouvoir être impartial. Cependant tout ce qu'il m'a dit de mon oncle me semble très significatif. En voilà déjà un qui le dit amoureux de cette demoiselle… Hum! Vais-je me marier, oui ou non?» et je tombai dans une profonde méditation.
III MON ONCLE
J'avoue que je n'étais pas tranquille. Mes rêves romantiques m'apparurent assez sots dès mon arrivée à Stépantchikovo. Il était près de cinq heures de l'après-midi. La route longeait le parc de mon oncle. Après de longues années d'absence, je retrouvais le grand jardin où s'était si vite écoulée une partie de mon heureuse enfance et que j'avais tant de fois revu en songe dans les dortoirs des lycées. Je sautai de ma voiture et marchai droit à la maison. Mon plus grand désir était d'arriver à l'improviste, de me renseigner, de questionner, et avant tout de causer avec mon oncle.
Je traversai l'allée plantée de tilleuls séculaires et gravis la terrasse où une porte vitrée donnait accès de plain-pied dans la maison. Elle était entourée de plates-bandes, de corbeilles de fleurs et de plantes rares. J'y rencontrai le vieux Gavrilo, autrefois mon serviteur et maintenant valet de chambre honoraire de mon oncle. Il avait chaussé des lunettes et tenait un cahier qu'il lisait avec la plus grande attention.
Comme nous nous étions vus deux ans auparavant lors de son voyage à Pétersbourg, il me reconnut aussitôt et s'élança vers moi les yeux pleins de larmes joyeuses. Il voulut me baiser la main et en laissa choir ses lunettes. Son attachement m'émut profondément. Mais, me souvenant de ce que m'avait dit M. Bakhtchéiev, je ne pus m'empêcher de remarquer le cahier qu'il avait dans les mains.
— On t'apprend donc aussi le français? demandais-je au vieillard.
— Oui, mon petit père, comme à un serin, sans considération pour mon âge! — répondit-il tristement.
— C'est Foma lui-même qui te l'apprend?
— Lui-même, petit père. Il doit être bien intelligent.
— Il vous l'enseigne par conversation?
— Non, avec ce cahier, petit père.
— Ce cahier-là? Ah! les mots français sont écrits en lettres russes!… Il a trouvé le joint! N'avez-vous pas honte, Gavrilo, de vous laisser turlupiner par un pareil imbécile?
Et, en un clin d'oeil, j'eus oublié toutes ces flatteuses hypothèses sur le compte de Foma Fomitch qui m'avaient valu l'algarade de M. Bakhtchéiev.
— Ce ne peut être un imbécile, puisqu'il commande à nos maîtres.
— Hum! tu as peut-être raison, Gavrilo, marmottai-je, arrêté par cet argument. Conduis-moi donc vers mon oncle.
— Mon cher, c'est que je ne tiens pas à me faire voir. Je commence à craindre jusqu'au maître lui-même. C'est ici que je ronge mon chagrin et, quand je le vois venir, je vais me cacher derrière ces massifs.
— Mais de quoi as-tu peur?
— Tantôt, je ne savais pas ma leçon et Foma Fomitch voulut me faire mettre à genoux. Je n'ai pas obéi! Je suis trop vieux pour servir d'amusette. Monsieur s'est fâché de ma désobéissance. «C'est pour ton bien, me disait-il, il veut t'instruire et te faire acquérir une prononciation parfaite.» Alors, je reste ici pour bien apprendre mon vocabulaire, car Foma Fomitch va me faire passer un examen ce soir.
Il y avait là quelque chose de louche. Cette histoire de français devait cacher un mystère que le vieillard ne pouvait m'expliquer.
— Une seule question, Gavrilo: comment est-il de sa personne?
Est-il bien pris? De belle prestance?
— Foma Fomitch? Mais non, petit père! C'est un petit malingre, chétif!
— Hum! Attends, Gavrilo. Tout cela peut s'arranger encore et je te promets que ça s'arrangera. Mais où est donc mon oncle?
— Il donne audience aux paysans derrière les écuries. Les anciens de Kapitonovka sont venus lui présenter une supplique à la nouvelle qu'il les donnait à Foma Fomitch. Ils viennent le prier de n'en rien faire.
— Pourquoi ça se passe-t-il derrière les écuries?
— Parce que Monsieur a peur!…
Et en effet, je trouvai mon oncle à l'endroit indiqué. Il était debout devant les paysans qui le saluaient et lui disaient quelque chose à quoi il répondait avec animation. M'approchant, je l'appelai; il se retourna et nous nous jetâmes dans les bras l'un de l'autre.
Sa joie de me voir touchait au ravissement. Il m'embrassait, me pressait les mains, comme s'il eut revu son propre fils sauvé d'un danger mortel; comme si je l'eusse sauvé, lui aussi, par mon arrivée; comme si j'eusse apporté avec moi la solution de toutes les difficultés où il se débattait, et du bonheur, et de la joie pour toute sa vie, ainsi que pour celle de ceux qu'il aimait, car il n'eut jamais consenti à être heureux tout seul. Mais, après les premières effusions, il s'embrouilla et ne sut plus que dire. Il m'accablait de questions et voulait me conduire sans retard près des siens.
Nous avions déjà fait quelques pas quand il revint en arrière pour me présenter tout d'abord aux paysans de Kapitonovka. Soudain, sans motif apparent, il se mit à me parler d'un certain Korovkine rencontré en route trois jours plus tôt et dont il attendait la visite avec impatience. Puis il abandonna Korovkine pour sauter à un tout autre sujet. Je le regardais avec bonheur. En réponse à ses questions, je lui dis que je ne me proposais pas d'entrer dans l'administration, mais voulais poursuivre ma carrière scientifique.
Aussitôt, mon oncle crut devoir froncer les sourcils et se composer une physionomie très grave. Quand il sut que, dans les derniers temps, j'avais étudié la minéralogie, il releva la tête et jeta autour de lui un regard d'orgueil comme s'il eut découvert cette science à lui tout seul et en eut écrit un traité. J'ai déjà dit que ce mot de science le plongeait dans une adoration d'autant plus désintéressée que, pour son compte, il ne savait absolument rien.
— Ah! me dit-il un jour, il est de par le monde des gens qui savent tout! et ses yeux brillaient d'admiration. — On est là; on les écoute, tout en sachant qu'on ne sait rien, tout en ne comprenant rien à ce qu'ils disent et l'on s'en réjouit dans son coeur. Pourquoi? Parce que c'est la raison, l'utilité, le bonheur de tous. Cela, je le comprends. Déjà, je voyage en chemin de fer, moi; mais peut-être mon Ilucha volera-t-il dans les airs… Et enfin, le commerce, l'industrie… ces sources, pour ainsi dire… j'entends que tout cela est utile… C'est utile, n'est-ce pas?
Mais revenons à mon arrivée.
— Attends, mon ami, attends commença-t-il en se frottant les mains et en hâtant le pas. Je vais te présenter à un homme rare, à un savant qui sera célèbre dans ce siècle; c'est Foma lui-même qui me l'a expliqué… Tu vas faire sa connaissance.
— C'est de Foma Fomitch que vous voulez parler, mon cher oncle?
— Non, non, mon ami! C'est de Korovkine que je te parle. Foma aussi est un homme remarquable… Mais c'est de Korovkine que je parlais, fit mon oncle qui avait rougi aussitôt que la conversation était venue sur Foma.
— De quelles sciences s'occupe-t-il donc, mon oncle?
— Des sciences en général. Je ne saurais te dire de quelles sciences, mais il s'occupe des sciences! Il faut l'entendre parler sur les chemins de fer! Et tu sais, ajouta-t-il plus bas en clignant de l'oeil droit, il a des idées un peu avancées. Je m'en suis aperçu à ce qu'il a dit du bonheur conjugal… Il est dommage que je n'y aie pas compris grand'chose (je n'avais pas le temps); sans ça, je t'aurais tout raconté avec force détails. Avec cela le meilleur fils du monde. Je l'ai invité à venir me voir et je l'attends d'un instant à l'autre.
Cependant, les paysans me regardaient, bouches bées et les yeux écarquillés, comme un phénomène.
— Écoutez, mon oncle, interrompis-je, il me semble que je trouble un peu ces paysans. Ils sont venus sans doute pour affaires. Que demandent-ils? J'avoue que je me doute de quelque chose et que je serais très heureux de les entendre.
Mon oncle devint aussitôt très affairé.
— Ah! oui, j'avais complètement oublié… Mais nous n'avons rien à faire ensemble. Ils se sont mis en tête (et je voudrais bien savoir qui a le premier lancé cette idée), ils se sont mis en tête que je les donne avec toute la Kapitonovka… (tu t'en souviens de la Kapitonovka? Nous allions nous y promener le soir avec la défunte Katia)… que je donne toute la Kapitonovka et soixante- dix âmes à Foma Fomitch. «Nous voulons rester avec toi, voilà tout!» me disent-ils.
— Ainsi, ce n'est donc pas vrai, mon oncle? Vous n'allez pas la lui donner? m'écriai-je avec joie.
— Jamais de la vie! Je n'en ai jamais eu l'idée! Qui t'en a donc parlé? Il sont partis sur un mot qui m'a échappé une fois par hasard. Qu'ont-il donc à tant détester Foma? Attends, Serge, je te le présenterai, ajouta-t-il en me regardant timidement, comme s'il eut déjà pressenti en moi un ennemi de Foma. Quel homme!…
— Nous n'en voulons pas; nous ne voulons personne que toi: gémirent en coeur les paysans. Vous êtes notre père et nous sommes vos enfants!
— Écoutez, mon oncle, répondis-je, je n'ai pas encore vu Foma, mais… voyez-vous… certains bruits me sont parvenus… Du reste, j'ai là-dessus mes idées personnelles. J'ai rencontré aujourd'hui M. Bakhtchéiev… En tout cas, renvoyez vos paysans et nous causerons ensuite seul à seul, sans témoins. J'avoue que je ne suis venu que pour cela…
— Précisément! précisément! fit mon oncle, saisissant l'occasion, précisément! Laissons partir les paysans et nous causerons amicalement, raisonnablement, en camarades. Eh bien, continua-t-il en se tournant vers les paysans, vous pouvez vous en aller, mes amis, et à l'avenir, venez toujours à moi quand il sera nécessaire; venez droit à moi, et à n'importe quelle heure.
— Notre petit père! vous êtes notre père et nous sommes vos enfants. Ne nous donne pas à Foma Fomitch! ce sont des malheureux qui t'en supplient! crièrent encore une fois les paysans.
— Quels imbéciles! Mais je ne vous donnerai pas, vous dis-je!
— Il nous ferait mourir avec ses livres! On dit que ceux d'ici sont absolument sur les dents.
— Est-ce qu'il vous enseigne aussi le français? m'écriai-je avec terreur.
— Non, pas encore, grâce à Dieu! répondit un des paysans, beau parleur, sans doute, un homme chauve et roux avec un longue barbiche qui se trémoussait tout le temps qu'il parlait. Non, Monsieur, grâce à Dieu!
— Que vous enseigne-t-il donc?
— Des bêtises, à notre sens.
— Comment, des bêtises?
— Sérioja! Tu te trompes; c'est une calomnie! s'écria mon oncle tout rouge et confus. Ce sont des imbéciles qui ne comprennent pas ce qu'il leur dit!… Et toi, qu'as-tu à crier de la sorte? — continua-t-il en s'adressant d'un ton de reproche au paysan qui avait porté la parole. — On te veut du bien et, sans rien comprendre, tu t'égosilles!
— Pardon, mon oncle, et la langue française?
— Mais c'est pour la prononciation; rien que pour la prononciation! — et sa voix était suppliante. Il me l'a dit lui- même, que c'était pour la prononciation… Et puis, il y a autre chose… Tu n'es pas au courant; par conséquent, tu ne peux juger! Il faut se renseigner avant d'accuser, mon cher… Il est facile d'accuser!
— Mais vous, que faites-vous donc? dis-je aux paysans. Vous n'avez qu'à lui dire tout simplement:»Vous voulez des choses impossibles, voici comment il faut faire!» Vous avez une langue, il me semble!
— Montre-moi la souris qui pendra une clochette au cou du chat! Il nous dit toujours: «Sale paysan, je veux t'apprendre l'ordre et la propreté. Pourquoi ta chemise est-elle sale?» «Mais parce qu'elle est trempée de sueur!» Nous ne pouvons pourtant changer de chemise tous les jours. La propreté ne nous fera pas plus ressusciter que la malpropreté ne nous fera mourir.
Un autre paysan intervint. Maigre, de haute taille, avec des vêtements rapiécés et des sandales de bouleau tout usées, c'était un de ces éternels mécontents qui ont toujours un mot venimeux en réserve. Jusque-là, il était resté caché derrière le dos de ses camarades, écoutant dans un morne silence et grimaçant un sourire amer.
— L'autre jour, dit-il, Foma Fomitch vint sur la place et demanda: «Savez-vous combien de verstes il y a d'ici au soleil?» Qui le sait? C'est de la science pour les seigneurs et non pas pour nous! «Non, vous ne connaissez pas votre intérêt, imbéciles! vous ne savez rien, tandis que moi, qui suis un astronome, j'ai étudié toutes les planètes créées par Dieu!»
— Et t'a-t-il dit combien de verstes il y a de la terre au soleil? fit mon oncle, s'animant tout à coup en me clignant gaiement de l'oeil, comme pour me dire: «Tu vas voir quelque chose!»
— Il a dit qu'il y en avait beaucoup, répondit sans empressement le paysan qui ne s'attendait pas à cette attaque.
— Mais combien?
— Il a dit qu'il y avait quelque cent ou mille verstes… qu'il y en avait beaucoup.
— Rappelle-toi! Et tu te figurais qu'il n'y avait qu'une verste, que le soleil était tout près de nous? Non, frérot, la terre, vois-tu, c'est comme un ballon, tu comprends? continua mon oncle en traçant dans l'espace un geste circulaire.
Le paysan sourit amèrement.
— Oui, comme un ballon! Elle se tient en l'air d'elle-même et elle tourne autour du soleil qui reste en place tandis que tu crois qu'il marche. Comprends-tu le système? Tout cela a été découvert par le capitaine Cook, un marin… (Le diable sait qui l'a découvert! me chuchota mon oncle, quant à moi, je n'en sais rien)… Et toi, sais-tu sa distance qu'il y a entre la terre et le soleil?
— Je le sais, mon oncle, répondis-je, rempli d'étonnement par cette scène bizarre. Mais voici ce que je pense: certes, l'ignorance est une sorte de malpropreté… mais tout de même… apprendre l'astronomie aux paysans!…
—Très juste! c'est de la malpropreté! fit mon oncle ravi, et sautant sur mon expression qu'il trouvait très heureuse. Grande idée! Oui, c'est de la malpropreté! Je l'ai toujours dit… C'est- à-dire que je ne l'ai jamais dit, mais que je l'ai toujours pensé. Vous entendez? — cria-t-il aux paysans — l'ignorance, c'est la même chose que la malpropreté. C'est pourquoi Foma voulait vous instruire, pour votre bien. Mais c'est bon, mes amis, allez maintenant et que Dieu soit avec vous. Je suis très content, très content. Soyez tranquilles; je ne vous abandonnerai pas.
— Défends-nous, notre père!
— Ne fais pas de nous des malheureux, petit père!
Et les paysans se jetèrent à ses pieds.
— Voyons! pas de bêtises! Prosternez-vous devant Dieu et devant le tsar, mais pas devant moi. … Allez; soyez sages, et le reste…
Les paysans partis, il me dit:
— Tu sais, le paysan aime les bonnes paroles, mais il ne déteste pas non plus un cadeau. Je leur donnerai quelque chose, hein? Qu'en penses-tu? En l'honneur de ton arrivée. Voyons, faut-il leur faire un cadeau?
— Je vois, mon oncle, que vous êtes leur bienfaiteur.
— Ce n'est rien; il n'y a pas moyen de faire autrement. Il y a longtemps que je voulais leur donner quelque chose, ajouta-t-il, - - comme pour s'excuser. — Cela te semble drôle de me voir instruire les paysans? C'est que je suis si heureux de te voir, mon cher Sérioja! Je voulais tout simplement leur apprendre la distance qu'il y a de la terre au soleil et les voir rester là, bouche bée; j'adore les voir bouche bée; ça me met le coeur en joie… Seulement, mon ami, ne dis pas au salon que j'ai parlé aux paysans. Je les ai reçus derrière les écuries pour ne pas être vu. Ce n'était pas commode; l'affaire est délicate et eux-mêmes sont venus en cachette. Si j'ai ainsi agi, c'est plutôt pour eux…
— Eh bien, mon cher oncle, me voici arrivé! interrompis-je, pressé d'en venir au point important. Je vous avoue que votre lettre m'a causé une telle surprise que…
— Mon ami, pas un mot de cela! fit mon oncle effrayé et baissant la voix. Tout s'expliquera après! après! Je suis peut-être très coupable envers toi…
— Coupable envers moi, mon oncle?
— Plus tard, mon ami, plus tard! Tout s'expliquera. Mais quel bon garçon tu fais! Comme je t'attendais, mon chéri! Je voulais te confier… tu est un savant… je n'ai que toi… toi et Korovkine. Il faut que tu saches qu'ici, tout le monde est contre toi. Alors, sois prudent; tiens-toi sur tes gardes!
— Contre moi? demandai-je en regardant mon oncle avec surprise, ne pouvant comprendre comment j'avais pu m'aliéner des inconnus. Contre moi!
— Contre toi, mon petit. Qu'y faire? Foma Fomitch est un peu prévenu contre toi… et ma mère aussi. D'une façon générale, sois prudent, respectueux; ne les contredis pas; surtout, sois respectueux…
— Respectueux envers Foma Fomitch, mon oncle?
— Qu'y faire, mon ami? Je ne le défends pas. Il a sans doute des défauts et en ce moment… Ah! mon Sérioja, comme tout cela m'inquiète. Comme tout pourrait s'arranger et comme nous pourrions tous être heureux!… Mais qui n'a ses défauts? Nous ne sommes pas non plus des perfections.
— De grâce, mon oncle, rendez-vous compte de ce qu'il fait.
— Bah! ce ne sont que des chicanes! Ce que je peux te dire, c'est qu'il m'en veut en ce moment, et sais-tu pourquoi?… Du reste c'est peut-être de ma faute. Je te raconterai ça plus tard.
— Vous savez, mon oncle, j'ai là-dessus mes idées personnelles — j'avais hâte de les lui communiquer —: cet homme qui servit de bouffon, s'est trouvé peiné, humilié, blessé dans son idéal; de là son caractère aigri, méchant; il veut se venger sur toute l'humanité. Mais, si on le réconciliait avec ses semblables, si on le rendait à lui-même…
— Précisément! précisément! cria mon oncle avec enthousiasme, c'est précisément cela! Tu as une noble pensée! Il serait honteux, indigne de nous de l'accuser! C'est très juste! Ah! mon ami, tu me comprends! Tu m'apportes la joie. Pourvu que tout s'arrange, là- bas, dans la salle! Tu sais, j'ai peur d'y faire mon entrée. Te voilà arrivé; je vais être bien arrangé!
— Mon cher oncle, s'il en est ainsi… fis-je, très confus de son aveu.
— Non! non! non! Pour rien au monde! s'écria-t-il en me prenant les mains. Tu es mon hôte et tu resteras!
Mon étonnement allait toujours grandissant.
— Mon oncle, insistai-je, dites-moi pourquoi vous m'avez fait venir. Que voulez-vous de moi et en quoi pouvez-vous être coupable à mon égard?
— Ne me demande pas cela, mon ami! Après! Après! Tout s'expliquera après. Je suis peut-être très coupable, mais je voulais agir en honnête homme et… et… tu l'épouseras! Tu l'épouseras, si tu as l'âme quelque peu noble! — ajouta-t-il en rougissant sous l'influence d'une violente émotion et en me serrant les mains. — Mais assez là-dessus! Pas un mot de plus! Tu en sauras bientôt trop par toi-même. Il ne dépend que de toi… Le principal est que tu réussisses à produire une bonne impression là-bas, à plaire!
— Voyons, mon oncle, qui avez-vous là-bas? Je vous avoue que j'ai si peu fréquenté le monde que…
— Que tu as un peu peur? acheva-t-il en souriant. Ne crains rien; il n'y a là que la famille. Et surtout, du courage! n'aie pas peur, car, sans cela, je tremblerais pour toi. Tu veux savoir qui est chez nous?… D'abord, ma mère. Te la rappelles-tu? Une bonne vieille, sans prétention, on peut le dire. Elle est un peu vieux jeu, mais ça vaut mieux. Par moments, elle a ses petites fantaisies, et vous en veut pour telle ou telle chose. Elle est fâchée contre moi pour l'instant, mais c'est de ma faute; je le sais. C'est une grande dame, une générale… Son mari était un homme charmant, un général, très instruit. Il ne lui a rien laissé, mais il était criblé de blessures; en un mot, il avait su se faire apprécier. Ensuite, nous avons Mlle Pérépélitzina. Celle- ci… je ne sais pas… depuis ces derniers temps, elle est un peu… comme ça!… Mais il ne faut pas mal juger les gens… Que Dieu soit avec elle! Elle est fille d'un lieutenant-colonel; c'est la confidente, l'amie de maman. Ensuite, ma soeur, Prascovia Ilinitchna. Il n'y a pas grand'chose à en dire sinon qu'elle est simple, bonne, et qu'elle a un coeur d'or. Regarde surtout au coeur! Elle est vieille fille; il me semble bien que ce bon Bakhtchéiev lui fait la cour et a des vues sur elle, mais motus! c'est un secret! Qu'y a-t-il encore? Je ne te parle pas de mes enfants: tu les verras. C'est demain la fête d'Ilucha… Ah! j'allais oublier: depuis un mois, nous avons Ivan Ivanovitch Mizintchikov, ton petit cousin. Il n'y a pas longtemps qu'il a quitté les hussards; il est encore jeune. Un noble coeur! Seulement, il est tellement ruiné, que je me demande comment il a pu s'y prendre! Il est vrai qu'il n'avait presque rien, mais il s'est ruiné tout de même et il a fait des dettes. Il est arrivé chez nous comme ça, de lui-même, et il y est resté. Je ne l'avais pas connu jusque là. C'est un garçon très gentil, bon, timide, respectueux. Je ne me rappelle plus le son de sa voix, il garde toujours le silence. Foma l'a surnommé «le taciturne inconnu», mais il ne se fâche pas et Foma est enchanté; il dit qu'Ivan Ivanovitch n'est pas intelligent. En tout cas, celui-ci ne le contredit en rien et il est toujours de son avis. C'est un timide… Que Dieu soit avec lui! Nous avons aussi des visiteurs de la ville: Pavel Sémionovitch Obnoskine et sa mère, un jeune homme de grand esprit, aux idées fermes, mûries (je m'exprime assez mal), avec cela d'une grande austérité. Enfin, tu verras aussi Tatiana Ivanovna, une parente éloignée que tu ne connais pas. Cette demoiselle, il faut l'avouer, n'est plus jeune, mais elle est assez riche pour acheter deux Stépantchikovo. Il n'y a pas longtemps qu'elle a hérité: jusque là, elle avait vécu dans la misère. Surveille-toi avec elle, Sérioja; elle est si délicate!… Elle a quelque chose de fantasque dans le caractère. Tu es généreux; tu comprendras. Elle a eu tant de malheurs! Il faut redoubler de précautions à l'égard d'une personne qui n'a pas été heureuse. Ne te forge pas d'idée sur son compte. Bien sûr qu'elle a ses faiblesses; elle parle sans réfléchir; elle se trompe sur la valeur des mots, mais ne crois pas qu'elle mente!… tout ça vient du coeur, de son coeur bon et franc. Et si, parfois, il lui arrive de mentir, c'est uniquement par un excès de grandeur d'âme; comprends-tu?
Mon oncle me parut très embarrassé. Je lui dis:
Écoutez, mon oncle, je vous aime tant que vous me pardonnerez ma question: êtes-vous ou non sur le point de vous marier?
Qui t'a parlé de cela? fit-il en rougissant comme un enfant. Eh bien, je vais tout te dire. Tout d'abord, je ne me marie pas. Tout le monde ici, ma mère beaucoup, ma soeur un peu et surtout Foma Fomitch, que ma mère adore (et elle a bien raison; il lui a rendu tant de services!) tout le monde voudrait me voir épouser Tatiana Ivanovna, par intérêt, pour le bien de toute la famille. Je comprends qu'on ne vise là-dedans que mon bien; cependant, je ne me marierai pas; je me le suis juré, mais je n'ai dit ni oui ni non. Je suis toujours comme ça. Alors, ils ont décidé que je consens et désirent que je profite de cette fête de demain pour faire ma déclaration… ça va faire un tas d'histoires qui me plongent à l'avance dans une perplexité effroyable, d'autant plus que Foma est fâché contre moi sans que je sache pourquoi. Ma mère aussi! J'avoue que je n'attendais que toi et Korovkine… pour m'épancher… si je puis dire…
À quoi peut vous servir ce Korovkine?
Il m'aidera, mon ami, il m'aidera; c'est un homme à ça, un homme de science! J'ai une entière confiance en lui; c'est un conquérant! Je comptais aussi sur toi; je me disais que tu parviendrais à les persuader. Pense seulement que, si je suis très coupable, je ne suis pas un pécheur endurci. Si l'on voulait me pardonner pour une fois, comme nous pourrions vivre heureux!… Elle a joliment grandi, ma Sachourka; elle serait déjà bonne à marier. Ilucha aussi a grandi. C'est demain sa fête… Mais j'ai peur pour Sachourka, voilà!
— Mon cher oncle, dites-moi où on a porté ma malle. Je vais changer de vêtements et je vous rejoins tout de suite après.
— En haut, mon ami, en haut. J'avais donné l'ordre qu'on te menât tout droit à ta chambre dès ton arrivée, afin que personne ne te vît. C'est ça; change de costume; c'est parfait! Pendant ce temps, je vais les préparer. Que Dieu soit avec toi!… Que veux-tu, mon cher, il faut ruser; on devient un Talleyrand sans le vouloir, mais qu'importe! Ils sont en ce moment à prendre le thé; chez nous, ça dure une bonne heure. Foma Fomitch aime à le prendre aussitôt son réveil; il paraît que c'est meilleur ainsi… Allons, j'y vais et toi, tâche de me rejoindre au plus vite; ne me laisse pas trop longtemps seul; je serais si gêné! Ah! attends, j'ai encore quelque chose à te demander: là-bas, ne me crie pas dessus comme tu l'as fait ici, hein? Si tu as quelque observation à me faire, patiente jusqu'à ce que nous soyons seuls; mais, d'ici là, garde ta langue, car j'ai fait de si beaux tours qu'ils sont tous furieux contre moi…
— Mon oncle, de tout ce que vous venez de me dire, je conclus…
— Que je n'ai pas de caractère? Va jusqu'au bout! interrompit-il. Qu'y faire? Je le sais bien! Alors, tu viens? et le plus vite possible, je t'en prie!
Monté chez moi, je me hâtai d'ouvrir ma malle pour me conformer à la pressante recommandation de mon oncle et, tout en m'habillant, je dus constater que je n'avais encore rien appris de ce que je voulais savoir, après une conversation d'une heure. Une seule chose me sembla claire, c'est qu'il désirait toujours me marier et que, par conséquent, tous les bruits tendant à ce qu'il fût amoureux de cette personne étaient faux. Je me souviens que j'étais dans une extrême inquiétude. Cette pensée me vint que, par ma venue, par mon silence après les paroles de mon oncle, j'avais consenti, je m'étais engagé tacitement pour toujours. «Ce n'est pas long, pensai-je, de donner une parole qui vous lie pour la vie! Et je n'ai pas seulement vu ma fiancée!»
Et puis, d'où venait cette animosité générale à mon égard? Pourquoi mon arrivée leur apparaissait-elle comme une provocation, selon mon oncle? Quelles étaient ces craintes, ces inquiétudes? Que signifiait ce mystère? Tout cela me sembla toucher à la folie et mes rêves héroïques et romanesques s'envolèrent à tire-d'aile au premier choc avec la réalité. Ce n'est qu'à ce moment que m'apparut toute l'absurdité de la proposition de mon oncle. En pareille occurrence, une idée de ce calibre ne pouvait venir à l'esprit de personne autre que lui. Je compris aussi que le fait d'être accouru à bride abattue et tout ravi dès le premier mot ressemblait beaucoup à celui d'un sot. Absorbé dans ces pensées troublantes, je m'habillais à la hâte et ne n'avais pas remarqué le domestique qui me servait. Soudain, il prit la parole avec une politesse extrême et doucereuse:
— Quelle cravate Monsieur mettra-t-il, la cravate Adélaïde ou la quadrillée?
Je le regardai et il me parut digne d'examen. C'était un homme jeune encore et fort bien habillé pour un valet; on eut dit un petit maître de la ville. Il portait un habit brun, un pantalon blanc, un gilet paille, des chaussures vernies et une cravate rose, le tout composant évidemment une harmonie voulue et destinée à attirer l'attention sur le goût délicat du jeune élégant. Il avait le teint pâle jusqu'à la verdeur, le nez fort grand et extrêmement blanc, on eut dit en porcelaine. Le sourire de ses lèvres fines exprimait une tristesse distinguée. Ses grands yeux saillants et qui semblaient de verre avaient un air incommensurablement bête en même temps que plein d'afféterie. Ses oreilles minces étaient bourrées de coton, par délicatesse aussi, sans doute, et ses longs cheveux d'un blond fadasse luisaient de pommade. Il avait les mains blanches, propres et comme lavées à l'eau de roses et ses doigts se terminaient par des ongles longs et soignés. Il grasseyait à la mode, faisait des mouvements de tête, soupirait, minaudait et fleurait la parfumerie. De petite taille, chétif, il marchait en pliant les genoux d'une façon particulière qu'il devait estimer le dernier mot de la grâce. En un mot, il était tout imprégné d'exquisité, de coquetterie et d'un sentiment de dignité extraordinaire. Cette dernière circonstance me déplut au premier coup d'oeil, je ne sais pourquoi.
— Alors, cette cravate est de nuance Adélaïde? lui demandai-je en le regardant avec sévérité.
— De nuance Adélaïde, me répondit-il.
— Il n'existe pas de nuance Agraféna?
— Non, c'est impossible.
— Et pourquoi?
— Parce que ce nom d'Agraféna est indécent.
— Comment indécent?
— Mais certainement, Adélaïde est un nom étranger et plein de noblesse, tandis que n'importe quelle villageoise peut s'appeler Agraféna.
— Mais tu es fou!
— Que non. J'ai toute ma tête. Il vous est loisible de m'injurier. Je vous ferai seulement observer que ma conversation a énormément plu à nombre de généraux et même à quelques comtes de la capitale.
— Comment t'appelles-tu?
— Vidopliassov.
— Ah! c'est toi Vidopliassov?
— Oui.
— Attends un peu. Je ferai aussi ta connaissance.
Et, en descendant l'escalier, je ne pus m'empêcher de penser que cette maison était une sorte de Bedlam.
IV LE THÉ
La salle où l'on prenait le thé donnait sur la terrasse où j'avais rencontré Gavrilo. Les étranges prédictions de mon oncle sur l'accueil qui m'était réservé ne laissaient pas de m'inquiéter beaucoup. La jeunesse est parfois excessivement fière et le jeune amour-propre toujours susceptible. Aussi me sentis-je assez mal à mon aise en pénétrant dans la salle à l'aspect de la nombreuse assistance réunie autour de la table. Ce fut cause que je me pris le pied dans le tapis, et fut contraint de bondir au beau milieu de la pièce pour retrouver mon équilibre.
Aussi confus que si j'eusse compromis du coup et ma carrière, et mon honneur, et ma réputation, je restai figé sur place, plus rouge qu'une écrevisse et promenant sur la compagnie un regard stupide. Si je signale cet incident insignifiant, c'est qu'il eût une extrême influence sur mon humeur au cours de presque toute cette journée et, par suite, sur mes relations subséquentes avec quelques-uns des personnages de ce récit. Je voulus saluer, mais ne pas en venir à bout: je rougissais encore davantage, me précipitai vers mon oncle, m'emparai de ses mains et m'écriai d'un voix haletante:
— Bonjour, mon oncle!
Mon intention était de dire quelque chose de très fin, mais je ne trouvai que: «Bonjour, mon oncle!»
— Bonjour, bonjour, mon cher ami, répondit l'oncle qui souffrait pour moi. Nous nous sommes déjà vus. Mais, ajouta-t-il à voix basse, sois donc plus brave; je t'en supplie! Cela arrive à tout le monde. Parfois, on ne sait quelle figure faire!… Permettez- moi, ma mère, de vous présenter notre jeune homme que vous aimerez certainement. Mon neveu Serge Alexandrovitch, — dit-il en s'adressant à toute la compagnie.
Mais, avant d'aller plus loin, je demande au lecteur la permission de lui présenter les personnages qui m'entouraient. C'est indispensable pour l'intelligence de cette histoire.
Il y avait là plusieurs dames et seulement deux hommes, outre mon oncle et moi. Foma Fomitch que je désirais tant voir et qui, je le pressentais déjà, était le maître absolu de la maison, Foma Fomitch brillait par son absence comme s'il eût emporté le jour avec lui. Tout le monde était morne et préoccupé. Cela sautait aux yeux et, si confus et ennuyé que je fusse alors moi-même, je ne pouvais pas ne pas voir que mon oncle était presque aussi ennuyé que moi, malgré ses efforts pour cacher son souci sous une gaieté de commande. Quelque chose lui pesait sur le coeur.
L'un des messieurs qui se trouvaient là, un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, n'était autre que cet Obnoskine dont mon oncle avait tant loué l'intelligence et la moralité. Il me déplut souverainement. Tout en lui décelait le mauvais ton. Son costume était usé comme son visage où une moustache fine et décolorée et une barbiche hirsute prétendaient visiblement à proclamer l'indépendance intellectuelle de leur propriétaire, et peut-être même la libre pensée. Il clignait des yeux sans cesse, souriait avec une feinte malice et, se prélassant sur sa chaise, il braquait son lorgnon sur moi à tout instant pour le laisser craintivement retomber dès que mon regard se tournait vers lui. Autre monsieur: mon cousin Mizintchikov, âgé de vingt-huit ans, étaient en effet un silencieux. Il ne dit pas un mot de tout le thé et restait grave quand tout le monde riait. Mais il ne me parut pas avoir l'air timide annoncé par mon oncle. Au contraire, le regard de ses yeux bruns exprimait la résolution et la fermeté de caractère. C'était un assez beau garçon au teint foncé, aux yeux noirs et très correctement vêtu (au compte de mon oncle, comme je l'ai su plus tard).
Parmi les dames, je fus tout d'abord frappé par la demoiselle Pérépélitzina à cause de sa face livide et méchante. Assise près de la générale, mais légèrement en arrière, par déférence, elle se penchait à chaque instant pour chuchoter à l'oreille de sa bienfaitrice. Deux ou trois personnes âgées et complètement privées du don de la parole, se tenaient près de la fenêtre, les yeux fixés sur la générale, dans l'attente respectueuse d'un peu de thé. Je remarquai aussi une grosse dame d'une cinquantaine d'années, fagotée, fardée et dont les dents avaient cédé la place à quelques chicots noircis, ce qui ne l'empêchait pas de minauder et de faire de l'oeil.
Une quantité de chaînes brinquebalaient après elle et elle ne cessait de me lorgner à l'exemple de M. Obnoskine dont elle était la mère. Ma tante, la douce Prascovia Ilinichna, s'occupait à verser le thé. Il était évident qu'après une aussi longue séparation, elle brûlait du désir de m'embrasser, mais elle n'osait le faire. Tout semblait défendu en cette maison. Près d'elle était assise une fort jolie fillette d'une quinzaine d'années, dont les yeux noirs me regardaient avec une curiosité enfantine: c'était ma cousine Sachenka.
Mais la plus remarquable de toutes ces dames était sans conteste une personne bizarre, vêtue très luxueusement et en toute jeune fille, bien qu'elle eût déjà environ trente-cinq ans. Son visage était maigre, pâle et desséché, mais néanmoins fort animé. Ses joues décolorées s'empourpraient à la moindre émotion, au moindre mouvement, et elle ne cessait de s'agiter sur sa chaise, comme s'il lui eût été impossible de rester tranquille une seule minute. Elle m'examinait curieusement, avidement, se penchait pour chuchoter quelque chose à Sachenka ou à une autre voisine, après quoi elle éclatait de rire avec un puéril sans gêne. À mon grand étonnement, ces excentricités ne semblaient surprendre personne, on eût dit que les convives étaient d'accord pour n'en faire point cas.
Je devinai en elle cette Tatiana Ivanovna, dont mon oncle disait qu'elle avait quelque chose de fantasque, celle qu'on lui fiançait de force et pour qui toute la maison était aux petits soins eu égard à sa richesse. Ses yeux me plurent: des yeux bleus et très doux en dépit des rides qui les cernaient. Leur regard était si franc, si gai, si bon, qu'on se réjouissait de le rencontrer. Je parlerai plus loin de Tatiana Ivanovna, qui est une des héroïnes de mon récit; sa biographie est fort intéressante.
Quelque cinq minutes après mon entrée dans la salle, on vit accourir du jardin un charmant garçonnet, mon cousin Ilucha, suivi d'une jeune fille un peu pâle et fatiguée, mais très jolie. Elle jeta sur l'assemblée un regard investigateur, méfiant, et même timide, puis, après m'avoir examiné à mon tour, elle s'assit à côté de Tatiana Ivanovna. Je me souviens que mon coeur battit: j'avais compris que c'était là cette fameuse institutrice. À son entrée, mon oncle me jeta un regard rapide et devint écarlate, mais, se baissant aussitôt, il saisit Ilucha dans ses bras et vint me le faire embrasser. Je remarquai aussi que Mme Obnoskine examinait d'abord mon oncle, puis dirigeait son lorgnon sur l'institutrice avec un air moqueur.
Mon oncle était tout confus et ne sachant quelle contenance prendre, il appela Sachenka pour me la présenter, mais elle se contenta de se lever et de me faire une grave révérence. Ce geste me charma parce qu'il lui seyait. Ma bonne tante n'y tint plus et, cessant pour un instant de verser le thé, elle accourut m'embrasser. Mais nous n'avions pas échangé deux mots que s'éleva la voix de la demoiselle Pérépélitzina remarquant que «Prascovia Ilinitchna avait dû oublier sa mère (la générale) qui avait demandé du thé, mais l'attendait encore». Ma tante me quitta aussitôt et s'empressa d'aller vaquer à ses devoirs.
La générale, reine de ce lieu et devant qui tout le monde filait doux, était une maigre et méchante vieille en deuil, méchante surtout par la faute de l'âge qui lui avait ravi le peu qu'elle eût jamais possédé de capacités mentales (plus jeune, elle se contentait d'être toquée). Sa situation l'avait rendue plus bête encore qu'avant et plus orgueilleuse. Lors de ses colères, la maison devenait un enfer.
Ses colères affectaient deux modes distincts. Le premier était silencieux: la vieille ne desserrait pas les dents pendant des journées entières, repoussant ou jetant même à terre tout ce que l'on posait devant elle. Le second était loquace et procédait comme suit. Ma grand'mère (elle était ma grand'mère) tombait dans une morne tristesse, voyait venir et sa propre ruine et la fin du monde, pressentant un avenir de misère émaillé de tous les malheurs imaginables. Alors elle se mettait à compter sur ses doigts toutes les calamités qu'elle prophétisait et parvenait à des résultats grandioses. «Il y avait longtemps qu'elle prévoyait tout cela, mais elle était bien forcée de se taire dans cette maison. Ah! Si seulement on eût consenti à lui témoigner quelque respect, si on l'eût écoutée, etc, etc.» Ces discours trouvaient une véhémente approbation parmi l'essaim des dames de compagnie mené par la demoiselle Pérépélitzina et se voyaient pompeusement revêtus du sceau de Foma Fomitch.
Au moment où j'apparus devant elle, elle faisait une colère du mode silencieux, assurément le plus terrible. Tout le monde la considérait avec appréhension. Seule, Tatiana Ivanovna, à qui tout était permis, jouissait d'une excellente humeur. Mon oncle m'amena près de ma grand'mère avec une extrême solennité, mais, esquissant une moue, elle repoussa sa tasse avec violence.
— C'est ce voltigeur? marmotta-t-elle entre ses dents à l'adresse de la Pérépélitzina.
Cette question absurde me désempara d'une manière définitive. Je ne comprenais pas pourquoi elle m'appelait voltigeur. Pérépélitzina lui murmura quelques mots à l'oreille, mais la vieille dame agita méchamment la main. Je restai coi, interrogeant mon oncle du regard. Tous les assistants se regardèrent, et Obnoskine laissa même voir ses dents, ce qui me fut très désagréable.
— Elle radote parfois, me chuchota mon oncle, tout décontenancé lui-même. Mais ce n'est rien; c'est par bonté de coeur. Estime surtout le coeur!
— Oui, le coeur! le coeur! cria subitement la voix de Tatiana Ivanovna qui ne me quittait pas des yeux et ne tenait pas en place. Le mot «coeur» était sans doute parvenu jusqu'à elle. Mais elle ne finit pas sa phrase quoiqu'elle parût vouloir dire quelque chose. Soit honte, soit pour tout autre motif, elle se tut, rougit formidablement, se pencha vers l'institutrice, lui dit tout bas quelques mots et soudain, se couvrant la bouche d'un mouchoir, elle se rejeta sur le dossier de sa chaise et se mit à rire comme dans une crise d'hystérie.
Je regardais la compagnie avec ahurissement, mais, à mon grand étonnement, personne ne bougea et il sembla qu'il ne se fût rien passé. J'étais édifié sur le compte de Tatiana Ivanovna. On me servit enfin le thé et je repris un peu de contenance. Je ne sais trop pourquoi il me parut tout à coup qu'il était de mon devoir d'entamer la plus aimable conversation avec les dames.
— Vous aviez bien raison, mon oncle, commençai-je, en m'avertissant tantôt du danger de se troubler. J'avoue franchement… (à quoi bon le cacher?) — poursuivis-je dans un sourire obséquieux à l'adresse de Mme Obnoskine — j'avoue que, jusqu'aujourd'hui, j'ai, pour ainsi dire, ignoré la société de ces dames. Et, après ma si malheureuse entrée, il m'a bien semblé que ma situation au milieu de la salle était celle d'un maladroit, n'est-ce pas? Avez-vous lu l'Emplâtre? — ajoutai-je en rougissant de plus en plus de mon aplomb et en regardant sévèrement M. Obnoskine, lequel continuait à m'inspecter du haut en bas et montrait toujours ses dents.
— C'est cela! c'est cela même! s'écria mon oncle avec un entrain extraordinaire, se réjouissant sincèrement de voir la conversation engagée et son neveu en train de se remettre. Ce n'est rien de perdre contenance, mais moi, j'ai été jusqu'à mentir lors de mon début dans le monde. Le croirais-tu? Vraiment, Anfissa Pétrovna, c'est assez amusant à entendre. À peine entré au régiment, j'arrive à Moscou et je me rends chez une dame avec une lettre de recommandation. C'était une dame excessivement fière. On m'introduit. Le salon était plein de monde, de gros personnages! Je salue et je m'assois. Dès les premiers mots, cette dame me demande: «Avez-vous beaucoup de villages, mon petit père?» Je n'avais même pas une poule; que répondre? J'étais dans une grande confusion; tout le monde me regardait. Pourquoi n'ai-je pas dit: «Non, je n'ai rien.» C'eut été plus noble, étant la vérité, mais je répondis: «J'ai cent dix-sept âmes.» Quelle idée d'ajouter cet appoint de dix-sept, au lieu de mentir en chiffres ronds, tout bonnement! Une minute après, par la lettre même dont j'étais porteur, on savait que je ne possédais rien et que, par-dessus le marché, j'avais menti! Que faire? Je me sauvai de cette maison et n'y remis jamais les pieds. Je n'avais rien alors. Aujourd'hui, je possède d'une part trois cents âmes, qui me viennent de mon oncle Afanassi Matveïévitch et deux cents âmes, y compris la Kapitonovka, héritage de ma grand'mère, ce qui fait en tout plus de cinq cents âmes. Ce n'est pas vilain! Mais, de ce jour-là, je me suis juré de ne jamais mentir et je ne mens pas.
— À votre place, je n'aurais pas juré. Dieu sait ce qu'il peut arriver, dit Obnoskine avec un sourire moqueur.
— C'est bien vrai. Dieu sait ce qu'il peut arriver! approuva mon oncle, très bonhomme.
Obnoskine éclata de rire en se renversant sur le dossier de sa chaise; sa mère sourit; la demoiselle Pérépélitzina ricana d'une façon particulièrement venimeuse; Tatiana Ivanovna se mit aussi à rire en battant des mains sans savoir pourquoi. En un mot, je vis clairement que mon oncle n'était compté pour rien dans sa propre maison. Sachenka fixa sur Obnoskine des yeux étincelants de colère. L'institutrice rougit en baissant la tête. Mon oncle s'étonna:
— Qu'est-ce qu'il y a? Qu'est-ce qui se passe? questionna-t-il en nous regardant avec ébahissement.
Cependant, mon cousin Mizintchikov restait muet à l'écart et n'avait même pas souri alors que tout le monde riait. Il buvait son thé et regardait philosophiquement ces gens qui l'entouraient. À plusieurs reprises il faillit se mettre à siffler, comme sous le coup d'un insupportable ennui, mais il put toujours s'arrêter à temps. Tout en poursuivant ses agressions envers mon oncle et en commençant à me tâter, Obnoskine semblait éviter le regard de Mizintchikov; je m'en aperçus vite. J'observai aussi que mon taciturne cousin me jetait fréquemment des coups d'oeil inquisiteurs, afin peut-être de se rendre un compte exact de la catégorie d'hommes à laquelle j'appartenais.
— Je suis sûre, monsieur Serge, gazouilla soudain Mme Obnoskine, qu'à Pétersbourg vous n'étiez pas un fervent adorateur des dames. Je sais que beaucoup des jeunes gens de là-bas évitent leur société. J'appelle ces gens là des libres penseurs. Je ne puis que considérer cela comme un impardonnable manque de courtoisie, et je vous avoue que cela m'étonne, que cela m'étonne beaucoup, jeune homme!
— J'ai peu fréquenté le monde, répondis-je avec une extraordinaire animation, mais je crois que cela n'a pas grande importance. J'habitais un si petit logement! mais cela ne fait rien, je vous assure; je m'y accoutumerai. Jusqu'à présent, je suis resté chez moi…
— Il s'occupait de sciences! interrompit mon oncle en se redressant.
— Ah! mon oncle, toujours vos sciences! Imaginez-vous, continuai- je délibérément avec le même sourire aimable à l'adresse de Mme Obnoskine, imaginez-vous que mon cher oncle est à ce point dévoué aux sciences qu'il a déniché en chemin un miraculeux adepte de la philosophie pratique, un certain Korovkine et, après tant d'années de séparation, son premier mot fut pour m'annoncer l'arrivée prochaine, et attendue avec une impatience presque convulsive, de ce phénomène… Amour de la science!…
Et je me mis à rire, croyant déchaîner un rire général en hommage à mon esprit.
— Qui ça? De qui parle-t-il? s'informa la générale auprès de Mlle
Pérépélitzina.
— Yégor Ilitch a invité des savants; il se fait voiturer au long des chemins pour en récolter! répondit la demoiselle en se délectant.
Mon oncle fut complètement déconcerté. Il me jeta un regard de reproche et s'écria:
— Ah! mais j'avais tout à fait oublié! J'attends en effet Korovkine. C'est un savant, un homme qui marquera dans le siècle…
Il s'arrêta, la parole lui manquait. Ma grand'mère agita la main, et cette fois, elle parvint à atteindre une tasse qui chut par terre et se brisa. L'émotion fut générale.
— C'est toujours comme ça quand elle se met en colère; elle jette quelque chose par terre, me chuchota mon oncle tout confus. Mais il faut pour ça qu'elle soit fâchée. Ne fais pas attention; regarde de l'autre côté… Pourquoi as-tu parlé de Korovkine?
Je regardais déjà de l'autre côté; je rencontrai même le regard de l'institutrice et il me parut bien exprimer un reproche et peut- être du mépris; l'indignation lui empourpra les joues et je devinai n'avoir pas précisément gagné ses bonnes grâces dans mon lâche désir de rejeter sur mon oncle une part du ridicule qui m'écrasait.
— Parlons encore de Pétersbourg, reprit Anfissa Pétrovna, une fois calmée l'émotion qu'avait soulevée le bris de la tasse. Avec quelles délices je me rappelle notre vie en cette ravissante capitale! Alors nous fréquentions intimement le général Polovitzine, tu te souviens, Paul? Ah! quelle délicieuse personne était la générale! Quelles manières aristocratiques! Quel beau monde! Dites: vous l'avez probablement rencontrée… J'avoue que je vous attendais avec impatience; j'espérais avoir tant de nouvelles de nos amis Pétersbourgeois!
— Je regrette infiniment, Madame, de ne pouvoir vous satisfaire… Excusez-moi, mais je viens de vous le dire: j'ai peu fréquenté la société de Pétersbourg. J'ignore le général Polovitzine, n'en ayant même jamais entendu parler, répondis-je impatiemment, car mon amabilité s'était muée soudain en une assez méchante humeur.
— Il étudiait la minéralogie! fit avec orgueil l'incorrigible Yégor Ilitch. La minéralogie, n'est-ce pas, est l'étude des différentes pierres?
— Oui, mon oncle, des pierres…
— Hum! Il existe beaucoup de sciences qui sont toutes fort utiles! Pour te dire la vérité, je ne savais pas ce que c'était que la minéralogie. Lorsqu'on parle de sciences, je me contente d'écouter, car je n'y comprends rien, je le confesse.
— C'est là une confession des plus sincères! ricana Obnoskine.
— Petit père!… s'écria Sachenka avec un coup d'oeil de réprobation.
— Quoi donc, mignonne! Ah! mon Dieu, mais je vous interromps tout le temps, Anfissa Pétrovna! — dit-il pour s'excuser, sans comprendre ce qu'entendait Sachenka. — Pardonnez-moi, au nom du Christ!
— Oh! ce n'est rien! répondit la dame avec un aigre sourire. J'avais dit à votre neveu tout ce que j'avais à lui dire. Mais, pour conclure, monsieur Serge, vous devriez bien vous corriger. Je ne doute pas que les sciences, les arts… la sculpture, par exemple… que toutes ces hautes spéculations aient le plus puissant attrait, mais elles ne sauraient remplacer les femmes!… Ce sont les femmes, jeune homme, qui forment les hommes et l'on ne peut se passer d'elles; c'est impossible, im-pos-si-ble, jeune homme!
— Impossible! Impossible! cria de nouveau la voix aiguë de Tatiana Ivanovna. Écoutez! reprit-elle toute rougissante, avec un débit précipité de gamine, écoutez: je voudrais vous demander…
— À vos ordres! répondis-je en la regardant attentivement.
— Je voulais vous demander si vous êtes venu pour longtemps!
— Vraiment, je ne sais pas trop; ça dépendra des affaires…
— Des affaires? Quelles affaires peut-il y avoir? Oh! le fou!
Écarlate, elle se cacha derrière son éventail et se pencha à l'oreille de l'institutrice. Puis elle éclata de rire en battant des mains.
— Attendez! attendez! s'écria-t-elle, laissant là sa confidente pour s'adresser précipitamment à moi, comme si elle eût craint que je m'en allasse. Savez-vous ce que je veux vous dire? Vous ressemblez tant, tant à un jeune homme, à un cha-ar-mant jeune homme!…Sachenka, Nastenka, vous vous rappelez? Il ressemble extraordinairement à cet autre fou: te rappelles-tu Sachenka? Nous le rencontrâmes pendant une promenade en voiture; il était à cheval avec un gilet blanc…Et comme il me lorgnait, le monstre! Vous vous souvenez? Je me couvris le visage de mon voile, mais ne pus me tenir de me pencher à la portière en lui criant: «Quel effronté!» puis, je jetai mon bouquet sur la route… Vous vous souvenez, Nastenka?
Et, toute émue, cette demoiselle par trop éprise des jeunes gens se cacha le visage dans ses mains. Bondissant ensuite de sa place, elle courut à une fenêtre, cueillit une rose qu'elle jeta près de moi et se sauva dans sa chambre. Il s'ensuivit encore une certaine confusion, mais la générale resta parfaitement calme. Anfissa Pétrovna ne semblait pas autrement surprise, mais, soudain préoccupée, elle jeta sur son fils un regard anxieux. Les demoiselles rougirent: quant à Paul Obnoskine, il se leva d'un air vexé et s'en fut à la fenêtre.
Cependant, mon oncle me faisait des signes, mais, à ce moment, un nouveau personnage apparut au milieu de l'attention générale.
— Ah! voici Evgraf Larionitch! s'écria mon oncle franchement heureux. Vous venez de la ville?
«Sont-ils drôles tous tant qu'ils sont! On les dirait choisis et rassemblés à plaisir!» pensai-je en oubliant que j'étais un des échantillons de la collection.
V ÉJÉVIKINE
Un petit homme pénétra dans la chambre, ou, pour mieux dire, il s'y enfonça à reculons, malgré que la porte fût toute grande ouverte, et dès le seuil, il fit des courbettes, salua, montra ses dents et nous examina tous avec curiosité. C'était un petit vieillard, grêlé, aux yeux vifs et fuyants, chauve, avec une bouche lippue, où errait un sourire ambigu et fin. Il était vêtu d'un frac très usé et qui n'avait pas du être fait pour lui. Un des boutons y tenait par un fil; deux ou trois autres manquaient complètement. Ses bottes trouées et sa casquette crasseuse s'harmonisaient bien avec le reste de son costume. Il tenait à la main un mouchoir sale avec lequel il s'épongeait le front et les tempes. Je remarquai que l'institutrice avait un peu rougi en me jetant un rapide coup d'oeil où il y avait quelque chose de fier et de provocant.
— Tout droit de la ville, mon bienfaiteur, tout droit, mon père! répondit-il à mon oncle. Je vais tout vous dire, mais permettez- moi auparavant de présenter mes salutations.
Il fit quelques pas dans la direction de la générale, mais il s'arrêta à mi-chemin et s'adressa de nouveau à mon oncle:
— Vous connaissez mon trait caractéristique, mon bienfaiteur? je suis un chien couchant, un véritable chien couchant. À peine entré quelque part pour la première fois, je cherche des yeux la principale personne de la maison et je vais à elle pour me concilier ses bonnes grâces et sa protection. Je suis une canaille, mon père, une canaille, mon bienfaiteur!… Permettez- moi, Madame Votre Excellence, permettez-moi de baiser votre robe, de peur que mes lèvres ne salissent votre petite main de générale.
À mon étonnement, la générale lui tendit la main, non sans grâce.
— Je vous salue aussi, notre belle, continua-t-il en se tournant vers la demoiselle Pérépélitzina. Que faire, chère Madame? Je suis une canaille. C'était déjà décidé en 1841, quand je fus chassé du service: M. Tikhontsev fut nommé assesseur, lui, et moi: canaille! Je suis d'une nature si franche que j'avoue tout. Que faire? j'ai essayé de vivre honnêtement, mais ce n'est plus ce qu'il faut aujourd'hui.
Il contourna la table et s'approcha de Sachenka en lui disant:
— Alexandra Yégorovna, notre pomme parfumée, permettez-moi de baiser votre robe. Vous embaumez la pomme, Mademoiselle, et d'autres parfums délicats. Mon respect à Ilucha; je lui apporte un arc et une flèche confectionnés de mes mains, avec l'aide de mes enfants. Tantôt nous irons tirer cette flèche. Et quand vous grandirez, vous serez officier et vous irez couper la tête aux Turc… Tatiana Ivanovna… Ah! Mais, elle n'est pas ici, la bienfaitrice, sans quoi j'eusse aussi baisé sa robe. Prascovia Ilinitchna, notre petite mère, je ne puis parvenir jusqu'à vous; autrement, je vous aurais baisé, non seulement la main, mais aussi le pied. Anfissa Pétrovna, je vous présente tous mes hommages. Aujourd'hui même, à genoux et versant des larmes, j'ai prié Dieu pour vous et j'ai prié aussi pour votre fils, afin que le Tout- Puissant lui envoie beaucoup de grades et de talents… de talents surtout… Je vous salue, par la même occasion, Ivan Ivanitch Mizintchikov, Dieu vous donne tout ce que vous désirez! Mais on ne saurait le deviner: vous ne dites jamais rien. Bonjour, Nastia! Toute ma marmaille te salue; nous parlons de toi tous les jours… Et, maintenant, un grand salut au maître! J'arrive tout droit de la ville, Votre Noblesse… Mais voici sûrement votre neveu qui était à l'Université? Tous mes respects, Monsieur; voulez-vous m'accorder votre main?
Un rire se fit entendre. Il était visible que le vieillard bouffonnait. Son entrée avait ranimé la compagnie bien que plusieurs des assistants ne comprissent pas ses sarcasmes qui, pourtant, n'épargnaient personne. Seule, l'institutrice, qu'à ma surprise il avait tout simplement appelée Nastia, rougissait et fronçait les sourcils. Je retirai ma main; le vieux n'attendait que cela.
— Mais, je ne vous la demandais que pour la serrer si vous le permettez et non pour la baiser, mon petit père. Vous croyiez que c'était pour la baiser? Non, mon petit père, seulement pour la serrer. Peut-être me prenez-vous pour un bouffon? demanda-t-il d'un ton moqueur.
— N… n… non… Que dites-vous? Je…
— Si je suis bouffon, je ne suis pas seul. Vous me devez le respect et je ne suis pas aussi lâche que vous le pensez. D'ailleurs, peut-être suis-je un bouffon. Je suis en tout cas un esclave; ma femme est une esclave, et il nous faut flatter les gens; il y a toujours quelque chose à y gagner. Il faut mettre du sucre, plus de sucre dans tout, en ajouter encore; ce n'en sera que meilleur pour la santé. Je vous le dit en secret et ça pourra vous servir… Je suis bouffon parce que je n'ai pas de chance.
— Hi! hi! hi! Ah! quel vieux polisson! Il ne manque jamais de nous faire rire! s'écria Anfissa Pétrovna.
— Petite mère ma bienfaitrice, il est aisé de vivre en faisant la bête. Si je l'avais su plus tôt, je me serais mis jocrisse dès ma jeunesse et n'en serais peut-être maintenant que plus intelligent. Mais, ayant voulu avoir de l'esprit de fort bonne heure, je ne suis plus qu'un vieil imbécile!
— Dites-moi donc, je vous prie, interrompit Obnoskine à qui certaine allusion à ses talents avait sans doute déplu. (Il était vautré, fort librement vautré dans un fauteuil et examinait le vieillard à travers son lorgnon.) — Dites-moi donc votre nom, s'il vous plaît… Je l'oublie toujours… comment donc?
— Ah! Mon petit père, mon nom, si vous le voulez, est Éjévikine; mais quel profit en retirerez-vous? Voilà huit ans que je suis sans place, ne vivant que par la force de la nature. Et ce que j'en ai eu des enfants!
— Bon! Laissons cela! Mais écoutez: voici longtemps que je voulais vous demander pourquoi vous vous retournez toujours aussitôt que vous êtes entré? C'est très drôle à voir!
— Pourquoi je regarde en arrière! Mais parce qu'il me semble toujours qu'il y a, derrière moi, quelqu'un qui va me frapper: voilà pourquoi. Je suis devenu monomane, mon petit père.
On rit encore. L'institutrice se leva, fit un pas pour s'en aller, mais elle se rassit; malgré la rougeur qui le couvrait, son visage exprimait une souffrance maladive.
— Tu sais, me chuchota mon oncle, c'est son père!
Je regardai mon oncle avec effarement. J'avais complètement oublié le nom d'Éjévikine. Pendant tout le trajet en chemin de fer, j'avais fait le héros, rêvant à ma promise supposée, bâtissant à son profit les plans les plus généreux, mais je ne me souvenais plus de son nom ou, plutôt, je n'y avais pas fait attention.
— Comment, son père? Fis-je aussi dans un chuchotement. Je la croyais orpheline!
— C'est son père, mon ami, son père! Et, tu sais, c'est le plus honnête homme du monde; il ne boit pas et c'est pour s'amuser qu'il fait le bouffon. Ils sont dans une misère affreuse; huit enfants! Ils n'ont pour vivre que les appointements de Nastienka. Il fut chassé du service à cause de sa mauvaise langue. Il vient nous voir toutes les semaines. Il est très fier! Il ne veut accepter quoi que ce soit. Je lui ai fait plusieurs fois des offres, mais il n'écoute rien…
Mais, s'apercevant que le vieillard nous écoutait, mon oncle lui frappa vigoureusement sur l'épaule et s'enquit:
— Eh bien, Evgraf Larionitch, quoi de neuf, en ville?
— Quoi de neuf, mon bienfaiteur? M. Tikhontzev exposa hier l'affaire de Trichine qui n'a pu représenter son compte de sacs de farine. C'est, Madame, ce même Trichine, qui vous regarde en dessous: vous vous le rappelez peut-être? M. Tikhontzev a fait sur lui le rapport suivant: «Si ledit Trichine ne fut pas même capable de garder l'honneur de sa propre nièce, laquelle disparut l'an dernier en compagnie d'un officier, comment aurait-il pu garder les sacs de l'Intendance?» C'est textuel, je vous le jure!
— Fi! Quelles laides histoires nous racontez-vous là? s'écria
Anfissa Pétrovna.
— Voilà! Voilà! Tu parles trop, Evgraf, ajouta mon oncle. Ta langue te perdra! Tu es un homme droit, honnête, de bonne conduite, on peut le dire, mais tu as une langue de vipère. Je m'étonne que tu puisses t'entendre avec eux, là-bas. Ce sont tous de braves gens, simples…
— Mon père et bienfaiteur, mais c'est précisément l'homme simple qui me fait peur! s'écria le vieillard avec une grande vivacité.
La réponse me plut. Je m'élançai vers Éjévikine et lui serrai la main. À vrai dire, j'entendais protester ainsi contre l'opinion générale en montrant mon estime pour ce vieillard. Et, qui sait? Peut-être voulais-je aussi me relever dans l'opinion de Nastassia Evgrafovna. Mais mon geste ne fut pas heureux.
— Permettez-moi de vous demander, fis-je en rougissant et, selon ma coutume, en précipitant mon débit; avez-vous entendu parler des Jésuites?
— Non, mon père, ou bien peu; mais pourquoi cela?
— Oh! Je voulais raconter à ce propos… Faites-m'y donc penser à l'occasion… Pour le moment, soyez sûr que je vous comprends et que je sais vous apprécier, et, tout à fait confus, je lui saisis encore la main.
— Comptez que je vous le rappellerai, mon petit; je vais l'inscrire en lettres d'or. Tenez, je fais tout de suite un pense- bête. — Et il orna d'un noeud son mouchoir tout souillé de tabac.
— Evgraf Larionitch, prenez donc votre thé, lui dit ma tante.
— Tout de suite, belle Madame… je voulais dire princesse! Et voici pour le thé que vous m'offrez: j'ai rencontré en route M. Bakhtchéiev. Il était si gai que je me suis demandé s'il n'allait pas se marier… De la flatterie, toujours de la flatterie! — ajouta-t-il à mi-voix et avec un clin d'oeil en passant devant moi, sa tasse à la main. — Mais comment se fait-il qu'on ne voie pas le principal bienfaiteur, Foma Fomitch? Ne viendra-t-il pas prendre son thé?
Mon oncle tressaillit comme si on l'eut piqué et regarda timidement la générale.
— Ma foi, je n'en sais rien, répondit-il avec une singulière confusion. On l'a fait prévenir, mais il… Sans doute n'est-il pas d'humeur… J'y ai déjà envoyé Vidopliassov et… si j'y allais moi-même?…
— Je suis entré chez lui, dit Éjévikine d'un ton énigmatique.
— Est-ce possible! s'écria mon oncle effrayé. Eh bien, qu'y a-t- il?
— Oui; avant tout, je suis allé le voir pour lui présenter mes hommages. Il m'a dit qu'il entendait prendre son thé chez lui et seul avec lui-même; il a même ajouté qu'il pouvait bien se contenter d'une croûte de pain sec.
Ces paroles semblèrent terroriser mon oncle.
— Mais comment ne lui expliques-tu pas, ne le persuades-tu pas.
Evgraf? dit mon oncle avec reproche.
— Je lui ai dit ce qu'il fallait.
— Eh bien?
— Pendant un bout de temps, il n'a pas répondu. Il était absorbé par un problème de mathématiques qui devait être fort difficile. Il avait dessiné les figures; je les ai vues. J'ai dû répéter trois fois ma question. Ce n'est qu'à la quatrième qu'il releva la tête et parut s'apercevoir de ma présence. «Je n'irai pas, me dit- il. Il y a un savant qui est arrivé. Puis-je rester auprès d'un pareil astre?» Ce sont ses propres paroles.
Et le vieux me lança un coup d'oeil d'ironie.
— Je m'attendais à cela! fit mon oncle en frappant des mains. Je l'avais bien pensé. C'est de toi, Serge, qu'il parle. Que faire, maintenant?
— Il me semble, mon oncle, répondis-je avec dignité et en haussant les épaules, il me semble que cette façon de refuser est tellement ridicule qu'il n'y a vraiment pas à en tenir compte et je vous assure que votre confusion m'étonne…
— Ah! Mon cher, tu n'y comprends rien! cria mon oncle avec un geste énergique.
— Inutile de vous lamenter maintenant, interrompit Mlle Pérépélitzina, puisque c'est vous la cause de tout le mal. Si vous aviez écouté votre mère, vous n'auriez pas à vous désoler à présent.
— Mais de quoi suis-je coupable, Anna Nilovna? Vous ne craignez donc pas Dieu? gémit mon oncle d'une voix suppliante qui voulait provoquer une explication.
— Si, je crains Dieu, Yégor Ilitch; tout cela ne provient que de votre égoïsme et du peu d'affection que vous avez pour votre mère, répondit avec dignité Mlle Pérépélitzina. Pourquoi n'avez-vous pas respecté sa volonté dès le début? Elle est votre mère! Quant à moi, je ne vous mentirai pas: je suis la fille d'un lieutenant- colonel, moi aussi, et non pas la première venue.
Il me parut bien que cette demoiselle ne s'était mêlée à la conversation que dans le but unique d'informer tout le monde et particulièrement certain nouvel arrivé, qu'elle était la fille d'un lieutenant-colonel et non la première venue.
— Il outrage sa mère! dit enfin la générale avec une grande sévérité.
— De grâce, ma mère, que dites-vous là?
— Tu es un profond égoïste, Yégorouchka! poursuivit la générale avec une animation croissante.
— Ma mère! Ma mère! Moi, un profond égoïste? s'écria désespérément mon oncle. Voici cinq jours que vous êtes fâchée contre moi et que vous ne me dites pas un mot. Et pourquoi? pourquoi? Qu'on me juge! Que tout le monde me juge! Qu'on entende enfin ma justification! Pendant longtemps je me suis tu, ma mère; jamais vous n'avez voulu m'écouter; que tout le monde m'écoute, à présent. Anfissa Pétrovna! Paul Sémionovitch, noble Paul Sémionovitch! Serge, mon ami, tu n'es pas de la maison; tu es pour ainsi dire un spectateur; tu peux juger avec impartialité…
— Calmez-vous, Yégor Ilitch; calmez-vous! s'écria Anfissa
Pétrovna. Ne tuez pas votre mère.
— Je ne tuerai pas ma mère, Anfissa Pétrovna, mais frappez! Voici ma poitrine! continuait mon oncle au paroxysme de l'excitation, comme on voit les hommes de caractère faible une fois à bout de patience, encore que toute cette belle ardeur ne soit qu'un feu de paille. — Je veux dire, Anfissa Pétrovna, que je n'ai dessein d'offenser personne. Je commence par déclarer que Foma Fomitch est l'homme le plus généreux, qu'il est doué des plus hautes qualités, mais il a été injuste envers moi dans cette affaire.
— Hem! grogna Obnoskine, comme pour pousser encore mon oncle.
— Paul Sémionovitch, mon honorable Paul Sémionovitch! Croyez-vous vraiment que je ne sois qu'une poutre insensible? Mais je vois tout; je comprends tout; je comprends tout avec les larmes de mon coeur, je puis le dire: je comprends que tous ces malentendus sont le produit de l'excessive amitié qu'il a pour moi. Mais je vous jure qu'en cette affaire, il est injuste. Je vais tout vous dire; je veux raconter cette histoire dans sa pleine vérité, dans tous ses détails, pour que tout le monde en voit clairement les causes et décide si ma mère a raison de m'en vouloir parce que je n'ai pas pu satisfaire Foma Fomitch. Écoute-moi, toi aussi, Sérioja — ajouta-t-il en se tournant vers moi. (Et il garda cette attitude pendant tout son récit comme s'il n'eut guère eu confiance en la sympathie des autres assistants.)
— Écoute-moi, toi aussi et dis-moi si j'ai tort ou raison. Voici le point de départ de toute cette affaire. Il y a huit jours, oui, juste huit jours, mon ancien chef, le général Houssapétov, passe dans notre ville avec sa femme et sa belle-soeur, et s'y arrête pour quelque temps. J'en fus ravi. Je saute sur cette bonne occasion; je cours les voir et les invite à dîner. Le général me donne sa promesse de venir autant que possible. Un homme charmant, je ne te dis que cela! et resplendissant de vertus, et un vrai grand seigneur par dessus le marché. Il a fait le bonheur de sa belle-soeur en la mariant à un jeune homme tout à fait bien qui est fonctionnaire à Malinovo et qui, jeune encore, possède une instruction universelle, pour ainsi dire. En un mot, un général parmi les généraux! Naturellement, voilà toute la maison sens dessus dessous: les cuisiniers préparent leurs plats; je retiens des musiciens et suis au comble du bonheur. Mais est-ce que cela ne déplaît pas à Foma Fomitch? Je me souviens que nous étions à table; on venait de servir un des ses mets favoris. Soudain, il se lève brusquement en criant: «On me blesse! On me blesse! — Comment ça? lui dis-je. — Vous me méprisez à présent; vous n'êtes plus occupé que de généraux. Vous les aimez mieux que moi!» Tu comprends, je ne rapporte brièvement que le gros de l'affaire; mais si tu avais entendu tout ce qu'il disait! en un mot, il m'a chaviré le coeur. Que pouvais-je faire? Naturellement, cela m'a complètement abattu; j'étais comme une poule mouillée. Le grand jour venu, le général fait dire qu'il ne peut venir et qu'il présente ses excuses. Je me rends chez Foma: «Allons, calme-toi, Foma! le général ne viendra pas. — On m'a blessé!» continue-t-il à crier. Je le prends par tous les bouts. «Non, allez avec vos généraux puisque vous me les préférez! Vous avez tranché le noeud de l'amitié.» Mon ami, je comprends le motif de son ressentiment; je ne suis pas une souche, ni un boeuf, ni un vague pique- assiette. C'est son amitié pour moi qui le pousse, sa jalousie. — il me l'a dit lui-même, — il craint de perdre mon affection et il m'éprouve afin de voir ce que je suis capable de faire pour lui. «Non, me dit-il, je dois être pour vous autant qu'un général, qu'une Excellence! Je ne me réconcilierai avec vous que lorsque vous m'aurez prouvé votre estime. — Comment te la prouver, Foma Fomitch? — En m'appelant pendant toute une journée Votre Excellence!» Je tombe des nues! Tu vois d'ici mon étonnement. «Que cela vous serve de leçon, continue-t-il, et vous apprenne pour l'avenir à ne plus admirer de généraux alors que d'autres leur sont peut-être supérieurs!» Alors, je le confesse devant tous, je n'y tins plus. «Foma Fomitch, lui dis-je, cela est impossible. Je ne saurais me résoudre à une chose pareille. Ai-je le droit de te faire général? Penses-y toi-même; qui donc possède ce pouvoir? Voyons, comment te dirais-je: Votre Excellence? Ce serait attenter aux choses les plus saintes! Mais, un général, c'est l'honneur de la Patrie; il a combattu; il a versé son sang sur le champ de bataille!…» Il n'a rien voulu entendre. «Foma, je ferai tout ce que tu voudras. Tu m'as demandé de raser mes favoris que tu trouvais antipatriotiques; je les ai rasés à contrecoeur, mais je les ai rasés. Je ferai d'autres sacrifices si tu le désires; renonce seulement à te faire traiter en général! — Non, dit-il, je ne me réconcilierai que lorsqu'on m'appellera Votre Excellence. Ce sera fort salutaire à votre moralité en abaissant votre orgueil. Et voilà huit jours qu'il ne me parle plus. Il en veut à tous ceux qui viennent ici. Il a su que tu es un savant… et par ma faute; je n'ai pas su tenir ma langue. Il m'a alors déclaré qu'il ne resterait pas une minute de plus dans la maison, si tu y venais. «Alors, moi, je ne suis donc plus un savant pour vous?»… Que sera-ce quand il apprendra la venue de Korovkine? Voyons réfléchis; dis-moi de quoi je suis coupable. Puis-je me résoudre à lui donner de l'Excellence? Est-il possible de vivre pareillement? Pourquoi, aujourd'hui même, a-t-il chassé de table ce pauvre Bakhtchéiev? Admettons que Bakhtchéiev n'a pas inventé l'astronomie… nous non plus! Pourquoi? voyons; pourquoi tout cela?
— Parce que tu es un envieux, Yégorouchka! dit encore la générale.
— Ma mère, s'écria mon oncle au paroxysme du désespoir, vous me ferez perdre la raison… On ne dirait pas que c'est ma mère qui parle! Je suis donc une solive, une lanterne et non plus votre fils!
— Mais, fis-je, extrêmement surpris par ce récit, Bakhtchéiev m'a dit, à tort ou à raison, que Foma Fomitch était mis en jalousie par la fête d'Ilucha et qu'il prétendait être fêté le même jour. J'avoue que ce trait m'a étonné à un point…
— C'est son anniversaire, mon cher, et non sa fête! interrompit précipitamment mon oncle, Bakhtchéiev s'est mal exprimé, tout simplement. C'est demain l'anniversaire d'Ilucha. La vérité avant tout, mon cher…
— Ce n'est pas du tout son anniversaire! s'écria Sachenka.
— Comment? Ce n'est pas son anniversaire? s'exclama mon oncle absolument ahuri.
— Non, petit père; ce n'est pas son anniversaire. Vous imaginez cela pour vous tromper vous-même et pour contenter Foma Fomitch. Son anniversaire fut célébré au mois de mars, et vous vous en souvenez bien: nous fûmes en pèlerinage au monastère; Foma ne cessa de se plaindre que le cousin lui avait broyé les côtes et pinça ma tante à deux reprises, par pure méchanceté. Et, quand nous lui avons souhaité sa fête, à lui, il se fâcha de ce qu'il n'y avait pas de camélias dans notre bouquet. «J'aime les camélias, nous dit-il, parce que j'ai des goûts distingués et vous avez regardé à dégarnir votre serre pour moi!» Toute la journée, il fut de mauvaise humeur et ne nous adressa plus la parole…
J'imagine qu'une bombe tombant au milieu de la chambre n'aurait pas mieux surpris et épouvanté l'assemblée que cette révolte subite, et de qui? d'une fillette à qui défense était faite d'élever seulement la voix à table en présence de sa grand'mère! Atterrée, stupéfaite, folle de colère, la générale se redressa les yeux fixés sur l'insolente enfant, et n'en pouvant les croire.
— On permet cela! On veut la laisser tuer sa grand'mère! brama
Pérépélitzina.
— Sacha! Sacha! Tais-toi! Qu'as-tu? criait mon oncle courant de sa mère à sa fille et de sa fille à sa mère.
— Je ne me tairai pas, petit père! cria Sacha, en bondissant tout à coup de sa chaise. — Elle frappait du pied et ses yeux lançaient des éclairs. — Je ne me tairai pas! Nous avons tous par trop souffert à cause de ce méchant Foma Fomitch. Il va nous perdre tous parce qu'à chaque instant on lui répète qu'il est plein d'esprit, magnanime, généreux, savant, qu'il est le résumé, le pot-pourri de toutes les vertus, et il le croit, l'imbécile! On lui a servi tant de plats sucrés que tout autre à sa place en aurait eu honte; mais lui, il a avalé tout ce qu'on lui a présenté et il en redemande encore. Vous allez voir qu'il nous dévorera tous par la faute de papa! Oh! le méchant Foma! Je dis ce que j'ai à dire et je n'ai peur de personne. Il est bête, capricieux, malpropre, grossier, cruel, tyran, calomniateur, menteur!… Ah! s'il ne tenait qu'à moi, il y a longtemps qu'on l'aurait chassé d'ici; mais papa l'adore; papa en est fou!
— Ah! — La générale fit un cri et s'affaissa sur le divan.
— Ma chère Agafia Timoféievna, mon ange! criait Anfissa Pétrovna, prenez mon flacon! De l'eau! de l'eau!… plus vite!
— De l'eau! de l'eau! criait mon oncle. Ma mère, ma mère! calmez- vous. Je vous supplie à genoux de vous calmer!…
— On devrait vous mettre en cellule, vous mettre au pain et à l'eau… criminelle que vous êtes! — sifflait entre ses dents la Pérépélitzina qui semblait vouloir percer Sachenka de son regard furieux.
— Eh bien, qu'on me mette au pain et à l'eau! Je ne crains rien! criait Sachenka, emportée. Je défends papa parce qu'il ne peut se défendre lui-même. Mais, qu'est-ce que votre Foma Fomitch auprès de mon petit père? Il mange le pain de papa et, par-dessus le marché, il l'insulte, il le rabaisse, l'ingrat! Mais je le mettrais en lambeaux, votre Foma Fomitch; je le provoquerais en duel et je le tuerais avec deux pistolets!
— Sacha! Sacha! criait mon oncle au comble de la souffrance.
Encore un mot et tu me perds à jamais!
— Papa! s'écria Sacha en se précipitant vers son père qu'elle étreignit dans ses bras, les yeux baignés de larmes. Papa! comment vous perdriez-vous, vous si bon, si beau, si gai, si intelligent! Est-ce donc à vous de vous soumettre à ce méchant ingrat? de devenir comme un jouet dans ses mains jusqu'à en être la risée de tout le monde? Papa! mon père adoré!
Elle éclata en sanglots et, se couvrant la figure de ses mains, elle s'enfuit de la salle. Ce fut un tumulte indescriptible. La générale avait une syncope et, à genoux devant elle, mon oncle lui baisait les mains. La demoiselle Pérépélitzina se démenait autour d'eux et nous lançait des regards féroces, mais triomphants. Anfissa Pétrovna bassinait d'eau fraîche les tempes de la générale et lui tenait son flacon. Prascovia Ilinitchna, toute tremblante, versait d'abondantes larmes. Éjévikine cherchait un coin où se cacher et, pâle comme une morte, l'institutrice, éperdue de terreur, restait là, debout. Seul, Mizintchikov ne s'émouvait pas. Il se leva, s'approcha de la fenêtre et se mit à regarder au dehors sans prêter la moindre attention à la scène qui se jouait.
Tout à coup, la générale se souleva du divan, se redressa et, me toisant furieusement:
— Allez-vous en! cria-t-elle en frappant du pied.
Je ne m'attendais nullement à une pareille algarade.
— Allez-vous en! Allez-vous en! Quittez cette maison! Que vient- il faire ici? Je ne veux pas qu'il reste un seul instant dans la maison. Je le chasse!
— Ma mère! Ma mère! Voyons, mais c'est Sérioja! marmottait mon oncle, tout tremblant de peur. Il est ici en visite, ma mère!
— Quel Sérioja? Sottises! Pas d'explications! Qu'il s'en aille. C'est Korovkine; j'en suis sûre; mes pressentiments ne me trompent point. Il est venu pour chasser Foma Fomitch! Mon coeur le sent bien… Allez-vous en, canaille!
— Mon oncle, dis-je, étouffant une noble indignation, s'il en est ainsi, je… excusez-moi… et je saisis mon chapeau.
— Serge! Serge! Que fais-tu? Vas-tu t'y mettre aussi? Ma mère, mais c'est Sérioja!… Serge, de grâce! Cria-t-il en courant après moi et en s'efforçant de me reprendre mon chapeau, tu es mon hôte, tu resteras ici; je le veux! Ce qu'elle dit n'a pas d'importance, ajouta-t-il à voix basse, c'est parce qu'elle est en colère… Cache-toi seulement pour un instant; ça va se passer. Je t'assure qu'elle te pardonnera. Elle est très bonne, mais en ce moment elle ne sait pas ce qu'elle dit… Tu as entendu: elle te prend pour Korovkine, mais je te jure qu'elle te pardonnera… Que veux-tu? demanda-t-il à Gavrilo, qui, tout tremblant, était entré dans la chambre.
Gavrilo n'était pas seul. Il était accompagné d'un jeune garçon de seize ans et très beau, je sus plus tard qu'on ne l'avait pris dans la maison que pour sa beauté. Il s'appelait Falaléi et portait un accoutrement spécial: chemise de soie rouge à col galonné, ceinture tissée de fils d'or, pantalon de velours noir et bottes en chevreau à revers rouges. Ce costume était de l'invention de la générale. L'enfant sanglotait et les larmes coulaient de ses beaux yeux bleus.
— Qu'est-ce encore que cela? Exclama mon oncle. Qu'est-il arrivé?
Mais parle donc, brigand!
— Foma Fomitch nous a ordonné de nous rendre ici; il nous suit, répondit le malheureux Gavrilo. Moi, c'est pour l'examen, et lui…
— Et lui?
— Il a dansé! répondit Gavrilo avec des larmes dans la voix.
— Il a dansé! s'écria mon oncle avec terreur.
— J'ai dansé! Sanglota Falaléi.
— Le Kamarinski? (Danse populaire russe, sur l'air d'une chanson relatant les hauts faits d'un paysan de ce nom. On l'appelle aussi la Kamarinskaïa)
— Le Kamarinski!
— Et Foma Fomitch t'a surpris?
— Il m'a surpris.
— Ils me tuent! Exclama mon oncle. Je suis perdu! Et il se prit la tête à deux mains.
— Foma Fomitch! Annonça Vidopliassov en pénétrant dans la salle.
Et Foma Fomitch se présenta en personne devant la société bouleversée.
VI LE BOEUF BLANC ET KAMARINSKI LE PAYSAN
Mais, avant de présenter Foma Fomitch au lecteur, je crois indispensable de dire quelques mots de Falaléi, et d'expliquer ce qu'il y avait de terrible dans le fait qu'il eût dansé la Kamarinskaïa et que Foma l'eût surpris dans cette joyeuse occupation.
Falaléi était orphelin de naissance et filleul de la défunte femme de mon oncle, qui l'aimait beaucoup. Il n'en fallait pas plus à Foma Fomitch. Aussitôt qu'il se fut installé à Stépantchikovo, et qu'il eut réduit mon oncle à sa merci, il prit en haine ce favori. Or, le jeune garçon avait plu à la générale, et il était resté près de ses maîtres, en dépit de la fureur de Foma; la générale l'avait exigé, et Foma avait dû céder. Mais, bouillant de rancune au souvenir de cette offense, — tout lui était offense, — à chaque occasion propice, il s'en vengeait sur mon pauvre oncle, pourtant bien innocent.
Falaléi était merveilleusement beau. Il avait un visage de belle fille des champs. La générale le choyait, le dorlotait, y tenait comme à un jouet rare et coûteux, et presque autant, sinon davantage, qu'à son petit chien frisé Ami. Nous avons décrit le costume qu'elle avait inventé pour lui. Les demoiselles le fournissaient de pommade et le coiffeur Kouzma était chargé de le friser les jours de fête. Ce n'était pas un idiot, mais il était si naïf, si franc, si simple, qu'au premier abord on eût pu le croire.
Avait-il eu quelque rêve, il venait aussitôt le raconter à ses maîtres. Il se mêlait à leur conversation sans prendre garde s'il les interrompait, et leur racontait même des choses qu'on ne leur raconte pas d'ordinaire. Il fondait en larmes si Madame tombait en syncope ou si l'on criait trop après Monsieur. Tous les malheurs le touchaient. Il lui arrivait de s'approcher de la générale et de lui baiser les mains en la suppliant de ne pas se fâcher, et la générale lui pardonnait généreusement toutes ses privautés. Il était bon, sensible, sans rancune, doux comme un agneau, gai comme un enfant heureux.
Toujours placé derrière la chaise de la générale, il adorait le sucre et, quand on lui en donnait, il le croquait aussitôt de ses superbes dents blanches, cependant que ses beaux yeux et tout son visage exprimaient le plus vif plaisir.
Pendant longtemps, Foma Fomitch lui en voulut, mais, à la fin, convaincu qu'il n'arriverait à rien par la colère, il résolut de s'instituer le bienfaiteur de Falaléi. Tout d'abord, il gronda mon oncle de négliger l'instruction de ses domestiques et décida d'enseigner à ce malheureux garçon et la morale et la langue française.
Comment! disait-il à l'appui de son absurde lubie, comment! Mais il est toujours près de sa maîtresse. Oubliant son ignorance du français, il peut fort bien arriver qu'elle lui dise, par exemple, donnez-moi mon mouchoir. Il doit comprendre ce que cela veut dire pour la servir convenablement.
Non seulement on ne pouvait réussir à le faire mordre au français, mais le cuisinier Andron, son oncle, après d'infructueuses tentatives de lui apprendre le russe, avait depuis longtemps relégué l'alphabet sur une planche. Falaléi était absolument fermé à la science des livres, et ce fut même l'origine de toute une affaire.
Les domestiques s'étaient mis à le taquiner au sujet de son français, et Gavrilo, le vieux et respectable valet de chambre de mon oncle, osa même nier ouvertement l'utilité de cette langue. Cela revint aux oreilles de Foma Fomitch, qui se mit en fureur et, pour punir Gavrilo, le contraignit à étudier aussi le français. Voilà d'où provenait cette question du français, qui avait tant indigné M. Bakhtchéiev.
Quant à la tenue, ce fut encore pis, et Foma ne put obtenir le moindre résultat. Malgré sa défense, Falaléi venait chaque matin lui raconter ses rêves, ce que Foma estimait par trop familier et tout à fait indécent. Mais Falaléi persistait à ne pas changer. Bien entendu, tout cela retomba sur mon oncle.
— Savez-vous, savez-vous ce qu'il a fait aujourd'hui? criait Foma en choisissant avec soin, pour produire plus d'effet, le moment où tout le monde était réuni. Savez-vous, colonel, où aboutit votre faiblesse systématique? Il a dévoré le morceau de pâté que vous lui aviez donné pendant le dîner, et devinez ce qu'il a dit après? Viens ici, imbécile! viens, idiot! gueule rose!
Falaléi s'avançait, pleurant et s'essuyant les yeux à deux mains.
— Qu'as-tu dit après avoir dévoré ton pâté? Répète-le devant tout le monde!
Falaléi ne soufflait mot et se répandait en larmes abondantes.
— Eh bien, je vais le dire pour toi. Tu as dit, en frappant sur ton ventre aussi plein qu'indécent: «Je me suis rempli le ventre de pâté comme Martin de savon!» Je vous demande, colonel, s'il est permis de proférer de pareilles paroles devant des gens bien élevés, à plus forte raison dans le grand monde? L'as-tu dit, oui ou non? Réponds!
— Je l'ai dit!… confirmait Falaléi en sanglotant.
— À présent, dis-moi ce que c'est que ce Martin qui mange du savon. Où as-tu vu un Martin manger du savon? Allons, je voudrais bien pouvoir me figurer ce Martin phénoménal. — Silence de Falaléi. — Je te demande qui est ce Martin. Je veux le voir, le connaître! Allons, qu'est-il? Un commis d'enregistrement? Un astronome? Un poète? Un domestique? Il faut pourtant qu'il soit quelque chose.
— Un domestique! répondait enfin Falaléi sans s'arrêter de pleurer.
— Quels sont ses maîtres?
Cela, Falaléi ne le savait pas. Naturellement, le tout finissait par une grande colère de Foma qui quittait la salle en criant qu'on l'avait offensé; la générale avait une crise de nerfs et mon oncle, maudissant le jour de sa naissance, demandait pardon à tout le monde, se croyant obligé, pour le reste de la journée, de marcher sur la pointe des pieds dans sa propre maison.
Comme un fait exprès, le lendemain même de cette affaire, Falaléi, ayant complètement perdu de vue et Martin et toutes ses souffrances de la veille, Falaléi apportait le thé du matin à Foma Fomitch, et ne manquait pas de lui communiquer qu'il avait rêvé d'un boeuf blanc. La mesure était comble. En proie à la plus furieuse indignation, Foma faisait immédiatement appeler mon oncle et le chapitrait d'importance sur l'indécence des songes de Falaléi. On prit de sévères mesures: Falaléi fut puni et mis à genoux dans un coin. On lui défendit d'avoir de ces rêves de paysan.
— Si je me fâche, expliquait Foma, c'est que je ne puis admettre qu'il vienne me raconter ses rêves, surtout quand il s'agit d'un boeuf blanc. Convenez vous-même, colonel, que ce boeuf blanc n'a d'autre signification que la grossièreté et l'ignorance de votre Falaléi. Tels rêves, telles pensées. N'avais-je pas dit qu'on n'en ferait rien de bon et qu'il était absurde de le laisser auprès des maîtres? Jamais vous ne parviendrez à transformer cette âme de paysan en quelque chose d'élevé, de poétique. — Et, s'adressant à Falaléi: — Est-ce que tu ne peux pas voir dans tes rêves des spectacles nobles, délicats, distingués, par exemple: une scène de la vie élégante, des messieurs jouant aux cartes, ou des dames se promenant dans un beau jardin?
Falaléi avait promis, pour la nuit suivante, de ne peupler ses rêves que de messieurs élégants et de dames distinguées. En se couchant, les larmes aux yeux, il avait prié Dieu de lui envoyer un de ces rêves superfins et il avait longtemps médité sur les moyens de ne plus voir ce maudit boeuf blanc. Mais nos vouloirs sont fragiles. À son réveil, il se rappela, non sans terreur, qu'il n'avait cessé de rêver toute la nuit de ce misérable boeuf blanc, et n'avait réussi à contempler une seule dame en promenade dans quelque beau jardin. Ce fut terrible, Foma déclara fermement qu'il ne pouvait admettre la possibilité d'une pareille récidive. Il n'était donc pas douteux que Falaléi obéissait à un plan tracé par quelqu'un de la maison dans le but de le molester, lui, Foma. Ce furent des cris, des reproches, des larmes. Vers le soir, la générale tomba malade et une morne tristesse pesa sur la maison. Le seul espoir restait qu'en sa troisième nuit, Falaléi eût enfin quelque songe distingué, mais l'indignation fut au comble lorsqu'on sut que, de toute la semaine, il n'avait cessé de rêver du boeuf blanc. Il ne rêverait plus jamais du grand monde!
Le plus étrange, c'est que l'idée de mentir ne vint pas à Falaléi. Il ne s'avisa pas de dire qu'au lieu du boeuf blanc, il avait vu, par exemple, une voiture remplie de dames en compagnie de Foma Fomitch. Un pareil mensonge n'eut pas constitué un bien grand péché. Mais, l'eût-il voulu, Falaléi était incapable de mentir. On n'avait même pas essayé de le lui suggérer, car chacun savait qu'il se trahirait dès les premiers mots et que Foma Fomitch le pincerait en flagrant délit. Que faire? La situation de mon oncle devenait intenable. Falaléi était incorrigible et le pauvre garçon se mit à maigrir d'angoisse. Mélanie, la femme de charge, l'aspergea d'une eau bénite où trempait un charbon, afin de conjurer le mauvais sort qu'on lui avait indubitablement jeté, opération à laquelle collabora la bonne Prascovia Ilinitchna, mais qui ne servit de rien.
— Qu'il soit maudit! criait Falaléi; il m'apparaît toutes les nuits! Chaque soir, je dis cette prière: «Rêve! Je ne veux pas voir le boeuf blanc! Rêve! Je ne veux pas voir le boeuf blanc!» Mais, j'ai beau faire, il m'apparaît, énorme, avec ses cornes, son gros mufle… meuh! meuh!
Mon oncle était au désespoir mais, par bonheur, Foma semblait avoir oublié le boeuf blanc. Bien entendu, personne ne le croyait homme à perdre de vue une circonstance aussi importante. Chacun se disait avec terreur qu'il l'avait seulement mise de côté pour en user en temps utile. On sut plus tard qu'à ce moment, Foma Fomitch avait des préoccupations différentes et que d'autres plans mûrissaient dans son cerveau. C'était là l'unique motif du répit qu'il laissait à Falaléi et dont tout le monde profitait. Le jeune garçon retrouvait sa gaieté; il commençait même à oublier le passé. Les apparitions du boeuf blanc se faisaient plus rares quoiqu'il tînt, de temps à autre, à rappeler son existence fantastique. En un mot, tout aurait marché le mieux du monde si la Kamarinskaïa n'eut pas existé.
Falaléi dansait à ravir; la danse était sa principale aptitude; il dansait par vocation, avec un entrain, une joie inlassables; mais toutes ses préférences allaient au paysan Kamarinski. Ce n'était pas que les comportements légers et inexplicables de ce volage campagnard lui plussent particulièrement, non: il s'adonnait à la Kamarinskaïa parce qu'il lui était impossible d'en entendre les accents sans danser. Et parfois, le soir, deux ou trois laquais, les cochers, le jardinier qui jouait du violon et aussi les dames de la domesticité, se réunissaient en quelque endroit écarté de la maison des maîtres, le plus loin possible de Foma Fomitch, et là se déchaînaient la musique, les danses et, finalement, la Kamarinskaïa. L'orchestre se composait de deux balalaïkas, d'une guitare, d'un violon et d'un tambourin que Mitiouchka maniait avec une incomparable maestria. Et il fallait voir Falaléi se donner carrière; il dansait jusqu'à perte de conscience, jusqu'à extinction de ses dernières forces. Encouragé par les cris et les rires de l'assistance, il poussait des hurlements perçants, riait, claquait des mains. Il bondissait, comme entraîné par une force prestigieuse qui le dominait et il s'appliquait avec zèle à suivre le rythme toujours accéléré de l'entraînante chanson et ses talons frappaient la terre. Il y trouvait une immense volupté qui se fut perpétuée pour sa joie, si le tapage occasionné par la Kamarinskaïa n'était parvenu aux oreilles de Foma Fomitch. Stupéfait, celui-ci envoya sans retard chercher le colonel.
— Colonel, j'avais une seule question à vous faire: votre résolution de perdre cet idiot est-elle ou non irrévocable? Dans le premier cas, je me retire immédiatement; dans le second, je…
— Mais qu'y a-t-il? s'écria mon oncle épouvanté.
— Ce qu'il y a? Tout simplement ceci qu'il danse la Kamarinskaïa.
— Eh bien, voyons… qu'est-ce que cela peut faire?
— Comment, ce que cela peut faire? cria Foma d'une voix perçante. Et c'est vous qui dites cela? vous! leur seigneur et, peut-on dire, leur père? Ignorez-vous que la chanson raconte l'histoire d'un ignoble paysan lequel, en état d'ébriété, osa l'action la plus immorale? Savez-vous ce qu'il fit, ce paysan corrompu? Il n'hésita pas à fouler aux pieds les liens les plus sacrés, à les piétiner de ses bottes de rustre, de ses bottes accoutumées aux planchers des cabarets? Comprenez-vous maintenant que votre réponse offense les plus nobles sentiments? Qu'elle m'offense moi- même? Le comprenez-vous, oui ou non?
— Mais, Foma, ce n'est qu'une chanson! Voyons, Foma…
— Ce n'est qu'une chanson! Et vous n'avez pas honte de m'avouer que vous la connaissez, vous, un homme du monde, vous, un colonel! Vous, le père d'enfants innocents et purs! Ce n'est qu'une chanson! Mais il n'est pas douteux qu'elle fut suggérée par un fait réel! Ce n'est qu'une chanson! Mais quel honnête homme avouera la connaître et l'avoir entendue, sans mourir de honte? Qui? Qui?
— Mais tu la connais toi-même, Foma, puisque tu m'en parles ainsi! répondit mon oncle dans la simplicité de son âme.
— Comment! Je la connais! Moi! Moi!… C'est-à-dire… On m'offense! s'écria tout à coup Foma bondissant de sa chaise, en proie à la plus folle rage. Il ne s'attendait pas à une réplique aussi écrasante.
Je ne décrirai pas la colère de Foma. Le colonel fut ignominieusement chassé de la présence de ce prêtre de la moralité, en châtiment d'une réponse indécente et déplacée. Mais de ce jour, Foma s'était bien juré de surprendre Falaléi en flagrant délit de Kamarinskaïa. Le soir, alors que tout le monde le croyait occupé, il gagnait le jardin en cachette, contournait les potagers et se blottissait dans les chanvres d'où il commandait le petit coin choisi par les amateurs de chorégraphie. Il guettait le pauvre Falaléi comme le chasseur guette l'oiseau, délicieusement, repassant ce qu'il dirait à toute la maison et surtout au colonel en cas de réussite. Son inlassable patience se vit enfin couronnée de succès; il surprit la Kamarinskaïa! On comprend pourquoi mon oncle s'arrachait les cheveux devant les larmes de Falaléi; on comprend son émotion en entendant Vidopliassov annoncer aussi inopinément Foma Fomitch dont l'entrée nous trouva en plein désarroi.
VII FOMA FOMITCH
C'est avec une attentive curiosité que j'examinai celui que Gavrilo avait fort justement qualifié de vilain monsieur. Il était de taille exiguë, avec le poil d'un blond clair et grisonnant, de petites rides par tout le visage et une énorme verrue sur le menton; il frisait la cinquantaine. Je ne fus pas un peu surpris de le voir se présenter en robe de chambre, — de coupe étrangère, il est vrai — mais en robe de chambre et en pantoufles. Le col de sa chemise était rabattu à l'enfant, ce qui lui donnait un air extrêmement bête. Il marcha droit au fauteuil inoccupé, l'approcha de la table et s'assit sans rien dire à personne. Le tumulte, l'émotion qui régnaient avant son arrivée s'étaient mués tout à coup en un tel silence qu'on eût entendu voler une mouche. La générale se fit douce comme un agneau, pauvre idiote qui laissait voir toute son adoration; elle le dévorait des yeux, cependant que la demoiselle Pérépélitzina ricanait en se frottant les mains et que la pauvre Prascovia Ilinitchna tremblait d'effroi. Mon oncle se multiplia tout aussitôt.
— Du thé, du thé, ma soeur! Sucrez-le bien, ma soeur, Foma Fomitch aime le thé bien sucré après la sieste. Tu le veux sucré, n'est-ce pas, Foma?
— Il s'agit bien de thé, fit lentement et dignement Foma, en agitant la main d'un air préoccupé. Vous ne pensez qu'aux friandises!
Ces paroles de Foma et le ridicule de son entrée pédantesque m'intéressèrent prodigieusement. J'étais curieux de voir jusqu'où irait l'insolence de cet individu et son mépris de la plus élémentaire politesse.
— Foma, reprit mon oncle, je te présente mon neveu, Serge
Alexandrovitch, qui vient d'arriver.
Foma Fomitch le toisa des pieds à la tête et, sans m'accorder la plus légère attention, il dit après un long silence:
— Je m'étonne que vous vous appliquiez à m'interrompre systématiquement. Je vous parle d'affaires sérieuses et vous me répondez par Dieu sait quoi!… Avez-vous vu Falaléi?
— Je l'ai vu, Foma…
— Ah! vous l'avez vu? Eh bien, je vais vous le montrer à nouveau, si vous l'avez vu. Admirez votre créature, au sens moral du mot. Allons, approche, idiot! approche, gueule de Hollande! Viens donc, viens, n'aie pas peur!
Falaléi s'en vint en pleurnichant, la bouche ouverte et avalant ses larmes. Foma Fomitch le contemplait avec volupté.
— C'est avec intention, Paul Sémionovitch, que je l'ai appelé gueule de Hollande, fit-il, se carrant dans le fauteuil et, tournant légèrement la tête du côté d'Obnoskine assis près de lui. En général, je ne trouve pas utile d'atténuer mes expressions. La vérité doit rester la vérité et l'on aura beau cacher la boue, on ne l'empêchera pas d'être la boue. Dès lors, à quoi bon les atténuations? À mentir aux autres et à soi-même? Ce n'est que dans une tête vide de mondain qu'a pu germer une idée aussi absurde que le besoin des convenances. Dites, je vous prends à témoin, quelle beauté trouvez-vous dans cette binette? Je parle de beauté noble, élevée!
Il s'exprimait d'une voix douce, lente, indifférente.
— Lui, beau? laissa tomber Obnoskine avec la plus insolente nonchalance. Il me fait l'effet d'un roastbeef et voilà tout.
— Je m'approche de la glace et je m'y contemple, poursuivit solennellement Foma. Je suis loin de me prendre pour une beauté, mais j'ai dû arriver à cette conclusion forcée qu'il y a dans mon oeil gris quelque chose qui me distingue d'un Falaléi. Il exprime la pensée, cet oeil, et la vie, et l'intelligence! Je ne cherche pas à m'exalter personnellement; mes paroles s'appliquent à la généralité de notre classe. Eh bien, pensez-vous qu'on puisse trouver en ce beefteak ambulant la moindre parcelle d'âme? Vraiment, remarquez, Paul Sémionovitch, chez ces hommes totalement privés d'idéal et de pensée et qui ne mangent que de la viande, comme le teint est frais, mais d'une fraîcheur grossière, répugnante, bête! Voulez-vous connaître la valeur exacte de sa capacité intellectuelle? Hé! toi, l'objet, approche un peu qu'on t'admire. Qu'as-tu à ouvrir la bouche? Tu veux avaler une baleine? Es-tu beau? Réponds: es-tu beau?
— Je suis… beau! répondit Falaléi avec des sanglots étouffés.
Obnoskine partit d'un éclat de rire.
— Vous l'avez entendu? lui cria triomphalement Foma. Il va vous en dire bien d'autres. Je suis venu lui faire passer un examen. Sachez, Paul Sémionovitch, qu'il est des gens pour comploter la perte de ce pauvre idiot. Il se peut que mon jugement soit sévère et que je me trompe; mais je ne parle que par amour pour l'humanité. Il vient de se livrer à la danse la plus inconvenante; qui donc s'en préoccupe ici? Écoutez-moi ça! Allons! Réponds, que viens-tu de faire? Réponds! réponds immédiatement!
— J'ai dansé, sangloté Falaléi.
— Qu'est-ce que tu as dansé? Quelle danse? Parle!
— La Kamarinskaïa…
— La Kamarinskaïa! Et qu'est-ce que c'est que Kamarinski? Tâche de nous donner une réponse compréhensible, de nous éclairer sur ton Kamarinski.
— Un pay… san…
— Un paysan? rien qu'un paysan? Tu m'étonnes. C'est donc un remarquable paysan, un célèbre paysan, si on compose des chants et des danses en son honneur? Voyons, réponds!
Tourmenter était chez Foma un véritable besoin. Il se jouait de sa victime comme le chat de la souris; mais Falaléi se taisait, pleurnichant sans parvenir à comprendre la question.
— Réponds donc! insistait Foma. On te demande quel était ce paysan… Appartenait-il à un seigneur? à la couronne? à la commune? était-il libre? Il y a différentes sortes de paysans.
— À la commune…
— Ah! à la commune! Vous entendez, Paul Sémionovitch? Voici un point historique élucidé, le moujik Kamarinski appartenait à la commune… Et qu'a-t-il fait, ce paysan? Quels exploits lui valent les honneurs de la chanson?
La question était délicate et même dangereuse, s'adressant à
Falaléi.
— Voyons… vous… pourtant… intervint Obnoskine en jetant un regard vers sa mère qui commençait à s'agiter sur son siège.
Mais que faire? Les caprices de Foma Fomitch faisaient loi!
— De grâce, mon oncle, si vous n'arrêtez pas cet imbécile, vous voyez où il veut en venir. Falaléi est capable de dire n'importe quoi, je vous l'assure! dis-je à l'oreille de mon oncle qui, fort perplexe ne savait quel parti prendre.
— Dis donc, Foma, si… tu… Je te présente mon neveu qui étudiait la minéralogie…
— Colonel, je vous prie de ne pas m'interrompre avec votre minéralogie où vous ne vous y connaissez guère plus que d'autres, peut-être. Je ne suis pas un enfant. Il va me répondre qu'au lieu de travailler pour nourrir sa famille, ce paysan s'enivra et, oubliant sa pelisse au cabaret, se mit à courir par les rues en état d'ivresse. Tel est le sujet bien connu de ce poème qui glorifie l'ivrognerie. Ne vous inquiétez pas; il sait, maintenant, ce qu'il doit répondre. Eh bien réponds; qu'a-t-il fait, ce paysan? Je te l'ai soufflé; je te l'ai fourré dans la bouche. Mais je veux l'entendre de toi: qu'a-t-il fait? qu'est-ce qui lui a mérité cette gloire immortelle que chantent les troubadours? Eh bien?
L'infortuné Falaléi jetait autour de lui des regards angoissés. Ne sachant que répondre, il ouvrait et fermait alternativement la bouche comme un poisson pêché qui agonise sur le sable.
— J'aurais honte de le dire! dit-il enfin au comble de la détresse.
— Ah! il a honte de le dire! triompha Foma. Voilà ce que je voulais lui faire avouer, colonel! On a honte de le dire, mais non de le faire! Telle est la moralité que vous avez semée, qui lève et que vous arrosez, maintenant. Mais assez de paroles; va-t-en dans la cuisine, Falaléi. Pour le moment, je ne te dirai rien par égard pour les personnes qui m'entourent, mais tu seras cruellement puni aujourd'hui même. Si on me l'interdit, si, cette fois encore, on te fait passer avant moi, eh bien, tu resteras ici pour consoler les maîtres en leur dansant la Kamarinskaïa; quant à moi, je quitterai cette maison sur-le-champ. J'ai dit. Va-t-en!
— Il me semble que vous êtes un peu sévère, remarqua très mollement Obnoskine.
— En effet! c'est très juste! s'exclama mon oncle. Mais il arrêta et se tut. Foma le couvait d'un regard sombre.
— Je m'étonne, Paul Sémionovitch, de l'attitude des écrivains contemporains, de ces poètes, de ces savants, de ces penseurs, déclara-t-il. Comment ne se préoccupent-ils pas des chansons que chante en dansant le peuple russe? Qu'ont fait jusqu'à présent tous ces Pouchkine, tous ces Lermontov, tous ces Borozdine? Je reste songeur. Le peuple danse la Kamarinskaïa, cette apothéose de l'ivrognerie, et eux, pendant ce temps-là, ils chantent les myosotis! C'est une question sociale! Qu'ils me montrent un paysan, s'il leur plaît, mais un paysan sublime, un villageois, dirai-je, et non un paysan. Qu'ils me le montrent dans toute sa simplicité, ce sage villageois, fût-il même chaussé de laptis (Sandales en écorce de bouleau) — faisons cette concession! — mais qu'ils me le montrent plein de ces vertus enviables même pour quelque Alexandre de Macédoine russe et trop célèbre, je le dis franchement. Je connais la Russie et la Russie me connaît; aussi n'hésité-je pas à en parler. Qu'on me le montre chargé de famille, ce paysan aux cheveux blancs, affamé et suffoquant dans son izba, mais content, soumis et n'enviant pas l'or des riches. Que, dans sa compassion, le riche lui apporte son or et que l'on voie la vertu du paysan s'associer à celle de son maître, le grand seigneur! Ces deux hommes, tant séparés sur l'échelle sociale, se rapprocheront enfin dans la vertu: c'est là une grande idée! Mais, au contraire, que voyons-nous? D'un côté les myosotis et, de l'autre, le paysan tout débraillé et bondissant du cabaret dans la rue! Voyons, qu'y a-t-il là de poétique, d'admirable? Où, l'esprit? où, la grâce? où, la moralité?
— Je te dois cent roubles pour ces paroles, Foma Fomitch! fit
Éjévikine affectant le ravissement. Puis il ajouta tout bas: —
Pour ce dont je dispose!… Mais il faut flatter, flatter!…
— Ah! vous avez admirablement exprimé cela! dit Obnoskine.
— En effet, très juste! s'écria mon oncle qui avait écouté avec la plus profonde attention, en me regardant d'un air de triomphe.
Et, se frottant les mains, il ajouta:
— Comme c'est traité! Il vous a une de ces conversations variées!… — Son coeur débordait, il s'écria: — Foma Fomitch, voici mon neveu; je te le présente. Il a fait aussi de la littérature.
Mais, comme devant, Foma ne prit pas garde à la présentation de mon oncle.
— Au nom de Dieu, ne me présentez plus! Je vous le demande très sérieusement! lui murmurai-je d'un ton décidé.
— Ivan Ivanovitch, reprit Foma en s'adressant à Mizintchikov et le regardant fixement, vous avez entendu? Quelle est votre opinion?
— Mon opinion? C'est à moi que vous parlez? fit Mizintchikov en homme qu'on vient de réveiller.
— Oui, c'est à vous. Je vous le demande parce que je n'attache d'importance qu'à l'opinion des gens vraiment instruits et non à celle de ces problématiques esprits dont toute l'intelligence consiste à se faire présenter à toute minute comme savants et que l'on fait parfois venir pour jouer les polichinelles.
C'était une pierre dans mon jardin. Il ne faisait pas doute que Foma n'avait abordé cette dissertation littéraire que dans l'unique but de m'éblouir, de me réduire à rien, d'écraser le savant pétersbourgeois, l'esprit fort. J'en fus convaincu.
— Puisque vous tenez à connaître mon opinion, fit Mizintchikov, sachez donc que je suis de votre avis.
— Comme toujours! Cela en devient même écoeurant! remarqua Foma. Il se tourna de nouveau vers Obnoskine et continua: — Paul Sémionovitch, je vous dirai franchement que, si j'estime l'immortel Karamzine, ce n'est pas pour sa Marfa de Possade ni pour sa Vieille et Nouvelle Russie, mais parce qu'il a écrit Frol Siline, cette magnifique épopée! C'est une oeuvre purement populaire qui perdurera à travers les siècles. C'est une épopée sublime!
— Très juste! très juste! Une grande époque! Frol Siline est un homme de bien! Je me rappelle avoir lu qu'ayant payé pour l'affranchissement de deux jeunes filles, il contempla le ciel et pleura. C'est un trait sublime! approuva mon oncle tout joyeux.
Mon pauvre oncle! Il ne manquait jamais l'occasion de s'immiscer dans une conversation savante! Foma sourit méchamment, mais il ne dit rien.
— D'ailleurs, on écrit aussi fort bien de nos jours, dit Anfissa
Pétrovna, se mêlant prudemment à la conversation. Ainsi, tenez:
Les Mystères de Bruxelles.
— Je ne suis pas de votre avis, répondit Foma, comme à regret. Il n'y a pas longtemps que j'ai encore lu un de ces poèmes… Quoi! C'est toujours les myosotis! Si vous voulez le savoir, celui que je préfère parmi les nouveaux écrivains, c'est encore le «Pérépistchik» il écrit d'une plume légère!
— Pérépistchik! s'écria Anfissa Pétrovna, celui qui écrit des lettres dans le journal? Ah! c'est ravissant! Quel jeu de plume!
— Précisément! Il joue, pour ainsi dire, avec sa plume qu'il a d'une légèreté surprenante.
— Bon! mais c'est un pédant, remarqua Obnoskine avec nonchalance.
— Pédant, oui, je n'en disconviens pas; mais c'est un aimable, un gracieux pédant! Certes, aucune de ses idées ne saurait supporter une sévère critique, mais on est entraîné par cette plume facile! Un bavard, je vous l'accorde, mais un aimable, un gracieux bavard! Avez-vous remarqué qu'en un de ses articles il dit avoir des propriétés?
— Des propriétés? s'enquit mon oncle. Ah! ah! dans quel gouvernement?
Foma s'arrêta, regarda un instant mon oncle et continua du même ton:
— Eh bien, je vous le demande, que m'importe, à moi, lecteur, qu'il ait des propriétés? S'il en a, grand bien lui fasse! Mais que c'est charmant! gentiment présenté! C'est étincelant d'esprit, d'un esprit qui jaillit en bouillonnant; c'est une source d'esprit intarissable. Oui, voilà comme il faut écrire, et il me semble que j'aurai écrit ainsi si j'eusse consenti à écrire dans les journaux…
— Et même mieux, peut-être, ajouta respectueusement Éjévikine.
— Tu aurais, dans le style, quelque chose de mélodieux! fit mon oncle.
Mais Foma Fomitch n'y tint plus.
— Colonel, dit-il, pourrais-je vous prier, avec la plus grande politesse, naturellement, de ne pas nous interrompre et de nous laisser poursuivre notre conversation en paix? Vous ne pouvez rien y comprendre à cette conversation; vous ne sauriez y exprimer d'avis; cela vous est fermé! Ne venez donc pas troubler notre intéressant entretien littéraire. Buvez votre thé; mêlez-vous de gérer votre propriété, mais laissez la littérature! elle n'y perdra rien, je vous l'assure!
C'était le dernier mot de l'insolence. Je ne savais que penser.
— Mais, Foma, tu le disais toi-même, que tu aurais quelque chose de mélodieux! dit mon oncle plein d'angoisse et de confusion.
— Oui, mais je le disais en connaissance de cause; je le disais à propos. Mais vous!
— Parfaitement, nous le disions spirituellement, en connaissance de cause, soutint Éjévikine en tournant autour de Foma Fomitch. Ceux qui manquent d'esprit n'ont qu'à nous en emprunter, nous en avons assez pour deux ministères, et il en resterait pour le troisième! Voilà comment nous sommes!
— Bon! je viens encore de dire une bêtise? conclut mon oncle avec un sourire bonhomme.
— Au moins, vous l'avouez!
— Bon! bon! Foma, je ne me fâche pas. Je sais que, si tu me fais des observations, c'est en ami, en frère. Je te l'ai permis moi- même; je t'en ai même prié. C'est pour mon bien! Je te remercie et j'en profiterai.
J'étais à bout de patience. Tout ce que j'avais entendu raconter jusqu'alors sur Foma m'avait semblé exagéré. Mais, après cette expérience personnelle, ma stupéfaction ne connaissait plus de bornes. Je n'en croyais pas mes oreilles; je ne pouvais admettre la possibilité de ce despotisme et de cette insolence d'une part, non plus que de cet esclavage et de cette débonnaireté de l'autre. Cette fois, d'ailleurs, mon oncle lui-même en était ému; cela se voyait bien. Je brûlais du désir d'attaquer Foma, de me mesurer avec lui, d'être grossier, au besoin, sans souci des conséquences. Cette pensée m'excitait énormément. Dans mon ardeur à guetter une occasion j'avais complètement abîmé les bords de mon chapeau. Mais l'occasion ne se présentait pas; Foma était positivement décidé à ne pas me voir.
— Tu as raison, Foma, continua mon oncle en s'efforçant visiblement de se reprendre et de détruire l'impression désagréable produite par l'algarade. Tu as raison, Foma et je te remercie. Il faut connaître un sujet avant que d'en discuter; je le confesse. Ce n'est pas la première fois que je me trouve dans une semblable situation. Imagine-toi, Serge, qu'il m'advint un jour d'être examinateur… Vous riez? Je vous jure que je fis passer des examens. On m'avait invité dans un établissement scolaire pour assister aux épreuves, et l'on m'avait placé à côté des examinateurs tant pour me faire honneur que parce qu'il y avait une place vacante. Je t'avoue que je n'étais pas fier, ne connaissant aucune science et m'attendant constamment à être appelé au tableau. Mais, peu à peu, je m'aguerris et je me mis à faire des questions aux élèves qui répondaient fort bien en général; à l'un d'eux, je demandai ce que c'était que Noé… On déjeuna après l'examen et l'on but du champagne. C'était un établissement tout à fait bien…
Foma Fomitch et Obnoskine pouffaient de rire.
— Moi aussi, j'en riais ensuite! s'écria mon oncle en riant et tout heureux de voir la gaieté revenue. Tiens, Foma, je veux vous amuser tout en vous racontant comment je fus attrapé une fois… Imagine-toi, Serge, que nous étions en garnison à Krasnogorsk…
— Colonel, permettez-moi de vous demander si votre histoire sera longue, interrompit Foma.
— Oh! Foma, c'est une histoire très amusante. Il y a de quoi mourir de rire. Écoute seulement, et tu vas voir ça!
— J'écoute toujours vos histoires avec plaisir, pour peu qu'elles répondent au programme que vous venez de tracer, dit Obnoskine en bâillant.
— Nous n'avons plus qu'à écouter, décida Foma.
— Je te jure que ce sera très amusant, Foma. Je vais vous raconter comment, une fois, je commis une gaffe. Écoute, toi aussi, Serge; c'est fort instructif. Nous étions donc à Krasnogorsk, reprit mon oncle, tout heureux et radieux, racontant précipitamment et par phrases hachées, comme il lui arrivait toujours lorsqu'il discourait pour la galerie. À peine arrivé dans cette ville, je vais le soir au théâtre. Il y avait alors une actrice remarquable, nommée Kouropatkina, laquelle s'enfuit avec l'officier Zverkov avant la fin de la pièce, si bien qu'on dut baisser le rideau. Quelle canaille, ce Zverkov! ne demandant qu'à boire, à jouer aux cartes, non qu'il fut un ivrogne, mais pour passer un moment avec les camarades. Seulement, quand une fois il s'était mis à boire, il oubliait tout: il ne savait plus où il vivait, ni dans quel pays il se trouvait, ni comment il s'appelait; il oubliait tout! Mais c'était un charmant garçon… Me voilà donc en train de regarder le spectacle. À l'entr'acte, je rencontre mon ancien camarade Kornsoukhov… un garçon unique, ayant fait campagne, décoré; j'ai appris qu'il a embrassé depuis la carrière civile et qu'il est déjà conseiller d'État. Enchantés de nous retrouver, nous causions. Dans la loge voisine, trois dames étaient assises, celle de gauche était laide à faire peur… J'ai su depuis que c'était une excellente femme, une mère de famille et qu'elle avait rendu son mari très heureux… Moi, comme un imbécile, je dis à Kornsoukhov: «Dis donc, mon cher, connais-tu cet épouvantail? — Qui? — Mais cette dame. — C'est ma cousine!» Diable! vous jugez de ma situation! Pour réparer ma gaffe, je reprends: «Mais non, pas celle-ci, celle-là; regarde. —C'est ma soeur!» Sapristi! Et sa soeur était jolie comme un coeur, gentille comme tout et très bien habillée, des broches, des bracelets, des gants; en un mot, un vrai chérubin. Elle épousa plus tard un excellent homme du nom de Pitkine avec qui elle s'était enfuie et mariée sans le consentement de ses parents. Aujourd'hui, tout va bien; ils sont riches et les parents n'en finissent pas de se réjouir… Alors voilà: ne sachant plus où me mettre, je lui dis encore: «Non, pas celle-là; celle qui est au milieu! Ah! au milieu? C'est ma femme!»… Entre nous, elle était mignonne à croquer!… On l'aurait toute mangée avec plaisir… «Eh bien, lui dis-je, si tu n'as jamais vu d'imbécile, contemples-en un devant toi. Tu peux me couper la tête sans remords!» Ça le fit rire. Il me présenta à ces dames après le spectacle et il avait dû raconter l'histoire, le polisson, car elles riaient beaucoup. Jamais je n'ai passé une aussi bonne soirée. Voilà, Foma, ce qu'il peut nous arriver! Ha! ha! ha!
Mais mon pauvre oncle riait en vain; en vain promenait-il autour de lui son regard bon et gai. Son amusante histoire fut accueillie par un silence de mort. Foma Fomitch se taisait tristement et les autres l'imitaient. Seul, Obnoskine souriait en prévision de la mercuriale qui attendait mon oncle. Yégor Ilitch rougit et se troubla. C'était tout ce qu'attendait Foma.
— Avez-vous fini? demanda-t-il enfin au conteur sur un ton fort austère.
— J'ai fini, Foma.
— Et vous êtes content?
— Comment, content? Que veux-tu dire? fit mon oncle avec anxiété.
— Vous sentez-vous soulagé, à présent? Êtes-vous satisfait d'avoir interrompu l'entretien intéressant et littéraire de vos amis pour contenter votre mesquin amour-propre?
— Mais voyons, Foma, je voulais vous amuser, et toi…
— Nous amuser! s'écria Foma en s'enflammant soudain, nous amuser! Mais tout ce que vous savez faire, c'est de l'ennui! Et savez-vous que votre anecdote est presque immorale? Je ne parle pas de l'inconvenance, cela va de soi. Vous venez d'avouer, avec la plus rare grossièreté de sentiments, que vous vous étiez moqué d'une noble femme uniquement parce qu'elle n'avait pas eu l'heur de vous plaire. Vous croyiez nous faire rire avec vous, nous faire approuver votre conduite malséante, parce que vous êtes le maître de la maison? Il vous plaît, colonel, de vous entourer de flatteurs, de compères et de pique-assiettes; il vous est loisible de les faire venir de fort loin pour augmenter votre cour au grand détriment de la franchise et de la noblesse de l'âme; mais Foma Fomitch Opiskine ne sera jamais votre courtisan ni votre parasite. Cela, je vous le garantis!…
— Hé! Foma, tu ne m'as pas compris!
— Non, colonel, je vous ai pénétré depuis longtemps. Vous êtes transparent pour moi. En proie au plus fol amour-propre, vous prétendez à l'esprit, oubliant que l'esprit s'éclipse derrière les prétentions. Vous…
— Mais finis donc, Foma, n'as-tu pas honte de parler ainsi devant tout le monde?
— La vue de tout cela me chagrine, colonel; mais, le voyant, je ne saurais me taire. Je suis pauvre et votre mère me donne l'hospitalité. On croirait que c'est pour vous flatter que je me tais, et je ne veux pas qu'un blanc-bec soit en droit de me considérer comme votre pique-assiette! Peut-être tout à l'heure, quand je suis entré dans cette salle, ai-je un peu forcé ma franchise, peut-être ai-je usé de grossièreté, mais c'est parce que vous me mettez dans une situation pénible. Vous êtes avec moi d'une telle arrogance qu'on me prendrait pour votre esclave. Vous prenez plaisir à m'humilier devant des étrangers, alors que je suis votre égal, entendez-vous, votre égal, et sous tous les rapports! Il est fort possible que ce soit moi qui vous rende service en vivant chez vous, au lieu que vous soyez mon bienfaiteur. On m'humilie; je suis bien obligé de faire mon propre éloge. Il m'est impossible de me taire; je dois parler et protester sans retard et dénoncer votre jalousie phénoménale. Vous voyez que, dans une conversation amicale, j'ai pu montrer mes connaissances, mon goût, l'extrême étendue de mes lectures; ça vous gêne; vous ne pouvez le supporter. Et vous voulez aussi faire étalage de vos connaissances et de votre goût. Votre goût! permettez-moi de vous demander le goût que vous avez? Vous vous entendez à la beauté comme un boeuf à la viande; excusez-moi si c'est un peu brutal, mais ça a au moins le mérite d'être juste et franc. Ce ne sont pas vos courtisans qui vous parleront ainsi, colonel!
— Ah! Foma!
— Ah! Foma! Oui, je sais bien; la vérité semble parfois dure. Mais nous en reparlerons plus tard. En attendant, laissez-moi aussi égayer un peu la société… Paul Sémionovitch, avez-vous jamais vu un pareil monstre sous une forme humaine? Voici déjà longtemps que je l'observe. Regardez-le bien; il meurt d'envie de m'avaler tout cru!
Il s'agissait de Gavrilo, le vieux serviteur, qui, debout près de la porte, assistait avec tristesse au traitement infligé à son maître.
— Paul Sémionovitch, je veux vous offrir la comédie. Eh! toi, corbeau, approche un peu! Daignez donc vous approcher, Gavrilo Ignatich! Voyez, Paul Sémionovitch, c'est Gavrilo condamné à apprendre le français en punition de sa grossièreté. Je suis comme Orphée, moi; j'adoucis les moeurs de ce pays, non par la musique, mais par l'enseignement de la langue française. Voyons ce français, Monsieur.
— Sais-tu ta leçon?
— Je l'ai apprise, répondit Gavrilo en baissant la tête.
— Et parlez-vous français?
— Voui, moussié, jé parle in pé…
Était-ce l'air morne de Gavrilo ou le désir d'exciter l'hilarité que tout le monde devinait chez Foma, mais, à peine le vieillard eut-il ouvert la bouche que tout le monde éclata. La générale elle-même condescendit à rire. Anfissa Pétrovna se renversa sur le dossier du canapé, poussant des cris de paon et se couvrant le visage de son éventail. Mais ce qui parut le plus amusant, c'est que Gavrilo, voyant la tournure que prenait l'examen, ne put se retenir de cracher en marmottant d'un ton de reproche:
— Dire qu'il me faut supporter une pareille honte à mon âge!
Foma Fomitch s'émut.
— Quoi? Qu'est-ce que tu as dit? Voilà que tu fais l'insolent?
— Non, Foma Fomitch, répondit Gavrilo avec dignité, je ne fais pas l'insolent; un paysan comme moi n'a pas le droit d'être insolent envers un seigneur de naissance comme toi. Mais tout homme est créé à l'image de Dieu. J'ai soixante-deux ans passés. Mon père se souvient de Pougatchov, et mon grand'père fut pendu au même tremble que son maître, Matvéï Nikitich, — Dieu ait leurs âmes! — par ce même Pougatchov, circonstance à laquelle mon père dut d'être distingué par le défunt maître Afanassi Matvéitch qui en fit d'abord son valet de chambre, puis son maître d'hôtel. Quant à moi, Foma Fomitch, tout domestique que je sois, je n'ai jamais subi une honte pareille!
En prononçant les derniers mots, Gavrilo écarta les mains et baissa la tête. Mon oncle l'observait avec inquiétude.
— Voyons, voyons, Gavrilo, exclama-t-il, allons, tais-toi!
— Ça ne fait rien, dit Foma en pâlissant légèrement et en s'efforçant de sourire. Laissez-le dire. Voilà le fruit de votre enseignement…
— Je dirai tout! continua Gavrilo avec une animation extraordinaire; je ne garderai rien! On peut me lier les mains, on ne m'attachera pas la langue. Même pour moi, vil esclave devant toi, un pareil traitement est une offense. Je dois te servir et te respecter parce que je suis né dans l'état de servitude; je dois remplir tous mes devoirs en tremblant de crainte. Quand tu écris un livre, mon devoir est de ne laisser personne entrer chez toi; c'est en cela que consiste mon service. Faut-il faire quelque chose pour toi? c'est avec le plus grand plaisir. Mais, sur mes vieux jours, vais-je me mettre à aboyer un langage étranger et à faire le pantin devant le monde? Je ne peux plus paraître parmi les domestiques:»Français, tu es Français!» me crient-ils. Non, monsieur Foma Fomitch, je ne suis pas seul de mon avis, moi, pauvre sot; tous les bonnes gens commencent à dire d'une seule voix, que vous êtes devenu tout à fait méchant et que notre maître n'est devant vous qu'un petit garçon et que, quoique vous soyez le fils d'un général, quoique vous eussiez pu l'être vous même, vous n'en êtes pas moins un méchant homme, méchant comme une furie!
Gavrilo avait fini. J'exultais. Tout pâle de rage Foma Fomitch ne pouvait revenir de la surprise où l'avait plongé le regimbement inattendu du vieux Gavrilo; il semblait se consulter sur le parti à prendre. Enfin, l'explosion se produisit:
— Comment? Il ose m'insulter, moi! moi! Mais c'est de la rébellion! hurla-t-il en bondissant de sa chaise.
La générale bondit après lui en claquant des mains. Ce fut un incroyable remue-ménage. Mon oncle se précipita vers le coupable pour l'entraîner hors de la salle.
— Aux fers! qu'on le mette aux fers! criait la générale. Yégorouchka, expédie-le tout droit à la ville et qu'il soit soldat, ou tu n'auras pas ma bénédiction. Charge-le de fers et engage-le!
— C'est-à-dire? criait Foma. Un esclave! Un Chaldéen! Un Hamlet! Il ose m'insulter! Lui, la semelle de mes chaussures, il ose me traiter de furie!
Je m'avançai avec décision en regardant Foma Fomitch dans le blanc des yeux et, tout tremblant d'émotion, je lui dis:
— J'avoue que je partage entièrement l'avis de Gavrilo!
Il fut tellement saisi par ma sortie qu'au premier abord il semblait n'en pas croire ses oreilles.
— Qu'est-ce encore? vociféra-t-il avec rage, tombant en arrêt devant moi et me dévorant de ses petits yeux injectés de sang. Qui est-tu donc, toi?
— Foma Fomitch… bredouilla mon oncle éperdu, c'est Sérioja, mon neveu…
— Le savant! hurla Foma, c'est lui le savant? Liberté! égalité! fraternité! Journal des débats! À d'autres, mon cher; ce n'est pas ici Pétersbourg; tu ne me la feras pas! Je me moque de tes Débats. Ce sont des Débats pour toi, mais pour nous, ce n'est rien! Mais j'en ai oublié sept fois autant que tu en sais! Voilà le savant que tu es.
Je crois bien que, si on ne l'eût retenu, il se fût jeté sur moi.
— Mais il est ivre! fis-je en jetant autour de moi un regard étonné.
— Qui? Moi? cria Foma d'une voix altérée.
— Oui, vous!
— Ivre?
— Ivre!
Foma ne put le supporter. Il poussa un cri strident, comme si on l'eût égorgé et bondit hors de la pièce. La générale allait tomber en syncope quand elle prit le parti de courir après lui. Tout le monde la suivit, y compris mon oncle. Quand je repris mes esprits, il ne restait dans la pièce qu'Éjévikine qui souriait en se frottant les mains.
— Vous m'avez promis de me raconter une histoire de Jésuite, me dit-il d'une voix doucereuse.
— Que dites-vous? demandai-je, ne comprenant plus de quoi il pouvait s'agir.
— Vous m'avez promis de me raconter une anecdote au sujet d'un
Jésuite…
Je courus vers la terrasse d'où je gagnai le jardin. La tête me tournait.