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Carnet d'un inconnu (Stépantchikovo)

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VIII DÉCLARATION D'AMOUR

Agacé, mécontent de moi, j'errai dans le jardin pendant près d'une demi-heure, réfléchissant sur la conduite à tenir. Le soleil se couchait. Tout à coup, au détour d'une allée, je me trouvai face à face avec Nastenka. Elle avait les yeux pleins de larmes qu'elle essuyait avec son mouchoir.

— Je vous cherchais, fit-elle.

— Je vous cherchais aussi. Dites-moi si je suis ou non dans une maison de fous?

— Vous n'êtes nullement dans une maison de fous! répondit-elle d'un air offensé et me regardant fixement.

— Mais alors, que se passe-t-il? Au nom du Christ, donnez-moi un conseil! Où se trouve maintenant mon oncle? Puis-je aller le trouver? Je suis heureux de vous avoir rencontrée; peut-être pourrez-vous me tirer d'embarras.

— N'allez pas auprès de votre oncle. Je viens moi-même de les quitter.

— Mais où sont-ils?

— Qui le sait? Peut-être sont-ils tous retournés dans le potager, dit-elle, irritée.

— Quel potager?

— La semaine passée, Foma Fomitch cria qu'il ne voulait plus rester dans cette maison. Il courut au potager, prit une bêche dans la hutte et se mit à remuer la terre. Nous n'en revenions pas, le croyant devenu fou. Alors, il dit:»Afin que l'on ne me reproche plus le pain que je mange, le pain qu'on me donne, je vais bêcher la terre; je paierai de mon travail la nourriture que j'ai reçue et je m'en irai ensuite! Voilà où vous me réduisez!» Et tout le monde de pleurer, de se mettre à genoux devant lui, de vouloir lui ôter sa bêche. Mais il persistait à remuer la terre; il a ravagé tout un carré de navets. Comme on lui a cédé une fois, il se peut qu'il ait recommencé. Avec lui, il faut s'attendre à tout.

— Et vous pouvez me raconter cela avec ce sang-froid? m'écriai-je dans une grande indignation.

Elle leva sur moi des yeux étincelants.

— Pardonnez-moi; je ne sais plus ce que je dis, repris-je.
Écoutez: savez-vous pourquoi je suis venu ici?

— Non… non… répondit-elle en rougissant et une expression de douleur se refléta sur son charmant visage.

— Excusez-moi continuai-je. Je ne suis plus moi-même. Je sais que je devrais prendre plus de précautions, surtout avec vous… Mais, n'importe; je pense que, dans des cas pareils, la franchise est encore le meilleur parti… J'avoue… ou plutôt, je voulais dire… vous connaissez les intentions de mon oncle? Il m'a ordonné de vous demander votre main!

— Oh! quelle sottise! Ne me parlez pas de cela, je vous en prie, interrompit-elle précipitamment, la figure tout empourprée.

J'étais fort embarrassé.

— Comment, sottise? Mais il m'a écrit…

— Il vous a écrit! fit-elle avec animation. Il m'avait pourtant promis de ne pas le faire. Quelle sottise! mon Dieu! quelle sottise!

— Excusez-moi, bredouillai-je, ne sachant plus que dire. Peut- être ai-je agi brutalement, imprudemment, mais aussi, la circonstance est exceptionnelle. Pensez donc à l'imbroglio où nous nous débattons!

— Oh! mon Dieu, ne vous excusez pas. Croyez qu'il m'est pénible d'entendre tout cela; et pourtant, je désirais vous parler, dans l'espoir que vous m'instruiriez… Ah! que c'est fâcheux! Il vous a écrit! C'est ce que je craignais le plus. Quel homme, mon Dieu! Et vous l'avez cru? Et vous êtes venu bride abattue? Pourquoi faire?

Elle ne cachait pas sa contrariété et il faut avouer que sa situation n'était pas enviable.

— J'avoue… je ne m'attendais pas…, fis-je dans une grande confusion, à la tournure que prend… je pensais, au contraire…

— Ah! vous pensiez cela? dit-elle, non sans une légère ironie.
Vous savez, vous allez me montrer la lettre qu'il vous a écrite.

— Volontiers.

— Mais ne m'en veuillez pas; ne vous froissez pas; nous sommes déjà assez malheureux! supplia-t-elle, sans cependant que le sourire ironique quittât sa jolie bouche.

— Oh! ne me prenez pas pour un imbécile, m'écriai-je avec fougue. Mais peut-être êtes-vous prévenue contre moi. M'aurait-on calomnié près de vous? Ou vous êtes-vous fait une opinion par la gaffe que vous m'avez vu commettre? Vous vous tromperiez. Je comprends que ma situation puisse vous paraître assez ridicule. Ne vous moquez pas de moi, je vous en prie! Je ne sais même pas ce que je dis… et… c'est la faute de mes maudits vingt-deux ans!

— Oh! mais qu'est-ce que cela peut faire?

— Cela fait que celui qui n'a que vingt-deux ans porte cet âge écrit sur le front. C'est ainsi que je l'ai proclamé en arrivant, quand je fis ce joli bond au milieu de la salle, c'est ainsi que je le marque encore par mon attitude en ce moment. Maudit âge!

— Non. Non, dit Nastenka, en se retenant de rire, je suis persuadée que vous êtes bon, gentil, intelligent, et je vous jure que je parle franchement. Seulement, vous avez trop d'amour- propre. On s'en corrige.

— Il me semble que j'ai autant d'amour-propre qu'il faut en avoir!

— Que non! Ainsi, tantôt, cette honte que vous avez éprouvée pour un faux-pas!… Et de quel droit tourniez-vous en ridicule ce bon, ce généreux oncle qui vous a fait tant de bien? Pourquoi vouliez- vous rejeter sur lui le ridicule qui vous écrasait? C'était mal, cela, c'était vilain! Cela ne vous fait pas honneur et je vous avoue que vous me fûtes odieux à ce moment-là. Attrape!

— C'est vrai; je me suis conduit comme un imbécile; je dirai plus, comme un lâche! Vous l'avez remarqué et m'en voilà bien puni. Grondez-moi; moquez-vous de moi; mais écoutez: peut-être changerez-vous d'avis par la suite, — continuai-je entraîné par un étrange sentiment, — vous ne me connaissez que si peu! il se peut que, lorsque la connaissance sera plus vieille, alors… peut-être…

— Au nom de Dieu, laissons cela! s'écria Nastenka avec une visible impatience.

— Bien, bien, laissons. Mais… où pourrai-je vous voir?

— Comment, où me voir?

— Il est impossible que le dernier mot soit dit, Nastassia Evgrafovna! Je vous supplie, fixez-moi un rendez-vous pour aujourd'hui même. Mais il se fait tard. Alors, disons demain matin, si possible, le plus tôt que vous pourrez; je me ferai réveiller de bonne heure. Vous savez, il y a un pavillon, là-bas, près de l'étang. J'en connais bien le chemin; j'y suis souvent allé, étant petit.

— Un rendez-vous? Mais pour quoi faire? Ne pouvons-nous causer maintenant?

— Mais, je ne suis encore au courant de rien, Nastassia Evgrafovna. Avant tout, il faut que je parle à mon oncle. Il doit me raconter tout et, alors, je vous dirai peut-être quelque chose de grave…

— Non, non, pas du tout! s'écria Nastassia, finissons-en tout de suite pour n'y plus revenir. Il est inutile que vous alliez au pavillon: je vous jure que je n'y viendrai pas et je vous prie sérieusement de ne plus penser à toutes ces bêtises!

— Mais, alors, mon oncle a agi envers moi comme un fou! m'écriai- je dans un élan de dépit insupportable. Pourquoi m'avoir fait venir?… Mais, quel est ce bruit?

Nous étions tout près de la maison d'où nous parvenaient des hurlements et des cris atroces.

— Mon Dieu, fit-elle en pâlissant encore! Je le prévoyais bien.

— Vous le prévoyiez?… Encore une question, Nastassia Evgrafovna; une question que je n'ai pas le droit de vous poser, mais je m'y décide pour le bien général. Dites-moi (et votre réponse restera ensevelie dans mon coeur) dites-moi franchement si mon oncle vous aime ou non?

— Ah! laissez donc toutes ces bêtises une fois pour toutes! s'écria-t-elle, rouge de colère. Vous aussi? Mais, s'il m'eût aimée, il ne se serait pas employé à vous marier avec moi, et elle eut un amer sourire. Où avez-vous pris cela? Ne comprenez-vous pas de quoi il s'agit?… Vous entendez ces cris?

— Mais… c'est Foma Fomitch…

— Certes oui, c'est Foma Fomitch; mais, en ce moment, il s'agit de moi. Ils disent la même folie que vous, ils le croient aussi amoureux de moi… Comme je suis pauvre et sans force, comme il n'en coûte rien de me calomnier et qu'ils veulent le marier avec une autre, ils exigent qu'il me chasse, qu'il me renvoie dans ma famille. Mais lui, lorsqu'on lui parle de cela, il se met en colère et il serait prêt à mettre en pièces Foma Fomitch lui- même… Voilà pourquoi ils sont en train de crier.

— Alors, c'est donc vrai? Il va épouser cette Tatiana?

— Quelle Tatiana?

— Cette sotte!

— Ce n'est pas du tout une sotte! Elle est très bonne et vous n'avez pas le droit de parler ainsi. C'est un noble coeur, plus généreux que beaucoup d'autres. Es-ce sa faute si elle est malheureuse?

— Excusez-moi. Admettons que vous ayez raison. Mais ne vous trompez-vous pas sur le fond même de l'affaire? Comment se fait-il qu'ils soient aussi bienveillants à l'égard de votre père? S'ils étaient aussi animés contre vous que vous le dites, s'ils voulaient vous chasser, ils auraient une autre attitude envers lui et ne lui feraient pas si bon accueil.

— Mais ne voyez-vous pas ce que mon père fait pour moi? Il joue le bouffon! On l'accueille parce qu'il a su gagner les bonnes grâces de Foma Fomitch. Cet ancien bouffon est flatté d'en avoir un maintenant. Pour qui croiriez-vous donc qu'il pût agir ainsi? Ce n'est que pour moi, pour moi seule! À quoi ça lui servirait-il, à lui? ce n'est pas pour lui-même qu'il s'abaisserait ainsi devant qui que ce fût. Il peut paraître ridicule aux yeux de certains, mais c'est l'homme le plus honnête, le plus noble! Il croit (Dieu sait pourquoi, mais ce n'est pas parce que je suis bien payé), il croit préférable que je reste dans cette maison. Mais j'ai réussi à le dissuader en une lettre résolue. Il est venu pour me chercher et m'emmener dès demain. Nous sommes à la dernière extrémité. Ils vont me dévorer et je suis certaine qu'on se dispute en ce moment à cause de moi. À cause de moi, ils vont le déchirer, ils vont le perdre. Et il est pour moi comme un père, plus qu'un père, vous entendez! Je ne veux plus attendre; j'en sais plus long que les autres. Demain, demain même, je partirai. Qui sait? Peut-être pourront-ils raccommoder son mariage avec Tatiana Ivanovna… Voilà. Maintenant vous savez tout et je vous prie de l'en instruire, puisque je ne peux même plus lui parler; on nous épie et surtout cette Pérépélitzina. Dites-lui qu'il ne s'inquiète pas de moi, que j'aime mieux manger du pain noir dans l'izba de mon père que de continuer ici à lui occasionner du tourment. Pauvre, je dois vivre en pauvre… Mais Dieu! quel vacarme! Que se passe- t-il encore? Tant pis; j'y vais de ce pas et coûte que coûte. Je vais tout leur cracher à la face et advienne que pourra! je le dois. Adieu!

Et elle s'enfuit. Je restai là, conscient du rôle ridicule que je venais de jouer et me demandant comment tout cela allait se terminer. Je plaignais la pauvre jeune fille et avait grand'peur pour mon oncle. Soudain Gavrilo surgit près de moi. Il tenait encore son cahier à la main.

— Votre oncle vous demande, dit-il d'un ton morne.

— Mon oncle m'appelle? où est-il?

— Dans la salle où l'on prend le thé, où vous étiez tantôt.

— Avec qui?

— Tout seul. Il vous attend.

— Moi?

— Il a envoyé chercher Foma Fomitch… Nos beaux jours sont passés! ajouta-t-il en poussant un profond soupir.

— Chercher Foma Fomitch? Hum! Et où est Madame?

— Elle est en syncope, dans son appartement. Elle est sans connaissance et elle pleure.

En causant ainsi, nous arrivâmes à la terrasse. Il faisait presque nuit. Mon oncle était en train d'arpenter à grands pas la salle où avait eu lieu mon engagement avec Foma Fomitch. Des bougies allumées étaient posées sur les tables. À ma vue, il s'élança vers moi et me pressa les mains avec force. Il était pâle et haletant; ses mains tremblaient et, par intervalles, un frémissement nerveux lui parcourait tout le corps.

IX VOTRE EXCELLENCE

— Mon ami, tout est fini; le sort en est jeté! murmura-t-il tragiquement.

— Mon oncle, ces cris que j'ai entendus?

— Oui, mon cher, des cris, toutes sortes de cris! Ma mère est en syncope et tout est sens dessus dessous. Mais j'ai pris une décision et je tiendrai bon. Je ne crains plus personne, Sérioja. Je veux leur faire voir que j'ai une volonté; je le leur prouverai! Je t'ai envoyé chercher pour m'y aider… Sérioja; j'ai le coeur brisé… mais je dois agir, je suis forcé d'agir avec une sévérité implacable. La vérité ne pardonne pas!

— Mais qu'arrive-t-il, mon bon oncle?

— Je me sépare de Foma, répondit mon oncle d'un ton résolu.

— Mon cher oncle! m'écriai-je avec transport. Vous ne pouviez rien faire de mieux. Et si peu que je puisse aider à ce que vous avez résolu, disposez de moi dans les siècles des siècles.

— Je te remercie, mon petit, je te remercie! Mais tout est déjà arrêté. J'attends Foma; on est allé le chercher. Lui ou moi! Nous devons nous séparer. De deux choses ou l'une, ou bien Foma quittera cette maison, ou bien je redeviens hussard. On me reprendra et l'on me donnera une brigade. À bas tout le système! Une vie nouvelle va commencer! Qu'est-ce que c'est que ce cahier de français? — cria-t-il à Gavrilo d'une voix furieuse. — Il n'en faut plus! Brûle-moi ça! piétine-le! déchire-le! c'est moi, ton maître qui te l'ordonne et qui te défends d'apprendre le français. Tu ne peux pas, tu n'oseras pas me désobéir, car c'est moi qui suis ton maître et non Foma Fomitch!

— Gloire à Dieu! marmotta Gavrilo.

De toute évidence, mon oncle ne plaisantait pas.

— Mon ami, reprit-il d'un ton pénétré, ils exigent l'impossible! Tu seras mon juge. Tu seras entre lui et moi comme un juge impartial. Tu ne pouvais t'imaginer ce qu'ils veulent de moi! C'est absolument inhumain et malhonnête… Je te dirai tout cela mais, auparavant…

— Je sais déjà tout, mon cher oncle! interrompis-je, et je devine… Je viens de causer avec Nastassia Evgrafovna.

— Mon ami, pas un mot de cela à présent, pas un mot! interrompit- il à son tour, non sans précipitation et presque avec effroi. Plus tard, je te raconterai tout moi-même, mais, en attendant… Eh bien, où donc est Foma Fomitch? — cria-t-il à Vidopliassov qui entrait dans la salle.

Le laquais venait annoncer que Foma Fomitch «ne consentait pas à venir, qu'il considérait la sommation de mon oncle par trop brutale et qu'il en était offensé». Mon oncle frappa du pied en criant:

— Amène-le! amène-le ici de force! Traîne-le!

Vidopliassov, qui n'avait jamais vu son maître dans un tel transport de colère, se retira fort effrayé. J'étais stupéfait.

«Il faut qu'il se passe quelque chose de bien grave, me disais-je, pour qu'un homme de ce caractère en vienne à ce point d'irritation, et trouve la force de pareilles résolutions!»

Pendant quelques minutes, mon oncle se remit à arpenter la pièce.
Il semblait en lutte avec lui-même.

— Ne déchire pas ton cahier, dit-il enfin à Gavrilo. Attends et reste ici. J'aurais peut-être besoin de toi. Puis, s'adressant à moi: — Mon ami, me dit-il, il me semble que je me suis un peu emballé. Toute chose doit être faite avec dignité, avec courage, mais sans cris, sans insultes. C'est cela! Dis-moi, Sérioja, ne trouverais-tu pas préférable de t'éloigner un moment? Cela t'est sans doute égal? Je te raconterai après tout ce qu'il se sera passé, hein? Qu'en penses-tu? Fais-le pour moi.

Je le regardai fixement et je dis:

— Vous avez peur, mon oncle! Vous avez des remords.

— Non, mon ami, je n'ai pas de remords! s'écria-t-il avec beaucoup de fougue. Je ne crains plus rien. Mes résolutions sont fermement prises. Tu ne sais pas, tu ne peux t'imaginer ce qu'ils viennent d'exiger de moi. Pouvais-je consentir? Non et je le leur prouverai. Je me suis révolté. Il fallait bien que le jour arrivât où je leur montrerais mon énergie. Mais, sais-tu, mon ami, je regrette de t'avoir fait demander. Il sera pénible à Foma de t'avoir pour témoin de son humiliation. Vois-tu, je voudrais le renvoyer d'une façon délicate, sans l'abaisser. Mais ce n'est qu'une manière de parler; j'aurai beau envelopper mes paroles les plus adoucies, il n'en sera pas moins humilié! Je suis brutal, sans éducation; je suis capable de lâcher quelque mot que je serai le premier à regretter. Il n'en demeure pas moins qu'il m'a fait beaucoup de bien… Va-t-en, mon ami… Voilà qu'on l'amène; on l'amène! Sérioja, sors, je t'en supplie… Je te raconterai tout. Sors, au nom du Christ!

Et mon oncle me conduisit vers la terrasse au moment même où Foma faisait son entrée. Je dois confesser que je ne m'en allai pas. Je décidai de rester où j'étais. Il y faisait noir et, par conséquent, on ne pouvait me voir. Je résolus d'écouter!

Je ne cherche pas à excuser mon action, mais je dis hautement que ce fut un exploit de martyr, quand je pense que je pus écouter des choses pareilles pendant toute une grande demi-heure sans perdre patience. J'étais placé de manière non seulement à fort bien voir, mais aussi à bien entendre.

À présent, imaginez-vous un Foma à qui l'on a ordonné de venir sous peine de voir employer la force en cas de refus.

— Sont-ce bien mes oreilles qui ont entendu une telle menace, colonel? larmoya-t-il en entrant. Est-ce bien votre ordre que l'on m'a transmis?

— Parfaitement, ce son tes oreilles, Foma; calme-toi, fit courageusement mon oncle. Assieds-toi et causons sérieusement en amis et en frères. Assieds-toi, Foma.

Foma Fomitch s'assit solennellement dans un fauteuil. Mon oncle se mit à arpenter la pièce à pas précipités et irréguliers, ne sachant évidemment par où commencer.

— Tout à fait en frères, répéta-t-il. Tu vas comprendre, Foma, tu n'es pas un enfant; je n'en suis pas un non plus; en un mot, nous sommes tous deux en âge… Hem! Vois-tu Foma, il y a sur certains points des malentendus entre nous… oui, sur certains points. Alors, ne vaudrait-il pas mieux se séparer? Je suis convaincu que tu es un noble coeur, que tu ne me veux que du bien et que c'est pour cela que tu… Mais assez de paroles superflues! Foma, je suis ton ami pour la vie et je te le jure sur tous les saints! Voici quinze mille roubles; c'est tout ce que je possède en numéraire; j'ai gratté les dernières miettes et je fais du tort aux miens. Prends-les sans crainte! Toi, tu ne me dois rien; je dois t'assurer la vie. Prends sans crainte! Toi, tu ne me dois rien, car jamais je ne pourrai te payer tout ce que tu as fait pour moi et que je reconnais parfaitement, quoique nous ne nous entendions pas en ce moment sur un point capital. Demain, après- demain, quand tu voudras, nous nous quitterons. Va dans notre petite ville, Foma, ce n'est qu'à dix verstes d'ici. Tu trouveras derrière l'église, dans la première ruelle, une très gentille maisonnette aux volets verts; elle appartient à la veuve d'un pope; on la dirait faite pour toi. Cette dame ne demandera pas mieux que de la vendre, et je l'achèterai pour t'en faire présent. Tu t'y installeras et tu seras tout près de nous; tu t'y consacreras à la littérature, aux sciences; tu acquerras la célébrité. Les fonctionnaires de la ville sont des gens nobles, affables, désintéressés; le pope est un savant. Tu viendras nous voir les jours de fête et ce sera une existence de paradis! Veux- tu?

Voilà donc comment il voulait chasser Foma! me dis-je. Il ne m'avait pas parlé d'argent.

Il se fit un long et profond silence. Dans son fauteuil, Foma semblait atterré et, immobile, il regardait mon oncle visiblement gêné par ce silence et ce regard.

— L'argent! murmura-t-il enfin d'une voix volontairement affaiblie. Où est-il cet argent? Donnez-le! Donnez-le vite!

— Le voici, Foma, dit mon oncle, ce sont les dernières miettes, quinze mille roubles, tout ce que j'avais. Voici!

— Gavrilo! Prends cet argent pour toi! fit Foma avec une grande douceur. Il pourra t'être utile, vieillard. Mais non! cria-t-il tout à coup en se levant précipitamment. Non! Donne-le, Gavrilo, donne-le! Donne-moi ces millions que je les piétine, que je les déchire, que je crache dessus, que je les éparpille, que je les souille, que je les déshonore!… On m'offre de l'argent, à moi! On achète ma désertion de cette maison! Est-ce bien moi qui entendis de pareilles choses! Est-ce bien moi qui encourus ce dernier opprobre? Les voici, les voici, vos millions! Regardez: les voici! les voici! les voici! Voilà comment agit Foma Opiskine, si vous ne le saviez pas encore, colonel!

Foma éparpilla la liasse à travers la chambre. Notez qu'il ne déchira aucun des billets, et qu'il ne les piétina pas plus qu'il ne cracha dessus, ainsi qu'il se vantait de le faire. Il se contenta de les froisser, non sans quelques précautions. Gavrilo se précipita pour ramasser l'argent qu'il remit à son maître après que Foma fut parti.

Cette conduite de Foma eut le don de stupéfier mon oncle. À son tour, il restait là, immobile, ahuri, la bouche ouverte, devant le parasite qui était retombé dans le fauteuil et haletait comme en proie à la plus indicible émotion.

— Tu est un être sublime, Foma! s'écria enfin mon oncle revenu à lui. Tu es le plus noble des hommes.

— Je le sais, répondit Foma d'une voix faible, mais avec une extrême dignité.

— Foma, pardonne-moi! Je me suis conduit envers toi comme un lâche!

— Oui, comme un lâche! acquiesça Foma.

— Foma, ce n'est pas la noblesse de ton âme qui me surprend, poursuivit mon oncle charmé, ce qui m'étonne, c'est que j'aie pu être assez aveugle, assez brutal, assez lâche pour oser te proposer cet argent. Mais tu te trompes, Foma, je ne t'achetais pas; je ne te payais pas pour quitter la maison. Je voulais tout simplement t'assurer des ressources, afin que tu ne fusses pas dans le dénuement en me quittant. Je te le jure! Je suis prêt à te demander pardon à genoux, à genoux, Foma! Je vais m'agenouiller tout de suite à tes pieds… pour peu que tu le désires…

— Je n'ai pas besoin de vos génuflexions, colonel!

— Mais, mon Dieu, songe donc, Foma, que j'étais hors de moi, affolé!… Dis-moi comment je pourrai effacer cette insulte? Allons, dis-le moi?

— Il ne me faut rien, colonel! Et soyez sûr que, dès demain, je secouerai la poussière de mes chaussures sur le seuil de cette maison.

Il fit un mouvement pour se lever. Mon oncle, effrayé, se précipita et le fit asseoir de force.

— Non, Foma, tu ne t'en iras pas, je te l'assure! criait-il. Ne parle plus de poussière, ni de chaussures, Foma! Tu ne t'en iras pas ou bien je te suivrai jusqu'au bout du monde jusqu'à ce que tu m'aies pardonné. Je jure, Foma, que je le ferai!

— Vous pardonner? Vous êtes donc coupable? dit Foma. Mais comprenez-vous votre faute? Comprenez-vous que vous étiez déjà coupable de m'avoir donné votre pain? Comprenez-vous que, de ce moment, vous avez empoisonné toutes les bouchées que j'ai pu manger chez vous? Vous venez de me reprocher chacune de ces bouchées; vous venez de me faire sentir que j'ai vécu dans votre maison en esclave, en laquais, que j'étais au-dessous des semelles de vos chaussures vernies! Moi qui, dans la candeur de mon âme, me figurais être là comme votre ami, comme votre frère! N'est-ce pas vous, vous-même qui m'aviez fait croire à cette fraternité? Ainsi, vous tissiez dans l'ombre cette toile où je me suis laissé prendre comme un sot? Vous creusiez ténébreusement cette fosse dans laquelle vous venez de me pousser! Pourquoi, depuis si longtemps, ne m'avez-vous pas assommé du manche de votre bêche? Pourquoi, dès le commencement, ne m'avez-vous pas tordu le cou comme à un poulet qui… qui ne peut pondre des oeufs! Oui, c'est bien cela! Je tiens à cette comparaison, colonel, quoi qu'elle soit empruntée à la vie des campagnes et qu'elle rappelle la plus triviale littérature; j'y tiens parce qu'elle prouve l'absurdité de vos accusations; je suis juste aussi coupable envers vous que ce poulet qui a mécontenté son maître en ne pouvant lui donner d'oeufs! De grâce, colonel, est-ce ainsi que l'on paie un ami, un frère? Et pourquoi voulez-vous m'acheter? pourquoi? «Tiens, mon frère bien-aimé, je suis ton débiteur, tu m'as sauvé la vie: prends donc ces deniers de Judas, mais disparais de ma vue!» Que c'est simple! Quelle brutalité! Vous vous figuriez que je convoitais votre or, tandis que je ne nourrissais que des pensées séraphiques pour l'édification de votre bonheur! Oh! vous m'avez brisé le coeur! Vous vous êtes joué de mes sentiments les plus purs, comme un enfant de son hochet! Il y avait longtemps, colonel, que je prévoyais cette avanie et voilà pourquoi il y a longtemps que m'étranglent votre pain et votre sel! Voilà pourquoi m'écrasaient vos moelleux édredons. Voilà pourquoi vos sucreries m'étaient plus brûlantes que le poivre de Cayenne! Non, colonel, soyez heureux tout seul et laissez Foma suivre, sac au dos, son douloureux calvaire. Ma décision est irrévocable, colonel!

— Non, Foma, non! Il n'en sera pas ainsi! Il n'en peut être ainsi, gémit mon oncle écrasé.

— Il en sera ainsi, colonel, et cela doit être ainsi! Je vous quitte dès demain. Répandez vos millions; parsemez-en toute ma route jusqu'à Moscou; je les foulerai aux pieds avec un fier mépris. Ce pied que vous voyez, colonel, piétinera, écrasera, souillera vos billets de banque et Foma Fomitch se nourrira exclusivement de la noblesse de son âme. La preuve est faite; j'ai dit: adieu, colonel! Adieu, colonel!

Il fit derechef un mouvement pour se lever.

— Pardon, Foma, pardon! Oublie! dit encore mon oncle d'un ton suppliant.

— Pardon? Qu'avez-vous besoin de mon pardon? Admettons que je vous pardonne; je suis chrétien et ne puis pas ne pas pardonner; j'ai déjà presque pardonné! Mais décidez vous-même; cela aurait-il le sens commun? serait-il digne de moi de rester, ne fût-ce qu'un moment dans cette maison dont vous m'avez chassé?

— Mais je t'assure, Foma, que cela n'aurait rien que de convenable!

— Convenable? Sommes-nous donc des pairs? Est-ce que vous ne comprenez pas que je viens de vous écraser de ma générosité et que votre misérable conduite vous a réduit à rien? Vous êtes à terre et moi, je plane. Où donc est alors la parité? L'amitié est-elle possible hors de l'égalité? C'est en sanglotant que je le dis et non en triomphant, comme vous le pensez, peut-être.

— Mais je pleure aussi Foma; je te le jure!

— Voilà donc cet homme, reprit Foma, pour lequel j'ai passé tant de nuits blanches! Que de fois, en mes insomnies, je me levais, me disant:»À cette heure, il dort tranquillement, confiant en ta vigilance. À toi de veiller pour lui, Foma; peut-être trouveras-tu les moyens du bonheur de cet homme!» Voilà ce que pensait Foma pendant ses insomnies, colonel! Et nous avons vu de quelle façon le colonel l'en remercie! Mais finissons-en…

— Mais je saurai mériter de nouveau ton amitié, Foma, je te le jure!

— Vous mériteriez mon amitié? Et quelle garantie m'offrez-vous? En chrétien que je suis, je vous pardonnerai et j'irai même jusqu'à vous aimer; mais, homme de coeur, pourrai-je contenir mon mépris? La morale m'interdit d'agir autrement, car, je vous le répète, vous vous êtes déshonoré tandis que je me conduisais avec noblesse. Montrez-moi celui des vôtres qui serait capable d'un acte pareil? Qui d'entre eux refuserait cette grosse somme qu'a pourtant repoussée le misérable Foma, ce Foma honni, par simple penchant à la grandeur d'âme? Non, colonel, pour vous égaler à moi, il vous faudrait désormais une longue suite d'exploits. Mais de quel exploit peut-être capable celui qui ne peut me dire vous, comme à son égal, qui me tutoie, comme un domestique?

— Mais, Foma, je ne te tutoyais que par amitié! Je ne savais pas que cela te fût désagréable… Mon Dieu, si j'avais pu le savoir!

— Vous, continua-t-il, qui n'avez pu, ou plutôt qui n'avez pas voulu consentir à une de mes plus insignifiantes demandes, à l'une des plus futiles, alors que je vous priais de me dire: «Votre Excellence!»

— Mais, Foma, c'était un véritable attentat à la hiérarchie…

— C'est une phrase que vous avez apprise par coeur et que vous répétez comme un perroquet. Vous ne comprenez donc pas que vous m'avez humilié, que vous m'avez fait affront par ce refus de m'appeler Excellence! Vous m'avez déshonoré pour n'avoir pas compris mes raisons; vous m'avez rendu ridicule comme un vieillard à lubies que guette l'asile des aliénés. Est-ce que je ne sais pas moi-même qu'il eût été ridicule pour moi d'être appelé Votre Excellence, moi qui méprise tous ces grades, toutes ces grandeurs terrestres sans valeur intrinsèque si elles ne s'accompagnent pas de vertu? Pour un million, je n'accepterai pas le grade de général sans vertu. Cependant, vous m'avez pris pour un dément quand c'était à votre bien que je sacrifiais mon amour-propre en permettant que vous et vos savants, vous pussiez me regarder comme fou! Ce n'était que pour éclairer votre raison, pour développer votre moralité, pour vous inonder des rayons des lumières nouvelles, que j'exigeais de vous le titre de général. Je voulais justement arriver à vous convaincre que les généraux ne sont pas forcément les plus grands astres du monde; je voulais vous prouver qu'un titre n'est rien sans une grande âme, qu'il n'y avait pas tant à se réjouir de la visite de ce général, alors qu'il se trouvait peut-être tout près de vous de véritables foyers de vertu. Mais vous étiez tellement gonflé de votre titre de colonel qu'il vous paraissait dur de me traiter en général. Voilà où il faut chercher les causes de votre refus et non dans je ne sais quel attentat à la hiérarchie. Tout cela vient de ce que vous êtes colonel et que je ne suis que Foma!

— Non, Foma, non; je t'assure que tu te trompes. Tu es un savant et non simplement Foma… J'ai pour toi la plus grande estime.

— Vous m'estimez! Fort bien! Veuillez alors me dire, du moment que vous m'estimez, si je ne suis pas digne selon vous du titre de général? Répondez nettement et immédiatement: en suis-je digne ou non? Je veux me rendre compte de votre degré d'intelligence et de votre esprit.

— Par ton honnêteté, par ton désintéressement, par la grandeur d'âme, tu en es digne, proclama mon oncle avec orgueil.

— Alors, si j'en suis digne, pourquoi ne voulez-vous pas me dire:
Votre Excellence?

— Foma, je te le dirai, si tu y tiens.

— Je l'exige! je l'exige! colonel. J'insiste et je l'exige précisément parce que je vois combien cela vous est pénible. Ce sacrifice sera le commencement des exploits qu'il vous faut accomplir pour m'égaler. Ce n'est que lorsque vous vous serez vaincu vous-même que je pourrai croire à votre sincérité…

— Dès demain, je te dirai: Votre Excellence!

— Non, pas demain, colonel; demain, cela va de soi! J'exige que vous me le disiez tout de suite.

— Bien, Foma, je suis prêt… Seulement comment le dire comme ça tout de suite?

— Pourquoi pas tout de suite? Auriez-vous honte? Si vous avez honte, c'est une insulte que vous me faites.

— Eh bien Foma, je suis prêt… et j'en serai fier… Seulement
Foma, puis-je te dire comme ça tout d'un coup: «Bonjour, Votre
Excellence?» On ne peut pas faire ça…

— Votre «bonjour, Votre Excellence» serait insultant; ça aurait l'air d'une plaisanterie, d'une farce que je ne saurais admettre. Je vous en prie, colonel! prenez un autre ton!

— Foma, tu ne plaisantes pas?

— D'abord, je ne suis pas tu, Yégor Ilitch, mais vous; ensuite je ne suis pas Foma, mais Foma Fomitch; ne l'oubliez pas.

— Je jure, Foma Fomitch, que je suis plein de bonne volonté et prêt de tout mon coeur à contenter tes désirs… Mais que dois-je dire?

— Vous trouvez difficile de faire vos phrases avec: Votre Excellence? Cela se conçoit et vous auriez dû vous expliquer plus tôt. C'est tout à fait excusable, surtout quand on n'est pas écrivain, pour m'exprimer avec délicatesse. Je vais vous aider: répétez après moi: «Votre Excellence…»

— Eh bien: «Votre Excellence…»

— Non; pas de: eh bien, mais tout simplement: «Votre Excellence». Je vous demande, colonel, de prendre un autre ton. J'espère aussi que vous n'allez pas vous formaliser, si je vous propose de vous incliner légèrement en prononçant ces mots, ce qui exprime le respect et le désir de tenir compte de toutes les observations faites. J'ai fréquenté, moi aussi, la société des généraux et je connais ces nuances. Et bien: «Votre Excellence…»

— «Votre Excellence…»

— «Combien je suis heureux de l'occasion qui s'offre à moi de vous présenter mes excuses pour avoir si mal compris l'âme de Votre Excellence. J'ose vous assurer qu'à l'avenir je n'épargnerai point mes faibles forces pour le bien commun…» Et en voilà assez pour vous!

Pauvre oncle! Il dut répéter ce galimatias phrase par phrase, mot par mot! Je rougissais comme un coupable; la colère m'étouffait.

— Voyons, s'enquit le bourreau, ne sentez-vous pas maintenant dans votre coeur une sorte d'allégresse, comme si un ange y fut descendu?… Répondez: sentez-vous la présence de l'ange?

— Oui, Foma, je sens une sorte d'allégresse, répondit mon oncle.

— Maintenant que vous êtes vaincu, vous sentez votre coeur comme si on le baignait dans les saintes huiles?

— Oui, Foma, on le dirait baigné dans l'huile.

— Dans l'huile?… Hem! Je ne vous ai pas parlé d'huile… Mais n'importe. Vous saurez désormais, colonel, ce que c'est que le devoir accompli! Luttez contre vous-même! Vous avez trop d'amour- propre. Votre orgueil est excessif.

— Oui, Foma, je le vois, soupirait mon oncle.

— Vous êtes un égoïste, un ténébreux égoïste…

— Oui, je suis un égoïste, Foma; je le sais depuis que je te connais.

— Je vous parle en ce moment comme un père, comme une tendre mère… Vous découragez tout le monde et vous oubliez la douceur des caresses.

— Tu as raison, Foma.

— Dans votre grossièreté, vous heurtez les coeurs d'une façon si brutale, vous sollicitez l'attention d'une manière si prétentieuse que vous feriez sauver tout homme délicat à l'autre bout du monde.

Mon oncle soupira encore.

— Soyez plus doux, plus attentif pour les autres, témoignez-leur plus d'affection; pensez aux autres plus qu'à vous-même et vous ne serez pas oublié non plus. Vivez, mais laissez vivre les autres, tel est mon principe! Souffre, travaille, prie, espère! voilà les règles de conduite que je voudrais inculquer à l'humanité entière! Suivez-les et je serai le premier à vous ouvrir mon coeur, à pleurer… s'il le faut, sur votre poitrine. Tandis que vous ne vivez que pour vous; c'est lassant à la fin!

— «Homme aux douces paroles!» prononça dévotement Gavrilo.

— Tout cela est vrai, Foma; je le sens acquiesça mon oncle, tout ému. Mais tout n'est pas de ma faute; j'ai été élevé ainsi; j'ai vécu parmi les soldats. Je te jure, Foma, que j'étais très sensible. Quand je fis mes adieux au régiment, tous les hussards, toute la brigade pleurait. Ils disaient tous qu'ils ne reverraient plus mon pareil… Alors, je m'étais dit que je n'étais pas un homme absolument mauvais.

— Nouveau trait d'égoïsme. Je vous reprends en flagrant délit d'amour-propre exaspéré. Vous vous vantez et vous cherchez à vous parer des larmes de ces hussards. Me voyez-vous faire parade des larmes de qui que ce soit? Et cependant, ça ne me serait pas difficile: j'aurais de quoi me vanter aussi!

— Ça m'a échappé, Foma: je n'ai pas pu me contenir au souvenir du beau temps passé!

— Le beau temps ne nous tombe pas du ciel; c'est nous qui le faisons nous-mêmes; il est dans notre coeur, Yégor Ilitch. Pourquoi suis-je toujours heureux, calme, content, en dépit de mes malheurs? Pourquoi n'importuné-je personne excepté les imbéciles, les savants que je n'épargne pas et que je n'épargnerai jamais? Quels sont ces savants? «Un homme de science». Mais, chez lui, cette science est un leurre et non une science! Voyons, que disait-il, ce tantôt? Qu'il vienne! Faites venir tous les savants. Je suis en mesure de les confondre tous, de renverser toutes leurs doctrines! Quant à la noblesse de sentiments, je n'en parle même pas…

— Certainement, Foma, certainement, personne n'en doute!

— Tout à l'heure, j'ai fait preuve d'esprit, de talent, de colossale érudition littéraire, d'une connaissance approfondie du coeur humain; j'ai montré dans un brillant développement comment tel Kamarinski pouvait devenir un thème élevé de conversation dans la bouche de l'homme de talent. Eh bien, lequel d'entre eux a su m'apprécier à ma valeur? Non, on se détournait de moi. Je suis certain qu'il vous a déjà dit que je ne savais rien! Et pourtant, il avait peut-être devant lui un Machiavel, un Mercadante, dont tout le défaut était sa pauvreté, son génie méconnu!… Non, cela, c'est impardonnable!… On me parle aussi d'un certain Korovkine. Qu'est-ce encore que celui-là?

— Foma, c'est un homme d'esprit et de science que j'attends.
Celui-là est véritablement un savant!

— Hum! Je vois ça, une sorte d'Aliboron moderne, pliant sous le poids des livres. Ces gens-là n'ont pas de coeur, colonel, ils n'ont pas de coeur. Qu'est-ce que l'instruction sans la vertu?

— Non, Foma, non! Si tu avais entendu comme il parlait du bonheur conjugal! Ses paroles allaient droit au coeur, Foma!

— Hem! On verra. On lui fera passer un examen à ce Korovkine. Mais en voilà assez! conclut-il en se levant. Je ne saurais encore vous accorder mon pardon total, colonel, car l'outrage fut sanglant. Mais je vais prier et peut-être Dieu fera-t-il descendre la paix en mon âme offensée. Nous en reparlerons demain. Pour le moment, permettez-moi de me retirer. Je suis très fatigué; je me sens affaibli…

— Ah! Foma, fit mon oncle avec empressement, tu dois être bien las. Si tu mangeais un morceau pour te réconforter? Je vais donner des ordres.

— Manger? Ha! ha! ha! Manger! répondit Foma avec un rire de mépris. On vous fait vider une soupe empoisonnée et puis on vous demande si vous n'avez pas faim? On soignerait les plaies du coeur avec de petits plats? Quel triste matérialiste vous faites, colonel!

— Foma, je te jure que je te faisais cette offre de bon coeur!

— C'est bien, laissons cela. Je me retire. Mais vous, courez immédiatement vous jeter aux pieds de votre mère et tâchez d'obtenir son pardon par vos larmes et vos sanglots; tel est votre devoir.

— Ah! Foma, je n'ai cessé d'y penser tout le temps de notre conversation: j'y pensais à l'instant même en te parlant. Je suis prêt à rester à genoux devant elle jusqu'à l'aube. Mais pense seulement, Foma, à ce que l'on exige de moi! C'est injuste, cruel! Sois généreux, fais mon bonheur; réfléchis, décide, et alors… alors… je te jure…

— Non, Yégor Ilitch, non; ce n'est pas mon affaire, répondit Foma. Vous savez fort bien que je ne me mêle pas de tout cela. Je vous sais convaincu que je suis la cause de tout, bien que je me sois toujours tenu à l'écart de cette histoire et dès le commencement, je vous le jure. Seule agit ici la volonté de votre mère qui ne cherche que votre bien, naturellement. Rendez-vous auprès d'elle; courez-y et réparez, par votre obéissance, le mal que vous avez fait… Il faut que votre colère soit passée avant que le soleil ne se couche. Quant à moi, je vais prier pour vous toute la nuit. Voici longtemps déjà que je ne sais plus ce que c'est que le sommeil, Yégor Ilitch. Adieu! Je te pardonne aussi, vieillard — ajouta-t-il en se tournant vers Gavrilo — je sais que tu n'as pas agi dans la plénitude de ta raison. Pardonne-moi si je t'ai offensé… Adieu, adieu à tous et que Dieu vous bénisse!

Foma sortit. Je me précipitai aussitôt dans la salle.

— Tu nous écoutais? s'écria mon oncle.

— Oui, mon oncle, je vous écoutais. Dire que vous avez pu l'appeler Votre Excellence!

— Qu'y faire, mon cher? J'en suis même fier. Qu'est-ce, auprès de son sublime exploit? Quel coeur noble, désintéressé! Quel grand homme! Serge, tu as entendu… Comment ai-je pu lui offrir de l'argent? je ne parviens pas à m'en rendre compte. Mon ami, j'étais aveuglé par la colère; je ne le comprenais pas, je le soupçonnais, je l'accusais… Mais non. Je vois bien qu'il ne pouvait être mon ennemi. As-tu vu la noblesse de son expression lorsqu'il a refusé cet argent?

— Fort bien, mon oncle, soyez aussi fier qu'il vous plaira. Quant à moi, je pars; la patience me manque. Je vous le demande pour la dernière fois: que voulez-vous de moi? Pourquoi m'avez-vous appelé auprès de vous? Mais si tout est réglé et que vous n'avez plus besoin de moi, je veux partir. De pareils spectacles me sont insupportables. Je partirai aujourd'hui même.

— Mon ami, fit mon oncle, avec son agitation accoutumée, attends seulement deux minutes. Je vais de ce pas chez ma mère pour y terminer une affaire de la plus haute importance. En attendant, va-t-en chez toi; Gavrilo va te reconduire; c'est maintenant dans le pavillon d'été, tu sais? dans le jardin. J'ai donné l'ordre d'y transporter ta malle. Quant à moi, je vais près de ma mère implorer son pardon; je prendrai une décision ferme — je sais laquelle — et je reviendrai aussitôt vers toi pour te raconter tout, tout, jusqu'au dernier détail; je t'ouvrirai mon coeur… Et… et… nous finirons par revoir de beaux jours! Deux minutes, Serge, seulement deux minutes!

Il me serra la main et sortit précipitamment. Je n'avais plus qu'à suivre Gavrilo.

X MIZINTCHIKOV

Le pavillon où me conduisit Gavrilo et qu'on appelait «Pavillon d'été» avait été construit par les anciens propriétaires. C'était une jolie maisonnette en bois, située au milieu du jardin, à quelques pas de la vieille maison. Elle était entourée de trois côtés par des tilleuls dont les branches touchaient le toit. Les quatre pièces qui la composaient servaient de chambres d'amis.

En pénétrant dans celle qui m'était destinée, j'aperçus sur la table de nuit une feuille de papier à lettres, couverte de toutes sortes d'écritures superbes et où s'entrelaçaient guirlandes et paraphes. Les majuscules et le guirlandes étaient enluminées. L'ensemble composait un assez gentil travail de calligraphie. Dès les premiers mots je vis que c'était une supplique à moi adressée, où j'étais qualifié de «bienfaiteur éclairé». Il y avait un titre: Les gémissements de Vidopliassov. Mais tous mes efforts pour comprendre quelque chose à ce fatras restèrent vains. C'étaient des sottises emphatiques, écrites dans un style pompeux de laquais. Je devinai seulement que Vidopliassov se trouvait dans une situation difficile, qu'il sollicitait mon aide et mettait en moi tout son espoir «en raison de mes lumières». Il concluait en me priant d'intervenir en sa faveur auprès de mon oncle, au moyen de la «mécanique». C'était la fin textuelle de l'épître que j'étais encore en train de lire quand la porte s'ouvrit et Mizintchikov entra.

— J'espère que vous voudrez bien me permettre de faire votre connaissance, me dit-il d'un ton dégagé, mais avec la plus grande politesse et en me tendant la main. Je n'ai pu vous dire un mot ce tantôt, mais du premier coup, j'ai senti le désir de vous connaître plus amplement.

En dépit de ma mauvaise humeur, je répondis que j'étais moi-même enchanté, etc. Nous nous assîmes.

— Qu'est-ce que c'est que ça? demanda-t-il à la vue de la lettre que j'avais encore à la main. Ne sont-ce pas les gémissements de Vidopliassov? C'est bien ça. J'étais sûr qu'il vous attaquerait aussi. Il me présenta une feuille semblable et contenant les mêmes gémissements. Il y a longtemps qu'on vous attendait et qu'il avait dû se préparer. Ne vous étonnez pas; il se passe ici beaucoup de choses assez étranges et il y a vraiment de quoi rire.

— Rire seulement?

— Voyons, faudrait-il donc pleurer? Si vous le voulez, je vous raconterai l'histoire de Vidopliassov et je suis sûr de vous amuser.

— Je vous avoue que Vidopliassov m'intéresse assez peu pour le moment! répondis-je d'un ton mécontent.

Il me paraissait évident que la démarche et l'amabilité de Mizintchikov devaient avoir un but et qu'il avait besoin de moi. L'après-midi il se tenait morne et grave, et maintenant je le voyais gai, souriant et tout prêt à me narrer de longues histoires. Dès le premier abord, on voyait que cet homme était fort maître de lui et qu'il connaissait son monde à fond.

— Maudit Foma! dis-je avec emportement et en déchargeant un grand coup de poing sur la table. Je suis sûr que c'est lui la source unique de tout le mal et qu'il mène tout. Maudite créature!

— On dirait que vous lui en voulez tout de même un peu trop, remarqua Mizintchikov.

— Un peu trop, m'écriai-je soudainement enflammé. Il se peut que tantôt j'aie dépassé la mesure et que j'aie ainsi autorisé l'assistance à me condamner. Je comprends fort bien que j'aie assez mal réussi, et il était inutile de me le dire. Je sais aussi que ce n'est pas ainsi que l'on agit dans le monde, mais, réfléchissez et dites-moi s'il y avait moyen de ne pas s'emporter! Mais on se croirait dans une maison d'aliénés, si vous voulez savoir ce que j'en pense!… et… et je m'en vais; voilà tout!

— Fumez-vous? s'enquit placidement Mizintchikov.

— Oui.

— Alors, vous me permettrez d'allumer ma cigarette. Là-bas, il est interdit de fumer et je commençais à m'ennuyer sérieusement. Je conviens que ça ne ressemble pas mal à un asile d'aliénés; mais soyez sûr que je ne me permettrai pas de vous juger, car, à votre place, je me serais peut-être emporté deux fois plus fort.

— En ce cas, comment avez-vous pu conserver ce calme imperturbable, si vous étiez tellement révolté? Je vous vois encore impassible et je vous avoue qu'il m'a semblé singulier que vous vous désintéressiez ainsi de la défense du pauvre oncle toujours prêt à faire du bien à tous et à chacun!

— Vous avez raison; il est le bienfaiteur d'une quantité de gens; mais je trouve complètement inutile de le défendre; ça ne sert à rien; c'est humiliant pour lui, et puis je serais chassé dès le lendemain d'une pareille manifestation. Je dois vous dire franchement que je me trouve dans une situation telle qu'il me faut ménager cette hospitalité.

— Je ne saurais vous reprocher votre franchise… Mais il y a certaines choses que je voudrais vous demander, car, vous demeurez ici depuis un mois déjà…

— Tout ce que vous voudrez; entièrement à votre service, répondit
Mizintchikov avec empressement, et il approcha une chaise.

— Expliquez moi comment il se peut que Foma Fomitch ait refusé une somme de quinze mille roubles qu'il tenait déjà dans les mains: je l'ai vu de mes propres yeux.

— Comment? Est-ce possible? s'écria mon interlocuteur. Racontez- moi ça, je vous prie.

Je lui fis le récit de la scène, en omettant l'incident «Votre Excellence». Il écoutait avec une avide curiosité et changea même de visage quand je lui confirmai ce chiffre de quinze mille roubles.

— C'est très habile, fit-il quand j'eus fini. Je ne l'en aurais pas cru capable!

— Cependant c'est un fait qu'il a refusé l'argent. Comment expliquer cela? Serait-ce vraiment par noblesse de sentiments?

— Il en a refusé quinze mille pour en avoir trente plus tard. D'ailleurs, je doute que Foma agisse d'après un véritable calcul, ajouta-t-il après un moment de méditation. Ce n'est pas du tout un homme pratique. C'est un espèce de poète… Quinze mille… Hum! Voyez-vous, il aurait pris cet argent s'il avait pu résister à la tentation de poser, de faire des embarras. Ce n'est qu'un pleurnicheur doué d'un amour-propre phénoménal.

Il s'échauffait. On le sentait ennuyé et même jaloux. Je l'examinai curieusement. Il ajouta, pensif:

— Hum! Il faut s'attendre à de grands changements. En ce moment Yégor Ilitch nourrit un tel culte pour ce Foma qu'il pourrait bien en arriver à se marier par pure complaisance! — ajouta-t-il entre ses dents.

— Alors, vous croyez à la possibilité de ce mariage insensé et criminel avec cette idiote!

Mizintchikov me regarda fixement.

— Leur idée n'est pas déraisonnable. Ils prétendent qu'il doit faire quelque chose pour le bien de la famille.

— Comme s'il n'en avait pas déjà assez fait! m'écriai-je avec indignation. Et vous pouvez trouver raisonnable cette résolution d'épouser une pareille toquée?

— Certes, je suis d'accord avec vous que ce n'est qu'une toquée. Hum! C'est très bien à vous d'aimer ainsi votre oncle et je compatis à vos inquiétudes…Cependant, il faut considérer qu'avec l'argent de cette demoiselle, on pourrait grandement étendre la propriété. D'ailleurs, ils ont d'autres raisons encore: ils craignent que Yégor Ilitch se marie avec l'institutrice… vous savez, cette jeune fille si intéressante?

— Est-ce probable, à votre sens? lui demandai-je, très ému. Ça me fait l'effet d'une calomnie. Expliquez-moi ce point, au nom de Dieu: cela m'intéresse infiniment.

— Oh! il en est amoureux; seulement, il le cache.

— Il le cache! Vous croyez qu'il le cache? Et elle, est-ce qu'elle l'aime?

— Ça se pourrait. Du reste, elle a tout avantage à l'épouser; elle est si pauvre!

— Mais sur quoi vous basez-vous pour croire qu'ils s'aiment?

— Il est impossible de ne pas s'en apercevoir, et je crois qu'ils se donnent des rendez-vous. On a même été jusqu'à les prétendre en relations intimes. Seulement, n'en parlez à personne. C'est un secret que je vous confie.

— Comment croire une telle chose? m'écriai-je. Est-ce que vous y croyez?

— Je n'en ai certainement pas la certitude absolue, n'ayant pas vu de mes yeux. Mais c'est fort possible.

— Comment? Mais rappelez-vous la délicatesse, l'honnêteté de mon oncle.

— J'en suis d'accord. Cependant on peut se laisser entraîner, comptant réparer cela plus tard par un mariage. On est si facilement entraîné! Mais, je le répète, je ne garantis pas la véracité de ces faits, d'autant plus que ces gens-là ne la ménagent pas. Ils l'ont même accusée de s'être donnée à Vidopliassov.

— Eh bien, voyons, est-ce possible? m'écriai-je. Avec Vidopliassov! Est-ce que le seul fait d'en parler n'est pas répugnant? Vous n'y croyez pas?

— Je vous dis que je ne crois à rien de tout cela, répondit Mizintchikov avec la même placidité. Mais, c'est possible. Tout est possible en ce monde! D'abord, je n'ai pas vu, et puis ça ne me regarde pas. Cependant, comme je vois que vous semblez vous y intéresser énormément, sachez-le: j'estime assez peu probable que de telles relations aient jamais existé. Ce sont là les tours d'Anna Nilovna Pérépélitzina. C'est elle qui a répandu ces bruits par jalousie, car elle comptait se marier avec Yégor Ilitch, je vous le jure sur le nom de Dieu! uniquement parce qu'elle est la fille d'un lieutenant-colonel. En ce moment, elle est en pleine déception et fort irritée. Je crois vous avoir fait part de tout ce que je sais sur ces affaires et je vous avoue détester les commérages, d'autant plus que cela nous fait perdre un temps précieux. Je venais pour vous demander un petit service.

— Un service? Tout ce que vous voudrez, si je puis vous être utile…

— Je le crois et j'espère vous gagner à ma cause, car je vois que vous aimez votre bon oncle et que vous vous intéressez à son bonheur. Mais, au préalable, j'ai une prière à vous adresser.

— Laquelle?

— Il se peut que vous consentiez à ce que je veux vous demander, mais, en tout cas, avant de vous exposer ma requête, j'espère que vous voudrez bien me faire la grande faveur de me donner votre parole de gentilhomme que tout ce que nous aurons dit restera entre nous, que vous ne trahirez ce secret pour personne et ne mettrez pas à profit l'idée que je crois indispensable de vous communiquer. Me donnez-vous votre parole?

Le début était solennel. Je donnai ma parole.

— Eh bien? fis-je.

— L'affaire, voyez-vous, est très simple. Je veux enlever Tatiana
Ivanovna et l'épouser. Vous comprenez?

— Je regardai M. Mizintchikov entre les deux yeux et fus quelques instants sans pouvoir prononcer une parole.

— Je dois vous avouer que je n'y comprends rien, déclarai-je à la fin, et d'ailleurs, je pensais avoir affaire à un homme sensé… je n'aurais donc pu prévoir…

— Ce qui signifie, tout simplement, que vous trouvez mon projet stupide, n'est-ce pas?

— Du tout, mais…

— Oh! je vous en prie! Ne vous gênez pas. Tout au contraire, vous me ferez grand plaisir d'être franc; nous nous rapprocherons ainsi du but. Je suis d'accord qu'à première vue, cela peut paraître étrange, pourtant, j'ose vous assurer que, non seulement mon intention n'est pas si absurde, mais qu'elle est tout à fait raisonnable. Et si vous voulez être assez bon pour en écouter tous les détails…

— De grâce! Je suis tout oreilles.

— Du reste, ce ne sera pas long. Voici: je suis sans le sou et couvert de dettes. De plus, j'ai une soeur de dix-neuf ans, orpheline qui vit chez des étrangers sans autres moyens d'existence et c'est un peu de ma faute. Nous avions hérité de quarante âmes, mais cet héritage coïncida, par malheur, à ma nomination au grade de cornette! J'ai commencé par engager notre bien; puis j'ai dépensé le reste à faire la noce; je suis honteux quand j'y pense! Maintenant, je me suis ressaisi et j'ai résolu de changer d'existence. Mais, pour ce faire, il me faut cent mille roubles. Comme je ne puis rien gagner au service, comme je ne suis capable de rien et que mon instruction est presque nulle, il ne me reste qu'à voler ou à me marier richement. Je suis venu ici pour ainsi dire sans chaussures et à pied, ma soeur m'ayant donné ses trois derniers roubles quand je quittai Moscou. Aussitôt que je connus Tatiana Ivanovna, une pensée germa dans mon esprit. Je décidai immédiatement de me sacrifier et de l'épouser. Convenez que tout cela est parfaitement raisonnable, d'autant plus que je le fais surtout pour ma soeur.

— Mais, alors, permettez: vous avez l'intention de demander officiellement la main de Tatiana Ivanovna?

— Dieu m'en garde! Je serais aussitôt chassé d'ici et elle-même s'y refuserait. Mais, si je lui propose de l'enlever, elle consentira. Pour elle, le principal, c'est le romanesque, l'imprévu. Naturellement, cet enlèvement aboutira à un mariage. Le tout est que je réussisse à la faire sortir d'ici.

— Mais qu'est-ce qui vous garantit qu'elle voudra bien s'enfuir avec vous?

— Oh! ça, j'en suis certain. Tatiana Ivanovna est prête à une intrigue avec le premier venu qui aura l'idée de lui offrir son amour. Voilà pourquoi je vous ai demandé votre parole d'honneur que vous ne profiteriez point du renseignement. Vous comprendrez que ce serait péché de ma part de laisser passer une pareille occasion, étant données, surtout, ces conjonctures où je me trouve.

— Alors, elle est tout à fait folle!… Ah! pardon! fis-je, en me reprenant, j'oubliais que vous aviez des vues sur elle…

— Ne vous gênez donc pas! Je vous en ai déjà prié. Vous me demandez si elle est tout à fait folle; que dois-je vous répondre? Elle n'est pas folle puisqu'elle n'est pas enfermée. De plus je ne vois aucune folie à cette manie des intrigues d'amour. Jusqu'à l'année dernière, elle vécut chez des bienfaitrices, car elle était dans la misère depuis son enfance. C'est une honnête fille et douée d'un coeur sensible. Vous comprenez: personne ne l'avait encore demandée en mariage, et les rêves, les désirs, et les espoirs, un coeur brûlant qu'elle devait toujours réprimer, le martyre que lui faisait endurer sa bienfaitrice, tout cela était bien pour affecter une âme tendre. Soudain elle devient riche: convenez que cela pourrait faire perdre la tête à n'importe qui. Maintenant, on la recherche, on lui fait la cour et toutes ses espérances se sont réveillées. Tantôt, vous l'avez entendu raconter cette anecdote du galant en gilet blanc; elle est authentique et de ce fait, vous pouvez juger du reste. Il est donc facile de la séduire avec des soupirs et des billets doux et, pour peu qu'on y ajoute une échelle de soie, des sérénades espagnoles et autres menues balançoires, on en fera ce qu'on voudra. Je l'ai tâtée, et j'en ai obtenu tout aussitôt un rendez-vous. Mais je me réserve jusqu'au moment favorable. Cependant, il faut que je l'enlève d'ici peu. La veille, je lui ferai la cour, je pousserai des soupirs; je joue de la guitare assez bien pour accompagner mes chansons. Je lui fixerai un rendez-vous dans le pavillon pour la nuit et, à l'aube, la voiture sera prête. Je la mettrai dans la voiture et en route! Vous concevez qu'il n'y a là aucun risque. Je la mènerai dans une pauvre, mais noble famille où l'on aura soin d'elle et, pendant ce temps-là, je ne perdrai pas une minute; le mariage sera bâclé en trois jours. Il n'est pas douteux que j'aurai besoin d'argent pour cette expédition. Mais Yégor Ilitch est là; et il me prêtera quatre ou cinq cents roubles sans se douter de leur destination. Avez-vous compris?

— Je comprends à merveille, dis-je après réflexion. Mais, en quoi puis-je vous être utile?

— Mais en beaucoup de choses, voyons! Sans cela, je ne me serais pas adressé à vous. Je viens de vous parler de cette famille noble mais pauvre, et vous pourriez me rendre un grand service en étant mon témoin ici et là-bas. Je vous avoue que sans votre aide, je suis réduit à l'impuissance.

— Autre question: pourquoi avez-vous daigné jeter votre choix sur moi que vous connaissez tout juste depuis quelques heures?

— Votre question me fait d'autant plus de plaisir qu'elle me donne l'occasion de vous dire toute l'estime que j'éprouve à votre endroit, répondit-il avec un sourire aimable.

— Fort honoré!

— Non, voyez-vous, je vous étudiais tantôt. Vous êtes un tantinet fougueux et aussi un peu… jeune… Mais, ce dont je suis certain, c'est qu'une fois votre parole donnée, vous la tenez. Avant tout vous n'êtes pas un Obnoskine. Et puis, je vois que vous êtes honnête et que vous ne me volerez pas mon idée, excepté, cependant, le cas où vous seriez disposé à vous entendre avec moi. Je consentirais peut-être à vous céder mon idée, c'est-à-dire Tatiana Ivanovna et serais prêt à vous seconder dans son enlèvement, à condition qu'un mois après votre mariage, vous me remettriez cinquante mille roubles.

— Comment! vous me l'offrez déjà?

— Certes! je puis parfaitement vous la céder au cas où cela vous sourirait. J'y perdrais, sans doute, mais… l'idée m'appartient et les idées se paient. En dernier lieu, je vous fais cette proposition, n'ayant pas le choix. Dans les circonstances actuelles, on ne peut laisser traîner cette affaire. Et puis, c'est bientôt le carême pendant lequel on ne marie plus. J'espère que vous me comprenez?

— Parfaitement et je m'engage à tenir la parole que je vous ai donnée. Mais je ne puis vous aider dans cette affaire et je crois de mon devoir de vous en prévenir.

— Pourquoi donc?

— Comment! pourquoi? m'écriai-je, donnant enfin carrière à mon indignation. Mais est-ce que vous ne comprenez pas que cette action est malhonnête? Il est vrai que vous escomptez à juste titre la faiblesse d'esprit et la regrettable manie de cette demoiselle, mais c'est précisément ce qui devrait arrêter un honnête homme. Vous-même, vous la reconnaissez digne de respect. Et voici que vous abusez de son triste état pour lui extorquer cent mille roubles! Il n'y a pas de doute que vous n'avez aucune intention d'être véritablement son mari et que vous l'abandonnerez… C'est d'une telle ignominie que je ne puis comprendre que vous me proposiez une collaboration à votre entreprise!

— Oh! mon Dieu! que de romantisme! s'écria Mizintchikov avec le plus sincère étonnement. D'ailleurs, est-ce même du romantisme? Je crois tout simplement que vous ne me comprenez pas. Vous dites que c'est malhonnête? mais il me semble que tout le bénéfice est pour elle et non pour moi… Prenez seulement la peine de réfléchir.

— Évidemment, à votre point de vue, vous accomplissez un acte des plus méritoires en épousant Tatiana Ivanovna! répliquai-je en un sourire sarcastique.

— Mais certainement, un acte des plus généreux! s'exclama Mizintchikov en s'échauffant à son tour. Veuillez réfléchir que c'est, avant tout, le sacrifice ce ma personne que je lui fais en devenant son mari; ça coûte tout de même un peu, je présume? Deuxièmement, je ne prends que cent mille roubles pour ma peine et je me suis donné ma parole que je ne prendrais jamais un sou de plus; n'est-ce donc rien? Enfin, allez au fond des choses. Quelle vie pourrait-elle espérer? Pour qu'elle vécût tranquille, il serait indispensable de lui enlever la disposition de sa fortune et de l'enfermer dans une maison de fous, car il faut constamment s'attendre à ce qu'un vaurien, quelque chevalier d'industrie orné de moustaches et d'une barbiche à l'espagnole, dans le genre d'Obnoskine, s'en empare à force de guitare et de sérénades, l'épouse, la dépouille et l'abandonne sur une grande route. Ici, par exemple, dans cette honnête maison, on ne l'estime que pour son argent. Il faut la sauver de ces dangereux aléas. Je me charge de la garantir contre tous les malheurs. Je commencerai par la placer sans retard à Moscou dans une famille pauvre, mais honnête (une autre famille de ma connaissance) ma soeur vivra près d'elle. Il lui restera environ deux cent cinquante mille roubles, peut- être même trois cents. Aucun plaisir, aucune distraction ne lui manqueront: bals, concerts, etc. Elle pourra, s'il lui plaît, rêver d'amour; seulement, sur ce chapitre-là, je prendrai mes précautions. Libre à elle de rêver, mais non de passer du rêve à l'action; n-i-ni, fini! À présent, tout le monde peut ternir sa réputation, mais, quand elle sera ma femme, Mme Mizintchikov, je ne permettrai pas qu'on salisse mon nom. Cela seul serait cher! Naturellement, je ne vivrai pas avec elle: elle sera à Moscou et moi à Pétersbourg, je vous l'avoue en toute loyauté. Mais qu'importe cette séparation? Pensez-y; étudiez-la donc un peu. Peut-elle faire une épouse et vivre avec son mari? Peut-on lui être fidèle? Elle ne vit que de perpétuel changement. Elle est capable d'oublier demain qu'elle est mariée aujourd'hui. Mais je la rendrais tout à fait malheureuse, si je vivais avec elle et si j'en exigeais l'accomplissement de tous ses devoirs conjugaux. Je viendrais la voir une fois par an, peut-être un peu plus souvent, mais non pas pour lui extorquer de l'argent, je vous l'assure! J'ai dit que je ne prendrais pas plus de cent mille roubles! En venant la voir pour deux ou trois jours, je lui apporterai une distraction, le plaisir et non l'ennui; je la ferai rire; je lui conterai des anecdotes; je la mènerai au bal; je la courtiserai; je lui ferai des cadeaux; je lui chanterai des romances; je lui donnerai un petit chien; je lui écrirai des lettres d'amour. Mais elle sera ravie de posséder un mari aussi romanesque, aussi amoureux, aussi gai! À mon avis, cette façon d'agir est très rationnelle et tous les maris devraient s'y tenir. Les femmes n'aiment leurs maris qu'alors qu'ils ne sont pas là et, avec ma méthode, j'occuperai de la plus agréable façon et pour toute sa vie le coeur de Tatiana. Dites-moi ce qu'elle pourrait désirer de mieux? Mais ce sera une existence paradisiaque!

Je l'écoutais en silence et avec un profond étonnement, comprenant à quel point il était impossible de discuter contre ce monsieur Mizintchikov, convaincu jusqu'au fanatisme de l'équité et même de la grandeur du projet qu'il exposait avec l'enthousiasme d'un inventeur. Mais il subsistait un point délicat à éclaircir.

— Avez-vous pensé, lui dis-je, qu'elle est presque fiancée à mon oncle à qui vous infligerez un sanglant outrage en l'enlevant à la veille du mariage? Et c'est encore à lui que vous comptez emprunter l'argent nécessaire à cet exploit!

— Ah! nous y sommes! — s'écria-t-il fougueusement. J'avais prévu cette objection. Mais d'abord et avant tout, votre oncle n'a pas encore fait sa demande; je puis donc ignorer qu'on lui destine cette demoiselle. Ensuite, veuillez remarquer que j'ai conçu ce projet, voici trois semaines de cela, quand je ne connaissais rien des intentions des hôtes de la maison. En sorte que, moralement, le droit est pour moi et que je suis même autorisé à juger sévèrement votre oncle, puisqu'il me prend ma fiancée dont j'ai déjà obtenu un rendez-vous secret, notez-le bien! Enfin, n'étiez- vous pas en fureur, il n'y a qu'un instant, à la seule idée qu'on voulût marier votre oncle à cette Tatiana Ivanovna! et voilà que vous voulez considérer comme un outrage le fait d'empêcher cette union. Mais, c'est, au contraire, un grand service que je rends à votre oncle. Comprenez donc que je le sauve! Il n'envisage ce mariage qu'avec répugnance et il en aime une autre! Pensez à la femme que lui ferait Tatiana Ivanovna! Et elle aussi serait malheureuse, car il faudrait bien la contraindre et l'empêcher de jeter des roses aux jeunes gens. Si je l'emmène la nuit, aucune générale, aucun Foma Fomitch ne pourra plus rien faire: rappeler une fiancée enfuie presque à la veille du mariage serait par trop scandaleux. N'est-ce pas un immense service que je rendrai à Yégor Ilitch?

J'avoue que ce dernier argument m'impressionna profondément.

— Et, s'il lui fait dès demain sa demande, fis-je, elle serait officiellement sa fiancée, et sera trop tard pour l'enlever!

— Bien entendu, il serait trop tard! C'est donc pour cela qu'il faut travailler à ce que cette éventualité ne puisse se produire et que je vous demande votre concours. Seul, j'aurais beaucoup de peine, mais, à nous deux, nous parviendrons à empêcher Yégor Ilitch de faire cette demande; il faut nous y appliquer de toutes nos forces quand nous devrions rouer de coups Foma Fomitch, pour attirer sur lui l'attention générale et détourner tous les esprits du mariage. Naturellement cela ne se ferait qu'à toute extrémité et c'est dans ce cas que je compte sur vous.

— Encore un mot: vous n'avez parlé de votre projet à personne autre que moi?

Mizintchikov se gratta la nuque avec une grimace mécontente.

— J'avoue, répondit-il que cette question m'est plus désagréable à avaler que la plus amère pilule. C'est justement que j'ai déjà dévoilé mon plan, oui, j'ai fait cette bêtise! et à qui? À Obnoskine. C'est à peine si je peux y croire moi-même. Je ne comprends pas comment ça a pu se produire. Il était toujours près de moi; je ne le connaissais pas; lorsque cette inspiration me fut venue, une fièvre s'empara de moi et, comme j'avais reconnu dès l'abord qu'il me fallait un allié, je me suis adressé à Obnoskine… C'est absolument impardonnable!

— Mais que vous répondit-il?

— Il sauta là-dessus avec ravissement. Seulement, le lendemain matin, il avait disparu et il ne reparut que trois jours après, avec sa mère. Il ne me parle plus; il fait plus: il m'évite. J'ai tout de suite compris de quoi il retournait. Sa mère est une fine mouche qui en a vu de toutes les couleurs (je l'ai connue autrefois). Il n'est pas douteux qu'il lui a tout raconté. Je me tais et j'attends; eux m'espionnent et l'affaire traverse une phase excessivement délicate. Voilà pourquoi je me hâte.

— Mais que craignez-vous d'eux?

— Je ne crois pas qu'ils puissent faire grand'chose; mais, en tout cas, ils me nuiront. Ils exigeront de l'argent pour payer leur silence et leur concours; je m'y attends… Seulement, je ne peux ni ne veux leur donner beaucoup; ma résolution est prise: il m'est impossible de leur abandonner plus de trois mille roubles de commission. Comptez: trois mille roubles pour eux, cinq cents que coûtera le mariage; il faudra payer les vieilles dettes, donner quelque chose à ma soeur… Que me restera-t-il sur les cent mille roubles? Ce serait la ruine!… D'ailleurs, les Obnoskine sont partis.

— Ils sont partis? demandai-je avec curiosité.

— Aussitôt après le thé; que le diable les emporte! Demain, vous les verrez revenir. Allons, voyons, consentez-vous?

— Je ne sais trop que répondre. L'affaire est très délicate. Vous pouvez compter sur mon absolue discrétion; je ne suis pas Obnoskine; mais… je crois bien que vous n'avez rien à espérer de moi.

— Je vois, dit Mizintchikov en se levant, que vous n'avez pas assez souffert de Foma Fomitch ni de votre grand'mère et que, malgré votre affection pour votre bon oncle, vous n'avez encore pu apprécier les tortures qu'on lui fait endurer. Vous ne faites que d'arriver… Mais attendons! Restez seulement jusqu'à demain soir et vous consentirez. Autrement, votre oncle est perdu, comprenez- vous? On le mariera de force. N'oubliez pas qu'il pourrait faire sa demande dès demain et qu'alors, il serait trop tard; il vaudrait mieux vous décider aujourd'hui!

— Vraiment, je vous souhaite toute réussite, mais, pour ce qui est de vous aider… Je ne sais trop…

— Entendu. Mais attendons jusqu'à demain, conclut Mizintchikov avec un sourire moqueur. La nuit porte conseil. Au revoir. Je reviendrai vous voir demain de très bonne heure. Réfléchissez.

Et il s'en fut en sifflotant.

Je sortis presque sur ses talons pour prendre un peu l'air. La lune n'était pas encore levée; la nuit était noire et l'atmosphère suffocante; pas un mouvement dans le feuillage. Malgré mon extrême fatigue, je voulus marcher, me distraire, rassembler mes idées, mais je n'avais pas fait dix pas que j'entendais la voix de mon oncle. Il gravissait le perron du pavillon en compagnie de quelqu'un et causait avec animation. Son interlocuteur n'était autre que Vidopliassov.

XI UN GRAND ÉTONNEMENT

— Mon oncle! m'écriai-je. Enfin!

— Mon ami, j'avais aussi grande hâte de te voir. Laisse-moi en finir avec Vidopliassov et nous pourrons causer. J'ai beaucoup à te dire.

— Comment? Encore Vidopliassov! Mais renvoyez-le!

— Patiente cinq ou dix minutes, Serge et je suis à toi. C'est une petite affaire à régler.

— Mais il vous importune avec toutes ses bêtises! fis-je, très mécontent.

— Que te dire, mon ami? Certainement que le moment est assez mal choisi pour venir m'ennuyer avec de telles bêtises… Voyons, Grigori, comme si tu ne pouvais pas choisir une autre occasion pour me faire tes plaintes! Qu'y puis-je? Aie au moins pitié de moi! Vous m'éreintez, tous tant que vous êtes! Je n'en peux plus, Serge!

Et mon oncle fit des deux mains un geste de profond ennui.

— Quelle affaire a-t-il donc, si importante qu'on ne puisse la remettre? J'ai grand besoin, mon oncle, de…

— Eh! mon ami, on crie assez que je ne me soucie pas de la moralité de mes gens! Il se plaindra demain que je n'ai pas voulu l'écouter et alors… de nouveau…

Il fit un geste.

— Voyons, finissons-en au plus vite. Je vais vous aider. Montons.
Que veut-il? fis-je une fois que nous fûmes dans le pavillon.

— Mon ami, son nom ne lui plaît pas. Il demande la permission d'en changer. Comment trouves-tu cela?

— Son nom ne lui plaît pas! Eh bien, mon oncle, avant que de l'entendre, permettez-moi de vous dire que c'est seulement dans votre maison qu'on voit de tels miracles!

Et, les bras écartés, je fis un grand geste d'étonnement.

— Eh! mon ami, je sais aussi écarter les bras. À quoi cela sert- il? dit mon oncle d'un ton fâché. Va, parle-lui; retourne-le! Depuis deux mois qu'il m'ennuie!…

— Mon nom n'est pas convenable! reprit Vidopliassov.

— Mais pourquoi? lui demandai-je ébahi.

— Parce qu'il a un sens indécent.

— Pourquoi? Et puis, comment en changer? On ne change pas de nom!

— De grâce, peut-on porter un nom pareil?

— Je veux bien qu'il soit assez bizarre, continuai-je, toujours aussi étonné. Mais qu'y faire? Ton père le portait.

— Ainsi donc, par la faute de mon père, il faut que je souffre toute ma vie, car mon nom m'attire d'innombrables désagréments, d'insupportables plaisanteries, répondit Vidopliassov.

— Je parierais, mon oncle, m'écriai-je avec colère, je parierais qu'il y a du Foma Fomitch là-dessous.

— Non, mon ami, non; tu te trompes. Il est bien vrai que Foma le comble de ses bienfaits; il en a fait son secrétaire et c'est là l'unique emploi de Grigori. Bien entendu, il s'est efforcé de le développer, de lui communiquer sa noblesse d'âme et il en a fait un homme éclairé sous certains rapports… Je te raconterai tout cela…

— C'est exact, interrompit Vidopliassov, Foma Fomitch est mon bienfaiteur. Il m'a fait concevoir mon néant et que je ne suis qu'un ver sur la terre; il m'a enseigné ma destinée.

— Voici, Sérioja, fit mon oncle avec sa précipitation accoutumée. Ce garçon vécut à Moscou depuis son enfance. Il était domestique chez un professeur de calligraphie. Si tu voyais comme il a bien profité des leçons de son maître! il écrit avec des couleurs, avec de l'or; il dessine; en un mot, c'est un artiste. Il enseigne l'écriture à Ilucha et je lui paie un rouble cinquante kopeks la leçon; c'est le prix fixé par Foma. Il donne des leçons chez d'autres propriétaires qui le rétribuent également. Aussi, tu vois comme il s'habille! En outre, il fait des vers.

— Eh bien, fis-je, il ne manquait plus que cela!

— Des vers, mon ami, des vers! et ne crois pas que je plaisante; de vrais vers, des vers superbes. Il n'a qu'à voir n'importe quel objet pour faire des vers dessus. Un véritable talent! Pour la fête de ma mère, il en avait composé de si beaux que nous n'en revenions pas d'étonnement. Le sujet était pris dans la mythologie; il y avait des muses et c'était très bien rimé! Foma lui avait corrigé cela. Naturellement, je n'y vois pas de mal; j'en suis très content. Qu'il compose des vers s'il lui plaît pourvu qu'il ne fasse pas de bêtises! C'est un père qui te parle, Grigori. Quand Foma eut connaissance de ces poésies, il le prit pour lecteur et pour copiste; en un mot, il lui a donné de l'instruction et Grigori ne ment pas en l'appelant son bienfaiteur. Mais cela fit germer dans son cerveau et le romantisme et l'esprit d'indépendance; Foma m'a expliqué tout cela, mais je l'ai déjà oublié. J'avoue même que, sans l'intervention de Foma, j'allais l'affranchir. J'en suis honteux, vois-tu… Mais Foma est opposé à ce projet parce qu'il a besoin de ce serviteur et qu'il l'aime; il m'a aussi fait remarquer que «c'est un honneur pour moi d'avoir des poètes parmi mes gens et que jadis, il en était ainsi chez certains barons, dans les époques de vraie grandeur». Bon! va pour la vraie grandeur. Je commence à l'estimer, comprends-tu, mon ami? Mais ce qui est mauvais, c'est qu'il devient fier et ne veut plus adresser la parole aux domestiques. Ne te froisse pas, Grigori, je te parle en père. Il devait épouser Matriona, une jeune fille honnête, travailleuse et gaie. À présent, il n'en veut plus, qu'il se soit fait une très haute idée de lui-même, ou qu'il ait résolu de conquérir la célébrité avant de chercher femme ailleurs…

— C'est principalement sur le conseil de Foma Fomitch que j'agis de la sorte, nous fit observer Vidopliassov. Comme il me veut du bien…

— Parbleu! comment se passer de Foma Fomitch? m'écriai-je involontairement.

— Eh! mon cher, l'affaire n'est pas là, interrompit précipitamment mon oncle, mais on ne le laisse plus tranquille. La jeune fille n'est pas timide; elle a excité contre lui toute la domesticité qui s'en moque et le persifle; jusqu'aux enfants qui le traitent en bouffon…

— Tout cela par la faute de Matriona, fit Vidopliassov. C'est une sotte; et moi, il faut que je pâtisse parce qu'elle a mauvais caractère!

— Eh bien, Grigori, c'est ce que je disais! continua mon oncle avec un air de reproche. Ils ont trouvé à son nom une rime indécente et voilà pourquoi il me demande s'il n'y aurait pas moyen d'en changer. Il prétend souffrir depuis longtemps de ce nom malsonnant.

— Un nom si vulgaire! ajouta Vidopliassov.

— Bon! tais-toi, Grigori. Foma est de son avis… c'est-à-dire pas précisément, mais il y a lieu de considérer ceci: au cas où nous publierions ses vers ainsi que le projette Foma, un pareil nom serait plutôt nuisible; n'est-ce pas?

— Alors, il veut faire éditer ses vers, mon oncle?

— Oui; c'est décidé. L'édition sera faite à mes frais. Le premier feuillet mentionnera qu'il est mon serf et dans l'introduction l'auteur exprimera, en quelques mots, toute sa gratitude envers Foma, qui l'a instruit et auquel le livre sera dédié. C'est Foma qui écrira la préface. Cela s'appellera: «Les Rêveries de Vidopliassov»…

— Non, «les Gémissements de Vidopliassov», corrigea le laquais.

— Eh bien, tu vois? Les gémissements… avec ce nom ridicule et qui, selon Foma, révolte la délicatesse et le bon goût!… D'autant plus que tous ces critiques semblent très portés à la raillerie, et particulièrement Brambéus… Rien ne les arrête et le nom leur serait un prétexte à quolibets. Je lui dis qu'il n'a qu'à signer de n'importe quel nom (cela se nomme, je crois, un pseudonyme). «Non, me répondit-il, ordonnez à toute votre domesticité de me donner un nouveau nom, un nom convenant à mon talent.»

— Et je parie que vous avez consenti, mon oncle?

— Oui, Sérioja, et principalement pour ne pas avoir de discussions avec eux. Il y avait justement à ce moment-là un petit malentendu entre Foma et moi… Mais, depuis ce temps, Grigori change de nom tous les huit jours; il choisit les plus délicats: Oléandrov, Tulipanov… Voyons Grigori: d'abord, tu as voulu t'appeler «Grigori Vierny» et puis ce nom te déplut parce qu'un mauvais plaisant lui avait trouvé une rime fâcheuse. Il fut d'ailleurs puni sur ta plainte. Mais de combien de noms t'es-tu successivement affublé? Une fois, tu prétendis être «Oulanov». Avoue que c'est là un nom stupide! Cependant, j'avais donné mon consentement, ne fût-ce que pour me débarrasser de lui. Et mon oncle se tourna vers moi. — Pendant trois jours, tu fus Oulanov… Tu as même usé toute une rame de papier à étudier l'effet que ça faisait en signature. Mais, cette fois encore tu n'eus pas la main heureuse: on découvrit une nouvelle rime désobligeante. Alors, quel nouveau nom avais-tu choisi? Je ne m'en souviens déjà plus.

— Tantsev, répondit Vidopliassov. S'il faut que mon nom ait quelque chose de sautillant, qu'il ait au moins une tournure étrangère: Tantsev.

— Parfait, Tantsev. J'ai encore consenti. Seulement, du coup on inventa une rime telle que je ne peux même pas la répéter. Aujourd'hui, il a trouvé quelque chose d'autre, je parie! Est-ce vrai, Grigori? Allons, avoue!

— En effet, voici longtemps déjà que je voulais mettre à vos pieds un nouveau nom, mais beaucoup plus noble.

— Et c'est?

— Essboukétov.

— Et tu n'as pas honte, Grigori, tu n'as pas honte? Un nom de pommade! Toi, un homme intelligent, c'est tout ce que tu as trouvé et, sans doute, après de laborieuses recherches. Allons, on voit ça sur les flacons de parfums!

— Écoutez, mon oncle, fis-je à demi-voix, c'est un imbécile, le dernier des imbéciles!

— Qu'y faire, mon cher? répondit tout bas mon oncle, ils disent tous qu'il est remarquablement intelligent et que ce sont les nobles sentiments qui l'agitent…

— Mais, renvoyez-le pour l'amour de Dieu!

— De grâce, Grigori, écoute-moi! dit mon oncle d'une voix aussi suppliante que s'il eût eu peur de Vidopliassov lui-même. Réfléchis, mon ami: n'ai-je de temps que pour écouter tes plaintes? Tu te plains qu'on t'ait encore insulté? Bon! je te donne ma parole de m'en occuper dès demain. Mais, pour le moment, va-t-en; Dieu soit avec toi! Attends: que fait en ce moment Foma Fomitch?

— Quand je l'ai quitté, il se couchait et il m'a ordonné, au cas où on le demanderait, de dire qu'il allait passer la nuit en prières.

— Hum! Eh bien, va-t-en, va-t-en, mon ami!… Vois-tu, Sérioja, il ne quitte pas Foma Fomitch et je le crains un peu. Les domestiques ne l'aiment pas parce qu'il va tout rapporter à Foma. Le voilà parti, mais, demain, il forgera quelque mensonge… Là- bas, mon cher, j'ai tout arrangé; je me suis calmé… J'avais hâte de te rejoindre. Enfin nous voici donc encore ensemble! — et il me serra la main avec émotion. — Et moi qui te croyais fâché et prêt à prendre la poudre d'escampette. J'avais donné ordre de te surveiller… Ce Gavrilo, tantôt, crois-tu! Et Falaléi… et toi… tout en même temps! Mais Dieu merci, je vais enfin pouvoir te parler à loisir, à coeur ouvert! Ne t'en va pas, Sérioja: je n'ai que toi; toi et Korovkine…

— Enfin, mon oncle, qu'avez-vous arrangé, là-bas et qu'ai-je à attendre ici après ce qui s'est passé? Je vous avoue que ma tête éclate!

— Et la mienne, donc! Voilà six mois que tout y est à la débandade, dans ma tête! Mais, grâce à Dieu, tout est arrangé. Primo, on m'a pardonné; on m'a complètement pardonné, à certaines conditions, il est vrai, mais je n'ai presque plus rien à craindre désormais. On a pardonné aussi à Sachourka. Tu te rappelles Sacha, Sacha, Sacha! ce tantôt?… Elle a la tête chaude et s'était un peu laissée aller, mais c'est un coeur d'or; Dieu la bénisse. Je suis fier de cette fillette, Sérioja. Quant à toi, on te pardonne aussi. Tu pourras faire tout ce qu'il te plaira: parcourir toutes les pièces, te promener dans le jardin… à cette seule condition que tu ne diras rien demain ni devant ma mère, ni devant Foma Fomitch. Je le leur ai promis en ton nom; tu écouteras, voilà tout… Ils disent que tu es trop jeune pour… Ne te formalise pas, Sergueï; tu es en effet très jeune… Anna Nilovna est aussi de cet avis…

Il n'était pas douteux que j'étais fort jeune et je le prouvai sur le champ en m'élevant avec indignation contre ces clauses humiliantes.

— Écoutez, mon oncle, m'écriai-je, presque suffoquant, dites-moi seulement une chose et tranquillisez-moi: suis-je ou non dans une maison de fous?

— Te voilà bien! Tu te mets tout de suite à critiquer! Tu ne peux te contenir! s'écria-t-il, affligé. Il n'y a pas de maison de fous, mais on s'est emporté de part et d'autre. Voyons, conviens- en: comment t'es-tu conduit? Tu te rappelles ce que tu as osé dire à un homme que son âge devrait te rendre vénérable?

— Des hommes pareils n'ont pas d'âge, mon oncle.

— Voyons, mon ami, tu dépasses la mesure! C'est de la licence. Je ne désapprouve pas l'indépendance de pensée tant qu'elle reste dans les bornes du bon goût, mais tu dépasses la mesure!… Et tu m'étonnes, Serge!

— Ne vous fâchez pas, mon oncle; j'ai tort, mais seulement envers vous. En ce qui concerne votre Foma…

— Bon! votre Foma, à présent! Allons, Serge, ne le juge pas si sévèrement; c'est un misanthrope, un malade et voilà tout. Il ne faut pas se montrer trop exigeant avec lui. Mais en revanche, c'est un noble coeur; c'est le plus noble des hommes. Tu en as encore vu la preuve tantôt et, s'il a parfois de petites lubies, il n'y faut pas faire attention. À qui cela n'arrive-t-il pas?

— Je vous demanderais plutôt à qui ces choses-là arrivent?

— Ah! tu ne cesses de répéter la même chose! Tu n'as guère d'indulgence, Sérioja; tu ne sais pas pardonner!

— Bien, mon oncle, bien; laissons cela. Dites-moi: avez-vous vu
Nastassia Evgrafovna?

— Mon ami; c'est justement d'elle qu'il s'agissait… Mais voici le plus grave: nous avons tous décidé d'aller demain souhaiter la fête de Foma. Sachourka est une charmante fillette, mais elle se trompe. Demain, nous nous rendrons tous auprès de lui, de bonne heure, avant la messe. Ilucha va lui réciter une poésie; ça lui fera plaisir; ça le flattera. Ah! si tu voulais venir avec nous, toi aussi! Il te pardonnerait peut-être entièrement. Comme ce serait bien de vous voir tous deux réconciliés! Allons, Sérioja, oublie l'outrage; tu l'as toi-même offensé… C'est un homme des plus respectables…

— Mon oncle, mon oncle! m'écriai-je, perdant patience, j'ai à vous parler d'affaires très graves et vous le demande encore: qu'advient-il en ce moment de Nastassia Evgrafovna?

— Eh bien, mais qu'as-tu donc, mon ami? C'est à cause d'elle qu'est survenue toute cette histoire qui, d'ailleurs, n'est pas d'hier et dure depuis longtemps. Seulement, je n'avais pas voulu t'en parler plus tôt, de peur de t'inquiéter. On voulait la chasser, tout simplement; ils exigeaient de moi son renvoi. Tu t'imagines ma situation!… Mais, grâce à Dieu, voici tout arrangé. Vois-tu, je ne veux rien te cacher; ils m'en croyaient amoureux et se figuraient que je voulais l'épouser, que je volais à ma perte en un mot, car ce serait en effet ma perte; ils me l'ont expliqué… Alors, pour me sauver, ils avaient décidé de la faire partir… Tout cela vient de maman et d'Anna Nilovna. Foma n'a encore rien dit. Mais je les ai tous dissuadés et j'avoue t'avoir déclaré officiellement fiancé à Nastenka. J'ai dit que tu n'étais venu qu'à ce titre. Ça les a un peu tranquillisés, et maintenant, elle reste, à titre d'essai, c'est vrai, mais elle reste. Et tu as même grandi dans l'opinion générale quand on a su que tu recherchais sa main. Du moins, maman a paru se calmer. Seule, Anna Nilovna continue à grogner. Je ne sais plus qu'inventer pour lui plaire. En vérité, qu'est-ce qu'elle veut?

— Mon oncle, dans quelle erreur n'êtes-vous pas? Mais sachez donc que Nastassia Evgrafovna part demain, si elle n'est pas déjà partie! Sachez que son père n'est venu aujourd'hui que pour l'emmener! C'est dès à présent décidé: elle-même me l'a déclaré aujourd'hui et elle m'a chargé de vous faire ses adieux. Le saviez-vous?

Mon oncle restait là, devant moi, la bouche ouverte. Il me sembla qu'un frisson l'agitait et que des gémissements s'échappaient de sa poitrine. Sans perdre un instant, je lui fis un récit hâtif et détaillé de mon entretien avec Nastia. Je lui dis ma demande, et son refus catégorique, et sa colère contre lui, qui n'avait pas craint de me faire venir. Je lui dis que, par son départ, elle espérait le sauver de ce mariage avec Tatiana Ivanovna. En un mot, je ne lui cachai rien et j'exagérai même, intentionnellement, tout ce que ces nouvelles pouvaient avoir de désagréable pour lui, car j'espérais lui inspirer des mesures décisives à la faveur d'une grande émotion. Son émotion fut grande en effet. Il s'empoigna la tête en poussant un cri.

— Où est-elle, sais-tu? Que fait-elle en ce moment? parvint-il enfin à prononcer, pâle d'effroi. Puis il ajouta avec désespoir: - - Et moi, imbécile, qui venais ici, bien tranquille, croyant que tout allait le mieux du monde!

— Je ne sais où elle est maintenant; mais tout à l'heure, quand ces cris ont éclaté, elle courut vous trouver pour vous dire tout cela de vive voix. Il est probable qu'on l'a empêchée de vous rejoindre.

— Évidemment on l'en a empêchée. Que va-t-elle devenir? Ah! tête chaude! orgueilleuse! Mais où va-t-elle? Où? Ah! toi, tu es bon! mais pourquoi t'a-t-elle refusé? C'est stupide! Tu devrais lui plaire! Pourquoi ne lui plais-tu pas? Mais réponds donc, pour l'amour de Dieu! Qu'as-tu à rester ainsi?

— Pardonnez-moi, mon oncle: que répondre à de pareilles questions?

— Mais c'est impossible! Tu dois… tu dois l'épouser! Ce n'est que pour cela que je t'ai dérangé et que je t'ai fait venir de Pétersbourg. Tu dois faire son bonheur. On veut la chasser d'ici, mais quand elle sera ta femme, ma propre nièce, on ne la chassera pas. Où veut-elle aller? Que fera-t-elle? Elle prendra une place de gouvernante? Mais, c'est idiot! Comment vivra-t-elle en attendant de trouver une place? Le vieux a sur les bras neuf enfants qui meurent de faim. Elle n'acceptera pas un sou de moi, si elle s'en va avec son père à cause de ces méchants commérages. Et qu'elle s'en aille ainsi, c'est terrible! Ici, ce sera un scandale; je le sais. Tout ce qu'elle a pu toucher d'argent a été mangé au fur et à mesure; c'est elle qui les nourrit… Je pourrais lui trouver une place de gouvernante dans une famille honnête et distinguée, avec ma recommandation? Mais où les prendre, les vraies familles honnêtes et distinguées? C'est dangereux; à qui se fier? De plus la jeunesse est toujours susceptible. Elle se figure aisément qu'on veut lui faire payer le pain qu'elle mange par des humiliations. Elle est fière; on l'offensera, et alors? Et, avec cela, pour peu qu'une canaille de séducteur se rencontre, qui jette les yeux sur elle… Je sais bien qu'elle lui crachera au visage, mais il ne l'en aura pas moins offensée, le misérable! et la voilà soupçonnée, déshonorée? et alors? Mon Dieu! la tête m'en tourne!

— Mon oncle, lui dis-je avec solennité, j'ai à vous adresser une question; ne vous en fâchez pas. Comprenez qu'elle peut résoudre bien des difficultés; je suis même en droit d'exiger de vous une réponse catégorique.

— Quoi? Fais ta question.

— Dites-le moi franchement, sincèrement: ne vous sentez-vous pas amoureux de Nastassia Evgrafovna et ne désirez-vous pas l'épouser? N'oubliez pas que c'est là le seul motif des persécutions qu'elle subit ici.

Mon oncle eut un geste d'impatience à la fois énergique et fébrile.

— Moi? Amoureux d'elle? Mais ils sont tous fous, ou bien c'est un véritable complot. Mais pourquoi donc t'aurais-je fait venir sinon pour leur prouver qu'ils ont tous perdu la raison? Pourquoi chercherais-je à te la faire épouser? Moi? Amoureux? Amoureux d'elle? Mais ils ont tous perdu la tête; voilà tout!

— Quoi qu'il en soit, mon oncle, laissez-moi vous parler à coeur ouvert. Très sérieusement, je n'ai rien à dire contre un pareil projet. Au contraire, si vous l'aimez, j'y verrais son bonheur? Alors que le Seigneur vous l'accorde et vous donne amour et prospérité!

— Mais enfin, que dis-tu? cria mon oncle avec une émotion qui ressemblait à de l'horreur. Je suis stupéfait que tu puisses parler ainsi de sang-froid… tu as toujours l'air pressé d'arriver; je l'ai déjà remarqué… Mais c'est insensé, ce que tu dis là. Voyons, comment pourrais-je épouser celle que je regarde comme ma fille et que j'aurais honte de considérer autrement, car ce serait un véritable péché! Je suis un vieillard, et elle, c'est une fleur. Foma me l'a parfaitement expliqué en se servant de ces mêmes termes. Mon coeur déborde pour elle d'affection paternelle, et tu viens me parler de mariage? Il serait possible qu'elle ne me refusât pas par reconnaissance, mais, par la suite, elle me mépriserait pour en avoir profité. Je la mènerais à sa perte et je perdrais son affection! Oui, je lui donnerais bien volontiers mon âme, à la chère enfant! Je l'aime autant que Sacha, peut-être davantage, je l'avoue. Sacha est ma fille de par la force des choses; Nastia l'est devenue par affection. Je l'ai prise pauvre; je l'ai élevée. Mon ange défunt, ma chère Katia l'aimait; elle me l'a léguée pour fille. Je lui ai fait donner de l'instruction: elle parle français; elle joue du piano; elle a des livres et tout ce qu'il lui faut… Quel sourire elle a!… L'as-tu remarqué, Serge? On dirait qu'elle veut se moquer, mais elle ne se moque point; elle est très tendre au contraire… Je me figurais que tu allais arriver et te déclarer et qu'ils comprendraient tous que je n'ai aucune vue sur elle, qu'ils cesseraient de faire courir ces vilains bruits. Alors, elle pourrait vivre en paix avec nous et comme nous serions heureux! Vous êtes tous deux orphelins et tous deux mes enfants que j'ai élevés… Je vous aurais tant aimés! Je vous aurais consacré ma vie; je ne vous aurais jamais quittés; je vous aurais suivi partout! Ah! pourquoi les hommes sont-il méchants? pourquoi se fâchent-ils? pourquoi se haïssent-ils? Oh! que j'aurais voulu pouvoir leur expliquer cela! Je leur aurais ouvert mon coeur! Mon Dieu!

— Mon oncle, tout cela est très joli; mais il y a un mais; elle m'a refusé!

— Elle t'a refusé! Hum! j'en avais presque le pressentiment, qu'elle te refuserait! fit-il tout pensif. Puis il reprit: — Mais non; tu as mal compris; tu as sans doute été maladroit; tu l'as peut-être froissée; tu lui auras débité des fadaises… Allons, Serge, raconte-moi encore comment ça c'est passé!

Je recommençais mon récit circonstancié. Quand j'en fus à lui dire que Nastenka voulait s'éloigner pour le sauver de Tatiana Ivanovna, il sourit amèrement.

— Me sauver! dit-il, me sauver jusqu'à demain matin!

— Vous ne voulez pas me faire entendre que vous allez épouser
Tatiana Ivanovna? m'écriai-je, très effrayé.

— Et comment donc aurais-je obtenu que Nastia ne fut pas renvoyée demain? Je dois faire ma demande demain; j'en ai fait la promesse formelle.

— Vous êtes fermement décidé, mon oncle?

— Hélas! mon ami. Cela me brise le coeur, mais ma résolution est prise. Demain je présenterai ma demande; la noce sera simple; il vaut mieux que tout se passe en famille. Tu pourrais être garçon d'honneur. J'en ai déjà touché deux mots pour qu'on ne te fît pas partir. Que veux-tu, mon ami? Ils disent que cela grossira l'héritage des enfants et que ne ferait-on pas pour ses enfants? On marcherait sur la tête, pour eux, et ce n'est que justice. Il faut bien que je fasse quelque chose pour ma famille. Je ne puis rester toute ma vie un inutile.

— Mais, mon oncle, c'est une folle! m'écriai-je, m'oubliant. Mon coeur se serrait douloureusement.

— Allons! pas si folle que ça. Pas folle du tout, mais elle a eu des malheurs… Que veux-tu, mon ami, je serais heureux d'en prendre une qui aurait sa raison… Cependant, il en est qui, avec toute leur raison… Et si tu savais comme elle est bonne; quelle noblesse de sentiments!

— Oh! mon Dieu! voilà donc qu'il se soumet! m'écriai-je avec désespoir.

— Mais que veux-tu que j'y fasse? On me le conseille pour mon bien et puis, j'ai toujours eu le pressentiment que, tôt ou tard, je ne pourrais l'éviter et que je serais contraint à ce mariage. Cela vaut encore mieux que de continuelles disputes et, je te le dirai franchement, mon cher Serge, j'en suis même bien aise. Ma résolution est prise; c'est une affaire entendue et un embarras de moins… et je suis plus tranquille. Vois-tu, quand je suis venu te trouver ici, j'étais tout à fait calme, mais voilà bien ma chance! À cette combinaison, je gagnais que Nastassia restât avec nous; c'est à cette seule condition que j'avais consenti et voici qu'elle veut s'enfuir! Mais cela ne sera pas! — Il frappa du pied et ajouta d'un air résolu: — Écoute, Serge, attends-moi ici; ne t'éloigne pas; je reviens à l'instant.

— Où allez-vous, mon oncle?

— Je vais peut-être la voir, Serge; tout s'arrangera; crois-moi: tout s'expliquera et… et… tu l'épouseras; je t'en donne ma parole.

Il sortit et descendit dans le jardin. De la fenêtre, je le suivis des yeux.

XII LA CATASTROPHE

Je restai seul. Ma situation était intolérable: mon oncle prétendait me marier à toute force avec une femme qui ne voulait pas de moi! Ma tête se perdait dans un tumulte de pensées. Je ne cessais de songer à ce que m'avait dit Mizintchikov. Il fallait à tout prix sauver mon oncle. J'avais même envie d'aller trouver Mizintchikov pour tout lui dire.

Mais où donc était allé mon oncle? Parti dans l'intention de se mettre à la recherche de Nastassia, il s'était dirigé vers le jardin!… L'idée d'un rendez-vous clandestin s'empara de moi, me causant un désagréable serrement de coeur. Je me rappelai l'allusion de Mizintchikov à la possibilité d'une liaison secrète… Mais, après un instant de réflexion, j'écartai cette pensée avec indignation. Mon oncle était incapable d'un mensonge; c'était évident…

Mais mon inquiétude grandissait. Presque inconsciemment, je sortis et me dirigeais vers le fond du jardin en suivant l'allée au bout de laquelle je l'avais vu disparaître. La lune se levait; je connaissais parfaitement le parc et ne craignais pas de m'égarer.

Arrivé à la vieille tonnelle, au bord de l'étang mal soigné et vaseux, dans un endroit fort isolé, je m'arrêtai soudain: un bruit de voix sortait de la tonnelle. Je ne saurais dire l'étrange sentiment de contrariété qui m'envahit. Je ne doutai pas que ces voix ne fussent celles de mon oncle et de Nastassia et je continuai à m'approcher, cherchant à calmer ma conscience par cette constatation que je n'avais pas changé mon pas et que je ne procédais point furtivement.

Tout à coup, je perçus nettement le bruit d'un baiser, puis quelques paroles prononcées avec animation, puis un perçant cri de femme. Une dame en robe blanche s'enfuit de la tonnelle et glissa près de moi comme une hirondelle. Il me sembla même qu'elle cachait sa figure dans ses mains pour ne pas être reconnue. Évidemment j'avais été vu de la tonnelle.

Mais quelle ne fut pas ma stupéfaction quand je reconnus que le cavalier sorti à la suite de la dame effrayée n'était autre qu'Obnoskine, lequel était parti depuis longtemps déjà, au dire de Mizintchikov. De son côté, il parut fort troublé à ma vue; toute son insolence avait disparue.

— Excusez-moi; mais je ne m'attendais nullement à vous rencontrer, fit-il en bégayant avec un sourire gêné.

— Ni moi non plus, répondis-je d'une voix moqueuse, d'autant plus qu'on vous croyait parti.

— Mais non, Monsieur; j'ai seulement fait un bout de conduite à ma mère. Mais permettez-moi de vous parler comme à l'homme le plus généreux…

— À quel sujet?

— Il est, dans la vie, certaines circonstances où l'homme vraiment généreux est obligé de s'adresser à toute la générosité de sentiment d'un autre homme vraiment généreux… J'espère que vous me comprenez?

— N'espérez pas. Je n'y comprends rien.

— Vous avez vu la dame qui se trouvait avec moi dans cette tonnelle?

— Je l'ai vue, mais je ne l'ai pas reconnue.

— Ah! vous ne l'avez pas reconnue? Bientôt je l'appellerai ma femme.

— Je vous en félicite. Mais en quoi puis-je vous être utile?

— En une seule chose: en me gardant le plus profond secret.

— Je me demandais quelle pouvait bien être cette dame mystérieuse. N'était-ce pas…?

— Vraiment, je ne sais pas… lui répondis-je. J'espère que vous m'excuserez, mais je ne puis vous promettre…

— Non, je vous en prie, a nom du ciel! suppliait Obnoskine. Comprenez ma situation: c'est un secret. Il pourrait vous arriver, à vous aussi, d'être fiancé; alors, de mon côté…

— Chut! Quelqu'un vient!

— Où donc?

— C'est… c'est sûrement Foma Fomitch, chuchota Obnoskine, tremblant de tout son corps, je l'ai reconnu à sa démarche… Mon Dieu! encore des pas de l'autre côté! Entendez-vous?… Adieu; je vous remercie… et je vous supplie…

Obnoskine disparut, et un instant après mon oncle était devant moi.

— Est-ce toi? me cria-t-il tout frémissant? Tout est perdu,
Serge; tout est perdu!

— Qu'y a-t-il de perdu, mon oncle?

— Viens! me dit-il, haletant et, me saisissant la main avec force, il m'entraîna à sa suite. Pendant tout le parcours qui nous séparait du pavillon il ne prononça pas une parole et ne me laissa pas non plus parler. Je m'attendais à quelque chose d'extraordinaire, et je ne me trompais pas. À peine fûmes-nous entrés qu'il se trouva mal. Il était pâle comme un mort. Je l'aspergeai d'eau froide en me disant qu'il s'était certainement passé quelque chose d'affreux pour qu'un pareil homme s'évanouit.

— Mon oncle, qu'avez-vous? lui demandai-je.

— Tout est perdu, Serge. Foma vient de me surprendre dans le jardin, avec Nastenka, au moment où je l'embrassais.

— Vous l'embrassiez… au jardin! m'écriai-je en le regardant avec stupeur.

— Au jardin, mon ami. J'ai été entraîné au péché. J'y étais allé pour la rencontrer. Je voulais lui parler, lui faire entendre raison à ton sujet, certainement! Elle m'attendait depuis une heure derrière l'étang, près du banc cassé… Elle y vient souvent, quand elle a besoin de causer avec moi.

— Souvent, mon oncle?

— Souvent, mon ami! Pendant ces derniers temps, nous nous y sommes rencontrés presque chaque nuit. Mais ils nous ont indubitablement espionnés; je sais qu'ils nous ont guettés et que c'est l'ouvrage d'Anna Nilovna. Nous avions interrompu nos rencontres depuis quatre jours, mais, aujourd'hui, il fallait bien y aller; tu l'as vu! comment aurais-je pu lui parler autrement? Je suis allé au rendez-vous dans l'espoir de l'y trouver. Elle m'y attendait depuis une heure: j'avais besoin de lui communiquer certaines choses…

— Mon Dieu! quelle imprudence! Vous saviez bien qu'on vous surveillait!

— Mais, Serge, la circonstance était critique; nous avions des choses importantes à nous dire. Le jour, je n'ose même pas la regarder; elle fixe son regard sur un coin, et moi, je regarde obstinément dans le coin opposé, comme si j'ignorais jusqu'à son existence. Mais la nuit, nous nous retrouvions et nous pouvions nous parler à notre aise…

— Eh bien, mon oncle?

— Eh bien, je n'ai pas eu le temps de dire deux mots, vois-tu; mon coeur battait à éclater, les larmes me jaillirent des yeux… Je commençais à essayer de la convaincre de t'épouser quand elle me dit: «Mais vous ne m'aimez donc pas? Bien sûr que vous ne voyez rien!» Et soudain, voilà qu'elle se jette à mon cou, qu'elle m'entoure de ses bras et qu'elle fond en larmes avec des sanglots!… «Je n'aime que vous, me dit-elle, et je n'épouserai personne. Je vous aime depuis longtemps, mais je ne vous épouserai pas non plus et, dès demain, je pars pour m'enfermer dans un couvent.»

— Mon Dieu! elle a dit cela!… Après, mon oncle, après?

— Tout à coup, je vois Foma devant nous! D'où venait-il? S'était- il caché derrière un buisson pour paraître au bon moment?

— Le lâche!

— Le coeur me manqua. Nastenka prit la fuite et Foma Fomitch passa près de moi en silence et me menaçant du doigt. Comprends- tu, Serge, comprends-tu le scandale que cela va faire demain?

— Si je le comprends!

— Tu le comprends! s'écria mon oncle au désespoir, en se levant de sa chaise. Tu le comprends, qu'ils veulent la perdre, la déshonorer, la vouer au mépris; ils ne cherchaient qu'un prétexte pour la noter faussement d'infamie et pouvoir la chasser. Le prétexte est trouvé. On a dit qu'elle avait avec moi de honteuses relations; on a dit aussi qu'elle en avait avec Vidopliassov! C'est Anna Nilovna qui a lancé ces bruits. Qu'arrivera-t-il à présent? Que se passera-t-il demain? Est-il possible que Foma parle?

— Il parlera, mon oncle, sans aucun doute!

— Mais s'il parle, s'il parle seulement!… murmura-t-il, se mordant les lèvres et serrant les poings… Mais non; je ne puis le croire. Il ne dira rien; c'est un coeur vraiment généreux; il aura pitié d'elle…

— Qu'il ait pitié d'elle ou non, répondis-je résolument, votre devoir est, en tout cas, de demander demain même la main de Nastassia Evgrafovna. — Et comme il me regardait, immobile, je repris: — Comprenez, mon oncle, que si cette aventure s'ébruite, la jeune fille est déshonorée. Il vous faut donc prévenir le mal au plus vite. Vous devez regarder les gens en face, hardiment et fièrement, faire votre demande sans tergiverser, vous moquer de ce qu'ils pourront dire et écraser ce Foma, s'il a l'audace de souffler mot contre elle.

— Mon ami! s'écria mon oncle, j'y avais déjà pensé en venant ici.

— Et qu'aviez-vous résolu?

— Cela même! Ma décision était prise avant que j'eusse commencé mon récit.

— Bravo, mon oncle! et je me jetai à son cou.

Nous causâmes longtemps. Je lui exposai la nécessité, l'obligation absolue où il était d'épouser Nastenka et qu'il comprenait d'ailleurs mieux que moi. Mon éloquence touchait au paroxysme. J'étais bien heureux pour mon oncle. Quel bonheur que le devoir le poussât! Sans cela, je ne sais s'il eût jamais pu s'éveiller. Mais il était l'esclave du devoir. Cependant, je ne voyais pas comment l'affaire pourrait bien s'arranger. Je savais, je croyais aveuglément que mon oncle ne faillirait jamais à ce qu'il aurait reconnu être son devoir, mais je me demandais où il prendrait la force de lutter contre sa famille. Aussi m'efforçais-je de le pousser le plus possible, et je travaillais à le diriger de toute ma juvénile ardeur.

— D'autant plus… d'autant plus, disais-je, que, maintenant, tout est décidé, et que vos derniers doutes sont dissipés. Ce que vous n'attendiez pas s'est produit, mais tout le monde avait remarqué depuis longtemps que Nastassia vous aime. Permettriez- vous donc que cet amour si pur devint pour elle une source de honte et de déshonneur?

— Jamais! Mais, mon ami, un pareil bonheur m'est-il donc réservé? cria-t-il en se jetant à mon cou. Pourquoi m'aime-t-elle, pour quel motif? Cependant, il n'y a en moi rien qui… Je suis vieux en comparaison d'elle… Je ne pouvais m'attendre… Cher ange! cher ange!… Écoute, Serge, tu me demandais tout à l'heure, si j'étais amoureux d'elle. Est-ce que tu avais quelque arrière- pensée?

— Mon oncle, je voyais que vous l'aimiez autant qu'il est possible d'aimer; vous l'aimiez sans le savoir vous-même. Songez donc: vous me faites venir et vous voulez me marier avec elle, dans l'unique but de l'avoir pour nièce et sans cesse près de vous.

— Et toi, Serge, me pardonnes-tu?

— Oh! mon oncle!

Nous nous embrassâmes encore. J'insistai:

— Faites bien attention, mon oncle, qu'ils sont tous contre vous, qu'il faut vous armer de courage et foncer sur eux tous, pas plus tard que demain!

— Oui… oui, demain! répéta-t-il tout pensif. Sais-tu, il faut faire cela avec courage, avec une vraie générosité, avec fermeté, oui, avec fermeté.

— Ne vous intimidez pas, mon oncle!

— Je ne m'intimiderai pas, Serge. Mais voilà, je ne sais par où commencer!

— N'y songez pas. Demain décidera de tout. Pour aujourd'hui, appliquez-vous à reprendre votre calme. Inutile de réfléchir; cela ne vous soulagera pas. Si Foma parle, il faut le chasser sur-le- champ et l'anéantir.

— Il serait peut-être possible de ne pas le chasser. Mon ami, voilà ce que j'ai décidé. Demain, je me rendrai chez lui de fort bonne heure. Je lui dirai tout, comme je viens de te le dire. Il me comprendra, car il est généreux; c'est l'homme le plus généreux qu'il puisse exister. Une seule chose m'inquiète, ma mère n'aurait-elle pas prévenu Tatiana Ivanovna de la demande que je vais faire demain? C'est cela qui serait fâcheux!

— Ne vous tourmentez pas au sujet de Tatiana Ivanovna, mon oncle! — et je lui racontai alors la scène sous la tonnelle avec Obnoskine, mais sans souffler mot de Mizintchikov. Mon oncle s'en trouva très étonné.

— Quelle créature fantasque! véritablement fantasque! s'écria-t- il! On veut la circonvenir à la faveur de sa simplicité! Ainsi, Obnoskine… Mais il était parti! Oh! que c'est bizarre! follement bizarre! Serge, j'en suis abasourdi… Il faudrait faire une enquête et prendre des mesures… Mais es-tu bien sûr que ce soit Tatiana Ivanovna?

Je répondis que, d'après tous les indices, cela devait être
Tatiana Ivanovna, bien que je n'eusse pu voir son visage.

— Hum! ne serait-ce pas plutôt une intrigue avec quelqu'une de la ferme que tu aurais prise pour Tatiana? Ce pourrait très bien être Dasha, la fille du jardinier, une coquine avérée; c'est pourquoi je t'en parle; elle est connue; Anna Nilovna l'a guettée… Mais non! puisqu'il disait vouloir épouser la personne!… C'est étrange!

Nous nous séparâmes enfin en nous embrassant et je lui souhaitai bonne chance.

— Demain, demain! me répétait-il, tout sera décidé avant même que tu sois levé. J'irai chez Foma, j'agirai noblement, je lui découvrirai tout mon coeur, toutes mes pensées, comme à un frère. Adieu, Serge, va te reposer, tu es fatigué. Quant à moi, il est probable que je ne fermerai pas l'oeil de la nuit!

Il sortit et je me couchai tout aussi tôt, extrêmement fatigué, anéanti, car la journée avait été pénible. J'avais les nerfs brisés et avant de réussir à m'endormir complètement, j'eus plusieurs réveils en sursaut. Mais, si singulières que fussent mes impressions de ce jour, je ne me doutais pas, en m'endormant, qu'elles n'étaient rien en comparaison de ce que mon réveil du lendemain me préparait.

SECONDE PARTIE

I LA POURSUITE

Je dormais profondément et sans rêves. Soudain, je sentis un poids
énorme m'écraser les jambes et je m'éveillai en poussant un cri.
Il faisait grand jour; et un ardent soleil inondait la chambre.
Sur mon lit, ou plutôt sur mes jambes se trouvait M. Bakhtchéiev.

Pas de doute possible, c'était bien lui. Dégageant mes jambes, tant bien que mal, je m'assis dans mon lit avec l'air hébété de l'homme qui vient de se réveiller.

— Et il me regarde! cria le gros homme. Qu'as-tu à m'examiner ainsi? Lève-toi, mon petit père, lève-toi! Voici une demi-heure que je suis occupé à t'éveiller; allons, ouvre tes lucarnes!

— Qu'y a-t-il donc? Quelle heure est-il?

— Oh! il n'est pas tard, mais notre Dulcinée n'a pas attendu le jour pour filer à l'anglaise. Lève-toi, nous allons courir après elle!

— Quelle Dulcinée?

— Mais notre seule Dulcinée, l'innocente! Elle s'est sauvée avant le jour! Je ne crois venir que pour un instant, le temps de vous éveiller, mon petit père, et il faut que ça me prenne deux heures! Levez-vous, votre oncle vous attend. En voilà une histoire!

Il parlait d'une voix irritée et malveillante.

— De quoi et de qui parlez-vous? demandai-je avec impatience, mais commençant déjà à deviner ce dont il s'agissait. Ne serait-il pas question de Tatiana Ivanovna?

— Mais sans doute, il s'agit d'elle! Je l'avais bien dit et prédit: on ne voulait pas m'entendre. Elle nous a souhaité une bonne fête! Elle est folle d'amour. L'amour lui tient toute la tête! Fi donc! Et lui, qu'en dire avec sa barbiche…

— Serait-ce Mizintchikov?

— Le diable t'emporte! Allons, mon petit père, frotte-toi les yeux et tâche de cuver ton vin, ne fût-ce qu'en l'honneur de cette fête. Il faut croire que tu t'en es donné hier à souper, pour que ce ne soit pas encore passé. Quel Mizintchikov? Il s'agit d'Obnoskine. Quant à Ivan Ivanovitch Mizintchikov, qui est un homme de bonne vie et moeurs, il se prépare à nous accompagner dans cette poursuite.

— Que dites-vous? criai-je en sautant à bas de mon lit, est-il possible que ce soit avec Obnoskine?

— Diable d'homme! fit le gros père en trépignant sur place, je m'adresse à lui comme à un homme instruit; je lui fait part d'une nouvelle et il se permet d'avoir des doutes! Allons, mon cher, assez bavardé; nous perdons un temps précieux; si tu veux venir avec nous, dépêche-toi d'enfiler ta culotte!

Et il sortit, indigné. Tout à fait surpris, je m'habillais au plus vite, et descendis en courant. Croyant que j'allais trouver mon oncle en cette maison où tout semblait dormir dans l'ignorance des événements, je gravis l'escalier avec précaution et, sur le palier, je rencontrai Nastenka vêtue à la hâte d'une matinée; sa chevelure était en désordre, et il était évident qu'elle venait de quitter le lit pour guetter quelqu'un.

— Dites-moi, est-ce vrai que Tatiana Ivanovna est partie avec Obnoskine? demanda-t-elle avec précipitation. Sa voix était entrecoupée; elle était très pâle et paraissait effrayée.

— On le dit. Je cherche mon oncle. Nous allons nous mettre à sa poursuite.

— Oh! ramenez-la! ramenez-la bien vite! Si vous ne la rattrapez pas, elle est perdue!

— Mais où donc est mon oncle?

— Il doit être là-bas, près des écuries où l'on attelle les chevaux à la calèche. Je l'attendais ici. Écoutez: dites-lui de ma part que je tiens absolument à partir aujourd'hui; j'y suis résolue. Mon père m'emmènera. S'il est possible, je pars à l'instant. Maintenant, tout est perdu; tout est mort!

Ce disant, elle me regardait, éperdue, et, tout à coup, elle fondit en larmes. Je crus qu'elle allait avoir une attaque de nerfs.

— Calmez-vous! suppliai-je. Tout ira pour le mieux. Vous verrez… Mais qu'avez-vous donc, Nastassia Evgrafovna?

— Je… je ne sais… ce que j'ai…, dit-elle en me pressant inconsciemment les mains. Dites-lui…

Mais il se fit un bruit derrière la porte; elle abandonna mes mains et, tout apeurée, elle s'enfuit par l'escalier sans terminer sa phrase.

Je retrouvai toute la bande: mon oncle, Bakhtchéiev et Mizintchikov, dans la cour des communs, près des écuries. On avait attelé des chevaux frais à la calèche de Bakhtchéiev, et tout était prêt pour le départ; on n'attendait plus que moi.

— Le voilà! cria mon oncle en m'apercevant. Eh bien! mon ami, t'a-t-on dit?… ajouta-t-il avec une singulière expression sur le visage. Il y avait dans sa voix, dans son regard et dans tous ses mouvements de l'effroi, du trouble, et aussi une lueur d'espoir. Il comprenait qu'un revirement important se produisait dans sa destinée.

Je pus enfin obtenir quelques détails. À la suite d'une très mauvaise nuit, M. Bakhtchéiev était sorti de chez lui dès l'aurore pour se rendre à la première messe du couvent situé à cinq verstes environ de sa propriété. Comme il quittait la grande route pour prendre le chemin de traverse conduisant au monastère, il vit soudain filer au triple galop un tarantass contenant Tatiana et Obnoskine. Tout effrayée, les yeux rougis de larmes, Tatiana Ivanovna aurait poussé un cri et tendu les bras vers Bakhtchéiev, comme pour le supplier de prendre sa défense. C'était du moins ce qu'il prétendait.

— Et lui, le lâche, avec sa barbiche, ajoutait-il, il ne bougeait pas plus qu'un cadavre: il se cachait; mais compte là-dessus, mon bonhomme; tu ne nous échapperas pas!

Sans plus de réflexions, Stéphane Alexiévitch avait repris la grande route et gagné à toute vitesse Stépantchikovo, où il avait aussitôt fait éveiller mon oncle, Mizintchikov et moi. On s'était décidé pour la poursuite.

— Obnoskine! Obnoskine! disait mon oncle, les yeux fixés sur moi comme s'il eût voulu en même temps me faire entendre autre chose. Qui l'eût cru?

— On peut s'attendre à toutes les infamies de la part de ce misérable! cria Mizintchikov avec indignation, mais en détournant la tête pour éviter mon regard.

— Eh bien! partons-nous? Allons-nous rester là jusqu'à ce soir, à raconter des sornettes? interrompit M. Bakhtchéiev en montant dans la calèche.

— En route! en route! reprit mon oncle.

— Tout va pour le mieux, mon oncle! lui glissai-je tout bas.
Voyez donc comme cela s'arrange!

— Assez là-dessus, mon ami; ce serait péché de se réjouir… Ah! vois-tu, c'est maintenant qu'ils vont la chasser purement et simplement, pour la punir de leur déconvenue! Je ne prévois que d'affreux malheurs!

— Allons, Yégor Ilitch, quand vous aurez fini de chuchoter, nous partirons! cria encore M. Bakhtchéiev. À moins que vous ne préfériez faire dételer et nous offrir une collation! Qu'en pensez-vous? Un petit verre d'eau de vie?

Cela fut dit d'un ton tellement furibond qu'il était impossible de ne point déférer sur le champ au désir de M. Bakhtchéiev. Nous montâmes séance tenante dans la calèche, et les chevaux partirent au galop.

Pendant quelque temps, tout le monde garda le silence. L'oncle me regardait d'un air entendu, mais ne voulait point parler devant les autres. Parfois, il s'absorbait dans ses réflexions, puis il tressaillait comme un homme qui s'éveille et regardait autour de lui avec agitation. Mizintchikov semblait calme et fumait son cigare dans l'extrême dignité de l'honneur injustement offensé.

Mais Bakhtchéiev s'emportait pour tout le monde. Il grognait sourdement, couvait les hommes et les choses d'un oeil franchement indigné, rougissait, soufflait, crachait sans cesse de côté et ne pouvait prendre sur lui de se tenir tranquille.

— Êtes-vous bien sûr, Stépane Alexiévitch, qu'ils soient partis pour Michino? s'enquit soudain mon oncle. Et, se tournant vers moi, il ajouta: — C'est à une vingtaine de verstes d'ici, mon ami, un petit village d'une trentaine d'âmes qu'un employé en retraite du chef-lieu vient d'acheter à l'ancien propriétaire. C'est un chicanier comme on en voit peu. Du moins, on lui a fait cette réputation, peut-être injustement. Stépane Alexiévitch assure que telle est précisément la direction prise par Obnoskine, et l'employé retraité serait son complice.

— Parbleu! cria Bakhtchéiev, tout ragaillardi. Je vous dis que c'est à Michino! Seulement, il est bien possible qu'il n'y soit plus, votre Obnoskine. Nous avons perdu trois heures à bavarder!

— Ne vous inquiétez pas, interrompit Mizintchikov. Nous le retrouverons.

— Oui, c'est ça; nous le retrouverons; mais bien sûr! En attendant, il tient sa proie et il peut courir!

— Calme-toi, Stépane Alexiévitch, calme-toi; nous les rattraperons, dit mon oncle. Ils n'ont pas eu le temps de rien organiser. Tu verras.

— Pas le temps de rien organiser! répéta Bakhtchéiev d'une voix furieuse. Oui, elle n'aura eu le temps de rien organiser, avec son apparence si douce! «Elle est si douce! dit-on, si douce!» — fit- il d'une voix fluttée qui voulait évidemment contrefaire quelqu'un. — «Elle a eu des malheurs!» Mais elle nous a tourné les talons, la pauvre malheureuse. Allez donc courir après elle sur les grandes routes, dès l'aube, en tirant la langue! On n'a pas seulement eu le temps de dire convenablement ses prières à l'occasion de la belle fête! Fi donc!

— Cependant, remarquai-je, ce n'est pas une enfant, elle n'est plus en tutelle. On ne peut la faire revenir si elle ne le veut pas. Alors, comment ferons-nous?

— Tu as raison, dit mon oncle, mais elle consentira, je te l'assure. Elle se laisse faire en ce moment… mais, aussitôt qu'elle nous aura vus, elle reviendra, je t'en réponds. Mon ami, c'est notre devoir de ne pas l'abandonner, de ne pas la sacrifier.

— Elle n'est plus en tutelle! s'écria Bakhtchéiev en se tournant vers moi. C'est une sotte, mon petit père, une sotte accomplie et il importe peu qu'elle ne soit pas en tutelle. Hier, je ne voulais même pas t'en parler, mais, dernièrement, m'étant trompé de porte, j'entrai dans sa chambre par mégarde. Eh bien, debout devant sa glace et les poings sur les hanches, elle dansait l'écossaise! Elle était mise à ravir, comme une gravure de mode. Je ne pus que cracher et m'en aller. Et, dès ce moment, j'eus le pressentiment de la chose aussi nettement que si je l'avais lue!

— Mais pourquoi la juger aussi sévèrement? insistai-je, non sans une certaine timidité. Il est connu que Tatiana Ivanovna ne jouit pas… d'une santé parfaite… enfin… elle a des manies… Il me semble que le seul coupable est Obnoskine.

— Elle ne jouit pas d'une santé parfaite? Allons donc! répartit le gros homme tout rouge de colère. Tu as juré de me faire enrager! Tu l'as juré depuis hier! Elle est sotte, mon petit père, je te le répète, absolument sotte! Il ne s'agit pas de savoir si elle jouit ou non d'une santé parfaite: elle est folle de Cupidon depuis sa plus tendre enfance et vous voyez où Cupidon l'a conduite. Quant à l'autre, avec sa barbiche, il n'y faut même plus penser. Il galope sa troïka, drelin! drelin! drelin! sonnez clochettes! et comme il doit rire, avec l'argent dans sa poche!

— Croyez-vous donc qu'il l'abandonnerait tout aussitôt?

— Tiens! Tu te figures qu'il irait promener avec lui un pareil trésor? Qu'est-ce qu'il en ferait? Il la dépouillera et puis il la laissera sous quelque buisson, au bord de la route: bonsoir la compagnie! Il ne lui restera plus que l'abri de son buisson et le parfum des fleurs.

— À quoi bon t'emporter, Stépane? Cela n'avancera pas les affaires! s'écria mon oncle. Qu'as-tu à te fâcher? Tu m'abasourdis. Qu'est-ce que ça peut bien te faire?

— Y-t-il un coeur dans ma poitrine, oui ou non? J'ai beau ne lui être qu'un étranger, cela m'irrite. C'est peut-être aussi par affection que je le dis… Hé! que le diable m'emporte! Quel besoin avais-je de revenir chez vous? Qu'est-ce que ça peut bien me faire? Qu'est-ce que ça peut bien me faire?

Ainsi s'agitait M. Bakhtchéiev; mais je ne l'écoutais plus, plongé que j'étais dans une profonde méditation au sujet de celle que nous poursuivions. Voici brièvement la biographie de Tatiana Ivanovna, telle que j'eus l'occasion de la recueillir par la suite, d'une source certaine. Il faut la connaître pour comprendre ses aventures.

Pauvre orpheline élevée dès l'enfance dans une maison étrangère et peu hospitalière, puis jeune fille pauvre, puis demoiselle pauvre, enfin vieille fille pauvre, Tatiana Ivanovna, dans toute sa pauvre vie, avait bu jusqu'à la lie la coupe amère du chagrin, de l'isolement, de l'humiliation et des reproches. Elle connut, sans que rien ne lui en fût épargné, tout ce que le pain d'autrui apporte avec lui de rancoeurs. La nature l'avait douée d'un caractère enjoué, très impressionnable et léger. Dans les débuts, elle supportait tant bien que mal sa triste destinée et trouvait encore à rire son rire insouciant et puéril. Mais le sort en eut raison avec le temps.

Peu à peu, elle pâlit, maigrit, devint irritable et d'une susceptibilité maladive et finit par tomber en une rêverie interminable, seulement interrompue par des crises de larmes et de sanglots convulsifs. Seule l'imagination la consolait, la ravissait d'autant plus que la réalité lui apportait moins de biens tangibles. Ces rêves, qui jamais ne se réalisaient, lui apparaissaient d'autant plus charmants que ses espoirs de terrestre bonheur s'évanouissaient plus complètement et sans retour. Ce n'était plus en songe, mais les yeux grands ouverts, qu'elle rêvait de richesses incalculables, d'éternelle beauté, de prétendants riches, nobles et élégants, princes ou fils de généraux qui lui gardaient leurs coeurs dans une pureté virginale et expiraient à ses pieds, d'amour infini, jusqu'à ce qu'il apparût, lui, l'être d'une beauté idéale, réunissant en soi toutes les perfections, affectueux et passionné, artiste, poète, fils de général, le tout à la fois ou successivement. Sa raison faiblissait sous l'action dissolvante de cet opium de rêveries secrètes et incessantes, lorsque, tout à coup, la destinée lui joua un dernier tour.

Demoiselle de compagnie chez une vieille dame aussi hargneuse qu'édentée, elle se trouvait réduite au dernier degré de l'humiliation, confinée dans le terre-à-terre le plus lugubre et le plus écoeurant, accusée de toutes les infamies, à la merci des offenses du premier venu, sans personne pour la défendre, abrutie par cette vie atroce et en même temps ravie dans l'artificiel paradis de ses songes follement ardents, quand elle apprit soudain la mort d'un parent éloigné dont tout les proches avaient disparu depuis longtemps. Dans sa légèreté, elle ne s'en était jamais préoccupée. C'était un homme bizarre qui avait vécu enfermé, dans un lieu lointain, solitaire, morne, craignant le bruit, s'occupant de phrénologie et d'usure.

Une énorme fortune lui tombait du ciel comme par miracle et se répandait à ses pieds en longue coulée d'or: elle était l'unique héritière de l'oublié. Cette ironie du sort l'acheva. Comment ce cerveau affaibli ne se fût-il pas aveuglément fié à ses visions, alors qu'une partie s'en vérifiait? La malheureuse y laissa sa dernière lueur de bon sens. Défaillante de félicité, elle se perdit définitivement dans le monde charmant des fantaisies insaisissables et des fantômes séducteurs. Foin des scrupules, des doutes, des barrières qu'élève la réalité et de ses lois rigoureuses et fatales!

Elle avait trente-cinq ans, rêvait de beauté éblouissante et, dans le froid de son triste automne, elle sentait derrière elle les richesses d'un coffre inépuisable; tout cela se confondait sans lutte dans son être. Si l'un de ses rêves s'était fait vie, pourquoi pas les autres! Pourquoi n'apparaîtrait-il pas? Tatiana Ivanovna ne raisonnait point; elle se contentait de croire. Et, tout en attendant l'idéal, elle vit jour et nuit défiler devant elle une armée de postulants, décorés ou non, civils ou militaires, appartenant à l'armée ou à la garde, grands seigneurs ou poètes, ayant vécu à Paris ou seulement à Moscou, avec ou sans barbiches, avec ou sans royales, espagnols ou autres, mais surtout espagnols, cohue innombrable et inquiétante; un pas de plus et elle était mûre pour la maison de fous. Enivrés d'amour, ces jolis fantômes se serraient autour d'elle en une foule brillante et ces créations fantasmagoriques, elle les transportait dans la vie de chaque jour. Tout homme dont elle rencontrait le regard était amoureux d'elle; le premier passant venu se voyait promu espagnol et, si quelqu'un mourait, c'était d'amour pour elle.

Cela se confirmait à ses yeux de ce que des Obnoskine, des Mizintchikov et tant d'autres se mirent à la courtiser, et tous dans le même but. On l'entourait de petits soins; on s'efforçait de lui plaire, de la flatter. La pauvre Tatiana ne voulut même pas soupçonner que toutes ces manoeuvres n'avaient pas d'autre objectif que son argent, convaincue que, par ordre supérieur, les hommes, corrigés, étaient devenus gais, aimables, charmants et bons. Il ne paraissait pas encore, mais, sans nul doute, il allait bientôt paraître et la vie était fort supportable, si attrayante, si pleine d'amusements et de délices que l'on pouvait bien patienter.

Elle mangeait des bonbons, cueillait des fleurs, recherchait les plaisirs et lisait des romans. Mais la lecture surexcitait son imagination et elle abandonnait le livre dès la seconde page, s'envolant dans ses rêveries à la plus légère allusion amoureuse, à la description d'une toilette, d'une localité, d'une pièce. Sans cesse elle faisait venir de nouvelles parures, des dentelles, des chapeaux, des coiffures, des rubans, des échantillons, des patrons, des dessins de broderies, des bonbons, des fleurs, des petits chiens. Trois femmes de chambre passaient leurs journées à coudre dans la lingerie et la demoiselle ne cessait d'essayer ses corsages et ses falbalas et, du matin jusqu'au soir, parfois même la nuit, elle restait à se tourner devant sa glace. Depuis sa subite fortune, elle avait rajeuni et embelli. Je ne me rappelle pas quel lointain degré de parenté l'unissait à feu le général Krakhotkine et fus toujours persuadé que cette consanguinité n'avait jamais existé que dans l'imagination inventive de la générale, désireuse d'accaparer la riche Tatiana et de la marier au colonel de gré ou de force. M. Bakhtchéiev avait raison de dire que Cupidon avait brouillé la tête à Tatiana, et l'oncle était fort raisonnable de la poursuivre et de la ramener, fût-ce malgré elle. Elle n'eût pu vivre sans tutelle, la pauvrette; elle eût péri, à moins qu'elle ne fût devenue la proie de quelque coquin.

Nous arrivâmes à Michino vers dix heures. C'était un misérable trou de village à environ trois verstes de la grande route. Six ou sept cabanes de paysans, enfumées, à peine couvertes de chaume, y regardaient le passant d'un air morne et assez peu hospitalier.

On ne voyait pas un jardin, pas un buisson à un quart de verste à la ronde. Un vieux cytise endormi laissait piteusement pendre ses branches au-dessus d'une mare verdâtre qu'on appelait l'étang. Quelle fâcheuse impression ne devait pas produire un tel lieu d'habitation sur Tatiana Ivanovna! Triste mise en ménage!

La maison du maître était nouvellement construite en bois, étroite, longue, percée de six fenêtres alignées et hâtivement couvertes de chaume, car l'employé-propriétaire était en train de s'installer. La cour n'était pas encore complètement entourée et l'on voyait, sur un seul côté, une barrière de branchages de noyers entrelacés dont les feuilles desséchées n'avaient pas eu le temps de tomber. Le long de cette haie était rangé le tarantass d'Obnoskine. Nous tombions tout à fait inopinément sur les coupables et, par une fenêtre ouverte, on entendait des cris et des pleurs.

Nous entrâmes dans le vestibule, d'où un gamin nu-pieds s'enfuit à notre aspect. Nous passâmes dans la première pièce. Sur un long divan turc, recouvert de perse, Tatiana était assise, tout éplorée. En nous voyant, elle poussa un cri et se couvrit le visage de ses mains. Près d'elle siégeait Obnoskine, effrayé et confus à faire pitié. Il était à ce point troublé qu'il se précipita pour nous serrer la main comme s'il eût été grandement réjoui de notre arrivée. Par la porte ouverte qui donnait dans la pièce suivante, on pouvait apercevoir un pan de robe: quelqu'un nous guettait et écoutait par une imperceptible fente. Les habitants de la maison ne se montrèrent pas; il semblait qu'ils fussent absents. Ils s'étaient tous cachés.

— La voilà, la voyageuse! Elle se cache la figure dans les mains! cria M. Bakhtchéiev en pénétrant à notre suite.

— Calmez vos transports, Stépane Alexiévitch! C'est indécent à la fin! Seul, ici, Yégor Ilitch a le droit de parler; nous autres, nous ne sommes que des étrangers, fit Mizintchikov d'un ton acerbe.

Mon oncle jeta sur M. Bakhtchéiev un regard sévère; puis, feignant de ne pas s'apercevoir de la présence d'Obnoskine qui lui tendait la main, il s'approcha de Tatiana Ivanovna dont la figure restait toujours cachée et, de sa voix la plus douce, avec le plus sincère intérêt, il lui dit:

— Tatiana Ivanovna, nous avons pour vous tant d'affection et tant d'estime, que nous avons voulu venir nous-mêmes afin de connaître vos intentions. Voulez-vous rentrer avec nous à Stépantchikovo? C'est la fête d'Ilucha. Ma mère vous attend avec impatience et Sacha et Nastia ont dû bien vous pleurer toute la matinée…

Tatiana Ivanovna releva timidement la tête, le regarda au travers de ses doigts et, soudain, fondant en larmes, elle se jeta à son cou.

— Ah! Emmenez-moi! Emmenez-moi vite! criait-elle à travers ses sanglots. Au plus vite!

— Elle a fait une sottise, et elle le regrette à présent! siffla
Bakhtchéiev en me poussant.

— Alors, l'affaire est terminée, dit sèchement mon oncle à Obnoskine sans presque le regarder. Tatiana Ivanovna, votre main et partons!

Il se fit un frou-frou derrière la porte qui grinça et s'ouvrit un peu plus.

— Cependant, fit Obnoskine, surveillant avec inquiétude la porte entr'ouverte, il me semble qu'à un certain point de vue… jugez vous-même, Yégor Ilitch… votre conduite chez moi… enfin, je vous salue et vous ne daignez même pas me voir… Yégor Ilitch…

— Votre conduite chez moi fut une vilaine conduite, Monsieur, répondit mon oncle en regardant sévèrement Obnoskine et ici, vous n'êtes même pas chez vous. Vous avez entendu? Tatiana Ivanovna ne désire pas rester ici une minute de plus. Que vous faut-il encore? Pas un mot, entendez-vous? Pas un mot de plus; je vous en prie! Je désire éviter toute explication complémentaire et ce sera d'ailleurs beaucoup plus avantageux pour vous.

Mais Obnoskine perdit courage à un tel point qu'il se mit à lâcher les bêtises les plus inattendues.

— Ne me méprisez pas, Yégor Ilitch, dit-il à voix basse et pleurant presque de honte, mais se retournant sans cesse vers la porte comme s'il eût craint qu'on l'entendît. Ce n'est pas ma faute: c'est maman. Je ne l'ai pas fait par intérêt, Yégor Ilitch: je l'ai fait… tout simplement… Bien sûr, je l'ai aussi fait par intérêt… mais, dans un noble but, Yégor Ilitch. J'aurais employé ce capital d'une façon utile; j'aurais fait du bien, Monsieur. Je voulais aider aux progrès de l'instruction publique et je songeais à fonder une bourse dans une Faculté… Voilà à quel emploi je destinais ma fortune, Yégor Ilitch; ce n'était pas pour autre chose, Yégor Ilitch…

Nous sentîmes tous la confusion nous envahir. Mizintchikov lui- même rougit et se détourna et le trouble de mon oncle fut tel qu'il ne savait plus que dire.

— Allons, allons; assez, assez! balbutia-t-il enfin. Calme-toi Paul Sémionovitch. Qu'y faire?… Si tu veux, viens dîner, mon ami… Je suis très content, très content…

Mais M. Bakhtchéiev agit tout autrement.

— Créer une bourse! rugit-il furieusement. Cela t'irait bien, de créer des bourses! Tu serais surtout fort heureux de chiper celles que tu pourrais… Tu n'as pas seulement de culottes et tu te mêles de créer des bourses! Chiffonnier, va! Tu t'imaginais subjuguer ce tendre coeur! Mais où donc est-elle, ton espèce de mère? Se serait-elle cachée? Je parie qu'elle n'est guère loin… derrière le paravent… à moins qu'elle ne se soit fourrée sous son lit, de venette!

— Stépane! Stépane! cria mon oncle.

Obnoskine rougit et voulut protester, mais avant qu'il eût eu le temps d'ouvrir la bouche, la porte s'ouvrit et, rouge de colère, les yeux dardant des éclairs, Anfissa Pétrovna, en personne, fit irruption dans la pièce.

— Qu'est-ce que cela signifie? cria-t-elle. Qu'est-ce qu'il se passe ici, Yégor Ilitch? vous vous introduisez avec votre bande dans une maison respectable; vous effrayez les dames; vous commandez en maître!… De quoi ça a-t-il l'air? J'ai encore toute ma raison, grâce à Dieu! Et toi, lourdaud, continua-t-elle en se tournant vers son fils, tu as donc baissé pavillon devant eux? On insulte ta mère dans ta maison et tu restes là, bouche bée! Tu fais un joli coco! Tu n'es plus un homme; tu n'es qu'une chiffe!

Il ne s'agissait plus de délicatesses, ni de manières distinguées, ni de maniement de face-à-main, comme la veille. Anfissa Pétrovna ne se ressemblait plus. C'était une véritable furie, une furie qui avait jeté son masque de grâce. Dès que mon oncle l'aperçut, il prit Tatiana sous le bras et se dirigea vers la porte. Mais Anfissa Pétrovna lui barra le chemin.

— … Vous ne sortirez pas ainsi, Yégor Ilitch, reprit-elle. De quel droit emmenez-vous Tatiana Ivanovna par force? Il vous contrarie qu'elle ait échappé aux vils calculs que vous aviez manigancés avec votre mère et l'idiot Foma Fomitch! C'est vous qui vouliez vous marier par intérêt. Excusez-nous, Monsieur, si nous avons ici des idées plus nobles. C'est en voyant ce qui se tramait contre elle que Tatiana Ivanovna se confia d'elle-même à Pavloucha, pour s'arracher à sa perte. Car elle l'a supplié de la tirer de vos filets et c'est pour cela qu'elle dut s'enfuir nuitamment de chez vous. Voilà, Monsieur, comment vous l'avez poussée à bout. N'est-il pas vrai, Tatiana Ivanovna? Alors comment osez-vous faire irruption dans une noble et respectable maison, à la tête d'une bande et faire violence à une digne demoiselle, malgré ses cris et ses larmes? Je ne le permettrai pas! Je ne le permettrai pas! Je ne suis pas folle! Tatiana restera, parce qu'elle le veut ainsi!… Allons, Tatiana Ivanovna, ne les écoutez pas; ce sont vos ennemis; ce ne sont pas vos amis! N'ayez pas peur; venez et je vais les mettre sur le champ à la porte!

— Non! non! cria Tatiana avec effroi. Je ne veux pas! Je ne veux pas. Il n'est pas mon mari! Je ne veux pas épouser votre fils! Il n'est pas mon mari!

— Vous ne voulez pas? glapit Anfissa Pétrovna, étouffant de colère. Vous ne voulez pas? Vous êtes venue jusqu'ici et vous ne voulez pas? Mais alors, comment avez-vous osé nous tromper ainsi? Alors, comment avez-vous osé lui promettre votre main et vous sauver de nuit avec lui? Vous vous êtes jetée à sa tête et vous nous avez engagés dans la dépense et dans les ennuis! Et il se pourrait qu'à cause de vous mon fils perdit un beau parti! des dots de plusieurs dizaines de mille roubles! Non, Mademoiselle, vous payerez cela; vous devez le payer; nous avons des preuves; vous vous êtes enfuie avec lui, la nuit…

Mais nous n'écoutions plus cette tirade. D'un commun accord, nous nous groupâmes autour de mon oncle et nous avançâmes vers le perron en marchant droit sur Anfissa Pétrovna. La calèche avança.

— Il n'y a que de malhonnêtes gens qui soient capables d'une pareille conduite! Tas de lâches! criait Anfissa Pétrovna du haut du perron. Elle était hors d'elle. — Je vais porter plainte… Tatiana Ivanovna, vous allez dans une maison infâme! Vous ne pouvez pas épouser Yégor Ilitch; il entretient sous vos yeux cette institutrice!…

Mon oncle tressaillit, pâlit, se mordit les lèvres et courut installer Tatiana Ivanovna dans la voiture. Je fis le tour de la calèche et, le pied sur le marchepied, j'attendais le moment de monter, quand Obnoskine surgit tout à coup près de moi. Il me saisit la main.

— Au moins, ne me retirez pas votre amitié! dit-il en la serrant fortement. Son visage avait une expression désespérée.

— Mon amitié? fis-je en mettant le pied sur le marchepied.

— Mais voyons, Monsieur! Hier encore, je reconnus en vous l'homme supérieurement instruit. Ne me condamnez pas. C'est ma mère qui m'a induit en tentation, mais je n'ai aucune responsabilité là- dedans. J'aurais plutôt le goût de la littérature! Je vous assure que c'est ma mère qui a tout fait.

— Eh bien, répondis-je, je vous crois; adieu!

Nous partîmes au galop, poursuivis longtemps encore par les cris et les malédictions d'Anfissa Pétrovna, cependant que toutes les fenêtres de la maison se garnissaient subitement de visages inconnus qui nous regardaient avec une curiosité sauvage.

Nous étions cinq dans la calèche. Mizintchikov était monté sur le siège, à côté du cocher, pour laisser sa place à M. Bakhtchéiev qui se trouvait maintenant en face de Tatiana Ivanovna. Elle était très contente que nous l'emmenions, mais continuait à pleurer. Mon oncle la consolait de son mieux. Il était triste et pensif; on voyait que les infamies vomies par Anfissa Pétrovna sur le compte de Nastenka l'avaient péniblement affecté. Cependant, notre retour se fût effectué sans encombre sans la présence de M. Bakhtchéiev.

Assis vis-à-vis de Tatiana Ivanovna, il se trouvait assez mal à l'aise et ne pouvait garder son sang-froid; il ne tenait pas en place, rougissait, roulait des yeux farouches et, quand mon oncle entreprenait de consoler Tatiana, le gros homme, positivement hors de lui, grognait comme un bouledogue qu'on taquine. Mon oncle lui jetait des coups d'oeil inquiets. Enfin, devant ces extraordinaires manifestations de l'état d'âme de son vis-à-vis, Tatiana Ivanovna se prit à l'examiner avec attention, puis elle nous regarda, sourit et, soudain, du manche de son ombrelle, elle frappa légèrement l'épaule de M. Bakhtchéiev.

— Insensé! dit-elle avec le plus charmant enjouement, et elle se cacha aussitôt derrière son éventail.

Ce fut la goutte d'eau qui fit déborder le vase.

— Quoi? rugit-il. Qu'est-ce à dire, Madame? Alors, c'est sur moi que tout va retomber, maintenant?

— Insensé! insensé! répétait Tatiana Ivanovna éclatant de rire et battant des mains.

— Arrête! cria Bakhtchéiev au cocher. Halte!

On s'arrêta. Bakhtchéiev ouvrit la portière et sortit en hâte de la voiture.

— Mais qu'as-tu donc? Stépane Alexiévitch? Où vas-tu? criait mon oncle stupéfait.

— Non; j'en ai assez! clamait le gros père, tout tremblant d'indignation. Que le diable vous emporte! Je suis trop vieux, Madame, pour qu'on me fasse des avances. Je préfère encore mourir sur la grand'route!

Et, ajoutant en français: «Bonjour, Madame, comment vous portez- vous?» il s'en fut à pied, en effet. La calèche le suivait. À la fin, mon oncle perdit patience et s'écria:

— Stépane Alexiévitch, ne fais pas l'imbécile! En voilà assez!
Monte donc; il est temps de rentrer.

— Laissez-moi! répliqua Stépane Alexiévitch tout haletant, car son embonpoint le gênait pour marcher.

— Au galop! ordonna Mizintchikov au cocher.

— Que dis-tu? Que dis-tu? Arrête!… voulut crier mon oncle; mais la calèche était déjà lancée. Mizintchikov avait calculé juste? Il obtint tout de suite le résultat qu'il avait escompté.

— Halte! halte! cria derrière nous une voix désespérée. Arrête, scélérat! arrête, misérable!

Le gros homme parut enfin, brisé de fatigue, respirant à peine; d'innombrables gouttes de sueur perlaient à son front; il dénoua sa cravate et retira sa casquette. Très sombre, il monta dans la voiture sans souffler mot. Cette fois, je lui cédai ma place de façon qu'au moins il ne se trouvât pas en face de Tatiana Ivanovna, qui, pendant toute cette scène, n'avait cessé de se tordre de rire et de battre des mains; elle ne put plus le regarder de sang-froid de tout le reste du voyage. Mais, jusqu'à ce qu'on fut arrivé à la maison, il ne dit pas un mot et garda les yeux fixés sur la roue de derrière.

Il était midi quand nous réintégrâmes Stépantchikovo. Je me rendis directement au pavillon et, tout aussitôt, je vis apparaître Gavrilo avec le thé. J'allais le questionner, mais mon oncle entra derrière lui et le renvoya.

II NOUVELLES

— Mon ami, me dit-il précipitamment, je ne viens que pour un instant; il me tarde de te communiquer… Je me suis informé. Personne de la maison n'a été à la messe, excepté Ilucha, Sacha et Nastenka. Il paraîtrait que ma mère serait tombée en attaque de nerfs et qu'on aurait eu grand'peine à la faire reprendre ses sens. Il est décidé que l'on va se réunir chez Foma et on me prie de m'y rendre. Je ne sais seulement si je dois ou non lui souhaiter sa fête, à Foma, et c'est là un point important. Enfin, je me demande l'effet qu'aura produit toute cette histoire; Serge, j'ai le pressentiment que cela va être affreux!

— Au contraire, mon oncle, me hâtai-je de lui répondre, tout s'arrange admirablement. Il vous est dès à présent impossible d'épouser Tatiana Ivanovna; ce serait monstrueux. Je voulais vous l'expliquer en voiture.

— Oui, oui, mon ami. Mais ce n'est pas tout… Dans tout cela, on voit clairement apparaître le doigt de Dieu… Mais je veux parler d'autre chose… Pauvre Tatiana Ivanovna! Quelle aventure! Quel misérable que cet Obnoskine! Je l'appelle misérable et j'étais tout prêt à en faire tout autant que lui en épousant Tatiana Ivanovna… Bon! ce n'est pas ce que je voulais te dire… As-tu entendu ce que criait ce matin cette malheureuse Anfissa Pétrovna au sujet de Nastia?

— Je l'ai entendu, mon oncle. J'espère que vous avez enfin compris qu'il faut vous presser.

— Absolument. Je dois précipiter les choses à tout prix, répondit mon oncle. Le moment solennel est arrivé. Mais voici, mon ami, il est une chose que nous n'avons pas envisagée hier, et, cette nuit, je n'en ai pas fermé l'oeil: consentira-t-elle à m'épouser?

— De grâce, mon oncle! puisqu'elle vous dit qu'elle vous aime!

— Mon ami, elle ajoute aussitôt: mais je ne vous épouserai pour rien au monde.

— Eh! mon oncle, on dit cela… Mais les circonstances ont changé aujourd'hui même.

— Tu crois? Non, mon cher Serge, c'est délicat, très délicat! Croirais-tu pourtant que, malgré mes ennuis, mon coeur m'en faisait souffrir de bonheur! Allons, au revoir. Il faut que je m'en aille; on m'attend et je suis déjà en retard. Je ne voulais que te dire un mot en passant. Ah! mon Dieu! s'écria-t-il en revenant sur ses pas, j'oublie le principal. Voilà: j'ai écrit à Foma!

— Quand donc?

— Cette nuit. Il faisait à peine jour, ce matin, quand je lui fis porter ma lettre par Vidopliassov. En deux feuilles, je lui ai tout raconté très sincèrement; en un mot, je lui dis que je dois, que je dois absolument demander la main de Nastenka. Comprends-tu? Je le supplie de ne pas ébruiter notre rendez-vous dans le jardin et je fais appel à sa générosité pour intercéder auprès de ma mère. Sans doute j'écris fort mal, mon ami, mais cela, je l'ai écrit du fond de mon coeur, en arrosant le papier de mes larmes.

— Et qu'a-t-il répondu?

— Il ne m'a pas encore répondu, mais, ce matin, comme nous allions partir, je l'ai rencontré dans le vestibule, en vêtements de nuit, pantoufles et bonnet, car il ne peut dormir qu'avec un bonnet de coton; il allait vers le jardin. Il ne me dit pas un mot, ne me regarda même pas. Je le regardai en face, moi, et du haut en bas, mais rien!

— Mon oncle, ne comptez pas sur lui; il ne vous fera que des misères.

— Non, non, mon ami; ne dis pas cela! criait mon oncle avec de grands gestes. J'ai confiance. D'ailleurs, c'est mon dernier espoir. Il saura comprendre; il saura apprécier les circonstances. Il est hargneux, capricieux, je ne dis pas le contraire, mais, quand il s'agira de générosité, il brillera comme un diamant… oui, comme un diamant. Tu en parles comme tu le fais parce que tu ne l'as jamais vu dans ses moments de générosité… Mais, mon Dieu! s'il allait parler de ce qu'il a vu hier, alors, vois-tu, Serge, je ne sais ce qu'il pourrait arriver! À qui se fier, alors? Non, il est incapable d'une pareille lâcheté. Je ne vaux pas la semelle de ses bottes! Ne hoche pas la tête, mon ami, c'est la pure vérité, je ne la vaux pas.

— Yégor Ilitch, votre maman désire vous voir! glapit d'en bas la voix désagréable de la Pérépélitzina. Elle avait certainement eu le temps d'entendre toute notre conversation par la fenêtre. — On vous cherche vainement dans toute la maison.

— Mon Dieu! me voilà en retard. Quel ennui! fit précipitamment mon oncle. De grâce, mon ami, habille-toi. Je n'étais venu que pour te demander de m'y accompagner. J'y vais! j'y vais! Anna Nilovna, j'y vais!

Resté seul, je me rappelai ma rencontre avec Nastenka et je me félicitai de ne pas en avoir parlé à mon oncle; cela n'aurait servi qu'à le troubler davantage. Je prévoyais un orage et n'imaginais point comment mon oncle parviendrait à se tirer d'affaire et à faire sa demande à Nastenka. Je le répète: en dépit de ma foi en sa loyauté, je ne pouvais m'empêcher de douter du succès.

Cependant, il fallait se hâter. Je me considérais comme obligé de l'aider et me mis aussitôt à ma toilette, mais j'avais beau me dépêcher, je ne faisais que perdre du temps. Mizintchikov entra.

— Je viens vous chercher, dit-il; Yégor Ilitch vous demande tout de suite.

— Allons! — J'étais prêt; nous partîmes. Chemin faisant, je lui demandai: — Quoi de neuf?

— Ils sont tous au grand complet chez Foma qui ne boude pas aujourd'hui; mais il semble absorbé et marmotte entre ses dents. Il a même embrassé Ilucha, ce qui a ravi Yégor Ilitch. Préalablement, il avait fait dire par la Pérépélitzina qu'il ne désirait pas qu'on lui souhaita sa fête et n'en avait parlé que pour éprouver votre oncle… La vieille respire des sels, mais elle s'est calmée parce que Foma est calme. On ne parle pas plus de notre aventure de ce matin que s'il n'était rien arrivé; on se tait parce que Foma se tait. De toute la matinée il n'a voulu recevoir qui que ce fût et ne s'est pas dérangé bien que la vieille l'ait fait supplier au nom de tous les saints de venir la voir, parce qu'elle avait à le consulter; elle a même frappé en personne à sa porte, mais il est resté enfermé, répondant qu'il priait pour l'humanité ou quelque chose d'approchant. Il doit mijoter un mauvais coup; cela se voit à sa figure. Mais Yégor Ilitch est incapable de lire sur ce visage et il se félicite de la douceur de Foma Fomitch. C'est un véritable enfant… Ilucha a préparé je ne sais quels vers et on m'envoie vous chercher.

— Et Tatiana Ivanovna?

— Eh bien?

— Est-ce qu'elle est avec eux?

— Non; elle est dans sa chambre, répondit sèchement Mizintchikov. Elle se repose et pleure. Peut-être est-elle honteuse. Je crois que cette… institutrice lui tient compagnie en ce moment… Tiens! Qu'est-ce donc? On dirait qu'il s'amasse un orage. Voyez- moi donc ce ciel!

— En effet, répondis-je, je crois bien que c'est l'orage.

Un nuage montait qui noircissait tout un coin de ciel. Nous étions arrivés à la terrasse.

— Eh bien, que pensez-vous d'Obnoskine, hein? continuai-je, ne pouvant me retenir de questionner Mizintchikov sur cette aventure.

— Ne m'en parlez pas! Ne me parlez plus de ce misérable! cria-t- il en s'arrêtant subitement, rouge de colère. Il frappa du pied. - - Imbécile! Imbécile! Gâter une affaire aussi bonne, une pensée si lumineuse! Écoutez: je ne suis qu'un âne de n'avoir pas surveillé ses manigances; je l'avoue franchement et peut-être désiriez-vous cet aveu? Mais, je vous le jure, s'il avait su jouer son jeu, je lui aurais sans doute pardonné. Le sot! le sot! Comment peut-on souffrir des êtres pareils dans une société! Il faudrait les exiler en Sibérie! les mettre aux travaux forcés!… Mais ils n'auront pas le dernier mot! J'ai encore un moyen à ma disposition et nous verrons bien qui l'emportera. J'ai conçu quelque chose de nouveau… Convenez qu'il serait absurde de renoncer à une idée parce qu'un imbécile vous l'a volée et n'a pas su l'employer. Ce serait trop injuste. Et puis cette Tatiana est faite pour se marier; c'est sa destinée et si on ne l'a pas encore enfermée dans une maison de santé, c'est qu'on peut l'épouser. Vous allez connaître mon nouveau projet…

— Oui, mais plus tard! interrompis-je. Nous voici arrivés.

— Bien, bien, plus tard! répondit-il, la bouche tordue par un sourire convulsif. Mais, où allez-vous donc? Je vous dis: tout droit chez Foma Fomitch! Suivez-moi; vous ne connaissez pas encore le chemin. Vous allez en voir une comédie… Ça prend une vraie tournure de comédie…

III LA FÊTE D'ILUCHA

Foma occupait deux grandes et belles pièces, les mieux meublées de la maison. Le grand homme était entouré de confort. La tapisserie fraîche et claire, les rideaux en soie de couleur qui garnissaient les fenêtres, les tapis, la psyché, la cheminée, les meubles élégants et commodes, tout témoignait des soins attentifs que lui prodiguaient les maîtres de la maison. Les fenêtres étaient garnies de fleurs et il y en avait aussi sur des guéridons placés dans les embrasures.

Au milieu du cabinet de travail s'étalait une grande table recouverte de drap rouge, chargée de livres, de manuscrits, au milieu desquels se détachaient un superbe encrier de bronze et un tas de plumes commis aux soins de Vidopliassov, le tout destiné à témoigner de l'importance des travaux intellectuels de Foma Fomitch.

À ce propos, je dirai qu'après huit ans environ, passés dans cette maison, Foma n'avait rien produit qui méritât mention, et plus tard, quand il eût quitté cette terre pour un monde meilleur, nous examinâmes ses manuscrits: le tout ne valait rien.

Nous trouvâmes le commencement d'un roman historique se passant au VII° siècle, à Novgorod, un monstrueux poème en vers blancs: L'Anachorète au cimetière, ramassis de divagations insensées sur la propriété rurale, l'importance du moujik et la façon de le traiter, et enfin une nouvelle mondaine également inachevée: La Comtesse Vlonskaïa. C'était tout et, cependant, Foma Fomitch imposait chaque année à mon oncle une énorme dépense en livres et revues dont beaucoup furent retrouvés intacts. Par la suite, il m'était souvent arrivé de surprendre notre Foma plongé dans la lecture d'un Paul de Kock aussitôt dissimulé…

Une porte vitrée donnait du cabinet de travail dans la cour.

On nous attendait. Foma Fomitch était assis dans un confortable fauteuil, toujours sans cravate, mais vêtu d'une longue redingote qui lui descendait jusqu'aux talons. Il était en effet silencieux et absorbé. Quand nous entrâmes, il releva légèrement les sourcils et me regarda d'un oeil scrutateur. Je le saluai, il me répondit par un salut peu marqué, mais néanmoins fort poli. Ma grand'mère, voyant que Foma m'avait témoigné de la bienveillance, m'adressa un signe de tête et un sourire. La pauvre femme ne s'était nullement attendue à voir son favori accueillir avec autant de calme la fugue de Tatiana Ivanovna, et cela l'avait rendue très gaie, malgré ses crises de nerfs et ses faiblesses du matin.

La demoiselle Pérépélitzina se trouvait derrière sa chaise, à son poste ordinaire; les lèvres pincées, souriant avec une aigre malice, elle frottait ses mains osseuses. Près de la générale étaient deux vieilles et silencieuses personnes qu'elle protégeait comme étant de bonnes familles. Il y avait aussi une religieuse en tournée, arrivée du matin, et une dame du voisinage, fort âgée et ne parlant guère, qui était venue après la messe pour souhaiter la fête de la générale. Ma tante Prascovia Ilinitchna se morfondait dans un coin tout en considérant Foma Fomitch et sa mère avec une évidente inquiétude.

Mon oncle était assis dans un fauteuil; une joie intense brillait dans ses yeux. Devant lui se tenait Ilucha, joli comme un amour avec ses cheveux frisés et sa blouse de fête en soie rouge. Sacha et Nastenka lui avaient appris des vers en cachette, pour que le plaisir de son père en ce jour fût encore augmenté par les progrès de son fils.

L'oncle était prêt à pleurer de bonheur; la douceur inattendue de Foma, la gaieté de la générale, la fête d'Ilucha, les vers, tout cela l'avait absolument réjoui et il avait solennellement demandé l'autorisation de m'envoyer chercher, afin que j'entendisse les vers et que je prisse ma part de la satisfaction générale. Sacha et Nastenka, entrées après nous, s'étaient assises à côté d'Ilucha. Sacha riait à chaque instant, heureuse comme une enfant et, bien que pâle et languissante, Nastenka finissait par sourire de la voir. Seule, elle avait été accueillir Tatiana au retour de son expédition et ne l'avait plus quittée depuis ce moment.

L'espiègle Ilucha regardait ses deux institutrices comme s'il n'eût pu se retenir de rire. Ils devaient avoir tous trois préparé une très amusante plaisanterie qu'ils s'apprêtaient à mettre en oeuvre.

J'avais complètement oublié Bakhtchéiev. Assis sur une chaise, toujours rouge et fâché, il ne soufflait mot et boudait, se mouchait, dressant une silhouette lugubre au milieu de cette fête de famille. Éjévikine s'empressait auprès de lui. Il était d'ailleurs aux petits soins pour tout le monde, baisait les mains de la générale et de son hôtesse, chuchotait quelques mots à l'oreille de Mlle Pérépélitzina, faisait sa cour à Foma Fomitch; en un mot, il se multipliait. Tout en attendant les vers d'Ilucha, il se précipita à ma rencontre avec force salutations en témoignage de son estime et de son dévouement. On ne l'eût guère cru venu à Stépantchikovo pour prendre la défense de sa fille et l'emmener définitivement.

— Le voilà! s'écria joyeusement mon oncle à ma vue. Ilucha m'a fait la surprise d'apprendre une poésie; oui, c'est une véritable surprise. J'en suis très ému, mon ami, et je t'ai envoyé chercher tout exprès… Assieds-toi à côté de moi et écoutons! Foma Fomitch, mon cher, avoue donc que c'est toi qui leur a inspiré cette idée pour me faire plaisir. J'en jurerais!

Du moment que mon oncle s'exprimait ainsi et sur un pareil ton, on pouvait supposer que tout allait bien. Mais comme l'avait dit Mizintchikov, le malheur était que mon oncle ne savait pas déchiffrer les physionomies. À l'aspect de Foma, je compris que l'ancien hussard avait eu le coup d'oeil juste et qu'il fallait en effet s'attendre à quelque coup de théâtre.

— Ne faites pas attention à moi, colonel, répondit-il d'une voix débile, d'une voix d'homme qui pardonne à ses ennemis. Je ne puis que louer cette surprise qui prouve la sensibilité et la sagesse de vos enfants. Les vers sont fort utiles, ne fût-ce que pour l'exercice d'articulation qu'ils comportent… Mais, ce matin, colonel, je ne me préoccupais pas de poésie; j'étais tout à mes prières, vous le savez. Je n'en suis pas moins prêt à écouter ces vers.

Pendant ce temps, j'embrassais Ilucha et lui faisais mes souhaits.

— C'est juste, Foma, reprit mon oncle, j'avais oublié, mais je t'en demande pardon, tout en étant très sûr de ton amitié, Foma!… Embrasse-le donc encore une fois, Sérioja et regarde-moi ce gamin! Allons, commence, Ilucha. De quoi s'agit-il? Ce doit être une ode solennelle… de Lomonossov, sans doute?

Et mon oncle se redressait, ne pouvant tenir en place, tant il était impatient et joyeux.

— Non, petit père, ce n'est pas de Lomonossov, dit Sachenka, contenant à peine son hilarité, mais, comme vous êtes un ancien soldat et que vous avez combattu les ennemis, Ilucha a appris une poésie militaire: «Le siège de Pamba», petit père.

— «Le siège de Pamba»! Ah! je ne me rappelle pas ce qu'était cette Pamba… Connais-tu ça, Sérioja? Sûrement, il a dû se passer là quelque chose d'héroïque, et mon oncle se redressa encore.

— Récite, Ilucha, ordonna Sachenka.

Ilucha commença sa récitation d'une voix grêle, claire et égale, sans s'arrêter aux points ni aux virgules, suivant la coutume des enfants qui débitent des poésies apprises par coeur.

Depuis neuf ans, Pedro Gomez
Assiège le château de Pamba,
Ne se nourrissant que de lait.
Et toute l'armée de don Pedro,
Au nombre de neuf mille Castillans,
Obéit au voeu prononcé,
Ne mange même pas de pain
Et ne boit que du lait.

— Comment? Qu'est-ce? Qu'est-ce que ce lait? s'exclama mon oncle en me regardant avec étonnement.

— Continue à réciter! fit Sachenka.

Chaque jour, don Pedro Gomez
Déplore son impuissance
En se voilant la face.
Déjà commence la dixième année;
Et les méchants Maures triomphent,
Car, de l'armée de don Pedro,
Il ne reste plus que dix-neuf hommes…

— Mais ce sont des sottises! s'écria mon oncle avec inquiétude. C'est impossible! Il ne reste que dix-neuf hommes de toute une armée auparavant très considérable. Qu'est-ce que cela, mon ami?

Mais Sacha n'y tint plus et partit d'un franc éclat de rire de gamine et, bien que la pièce n'eût rien de bien drôle, il était impossible de la regarder sans partager son hilarité.

— C'est une poésie comique, papa! s'écria-t-elle, toute joyeuse de son idée enfantine. L'auteur ne l'a composée que pour faire rire, papa!

— Ah! c'est une poésie comique! fit mon oncle dont le visage s'éclaira, une poésie comique! C'est ce que je pensais… Parbleu! parbleu! c'est une poésie comique! Et elle est très drôle: ce Gomez qui ne donnait que du lait à toute son armée pour tenir un voeu? C'était malin, un voeu pareil!… C'est très spirituel; n'est-ce pas, Foma? Voyez-vous, ma mère, les auteurs s'amusent parfois à écrire des poésies fantaisistes; n'est-ce pas Serge? C'est très drôle! Voyons, Ilucha, continue.

Il ne reste plus que dix-neuf hommes!
Don Pedro les réunit
Et leur dit: «O mes dix-neuf!
Déployons nos étendards,
Sonnons de nos cors,
Et nous laisserons là Pamba.
Il est vrai que nous n'avons pas pris la place,
Mais nous pouvons jurer
Sur notre conscience et notre honneur,
Que nous n'avons pas
Trahi une seule fois notre voeu,
Depuis neuf ans que nous n'avons
Rien mangé, absolument rien
Que du lait!

— Quel imbécile! Il se console facilement! interrompit encore mon oncle, parce qu'il a bu du lait pendant neuf ans! La belle affaire! Il eût mieux fait de manger un mouton à lui seul et de laisser manger ses hommes! C'est très bien; c'est magnifique! Je comprends; je comprends à présent: c'est une satire ou… comment appelle-t-on ça?… une allégorie, quoi! Ça pourrait bien viser certain guerrier étranger? ajouta-t-il en se tournant vers moi, les sourcils froncés et clignant de l'oeil, hein? Qu'en penses-tu? Seulement, c'est une satire inoffensive qui ne peut blesser personne! C'est très beau! très beau! et c'est d'une grande noblesse! Voyons, continue, Ilucha! Ah! les polissonnes! les polissonnes! et il regardait avec attendrissement Sachenka et plus furtivement Nastenka qui souriait en rougissant.

Encouragés par ce discours,
Les dix-neuf Castillans
Vacillant sur leurs selles,
Crièrent d'une voix faible:
«Santo Yago Compostello!
Honneur et gloire à Don Pedro!
Honneur et gloire au Lion de Castille!»
Et le chapelain Diego
Se dit entre ses dents:
«Si c'eût été moi le commandant,
J'aurais fait voeu de ne manger
Que de la viande et de ne boire que du vin».

— Eh bien, qu'est-ce que je disais? s'écria mon oncle, très content. Le seul homme intelligent de toute cette armée n'était autre que le chapelain. Qu'est-ce que cela, Serge? Leur capitaine? quoi?

— Un aumônier, mon oncle, un ecclésiastique!

— Ah! oui, oui! Chapelain! Je sais: je me rappelle! J'ai lu quelque chose là-dessus dans Radcliffe. Il y en a de différents ordres… Des bénédictins, je crois?… Y a-t-il des Bénédictins?

— Mais oui, mon oncle.

— Hem! C'est ce qu'il me semblait. Voyons, Ilucha, continue. Très bien! très bien!

Et, en entendant cela, Don Pedro
Dit avec un rire bruyant,
«Je lui dois bien un mouton,
Car il a trouvé là une bonne plaisanterie.»

— C'était bien le moment de rire! Quel imbécile! Un mouton! S'il y avait là des moutons, pourquoi n'en mangeait-il pas lui-même? Continue, Ilucha. Très bien! C'est magnifique! C'est mordant!

— C'est fini, petit père.

— Ah! c'est fini? Au fait, que restait-il à faire? N'est-ce pas,
Serge? Très bien, Ilucha! C'est merveilleusement bien! Embrasse-
moi, mon chéri, mon pigeonneau! Mais qui lui a suggéré cette idée?
C'est toi, Sacha?

— Non; c'est Nastenka. Nous avions lu ces vers, il y a quelques temps. Alors, elle avait dit: «C'est très amusant; il faut le faire apprendre à Ilucha pour le jour de sa fête; ce qu'on rira!»

— Ah! c'est vous Nastenka? Je vous remercie beaucoup marmotta mon oncle en rougissant comme un enfant. Embrasse-moi encore une fois, Ilucha! Embrasse-moi aussi, polissonne! fit-il en prenant sa fille dans ses bras et en la regardant avec amour. Et il ajouta, comme si, de contentement, il n'eût su quoi dire: — Attends un peu, Sachourka, ta fête va aussi venir bientôt.

Je demandai à Nastenka de qui était cette poésie.

— Ah! oui; de qui est-elle, cette poésie? s'empressa d'insister mon oncle. En tout cas, c'est d'un gaillard intelligent; n'est-ce pas, Foma?

— Hem! grommela Foma, dont un sourire sardonique n'avait pas quitté les lèvres pendant tout le temps de la récitation.

— Je ne me souviens plus, répondit Nastenka en regardant timidement Foma Fomitch.

— Elle est de M. Kouzma Proutkov, petit père; nous l'avons vue dans le Contemporain, dit Sachenka.

— Kouzma Proutkov? Je ne le connais pas, fit mon oncle. Je connais Pouchkine!… Du reste, on voit que c'est un poète de mérite, n'est-ce pas, Serge? Et, par-dessus le marché, on sent qu'il ne nourrit que les plus nobles sentiments. C'est peut-être un militaire. Je l'apprécie hautement. Ce Contemporain est une superbe revue. Je vais m'y abonner si elle a d'aussi bons poètes pour collaborateurs… J'aime les poètes; ce sont de rudes gaillards. Te rappelles-tu, Serge, j'ai vu chez toi, à Pétersbourg, un homme de lettres. Il avait un nez d'une forme très particulière… en vérité… Que dis-tu, Foma?

— Non, rien… rien… fit celui-ci en feignant de contenir son envie de rire. Continuez, Yégor Ilitch, continuez! Je dirai mon mot plus tard… Stépane Alexiévitch écoute également avec le plus grand plaisir votre discours sur les hommes de lettres pétersbourgeois…

Bakhtchéiev, qui se tenait à l'écart, absorbé dans ses pensées, releva vivement la tête en rougissant et s'agita sur son fauteuil.

— Foma, laisse-moi tranquille! dit-il en fixant sur son interlocuteur le regard méchant de ses petits yeux injectés de sang. Qu'ai-je à faire de la littérature? Que Dieu me donne la santé! — conclut-il en grommelant — et que tous ces écrivains… des voltairiens, et rien de plus!

— Les écrivains ne sont que des voltairiens? fit Éjévikine s'approchant aussitôt de M. Bakhtchéiev. Vous dites là une grande vérité. L'autre jour, Valentine Ignatich disait la même chose. Il m'avait aussi qualifié de voltairien; je vous le jure. Et pourtant, j'ai si peu écrit! tout le monde le sait… C'est vous dire que, si un pot de lait tourne, c'est la faute à Voltaire! Il en est toujours ainsi chez nous.

— Mais non! riposta gravement mon oncle, c'est une erreur! Voltaire était un écrivain qui raillait les superstitions d'une façon fort mordante; mais il ne fut jamais voltairien! Ce sont ses ennemis qui l'ont calomnié. Pourquoi vouloir tout faire retomber sur ce malheureux?

Le méchant ricanement de Foma se fit de nouveau entendre. Mon oncle lui jeta un regard inquiet et se troubla visiblement.

— Non, Foma, vois-tu, je parle des journaux, fit-il avec confusion et dans l'espoir de se justifier. Tu avais raison de me dire qu'il fallait s'abonner. Je suis de ton avis. Hum!… les revues propagent l'instruction! On ne serait pour la patrie qu'un bien triste enfant si l'on ne s'abonnait pas. N'est-ce pas, Serge?… Hum!… Oui… Prenons, par exemple, le Contemporain… Mais, tu sais, Sérioja, les plus forts articles scientifiques se publient dans cette grosse revue… comment l'appelles-tu?… avec une couverture jaune…

— Les Mémoires de la Patrie, petit père.

— C'est cela! Et quel beau titre! n'est-ce pas, Serge? C'est pour ainsi dire toute la patrie qui prend des notes!… Quel but sublime! Une revue des plus utiles! Et ce qu'elle est volumineuse! Allez donc éditer un pareil ballot! Et ça vous contient des articles à vous tirer les yeux de l'orbite… L'autre fois j'arrive, je vois un livre. Je le prends, je l'ouvre par curiosité et j'en lis trois pages d'un trait. Mon cher, je restai bouche bée! On parlait de tout là-dedans: du balai, de la bêche, de l'écumoire, de la happe. Pour moi, une happe n'est qu'une happe. Eh bien pas du tout, mon cher. Les savants y voient un emblème, ou une mythologie; est-ce que je sais? quelque chose en tout cas… Voilà! On sait tout à présent!

Je ne sais trop ce qu'allait faire Foma en présence de cette nouvelle sortie de mon oncle, mais, à ce moment précis, Gavrilo apparut et, la tête basse, il s'arrêta au seuil de la porte. Foma lui jeta un regard significatif.

— Tout est-il prêt, Gavrilo? s'enquit-il d'une voix faible, mais résolue.

— Tout est prêt, répondit tristement Gavrilo dans un soupir.

— Tu as mis le petit paquet dans le chariot?

— Je l'y ai mis.

— Alors, je suis prêt! dit Foma.

Il se leva lentement de son fauteuil. Mon oncle le regardait, ébahi. La générale quitta sa place et jeta autour d'elle un coup d'oeil circulaire et étonné.

— À présent, colonel, commença Foma avec une extrême dignité, permettez-moi d'implorer de vous l'abandon momentané de ce thème si intéressant des happes littéraires; il vous sera loisible d'en poursuivre le développement sans moi. Mais, vous faisant un éternel adieu, je désirerais vous dire encore quelques mots…

La terreur et l'étonnement s'emparèrent de tous les assistants.

— Foma! Foma! Mais qu'as-tu? Où veux-tu donc t'en aller? s'écria enfin mon oncle.

— Je me prépare à quitter votre maison, colonel! posa Foma d'une voix calme. J'ai décidé d'aller où le vent me poussera et c'est dans ce but que j'ai loué un simple chariot à mes frais. Mon petit baluchon s'y trouve maintenant; il n'est pas gros: quelques livres préférés, de quoi changer deux fois de linge et c'est tout! Je suis pauvre, Yégor Ilitch, mais, pour rien au monde je n'accepterais votre or, comme vous avez pu vous en convaincre hier même!

— Mais, Foma, au nom de Dieu, qu'est-ce que cela signifie? supplia mon oncle, plus blanc qu'un linge.

La générale poussa un cri et, les bras tendus vers Foma Fomitch, le contempla avec désespoir, cependant que la demoiselle Pérépélitzina s'élançait pour la soutenir. Les dames pique- assiettes restèrent clouées sur leurs sièges et M. Bakhtchéiev se leva lourdement.

— Allons, bon! voilà que ça commence! murmura près de moi
Mizintchikov.

On entendit à ce moment les lointains roulements du tonnerre; l'orage approchait.

IV L'EXIL

— Il me semble, colonel, que vous me demandez ce que cela veut dire? déclama emphatiquement Foma, certainement ravi de la confusion générale. Votre question m'étonne! Expliquez-moi donc à votre tour comment vous pouvez me regarder en face? Expliquez-moi encore ce problème psychologique du manque de pudeur chez certains hommes et je m'en irai alors, enrichi d'une nouvelle connaissance relative à la corruption du genre humain.

Mais mon oncle était incapable de répondre; anéanti, épouvanté, la bouche ouverte et les yeux écarquillés, il ne pouvait détourner son regard de celui de Foma.

— Mon Dieu! que d'horreurs! gémit la demoiselle Pérépélitzina.

— Comprenez-vous, colonel, que vous devez me laisser partir sans autres questions? Car vraiment, tout homme et âgé que je sois, je commençais à craindre sérieusement pour ma moralité! Croyez-moi: laissez vos questions; elles ne pourraient avoir d'autres résultats que votre propre honte!

— Foma! Foma!… s'écria mon oncle, et des gouttes de sueur perlèrent sur son front.

— Permettez-moi donc, sans plus d'explications, de vous dire quelques mots d'adieu et de vous donner quelques derniers conseils. Ce seront mes ultimes paroles dans votre maison, Yégor Ilitch. Le fait est consommé et il est impossible de le réparer. J'espère que vous savez à quel fait je fais en ce moment allusion. Mais, je vous en supplie à deux genoux, si la dernière étincelle de moralité n'est pas encore éteinte au fond de votre coeur, réprimez l'élan de vos passions! Si ce feu perfide n'a pas encore embrasé tout l'édifice, éteignez l'incendie!

— Foma, je t'assure que tu te trompes! protesta mon oncle, se reprenant peu à peu et pressentant avec terreur le dénouement.

— Maîtrisez vos passions! poursuivit Foma avec la même pompe, comme si mon oncle n'eût rien dit. Luttez contre vous-même: «Si tu veux vaincre le monde, commence par te vaincre toi-même!» Tel est mon principe. Propriétaire foncier, vous devez briller comme un diamant sur vos domaines; et quel abominable exemple ne donnez- vous pas à vos subordonnés! Pendant des nuits entières, je priais pour vous, m'efforçant de découvrir votre bonheur. Je n'ai pu le trouver, car le bonheur n'est que dans la vertu…

— Mais c'est impossible, Foma! interrompit encore mon oncle. Tu te méprends; tu parles hors de propos…

— Rappelez-vous donc que vous êtes un seigneur, continua Foma sans prêter plus d'attention que devant aux paroles de mon oncle. Ne croyez pas que la paresse et la volupté soient les seuls buts du propriétaire terrien. C'est là une idée néfaste. Ce n'est pas à l'incurie qu'il se doit, mais au souci, au souci devant Dieu, devant le tsar et devant la patrie! Un seigneur doit travailler, travailler comme le dernier de ses paysans!

— Bon! vais-je donc labourer aux lieu et place de mes paysans! grommela Bakhtchéiev. Et cependant, je suis un seigneur…

— Je m'adresse à vous, maintenant, fit-il en se tournant vers Gavrilo et Falaléi qui venaient d'apparaître près de la porte. Aimez vos maîtres et obéissez-leur avec douceur et empressement; ils vous aimeront en retour… Et vous, colonel, soyez bon et compatissant pour eux. Ce sont aussi des êtres humains créés à l'image de Dieu, des enfants qui vous sont confiés par le tsar et par la patrie. Plus le devoir est grand, plus est grand le mérite!

— Foma Fomitch! mon ami, que veux-tu donc faire? cria la générale avec désespoir. Elle était prête à tomber en pamoison, tant son appréhension était violente.

— Je crois qu'en voilà assez? conclut Foma sans daigner remarquer la générale. Maintenant, passons aux détails; ce sont de petites choses, mais indispensables, Yégor Ilitch. Le foin de la prairie de Khariline n'est pas encore fauché. Ne vous laissez pas mettre en retard; faites-le couper et le plus tôt sera le mieux; c'est là mon premier conseil.

— Mais, Foma…

— Vous projetez d'abattre une partie de la forêt de Zyrianovski, je le sais. Abstenez-vous en; c'est mon deuxième conseil. Conservez les forêts; elles gardent la terre humide… Il est bien dommage que vous ayez fait aussi tard les semences de printemps, beaucoup trop tard!

— Mais, Foma…

— Mais trêve de paroles; je ne pourrai tout dire et le temps me manque. Je vous enverrai mes instructions par écrit. Eh bien, adieu! adieu à tous! Dieu soit avec vous et qu'il vous bénisse! Je te bénis, aussi, mon enfant, — dit-il à Ilucha — Dieu te préserve du poison de tes futures passions. Je te bénis aussi, Falaléi, oublie la Kamarinskaïa! Et vous… vous tous, souvenez- vous de Foma… Allons, Gavrilo! Aide-moi à monter dans ce chariot, vieillard.

Et Foma se dirigea vers la porte. Poussant un cri aigu, la générale se précipita vers lui.

— Non, Foma! je ne te laisserai pas partir ainsi! s'écria mon oncle et, le rejoignant, il le prit par la main.

— Vous voulez donc employer la force? demanda l'autre avec arrogance.

— Oui, Foma, s'il le faut, j'emploierai la force! répondit mon oncle tremblant d'émotion. Tu en as trop dit: il faut t'expliquer. Tu as mal compris ma lettre, Foma!

— Votre lettre? hurla Foma en s'enflammant instantanément, comme s'il n'eût attendu que ces paroles pour faire explosion. — Votre lettre! La voici, votre lettre! la voici! Je la déchire, cette lettre! Je la piétine, votre lettre! et, ce faisant, j'accomplis le plus sacré devoir de l'humanité! Voilà ce que je fais, puisque vous me contraignez à des explications. Voyez! voyez! voyez!

Et les fragments de la lettre s'éparpillèrent dans la chambre.

— Foma, criait mon oncle en pâlissant de plus en plus, je te répète que tu ne m'as pas compris. Je veux me marier, je cherche mon bonheur…

— Vous marier! Vous avez séduit cette demoiselle et vous mentez en parlant de mariage, car je vous ai vu hier soir sous les buissons du jardin!

La générale fit un cri, et s'affaissa dans son fauteuil. Un tumulte effrayant s'ensuivit. L'infortunée Nastenka restait immobile sur son siège, comme morte. Sachenka, effrayée et qu'on eut dite en proie à un accès de fièvre, tremblait de tous ses membres en serrant Ilucha dans ses bras.

— Foma, criait furieusement mon oncle, si tu as le malheur de divulguer ce secret, tu commettras la plus basse action du monde!

— Je vais le divulguer, votre secret! hurlait Foma, et j'accomplirai la plus noble des actions! Je suis envoyé par Dieu lui-même pour flétrir les ignominies des hommes. Je monterai sur le toit de chaume d'un paysan et je crierai votre acte ignoble à tous les propriétaires voisins, à tous les passants!… Oui, sachez tous, tous! que, cette nuit, je l'ai surpris dans le parc, dans les taillis, avec cette jeune fille à l'air si innocent!

— Quelle horreur! minauda la demoiselle Pérépélitzina.

— Foma! tu cours à ta perte! criait mon oncle les poings serrés et les yeux étincelants. Mais Foma continuait à brailler:

— Et lui, épouvanté d'avoir été vu, il a osé tenter de me séduire, moi, honnête, loyal, par une lettre menteuse, afin de me faire approuver son crime… Oui, son crime! car, d'une jeune fille pure jusqu'alors, vous avez fait une…

— Encore un seul mot outrageant à son adresse, Foma, et je jure que je te tue!

— Ce mot, je le dis, oui, de la jeune fille la plus innocente jusqu'alors, vous êtes parvenu à faire la dernière des dépravées.

Foma n'avait pas encore prononcé ce dernier mot, que mon oncle l'empoignait et, le faisant pirouetter comme un fétu de paille le précipitait à toute volée contre la porte vitrée qui donnait sur la cour. Le coup fut si rude que la porte céda, s'ouvrit largement et que nous vîmes Foma, dégringolant les sept marches du perron, aller s'écraser dans la cour au milieu d'un grand fracas de vitres brisées.

— Gavrilo! ramasse-moi ça! cria mon oncle plus pâle qu'un mort, mets-le dans le chariot et que, dans deux minutes, ça ait quitté Stépantchikovo!

Quelle que fût la trame ourdie par Foma, il est assez probable qu'il était loin de s'attendre à un pareil dénouement.

Je ne saurais m'engager à décrire la scène qui suivit cette catastrophe: gémissement déchirant de la générale qui s'écroula dans son fauteuil, ébahissement de la Pérépélitzina devant cet inattendu coup d'énergie d'un homme toujours si docile jusque là, les oh! et les ah! des dames pique-assiettes, l'effroi de Nastenka qui faillit s'évanouir et autour de qui s'empressait mon oncle, trépignant à travers la pièce en proie à une indicible émotion devant sa mère sans connaissance, Sachenka folle de peur, les pleurs de Falaléi, tout cela formait un tableau impossible à rendre. Ajoutez qu'un orage formidable éclata juste à ce moment; les éclats du tonnerre se succédaient constamment tandis qu'une pluie furieuse fouettait les vitres.

— En voilà une fête! grommela Bakhtchéiev baissant la tête et écartant les bras.

— Ça va mal! murmurai-je, fort troublé à mon tour, mais, au moins, voilà Foma dehors et il ne rentrera plus!

— Ma mère! avez-vous repris vos sens? Vous sentez-vous mieux? Pouvez-vous enfin m'écouter? demanda mon oncle, s'arrêtant devant le fauteuil de la vieille dame qui releva la tête et attacha un regard suppliant sur ce fils qu'elle n'avait jamais vu dans une telle colère.

— Ma mère, reprit-il, la coupe vient de déborder; vous l'avez vu. Je voulais vous exposer cette affaire tout autrement et à loisir; mais le temps presse et je ne puis plus reculer. Vous avez entendu la calomnie, écoutez à présent la justification. Ma mère, j'aime cette noble jeune fille, je l'aime depuis longtemps et je l'aimerai toujours. Elle fera le bonheur de mes enfants et sera pour vous la fille la plus respectueuse; en présence de tous mes parents et amis, je dépose à vos pieds ma demande, et je prie mademoiselle de me faire l'immense honneur de devenir ma femme.

Nastenka tressaillit. Son visage s'empourpra. Elle se leva avec précipitation. Cependant, la générale ne quittait pas des yeux le visage de son fils; elle semblait en proie à une sorte d'ahurissement, et, soudain, avec un sanglot déchirant, elle se jeta à ses genoux devant lui. Elle criait:

— Yégorouchka! mon petit pigeon! fais revenir Foma Fomitch!
Envoie-le chercher tout de suite ou je mourrai avant ce soir!

Mon oncle fut atterré de voir agenouillée devant lui, sa vieille mère si tyrannique et si capricieuse. Une expression de souffrance passa sur son visage. Enfin, revenu de son étonnement, il se précipita pour la relever et l'installer dans le fauteuil.

— Fais revenir Foma Fomitch, Yégorouchka! continuait à gémir la générale, fais-le revenir, le cher homme, je ne peux vivre sans lui!

— Ma mère! exclama douloureusement mon oncle, n'avez-vous donc rien entendu de ce que je vous ai dit? Je ne peux faire revenir Foma, comprenez-le! Je ne le puis pas et je n'en ai pas le droit après la basse et lâche calomnie qu'il a jetée sur cet ange d'honnêteté et de vertu. Comprenez, ma mère, que l'honneur m'ordonne de réparer le tort causé à cette jeune fille! Vous avez entendu: je demande sa main et je vous supplie de bénir notre union.

La générale se leva encore de son fauteuil et alla se jeter à genoux devant Nastenka.

— Petite mère! ma chérie! criait-elle, ne l'épouse pas! Ne l'épouse pas et supplie-le de faire revenir Foma Fomitch! Mon ange! chère Nastassia Evgrafovna! Je te donnerai, je te sacrifierai tout si tu ne l'épouses pas. Je n'ai pas dépensé tout ce que je possédais; il me reste encore quelque argent de mon défunt mari. Tout est à toi; je te comblerai de biens; Yégorouchka aussi! mais ne me mets pas vivante au cercueil! demande-lui de ramener Foma Fomitch!

La vieille dame aurait poursuivi ses lamentations et ses divagations si, indignées de la voir à genoux devant une institutrice à gages, la Pérépélitzina et les autres femmes ne s'étaient précipitées pour la relever au milieu des cris et des gémissements. L'émotion de Nastenka était telle qu'elle ne pouvait qu'à peine se tenir debout. La Pérépélitzina se mit à pleurer de dépit.

— Vous allez tuer votre mère! criait-elle à mon oncle; on va la tuer. Et vous, Nastassia Evgrafovna, comment pouvez-vous brouiller une mère avec son fils? Dieu le défend!

— Anna Nilovna, dit mon oncle, retenez votre langue! j'ai assez souffert!

— Et moi, ne m'avez-vous pas fait souffrir aussi? Pourquoi me reprochez-vous ma situation d'orpheline? Je ne suis pas votre esclave; je suis la fille d'un lieutenant-colonel et je ne remettrai jamais le pied dans votre maison que je vais quitter aujourd'hui même!

Mais mon oncle ne l'écoutait pas. Il s'approcha de Nastenka et lui prit dévotement la main.

— Vous avez entendu ma demande, Nastassia Evgrafovna? lui demanda-t-il avec une anxiété désolée.

— Non, Yégor Ilitch, non! Laissons cela! répondit-elle, à son tour découragée. Tout cela est bien inutile! et, lui pressant les mains, elle fondit en larmes. Vous ne faites cette demande qu'en raison de l'incident d'hier… Mais vous voyez bien que ça ne se peut pas. Nous nous sommes trompés, Yégor Ilitch!… Je me souviendrai toujours que vous fûtes mon bienfaiteur et je prierai toujours pour vous… toujours! toujours!

Les larmes étouffèrent sa voix. Mon pauvre oncle pressentait cette réponse. Il ne pensa même pas à répliquer, à insister… Il l'écoutait, penché vers elle et lui tenant la main, dans un silence navré. Ses yeux se mouillèrent. Nastia continua:

— Hier encore, je vous disais que je ne pouvais être votre femme. Vous le voyez: les vôtres ne veulent pas de moi; je le sentais depuis longtemps. Votre mère ne nous donnera pas sa bénédiction… les autres non plus. Vous êtes trop généreux pour vous repentir plus tard, mais vous serez malheureux à cause de moi… victime de votre bon coeur.

— Oh! c'est bien vrai, Nastenka! C'est un bon coeur…acquiesça Éjévikine qui se tenait de l'autre côté du fauteuil, c'est cela, ma fille, c'est justement le mot qu'il fallait dire!

— Je ne veux pas être une cause de dissentiments dans votre maison, continua Nastenka. Ne vous inquiétez pas de mon sort, Yégor Ilitch, personne ne me fera de tort, personne ne m'insultera… Je retourne aujourd'hui même chez mon père. Il faut nous dire adieu, Yégor Ilitch…

La pauvrette fondit encore en larmes.

— Nastassia Evgrafovna, est-ce votre dernier mot? fit mon oncle en la regardant avec une détresse indicible, dites une seule parole et je vous sacrifie tout!

— C'était le dernier mot, le dernier! dit Éjévikine, et elle vous a si bien dit tout cela que j'en suis moi-même surpris. Yégor Ilitch, vous êtes le meilleur des hommes et vous nous avez fait grand honneur! beaucoup d'honneur! trop d'honneur!… Cependant, elle n'est pas ce qu'il vous faut, Yégor Ilitch. Il vous faut une fiancée riche, de grande famille, de superbe beauté, avec une belle voix et qui s'avancerait dans votre maison parée de diamants et de plumes d'autruche. Il se pourrait alors que Foma Fomitch fit une concession et qu'il vous bénît. Car vous ferez revenir Foma Fomitch! Vous avez eu tort de le maltraiter ainsi. C'est l'ardeur excessive de sa vertu qui l'a fait parler de la sorte… Vous serez le premier à dire par la suite que, seule, la vertu le guidait; vous verrez. Autant le faire revenir tout de suite, puisqu'il faut qu'il revienne…

— Fais-le revenir! Fais-le revenir! cria la générale. C'est la vérité qu'il te dit, mon petit.

— Oui, continua Éjévikine, votre mère se désole bien inutilement… Faites-le revenir. Quant à moi et à Nastia, nous allons partir.

— Attends, Evgraf Larionitch! s'écria mon oncle. Je t'en supplie!
J'ai encore un mot à dire, Evgraf, un seul mot…

Cela dit, il s'écarta, s'assit dans un fauteuil et, baissant la tête, il se couvrit les yeux de ses mains, emporté dans une ardente méditation.

Un épouvantable coup de tonnerre éclata presque au-dessus de la maison qui en fut toute secouée. Hébétées de peur, les femmes poussèrent des cris aigus et se signèrent. Bakhtchéiev en fit autant. Plusieurs voix murmurèrent:

— Petit père, le prophète Élie!

Au coup de tonnerre succéda une si formidable averse qu'on eût dit qu'un lac se déversait sur Stépantchikovo.

— Et Foma Fomitch, que devient-il dans les champs? fit
Pérépélitzina.

— Yégorouchka, rappelle-le! s'écria désespérément la générale en se précipitant comme une folle vers la porte. Mais les dames pique-assiettes la retinrent et, l'entourant, la consolaient, criaient, pleurnichaient. C'était un tumulte indescriptible.

— Il est parti avec une redingote; il n'a même pas pris son manteau! continua la Pérépélitzina. Il n'a pas non plus de parapluie. Il va être foudroyé!

— C'est sûr! fit Bakhtchéiev, et trempé jusqu'aux os!

— Vous feriez aussi bien de vous taire! lui dis-je à voix basse.

— C'est un homme, je pense! répartit le gros homme avec emportement. Ce n'est pas un chien! Est-ce que tu sortirais maintenant, toi? Va donc te baigner, si tu aimes tant cela!

Pressentant et redoutant le dénouement, je m'approchai de mon oncle, resté immobile dans son fauteuil.

— Mon oncle, fis-je en me baissant à son oreille, allez-vous consentir au retour de Foma Fomitch? Comprenez donc que ce serait le comble de l'indécence, au moins tant que Nastenka sera dans cette maison.

— Mon ami, répondit mon oncle en relevant la tête et me regardant résolument dans les yeux, je viens de prononcer mon jugement et je sais maintenant ce qu'il me reste à faire. Ne t'inquiète pas, aucune offense ne sera faite à Nastenka; je m'arrangerai pour cela.

Il se leva et s'approcha de sa mère.

— Ma mère, dit-il, calmez-vous. Je vais faire revenir Foma Fomitch. On va le rattraper; il ne peut encore être loin. Mais je jure qu'il ne rentrera ici que sous une seule condition: c'est que, devant tous ceux qui furent témoins de l'outrage, il reconnaîtra sa faute et demandera solennellement pardon à cette digne jeune fille. Je l'obtiendrai de lui; je l'y forcerai. Autrement, il ne franchira pas le seuil de cette maison. Mais je vous jure, ma mère, que, s'il consent à le faire de bon gré, je suis prêt à me jeter à ses pieds, et à lui donner tout ce que je puis lui donner sans léser mes enfants. Quant à moi, dès aujourd'hui je me retire. L'étoile de mon bonheur s'est éteinte. Je quitte Stépantchikovo. Vivez-y tous heureux et tranquilles. Moi, je retourne au régiment pour finir ma triste existence dans les tourmentes de la guerre, sur quelque champ de bataille… C'en est assez; je pars!

À ce moment, la porte s'ouvrit et Gavrilo apparut, trempé, crotté au-delà du possible.

— Qu'y a-t-il? D'où viens-tu? Où est Foma? s'écria mon oncle en se précipitant vers lui. Tout le monde entoura le vieillard avec une avide curiosité, interrompant à chaque instant son récit larmoyant par toutes sortes d'exclamations.

— Je l'ai laissé près du bois de bouleaux, à une verste et demie d'ici. Effrayé par le coup de tonnerre, le cheval pris de peur s'était jeté dans le fossé.

— Eh bien? interrogea mon oncle.

— Le chariot versa…

— Eh bien… et Foma?

— Il tomba dans le fossé…

— Mais va donc, bourreau!

— S'étant fait mal au côté, il se mit à pleurer. Je dételai le cheval et je revins ici vous raconter l'affaire.

— Et Foma, il est resté là-bas?

— Il s'est relevé et il a continué son chemin en s'appuyant sur sa canne.

Ayant dit, Gavrilo soupira et baissa la tête. Je renonce à décrire les larmes et les sanglots de ces dames.

— Qu'on m'amène Polkan! cria mon oncle en se précipitant dans la cour.

Polkan fut amené; mon oncle s'élança dessus, à poil et, une minute plus tard, le bruit déjà lointain des sabots du cheval nous annonçait qu'il était à la poursuite de Foma. Il n'avait même pas pris de casquette.

Les dames se jetèrent aux fenêtres; les ah! et les gémissements s'entremêlaient de conseils. On parlait de bain chaud, de thé pectoral et de frictions à l'alcool pour ce Foma Fomitch «qui n'avait pas mangé une miette de pain depuis le matin!» La demoiselle Pérépélitzina ayant mis la main, par hasard, sur les lunettes de l'exilé, la trouvaille produisit une sensation extraordinaire. La générale s'en saisit avec des pleurs et des gémissements, et se colla de nouveau le nez contre la fenêtre, les yeux anxieusement fixés sur le chemin. L'émotion était à son comble… Dans un coin, Sachenka s'efforçait de consoler Nastia et toutes deux pleuraient enlacées. Nastenka tenait Ilucha par la main et l'embrassait coup sur coup, faisant ses adieux à son élève qui pleurait à chaudes larmes sans trop savoir pourquoi. Éjévikine et Mizintchikov s'entretenaient à l'écart. Je crus bien que Bakhtchéiev allait suivre l'exemple des jeunes filles et se mettre à pleurer, lui aussi. Je m'approchai de lui.

— Non, mon petit père, me dit-il, Foma Fomitch s'en ira peut-être d'ici, mais le moment n'en est pas encore arrivé; on n'a pas trouve de boeufs à corne d'or pour tirer son chariot! Soyez tranquille, il fera partir les maîtres et s'installera à leur place.

L'orage passé, M. Bakhtchéiev avait changé d'idées.

Soudain, des cris se firent entendre: «On l'amène! le voici!» et les dames s'élancèrent vers la porte en poussant des cris de paon. Dix minutes ne s'étaient pas écoulées depuis le départ de mon oncle. Une telle promptitude paraîtrait invraisemblable si l'on n'avait connu plus tard la très simple explication de cette énigme.

Après le départ de Gavrilo, Foma Fomitch était en effet parti en s'appuyant sur sa canne, mais, seul au milieu de la tempête déchaînée, il eut peur, rebroussa chemin, et se mit à courir après le vieux domestique. Mon oncle l'avait retrouvé dans le village.

On avait arrêté un chariot; les paysans accourus y avaient installé Foma Fomitch devenu plus doux qu'un mouton, et c'est ainsi qu'il fut amené dans les bras de la générale qui faillit devenir folle de le voir en cet équipage, encore plus trempé, plus crotté que Gavrilo.

Ce fut un grand remue-ménage. Les uns voulaient l'emmener tout de suite dans sa chambre pour l'y faire changer de linge; d'autres préconisaient bruyamment diverses tisanes réconfortantes; tout le monde parlait à la fois… Mais Foma semblait ne rien voir, ne rien entendre.

On le fit entrer en le soutenant sous les bras. Arrivé à son fauteuil, il s'y affala lourdement et ferma les yeux. Quelqu'un cria qu'il se mourait et des hurlements éclatèrent, cependant que Falaléi, beuglant plus fort que les autres, s'efforçait d'arriver jusqu'à Foma pour lui baiser la main.

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