Carnet d'une femme
J'ai fait connaître à Yvonne le rêve qui m'a inquiétée. Elle n'en a point paru surprise et en a reçu la confidence comme elle aurait entendu celle d'un fait tout naturel, attendu.
—Tu as tort, m'a-t-elle dit, de t'alarmer au sujet de ce rêve et des conséquences qu'il a eues. Quant à la cause morale ou physique qui l'a déterminé, elle est fort simple. Cette cause est tout entière dans cette vérité que la femme qui n'est plus une ignorante, en amour, ne vit pas seulement d'exclusivité. Etant à un homme, elle peut reporter sur cet homme l'absolu de son affection spirituelle, mais elle ne saurait être la maîtresse souveraine de sa chair. Or, ma chérie, les sens de la femme ont des points communs avec ceux de l'homme; de même que ceux de l'homme s'émeuvent à l'approche de telle ou telle créature, de même ceux de la femme parlent au contact de l'être qui, passionnellement, correspond avec eux. Ce trouble intime se produit, chez la femme, tout autant dans la vie réelle que dans le rêve. Le rêve lui est plus profitable parce que la conscience étant, alors qu'il se forme, anesthésiée, ne peut en détruire les effets. Il ne crée donc aucun danger pour la joie que goûtent, entre eux et l'un par l'autre, deux amants.—Eveillés et revenus aux bras l'un de l'autre, ils ne songent point à l'infidélité involontaire qui les a séparés, et s'ils y songent, ce n'est que pour mieux s'adorer. Tout au plus, tenant compte de tes craintes, la sensation étrangère à eux-mêmes qu'ils auront éprouvée, les incitera à des curiosités qu'ils ne satisferont peut-être jamais ou qu'ils satisferont d'un commun accord. Il est à peu près inadmissible que l'homme, en ce cas, permette à sa maîtresse de recevoir d'autres caresses que les siennes; mais il est vraisemblable de penser qu'il obtiendra d'elle l'absolution de baisers vagabonds. Ces baisers ne susciteront aucun péril pour elle. Son ami lui reviendra, après les avoir distribués, plus épris qu'avant la crise. Le péril n'existerait réellement qu'à la suite d'une liaison déjà vieille et dont le charme déclinerait. Ce n'est pas ton cas, et nous n'avons point à examiner les désordres qui résulteraient de cette situation.—L'accident, comme tu dis, dont tu as été victime—une victime fort peu à plaindre, avoue-le—est particulier aux natures sensuelles, à ceux et à celles qui ont été initiés aux secrets délicieux de la possession et, dès maintenant, tu dois en prévoir le retour.
—Sais-tu bien, fis-je, que ta conclusion n'est guère rassurante pour M. de Nailes.
Yvonne eut un gentil rire.
—Oh, tant qu'il n'y aura, entre toi et lui, qu'un rêve, il ne sera point trop malheureux.—Tes rêves ne renfermeront peut-être pas toujours, pour lui, des infidélités, d'ailleurs. Celui que tu m'as conté t'a surprise. Tu n'es pas au bout de tes étonnements, ma mignonne.
—Quelle abomination encore me menace?
—Une abomination qui menace toute femme, sans qu'elle s'en déclare trop indignée lorsqu'elle la subit.—Il t'arrivera cette chose plus singulière, certainement, que celle qui te préoccupe, cette chose qui consiste à être bouleversée, dans le sommeil, et en l'absence du rêve même, par le plaisir d'amour—par un plaisir anonyme qui prend sa source en soi, et dont l'effet ne se reporte qu'à soi. Nulle crise passionnelle et transitoire ne le détermine. Il s'empare de l'être, le secoue et le laisse stupéfait, pareil, un peu, à un enfant qui verrait lui tomber dans la bouche une friandise, alors qu'il se trouverait seul et loin de tout marchand de douceurs.—Des savants, des philosophes, des romanciers ont tenté d'expliquer cette bizarrerie sensuelle. Tous leurs discours ne contiennent que des sottises, que des subtilités physiologiques ou psychologiques étrangères à la question.—L'homme et la femme qu'un spasme voluptueux non provoqué par l'amant ou la maîtresse, non provoqué par le souvenir de l'amant ou de la maîtresse, saisit, dans le sommeil, sont, simplement, des instinctifs—passionnés ou chastes—les extrêmes se touchent ici—en qui le désir monte, se développe soudain, à qui la force vitale qu'ils exploitent ou qu'ils ignorent, s'impose dans un viol de leur chasteté ou dans une continuité mécanique de leurs penchants.—Lorsqu'un écrivain, après plusieurs heures de travail, se couche, il ne peut arrêter la marche de son cerveau et s'endort tardivement, hanté, malgré lui, par les aventures ou par les personnages qu'il a imaginés.—Lorsqu'un être a coutume d'aimer, il ne saurait davantage mettre un frein à l'activité de ses sens et, dans le repos même, il ne pourra empêcher le fonctionnement de leur jeu naturel.—Les chastes ne sont chastes, ordinairement, que charnellement; leur pensée est, à leur insu, contre toute leur volonté même, impure, en certaines heures. Si les amants subissent l'influence des contacts, les chastes subissent l'influence des visions.
—Ma petite Yvonne, murmurai-je, tu aurais un bien joli succès à la Bodinière, si tu consentais à y faire une conférence sur l'amour.
—Ne te moque pas, répliqua la folle, le sujet que nous traitons est plus sérieux que tu ne le crois. On pourrait le baptiser, par à peu près, ainsi qu'une comédie célèbre: «Les Surprises de l'Amour,» et dans l'étrange accumulation de faits qu'il présente, il en est de déconcertants. L'inconscience des amants—cette inconscience qui les rend infidèles, dans le sommeil, ou qui les jette, solitaires, dans un émoi qu'ils n'ont point souhaité, s'explique par des causes, après tout, naturelles et conformes à leur constitution physique ou morale. Mais que penser de la femme, par exemple, qui étant sous la caresse d'un homme—mari ou amant—éprouve toutes les joies, toutes les sensations de l'amour le plus ardent en dehors de cet homme, qui n'est pour elle, alors, que le véhicule de son désir, et reporte toutes ces sensations, toutes ces joies, vers un autre que celui qui la possède effectivement, vers un autre qu'elle aime ou qui, simplement, dans sa forme plastique, provoque en elle une excitation physique? Que penser de cette tromperie, sur la présence réelle dans l'amour, entre deux êtres qui, cependant, sont intimement mêlés?—Je t'accorde, ma mignonne, que la plupart des femmes à qui ce genre d'accident est fréquent, sont ou des vicieuses ou des femmes qui, éprises, n'ont jamais appartenu à ceux qu'elles souhaitent. Il est curieux de constater, en effet, que la femme infidèle, pratiquement, à son mari ou à son amant, n'est plus que rarement sujette à cette sorte d'erreur, ne s'abuse presque jamais sur la personnalité de celui à qui elle se donne. Parmi les femmes atteintes de cette déviation spéciale du sens amoureux, il en est donc que l'on appelle des femmes honnêtes—épouses irréprochables dans l'extériorité de leur vie, maîtresses n'ayant jamais encouru le blâme de ceux qu'elles ont choisis.—Tu semblais effrayée par le mystère du fait qui te concerne. Le fait que je t'indique, ne doit-il pas provoquer davantage ton effarement?—Quelle énigme, en vérité, contient la dissimulation perverse des unes, ici, l'absence d'immédiate sensation chez les autres, ou plutôt la faculté qui les caractérise de se faire étrangères au lieu, à l'heure, à l'homme qui marquent leur abandon, de substituer à cet homme, à cette heure, à ce lieu, une figure, un théâtre, un temps qui n'ont rien de commun avec leur intimité?
J'interrompis Yvonne.
—Tais-toi, dis-je.—Si l'on réfléchissait trop à ces choses, on haïrait l'amour.
Mon amie haussa les épaules.
—Non, conclut-elle, on ne haïrait pas l'amour qui est l'élément le plus exquis de la vie, mais on l'envisagerait peut-être avec moins d'exclusivité. On ne songerait plus autant à l'égoïsme qu'il crée et l'on se dirait qu'il est sage de ne le considérer que dans ses fins dernières—que dans la minute qu'il embellit, dans la pensée qu'il charme, dans la sensation qu'il procure. On le débarrasserait de toutes les fictions, de toutes les conventions, de toutes les inquiétudes dont on a l'habitude de le charger et l'on s'en irait avec lui, plus léger, sous le soleil et dans les fleurs. Il ne nous apparaîtrait plus qu'ainsi qu'un étincelant papillon dont l'élégance affinée et les chatoyantes couleurs seules séduiraient.
—Gentil docteur, combien votre leçon?
—Un baiser.
Je payai bien volontiers, avec la monnaie exigée, le discours d'Yvonne. Son bavardage, exempt de tout pessimisme, m'avait rassurée sur moi-même et sur les autres.—Comme «les autres,» actuellement, pour moi, c'est M. de Nailes, je me refusai à discuter plus longtemps. Je mis mon amie à la porte et je m'habillai pour un dîner, chez les Johnson, où je devais la retrouver.